Le Brise-Glace N°2/3 - Printemps 1989

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(Journal prenant la suite de La Banquise publiée entre 1983 et 1986)Sommaire:- Lettre à Kyou- Le point d’implosion de l’idéologie démocratiste: La démocratie est un rapport social / Critique de l’idéologie démocratiste- Nous, qui sommes, entre eauters, des usagers et des chômeurs…- Le sionisme, avorton du mouvement ouvrier- Pourquoi les centrales brûlent-elles ?- Lettre d’Alger

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  • PRINTEMPS 1989 N 2-3

    -

    Homme libre face la dmocratie : Eloi Mach oro en 1984

    Le ploutocrate Bush et le bureaucrate Gorbatchev, les terroris-tes Shamir et Prs, le massacreur Chadli et son copain Arafat, Isabelle Adjani et Jean-Paul//, Harlem D siret Margaret Thatcher, Krasucki et le porte-parole de la coordination, tout le monde est dmocrate. ( ... )Quand tous les chefs d'Etat, les interlocuteurs autoriss, les vedettes et les penseurs parlent le mme langage, le moment est venu o la rvolte va s'en chercher un autre ( ... ). L'heure approche o l'on parlera de la dmocratie relle comme on parle aujourd'hui du socialisme rel.

    PRIX:25F

    SOMMAIRE

    LeHre Kyou

    Le point d'implosion de l'idologie dmocratiste 1

    Nous qui sommes, entre autres, des usagers et des chmeurs 12

    Le sionisme, avorton du mouvement ~ouvrier 17 1

    1

    Pourquoi les centrales brlent-elles? 23

    LeHres d'Alger 28

  • LeHre Kyou Salut, amil Heureusement que l'ami Charlie B. a pu assister ton dernier procs, il nous en a rapport un cho. Le seul compte-rendu que la presse aitfourni de ton intervention ne donnant qu'un ide fort lointaine, en dpit de la bonne volont de la journa-Jeuse de Libration ( ... )Ladite interven-tion comportait apparemment des ajouts par rapport au texte que nous devons publier. Si c'est bien Je cas, peut-tre faudrait-il que tu nous les communiques. Outre les qualits de courage et de fer-

    met morale qu'elles impliquent, ce qui nous touche dans ta (votre) dmarche, ce qui nous est trs proche, c'est cette faon de se dfendre en affirmant ce que J'on est, de la manire la plus publique possible, sans concession et sans 'ta carapace d'un jargon idologique. Sur Je terrain o tu te bats, le risque de la double pense est particulirement lev. En effet, si Je mensonge constitue l'une des armes lgitimes des individus confronts la justice (elle-mme Je reconnat, d'ailleurs, puisque ce n'est pas un dlit que de lui raconter des craques quand on est accus), il imprime trop souvent sa marque sur l'ensemble des com-portements de qui y recourt. Ce qui est acceptable face un ennemi qui a tous les atouts en main devient franchement insupportable dans les rapports avec un public sans pouvoir et a fortiori avec des camarades. Votre combat a visage d-couvert interdit toute manipulation, de votre part, de celle des mdias ou de la justice et de ses auxiliaires. J'ai souvent t frapp par l'espce de connivence qui s'tablit d'ordinaire dans un tribunal, entre les acteurs de cet trange thtre o tout le monde sait que tout le monde joue la comdie mais o une partie seule-ment des comdiens retourne ensuite la vie relle. En affirmant ce que tu es, ce que vous tes, toi ettes camarades avez pris d'un seul coup ce poids de ralit dont parle Gent propos des Palestiniens qui, parce qu'ils se battent, ont dans leur geste la pesanteur de la vrit. Et c'est l'institution qui vous broie qui dvoile l'irralit de son discours in-capable de rendre compte des besoins et des passions vraies des hommes.

    Le no 2-3 du Brise-Glace doit paratre bientt. Outre ton texte et une note de Charlie B. sur la situation des prisons aujourd'hui on trouvera dans la revue un article sur la dmocratie exprimant les positions de fond des rdacteurs, et Je dbut d'un autre, assez long, sur Je sion-isme. Nous partageons la plupart des vues de ce dernier article mais d'une manire gnrale il faut considrer que seuls les papiers non signs (et non

    prsents comme "document") dfen-dent prcisment le point de vue du Brise-Glace . ( ... )Nous en avons soup d'une certaine arrogance trop rpandue dans le micro-milieu des ennemis de cette socit. Qu'ils cherchent imiter la morgue d'un loubard quelque peu mythifi ou cella des situs (eux-mmes hritiers d'une tradition qui mle les murs des cafs littraires aux excellentes habitudes de provocation et d'insultes anarchistes), ils ont vite fait de cracher sur quiconque

    ,n'entre pas dans leur grille d'interprtation. Or il est de fait que notre rflexion et notre activit s'est beaucoup enrichie dans Je dialogue et la collabora-tion avec des gens avec qui nous avions des dsaccords profonds. C'est que nous les avons rencontrs en ayant l'esprit au moins autant ce qu'ils faisaient que ce qu'ils disaient. Des activistes de Vitry-aux-Loges Charlie B., toute la palette des attitudes est possible: le second, en dpit de ses rfrences lninistes, est un ami et un camarade trs proche, les premiers sont, dans leurs discours stali-niens des ennemis directs, dans leur lutte arme les instruments manipuls de nos ennemis et dans leur dnoncia-tion du cirque judiciaire ou de leurs :'l-ditions de dtention des rvolts dont la parole nous touche.

    Dans ta prison, dans ce lieu qui est la fois coup de la socit et en reproduit les tares les plus voyantes, je me de-mande comment tu peux imaginer cette nbuleuse d'o je te parle, celle des gens qui rejettent la socit dans son principe et dans ses dtails. Quand la belle promesse des annes alentour de 68 a succd la dfaite devant une Economie d'autant plus sacralise qu'elle tait "en crise", ceux qui n'ont pas renonc, et ils taient peu nombreux, se sont parpills dans bien des directions. Les uns, dbar-rasss des semelles plombes d'un mar-xisme version bordiguiste se sont en-vols dans la stratosphre d'une Com-munaut humaine de plus en plus mys-tique les autres ont renonc affirmer toute vise globale autre que le soutien aux rbellions-de prfrence violentes -des pauvres, d'autres ont continu sur les rails d'une critique situationniste du monde - et de fait, leur activit ressemble bien souvent la rdaction d'une espce d~ Monde situ, puisque chaque vnement, du plus insignifiant au plus fondamental peut tre rcrit en situlangue, sans que la comprhension ni la capacit d'intervention de quicon-que en soit avance d'un millime de mil-limtre. D'autres encore ont dcouvert l'individu et annonc aux lecteurs m-

    duss que, dsormais, il fallait en finir avec toute socit, en employant parfois des arguments d'une imbcillit rare : "une orange plus une orange ne font pas une mandarine" (ils confondent ap-paremment la relation sociale avec une addition d'objets - prenant ainsi un fantasme capitaliste pour la ralit). Cependant toutes ces errances signalent des failles de la rflexion rvolutionnaire, qu'il s'agisse de la question du rapport entre notre vie quotidienne, notre activit de rvolutionnaires et notre propre rflex-ion, ou de l'vacuation par une mystique de la rvolution anonyme, de la question de l'individu. Plus gnralement, ces diva-gations renvoient la question centrale de ces dernires annes : "Mais o est donc pass le sujet rvolutionnaire?" Pour de plus amples dtails sur la continuit rvolutionnaire dans laquelle nous nous reconnaissons, voir La Banquise no 2 "Le roman de nos origines". La disparition de cette revue au profit du Briss-Giacflcorrespond d'une part une rduction des effectifs, conscutive la crise raconte dans Je no 4 de LB ("Nou-velles du froid"), d'autre part des exi-gences prsentes ds l'origine dans le projet de LB mais que nous avions perdues en route : coller d'un peu plus prs l'actualit, s'ouvrir des contribu-tions extrieures (signes) et, surtout, trouver une forme de texte o la rflexion aille en profondeur tout en visant la sim-plicit et la brivet de l'expression. Tout affadissement de la pense sous prtexte de "se faire comprendre montre un mpris du lecteur mais toute compJica-tion superflue trahit chez le rdacteur un plaisir narcissique qui parasite ce!ui de communiquer. Certains articles de LB, croulant sous les rfrences, sans plan bien affirm, taient plutt le soubasse-ment du vritable artide qui aurait d paratre : le rsultat est cet aspect un peu trop "revue de recherche" de la dfunte Banquise. L'article sur la Palestine dans LBG no 1 nous parat en revanche assez russi par rapport aux exigences nonces plus haut.

    En t'crivant, j'ai vrifi combien toute rencontre authentique entre individus contient les questions qui se posent aux collectivits qui les englobent. J'ai eu envie de te parler de nous, ce qui a donn une lettre que nous pourrions fort bien, si tu le permets, publier dans LBG no 2-3, titre de prsentation de la revue et de son projet. ( ... )

    A te lire. Fraternellement,

    SergeQ.

  • LE POINT D'IMPLOSION DE L'IDEOLOGIE DEMOCRA Tl STE

    Le ploutocrate Bush et le bu-reaucrate Gorbatchev, les terroris-tes Shamir et Prs, le massacreur Chadli et son copain Arafat, Isa-belle Adjani et Jean-Paul II, Har-lem Dsir et Margaret Thatcher, Krasucki et le porte-parole de la coordination, tout le monde est autoriss, les vedettes et les

    dmocrate. L'extension toute la plante du discours des droits de 1 'homme et singulirement son in-troduction dans la phrasologie des dirigeants de 1 'Est marquent son apoge mais aussi peut-tre le dbut de son dclin. Quand tous les chefs d'Etat, les interlocuteurs penseurs parlent le mme langage,

    lA DEMOCRATIE EST UN RAPPORT SOCIAL

    Question de mots

    Le dmocratisme est l'illusion selon la-quelle la dmocratie - ensemble de procdures de reprsentation et de pro-duction du droit - peut et doit rgler l'ensemble de la vie sociale. Or c'est un fait que dans 1 'histoire des socits -du moins des socits modernes- comme dans celle des individus- du moins des individus des derniers sicles -les moments o l'on dlibrait, o l'on fi-xait des nonnes ont toujours altern avec

    ceux o les rapports de force sous-ja-cents au cours ordinaire des choses cla-taient brusquement et o la violence physique et symbolique s'exerait. De-vant les penseurs lilliputiens du consen-sus franais, mme un ex-gurillriste et courtisan mal repenti comme Rgis Debrayprend stature de gant de la pense lorsqu 'il rappelle dans sa dernire uvrette que le Droit et la reprsentation parlementaire ont t instaurs dans le

    le moment est venu o la rvolte va s'en chercher un autre, balbu-tier une langue qui ne soit ni celle du politicien, ni celle du juriste.

    L'heure approche o 1 'on parlera de la dmocratie relle comme on parle aujourd'hui du socialisme rel.

    sang, lorsqu'il dnonce l'entreprise de rvision, de "lyophilisation" de 1 'histoire de la rvolution.

    Selon les dmocratistes, on en aurait fmi avec les moments de rupture, la socit serait dsonnais le lieu d'une dlibration ininterrompue, qui rgle per-ptuellement les rapports sociaux et dlgitime la violence. On aurait enfin trouv la fonne de la socit ternelle-fantasme qu'un Franois Furet rsume

    LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989 1

  • ainsi pour les mdias ravis : "la Rvolu-tion est termine." Termine? Pas pour nous ni pour ceux

    qui tirerons quelque profit de la lecture du Brise-Glace.

    Quand on constate que le discours des droits de 1 'homme et de la dmocratie est devenu le discours de presque tous les dirigeants de la plante (les autres, tt ou tard, seront rappels 1 'ordre), on doit conclure que tout effort rvolu-tionnaire passe aujourd'hui par la cri-tique de ce discours et, surtout, des pra-tiques qu'il recouvre. Mais on reste dans le discours dmocratiste quand on cherche dmontrer que ceux qui 1 'utilisent ne sont pas, ou pas assez, dmocrates, que la ralit qu'ils dfen-dent (un syndicat, un parti, un Etat. .. ) n'est pas, ou pas assez, dmocratique. Ons' enferme dans un systme de pense et d'action qui critique Ceaucescu pour la destruction dictatoriale des campag-nes roumaines mais reste impuissant devant le mme processus quand il est accompli par le jeu de phnomnes conomiques qui respectent les rituels dmocratiques, comme ce discours est impuissant devant les exactions d'un FMI, reprsentant des grandes nations dmocratiques, qui provoquent pourtant des famines semblables celles d-clenches par 1 'Ubu de Bucarest, et pour les mmes motifs: remboursement de la dette, soumission aux Lois de 1 'Economie. Parcequ 'il respecte ces der-nires, le dmocrate, si exigeant qu'il se veuille, ne peut qu'accepter 1 'expulsion des immigrs illgaux, conformment la loi vote par le parlement et approuve par la majorit de ses concitoyens. Et si, par hasard, il s'oppose non plus dans l'abstrait l'expulsion "des migrs" mais celle d'individus concrets, il cesse de se conduire en dmocrate.

    Ici comme partout en ce monde o les mots sont aux mains de l'ennemi, se posent d'emble des questions de vo-cabulaire. "Vous tes donc contre la dmocratie? Et pour la dictature, pour le totalitarisme?" nous demande le sens commun. On peut toujours se mettre d'accord sur des notions assez vagues pour contenter tout le monde. Si par dmocratie, on entend la plus grande matrise possible de leur histoire par les individus et les groupes sociaux, alors oui, nous sommes dmocrates. Mais en ralit, toute la querelle entre le dmocrate et nous repose sur la dfini-tion du possible. Seuls des sectaires schizophrnes con-

    fondraient dans la mme injure le dmocratique chef d'Etat qui, parGIGN interpos, a prpar au lance-flamme le rglement dmocratique de la question kanake, avec le dmocrate sincre qui veut voter par peur d'un massacre no-colonial. Et pourtant, sans le second, le premier n'aurait pu commettre ses exac-tions. Nous ne ferons pas non plus 1 'injure au rvolutionnaire obnubil par le prin-cipe de la dmocratie directe de le con-fondre avec un partisan du crtinisme lectoral. Hors nos ennemis directs, nous savons que nous avons avec tous ceux-l dont nous venons de parler - les degauche gentils comme les autoges-tionnaires ardents - un point commun (mais c'est souvent le seul): au contraire du ractionnaire qui veut soumettre les individus aux dterminationsd' un Ordre prtabli, nous sommes les uns et les autres partisans de la plus grande auto-dtermination possible des individus et des groupes humains.

    Dmocratie et communisme

    Mais ce qui nous spare de tous les autres, c'est qu'ils se concentrent en-tirement sur la question de 1 'autonomie. Ils sont en qute de procdures permet-tant d'imposer la volont de l'individu ou du groupe ce qui le dtermine. La dmarche rvolutionnaire, au contraire, consiste se porter au cur de ce qui dtermine. L'effort entrepris par ceux qui veulent changer le monde en le dmocratisant, y compris par 1 'autogestion, n'aboutit jamais qu' le prenniserendonnantchacunl'illusion de pouvoir modifier les rgles, alors que tous sont soumis la Loi d'un monstre abstrait : l'Economie - cet autre nom du capitalisme. C'est pourquoi, redon-nant leur sens originel des mots que 1 'chec des rvolutions passes a laiss aux mains de leurs pires ennemis, nous affmnons que, pour s'exprimer, la lib-ert a besoin de la Communaut hu-maine, d'une socit qu'on n'a encore jamais vu nulle part sur notre plante, la socit communiste.

    Cela a des implications concrtes ds aujourd'hui. C'est en effet en fonction des limites dpasser, de toutes les

    bornes poses au projet communiste qu'on doit agir. Parce que le com-munisme est destruction de 1 'Etat, de 1 'argent et, plus concrtement, abolition de l'entreprise, de la sparation entre production matrielle et acquisition du savoir et donc liquidation de 1 'cole, destruction des prisons, de la publicit, du nuclaire, de la "communication" unilatrale (mdiatique), nous ne som-mes pas prts "respecter les rythmes" et les auto-limitations des mouvements sociaux sous le seul prtexte du respect de leur autonomie, des procdures d'auto-organi-sation qu'ils ont mises au point. Socit qu'on n'atteindra qu'accessoirement par le vote d'assembles, socit qui donnera la libert de chacun une expansion encore impossible dans le monde du Capital, le communisme ne se dfinit pas par des procdures d'expression de la volont collective. La CoQlmunaut humaine n'est ni dmocratique ni anti-dmocratique : la question de la dmocratie ne s'y pose pas.

    C'est l que les penseurs les plus rigoureux de la dmocratie, comme Lefort, croient pouvoir nous enfermer dans le vieux dilemme : ou avec la dmocratie ou avec le totalitarisme. "Qui rve d'une abolition du pouvoir

    garde en sous-main la rfrence l'Un et la rfrence du Mme: il imagine une socit qui s'accorderait spontanment avec elle-mme, une multiplicits d'entreprises qui seraient transparen-tes les unes aux (sic) autres, se dvelop-peraient dans un temps et un espace homognes; une manire de produire, d'habiter, de communiquer, de s'associer, de penser, de sentir, d'enseigner qui traduirait comme une seule manire li tre. Or qu'est-ce que ce point de vue sur tout et sur tous, cette amoureuse treinte de la bonne socit, sinon un quivalent du fantasme de toute-puissance que tend produire l'exercice de fait du pouvoir? ( 1 )" Si on laisse de ct la psychanalyse de

    bazar qui conclut ce passage, ce qui frappe c'est 1' obsession de la question du pouvoir.

    "Si par communisme on entend une socit d~o serait absente toute rsis-tance, toute paisseur, toute opacit ; une socit qui serait pour elle-mme pure transparence ; o les dsirs de tous s'accorderaient spontanment ou

    2 LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989

  • bien, pour s'accorder n'auraient be-soin que d'un dialogue ail que n'alourdirait jamais la glu du sym-bolisme; une socit qui dcouvrirait, formulerait et raliserait sa volont collective sans passer par des institu-tions, ou dont les institutions ne feraient jamais problme -sic' est de celaqu'ils'agit,alorsilfautdireclaire-ment que c'est une rverie inco-hrente, un tat irrel et irralisable dont la reprsentation doit tre lim-ine. C'est une formation mythique, quivalente et analogue celle du savoir absolu, ou d'un individu dont la ~conscience a rsorb l'tre en-tier." C. Castoriadis (2)

    Parce que notre imagination ne peut en concevoir la disparition, mais aussi parce nos dsirs n'en rclament pas la fin (puisque le dsir-mme la prsuppose), la dimension inconsciente nous parat insparable de la dimension sociale (la propension des humains s'associer et se transformer en s'associant) que nous, communistes, considrons comme la richesse premire de 1 'homme. Que les relations humaines, interindividuelles et sociales en gnral donnent du pouvoir certains individus sur d'autres, que ces pouvoirs aient partie lie avec 1 'inconscient, ce sont l des ralits qui semblent difficilementdpassables dans quelque socit que ce soit. De mme, il est difficile d'imaginer que ces pouvoirs demeurent dans un tat ternel de flui-dit bienheureuse et russissent sim-plement tre - c'est--dire agir -sans se fixer dans des formes d'organisations (d' institutions, dirait Castoriadis) qui lui assurent le mini-mum de permanence indispensable toute activit humaine. On peut l en-core objecter que la difficult de con-cevoir la disparition de tout pouvoir ex-prime seulement combien il est difficile notre imagination de sortir des limites du vieux monde, de ses images et de ses catgories mentales. Mais on peut se demander si pareille disparition est seulement souhaitable. L'existence de pouvoirs est-elle compatible avec celle de la libert? Non seulement on peut rpondre par l'affumative mais on peut dire aussi que l'une et les autres se prsupposent mutuellement.

    Abolition du pouvoir?

    Je suis heureux, par exemple, d'avoir la libert de me soumettre au pouvoir du chef d'orchestre, du musicien et du com-positeur qui me plongeront tout 1 'heure dans l'extase. Je le suis moins d'avoir la "libert" de me soumettre au dcoupage de mon temps par 1 'conomie, la nces-sit de perdre ma vie la gagner, la rentabilisation de 1' motion musicale ... Bref, peut me chaut la libert d'aller au concert aprs le boulot. De mme, il ne rn' est pas inimaginable de choisir libre-ment de me soumettre pour un temps ou pour toujours aux rythmes, aux sym-boles et aux rgles d'une communaut. Mais quand 1 'Etat occupe tout 1 'horizon du temps et des codes sociaux, il n'est de libert qu'au service d'un grand renon-cement Prtendre abolir le pouvoir serait pour

    une rvolution aussi illusoire que pour une dictature vouloir supprimer toute libert. Si totalitaire soit-elle, une so-cit ne peut survivre sans laisser ses membres un minimum d'initiative. Si libertaire soit -elle, elle ne saurait exister sans que des pouvoirs s'y exercent. Le chef d'une tribu d'Ouva que la cou-tume contraint parler le dos tourn l'assemble pour ne pas risquer de 1 'influencer par ses expressions facia-les, ces chefs guayaqui que Clastres dcrit dans La socit contre l'Etat, sont-ils rellement sans pouvoir? On peut dire que l'influence qu'ils exercent sur ceux de leur tribu ne ressemble en rien celle des chefs d'Etat, des seigneurs fodaux, des rois, etc. Mais les actes et les gestes de ces individus prcis exer-cent pourtant bien un effet sur leurs semblables, qu'aucun autre ne peut exercer. Dans ces socits sans Etat que sont (qu'taient) les socits primitives, le pouvoir existe. Il est pris dans tout un rseau de relations qui en dlimitent les interventions et la porte, mais 1' exercice de ce pouvoir n'en est pas moins un moment dcisif de \'expression de la volont collective. Rver de 1' abolition del 'Etat et, mieux

    encore, le combattre dans la perspective de son abolition, c'est s'opposer une socit dans laquelle les pouvoirs sont figs, hirarchiss et concentrs par et pour la perptuation de la division de classes. Ce n'est pas r.ver l'abolition de tout pouvoir, car pOuvoirs et libert sont insparables. La libert est un "pouvoir d'agir ou de q 'agir pas" (suivant

    le dfmition de Littr), et le pouvoir d'agir sur les choses et les conditions d'existence est insparable du pouvoir d'agir sur les hommes: quelque activit que j'aie, je n'viterai pas qu'elle ex-erce, sa manire, une influence, un pouvoir sur les autres.

    Qui veut viter de remuer de grands mots creux doit les remplir d'histoire. Ide ne avec 1 'mancipation pratique de l'individu, la libert est une cration historique.

    Histoire de la libert

    Vive la libert, mille dieux! Dgobillons sur les lois, dcrets, rglements, ordon-nances, instructions, avis, etc. Foutons ~ dans le fumier bouffe-galette ,jugeurs et roussins : les cochons qui confec-tionnent les lois, les bourriques qui les appliquent et les vaches qui les imposent. Oui, faire ce qu'on veut, y a que a de chouette. Flix Fnon (dans Le Pre Peinard )

    En Occident, 1 're moderne a commenc avec 1' mancipation de 1 'individu vis .. -vis de la communaut dont il faisait par-tie - communaut villageoise, com-mune urbaine, corporation et lignage. Ce phnomne de liquidation de la so-cit fodale allait de pair avec celui de 1 'tablissement de la souverainet du monarque dans les limites de son terri-toire. Les thories du droit naturel ont prcd celles des droits de 1 'homme. "Le Droit naturel est l'ensemble des principes selon lesquels ies hommes doivent vivre indpendamment de l'existence d'une socit particulire ; ces principes sont dduits de la nature vivante et rationnelle de 1 'homme"(3). Ces droits fondent tout la fois l'indpendance de l'individu et la sou-verainet du monarque. Les individus peuvent possder et produire, sans les entraves des privilges fodaux ; les su-jets peuvent appartenir au souverain sans qu'il ait en rfrer l'Eglise ni les partager avec ses vassaux. Puis la rvo-lution bourgeoise dsincorpore le prin-cipe de la souverainet en le transfrant du roi la nation. Les droits du citoyen quis' ajoutent alors aux droits "naturels"

    LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989 3

  • de l'homme garantissent chaque indi-vidu une sorte de droit de proprit abstrait sur 1 'Etat dmocratique, ce qui se traduit non seulement par sa trs concrte appartenance une nation et son Etat, mais encore par une sorte de proclamation universelle aux effets bien rels : la dmocratie est le propre de 1 'homme donc tout homme dsormais appartient la dmocratie.

    Le sujet d'un monarque pouvait toujours faire appel des dcisions roy-ales devant la loi divine, le ressortissant d'unEtatnondmocratiquepeuttoujours rechercher la protection d'une dmocra-tie mais, comme 1' crit Furet, "la loi dmocratique, n'ayant rien au del d'elle, ne comporte aucun tribunal d'appel ; l'obissance qui lui est due ne dpend aucunement de son contenu, mais uniquement des procdures formelles qui ont conduit sa promulgation. ( .. :) Le pouvoir(/ Etat dmocratique limine la notion mme de droit de rsistance, et a fortiori le vieux recours au tyrannicide ( ... )Par une sorte de prime qu'elle est en mesure de confrer toute disposi-tion qui mane d'elle, la majorit trans-forme en droit tout ce qu'elle fait.(4)" Poursuivi par la garde, le hors-la-loi ttouvait refuge dans 1' glise. Menac par les sbires totalitaires, 1' opposant s'abrite derrire les frontires des dmocraties. Mais celui qui a contre-venu aux lois d'une dmocratie, celui surtout qui a pris les armes contre 1 'une d'elles, celui-l ne ttouvera bientt plus d'asile nulle part. "Terroristes" et "dlin-quants" 1' apprendront toujours plus leurs dpens: au del de 1 'Etat de droit, il n'y a plus rien, que la prison et la mort.

    En 1789, les rdacteurs des diffrents projets de la Dclaration des droits de 1 'homme appuient leurs dmonstrations de la ncessit de ces droits sur les be-soins primordiaux de l'homme en 1' tat de nature. C' st sur la fiction d'un homme prexistant tous les liens so:.. ciaux que sont fonds les Droits de l' hornrTU!. L'abstraction philosophique ne fait que reflter et prparer l'abstraction relle laquelle la socit capitaliste ramne l'individu qu'elle vient de crer.

    Le citoyen, individu born

    "Avant tout," critMarxen 1844, "nous constatons que ce qu'on appelle les droits de l'homme, les droits de l'homme distingus des droits du ci-toyen, ne sont autres que les droits du membre de la socit civile, c'est dire de l'homme goste, de l'homme spar de l'homme et de la communaut. "

    Rappelant la dfinition de la libert dans les diffrentes Dclarations (''pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui"), il constate : "Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans prjudice pour autrui sontfzxes par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d'une clture. Il s'agit de la libert de l'homme comme monade isole et replie sur elle-mme." Ce droit "n'est pas fond sur l'union de l'homme avec l'homme, mais au con-traire sur la sparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette sparation, le droit de l'individu born, enferm en lui-mme~(5 )" A propos de ces passages clbres de la

    Question juive, Lefort crit que Marx ne saisit pas le sens de la mutation his-torique que consacrent les Dclarations, et par laquelle "le pouvoir se trouve assign des limites et le droit pleine-ment reconnu dans son extriorit au pouvoir. "En opposition au communisme de Marx, la notion de Communaut humaine, Lefort se fait 1 'apologiste de la sparation. " .. Les droits de l'homme," explique-t-il, "apparaissent comme ceux des individus, les individus apparais-sent comme autant de petits souverains indpendants, rgnant chacun sur son monde priv, comme autant de micro-units dfaites de l'ensemble social ; mais cette reprsentation en dtruit une autre : celle d' une totalit transcen-dante ses parties." La disparition de la transcendance, Lefort la voit dans la dsincorporation de la loi (qui n'est plus incarne par le roi) et il oppose cette heureuse relativisation qui se serait em-pare des rapports sociaux au projet communiste qui, lui, rinstallerait une socit comme un seul corps, ne lais-sant aucun espace 1 'indtermin, 1' incemable-autrement dit : la li-bert. Le point fort chez Lefort c'est qu'il ap-

    puie son argumentation sur une ralit ttop vite vacue sinon par Marx du moins par le marxisme vulgaire : la

    prsence de la dmocratie au cur des rapports sociaux capitalistes. La con-ception de l'individu comme micro-unit, nous dit Lefort "fait dcouvrir une dimension transversale des rapports sociaux, dont les individus sont des termes mais qui confrent ceux-ci leur identit tout autant qu'ils sont produits par eux. Par exemple, le droit de l'un de parler, d'crire, d'imprimer implique celui de l'autre d'entendre, de lire, de conserver et transmettre la chose im-prime. Par la vertu de l'tablissement de ces rapports, se constitue une situ-ation dans laquelle l'expression est sus-cite, o la dualit du parler et de l'entendre dans l'espace public est multiplie au lieu de se figer dans la re-lation d'autorit, ou bien de se confiner dans des espaces privilgis."

    Il est ais de montrer le ridicule de cette vision idyllique, de rappeler par exemple que le droit de MM. Hersant, Maxwell ou Berlusconi de parler, d'crire, d'imprimer librement suppose seulementchezd'autresledroitd'avaler leur soupe et de se taire- ou de ne rien lire et de diffuser une maigre revue peu lue. Mais cela ne dispense pas de voir ce que Lefort met en vidence: les droits de l'homme ne garantissent pas un mode d'tre, une nature purement statique de 1 'homme, mais un mode d'agir, une ac-tivit qui se trouve au fondement de la socit existante.

    Cette manire d'tre en socit, Lefort lui assigne comme origine une conception proprementmystiquedu droit comme foyer inmatrisable. Repre-nant son compte la fiction d'un homme sans dtermination, tel que les rdacteurs des Droits de 1 'homme l'noncrent travers leur thorie de 1' tat de natilre, il assure: Les droits de l'homme ramnent le droit un fondement qui, en dpit de sa dnomination, est sans figure, se donne comme intrieur lui et, en ceci, se drobe tout pouvoir qui prtendrait s'en emparer ... la mme raison fait qu'ils ne sont pas assignables une poque ... et qu'on ne saurait les circonscrire dans la socit ...

    Dans la ralit historique, les droits eurent bel et bien, ds l'origine une "figure", parfaitement circonscrite une socit. Dans son projet de Dclaration, Marat crit: Tant que la nature offre abondamment aux hommes de quoi se nourrir, se vtir, tout va bien, la paix peut rgner sur la te"e. Mais quand l'un d'eux manque de tout, il a droit d' a"acher un autre le superflu dont il

    4 LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989

  • regorge. Que dis-je? il a droit de lui arracher le ncessaire, et plutt que de prir de faim, il a droit de l'gorger et de dvorer ses chairs palpitantes(. .. ) L'amour de prfrence que chaque indi-vidu a pour lui-mme le porte immoler son bonheur l'univers entier: mais les droits de l'homme tant illimits, et chaque homme ayant les mmes droits, celui qu'ont tous les individus pour atta-quer, ils l'ont tous pour se dfendre ; du libre exercice de leurs droits rsulte donc ncessairement un tat de guerre, et les maux sans nombre qui l'accompagnent... Ce sont ces maux redoutables auxquels les hommes ont voulu se soustraire, lorsqu'ils se sont runis en corps. Pour y parvenir, il a donc fallu que chaque membre de l'association s'engaget ne plus nuire aux autres, qu'il remt la socit ses vengeances personnelles, le soin de le dfendre et de le protger; qu'il re-nont la possession commune des productions de la terre, pour en pos-sder une partie en propre, et qu'il sacri-fit une partie des avantages attachs l'indpendance naturelle pour jouir des avantages qu'offrait la socit. Nous voici arrivs au pacte social.(6)

    Cette vision de l'homme comme indi-vidu isol, goste, toujours prt au meurtre pour satisfaire ses besoins indi-viduels ne correspond aucunement aux donnes de 1, anthropologie et de 1 'histoire. Il est impossible de concevoir, ds 1' origine, 1 'homme sous la figure d'un individu isol qui serait ensuite entr en relation avec les autres! En ralit, cette monade agressive, hante pardesangoissesdepnurieneressemble en rien ce qu'on sait de 1 'homme de la prhistoire, mais bien la projection fantasmatique de 1 'individu bourgeois en situation de concurrence.

    Le dmocrate et le capitaliste

    Pour que 1' activit sur laquelle repose le monde moderne-l'achat et la vente de la force de travail- puisse s'effectuer, il faut que l'individu soit, un moment, libre. C'est dire libr de toute obliga-tion qui lui interdise de passer le contrat qui le lie au capital. Mme si dans la

    ralit, il n'a gure de choix ... Tout ce qui aide mesurer des hommes et des produits, sans prjug ni considration de statut, de rang, .de race, de nation ... aide le capital. Et tout ce qui entrave la libre mesure du travail social contenu dans des produits changer, entrave la bonne marche du capital. Il y a un mo-ment zro de l'change (comme de l'embauche "libre") o les deux parties sont censes se rencontrer sans pral-able. Exactement comme lors d'une lec-tion, on mime la recration d'un mo-ment neuf, originel, un point de dpart, la remise des compteurs zro.(7)

    Le caractre abstrait de la libert et de 1' galit sous le capital n'empche nulle-ment ces notions d'avoir une porte r-elle: "Il faut que cent chemises mauri-ciennes un dollar pice puissent ren-contrer un tlviseur japonais cent dollars pour que cent dollars s'changent contre cent dollars mme si, en ralit, l'change est ingal, les chemises incorporant plus de travail humain et donc plus de valeur. Pour que ce mcanisme fonctionne, il faut que les individus ou les personnes sociales qui grent ces quantits de valeur en cir-culation ne soient pas entravs ou fa-voriss dans leur rencontre, donc qu'on ne brime ni n'altre leur circulation par des privilges trop gnants pour l'accumulation de valeur ... L'galit des hommes et des choses suppose aussi la confrontation dans la vie politique et ju-ridique. Les ides doivent se rencontrer, se mesurer quitablement.(8)"

    On a vu que ds leur naissance, les droits de 1 'homme, loins d'tre indter-mins, appartenaient bel et bien une socit donne. Lefort tente de repousser 1 'argument de deux faons. D'abord, il accuse la critique rvolutionnaire du Droit de "confondre le symbolique et 1 'idologique", comme si le premier tait l'abri des influences de l'idologie. L'idologiedominantenesersumepas -aujourd'hui moins que jamais - un ensemble doctrinal. Les textes fon-dateurs, les gloses des spcialistes, les litanies journalistiques ne sont que la partie labore, la pointe merge d'un iceberg de reprsentations mentales plus ou moins conscientes qui structurent la rationalit et 1 'imaginaire social. L'instance symbolique en fait partie intgrante. Le droit n'existe pas seule-ment dans les constitutions et dans les codes, mais aussi dans la tte des gens, cause et effet de leur manire d'tre en socit.

    C'est parce qu'ils ignorent cette ralit que tant d'activistes minoritaires ou de rebelles au consensus dmocratique se retrouvent crass sans comprendre. Le spectacle de l'anti-terrorisme qui les liquide n'est pas pure manipulation de matres considrant la socit du haut de leur donjon. Ce spectacle tire sa sub-stance et son dynamisme du dmocra-time spontan que scrtent les rapports sociaux capitalistes. Le formalisme dmocratique change la pacification de la vie sociale contre mille humili-ations et un grand renoncement Lorsque des zigotos viennent troubler cette paix de telle manire que le citoyen ne se trouve rien de commun avec eux, il se sent menac dans cette tranquillit si chrement acquise. D'o un rejet qui nourrit toutes les manuvres tatico-mdiatiques.

    A l'inverse, l'ide du Droit est si peu constitutive d'une nature humaine que pour la faire entrer dans les ttes des sauvages, il a fallu en couper un certain nombre. Quand une tribu canaque, rpar-tie entre matres de la terre et matres de la mer, faisait circuler entre ses membres les produits du sol et del' ocan dans le cadre de relations marques par la rciprocit du don (voir "Lettre aux Kanaks" dansLBG n 1), l'acquisition de notions telles que "droit de proprit" ou "droit de pche" n'a pu tre vcue que comme un appauvrissement et un avilissement de la vie. Le proltaire moderne exprimente de son ct com-bien le langage du droit qu'il balbutie et les rituels dmocratiques qu'il reproduit constituent un frein ds qu'il s'attaque ses conditions d'existence.

    Tout ce sur quoi les individns et les communauts avaient une prise imm-diate devient objet d'un droit ds lors qu'une mdiation intervient, les grands mdiateurs universels de l'argent et de 1 'Etat imposant toujours en dernier res-sort le premier sa mesure, le second ses garanties et ses sanctions. Quand des masses de paysans ont t arrachs leur terre, que leurs liens, leurs histoires et souvent leur chair ont t hachs menu par 1 'industrie, quand ils ont t rduits n'tre plus qu'une force de travail, ils ont obtenus le droit de s'associer pour pouvoir mieux se vendre. Au fur et mesure que notre corps a t

    pris en charge par les spcialistes, que chacun des moments de notre vie a fait l'objet d'une nouvelle intervention de quelque instance extrieure, nous avons gagn le droit la vie, la mort, la ma-

    LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989 5

  • ternit pour les femmes, la procration, la sant, une vieillesse digne. Jamais nous n'avons eu tant de droits, jamais nous n'avons t aussi peu responsables des heurs et malheurs de notre carcasse.

    Pour en finir avec lui, Lefort crit en-core : A partir du moment o les droits de l'homme sont poss comme ultime rfrence, le droit tabli est vou au questionnement.( ... ) Or, l o le droit est en question, la socit, entendons l'ordre tabli, est en question. Mais qu'advient-il quand l'ordre est tabli, entre autres, sur sa mise en question? La dynamique du juridisme dmocratique qui double spontanment la mdi-atisation toujours accrue de nos vies entrane certes des modifications de la loi, parfois mme des changements de personnel dirigeant. Mais elle conforte l'adhsion fondamentale au systme, l'acceptation de la prsence du Grand Mdiateur et la fiction d'un contrat social auxquels nous aurions adhr en nais-sant, en toute libert.

    Nous aimons assez la libert, cette brave vieille notion tant de fois abuse et travestie en son contraire, pour estimer que la dmocratie n'est pas une ide assez large pour la contenir. A la dfini-tion dmocratique, borne de la libert (

  • La classe capitaliste existe toujours mais les capitalistes ne sont plus les simples reprsentants de leurs capitaux in-dividuels, ils sont les fonctionnaires du capital social qui s, est autonomis, qui n, est plus la simple somme de toutes ses parties constituantes mais qui au con-traire les dtermine. Les capitalistes individuels peuvent tre remplacs par de simples fonctionnaires du capital. La classe ouvrire apparat elle aussi comme fonctionnaire de la communaut matri-elle.

    L'empltre du droit sur la jambe de bois de l'individu

    Mais sous l'apparence - qui est une partie de la ralit - 1, exploitation continue. Avec la dmocratie sociale, la socit capitaliste caresse et met en scne le rve d'une socit qui abolirait les classes en conservant le capital. L'orgie de dmocratisme qui marque ces der-nires annes montre que la socit a toujours besoin de croire ce rve.

    Le dmocratisme repose sur l'illusion selon laquelle des procdures de re-prsentation (de dsignation de re-prsentants, de mise en scne d'une dlibration et d'une dcision collec-tives) garantissent aux individus et aux socits la plus grande matrise possible de leur sort. L, isoloir est le symbole par

    excellence du dmocratisme. L'acte par lequell 'homme s'isole un instant de ses semblables (qui n, ad, quivalent que la dfcation) pour prendre une dcision cense engager toute sa vie vise donner rituellement une ralit minimale ce monde priv, cette micro-unit dfaite de 1, ensemble social sur laquelle il rgnerait en petit souverain indpen-dant : son individualit.

    En ralit, aujourd'hui moins que ja-mais, l'homme seul n'a de volont propre. Chacun de ses actes, de ses dsirs et de ses penses a toujours t un moment dans la continuit des actes, des dsirs et des penses des autres. Si les ides de libert individuelle et de vo-lont personnelle ont un sens c, est celui de capacit jouer des influences qui forment une personne. Plus elle est capable de reconnatre ces influences et de les moduler, plus son rapport avec elles est immdiat, plus la personne est libre.

    Or jamais dans l'histoire humaine les individus n'ont t aussi soumis des influences impersonnelles, dshu-manises, obissant une logique ab-straite (l'conomie), jamais les images et les ides n, ont ce point chapp aux gens pour se concentrer dans un monde la fois tranger et omniprsent (le spectacle). Jamais peut-tre les indi-vidus n'ont t confronts une domi-nation aussi minutieuse et aussi insai-sissable.

    Autrefois, ils pouvaient toujours rver de tuer le souverain-parfois mme ils le faisaient. Aujourd'hui il faut tre en-ferm dans l'armure sans visire d'une idologie mange de rouille pour croire

    CRITIQUE DE L'IDEOLOG DEMOCRATISTE

    Dmocratie, communaut et action rvolutionnaire

    La critique que le mouvement com-muniste fait de la dmocratie conduit certains rvolutionnaires souponner derrire cette critique le refus de la dmocratie directe, et voir dans 1 'aspiration une communaut humaine un penchant pour un unanimisme, un

    touffement de 1, individu voire un nou-veau totalitarisme.

    Pour ceux qui ne pensent pas que toute socit est totalitaire par essence, les soupons reposent sur la faon dont ils privilgient une forme ne d'une rac-tion ncessaire ce monde. Dans une

    qu, on change quoi ce soit en tuant un dirigeant dmocratique. Le geste est aussi drisoire que celui de voter pour ou contre lui. Plus 1 'homme est impuissant changer

    sa vie, plus doit tre mise en scne la conqute infinie de droits 1' intrieur de cette vie. On doit tout particulirement mettre en scne le droit de dsigner des reprsentants qui, en fait, ne reprsen-tentriend'autrequelarencontredeleurs pauvres apptits, des intrts de lobbies et de 1, intrt gnral du capital. Or qui l'ignore, en ralit? Qui donnerait tort Castoriadis (lequel est apparemment sorti en meilleur tat de la relecture de Freud queLefortdecelledeTocqueville)quand il dclarait dans une interview : "Choisir pour 1, ternit entre Barre et Mitterrand, le seul nonc de ce projet suffit le condamner"? Et cependant les gens votent Ils n, ont

    pourtant pas bonne mine nos reprsen-tants ... Du moins nous garantissent-ils que nous ne sommes pas dans un de ces pays totalitaires o la terreur est perma-nente, o 1, on torture dans les caves, o le Brise-Glace ne pourrait pas paratre. Plutt la dmocratie que la terreur. Et voil comment la terreur rgne jusque sur les territoires o n'oprent pas de tortionnaires.

    socit atomise, clate o les indi-vidus fmissent par s, enfermer dans une "folie, solitaire d'o rien ne semble plus pouvoir les sortir, il est certain qu'un mouvementrvolutionnaireauthentique, aussi partiel soit-il, s'affrrrnera ds l'abord comme la runion, les retrou-vailles de cette masse d'exclus, exclus

    LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989 , 7

  • d'eux-mmes et des autres. La condition ncessaire du succs de pareil mou-vement sera bien videmment la par-ticipation d'un maximum de gens, sur le tas, sans sparations, sans mdiations, sans manipulations. Les assembles, qu'on les appelle conseils, soviets ou, aujourd'hui en France, coordina-tions, contiennent en elles cette possi-bilit de libre association partir de laquelle un mouvement rvolutionnaire pourrait commencer transformer laso-cit. Mais, si elles sont la condition ncessaire; elles ne sont pas, et de loin, la condition suffisante.

    Aussi dmocratique que soit une as-semble, aussi directe que soit la dmocratie qui y rgne, ellen' est jamais l'abri de tentatives de manipulations. La seule garantie que le mouvement ne dgnre pas, que les manipulations soient djoues, c'est la force du mou-vement lui-mme, c'est que les gens assembls empchent le pouvoir de passer en d'auttes mains, c'est qu'ils comprennentqu' en soi la reprsentation c'est dj le renoncement Mme les plus radicaux qui disent nous sommes tous des dlgus devraient plutt dire seulement nous sommes! Bien sr, ce qui est facile dans un atelier, une petite usine o tout le monde se connat l'est moins dans une grande entreprise, une ville et moins encore l'chelle d'un pays. La transparence, le contrle des dbats y sont d'emble plus difficiles. Toutefois, les mouvements ont dj fourni quelques rponses pratiques.

    En 1976 Vitoria (au pays Basque), les proltaires de toutes les usines en grverussirents'assemblerplusieurs milliers sans que la qualit du dbat en souffre. A Gdansk, en 1980, lors des ngoc:iaalousdesfameux "accords" (quoi qu'on puisse penser de leur contenu par ailleurs), les ouvriers des chantiers imposrent que des micros soient ins-talls dans la salle de runion afm que tous ceux qui taient dehors puissent suivre les dbats et savoir ce que disaient leurs dlgus.

    Limites des conseils ouvriers

    Le mrite des conseils ouvriers apparus diffrentes priodes de l'histoire de ce sicle c'est que le dbat n'y tait pas spar, comme dans un parlement hour-

    geois, mais qu'ils' agissaitd' assembles o taient rconcilies discussion et action, ceux qui dbattaient tant ceux-l mmes qui agissaient La critique des conseils ouvriers ne porte pas sur la forme d'organisation qu'ils se sont donne mais sur le fait qu'ils sont rests enferms dans le lieu o ils s'taient constitus, 1 'usine.

    L'histoire nous a, il est vrai, donn aussi 1' exemple de soviets territoriaux comme en Russie en 1917-18 ou en Allemagneen 1918.Maisils'agissaiten fait d'organes o se trouvaient ple-mle des reprsentants de soldats et d'ouvriers et des membres (intellectu-els) de partis ouvriers (voire, en Al-lemagne, de reprsentants de fractions de la bourgeoisie). A cause du rle jou, en Russie, par les

    partis et principalement les Bolchviks (qui virent dans les conseils un moyen de prendre le pouvoir et frrent tout pour limiter leur action), du rle, en Al-lemagne, de la social-dmocratie (qui, s'appuyant sur sa base ouvrire, russit contenir les Spartakistes et mme faire exclure Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht du Conseil central des dlgus du Grand Berlin parce qu'ils n'taient pas ouvriers, avant de les faire assassiner), et enfm cause du rle jou, dans les deux cas, par les soldats (qui ne voulant souvent que la paix et rien d'autre, limitrent le mouvement aprs en avoir t 1 'lment propagateur), ces conseils territoriaux reprsentent dans 1 'histoire des conseils un cas part en cela qu'ils n'taient ni des assembles de base ni des assembles composes uniquement de dlgus de la base. Ils se rvlrent d'ailleurs rapidement ineffi-caces puis contre-rvolutionnaires. Pour s'en tenir la Russie et

    l'Allemagne, s'il s'agit d'y critiquer l'action des conseils ouvriers, on ne peutdoncproprementparlerfaireentrer dans cette catgorie que les conseils d'usine (lequels ont fini par tte intgrs sous la forme de comits d'entreprise en Allemagne) et les comits d'usine (qui disparurent ds l't 1918 en Russie). Ns dans 1 'usine, parce que c'est l que

    les proltaires avaient commenc s'attaquer leur exploitation, les con-seils ouvriers en sont rests prisonniers, leur vision du monde restant celle de quelque chose grer. Remarquable, parce qu'elle portait sur le lieu central de leur exploitation, leur attaque est reste partielle. Du coup, on en a surtout retenu la forme - le conseil comme lieu de

    dbat, avec ses problmes de majorit et de minorit - et l'on a oubli 1' essen-tiel, l'action des ouvriers contre leur ex-ploitatioh, action dont le fait de s'organiser en conseil pour dbattre n'tait qu'un des aspects. La critique des conseils ouvriers n'a en fait gure de sens. Ce qu'il s'agit de comprendre c'est 1' action des ouvriers qui, ayant entre autre form des conseils dans leurs u-sines, n'ont pas su tendre leur action l'ensemble de la socit.

    Par consquent, la question de savoir si la forme prime le contenu ou l'inverse est le type mme du faux dbat. A vrai dire c'est le mouvement proprement dit qui conditionne les formes d'organisations qu'il se donne. Tant que le mouvement est ascendant, il trouve naturellement les formes ncessaires la poursuite de son action. Et la puret "dmocratique" des dcisions importe peu tant que les dci-sions prises dbouchent sur des actions qui emportent l'adhsion. A ce moment l, les initiatives d'une minorit dcide ralliant elle une majorit qui se re-connat immdiatement dans les actions o elle se trouve entrane, font souvent plus pour l'avance du mouvement que des dbats o une majorit dmocratique demeure indcise. C'est souvent quand le mouvement commence refluer que la forme se fige, et contribue mme acclrer la dfaite.

    Si l'on se retourne sur les grands mou-vements du pass, on constate qu'ils com-mencent toujours tre battus de l'intrieur. Qu'il s'agisse de la Com-mune de Paris, des soviets et des comits d'usine en Russie, des conseils en Al-lemagne dans les annes 20, en Espagne en 36 ou en Hongrie en 56, ces diffrents mouvements ont tous commenc par perdre l'initiative avant d'tre battus par les forces ractionnaires, quelles aient exist en leur sein ou agi de l'extrieur.

    Le mouvement rvolutionnaire a hrit de la vision dmocratique la plus an-cienne l'ide que tous les conflits peu-vent se rgler par des dbats. C'est triple-ment faux : c'est faux avant que le mou-vement n'clate, c'est faux pendant qu'il se propage et c'est encore faux quand il reflue. La majorit des grves ne dmar-rent pas la suite d'un vote. La situation est mre et c'est soudain 1 'explosion gnrale ou bien, plus frquemment, une minorit hardie force la main aux auttes, et il y a alors un effet d'entranement qui ne fait l'objet d'aucun dbat, qui ne se

    8 LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989

  • ( )L'ide de voter la grve est par exemple aussi absurde que celle de dcrter une meute. On ne part en grve parce qu'il y a une majorit de camarades qui sont prts le faire mais parce qu'on a soi-mme en tant qu'individu, en tant que proltaire, et non en tant que ''membre de la classe ouvrire", envie de le faire. Si les gars de Paris-Nord, de Brtigny ou d'ailleurs avaient d attendre que la majorit des cheminots de France soit d'accord pour partir, il n'y aurait tout simplement pas eu de grve. Au con-traire, ils ont justement cherch en-traner les autres en affirmant d'abord leur propre rvolte. Chapeau!

    De mme, l'extension du mouvement d'autres entreprises ou secteurs ( commencer par les plus proches, la RATP et les PTT) ne pouvait pas tre une dcision manant dmocra-tiquement des assembles ou des coor-dinations. Les assembles, qui auraient pu en exprimer la volont, n'avaient aucun pouvoir rel, puisqu'elles re-foulaient systmatiquement tout ce qui pouvait les diviser. Quant aux re-prsentants du mouvement, ils n'allaient tout de mme pas, en ces circonstances, scier la branche cor-poratiste sur laquelle ils taient assis! Il aurait donc fallu que des groupes de cheminots dtermins partout aillent dbaucher les travailleurs des usines et des bureaux. Et cela, sans attendre a priori aucun soutien des assembles cheminotes et sans attendre non plus videmment que les travailleurs des autres entreprises viennent d'abord eux. Cela faisait beaucoup de condi-tions remplir et dans l'ensemble elles ne l'ont pas t. Par contre, la dmocra-tie a trs bien fonctionn pour acclrer le mouvement de reprise. Alors mme qu'il y avait encore une grosse ma-jorit de dpts en grve, dans le deuxime semaine de janvier, et alors mme que la plupart des assembles se prononaient pour la continuation de la lutte, il suffisait que ceux qui taient dcids reprendre le boulot annon-cent aux autres qu'ils ne se con-formeraient de toute faon pas aux dcisions de l'assemble pour qu'aussitt un second vote donne une majorit pour la reprise. Et ainsi, en l'espace de quelques jours, la lente,. reprise devenait une reprise quasi

    gnrale,., la satisfaction de tous nos ennemis. Bien sr, les magouilleurs des coordinations et des syndicats ont pes de tout leur poids dans ce sens. Mais cela ne change rien au fait que c'est le mcanisme dmocratique lui-mme qui a permis de casser le mouve-

    m~nt. ( ) II faut dire un mot enfin sur ces

    fameuses coordinations autonome~ vantes par certains longueur de tracts. Elles n'taient en fait que le r-sultat d'un compromis foireux entre bureaucrates et travailleurs, entre l'idologie dmocratique et le mouve-ment ouvrier rel, entre les ncessits de la lutte et les besoins des appareils. Les proltaires, quand ils se rvoltent, se trouvent confronts la ncessit urgente d'accomplir une foule de tches concrtes. Dans ce but, ils s'associent spontanment et sans avoir besoin d'en rfrer des abstractions comme les assembles souveraines ou les coordinations autonomes. Et tant qu'ils agissent ainsi, leurs mou-vements sont en fait difficilement con-trlables: ce fut le cas de la grve des cheminots pendant la premire se-maine.

    Les choses commencent se gter quand, par peur, le grand nombre tend se reposer sur quelques-uns du soin de mener la lutte, retombant ainsi dans l'ornire de la passivit. Des struc-tures de plus en plus centralises se forment alors qui s'emparent de tout: runions, dcisions et actions. C'est alors que les syndicats et les partis reprennent du poil de la bte : d'une part en plaant leurs hommes tous les niveaux de ces nouvelles structures d'encadrement des proltaires, d'autre part en organisant de leur ct des manifestations bidons et en impulsant des grves corporatistes qui ne visent videmment qu' puiser la combat-tivit ouvrire. Alors les salauds peu-vent s'crier avec le stalinien Krasuc-ki: "La base, a n'existe pas, la base, c'est la CGT" (oq la CFDT, ou LO, la liste n'est pas close). Effectivement, la base n'a pas su se dbarrasser temps des militants de base.( ) Extrait de Rflexions critiques sur le mouvement social, hiver 1986-87, en France ; se trouve l'Herbe Rouge Ibis, rue d'Alsia, 75014 Paris.

    vote pas, qui ne se sancuonne pas. Pour prendre des exemples connus, il suffit de citer celui de 1 'usine Renault de Clon en mai 68(1 0) et celui des cheminots en 86-87.

    Foree et limites des mouvements sociaux rcents

    Commeonapuleconstaterencorercem-ment l'occasion des grves, pourtant limites, des cheminots en France, tant que le mouvement a t dynamique -pendant la premire semaine- il s'est pass de tout enregistrement, de toute sanction dmocratique. On a ainsi pu en-tendre dans la bouche d'un grviste ces deux phrases tout fait anti-dmocra-tiques mais qui montrent bien comment fonctionne un mouvement : On ne vote pas, puisqu'on est tous d'accord. Puis: On a vot qu'on n'arrterait pas les trains, mais on les arrte quand mme.

    Il ne s'agit pas de dire pour autant qu'il n'y a jamais besoin de dbats parce que le mouvement obirait une logique aveugle, parce que les proltaires seraient pousss vers 1 'avant par les contradic-tions du capital. Le chemin n'est jamais trac d'avance et il y a tout le temps des problmes pratiques rsoudre, avec des risques de dsaccords et d'affrontements qui peuvent tre violents sur les dci-sions immdiates prendre. Rien n'exclut qu'il faille parfois savoir reculer pour reprendresonsouffle~vantderepartirde plus belle.

    Pendant la grve des mineurs anglais en 1984-85(1l),lalogiquejusqu'au-bout-iste a empch une telle tactique. Pour-tant certains auraient pu dcider au bout de trois mois de reprendre le boulot le temps de toucher les salaires pour se remettre en grve aussitt aprs. Pour prendre ce genre de dcision, il faut videmment des discussions, des dbats. Mais la forme qu'ils prennent, le vote qui permet de "connatre 1' opinion" de la majorit, le caractre dmocratique des assembles n'offrent aucune garantie sur le contenu des dcisions.

    LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989 9

  • Il faut maintenant revenir sur le dernier avatar de 1 'idologie dmocratique : les coordinations, qui, depuis l'hiver 86, fleurissent en France chaque fois que les proltaires tentent de prendre leurs af-faires en main(11). Cette forme d'organisation part bien sr de 1 'ide juste qu'il faut se rassembler en dehors des organisations ouvrires qui sont dsormais un des meilleurs appuis du systme et tenter de dpasser les bar-rires catgorielles imposes par l'organisation capitaliste - du moins dans le meilleur des cas, car il y a souvent l'intrieur de la mme entreprise des tendances trs corporatistes qui ne s'unissent pas.

    L'exemple en a t donn par les der-niers mouvements la RA 1P en nov-dc. 1988. Les roulants, une fois satis-faites leurs revendications, n'ont pas aid les ouvriers desateliersd 'entretien. Quant ces derniers, ils n'ont tabli aucune liai-son avec les conducteurs d'autobus qui taientengrveaummemomentqu' eux. De mme lors du mouvement des in-fmnires, il n'y a pas eu de coordination (!) avec les aides-saignantes, les mas-seurs, les ranimateurs,... les ouvriers d'entretien, toutes catgories que l'on a seulement vu dfiler les unes derrire les autres. Dans les rares cas o les barrires cat-

    gorielles dfendues par les syndicats ont t franchies, cette pratique de la main tendue n'a cependant pas suffi surmon-ter 1 'une des principales faiblesses de ces mouvements : leur incapacit faire clater les catgories et les remettre en cause. Le mouvement du personnel hos-pitalier de l'automne 88 est en cela ex-emplaire. Des milliers d 'infmnires sont descendues dans la rue, ont tenu des assembles nombreuses et su en quelques jours crer 1 'chelon de tout le pays un rseau de coordinations efficace. Mais ce bel exemple de dmocratie directe, quoi a-t-il servi? A poser les questions centrales de la sant? De la mde-cine? Savoir faire des pansements, oprer un bless, c'est trs joli ; mais tous ces patients, de quoi sont-ils malades, au fond? Et la psychitrie, la camisole chi-mique, le maintien en vie de lgumes l'agonie, c'est de la sant a? Pour-quoi le mdecin est-il le patron et l'infmnire sa boniche? ... Or quoi ont serviles coordinations, en fait? A ngocier avec le pouvoir la place du syndicat ou mme faire pression sur le syndicat pour qu'il ngocie mieux.

    A peine les ouvriers de la centrale nu-

    claire de Pierrelatte s'taient-ils mis en grve qu'ils obtenaient la semaine de 35 heures. Parfait. Mais, long terme, il fau-dra bien qu'ils se posent la question du maintien du nuclaire, la question de leur rle d'ouvrier, etc ...

    Par contre, deux autres mouvements, celui des ouvriers de la SNECMA et celui des postiers des centres de tri, ont russi faire entrer un peu plus profond le coin enfonc par les cheminots. La grve de la SNECMA a t remarquable plusieurs titres. D'abord, les ouvriers sont sortis de l'entreprise pour faire connatre leur lutte - cela faisait des annes qu'on n'avait pas vu a. Ils ont prsent une revendication anti-cono-mique en rclamant 1 500 francs pour tous. La grve, qui a dur deux mois, ne s'est pas solde par une dfaite mais a t relaye par d'autres formes d'agitation. Les grvistes ont poursuivi leur mouve-

    Le 5 janvier 1919 Berlin "Le tmoin communiste poursuit son rcit:

    C'est alors que se produisit l'incroyable. Les masses taient l trs tt, dans le froid et le brouillard. Et les chefs sigeaient quelque part et dlibraient. Le brouillard augmen-tait et les masses attendaient toujours. Mais les chefs dlibraient. Midi ar-riva et, en plus du froid, la faim. Et les chefs dlibraient. Les masses dli-raient d'excitation :elles voulaient un acte, un mot qui apaist leur dlire. Personne ne savait quoi. Les chefs dlibraient. Le brouillard augmen-tait encore et avec lui le crpuscule. Tristement les masses rentraient la maison : elles avaient voulu quelque chose de grand et elles n'avaient rien fait. Et les chefs dlibraient. Ils avaient dlibr dans le Marstall, puis ils continurent la prfecture de police,

    ment malgr le brouillage mdiatique (on tait en pleine priode d'lections prsidentielles), montrant leur salutaire dsintrt pour la mascarade dmocra-tique. La grve a t marque par une participation massive des ouvriers : lorsqu'un millier d'entre eux se d-plaaient pour populariser leur lutte, il en restait un beaucoup plus grand nombre pour continuer occuper la bote. Enfin, l'activit de propagande, la fabrication des tracts a t 1 'uvre des ouvriers eux-mmes. Seule ombre au tableau, les coordinations n'taient pas fran-chement anti -syndicales mais mixtes. Quant aux postiers, il ont russi mettre

    sur pied des coordinations entre divers centres de tri qui sont restes minori-taires mais qui ont fonctionn entirement en dehors des syndicats, la confection des tracts se faisant sans aucun concours extrieur.

    et ils dlibraient encore. Dehors se tenaient les proltaires, sur l' Alexanderplatz vide, le flingot la main, avec leurs mitrailleuses lourdes et lgres. Et dedans, les chefs dlibraient. A la prfecture, les can-ons taient points, des marins tous les angles, et dans toutes les pices donnant sur l'extrieur, un four-millement de soldats, de marins, de proltaires. Et l'intrieur, lP.s chefs sigeaient et dlibraient. Ils sigrent toute la soire, et ils sigrent toute la nuit, et ils dlibraient. Et ils sigeaient le lendemain matin quand le jour deve-nait gris, et ceci, et cela, et ils dlibraient encore. Et les groupes revenaient de nouveau sur le Siegesalle et les chefs sigeaient et dlibraient. Ils dlibraient, dlibraient, dlib-raient." (Die Rote Fahne, 5 sept.1920; cit par Pierre Brou,Rvolution en Allemagne, 1917-1923, Ed. de Minuit, 1971.)

    10 LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989

  • Le dmocratisme contre la subversion, et rciproquement

    Comme nous l'voquions dj dans La Banquise (n 4~), la prochaine vague rvo-lutionnaire se trouvera confronte la question de savoir quoi faire des innom-brables fichiers que la technocratie moderne engrange dans ses mmoires informatiques. On peut imaginer que le Conseil du Grand Paris (de Sofia Antipo-lis, ou d'ailleurs) vote, majoritairement et dmocratiquement, de les mettre au frigo en attendant de savoir qu'en faire. Souhaitons qu'une bande d'incon-trls prenne alors 1 'heureuse initiative d'y bouter le feu dare-dare.

    L'ide que dans un mouvement rvolu-tionnaire, on doive et mme qu'on puisse se compter n'a aucun sens. Cder cette ide, c'est se mettre la merci de 1 'illusion dmocratiste selon laquelle la volont collective est la simple addition de vo-lonts individuelles souveraines, alors qu'elle est toujours le rsultat d'un jeu complexe d'influences croises.

    Lorsque se constitue une instance dlibratrice (le conseil, l'assemble ou la coordination), la principale question n'est pas celle des procdures par lesquelles pourrait le mieux s'exprimer la volont de tous les participants, mais bien celle du rapport entre l'instance de dbat et l'action mener, question qui est indissociable de celle de la nature mme de l'action. Si la situation est suffisam-ment riche de possibilits, on peut trs bien concevoir que la minorit mne sa propre action ct de celle de la major-it et que le rsultat de leurs actions conduise une bonne part de la majorit rejoindre la minorit, ou bien montre cette dernire qu'elle se trompait. Si les possibilits sont limits, la majorit peut considrer que l'action de la minorit va mettre en danger 1 'action majoritaire. Se pose alors un rapport de force.

    Le triomphe de l'illusion dmocratiste conduirait dans le premier cas (situation ouverte) la minorit ne rien faire par respect de la procdure - et le mouve-ment dans son ensemble perdrait l'occasion d'un saut qualitatif. Dans le deuxime cas (situation ferme) 1 'illusion dmocratiste peut soit servir la minorit si ellecomposede magouilleurs politiciens (les trotskistes, par exemple,

    ont acquis une longue exprience de la manipulation des assembles coup de votes opportuns), soit voiler un rapport de force instaur par la masse en im-posant 1 'image de procdures qui ont toujours raison, image qui l'occasion (voir ci-dessus) desservira le mouvement

    Si 1' on ne doit pas tout ramener une question d'organisation, la question de 1' organisation est pose par toute ac-tivit. Garder la matrise de ce qu'ils font

    Le 5 mai 1937 Barcelone

    L'attitude des militants anarchistes dans ces moments dramatiques est ex-actement la mme que celle que j'ai note en ce qui concerne les collecti-visations, par exemple. Ils se lancent la bataille avec ardeur et spon-tanment. Ils se font matres des trois quarts de la ville. Mais ils attendent des consignes, des ordres, de leurs chefs vnrs! Lorsque ceux-ci leur or-donnent de quitter les barricades ils refusent! Ils ne quitteront pas les bar-ricades ce jour-l ni le lendemain, malgr tous les appels de leurs dir-igeants. Il ne reste pas moins que cette attente due de consignes rvolution-naires, un certain flottement, une in-dcision certaine devaient natre, que les forces adverses ont mises profit pour reprendre la Gare et le Central Tlphonique. Bien entendu, ce flotte-ment va de pair avec une indniable ardeur au combat, mais, ici encore, cette ardeur est dfensive. Ils attendent que leurs chefs leur donnent un plan d'attaque d'ensemble, une stratgie globale et offensive (on a vu que lorsque le plan d'ensemble~ est la retraite pure et simple, ils refusent), et comme ils ne reoivent rien de semblable, ils se contentent de tenir leurs barricades et leurs locaux sans passer l'offensive gnralise et coordonne. Car les nom-breux coups de main et les victoires partielles de la veille ne suff"ISent plus ce stade de la bataille.~ (Carlos Sem-prun-Maura, Rvolu-tion et contre-rvolution en Catalogne, Ed. Marne, 1974.)

    est toujours le souci premier de ceux qui rompent avec les formes de reprsenta-tion et de dlgation dominantes. Mais la multiplication des procdures de con-trle n'a jamais rien garanti: ellen' aboutit qu' multiplier les occasions de manipu-lations. Les "dlgus lus et rvocables tout instant" sont soit une fiction au service d'une nouvelle bureaucratie en formation, soit une ralit de fait sans cesse menace et susceptible de toutes les adaptations. Un mouvement qui pas-serait son temps rvoquer et lire serait vite vaincu tandis que des dlgus rvocables mais jamais rvoqus fini-raient pas ressembler comme deux gout-tes d'eau des dputs! Entre les deux, il y a la place pour toute une srie de formes d'organisation, de dlgation et d'changes. :Mais aucune forme, jamais, ne garantira la nature d'un mouvement. Au sein d'un mouvement, le rle d'un rvolutionnaire est d'agir dans le sens de ses tendances les plus radicales ... quand il y en a. Qu'un mouvement mane de la base et s'auto-organise ne constitue pas nos yeux un critre suffisant pour y inter-venir. Par exemple, devant le mouve-ment de la base des matons de 1' automne 88, la seule chose faire aurait t de les inviter disparatre aprs avoir dtruit leur instrument de travail! Autant dire qu'il n'y avait rien faire sinon continuer de les considrer comme des ennemis.

    Agir dans un sens radical signifie cher-cher influer sur le mouvement en adop-tant la forme la plus adquate 1' action, c'est--dire une forme qui ne risque pas de s'autonomiser, d'imposer sa dy-namique propre et donc ni une forme dmocratiste (voir plus haut) ni une forme dictatoriale. Il n'y a plus que les archo-lninistes pour croire que la dictature d'un parti ou d'un Etat puisse produire autre chose qu'elle-mme, et il n'y a plus que les infra-lninistes pour s'imaginer que les "conseils" pourraient exercer une dictature sans se transformer en Etat.

    Agir dans un sens radical, c'est cher-cher influer sur un mouvement non par la coercition ou 1 'illusionnisme mais par la subversion. Il s'agitdecrerdes situa-tions qui rendent difficiles les retours en arrire et de commencer modifier, si peu que ce soit, les conditions d'existence de ceux que touche le mouvement- en lui et hors de lui. Lors des rcentes grves dans les centres de tri, certains postiers ont mis 1 'ide d'acheminer gratuitement le courrier. Si une seule poste avait fait

    LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989 11

  • cela - par exemple, en timbrant gratis tous les plis et paquets -cela aurait cr un choc dont tout le mouvement aurait

    (1) Claude Lefort, L'Invention dmocratique, Le livre de poche-Biblio-Essais, 1981. Toutes les citations de Lefort qui suivent sont tires de ce livre.

    (2) C. Castoriadis, L'institution imaginaire ck la socit, Le Seuil, 1975.

    (3) Pierre Lantz, "Gense des Droits de l'Homme :citoyennet, droits sociaux et droits des peuples", L'homme et la socit, n 3-4,1987.

    (4) Franois Furet et d'autres auteurs, Terrorisme et dmocratie.

    bnfici et les ondes s'en seraient prop-ages dans 1' ensemble de la socit : l'action d'une minorit aurait eu infmi-

    (5) Marx, Oeuvres philosophiques, dition tablie, annote et commente par M. Rubel, Gallimard (La Pliade), 1982, pp. 347-381. (6) Les dclarations cks droits de l'homme de 1979, Textes runis et prsents par Christine Faur, Payot, 1988. Voir aussi, par exemple, le projet de Siys qui concevait les citoyens comme "actionnaires de la grande entreprise sociale".

    (7) "Pour un monde sans innocents", La Ba"''uise n4. (8) Edward Thompson, La formation ck la classe ouvrire anglaise, trad. de l'anglais par Gilles

    NOUS, QUI SOMMES, FNrRE AUTRES,

    DES USAGERS ET DES CHOMEURS -

    ment plus de poids, pour elle comme pour les autres, que cent mille votes d'assembles.

    Dauv, Mireille Golaszewski et Marie-Nolle Thibault, Hautes Etudes, Gallimard-Le Seuil.

    (9) Voir ce sujet: Henri Simon, To a bitter end, Ed. Acratie.

    (10) Le 15 mai, trois cents jeunes ouvriers se mettaient en grve et bloquaient l'usine. Ds le lendemain, ils entranaient derrire eux le reste de l'usine, puis toute la Rgie RenaulL

    (11) On lira ce sujet le tract "Nous qui sommes entre autres des usagers et des chmeurs ... " repro-duit la suite titre de document ..

    11 est maintenant habituel que l'on oppose aux salaris grvistes, le sort malheureux des "usagers" et des chmeurs. On voudrait nous faire croire que les grvistes sont des gens gostes et sans scrupules. Ainsi les grvistes de la SNCF ne prendraient jamais le train, ceux des PTT ne rece-vraient jamais de courrier, ceux d'EDF s'claireraient la bougie, etc. Ainsi les chmeurs seraient tels que le souhaite l'Etat, prts tous les compromis pour un emploi, soumis toutes les injonctions qu'impose l'conomie. Il faudrait de plus que ceux qui travaillent sachent tout accepter par respect pour les chmeurs, corn me s'ils en taient responsables.

    Il existerait, en opposition aux grvistes, les usagers... Cette catgorie vague de la population que la presse, les syndicats, les politiciens, les entrepreneurs affirment hostile aux grvistes. Toutes ces crapules parlent notre place. Comme si leurs intrts particuliers taient partags par tous et que tous taient prts les dfendre. Ils voudraient que nous nous identifiions leurs intrts, comme les patrons veulent que les salaris se responsabilisent de la bonne marche de l'entreprise, comme l'Etat impose aux gens d'tre des citoyens-dfenseurs zls de l'conomie, de la dmocratie et de la loi.

    12 LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989

  • Ce qu'ils appellent les usagers, ce sont en fait leurs clients, qui doivent consommer dans le silence et dans l'isolement leurs services, leurs produits et leurs mensonges. "Un bon client - un bon usager - a paye et a ferme sa gueule". Ce silence et cet isolement sont les deux conditions essentielles de leur prosprit.

    Et ces menteurs d'inverser la ralit en affirmant que notre sort deviendrait maiiJeu-reux du fait des grvistes. Nous qui sommes, entre autres, des usagers et des ch-meurs et qui subissons cet isolement et cette condamnation nous taire, nous connais-sons bien le sort que nous rserve le fonctionnement quotidien de ces services ; trans-ports corn me du btai 1 par la RATP, accidents par la SNCF, abrutis de mensonges par les mdias, les svnnicats et les ooliticiens. Alors que l'conomie exige de ses citoyens d'tre des machines dociles chez qui il ne resterait de dignit que celle de s'identifier ses lois, les grvistes, au contraire, affirment la fiert de ne pas subir cette condition. C'est pour cela que nous nous reconnaissons dans ces salaris qui tentent de rompre Je silence et l'isolement.

    On assiste actuellement en France de multiples mouvements de grves qui dans la plupart des cas cherchent s'organiser en dehors des syndicats. Les mouvements les plus rcents ont tous manifest l'existence de courants non-syndicaux. Ces courants se sont manifests, entre autres, EDF, dans les houillres de Lorraine, dans les hpitaux, la SNCF, dans les transports urbains, la SNECMA, A Air .France, la Scurit sociale, aux PTT, chez les sidrurgistes de l'Est, chez Chausson, chez Brandt Lyon, etc. (pour ce que l'on arrive savoir) Au dbut des annes 80, d'autres mouvements avaient engag des offensives plus clairement anti-syndicales. En 81/82, Vireux-Molhain (Ardennes) un groupe de sidrur-gistes qui s'taient organiss au sein d'un mouvement regroupant une part importante de la population locale, les ouvriers de l'usine "La Chiers", ainsi que des gens venus de plusieurs rgions et pays - et qui avait attaqu pendant plusieurs mois la police, squestr fe directeur et des cadres, brl le chteau du patron, dtruit les organismes de reconversion mis en place par l'Etat pour calmer la colre en accordant quelques miettes, rendu libre l'accs de J'usine tous contre l'avis des syndicats - avait rendu publique une dclaration affirmant que ce mouvement se voulait anti-syndical, anti-po-litique et anti-hirarchique. Un peu plus tard, les ouvriers immigrs de Talbot avaient expuls la CGT. Le scandale de leur colre rendue publique contr~ leur condition de salari avait ouvertement alli contre eux la CGT, la police et les jaunes.

    Les mouvements de grve et d'agitation qui se dveloppent largement et souterrai-nement depuis la grve SNCF de 86/87 mettent en avant la question de leur auto-or-ganisation. Depuis 86 cette tendance s'est largie, t reprise (1 ), tout en tant confronte une contre-offensive syndicale et tatique plus importante. Dans la suite des manifestations tudiantes de dcembre 86, l'apparition des Coordina-tions la SNCF avait cherch formaliser et neutraliser cette tendance l'auto--organisation pour se dclarer et tre prsentes comme l'expression la plus avance de ce mouvement. Ce furent surtout les corporatistes et les gauchistes qui s'appropri-rent cet ambitieux projet de coordination, c'est--dire de liaison directe et autonome, pour le rduire un groupe de pression, conurrent des syndicats et cohabitant avec eux.

    Le gouvernement, ~n recevant quelques Coordinations, a implicitement reconnu leur existence Cette tactique politicienne est typiquement socialiste. En entretenant son image "sociale", il transfre les risques d'un affrontement sur les terrains qu'il con-nat le mieux, ceux de l'conomie et de la ngociation ; et d'un mme coup il pousse

    'les syndicats sortir de leur sclrose, se moderniser, se rformer eux-mmes en leur prsentant les Coordinations corn me un avertissement. L'Etat indique aux syndicats comment regagner leur pouvoir sur ceux qu'ils sont censs contrler. Ce qu'il leur dit, et ce, de plus en plus ouvertement, c'est : "Tenez votre rle, contrlez, enculez les salaris, mais enculez-les dmocratiquement, comme nous, sinon vous allez la faillite et donc nous aussi." Les Coordinations font plus que prter le flanc ces manoeuvres. Ds le dpart, elles ont acquis leurs lettres de confusion et de falsification chez les tudiants. Leur inoftensive contestation rclamait une meilleure dmocratie. Dans l'ide de Coordina-tion, il y a l'ide abstraite d'une grande rconciliation fraternelle entre des gens dont la ralit quotidienne est pourtant un dmenti permanent. Leur credo idologique est l'unit. Ainsi non seulement nous devons chaque instant tout supporter;. mais encore, dans le moment o ..s'bauchent quelques attaques contre cette soumission, devons-nous encore nous unir avec n'importe qui. Il y a dans cette ide de coordination, le complment de l'imposture que l'Etat appelle "droit de l'homme" (2) et dont il fait une propagande permanente (il n'est pas un

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  • domaine qui soit pargn par cette poisseuse idologie la langue de bois charge de"citoyenunitresponsabifitantiracimgafitsofidaritfraternitsosracismedroitdignit" que vomissent les journalistes et les politiciens, et qu'ifs applaudissent dans les Coordina-tions). Derrire ce culte travers lequel l'Etat souhaite que chacun parle le langage de l'Etat s'impose l'ide d'une grande solidarit fraternelle {3) dont les seuls bnficiaires sont l'Etat et l'conomie. L'ide de Coordination s'intgre dans cette stratgie mene par l'Etat et ses ali is, selon faqu~lle if est exig de chacun un supplment de citoyennet : cratioq,. d'asso-ciations, primes au mrite, cercle de qualit, aide humanitaire, appel la dlation, afin que chacun soit gestionnaire contre tous de sa propre passivit au nom de ce racket pacificateur qu'est la dmocratie (4). Pour les Coordinations et toute l'idologie dmocratique, un individu c'est une voix ; Il ne s'agit pas que chacun puisse donner de la voix, mais seulement un bulletin de vote. Les syndicats imposent les dcisions ; les Coordinations les font voter. Mai~ ce qu.'elles ont essentieliement en commun avec les syndicats c'est qu'elles suppriment le dbat des Assembles pour transformer celles-cl en sances de vote rptition. Les Coordinations refont par rapport aux syndicats ce que fa dmocratie a dj fait par rapport aux rgimes autoritaires. Elles changent la soumission impose contre le droit de voter les formes de sa soumission. Certains grvistes de la SNCF, durant la grve 86/87, av~ie.nt dvoil le men~nge qui fonde la dmocratie. Ils avaient rfus de voter et ctisaaent que leurs dcasaons taient issues d'un accord fond sur un bavardage permanent. . ce sont ceux qui ~dent tous les moyens pour colporter les fausses. informataons, pour diviser les gens; pour les maintenir dans l'isolement, qui apparaassent comme les plus ardents dfenseurs de la- dmocratie. En rapport ces moyens consiOrabfes, les possibilits des salaris cherchant s'auto-organiser sont drisoires. SI ces salaris devaient attendre l'accord et le soutien de la majorit, rien ne pourrait se faire. Les moyens de communication et d'informations n'appartiennent pas aux grvistes, mais leurs ennemis. Et dans le dveloppement d'un mouvement, le retour de l'ordre dmocratique signifie l'imposition de l& dcision d'un vote ta suite duquel les bavar-dages doivent cesser. C'est cela que voudrait dfinitivement Imposer l'Etat en exigeant pour toute grve la mise en place de votes dmocratiques aux dcisions desquels les salaris devraient se soumettre. Ainsi, mme dans le cas o la grve est majoritai-rement vote, elle restera sous le plus comolet contrle syndical.

    (1) Un moment important de cet largissement a t fa grve de la SNECMA, au printemps 88, durant laquelle les grvistes ont eu comme proccupation centrale de publiciter leur mouvement et de rompre l'isolement en allant rencontrer d'autres salaris. (2) Une journaliste allemande s'est rcemment "oublie11 la tl en dclarant qu'if tait pour le moins ironique que "dans un pays s'appuyant sur les droits de l'homme il existe des hommes en fin de droits ! " (3) nouveau terme pour "paix sociale". (4) "Qui critique la dmocratie est bon pour le bOcher". C'est un sujet sacr, un dogme inattaquable. C'est une question divine dont la critique renvoit l'apologie du diable et de la dictature. De la dmocratie, nous n'en connaissons que le poids et l'escroquerie au mieux pouvons-nous l'utiliser quand elle va dans le sens de nos intrts. Dans certaines gares en 86/87, des lments parmi les plus avancs de la grve .organisaient des votes lors d'Assembles Qu'ifs savaient, au pralable, favorables leurs initiatives. reprenant ainsi la pratique habituelle des syndicats et de l'Etat qui, eux, ont le pou-voir juridique, c'est--dire rel, d'imposer des dcisions majoritaires. La dmocratie dcrte que l'opinion de la majorit fait acte de loi. La minorit n'a qu' s'y plier, y compris aux dcisions les plus arrires. La dmocratie qui fonde son pouvoir d'illusion sur le fait Qu'elle accorde la parole au plus grand nombre est en fait l'exact oppos. Le pouvoir appartient ceux qui possdent tous .les moyens dans la socit. Ils utilisent la dmocratie comme ayant valeur de droit et donc de punition pour ceux qui ne lui obissent pas.

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  • L'loge dclare et Phostilit nuance poursuivent le mme but : celui d'obscurcir et de dissimuler une question qui ne cesse d'inquiter l'Etat. Depuis plusieurs annes l'ide de l'auto-organisation a poursuivi son dveloppement ; et paralllement cette offensive s'est dveloppe une contre-offensive de ses ennemis au point de ne plus distinguer la part de qualit qui puisse- encore subsister dans le projet des salaris de se coordonner directement entre eux et pour eux-mmes. Pour prvenir toutes pertes de contrle sur des mouvements de grves, les syndicats de plusieurs secteurs ont dpos des pravis de grve pour pratiquement tous les jours du mois de novem-bre. En certains endroits les syndicats crent des Coordinations de toutes pices ; ailleurs les gauchistes, aprs avoir tent pendant plusieurs 'dcennies de noyauter 1es syndicats, saisissent l'opportunit pour meHre en place des no syndicats nomms Coordinations (5) ; le gouvernement en reoit certaines. Les syndicats peuvent dclarer propos des Coordinations : "Nous sommes d'accord sur le fond, pas sur la formeu. Voil de quoi dgoter plus d'un salari dcid appuyer directement un mouvement d'auto-organisation. En fait de Coordination, il n'y a eu jusqu' prsent que celle des ennemis de l'auto-or-ganisation des salaris. L'unit syndicale, qui reste une croyance dans les syndicats, trouve son application quand les faux adversaires syndicaux se serrent les coudes face aux attaques qu'ils subissent de plus en plus largement. Ils conservent le monopole de la parole et de l'information. Et il se dveloppe sur cette question une surenchre de mensonges et de confusion (6) ; une espce de "libanisation" destine cacher les enjeux rels et cherchant laisser chacun confront un mal insidueux, impalpable et pourtant prsent. C'est la mfiance qu'ils veulent provoquer contre toute vellit d'organisation autonome. Mais cette ide attaque de toute part, par l'usurpation des syndicats et des gauchis-tes, par la mise en scne de l'extrmisme activiste des staliniens (dont le moment le plus grossier aura t la parodie d'attaque de l'imprimerie Didier en juillet 88), n'a pas encore pu tre totalement rduite. Dans les PTT, face aux syndicats et aux Coordinations chaque jour plus obscures (certaines ont t mises en place par la CGT, d'autres sont le lieu des concurrences gauchistes-trotskistes, etc.) se sont dveloppes des initiatives autonomes isoles entre elles et qui ont t trs peu rendues publiques. Des micro-coordinations ont t cres ; elles ont tent et parfois russi brler les urnes du vote bulletins secret~ organis par la CGT. Des piquets communs des services diffrents des PTT ont bloqu des centres. Des grvistes se dplacent d'une manire autonome entre centres, des tracts non-syndicaux appellant l'extension de la grve sont diffuss ("Prenez contact avec nous. ne restez pas isols11). Des Assembles communes diffrents services ont eu lieu, entamant ainsi les sparations traditionnelles. Cette solidarit relle a pu aller jusqu'au blocage de trains postaux aprs discussions entre les ambu-lants PTT, les grvistes du centre chargeant le train et les conducteurs de la SNCF. Lors des misrables journes d'action organises par les syndicats, de nombreux salaris n'ont pas suivi la CGT ("On veut pas faire grve avec ceux qui nous ont trahis en 78 et en 8311). "Les stals et les rats se sont mi~ en grve ; nous, on est les battants. Aujourd'hui, on est rest aux casiers.. disait un gars du Centre Paris-Montparnasse qui attendait la fin des simagres syndicales pour se mettre en grve. Depuis une quinzaine d'annes, le mensonge qui voulait imposer la "paix sociale" avait comme argument exclusif celui de la crise. Il exigeait des populations qu'elles subissent, dans le calme et la dignit, l'austrit et les restrictions comme la condition d'une amlioration toujours venir. L'application directe de cette exigence a t l'occupation policire des rues, elle a rempli les prisons, arm les beaufs, contraint le$ pauvres se clotrer, intensifi le flicage social.

    (5) Ils sont mmes parfois contraints de ne pas se dclarer ouvertement membres d'une organisation pour que leurs petites affaires puissent marcher.

    (6) La liste est longue : prise d'otage des usagers par les grvistes, grvistes encagou-ls, grve. or~hestre. par ~a C:~T, champs de manoeuvres politiques, infiltration trots-kyste, asparat1ons soc1ales lllg1t1mes, mouvement exclusivement corporatiste, etc.

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  • C~ mensonge a commen s'brcher. "On en a marre de se sacrifier .. - "Long-temps, on s'est fait avoir, a ne passe plus" - "Aujourd'hui les travailleurs sont lasss du chantage au chmage" disaient les tracts des grvistes de la SNECi,1A en av ri 1 88. Depuis le printemps, aprs l'annonce des bnfices de diverses entreprises, les salaris se mettent en grve, rclamant une augmentation immdiate de 1500 frs pour tous. Les grvistes actuels des PTT, de la RATP, de la fonction publique en gnral rclament la mme chose : ils en ont marre de se sacrifier, ils veulent de Jargent.

    L'Etat a beau pleurer sur les pertes conomiques que provoquerait l'acceptation de telles revendications, les grvistes s'en foutent. Voil un beau manque de civisme ! La vrit, qui se cachait derrire le chantage la crise, circule de plus en plus. Au moment o l'Etat pense voir s'puiser un mouvement, les grves rapparaissent. A la Poste, les grvistes d'otobre ont repris Je travail sans avoir Je sentiment d"'avoir perdu pour longtemps".

    Ces temps ont montr que dans cette socit dmocratique rien n'est possible pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans l'Etat et ses allis. Il ne peut y avoir de dbat avec les syndicats et l'Etat sur la question de l'auto-organisation. Elle reste clandestine parce que d'exprience l'on connat l'usage fait par l'Etat et ses allis des mots d'ordres les plus avancs d'un mouvement. Dans cette guerre, l'ennemi est le plus fortement quip pour prvenir, confondre et falsifier les expressions universelles. C'est dans le secret et la clandestinit que s'organisent le bavardage et les rencontres ; au point que les administrations et les syndicats tentent de collec-ter des informations relles en envoyant chez les salaris toutes sortes d'espions. Le caractre souterrain et secret de ce mouvement d'agitation est, pour l'instant, une de ses plus grandes qualits. Et cette ncessit n'est pas spcifique aux salaris tentant de s'auto-organiser. Elle a un caractre universel que les pauvres connaissent comme condition premire leur survie dans J'isolement mais aussi l'organisation de leur colre. Nous n'avons d'amis que nous-mmes. Ce mouvement qui cherche s'auto-organiser, et auquel se confronte l'Etat, les syndi-cats et les gauchistes avec leurs lourds appareils mdiatiques, policiers et politiques, leur permettant de parler sur tous les tons de la menace, du rformisme, du moder-nisme et de la justice, a dj gagn Je fait d'avoir entam l'isolement et Je sentiment d'crasement qui dom inient ces dernires annes.

    M. D. et T. G.

    Ce texte a t rdig vers la fin du mois de novembre 88 par deux chmeurs assists de quelques amis, amies. Il se veut une contribution ce dbat souterrain qui agite bon nombre de salaris actuellement.

    Les auteurs de ce tract, consults, ont tenu ce que nous prcisions que sa reprodution ici n'impliquait pas un accord total avec les thories du Brise-Glace.

    16 LE BRISE-GLACE PRINTEMPS 1989

  • LE SIONISME, AVORTON DU MOUVEMENT OUVRIER

    jusqu' la propagation du mode de pro-duction capitaliste au XVIIIe sicle, les juifs demeuraient, dans la rgion euro-mditerranenne, une des rares commu-nauts pr-capitalistes avoir survcu leur dplacement gographique. Cette communaut avait pu se maintenir aussi tard en se faisant l'agent social du com-merce des marchandises et de l'argent dans la socit fodale europenne, o elle constituait une base extrieure au processus de production pr-capitaliste. C'est en s'appuyant sur cette base que les juifs avaient pu maintenir comme un lot, certes prcaire, au milieu de la so-cit environnante, leur vie communau-taire, avec son organisation interne rela-tivement autonome. Quand le capitalisme devint le mode de

    production dominant en Europe, le glas de la communaut juive y avait sonn. Irriguant dsormais toute la socit, la valeur y perdait sa position extrieure par rapport au processus de production. Les juifs perdaient du mme coup la condition matrielle de leur reproduc-tion en tant que communaut extrieure la socit.

    Le fait que la socit europenne ft devenue capitaliste contraignit les juifs s'y intgrer, en s'assimilant bon gr mal gr aux classes de la nouvelle socit : proltariat, petite bourgeoisie et bour-geoisie.

    Juifs de l'Est: l'intgration impossible Le processus de destructuration de leur communaut ne fut pas seulement subi, il fut aussi assum volontairement par les juifs tout au long du XVIIIe sicle dans la haskalah - mouvement rformiste dit des "lumires juives"- qui revendiqua l'mancipation, l'intgration des juifs dans la socit moderne. A cette revendi-cation, rpondit la Rvolution franaise de 1789 qui prit acte de la ncessit historique de destructurer la commu-

    naut juive en dcrtant 1 'mancipation politique des juifs placs sous sa juridic-tion. La Convention de 1792,