178
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Academiejaar 2006-2007 Esther Kestemont Le Cymbalum Mundi de Bonaventure Des Périers: la difficile interprétation d’un recueil humaniste Promotor : Dr. Alexander Roose Verhandeling voorgelegd aan de Faculteit Letteren en Wijsbegeerte tot het behalen van de graad licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse Talen

Le Cymbalum Mundi de Bonaventure Des Périerslib.ugent.be/fulltxt/RUG01/001/414/684/RUG01-001414684...ce groupe est composé de ceux qui affirment « linnocence » du Cymbalum Mundi

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • Faculteit Letteren en Wijsbegeerte

    Academiejaar 2006-2007

    Esther Kestemont

    Le Cymbalum Mundi de Bonaventure Des Périers:

    la difficile interprétation d’un recueil humaniste

    Promotor : Dr. Alexander Roose

    Verhandeling voorgelegd aan de Faculteit Letteren en Wijsbegeerte tot het

    behalen van de graad licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse Talen

  • Remerciements

    Ecrire le mémoire est le dernier stade à franchir avant d‟obtenir le diplôme.

    Après les quatre Ŕ pour certains d‟entre nous même plus de quatre Ŕ années

    d‟étude, ce travail en est le couronnement. Or, le résultat final, que vous

    détenez à ce moment, n‟aurait pas pu se réaliser sans l‟aide de certaines

    personnes.

    Tout d‟abord, mes remerciements les plus reconnaissants vont à Dr.

    Alexander Roose. Outre son enthousiasme et son encouragement, qui ne

    peuvent que produire un effet contagieux, je le remercie de sa disponibilité

    ainsi que de ses conseils constructifs.

    Ma gratitude va aussi à ma famille, surtout à mes parents. Ils m‟ont non

    seulement donné la possibilité d‟entamer des études universitaires, mais ils

    m‟ont soutenue du début à la fin.

    En dernier lieu, je tiens à remercier mon ami, Frank Ketels. Il n‟est pas facile

    de participer à la besogne d‟une personne en train d‟écrire son mémoire. Je

    le remercie pour avoir assumé les soins du ménage, pour son aide Ŕ surtout

    à propos de l‟aspect technique du mémoire Ŕ et pour son soutien perpétuel.

  • Table des matières

    1. Introduction ………………………………………………….……………….. p. 1

    2. Préface historique ……………………………………………….….……….. p. 4

    2.1 Le XVIe siècle …………………………………...…….……………... p. 4

    2.2 Bonaventure Des Périers ……….……………..……………….… p. 6

    2.2.1 L‟affaire du Cymbalum Mundi …………….….……….. p. 8

    2.2.2 Les répercussions pour l‟auteur ……………….…..… p. 15

    3. Le Cymbalum Mundi ……………………….……………………..……...…. p. 20

    3.1 La forme ……………………………………….……………..….…… p. 20

    3.2 Le contenu : résumé des quatre dialogues ………..…………. p. 21

    3.2.1 Dialogue I ………………………………….……………… p. 21

    3.2.2 Dialogue II ……………………………………….…...…… p. 22

    3.2.3 Dialogue III ………………….………………..…………… p. 23

    3.2.4 Dialogue IV ……………………….………….…….……… p. 24

    4. L‟interprétation du Cymbalum Mundi …………….………...…….…….. p. 26

    4.1 Une œuvre contraire au christianisme …………..……...……. p. 27

    4.1.1 André Zébédée …………….….………………………….. p. 28

    4.1.2 Guillaume Postel …………….………………...………… p. 28

    4.1.3 Jean Calvin …………….……………………….………… p. 29

    4.1.4 Un jugement qui se passe de lecture ? ………..……. p. 30

    4.1.4.1 Henri Estienne ………………….….………….. p. 31

    4.1.4.2 François Grudé, sieur de La Croix

    du Maine ……….…………….………….……… p. 32

    4.1.4.3 Jean Chassanion …………….…………….….. p. 33

    4.1.4.4 Estienne Pasquier …………………….………. p. 33

  • 4.1.4.5 Le père Marin Mersenne ……………….……. p. 34

    4.1.4.6 Pierre de l‟Estoile …….….………….…………. p. 35

    4.1.4.7 Théophile Spizelius …….....….……………...... p. 35

    4.1.4.8 Morery ……………………..…………………….. p. 36

    4.1.4.9 Nicolas Catherinot …………….…………....… p. 36

    4.1.4.10 Georges Daniel Morhofius ………………... p. 37

    4.1.4.11 Pierre Bayle …………………...……………… p. 37

    4.1.5 Gisbertius Voetius …………………..……….………….. p. 38

    4.1.6 Bernard de La Monnoye ………………..……………… p. 38

    4.1.7 Eloi Johanneau : A la recherche des clefs du

    Cymbalum Mundi …………………..…………………… p. 40

    4.1.7.1 Le sens du titre et de l‟épître dédicatoire ... p. 40

    4.1.7.2 Le sens des quatre dialogues ………….…… p. 42

    4.1.8 Charles Nodier ……………….…………….…………….. p. 47

    4.1.9 Paul Lacroix Jacob ……………....…….……………...… p. 51

    4.1.10 Félix Frank ……………………….………..……………. p. 52

    4.1.11 Henri Hauser …………………………………...………. p. 53

    4.1.12 Alfred Jeanroy …………………………….…....………. p. 53

    4.1.13 Pierre-Paul Plan …………………….……………….…. p. 53

    4.1.14 Abel Lefranc …………………….……………..………... p. 54

    4.1.15 Henri Busson ………….…………..……….…………… p. 55

    4.1.16 Ernst Walser …………………….……………..……….. p. 57

    4.1.17 Josef Bohatec …………………….……………..…….... p. 59

    4.1.18 Lucien Febvre : « Pro Celso » ……………..……….… p. 61

    4.1.18.1 Dialogue II : « Un dialogue sur la

    Réforme »

    ……………….……..…...……….….

    p. 62

    4.1.18.2 La rencontre avec Etienne Dolet …..….….. p. 66

    4.1.18.3 Dialogue I & III : « Le Livre de

    Jupiter » ………………….…...………….…… p. 68

    4.1.18.4 La rencontre avec Celse, à travers

    Origène ……………………..…………………. p. 72

    4.1.18.5 Dialogue III & IV : « Les Bêtes qui

  • parlent » ……….……………………….……… p. 75

    4.1.18.6 Conclusion ……………………….…………… p. 76

    4.1.19 Henri Just ……….……………………………….……… p. 78

    4.1.20 Léon Wencelius ……….…………...................………… p. 79

    4.1.21 Claude Albert Mayer ………...........…….….................. p. 80

    4.1.22 Pierre Jourda ……………….…………………..………. p. 83

    4.1.23 Roland Mousnier …………............................................. p. 83

    4.1.24 A. M. Schmidt ………………….………….……………. p. 84

    4.1.25 Christopher Robinson …...……….……………...……. p. 84

    4.1.26 Jean Wirth …………….………………………...………. p. 87

    4.1.27 Malcolm C. Smith …………………….………...……… p. 88

    4.1.28 Max Gauna ………….……………………………..……. p. 91

    4.1.29 Laurent Calvié …………….……………………...…….. p. 94

    4.2 L‟absence de jugement …………………………….…...………… p. 96

    4.2.1 Le Cymbalum Mundi, œuvre innocente ….….……… p. 96

    4.2.1.1 Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas …. p. 97

    4.2.1.2 Prosper Marchand ….….……………………… p. 97

    4.2.1.3 Voltaire ……….…………...…………………….. p. 100

    4.2.1.4 Le père Niceron …….………………………….. p. 102

    4.2.1.5 L‟abbé Sabatier de Castres …………………. p. 103

    4.2.1.6 Philipp-August Becker …….…….….....…….. p. 103

    4.2.1.7 Louis Delaruelle ………..……………………… p. 104

    4.2.1.8 Olivier Millet ………….……………..…………. p. 107

    4.2.2 Le Cymbalum Mundi, œuvre inintelligible …….……. p. 109

    4.2.2.1 L‟abbé Goujet ………..…………………….…... p. 109

    4.2.2.2 M. Auguis …………….…………………………. p. 110

    4.2.2.3 Jean Céard ……….…………………………….. p. 110

    4.2.2.4 André Tournon ……….………………...……… p. 111

    4.3 Une œuvre chrétienne ………………….………..………………. p. 113

    4.3.1 Le Duchat ………………………………………………… p. 113

    4.3.2 Louis Lacour ………………………….………..…..…….. p. 114

  • 4.3.3 Adolphe Chenevière ………….…………………………. p. 116

    4.3.4 Verdun-Louis Saulnier : Le Cymbalum Mundi,

    œuvre hésuchiste ……………………………….……… p. 117

    4.3.4.1 Les thèmes du Cymbalum Mundi …………. p. 118

    4.3.4.2 « Une apologie du silence » …………………. p. 119

    4.3.4.3 L‟hésuchisme : Une foi évangélique, une

    politique non-interventionniste ……...…….. p. 125

    4.3.4.4 Le Cymbalum Mundi situé dans l‟œuvre

    de Des Périers ……………...…….…...……….. p. 126

    4.3.5 Lionello Sozzi …………….……………….……….……… p. 127

    4.3.6 Peter Hampshire Nurse : Scepticisme et

    Spiritualité …………………….……..…………………... p. 128

    4.3.6.1 Les sources intellectuelles du

    Cymbalum Mundi ………….……………...…… p. 129

    4.3.6.2 Le sens du Cymbalum Mundi …….………… p. 132

    4.3.7 Michael A. Screech : Le Cymbalum Mundi, œuvre

    catholique .....………………….………………………....... p. 135

    4.3.7.1 Une condamnation étrange …………….…… p. 136

    4.3.7.2 L‟auteur du Cymbalum Mundi …………..…. p. 138

    4.3.8 Heather Ingman .....………….………...………………… p. 140

    4.4 Une œuvre philosophique ……………………………………….. p. 143

    4.4.1 Wolfgang Spitzer : Une critique de l‟homme et de

    son abus de la parole ………………………………….. p. 144

    4.4.2 Ian R. Morrison : Une œuvre éthique, une

    perspective comique ……………………….…………… p. 145

    4.4.3 Wolfgang Boerner : « Une satire de la société

    peinte dans ses représentants typiques » …………. p. 148

    4.4.4 François Berriot : « Une des premières

    manifestations de l‟agnosticisme » ? ………….…….. p. 151

    4.4.5 Yves Delègue : La parole en cause ……….………….. p. 154

    4.4.6 Michèle Clément : Le Cymbalum Mundi, œuvre

    cynique ………………….………………………………… p. 157

  • 5. Conclusions ……………………………….…….……………………………. p. 160

    6. Bibliographie …………………………………………………………………. p. 166

    7. Annexe ………………….……………………………………………………… p. 172

  • 1. Introduction

    L‟objet de notre étude, le Cymbalum Mundi, attribué à Bonaventure Des

    Périers (attribution que nous reprenons), est un livre mal connu de nos

    jours. C‟est d‟autant plus étonnant lorsque l‟on se rend compte du nombre

    impressionnant d‟études consacrées à ce livret. Dès sa parution, le

    Cymbalum Mundi a attiré l‟attention, que cela soit pour en faire l‟éloge ou, au

    contraire, pour condamner ses prétendues idées blasphématoires. Les

    opinions ne pourraient être plus partagées par rapport au sens de l‟œuvre.

    Le Cymbalum Mundi n‟est qu‟un tout petit livre, composé de quatre dialogues

    divertissants. Or, la plupart des critiques ont cru discerner dans ce court

    texte beaucoup plus qu‟un simple divertissement d‟érudit. Ils ont conseillé

    de ne pas se limiter au sens littéral du livre et ils ont tenté de dégager « le

    sens caché ». L‟objectif de notre étude ne sera pas d‟ajouter, à notre tour,

    une interprétation du Cymbalum Mundi. Pour arriver à une interprétation

    cohérente et nouvelle, il faudrait non seulement une analyse profonde des

    arguments textuels du livre même, mais aussi une étude approfondie des

    autres œuvres de Des Périers.

    Notre étude se concentrera sur les diverses interprétations du Cymbalum

    Mundi qui ont été formulées dans le passé. Nous nous efforcerons de

    rassembler toutes ces interprétations et de présenter, en forme résumée,

    leurs points essentiels. Nous ne voudrions toutefois pas prétendre de

    proposer un survol exhaustif. Pour le faire bien trop d‟auteurs ont étudié le

    Cymbalum Mundi. Un grand nombre des critiques a dédié un essai ou même

    un livre entier à Des Périers et à son opuscule. Plusieurs ont même proposé

    une nouvelle édition du livre. D‟autres n‟ont mentionné le texte de Des

    Périers qu‟en passant. Il convient aussi de remarquer qu‟un grand nombre

    d‟études n‟ont analysé qu‟un détail ou qu‟un seul aspect du Cymbalum

    Mundi et n‟apportent donc rien sur le sens en général. Ces analyses ont été

    négligées, parce que l‟enjeu de notre travail constitue justement

    l‟interprétation du sens général du livre de Des Périers. Pour le reste, il est

  • également possible que dans l‟interminable liste des interprétations,

    quelques noms seraient échappés à notre attention. Nous allons toutefois

    tenter de réunir la plupart des opinions sur le sens général du Cymbalum

    Mundi. Tout en nous concentrant sur les plus importantes. De toute

    évidence, nous tenterons de présenter ici en tout cas un survol plus complet

    et plus élaboré que tous ceux présentés par quelconque tentative antérieure.

    Nous commencerons par une préface historique, dans laquelle nous

    présenterons d‟abord succinctement le climat qui régnait au XVIe siècle.

    Dans la seconde partie de la préface, nous tenterons de retracer la vie de

    Bonaventure Des Périers Ŕ une vie pleine d‟obscurités, ce qui constitue la

    raison pour laquelle plusieurs érudits semblent avoir glissé dans la

    conjecture Ŕ, ainsi que l‟affaire du Cymbalum Mundi. Nous expliquerons le

    sort qu‟a connu ce livre, ainsi que celui de son auteur et de l‟imprimeur.

    Nous présenterons ensuite le livre même : sa forme et son contenu.

    L‟argument de chaque dialogue sera résumé afin que le lecteur puisse avoir

    une idée du contenu des quatre dialogues. Cela dit, nous ajouterons le

    Cymbalum Mundi dans sa totalité en annexe 1 . Comme les différentes

    interprétations se réfèrent évidemment à l‟œuvre, nous estimons qu‟il est

    utile de rendre le texte même. C‟est également pour cette raison que nous

    voudrions en recommander la lecture avant de lire notre étude.

    Après toutes ces explications générales, suivront les différentes

    interprétations. Pour la clarté, nous opterons pour une division en quatre

    groupes. Le premier ensemble rassemblera les opinions défavorables au

    sujet du Cymbalum Mundi. Ces thèses, qui considèrent le livre comme « une

    œuvre contraire au christianisme », constituent sans doute la majorité des

    interprétations divergentes. Dans le deuxième groupe, nous rassemblerons

    les études qui se caractérisent par une « absence de jugement ». D‟une part,

    ce groupe est composé de ceux qui affirment « l‟innocence » du Cymbalum

    Mundi. Par ailleurs, on trouvera dans ce groupe aussi ceux qui considèrent

    1L‟édition que nous avons reproduit en annexe, est l‟édition phototypique de Pierre-Paul Plan : Bonaventure DES PERIERS, Cymbalum Mundi, Réimpression de l‟édition 1537 fac-

    similé de l‟exemplaire unique conservé à la Bibliothèque de Versailles, par Pierre-Paul Plan,

    Paris, Société des Anciens Livres, 1914.

  • le texte de Bonaventure Des Périers comme une « œuvre inintelligible ». Et

    puis, il a été suggéré aussi que le petit livre serait en fait « une œuvre

    chrétienne ». C‟est ce qui deviendra clair dans la troisième partie des

    interprétations. En dernier lieu, nous regrouperons quelques interprétations

    qui ont en commun qu‟ils diffèrent de ceux qui examinent le Cymbalum

    Mundi surtout, et presque uniquement, sous le rapport de la religion. Ce

    quatrième groupe considère le texte de Des Périers plutôt comme

    « philosophique ».

    Il importera alors, après avoir parcouru enfin toutes ces interprétations du

    Cymbalum Mundi, d‟en dégager les plus valables ou, en tout cas, les

    éléments qui se révèlent les plus intéressants.

  • 2. Préface historique

    2.1 Le XVIe siècle

    Bonaventure Des Périers, ainsi que toute l‟agitation autour de son fameux

    opuscule, Cymbalum Mundi, est un produit du XVIe siècle. Après des temps

    difficiles avec la grande peste de 1348 et la guerre de Cent Ans, la France

    connaît non seulement un essor démographique et économique, mais aussi

    une renaissance intellectuelle et artistique. Souvent, l‟image de la lumière

    est associée à cette période, tandis que les siècles précédents sont dépeints

    comme immergés dans les ténèbres. L‟époque humaniste se caractérise par

    un sentiment de renaissance. Mais le renouveau de ce temps, qui touche

    plusieurs domaines, semble d‟abord l‟apanage d‟un petit groupe de lettrés et

    d‟artistes dont l‟« enthousiasme a été si vif, leur zèle à le propager si actif,

    l‟éclat des œuvres qu‟ils ont produites si éblouissant, qu‟ils ont eu un

    rayonnement considérable »2.

    Dans le domaine de la religion, les choses se mettent aussi à bouger. Le XVIe

    siècle connaît une foi omniprésente3. Les gens ont le crucifix au mur et des

    images pieuses dans la maison, la journée est réglée par le son des cloches,

    les jours sont indiqués par des noms de saints et ainsi de suite. Robert

    Mandrou a considéré la dévotion des pratiquants comme une espèce de

    « conformisme social »4. Sous une autre optique, cette croyance fortement

    divulguée a été attribuée à la peur de la mort. En tout cas, il importe de ne

    pas sous-estimer la religiosité des fidèles de cette époque : « [Il] y a souvent

    chez eux une authentique soif de Dieu et de sa parole. »5.

    2 Arlette JOUANNA, et al., La France de la Renaissance. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert

    Laffont, 2001, p. 9. 3 A propos de la foi profonde de ce temps, nous renvoyons le lecteur non seulement à Arlette JOUANNA, et al., ibid., mais aussi à l‟œuvre également fondamentale de Lucien Febvre : Lucien FEBVRE, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Édition

    revue avec 6 planches hors texte, Paris, Albin Michel, « L‟évolution de l‟humanité, troisième

    section, IV », 1947. 4 Arlette JOUANNA, et al., op. cit., pp. 271-272. 5 Ibid., p. 275.

  • Quoi qu‟il en soit, parmi les chrétiens une rupture se produit au XVIe siècle.

    Certains se font partisans d‟une réforme et rompent avec l‟Eglise romaine.

    D‟autres préfèrent des changements réalisés de l‟intérieur6.

    Ce qui importe pour nous, c‟est l‟atmosphère tendue qui régnait à ce

    moment-là suite aux multiples conflits religieux. Toute liberté est

    compromise et tout comportement qui s‟écarte de la convention et de la

    tradition, devient suspect. La peur des hérésies règne : aussi le XVIe siècle

    est-il connu comme une époque de grandes poursuites. Le Journal d’un

    bourgeois de Paris sous François 1er 7 , tenu de 1519 à 1530 par Maître

    Nicolas Versoris, dresse un tableau de la vie quotidienne de cette période. Le

    document présente « un mélange d‟événements privés et publics, de

    réflexions personnelles, de racontars et de rumeurs du temps »8. Versoris

    tient le registre des faits de la rue, comme les supplices et les pendaisons. Le

    fragment n° 265 témoigne de l‟intolérance religieuse et des persécutions

    frénétiques du XVIe siècle :

    265. Environ le IIIe ou quattresme jour d‟aoust et aultres plusieurs jours suivant,

    passerent grant quantité de gens d‟armes lancequenez qui revenoient du meurtre et

    occisions des Luteriens tués et occis en Lorraine, lesquels en plusieurs places autour

    Paris firent des maulx infinis, mesmement au villaige de Chesle où ils entrèrent dans

    l‟abbaye. Toutesfoys ilz y en eust tués quelques uns, samblablement à Paris et à

    Corbeil et Melun, toutesfoys ilz firent de gros torz sur le plat pays, ilz estoient au

    nombre de six milles. S‟ils eussent esté abandonnez au villagoys, ilz n‟y eussent

    guères arrester, car tout le plat pays estoit envirun contre eulx9.

    C‟est dans ce climat troublé qu‟a été publié le Cymbalum Mundi, petit livre, à

    première vue totalement innocent, attribué à Bonaventure Des Périers. Notre

    premier chapitre (Cfr. 3) traitera de la forme et du contenu de ce recueil de

    6 Pour les détails de « la déchirure religieuse » de cette époque, nous renvoyons le lecteur à La France de la Renaissance. Histoire et dictionnaire : Ibid., pp. 271-359. 7 Journal d’un bourgeois de Paris sous François 1er, Texte choisi, établi et présenté par

    Philippe Joutard, Paris, Union générale d‟éditions, « Le monde en 10/18 », 1963. 8 Ibid., p. 6. 9 Ibid., pp. 88-89.

  • dialogues, mais nous parlerons ici d‟abord du sort qu‟a connu cet ouvrage,

    ainsi que de son auteur.

    2.2 Bonaventure Des Périers

    Au préalable, il convient d‟avouer que beaucoup de doutes à propos de la vie

    de Des Périers subsistent. Par ailleurs, il n‟y a pas non plus un accord

    général sur les œuvres qu‟il faut lui attribuer. Aussi, Michael A. Screech

    n‟est-il pas d‟accord pour désigner « sans preuve convaincante », comme il le

    dit lui-même, Des Périers comme l‟auteur du Cymbalum Mundi. Screech

    reprend de Guillaume Postel le nom d‟un certain Villanovanus, mais après

    quelques hypothèses sur l‟identité de ce dernier, il admet ignorer la réponse

    à la question : Qui est l‟auteur du Cymbalum Mundi ?10. Charles Nodier pour

    sa part avait attribué plusieurs œuvres à Des Périers qui selon Louis Lacour

    ne sauraient être de sa main, ainsi par exemple le Valet de Marot contre

    Sagon, la traduction de l‟Andrie de Térence et les Discours11.

    Jean Bonaventure Des Périers, ou Johannes Eutychus Deperius, est né au

    début du XVIe siècle. Les biographes doutent de la date exacte, tout comme

    du lieu de naissance. Ils proposent, en gros, trois dates différentes (1498,

    1500 et 1510), mais ils sont d‟accord pour le lieu : la petite ville d‟Arnay-le-

    Duc, qui se situe dans le pays de Bourgogne, pas loin d‟Autun. Pendant ses

    années de jeunesse, Des Périers est l‟élève et le protégé d‟un certain

    « Monseigneur de Saint Martin »12. Sur l‟identité de ce dernier, plusieurs

    hypothèses ont été formulées 13 . Colletet y voit un homme nommé de

    Mesmes, tandis que Lacour identifie ce personnage au cardinal de Guise.

    Plus tard, Lacour, ainsi que Paul Lacroix, se joint à l‟opinion de Colletet.

    Toutefois, Chenevière est convaincu qu‟il s‟agit en réalité de Robert Hurault,

    abbé de Saint-Martin d‟Autun, hypothèse qui sera reprise plus tard sans le

    10 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, pp. 14-15. 11 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, pp. 150-151, 163-164. 12 Une pièce de vers de la main de Bonaventure à Marguerite de Navarre en témoigne : les vers sont cités par Adolphe Chenevière : Adolphe CHENEVIERE, Bonaventure des Periers. Sa vie, ses poésies, Paris, Plon, 1886, p. 7. 13 Ibid., pp. 7-16.

  • moindre doute par Peter Hampshire Nurse 14 . Tout ceci n‟est pas sans

    importance : le lecteur le verra un peu plus loin. Cet abbé a rempli le rôle de

    précepteur et de conseiller de la sœur du roi, Marguerite de Navarre.

    Après ces années d‟études classiques, suit une existence vagabonde qui dura

    jusqu‟à 1536. Pendant ce laps de temps, Des Périers collabore à une

    traduction française de la Bible, celle d‟Olivetan qui a été publiée à

    Neufchâtel en 1535. « Cette Bible […] est la première édition ou traduction

    protestante en langue française […] » 15 . Bonaventure est l‟un des trois

    collaborateurs de cette entreprise, les deux autres étant H. Rosa et Math.

    Gramelinus. Rosa et Des Périers ont été chargés de l‟interprétation de la

    Table de tous les mots ébrieux, chaldéens, grecs et latins, tant d’hommes que

    de femmes, de peuples, de pays, de cités, de fleuves, de montaignes, et

    d’autres, lesquelz sont contenus au vieil et nouveau Testament, extraictz de

    plusieurs bons autheurs et familièrement traduictz en françoys. Sous la

    rubrique Concinnatores tabulae ad lectorem, on retrouve deux distiques dont

    l‟un porte la signature de Des Périers. Chenevière signale encore que, à son

    avis, la tâche de Des Périers renfermait également la traduction. Son rôle de

    participation aurait donc été double 16.

    Son travail avec Olivetan recouvre l‟année 1534 ainsi qu‟une partie de 1535.

    En 1536 paraît à Lyon le premier volume des Commentarii linguae latinae

    d‟Etienne Dolet, auquel Des Périers a collaboré depuis le printemps de

    l‟année 1535. Dolet a lui-même indiqué avoir reçu l‟aide de Des Périers pour

    le travail préparatoire de son immense recueil Commentaires de la langue

    latine : « Bonaventure Des Periers, héduen, nous apporta le secours de son

    travail assidu pour l‟exécution du premier volume de nos Commentaires. »17.

    C‟est en 1536, année où il prend aussi la défense de Marot dans la querelle

    qui oppose celui-ci à Sagon, que Des Périers rencontre Marguerite de

    14 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. vii. 15 M. Reuss cité par Adolphe Chenevière : Adolphe CHENEVIERE, op. cit., p. 30. 16 Ibid., pp. 27-28. 17 Ibid., p. 34.

  • Navarre lors d‟une cérémonie religieuse. Il est si impressionné par sa

    présence qu‟il veut devenir son serviteur à tout prix. Il se voit attribué

    d‟abord la charge de secrétaire, ensuite celle de valet de chambre. Ce n‟est

    par conséquent pas étonnant que la sœur du roi apparaît fréquemment dans

    les vers de Des Périers et qu‟il lui dédie même un grand nombre de poèmes.

    Lucien Febvre signale que « [s]ur 73 pièces avec dédicace que nous a

    conservé le recueil des Œuvres, 30 sont dédiées à la seule Marguerite contre

    4 à Marot ; 4 à Du Moulin ; 3 à François Ier ; 3 à Madame de Saint-

    Pater… »18.

    A la fin de l‟année, il lui fait parvenir un long poème satirique et ironique,

    Prognostication des Prognostications pour tous temps, à jamais, sur toutes

    autres véritable ; laquelle descoeuvre l’impudence des prognostiqueurs, par le

    biais de son ami Antoine du Moulin. Cette œuvre, publiée sous le

    pseudonyme de « maître Sarcomoros, natif de Tartarie et secrétaire du roi de

    Cathay », ridiculise les auteurs d‟almanachs et de prognostications.

    2.2.1. L‟affaire du Cymbalum Mundi

    A cette époque, Des Périers travaille déjà à son Cymbalum Mundi. Ce petit

    livre paraît de façon anonyme en février 1537, avant Pâques (c‟est à dire : en

    1538 nouveau style)19, mais est presque aussitôt condamné et supprimé. Le

    mardi 5 mars 1537 (avant Pâques, soit en 1538), Pierre Lizet, premier

    président de la cour du Parlement de Paris, reçoit une lettre du roi ainsi

    qu‟une du chancelier, accompagnées d‟un exemplaire du Cymbalum Mundi.

    Comme le roi y voyait « de grands abuz et heresies », il ordonne de

    poursuivre l‟imprimeur tout comme l‟auteur. L‟arrêt du Parlement date du

    jeudi 7 mars :

    Jeudi viie jour de mars [M] Ve XXXVII2. Manée :

    Ce jour, me Pierre Lizet, premier président en la court de ceans, a dict à icelle que

    mardi dernier, sur le soir, il receut un pacquet où y avoit unes lettres du Roy et une

    18 Lucien FEBVRE, « Origène et Des Périers ou l‟énigme du Cymbalum mundi », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, II, 1942, p. 120. 19 L‟année commençait alors à Pâques.

  • du Chancellier, avec ung petit livre en langue françoise intitulé : Cymbalum mundi, et

    luy mandoit le Roy qu‟il avoit faict veoir ledict livre et y trouvoit de grands abuz et

    heresies et que, à ceste cause, il eust à s‟enquerir du compositeur et de l‟imprimeur,

    pour l‟en avertir, et après proceder à telle punition qu‟il verroit estre à faire. Suivant

    lequel commandement il avoit fait telle diligence que, hier, il fit prendre ledict

    imprimeur, qui s‟appeloit Jehan Morin, et estoit prisonnier, et avoit fait visiter sa

    bouticque, et avoit l‟on trouvé plusieurs fols et erronez livres en icelle, venans

    d‟Allemaigne, mesmes de Clement Marot, que l‟on voulloit faire imprimer. A dit aussi

    que aucuns theologiens l‟avoient adverty qu‟il y avoit de present en ceste ville

    plusieurs imprimeurs et libraires estrangiers, qui ne vendoient sinon livres de

    l‟impression d‟Allemaigne contenans plusieurs habuz et erreurs, et aujourd‟huy es

    Colleges on ne lisoit aux jeunes escoliers, sinon livres parmi lesquelz y avoit

    beaucoup d‟erreurs et qu‟il y failloit pourvoir promptement, estant certain que l‟on

    feroit service à Dieu, bien à la chose publicque et service très agreable au Roy, lequel

    luy escripvoit que l‟on ne luy povoit faire service plus agreable que d‟y donner

    prompte provision. Sur ce la matière mise en délibération.20

    Notons que Bonaventure Des Périers n‟y est pas nommé. La lettre royale

    parle « du compositeur et de l‟imprimeur », mais c‟est uniquement

    l‟imprimeur, Jean Morin, qui est arrêté et emprisonné. Il semble toutefois

    que, dès le début, Morin aurait révélé le nom de l‟auteur afin de ne pas

    porter lui-même toute la responsabilité. C‟est ce qui peut être dérivé de la

    supplique du pauvre imprimeur, adressée au chancelier Du Bourg. Il s‟agit

    d‟un texte sans date, copié par du Puy, garde de la Bibliothèque du Roi, sur

    l‟exemplaire du Cymbalum Mundi de 1538 et qui a été conservé à la

    Bibliothèque nationale :

    A Monseigneur le Chancelier.

    Supplie humblement Jehan Morin, pauvre jeune garçon libraire de Paris, que comme

    ainsi soit qu‟il aye, par ignorance et sans aucun vouloir de mal faire ou mesprendre,

    imprimé un petit livret appellé Cymbalum mundi, lequel livre seroit tombé en

    scandale et reprehension d‟erreur, à cause de quoy ledit suppliant pour ce qu‟il l‟a

    imprimé auroit esté mis en prison à Paris et à présent y seroit detenu en grande

    pauvreté et dommage à lui insuportable. Qu‟il vous plaise d‟une benigne grace lui

    20 Nous avons reproduit le texte d‟après Abel Lefranc qui l‟a collationné d‟après le registre

    même du Parlement (X1a 1540, fol. 221) : Abel LEFRANC, « Rabelais et les Estienne. Le procès du Cymbalum de Bonaventure des Périers », in Revue du seizième siècle, XV, 1928, p.

    359.

  • faire ce bien de lui octroïer lettres et mander à Monsr le premier Président de Paris et

    à Monsr le lieutenant criminel que vous voulez bien qu‟il soit relasché, à caution de

    se representer toutes fois et quantes que le commandement luy en sera fait, attendu

    que par sa deposition il a declaré l‟auteur dudit livre et que, en ce cas, il est du tout

    innocent et qu‟il n‟y eust mis sa marque ny son nom s‟il y eust pensé aucun mal. Ce

    faisant ferez bien et justice, et l‟obligerez a jamais prier Dieu pour vostre prosperité et

    santé. 21

    Morin a apparemment désigné l‟auteur, cependant Des Périers ne se trouve

    nulle part cité. Cette requête de la part de l‟imprimeur comporte pour le reste

    la demande d‟être mis en liberté puisqu‟il serait « du tout innocent ». Il

    déclare avoir imprimé l‟opuscule, ignorant le caractère hérétique de ce petit

    livre. Il donne pour preuve le fait que sa marque ainsi que son nom y

    figurent. Toutefois, il ne semble pas que Morin ait pu regagner sa liberté.

    Des charges nouvelles aggravent au contraire sa situation : il aurait vendu

    quatre livres impies à un autre libraire parisien, Jean de la Garde. Comme

    ce dernier vient d‟être condamné, il n‟est pas difficile de s‟imaginer que la

    situation de Morin devient particulièrement précaire. Pierre Lizet adresse à

    ce moment-là, le 16 avril, une lettre au chancelier du Bourg afin d‟apprendre

    la volonté du roi concernant toute l‟affaire :

    Monseigneur, je vous ay voulu advertir que Jehan Morin libraire qui a faict imprimer

    le petit livre intitulé : Cymbalum mundi, pourquoy il a esté constitué prisonnier,

    suivant l‟ordonnance du Roy, s‟est trouvé depuis chargé d‟avoir vendu à ung nommé

    Jehan de la Garde, aussi libraire, quatre petit livres, les plus blasphemes, heretiques

    et scandaleux que l‟on sçauroit point dire et contre le Sainct Sacrement de l‟autel et

    toute la doctrine catholique, lesquels livres ont esté bruslez avec ledit de la Garde et

    aultres, executez, ces jours passez, à mort. Et parce que ledit Morin libraire est

    prisonnier, de l‟ordonnance du Roy, vostre plaisir soit en parler audit Seigneur, à ce

    qu‟il luy plaise me faire entendre, sur ce, son plaisir et commandement.

    Monseigneur, après m‟estre humblement recommandé à vostre bonne grace, priray le

    benoist sauveur vous donner très bonne et très longue vie.

    De Paris, ce XVe avril [1538].

    Vostre plus humble serviteur,

    Pierre LIZET.22

    21 La supplique citée par Abel Lefranc : Ibid., pp. 359-360. 22 La lettre citée par Abel Lefranc : Ibid., pp. 360-361.

  • Comment la sentence est-elle formulée ? Abel Lefranc, suivant en cela Alfred

    Cartier et Adolphe Chenevière, nous apprend qu‟il y aurait eu un arrêt du

    Parlement du 19 mai 1538, ordonnant la destruction du Cymbalum Mundi23.

    Il n‟y a néanmoins pas de document pour l‟attester.

    Nous avons en revanche une pièce copiée par Nathan Weiss, secrétaire de la

    Société de l‟Histoire du Protestantisme français, dans les registres du

    Parlement de Paris. Il s‟agit d‟un nouvel arrêt du Parlement qui date du 10

    juin 1538 et qui a été publié par Pierre-Paul Plan dans sa réédition en fac-

    similé du Cymbalum Mundi de 1537 :

    Veu par la court le proces faict par le prevost de Paris alencontre de Jehan Morin

    prisonnier de la cociergerie du Palais de Paris, appelant de la sentence contre luy

    donnée par led. Prevost ou son lieutenant, par laquelle et pour raison de ce qu‟il

    auroit baillé, vendu et delivré aulcuns livres contenans plusieurs erreurs et

    scandales et faict imprimer en sa maison ung livre intitulé Cymbalum mundi ouquel

    y a, comme l‟on dit, aulcuns erreurs et paroles scandaleuses contre la foy

    catholicque comme plus à plein est declairé oudit proces, il auroit esté condemné à

    estre mené en ung tumbereau devant l‟eglise nostre dame de Paris et illec faire

    amende honorable, nue teste et à genoulx, tenant en ses mains une torche de cire

    ardant et requerir mercy et pardon à Dieu, au roy et à justice, et les meschans livres

    qui seroient trouvés en sa possession bruslés en sa présence. Ce faict, estre battu

    nud de verges par les carrefours de ceste ville de Paris, aiant la corde au col, tourné

    au pilory, banny à tousjours de ce roiaume, et ses biens declairés confisqués au roy.

    Et oy et interrogé par lad. court icelluy prisonnier sur sa cause d‟appel et tout

    considéré, il sera dit que avant de proceder au jugement dud. proces lad. court a

    ordonné et ordonne led. livre intitulé Cymbalum mundi estre monstré et communiqué

    à la faculté de théologie pour sçavoir si en icelluy y a aulcuns erreurs ou heresies ; et

    aussi sera informé super vita et moribus dud. prisonnier pour ce faict et le tout veu

    par lad. court estre procédé au jugement dud. procès ainsi que de raison. Et

    cependant led. prisonnier sera mis en lieu seur et il sera advisé pour le mieulx à ce

    que cependant il se puisse faire penser et medicamenter de la maladie à luy

    survenue.

    XVII° jun. Ve XXXViiij°.

    LESUEUR rapr. A. LESUEUR. F. DE SAINCT ANDRÉ.24

    23 Ibid., p. 361. 24 L‟Arrêt du Parlement cité par Abel Lefranc : Ibid., pp. 361-362.

  • Le verdict du prévôt de Paris est dur. Le prévôt ordonne non seulement la

    destruction du Cymbalum Mundi tout comme les autres livres trouvés chez

    Morin, mais condamne à perpétuité l‟imprimeur à l‟exil. Premièrement, le

    condamné doit encore faire amende honorable, subir des peines corporelles

    et tous ses biens seront confisqués par le roi. Cette sentence, observe Lucien

    Febvre, paraît être très sévère, mais n‟est qu‟une « bagatelle » comparé au

    sort qu‟a connu Jean de la Garde25.

    Morin fait appel de ce jugement auprès du Parlement, action qui lui procure,

    au moins, un peu de répit : le Cymbalum Mundi sera soumis à la Faculté de

    théologie, réunie au Collège de Sorbonne, avant de passer aux actes. Entre-

    temps, les autorités se lancent dans une enquête sur le passé du prisonnier.

    Comme la décision date du 19 juillet, Febvre en conclut que la Faculté a eu

    besoin d‟« un bon mois pour examiner le mince livret »26, vu que l‟ordre pour

    renvoyer l‟opuscule date du 17 juin 1538. Du Plessis d‟Argentré résume

    l‟avis de la Faculté dans sa Collectio judiciorum :

    Anno domini millesimo quingentesimo octavo, die decima nona mensis Julii,

    congregata Facultate apud Collegium Sorbonae super libro intitulato : Cymbalum

    mundi, misso ad Facultatem per Curiam Parlamenti, auditis deliberationibus

    magistrorum nostrorum, conclusum fuit quod, quamvis liber ille non continet

    errores expressos in Fide, tamen quia perniciosus est, ideo supprimandus.27

    La Sorbonne conclut que même si le Cymbalum Mundi ne renferme pas d‟ «

    erreurs expresses en matière de foi », il faut le supprimer car il est

    « pernicieux ». Les Magistri Nostri considéraient l‟esprit du livre en général

    comme dangereux. Ce jugement fait immédiatement comprendre la rareté du

    livre. Il n‟y a que trois exemplaires qui ont survécu : un de l‟édition de 1537

    et deux de celle de 1538.

    25 Lucien FEBVRE, « Une histoire obscure. La publication du Cymbalum mundi », in Revue du seizième siècle, XVII, 1930, p. 11. 26 Ibid., p. 12. 27 Du Plessis d‟Argentré cité par Alfred Cartier: Alfred CARTIER, « Le libraire Jean Morin et le Cymbalum mundi de Bonaventure des Periers devant le Parlement de Paris et la Sorbonne », in Société de l’histoire du Protestantisme français. Bulletin historique et littéraire,

    XXXVIII, 1889, p. 580.

  • Cartier ainsi que Screech mettent en lumière le caractère un peu bizarre du

    jugement. Cartier souligne « la rigueur habituelle des jugements de la

    Sorbonne » qui ne correspond pas à l‟« indulgente modération des termes de

    cette condamnation ». La question suivante se pose : La Sorbonne faisait-elle

    mine de rien pour ne pas faire de la publicité à un livre très hérétique, ou

    bien ne comprenait-elle en fait rien à propos de la véritable nature de

    l‟opuscule ? 28 Screech pour sa part souligne la « légalité douteuse » du

    jugement et signale qu‟il ne connaît « aucune condamnation d‟aucun livre

    par les censeurs de la Sorbonne ou du Parlement Ŕ pas une seule Ŕ entre

    1535 et 1539, sauf celle-ci »29. Il nous renvoie ensuite au livre de Francis

    Higman dans lequel celui-ci dit ironiquement : « [T]he Faculty has here

    descended to saying in effect, „since the king has said it is dangerous, it

    must be‟. »30.

    Nous jugeons approprié d‟insérer ici une petite parenthèse à propos des

    hypothèses de Screech. Celui-ci s‟étonne du fait qu‟un livre soit condamné.

    Toutefois, même si entre 1535 et 1539 nul autre livre que le Cymbalum

    Mundi a été condamné, la suppression d‟une opuscule considérée comme

    hérétique ainsi que la poursuite de son auteur, n‟est pas un fait singulier au

    XVIe siècle. Le cas du libelle de Geoffroy Vallée, De arte nihil credendi (L’Art

    de ne croire en rien) ou Le fléau de la foi 31 , peut être raconté à titre

    d‟exemple. Dans ce petit livre, l‟auteur parle des différentes croyances. Pour

    lui, ce qui compte, c‟est le savoir : non pas la croyance aveugle, mais la

    connaissance du monde et de soi par laquelle on peut atteindre Dieu. Celui

    qui croit par simple foi, ou par crainte ou peur, se situe dans l‟ignorance.

    Seulement le savoir et la réelle compréhension du monde mènent au repos et

    à la félicité.

    28 Ibid., pp. 580-581. 29 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 8. 30 Francis M. HIGMAN, Censorship and the Sorbonne. A bibliographical study of books in French censured by the faculty of theology of the university of Paris, 1520-1551, Genève,

    Droz, 1979, p. 35. 31 L’Art de ne croire en rien. Suivi de Livre des trois imposteurs, édition établie et préfacée par

    Raoul Vaneigem, Paris, Payot & Rivages, 2002.

  • Vallée, qui a exprimé ses pensées librement, a dû en subir les conséquences.

    Son livre, qu‟il a eu la hardiesse de signer de son nom, n‟est pas passé

    inaperçu : « Une lecture attentive révèle […] chez le jeune homme une

    perspicacité que l‟Eglise estima[it] assez outrageante pour l‟envoyer à la

    mort, à l‟âge de vingt-quatre ans. »32. Le 9 février 1574, Vallée a été pendu.

    Revenons au Cymbalum Mundi. Celui-ci est donc supprimé, mais qu‟advint-il

    en définitive de son imprimeur? Chenevière conclut qu‟ « [o]n ne saurait dire

    si Jehan Morin fut, comme Jehan de la Garde, brûlé avec le livre qu‟il avait

    imprimé »33. Ce doute concernant l‟issue de l‟affaire pour Morin règne chez

    tous les érudits. Toutefois, Cartier est :

    persuadé que, dans le fait que Des Periers a pu trouver à Lyon un imprimeur disposé

    à entreprendre une nouvelle édition du Cymbalum [(Cfr. infra : 2.2.2)], il faut voir

    une preuve, ou si l‟on veut une présomption de plus, que Jean Morin était sorti

    indemne des poursuites intentées à l‟occasion de la première. Une condamnation

    aurait certainement détourné Bonyn d‟une publication dont le danger eût été trop

    palpable pour qu‟il se fût hasardé à en courir le risque.34

    Cartier voit la publication d‟une seconde édition du livre comme la

    confirmation de l‟élargissement du libraire. Lefranc, pour sa part, remarque

    encore qu‟il existe une édition du Roman de la Rose de 1538 qui porte le nom

    de Jehan Morin. Ceci le porte à suggérer la possibilité que le frère aîné de

    l‟imprimeur, qui s‟appelle également Jean, ait remplacé le petit Jean dans la

    firme35. Toutefois, Febvre considère cette hypothèse comme invraisemblable

    et résout à attendre une hypothèse meilleure36.

    Il convient ici de mentionner un problème capital, présenté par Febvre,

    problème qui obstrue, en fait, d‟établir la clarté sur l‟issue de l‟affaire : « [O]n

    ne sait jamais au XVIe siècle, l‟année partant généralement de Pâques, si un

    livre qui porte le millésime de 1537 n‟a pas été imprimé en janvier, février,

    32 Ibid., p. 23. 33 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., p. 65. 34 Alfred CARTIER, op. cit., pp. 587-588, n. 1. 35 Abel LEFRANC, op. cit., p. 365. 36 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, pp. 12-13.

  • mars ou même avril 1538. »37. Comme les dates de publication exactes du

    Cymbalum parisien, du Cymbalum lyonnais (Cfr. infra : 2.2.2) ainsi que du

    Roman de la Rose peuvent indiquer l‟acquittement ou non de Morin, le doute

    qui subsiste concernant le millésime n‟est pas sans importance38. Mais nous

    ignorons ce qu‟est devenu finalement de Morin.

    2.2.2. Les répercussions pour l‟auteur

    Pour ce qui est de l‟auteur du livre, Bonaventure Des Périers, nous savons

    avec certitude qu‟il a été dénoncé par Morin. Lefranc estime que Des Périers

    s‟est probablement réfugié à Autun et qu‟il a recherché la protection de la

    reine de Navarre39. Cartier en revanche croit que Bonaventure n‟a pas voulu

    se sauver. Au contraire, même : Des Périers ne semble pas avoir prêté

    attention au jugement du livre. La sentence tempérée de la Sorbonne aurait

    amené l‟auteur à se croire « assez sûr de l‟impunité pour donner, la même

    année 1538, une nouvelle édition du Cymbalum »40, le Cymbalum lyonnais.

    En effet, Des Périers, qui a quitté Paris Ŕ alors qu‟il n‟était

    vraisemblablement pas poursuivi lui-même Ŕ a fait paraître une seconde

    édition de l‟opuscule à Lyon. Après ce qui est arrivé à la première édition, il

    est étonnant que Bonaventure ait pu trouver un imprimeur, Benoît Bonyn

    ou Bounyn, prêt à prendre un tel risque. Febvre souligne l‟étrangeté de cette

    décision de Des Périers ainsi que l‟étrangeté de celle de Bonyn. Ces décisions

    ne concordent pas avec l‟attitude prudente attendue41.

    Certains cherchent l‟explication auprès des protecteurs de Bonaventure.

    Surtout dans les relations que Des Périers entretenait avec Marguerite de

    Navarre, Bonaventure étant son protégé. Toutefois, à ce sujet, Chenevière

    mentionne que la reine de Navarre n‟a sans doute pas bien accueilli la

    37 Ibid., p. 21. 38 Pour plus de détails du raisonnement de Febvre, nous renvoyons le lecteur à son article : Ibid., pp. 21-25. 39 Abel LEFRANC, op. cit., pp. 365-366. 40 Alfred CARTIER, op. cit., p. 583. 41 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, p. 26.

  • répétition du scandale42. Febvre, en revanche, qui préfère se baser sur des

    faits établis, ne voit dans l‟argumentation de Chenevière « que du sentiment

    et des interprétations »43.

    Par ailleurs, Febvre relativise aussi la deuxième explication de cette

    réimpression du Cymbalum Mundi : l‟air qui règne à Lyon 44 . L‟opinion

    généralement admise est celle de « la longanimité des autorités

    lyonnaises »45. Il aurait existé à Lyon une tolérance plus grande. Febvre

    affirme que si la situation n‟y différait de celle à Paris, il y avait certes moins

    de contrôle. Or, il ne faut pas exagérer : « [O]n n‟avait pas le droit d‟y

    provoquer impunément, sous l‟œil sévère du cardinal de Tournon, les

    autorités spirituelles et morales du royaume, ni d‟y répandre ouvertement

    des œuvres condamnées et suspectes d‟un inquiétant “lucianisme”. »46. Dans

    un autre article de Febvre, Origène et Des Périers ou l’énigme du Cymbalum

    mundi47, où celui-ci rappelle brièvement les circonstances de la publication

    du Cymbalum Mundi, il reprend la réfutation de cet argument sur base de

    quelques exemples concrets :

    La mansuétude des pouvoirs locaux ? l‟indulgence bien connue des gens de justice

    lyonnais ? Je veux bien. Mais il faudrait en parler à Baudichon de la Maisonneuve et

    à son compagnon Jean Janin dit le Colognier (1534). Il faudrait en parler aux « mal

    sentans » qui se voient emprisonner à Lyon en 1537. Aux luthériens qui y seront

    brûlés vifs en 1540. A Marot qui rentrant en France de Ferrare, au mois de décembre

    1536, y avait reçu, debout sur le seuil du sanctuaire, en présence « pour le moins »

    d‟une « douzaine de témoins » un coup de baguette à la fin de chaque verset du

    Psaume Miserere qu‟un officiant, verge en main, récitait devant lui. Il faudrait en

    parler à Pierre de Vingle, obligé de s‟enfuir précipitamment de Lyon à Genève puis à

    Neuchâtel, pour avoir imprimé, en 1531, un livre suspect : l‟Unio Hermani Bodii in

    unum corpus reducta. Il faudrait en parler à Dolet enfin, à Dolet, revenant de Paris à

    Lyon après le meurtre de Compaing, avec, en poche, le pardon du roi : saisi

    42 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 66-67. 43 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, pp. 26-27. 44 Ibid., pp. 27-30. 45 Ibid., p. 29. 46 Ibid., p. 30. 47 Lucien FEBVRE, op. cit., 1942.

  • cependant, et jeté en prison par le sénéchal sitôt rentré sur les bords de la Saône. Il

    faudrait en parler.48

    Troisième argument qui devrait adoucir l‟invraisemblable parution du

    Cymbalum lyonnais : « la légende du faux nom »49. Febvre explique que selon

    certaines sources, Bonyn ne résidait plus à Lyon en 1538. Quelqu‟un d‟autre

    aurait employé le nom du disparu pour l‟édition lyonnaise, afin d‟échapper

    lui-même aux persécutions éventuelles. Il s‟agirait d‟un certain Michel

    Parmentier. Or, Febvre réfute cette thèse en avançant trois arguments50.

    Febvre avance lui-même, dans son article de 1942, une hypothèse sur la

    date du Cymbalum lyonnais. Il se base sur l‟opinion de « l‟autorité souveraine

    en matière d‟impression lyonnaise » 51 , Julien Baudrier, selon lequel

    l‟impression d‟un opuscule tel que le Cymbalum Mundi ne prendrait pas le

    temps de dix jours dans un atelier suffisamment équipé. Dans cette

    perspective, il semble tout à fait vraisemblable que « le Cymbalum soit sorti

    des presses de Bonnyn soit dans les derniers jours de 1537, avec le

    millésime antidaté de 1538 ; soit dans les premières semaines de 1538,

    avant la lettre du Roi et les poursuites du Parlement de Paris »52.

    Quoi qu‟il en soit, une seconde édition de l‟opuscule a été publiée. Toutefois,

    il semble qu‟elle ait connu le même sort que la première. Elle n‟aurait, elle

    non plus, pas échappé à la proscription. Mais ni l‟imprimeur ni l‟auteur ne

    semblaient avoir été inquiétés cette fois-ci.

    Ceci semble être confirmé par le fait que Des Périers, en 1539, se trouve

    encore dans l‟entourage de Marguerite. Par ailleurs, cette année fut selon

    Chenevière, plutôt joyeuse pour l‟auteur :

    [S]on méfait paraît oublié ; lui-même est revenu à Lyon, et y a trouvé des amis, des

    protecteurs. […] Cette indulgence, cette faveur même que rencontre Bonaventure et

    48 Ibid., p. 116. 49 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, pp. 30-33. 50 Pour une explication détaillée de cette légende et de sa réfutation par Febvre, nous renvoyons le lecteur à l‟article de Febvre : Ibid., pp. 30-31, ainsi qu‟aux œuvres citées dans

    la note n° 1 à la page 30 du même article. 51 Lucien FEBVRE, op. cit., 1942, p. 117. 52 Ibid.

  • que nous avons expliquées par certaines causes particulières, doivent être d‟ailleurs

    rattachées à un fait historique plus général.

    Il semble qu‟après les exécutions de janvier 1535, les rigueurs se relâchent quelque

    peu. […] Bref, les années 1536 à 1542, malgré le tribunal de l‟Inquisition et la

    chambre ardente du Parlement, sont une période de rémission. […] Tout cela nous

    aide à comprendre que Bonaventure ait, avec ses frères, obtenu son pardon, et qu‟il

    ait trouvé à Lyon, comme tous ces illustres indisciplinés, un abri sûr et paisible.53

    Des Périers aurait donc trouvé à Lyon une vie tranquille, sans poursuites. Il

    ne vivait pas du tout, écarté de la cour, en disgrâce. Sa pièce, Voyage de

    Lyon à Notre-Dame de l’Isle, par exemple, qui date du 15 mai 1539, témoigne

    d‟une « [p]oésie heureuse et riante d‟un homme qui n‟éprouve aucune

    inquiétude, aucun embarras, et se targue le plus naturellement du monde de

    hautes et puissantes relations », remarque Febvre54.

    Pourtant, Chenevière raconte que le bonheur de Des Périers n‟a pas duré55,

    ce qui est confirmé par Lacour56. Marguerite aurait éloigné Bonaventure,

    privant ainsi l‟auteur des ressources nécessaires pour survivre. Mais grâce à

    ses autres protecteurs, comme Hurault, ainsi qu‟à quelques aumônes

    modestes de la reine de Navarre, Bonaventure a pu survivre.

    Ce sont des années tristes pour l‟auteur du Cymbalum Mundi. En guise de

    divertissement, Des Périers se dédie à la mise en ordre de ses compositions,

    probablement entre les années 1539 et 1544. C‟est aussi à cette époque, vers

    1539 ou 1540, qu‟il a rassemblé et rédigé ses Nouvelles récréations et joyeux

    devis, publiés à titre posthume (en 1558).

    A la fin de sa vie, Bonaventure est un pauvre poète. A cette pauvreté s‟ajoute

    la solitude. Bonaventure perd des amis : Marot, exilé, meurt en 1543 et

    Dolet est contraint à se réfugier au début de 1544. « Abandonné, malade,

    hanté de sombres regrets, désespérant de l‟avenir, Bonaventure ira lui-même

    au-devant de cette mort qui seule pourra lui donner

    “A perpétuité

    53 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 70-71. 54 Lucien FEBVRE, op. cit., 1930, p. 19. 55 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 71-104. 56 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, pp. xlix-lix.

  • Loysir et liberté”. »57.

    « Ses dernières paroles sont un pardon, et il se frappe d‟une main que la

    morale nomme injustement criminelle », remarque Lacour58. L‟Apologie pour

    Hérodote d‟Henry Estienne témoigne du suicide de Bonaventure Des Périers :

    Je n‟oublieray pas Bonaventure Des Periers, l‟auteur du détestable livre intitulé

    Cymbalum mundi, qui, nonobstant la peine qu‟on prenoit à le garder (à cause qu‟on

    le voyoit estre désespéré, et en délibération de se deffaire), fut trouvé s‟estant

    tellement enferré de son espée, sur laquelle il s‟estoit jetté, l‟ayant appuyée le

    pommeau contre terre, que la pointe, entrée par l‟estomach sortoit par l‟eschine.59

    Faut-il ajouter foi à ce témoignage ? Chenevière répond favorablement à

    cette question, tout comme La Croix du Maine par exemple. D‟autres, comme

    Le Duchat et Charles Nodier, se méfient du témoignage d‟Estienne. D‟autres

    encore, comme Paul Lacroix et Louis Lacour considèrent le suicide comme

    une certitude, mais hésitent sur la façon dont il s‟est accompli60. Concluons

    que le doute subsiste, non seulement pour ce qui est des circonstances,

    mais aussi concernant la date de la mort de Bonaventure. Les érudits

    proposent diverses dates pour la fin de Des Périers : 1535, 1537, 1539 et

    155461. Nous sommes enclin à suivre Lacour dans son raisonnement. Il situe

    le suicide de Bonaventure quelque part durant l‟hiver de 1543 à 1544.

    Par ailleurs, force est de constater que la rumeur du suicide alimente la

    réputation sulfureuse, la lecture hétérodoxe des écrits de Bonaventure. Le

    suicide est un péché capital et Bonaventure ne peut pas l‟ignorer. S‟il a

    choisi de se suicider, il a transgressé consciemment un point essentiel de la

    doctrine de l‟Eglise, qui estimait les âmes des suicidés condamnés à l‟errance

    perpétuelle.

    57 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., p. 101. 58 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, p. lvij. 59 Henri ESTIENNE, Apologie pour Hérodote (Satire de la société au XVIe siècle), Nouvelle

    édition, faite sur la première et augmentée de remarques par P. Ristelhuber, Avec trois

    Tables, I, Paris, Isidore Liseux, 1879, p. 403. 60 Adolphe CHENEVIERE, op. cit., pp. 101-104. 61 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1856, pp. lviij-lix.

  • 3. Le Cymbalum Mundi

    3. 1 La forme

  • Ci-dessus se trouve reproduit la page de titre de l‟édition princeps du

    Cymbalum Mundi62. Celle-ci contient le titre originel Ŕ et donc complet Ŕ du

    livre : Cymbalum mundi, en français, contenant quatre dialogues poétiques,

    fort antiques, joyeux et facétieux. Cette œuvre, qui a fait scandale, a été

    publiée pour la première fois en février 1537, de façon anonyme (Cfr. supra :

    2.2.1).

    L‟opuscule, écrit originairement en ancien français 63 , comporte quatre

    dialogues précédés d‟une espèce d‟introduction. Dans cette introduction, le

    recueil de dialogues est présenté comme traduit du latin par Thomas du

    Clévier. Celui-ci l‟aurait « trouvé en une vieille librairie d‟ung monastere qui

    est auprès de la cité de Dabas »64. Comme il avait promis, il y a environ huit

    années, de faire parvenir sa trouvaille à son ami, Pierre Tryocan, il le lui

    envoie à présent.

    Avant de passer aux interprétations nombreuses de ce petit livre qui a causé

    un si grand retentissement, nous parcourrons d‟abord le contenu des

    dialogues.

    3.2 Le contenu : résumé des quatre dialogues

    3.2.1 Dialogue I

    62 Il faut signaler ici une remarque importante formulée par Yves Delègue dans son édition du Cymbalum Mundi de 1995, pp. 39-40, n. 2 : « Le malheur veut, ajoutant encore au

    trouble de toute interprétation, que cette figure, qui a été collée sur une page de garde dans le seul exemplaire que nous ayons de l‟édition de 1537, n‟est peut-être pas la figure originaire. On la retrouve sur une édition du Roman de la Rose, parue l‟année suivante, il

    est vrai. Les libraires faisaient usage d‟une même figurine pour des ouvrages différents. T. Peach […] qui a étudié de près l‟exemplaire unique du CM [Cymbalum Mundi], conservé à la

    Bibliothèque de Versailles, est affirmatif : “Malgré qu‟on en ait, cette figure ne tient aucune

    clef pour l‟interprétation du texte, et les diverses interprétations qu‟on lui a attribuées se

    révèlent oiseuses.” […] Le frontispice de l‟édition de 1538 est tout autre. » 63 Il faut remarquer ici deux choses : 1) Certains affirment que le Cymbalum Mundi a

    d‟abord été composé en latin et qu‟il a ensuite été traduit en français. C‟est Prosper

    Marchand qui souligne le doute qui existe à ce sujet. Il conclut lui-même qu‟il s‟agit d‟une composition française. Voir la Lettre de Prosper Marchand dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, pp. 4-7. 2) Laurent Calvié a adapté le Cymbalum Mundi en français moderne, afin qu‟un public plus large puisse y accéder. Il s‟agit de l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002. 64 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 3.

  • Mercure, le messager des dieux, est envoyé vers la terre de la part de son

    père Jupiter. Pour ce qui est de ce séjour, Mercure est chargé de plusieurs

    commissions. La tâche la plus importante consiste à faire relier le Livre des

    Destinées de Jupiter. Mais les autres dieux lui ont imposé aussi de faire ou

    de ramener telle ou telle chose.

    Mercure décide d‟aller à Athènes et sa descente sur terre est remarquée par

    deux hommes, Curtalius et Byrphanès. En premier lieu, Byrphanès a du mal

    à s‟imaginer qu‟il s‟agit vraiment de Mercure, mais l‟apparence, l‟allure et les

    façons de faire de la personne ne laissent subsister aucun doute.

    Les hommes se rencontrent dans un cabaret et boivent ensemble. Dès le

    moment où Mercure s‟en va afin d‟examiner le logis, les deux hommes en

    profitent pour dérober le livre de Jupiter. Le livre est remplacé par un livre

    similaire et c‟est ainsi que Mercure ne remarque pas le vol.

    Avant que ce dernier poursuive son chemin, deux disputes éclatent. La

    première traite du vin. Mercure considère que « Jupiter ne boit point de

    nectar meilleur »65 , ce que les deux hommes voient comme sacrilège. La

    seconde dispute concerne l‟hôtesse. Mercure lui promet que cinquante ans

    s‟ajouteront à sa vie et qu‟elle en jouira pleinement. Comme l‟hôtesse s‟en

    moque, Mercure rétracte ses mots.

    Une fois Mercure parti, Curtalius et Byrphanès se targuent d‟avoir trompé

    « le prince et patron des robeurs »66. Toutefois craignent-ils la réaction de

    Jupiter au moment où celui-ci saura son livre perdu. Pour cette raison, les

    deux larrons recherchent leur vol dans son Livre des Destinées afin de voir si

    l‟issue de toute cette affaire s‟y trouve pronostiquée.

    3.2.2 Dialogue II

    Trigabus, compagnon de Mercure dans ce deuxième dialogue, fait savoir à

    Mercure qu‟il a bien ridiculisé les philosophes en fracassant la pierre

    philosophale, en la mettant en poudre ensuite et finalement en la

    disséminant de par l‟arène du théâtre où ils se disputaient. Dès ce moment-

    65 Ibid., p. 8. 66 Ibid., p. 11.

  • là, comme les savants attribuaient à cette pierre des qualités merveilleuses,

    les philosophes ont consacré tout leur temps à en rechercher des pièces. Ils

    se battent pour en obtenir un fragment et se vantent quand ils croient en

    avoir découvert un.

    Mercure accompagne Trigabus au théâtre pour y observer ces philosophes :

    cherchant et disputant, pleins de jalousie. Afin de ne pas être reconnu,

    Mercure se travestit. Il déforme son visage pour qu‟il ait l‟air d‟un vieillard.

    Comme Trigabus veut absolument savoir comment il s‟est transformé,

    Mercure promet de lui livrer ce secret après la visite au théâtre.

    Arrivés à cet endroit, Mercure se moque des idées et des actions de ceux qui

    cherchent obstinément des restants de la pierre philosophale et perdent

    ainsi leur temps. Il se livre même à un peu d‟auto-ironie en mettant en

    question l‟action de Mercure. Il suggère que la pierre philosophale n‟a peut-

    être rien à voir dans cette affaire et que Mercure s‟amuse de voir les

    philosophes passer leur temps à chercher par terre et à se quereller.

    Avant que Mercure ne quitte le théâtre, Trigabus lui rappelle sa promesse.

    Mercure dit son secret de déguisement dans l‟oreille de Trigabus, mais si bas

    que celui-ci n‟en perçoit rien du tout. Trigabus en tire la conclusion

    suivante : « Or je reviens à moy-mesmes et cognois que l‟homme est bien fol,

    lequel s‟attend avoir quelque cas de cela qui n‟est point, et plus malheureux

    celuy qui espere chose impossible. »67.

    3.2.3 Dialogue III

    Or, le premier dialogue avait révélé que le livre de Jupiter a été dérobé par

    deux hommes. Le livre par lequel ils l‟ont remplacé, contient les aventures

    amoureuses et le récit de jeunesse de Jupiter. Afin de retrouver le plus vite

    possible le Livre des Destinées, Mercure pense qu‟il faudra lancer un cri

    public à Athènes, et si nécessaire, même aux quatre coins du monde. Celui

    qui rendra le livre ou qui donnera toute information permettant de le

    récupérer, recevra tout ce qu‟il désire.

    67 Ibid., p. 22.

  • Les commissions de la part des dieux sont rappelées à Mercure. Ainsi,

    Junon lui demande de donner une recette à Cléopâtre. Minerve a plusieurs

    désirs : que cesse la querelle parmi les poètes, que Mercure ramène de la

    poésie de Pindare, etc. Vénus pour sa part demande à Mercure de dire à son

    fils, Cupidon, d‟aller tromper et abuser les Vestales.

    Mercure rencontre Cupidon et lui fait part de ce qui est arrivé au livre de

    Jupiter. Cupidon a entendu parler d‟un livre merveilleux avec lequel deux

    hommes prédisent l‟avenir, mais il ignore où se trouvent ces deux hommes.

    Après avoir transmis le message de Vénus à Cupidon, Mercure donne le

    pouvoir de la parole à Phlégon, un cheval qu‟il voit à ce moment-là. Il

    s‟amuse à le voir et croit que cette curiosité plaira aux hommes, désirant

    toujours des nouveautés. Dans un premier temps, le palefrenier, Statius, est

    stupéfait et sans écouter ce que dit son cheval exactement il invite les gens à

    venir l‟entendre. Or, après avoir bien écouté le discours, il comprend que le

    cheval se plaint d‟être mal traité. Sur ce Statius change totalement

    d‟attitude. Il aurait préféré que Phlégon n‟ait jamais su parler, tandis

    qu‟Ardélio, un des spectateurs, continue de s‟émerveiller de ce miracle.

    Mercure, content d‟avoir créé une telle nouveauté, s‟en va pour s‟occuper du

    cri public.

    3.2.4 Dialogue IV

    Hylactor est un chien qui sait parler, raisonner et comprendre. Il rêve déjà de

    la bonne vie qu‟il mènera au moment où les hommes seront au courant de

    ses capacités. Pour le moment, il ne laisse encore rien entrevoir parce qu‟il

    veut d‟abord trouver un compagnon qui sait parler comme lui. Entre-temps

    il s‟amuse de diverses plaisanteries.

    Contre toute attente, Hylactor rencontre Pamphagus, un chien qui sait

    parler tout comme lui. En peu de temps, ils se rendent compte qu‟ils ont

    tous les deux été chiens d‟Actéon. Le contraste entre le bon traitement de

    leur ancien maître Actéon et leur misérable situation présente est grand.

    Les deux chiens s‟écartent des hommes et Pamphagus explique à Hylactor la

    raison pour laquelle ils savent parler. C‟est que les chiens d‟Actéon ont

  • dévoré leur maître, transformé en cerf par Diane. Or, Pamphagus et Hylactor

    ont mordu la langue de leur maître et en ont même avalé un morceau.

    Les deux chiens se disputent au sujet des avantages et des inconvénients de

    savoir parler. Leurs opinions se contredisent. Pamphagus ne s‟intéresse pas

    à la gloire, selon lui passagère, de cette capacité extraordinaire et veut

    simplement vivre comme il convient à un chien. Hylactor, en revanche, se

    laisse aveugler par l‟attention qu‟il recevrait indiscutablement.

    Sur le chemin de retour, les chiens remarquent un paquet de lettres : Les

    Antipodes inférieurs aux Antipodes supérieurs. Ils le cachent afin de lire les

    lettres une autre fois et ils se séparent. Il semble évident qu‟Hylactor ne

    pourra plus longtemps se priver de parler devant les hommes, de sorte que

    ces hommes parleront à leur tour de lui.

  • 4. L’interprétation du Cymbalum Mundi

    Jusqu‟à présent, nous avons dressé une image générale du XVIe siècle,

    surtout à propos des difficultés de religion de ce temps. Outre ce tableau

    historique, nous avons présenté également un survol de la vie de

    Bonaventure Des Périers, ainsi que de l‟affaire du Cymbalum Mundi. Alors

    que la forme et le contenu de l‟opuscule ont été traités en troisième lieu,

    nous passons maintenant aux différentes interprétations de l‟œuvre et donc

    à l‟analyse du texte même.

    Dans le passé, plusieurs érudits ont formulé les hypothèses les plus

    diverses. La question demeure néanmoins : Quel est le vrai sens du

    Cymbalum Mundi ? L‟ouvrage, est-il chrétien, ou, au contraire, impie ?

    S‟agit-il de déisme, d‟évangélisme ou peut-on y discerner un

    questionnement, des accents qui annoncent le libertinage érudit ?

    Avant de passer aux réponses, il nous semble intéressant de prendre en

    considération la remarque de Lucien Febvre, qui, dans son œuvre Le

    problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais68, se posait la

    question de savoir s‟il est en fait possible de ne pas croire au XVIe siècle :

    « Ne nous demandons point si la rupture [avec le christianisme] était facile Ŕ

    mais si les conditions étaient remplies, ou non, qui pouvaient rendre

    possible une telle rupture. »69 . Febvre présente le XVIe siècle comme un

    « temps très chrétien »70 où la vie des hommes est dominée nécessairement,

    depuis la naissance et même au-delà de la mort, par la religion.

    Le christianisme, aujourd‟hui, c‟est une confession entre plusieurs autres […].

    Autrefois, au XVIe siècle, […] : le christianisme, c‟était l‟air même qu‟on respirait dans

    ce que nous nommons l‟Europe et qui était la chrétienté. C‟était une atmosphère

    dans quoi l‟homme vivait sa vie, toute sa vie Ŕ et non pas seulement sa vie

    intellectuelle, mais sa vie privée aux actes multiples, sa vie publique aux occupations

    diverses, sa vie professionnelle quel qu‟en fût le cadre. Le tout, automatiquement en

    quelque sorte, fatalement, indépendamment de toute volonté expresse d‟être croyant,

    d‟être catholique, d‟accepter ou de pratiquer sa religion…

    68 Lucien FEBVRE, op. cit., 1947. 69 Ibid., p. 361. 70 Ibid., p. 401.

  • Car aujourd‟hui, on choisit. D‟être chrétien ou non. Au XVIe siècle, point de choix.

    On était chrétien en fait. On pouvait vagabonder en pensée loin du Christ : jeux

    d‟imagination, sans support vivant de réalité. Mais on ne pouvait même pas

    s‟abstenir de pratique. Qu‟on le voulût ou non, qu‟on s‟en rendît compte nettement

    ou non, on se trouvait plongé dès sa naissance dans un bain de christianisme, d‟où

    on ne s‟évadait même pas à la mort : Car cette mort était chrétienne nécessairement,

    socialement, de par les rites auxquels nul ne pouvait se soustraire Ŕ même s‟il s‟était

    révolté devant la mort, même s‟il avait raillé et fait le plaisantin à ses derniers

    moments. De la naissance à la mort, toute une chaîne de cérémonies, de traditions,

    de coutumes, de pratiques se tendaient Ŕ qui toutes étant chrétiennes ou

    christianisées, liaient l‟homme malgré lui, le tenaient captif même s‟il se prétendait

    libre. Et d‟abord, enserraient sa vie privée71.

    4.1 Une œuvre contraire au christianisme

    Nous avons déjà vu (Cfr. 2.2.1) que le Cymbalum Mundi a, presque

    immédiatement après sa publication, provoqué une réaction du roi. Après

    l‟intervention royale l‟opuscule a été supprimé. Toutefois l‟œuvre avait

    suscité l‟intérêt d‟un grand nombre d‟érudits, d‟une telle façon qu‟on l‟étudie

    encore aujourd‟hui. C‟est surtout à partir de la condamnation de la part de

    Calvin que les accusations à propos de ce petit livre ont commencé à se

    multiplier. Mais le contraire s‟est produit également. Certains ont pris la

    défense du Cymbalum Mundi et de son auteur. Ainsi, il y a ceux qui ont

    affirmé qu‟il s‟agit d‟une œuvre totalement innocente (Cfr. 4.2.1). D‟autres

    assuraient que le Cymbalum Mundi est une œuvre véritablement chrétienne

    (Cfr. 4.3). Et un autre groupe encore avouait de ne rien comprendre du livre

    (Cfr. 4.2.2). Plus récemment, d‟autres interprétations se sont encore ajoutées

    à la liste déjà élaborée (Cfr. 4.4). Nous aborderons ici d‟abord les

    interprétations qui considèrent le Cymbalum Mundi comme une œuvre

    contraire au christianisme.

    71 Ibid., pp. 362-363.

  • 4.1.1 André Zébédée

    André Zébédée était professeur au Collège de Guyenne dès 1533, mais cet

    érudit, proche des mouvements de la Réforme, avait dû quitter Bordeaux au

    début de 1538. C‟est pendant cette année qu‟il compose une lettre à Genève,

    adressée à Charles de Candely :

    France est par granz espritz tirée à l’enseigne d’Epicure, et (…) celluy qui a faict le

    Cymballum mundi ne tendit jamais à aultre chose. Lequel, ce dit, estoit sorty de eulx,

    et avoit esté clerc d‟Olivetain a mectre La Bible en francoys.72

    Cette lettre s‟attaque donc au Cymbalum Mundi. Comme Zébédée semble ici

    surtout référer bien plus à la dissidence religieuse de l‟œuvre qu‟aux

    accointances que présente le texte avec l‟épicurisme, nous avons choisi de

    l‟intégrer parmi les interprétations « contraires au christianisme » au lieu de

    placer cette lettre parmi les interprétations « philosophiques ».

    Pour le reste, la lettre permet, comme l‟a souligné Malcolm C. Smith, de

    confirmer que Bonaventure Des Périers est bien l‟auteur du texte. Cette

    identification se fera plus tard d‟une façon explicite dans l‟Apologie pour

    Hérodote d‟Henri Estienne.

    4.1.2 Guillaume Postel

    En 1543, Guillaume Postel a publié son Alcorani seu Mahometi Legis,

    ouvrage « dans lequel il accusait les soi-disant évangéliques de son temps

    […] d‟avoir cessé d‟être chrétiens pour devenir mahométans »73 . Postel y

    affirme qu‟ « [i]ls ne sont pas peu nombreux, ceux qui ont fait profession

    publique de leur impiété, comme le montrent le Traité des trois Prophètes de

    Villanovanus, le Cymbalum Mundi, le Pantagruel et les Nouvelles Îles, dont

    les auteurs étaient naguère aux avant-postes des cénévangélistes »74. Postel

    72 La lettre d‟André Zébédée citée par Berriot : François BERRIOT, Athéismes et athéistes au XVIe siècle en France, II, Lille, Cerf, 1984, p. 639. L‟écriture cursive est de notre main. 73 L‟édition du Cymbalum Mundi de 1983, p. 10. 74 Guillaume Postel cité par Calvié dans l‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 8.

    L‟écriture cursive est de notre main.

  • accuse donc fermement le Cymbalum Mundi Ŕ parmi d‟autres œuvres Ŕ

    d‟impiété. Et il n‟est certainement pas le seul à soutenir une telle opinion.

    4.1.3 Jean Calvin

    Laurent Calvié a noté que Jean Calvin « s‟[est] montré extrêmement hostile à

    Des Périers dans son Des Scandales, publié en 1550 »75. Le ton du discours

    entier de Calvin se veut ferme.

    Dans le texte qui nous intéresse ici, Autre scandale, qu’il semble que

    l’Evangile soit une ouverture de impiété 76 , Calvin déplore la situation

    religieuse de son époque : « Comme ainsi soit que tous semblassent bons

    chrestiens, il y a trente ans, et que chacun servist à Dieu sans contredict,

    selon que la guise et coustume estoit pour lors, maintenant l‟impieté et

    contemnement de Dieu se monstre quasi par tout et se jette hors des gons,

    comme on dit en commun proverbe. »77 Il remarque que « [m]aintenant si

    l‟Evangile est comme une torche allumée qui chasse l‟hypocrisie et descouvre

    l‟impieté, c‟est injustement faict de s‟en scandaliser » 78 . Il veut par

    conséquent inciter au comportement suivant : « […] n‟imaginons plus que

    l‟Evangile soit comme source de l‟impiété que nous voyons venir en avant.

    […] Mais plustost rendons graces à Dieu de ce que les pensées des cueurs se

    revelent. »79

    Calvin poursuit son discours sur l‟Evangile, « par lequel Dieu se presente et

    donne à nous en la personne de son Fils »80.

    Or la plus part à grand‟peine daigne recevoir un tel thresor, comme une chose bien

    vulgaire, les autres le jettent à leurs pieds, les autres le laissent là, pource qu‟ils

    preferent les delices et autres vanitez de ce monde, les autres le convertissent en

    risée, pour en causer à plaisir.

    75 L‟édition du Cymbalum Mundi de 2002, p. 11, n. 13. 76 Jean CALVIN, Des Scandales, Edition critique par Olivier Fatio, Avec la collaboration de

    C. Rapin, Genève, Droz, 1984, pp. 131-141. 77 Ibid., pp. 131-132. 78 Ibid., p. 133. 79 Ibid., p. 134. 80 Ibid., p. 135.

  • Après que tout cela s‟est faict, que s‟ensuit-il ? Comme ainsi soit que telles gens

    eussent auparavant quelque sentiment de Dieu, ils abbayent puis après contre luy

    ainsi que chiens et se plaisent comme en une grande subtilité ; mesmes ils se font à

    croire qu‟ils sont comme demidieux, quand ils osent despiter le ciel et toute divinité.

    Or si c‟est une chose monstrueuse qu‟un homme soit converti en beste brute, telle

    maniere de gens sont d‟autant plus à deplorer, quand ils ne sont point touchez de

    leur mal.81

    A la fin de son article, Calvin énumère quelques personnes qui illustrent sa

    pensée. Parmi ces exemples figure aussi Bonaventure Des Périers, nommé

    Deperius par Calvin.

    Chacun sçait qu‟Agrippa, Villeneuve, Dolet, et leurs semblables ont tousjours

    orgueilleusement contemné l‟Evangile : en la fin, ils sont tombez en telle rage, que

    non seulement ils ont desgorgé leurs blasphemes execrables contre Jesus Christ et

    sa doctrine, mais ont estimé, quant à leurs ames, qu‟ils ne differoyent, en rien des

    chiens et des pourceaux. Les autres, comme Rabelais, Degovea, Deperius et beaucoup

    d’autres que je ne nomme pas pour le présent, après avoir gousté l’Evangile, ont esté

    frappez d’un mesme aveuglement. Comment cela est-il advenu, sinon que desja ils

    avoyent par leur outrecuidance diabolique profané ce gage sainct et sacré de la vie

    eternelle ? Je n‟en ay guere nommé pour ceste heure ; mais nous avons à penser que

    Dieu nous monstre au doigt toutes telles gens, comme miroirs, pour nous advertir de

    cheminer en sa vocation avec crainte et solicitude, de peur qu‟il ne nous en adviene

    autant.82

    4.1.4 Un jugement qui se passe de lecture ?

    Nous avons opté ici pour ce titre Ŕ qui peut sembler un peu bizarre Ŕ à cause

    de la Lettre de Prosper Marchand à Monsieur B. P. D. et G. sur le Cymbalum

    mundi83. Ce titre permet de regrouper un nombre d‟interprétations qui ont

    non seulement en commun qu‟elles condamnent le Cymbalum Mundi, il

    s‟agit également d‟interprétations dont Prosper Marchand met en doute les

    fondements de leur condamnation.

    81 Ibid., p. 135-136. 82 Ibid., pp. 136-140. L‟écriture cursive est de notre main. 83 La lettre de Prosper Marchand sur le Cymbalum Mundi, ainsi que celle d‟Eloi Johanneau, accompagne l‟édition du Cymbalum Mundi de 1841.

  • Tous ceux qui en parlent comme d‟un ouvrage impie et détestable, n‟en parlent ainsi,

    que parce qu‟ils ne l‟ont point vu, comme la plupart en conviennent. Pas un d‟eux ne

    donne aucune raison du jugement qu‟il en porte ; et ce qu‟ils en disent tous n‟est

    absolument fondé que sur un bruit commun.84

    4.1.4.1 Henri Estienne

    Les propos d‟Henri Estienne sont de grande importance. D‟abord, parce que

    c‟est lui qui a le premier attribué le Cymbalum Mundi à Bonaventure Des

    Périers85. Mais aussi parce que les paroles d‟Estienne attestent la thèse du

    suicide de Bonaventure86.

    Dans l‟Apologie pour Hérodote, publiée en 1566, le discours d‟Estienne porte,

    à notre connaissance, deux fois sur Bonaventure et sur son opuscule. Une

    première fois, il le mentionne à côté de Rabelais et désigne les deux hommes

    comme des blasphémateurs.

    Je parleray maintenant de ceux qui ne se contentent de proférer leurs blasphèmes

    haut et clair entre leurs semblables, ou en présence d‟autres aussi, ausquels ils

    s‟efforcent de faire despit en despitant Dieu ; ou bien d‟en remplir les banquets et

    compagnies joyeuses (où ils font couler lesdicts blasphèmes sous prétexte de

    gosseries et rencontres facétieuses), mais, afin que tout le monde en puisse estre

    tesmoin, les font imprimer. Qui est donc celuy qui ne sçait que nostre siècle a faict

    revivre un Lucian en un François Rabelais, en matière d‟escrits brocardans toute

    sorte de religion ? Qui ne sçait quel contempteur et mocqueur de Dieu a esté

    Bonaventure des Periers, et quels tesmoignages il en a rendu par ses livres ?

    Sçavons-nous pas que le but de ceux-ci et de leurs compagnons a esté, en faisant

    semblant de ne tendre qu‟à chasser la mélancholie des esprits et leur donner du

    passetemps, et en s‟insinuant par plusieurs risées et brocards qu‟ils jettent contre

    84 Ibid., p. 13. 85 Il faut remarquer ici deux choses : 1) Selon Malcolm C. Smith, l‟attribution du Cymbalum

    Mundi à Bonaventure Des Périers est due d‟abord à André Zébédée. Voir surtout les pages 595-596 de : Malcolm C. SMITH, « A sixteenth-century anti-theist (on the Cymbalum mundi) », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LIII, 1991, pp. 593-618. 2) Cette attribution du Cymbalum Mundi à Bonaventure Des Périers n‟a pas été acceptée

    unanimement. Prosper Marchand remarque que certains, comme Mersenne et Spizelius,

    estiment que Des Périers est seulement responsable de la traduction du livre, comme l‟indique l‟épître dédicatoire : L‟édition du Cymbalum Mundi de 1841, p. 4. Voir aussi

    l‟interprétation de Michael A. Screech (Cfr. 4.3.7.2). 86 Or, on se dispute sur la question d‟ajouter foi ou non au témoignage d‟Estienne. Voir p. 19 de notre Préface historique.

  • l‟ignorance de nos prédécesseurs (laquelle a faict qu‟ils se sont laissez mener par le

    nez aux cagots abuseurs), venir après à jetter aussi bien des pierres en nostre jardin,

    comm‟on dit en commun proverbe ? c‟est à dire, donner des coups de bec à la vraye

    religion Chrestienne ?87

    Bonaventure apparaît une seconde fois dans l‟œuvre d‟Estienne lorsque ce

    dernier évoque le suicide de « l‟auteur du détestable livre intitulé Cymbalum

    mundi »88.

    4.1.4.2 François Grudé, sieur de La Croix du Maine

    La Croix du Maine, à qui nous devons une Bibliothèque des écrivains de

    France, mentionne également Bonaventure Des Périers. Il affirme qu‟ « [i]l est

    l‟auteur d‟un livre détestable et rempli d’impiété, intitulé Cymbalum Mundi ou

    Clochette du Monde, écrit premièrement en latin par icelui des Periers, et

    depuis traduit par lui-même en français, sous le nom de Thomas du Clevier ;

    imprimé à Paris l‟an 1537 »89.

    Selon Prosper Marchand, La Croix du Maine aurait repris simplement les

    propos d‟Henri Estienne. De plus, Marchand voit dans le fait que La Croix du

    Maine attribue les Nouvelles Récréations non pas à Bonaventure, mais à

    Jacques Pelletier et à Nicolas Denisot, une raison supplémentaire pour ne

    pas se rendre compte de l‟opinion de La Croix du Maine concernant le

    Cymbalum Mundi.

    Si La Croix du Maine s‟est ainsi trompé sur les Récréations de des Periers, livre

    commun pour lors, et imprimé en plusieurs endroits, il n‟est pas étonnant qu‟il se

    soit égaré en parlant du Cymbalum Mundi, qui était un livre rare et connu de très-

    peu de personnes. Ainsi, le témoignage qu‟il rend de l‟impiété de cet ouvrage, ne doit

    pas être d‟une grande autorité.90

    87 Henri ESTIENNE, op. cit., pp. 189-190. L‟écriture cursive est de notre main. 88 Ibid., p. 403. Voir aussi p. 19 de notre Préface historique. L‟écriture cursive est de notre

    main. 89 La Croix du Maine cité par Prosper Marchand dans l‟édition du Cymbalum Mundi de

    1841, p. 14. L‟écriture cursive est de notre main. 90 Ibid., p. 15.

  • 4.1.4.3 Jean Chassanion

    L‟expression « détestable livre » réapparaît sous la plume du protestant de

    Monistrol en Velay, Jean Chassanion. A la page 170 des Histoires

    mémorables des grands et merveilleux jugements et punitions de Dieu, avenus

    au monde, principalement sur l