Le Dieu de Calvin et le langage du destin et de la fortune dans la tragédie de la Renaissance française

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First published in the Revue de l'Université Sainte-Anne (1982): 8-18. Given the very limited circulation of this journal, I also sent the piece to Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, whose editor Alain Dufour declined it, remarking (quite accurately) that the essay was “manifestement pensé en anglais”—but generously hoping that an English version of it (which, in the event, I did not publish) might appear in an American or English journal “de plus large diffusion que la nôtre.” Were it not for kind corrections made by my colleagues René LeBlanc and Alain Chabot, this text would have been clumsier still.The thoughtful comments on this essay which Dufour also shared with me may be of interest for what they show about the ways Calvin was being read at the time. Praising the essay as a whole (“dans l'ensemble vous avez parfaitement raison”), he thought the opinion of Richard Griffiths criticized in my opening paragraphs to be so obviously “stupide et erronnée” as not to need refutation—while also conceding it to be “bien typique du XXe siècle.” He also suggested that my “antipathie pour Calvin” might be attenuated by considering his theology “dans la suite de la chûte d'Adam et dans la perspective du péché originel”—forgetting, perhaps, the notorious passage in which Calvin conceded that Adam's Fall was itself willed by God: “The decree is dreadful indeed, I confess. Yet no one can deny that God foreknew what end man was to have before he created him, and consequently foreknew because he so ordained by his decree” (Institutes, III. xxiii. 7).I have made some corrections of typographical errors and of infelicitous turns of phrase, but have not otherwise updated the text or the notes.

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[First published in the Revue de l'Universit Sainte-Anne (1982): 8-18. Given the very limited circulation of this journal, I also sent the piece to Bibliothque d'Humanisme et Renaissance, whose editor Alain Dufour declined it, remarking (quite accurately) that the essay was manifestement pens en anglaisbut generously hoping that an English version of it (which, in the event, I did not publish) might appear in an American or English journal de plus large diffusion que la ntre. Were it not for kind corrections made by my colleagues Ren LeBlanc and Alain Chabot, this text would have been clumsier still. The thoughtful comments on this essay which Dufour also shared with me may be of interest for what they show about the ways Calvin was being read at the time. Praising the essay as a whole (dans l'ensemble vous avez parfaitement raison), he thought the opinion of Richard Griffiths criticized in my opening paragraphs to be so obviously stupide et erronne as not to need refutationwhile also conceding it to be bien typique du XXe sicle. He also suggested that my antipathie pour Calvin might be attenuated by considering his theology dans la suite de la chte d'Adam et dans la perspective du pch originelforgetting, perhaps, the notorious passage in which Calvin conceded that Adam's Fall was itself willed by God: The decree is dreadful indeed, I confess. Yet no one can deny that God foreknew what end man was to have before he created him, and consequently foreknew because he so ordained by his decree (Institutes, III. xxiii. 7). I have made some corrections of typographical errors and of infelicitous turns of phrase, but have not otherwise updated the text or the notes.]

[Index: Jean Calvin, Thodore de Bze, Jean de la Taille][Date: 1982]

Le Dieu de Calvin et le langage du destin et de la fortune dans la tragdie de la Renaissance franaise

Michael H. Keefer

I

S'apercevoir que la tragdie traite de la nature problmatique de la justice divine n'est rien de nouveau.1Je tiens remercier Professor Alison Fairlie de Cambridge University, et mes collgues Ren Leblanc et Alain Chabot de l'Universit Sainte-Anne, pour leurs corrections et commentaires.

Cependant, c'est une perception que les critiques de la tragdie franaise de la Renaissance ont parfois neglige cause de certaines singularits de ce genre littraire. Au cours de la deuxime moiti du seizime sicle en France, on peut distinguer (en excluant les comdies de la priode) entre des pices religieuses, o l'emploi des pisodes de l'Ancien Testament fait preuve d'un esprit plutt partisan ou sectaire que dramatique, et d'autres pieces d'inspiration classique, dans lesquelles l'influence de leurs modles est partout en vidence. Les premires abusent parfois de la patience du lecteur, tandis qu'en lisant ces dernires il est souvent difficile de croire qu'elles ne soient que des exercises d'imitation: car non simplement des sententiae mais des allocutions et mme des scnes entires ont t empruntes de Snque ou d'Euripide. Les pices de forme classique (ou se voulant classique) de cette poque se dfinissent le plus clairement comme tant artificielles (au sens moderne et pjoratif du mot) dans leur emploi du langage de la fatalitce qui inclut les notions complmentaires de la ncessit et du caprice, du destin et de la fortune.2Voir Daniel Martin, Montaigne et la fortune: Essai sur le hasard et le langage (Paris: Honor Champion, 1977).

Comme l'crit un critique contemporain, la conception classique du destin, se heurtant contre l'ide chrtienne d'un Dieu plein de bont, aurait d inquiter ces dramaturges..., mais personne n'a jamais voulu modifier cette ide du destin, car faire ainsi serait condamner les auteurs clasiques, qui ne pouvaient avoir tort. L'emprunt de cette conception du destin par les tragiques franais de la Renaissance constituait, selon ce critique,un divorce de leurs tragdies d'avec la ralit, car tandis que les spectateurs anciens croyaient (ou faisaient mine de croire) aux forces qui avaient de l'emprise sur les personnages de la tragdie ancienne, ces forces s'opposaient totalement aux croyances chrtiennes du seizime sicle. N'importe quelle conception de la grce qu'un chrtien et eu, il n'et pas pu tolrer le gouvernail sauvage et irraisonn de l'ananke. Maints tragiques ont d copier des textes anciens sans penser, en ngligeant toute contradiction entre leurs propres ides et celles de leurs modles.3Richard Griffiths, The Dramatic Technique of Antoine de Montchrestien: Rhetoric and Style in French Renaissance Tragedy (Oxford: Clarendon Press, 1970), pp. 28-29: [the classical conception of fate,] clashing as it does with the Christian idea of a loving God, must have worried these dramatists...; but no attempt was ever made to modify it, for to do so would be to condemn the the classics, and the classics could do no wrong.... In imitating Seneca (and to a certain extent the Greeks), Renaissance dramatists took over this conception of fate. In doing so they were divorcing their tragedies from real life, for whereas the ancient audiences believed in, or at least pretended to believe in, the forces which held sway in their tragedies, these forces stood in complete contrast to the Christian beliefs of the sixteenth century. Whatever conception of grace a Christian might have, he could hardly stomach the savage, unreasoning rule of ananke. Many tragedians must have copied the originals unthinkingly, ignoring any contradictions between their own thought and that of their models.

L'image que ces remarques voquentcelle d'un art terne pratiqu avec un fatalisme pervers par des rudits schizodesest bizarrement fourvoyante. Je ne veux ni xagrer les qualits littraires de ces pices, ni prtendre qu'elles possdent les connexions complexes avec la ralit sociale qui charactrisent le thatre populaire anglais aprs 1586. Mais on peut suggrer qu'une plus ample connaissance du Dieu chrtien du seizime sicle donnerait au critique une sympathie accrue pour ces dramaturges, et rvlerait la justesse singulire de ce langage du fatalit qu'ils ont emprunt en ce qui a trait aux aspects les plus pres de leurs croyances religieuses. Dans l'histore littraire, au moins, l'acte gratuit est une illusion. Les emprunts littraires ne sont jamais immotivs, et les critiques qui insistent pour comprendre d'une faon troite les motifs pour de telles appropriations n'auront qu'eux-mmes remercier si les explications consquentes sont striles. On peut croire que les tragiques du seizime sicle taient clairement conscients de leurs propres besoins d'imagination. Thomas Sebillet, qui en 1549 publia l'Iphigene d'Euripide poete tragiq, crit dans son Art poetique Franois (1548): ... en ce avons nous comme en toutes choses suivy nostre naturel, qui est de prendre ds choses estrangres non tout ce que nous y voions, ains seulement que nous jugeons faire pour nous, et estre a notre avantage.4P. LeBlanc, ed., Les crits thoriques et critiques franais des annes 1540-1561 sur la tragdie (Paris: Nizet, 1972), p. 56.

Bien qu'il s'agit ici de la manire dont les auteurs de moralits se sont servis de la tragdie ancienne, il n'est pas vident que le changement d'orientation aprs 1550 vers une imitation fidle des formes anciennes dans la tragdie rgulire aurait entrain une perte de cette conscience de ce qui fut a nostre avantage.De nombreux textes de cette poque rvlent, quant certains aspects de la pit chrtienne, une convergence avec la vocabulaire classique de la fatalit. Les clameurs contre le sort et la fortune qui, au got des modernes, encombrent les tragdies du seizime sicle, se montrent dans ce contexte non seulement comme tant des imitations littraires, mais aussi comme constituant un langage alternatif, autoris par le prestige des auteurs classiques, dans lequel des chrtiens purent exprimer des inquitudes qui surgirent de leurs propres croyances propos de la justice et de l'intelligibilit de la providence divine. Le De Constantia de Juste Lipse nous offre un exemple convenable de cette convergence. Son intention principale dans cet oeuvre fut de fournir une dfense soutenue et lgante de la justice divine dans tous ses aspects, mais par inadvertance il ya des brches dans cette dfense. plusieurs endroits Lipse a recours des analogies avec le thtre, dont deux sont d'importance spciale. La premire se prsente dans un passage o Lipse soutient la lenteur de la vengeance de Dieu, sous prtexte qu'elle tombe d'autant plus lourdement sur les mchants qu'elle s'est fait attendre: Dites-moi, en regardant une tragdie, pouvez-vous supporter de voir Atre ou Thyeste au cours du premier ou deuxime acte se promener en majest sur la scne, les voir rgner, menacer et dominer? Je crois que oui, quand vous saurez combien peu de temps durera leur prosperit, et quand vous pourrez les voir confondus au dernier acte. Alors, dans cette tragdie du monde pourquoi tes-vous moins favorable envers Dieu qu'envers un pauvre pote? Ce mchant-ci prospre, ce tyran-l reste en vie. Laissez faire pendant quelque temps. Souvenez-vous que ce n'est encore que le premier acte, et considrez que des afflictions et des sanglots suivront leur apaisement. Cette scne sera bientt couverte de sang... Car notre Pote est singulirement adroit dans la pratique de son art, et n'enfreindra pas la lgre les lois de sa Tragdie....5Faute de mieux, je cite une traduction anglaise de l'oeuvre de Lipse: Two Bookes of Constancie. Written in Latine by Iustus Lipsius, Englished by Sir John Stradling, ed. Rudolf Kirk (New Brunswick, New Jersey: Rutgers University Press, 1939), Book II, ch. xiii. p. 163: Tell me, in beholding a tragedy, will it stomacke thee to see Atreus or Thiestes in the firste or second acte walking in state and majestye uppon the scene? To them raigne, threate and commaund? I thinke not, knowing their prosperitie to be of small continuance; And when thou shalte see them shamefullie come to confusion in the last Acte. Now then in this Tragedy of the World, why art not thou so favourable towards God, as to a poore Poet? This wicked man prospereth. That Tyrant liveth. Let be awhiles. Remember it is but the first Act, and consider aforehande in thy mind, that sobs and sorrowes will ensue uppon their sollace. This Scene will anon swimme in bloud.... For that Poet of ours is singular cunning in his art, and will not lightly transgresse the lawes of his Tragedie....

Une pareille moralisation de Snque se montre parfois dans les commentaires crits cette poque.6Voir, par exemple, les vers avec lesquels Thomas Nuce prface la traduction par Studley de l'Agamemnon de Snque: This deed was done by Talion law,here blood did blood require,And now Thyest hath that revengethat he did long desire.Whereby thou chiefly mayst be taughtthe providence of GodThat so long after Atreus' factThyest's revenge abode. (Cit de G. K. Hunter, Seneca and English Tragedy, dans son Dramatic Identities and Cultural Tradition: Studies in Shakespeare and his Contemporaries (Liverpool: Liverpool University Press, 1978), p. 185 n.)

Mais les ides de Lipse sur la justice divine et sur la tragdie furent en ralit plus complexes que ce passage ne le suggre. Un autre chapitre, o il nous propose de nous rconforter par une austre contemplation de l'universalit de la misre, sape le complaisance de son analogie antrieure:Imaginez (si cela peut vous divertir) que vous soyez avec moi au sommet de cette haute colline de l'Olympe: regardez de l toutes les villes, les provinces, et les royaumes du monde, et pensez que vous y voyez autant d'enclos pleins de calamits humaines: ce ne sont que des thtres et des lieux prpars dans le but que la Fortune y puisse jouer ses tragdies sanglantes.7Two Bookes of Constancie, Book II, ch. xxvi, p. 199: Suppose (if it please thee) that thou art with me in the top of that high hill Olimpus; behold from thence al townes, provinces, and kingdomes of the world, and think that thou seest even so many inclosures ful of humain calamities: these are but only Theaters and places for the purpose prepared: wherein Fortune playeth her bloudy tragedies.

Il s'agit ici non pas de tragdies familiales, mais de guerres civiles, de saccagements et de massacres. quelle fin morale puisse servir maintenant ces tragdies? et pourquoi le Pote s'appelle-t-il maintenant la Fortune, et non pas Dieu?Evidemment, les lois dont notre Pote se sert pour rgler sa tragdie sont moins intelligibles et moins rassurantes, mme vues d'une perspective olympienne, que Juste Lipse et voulu nous faire croire. Quand Lipse fait face aux catastrophes de son sicle, il glisse d'une explication providentielle des vnements au vocabulaire classique de la fatalit comme si ils taient quivalents. Bien entendu, l'ide habituelle de la relation entre ces deux ordres d'explication, l'une divine et l'autre dterministe, resta hirarchique. Ronsard, par exemple, distingua clairement entre les deux en adressant ces mots l'ternit:Tu ordonnes tes loix au severe Destin,Qu'il n'ose oultrepasser, & que luymesme engraveFermes au front du Ciel....8Pierre Ronsard, Hymne de l'ternit, 32-34, dans French Renaissance Scientific Poetry, ed. Dudley Wilson (London: Athlone Press, 1974), p. 130.

Le destin des cieux n'est que l'instrument de la providence, et le plus haut niveau de la causalit pourvoit l'infrieur d'une rassurante qualit d'intention. Mais les potes tragiques purent douter qu'il soit toujours possible de sparer les deux. On pourrait appliquer un dieu vengeur des mots dont Nabuchodonosor, [l']Execrable instrument de la rancoeur celeste, se sert dans la tragdie Les Juifves de Robert Garnier pour justifier sa propre cruaut: Celuy ne regne pas qui son vouloir limite: / Aux Rois qui peuvent tout, toute chose est licite.9Les Juifves, 1840, 923-24; dans Robert Garnier, Les Juifves, Bradamante, Posies diverses, ed. Raymond Lebgue (Paris:Socit les Belles Lettres, 1949), pp. 95, 55.

Mais quand it devient difficile de maintenir une distinction morale entre ce dieu vengeur et le Destin ou la Fortune, la tragdie de notre Pote risque de dchoir de la moralit des interprtes de Snque dans le chaos moral de ses pices elles-mmes.

II

Le vocabulaire classique de la fatalit ne fut pas redcouvert par la Renaissance: il n'avait jamais t oubli. Mais bien que le destin astrologique et la desse Fortuna acquirent souvent dans des textes mdivaux l'apparence d'une indpendance de toute explication chrtienne, ce n'est qu'avec l'essor du nouveau (ou vieux-nouveau) genre de la tragdie que la relation entre ces deux niveaux de la causalit, la providence et la fatalit, devint foncirement problmatique. Comme le suggre l'exemple d'une convergence des deux que je viens de discuter, l'accusation d'une imitation aveugle des modles classiques ne doit pas tre notre raction immdiate lorsque nous rencontrons dans une tragdie du seizime sicle un tel mlange des vocabulaires chrtiens et classiques. Nous ne blmons pas Racine de s'garer de ses croyances chrtiennes lorsqu'il rfre la tragdie de Phdre au destin et aux dieux paens plutt qu' la providence de Dieu:... elle est engage, par sa destine et par la colre des dieux, dans une passion illgitime, ... et lorsqu'elle est force de la dcouvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutt une punition des dieux qu'un mouvement de sa volont.10Prface Phdre, dans Thtre complet de J. Racine, ed. F;lix Lemaistre (Paris: Garner, s.d.), p. 489.

Donc nous ne devrions pas non plus souponner Robert Garnier d'une confusion lmentaire quand il crit d'une faon typique des tragiques du seizime sicle dans la ddicace de La Troade: ... Voyant nos ancestres Troyens avoir, par l'ire du grand Dieu, ou par l'invitable malignit d'une secrette influence des astres, souffert jadis toutes extremes calamitez....11Cit dans Griffiths, Dramatic Technique, p. 29.

Garnier offre ses lecteurs un choix de perspectives sur une structure redouble de la causalit, mais, au mme moment, il rvle ses propres incertitudes quant la nature de la justice divine. Comme Racine dans la prface Phdre, o son vocabulaire classique rend inoffensive une inversion prolptique de la relation habituelle entre le crime et le chtiment sans dissimuler sa pertinence des contentieux thologiques, Garnier semble toucher dans ces mots quelque chose qui est proche au coeur de sa vision tragique. Il y a vingt-cinq ans, Lucien Goldmann affirma que les structures de la tragdie racinienne deviennent nettement plus intelligibles lorsqu'on les tudie dans le contexte de la thologie jansniste dans laquelle Racine fut lev.12Lucien Goldmann, Le Dieu cach: tude sur la vision tragique dans les Penses de Pascal et dans le thtre de Racine (Paris: Gallimard, 1959).

Je voudrais suggrer que la thologie de Jean Calvin fournit un contexte galement illuminant pour l'tude de plusieurs aspects de la tragdie du seizime sicle. Ce ne sont pas les allgeances sectaires des crivains qui me concernent, mais plutt le fait que le dfi que Calvin lana quant aux positions courantes sur les doctrines telles que la prdestination et le libre arbitre produisit un certain dcalage de tout l'tendue du discours thologique et littraire. Mme ceux qui s'opposaient le plus amrement ses ides et leurs corollaires politiques durent, ce faisant, confronter des aspects de la Bible et de la tradition chrtienne qui sont svres et mme menaantset comme la troisime partie de cet essai le montrera, Calvin fut difficile rfuter, en dpit de l'extrmit de ses conclusions. Dans ce qui suivra ma brve analyse de la thologie de Calvin, des commentaires sur deux pices, Abraham sacrifiant de Thodore de Bze et Sal le furieux de Jean de la Taille, suggreront la fois que certains aspects du calvinisme fournirent un motif puissant pour la dveloppement de la tragdie en France, et que l'influence tendue de Calvin rend intelligible cette tendance vers une convergeance du concept de la providence et des ides paennes sur la fatalit qui caractrise ce genre littraire. Il n'est pas question de qualifier de calviniste ce genre, car mme lorsqu'un tragique peut tre identifi comme huguenot, la tragdie franaise de la Renaissance n'est calviniste que dans le mme sens qu'une perle est fait de sable: dans les deux cas la forme mre s'atteint par un accroissement l'cart de l'irritant initial, qui reste cependant encastr au centre.

III

Dans n'importe quelle discussion de l'impact littraire du calvinisme il faut distinguer entre sa structure logique, qui est dj assez svre, et son thique autoritaire, qui en insistant sur l'acceptation sans question de cette structure la rend effectivement repoussante. Cette structure a des implications tragiques, mais un crivain troubl par cette thologie ne pourrait gure crire une tragdie sans s'tre dgag jusqu' un certain point de l'thique du calvinisme. Le trait structural le plus saillant du calvinisme est sans doute la doctrine notoire de la double prdestination. Mais comme Jean-Daniel Benot l'a remarqu, la double prdestination n'est pas, comme on l'a parfois soutenu, le centre du calvinisme, mais plutt la dernire consquence de la foi en la souverainet absolue de Dieu et en la grce du Christ; elle constitue non pas un point de dpart, mais un aboutissement.13Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, ed. Jean-Daniel Benot (5 vols., Paris: Vrin, 1957-63), vol. 4, p. 406 n. 1.

En dfinissant sa propre position par contraste avec celle des calvinistes anglais de sa gnration, Richard Hooker dans sa grande oeuvre Of the Laws of Ecclesiastical Polity cita l'adage de Thophraste: Ceux qui cherchent une raison de toutes choses renversent totalement la raison.14Richard Hooker, Of the Laws of Ecclesiastical Polity, ed. Christopher Morris (2 vols., 1907, rpt. London: Dent, 1954), vol. 1, p. 177: They that seek a reason of all things do utterly overthrow Reason.

Les doctrines de Calvin menacent de renverser non seulement la raison, mais aussi toute signification humaine. Pour Calvin, la raison de toutes choses est la volont souveraine et illimite de Dieu. Car Dieu est en vrit tout-puissant, donc sa volont est souveraine dans le sens qu'elle gouverne toutes choses directement et sans intermdiaires; par consquent, toute ide de la contingence ou de l'autonomie des tres cres n'est qu'une invention impie. Selon Duns Scotus, ceux qui nient que tout tre ne soit contingent devraient tre assujettis des tortures jusqu' ce qu'ils concdent qu'il soit possible qu'ils ne fussent pas torturs.15John Duns Scotus, The Oxford Commentary on the Four Books of the Sentences, I. xxxix, dans Philosophy in the Middle Ages, ed. Arthur Hyman et James J. Walsh (Indianapolis: Hackett, 1974), p. 592: ... those who deny that any being is contingent should be subjected to torments until they concede that it is possible for them not to be tortured.

Calvin, qui dnona les scotistes comme des sophistes pestilentiels, indiqua assez clairement qu' son avis ceux qui dfendent obstinment la contingence et le libre arbitre sont eux-mmes prdestins des supplices ternels, car une drogation opinitre la majest souveraine de Dieu met en vidence la tendance naturelle des hommes dchus de sa grce, des rprouvs, s'opposer leur Crateur.16Voir Calvin, Institution, III. xv. 6, I. xvii. 1-2, II. v. 1-5, III. xxiii. 1-3.

De son interprtation de S. Paul il s'ensuit qu'il y a une opposition totale entre la nature humaine, qui est dchue et dlibrment perverse, et cette divine grce qui ensevelit notre inimiti naturelle envers Dieu et nous amne l'obissance fidle la parole de Dieu. Dans les mots de Calvin, il ne faut pas estimer que la chair soit bien mortifie, sinon que tout ce que nous avons de nous soit annanty et aboly.17Institution, ed. Benot, III. iii. 8, vol. 3, p. 72.

On peut s'apercevoir par consquent que le langage subit un certain surmenage. Car bien que tout acte et toute pense, bon ou mchant, des hommes et des esprits soit totalement gouvern par la volont de Dieu, les mchants sont nanmoins condamns pour leur enttement, leur mauvaise volont. Ils ne sont pas libres de faire autrement qu'ils ne font, mais puisque leur volont est engage dans les pchs que Dieu veut qu'ils commettent, c'est eux qui sont coupables. Dans un passage mmorable, Calvin repousse toute suggestion que Dieu puisse tre blm pour la mchancet humaine dont sa volont insondable est la cause:Et d'o vient la puanteur en une charogne aprs qu'elle est ouverte et pourrie? Chacun void bien que cela vient des rais du Soleil, et toutesfois personne ne dira qu'ils puent pourtant. Ainsi, puisque la matire et faute du mal consiste en un mauvais homme, pourquoy Dieu en tirera-il quelque macule et ordure, s'il en use selon sa volont? Pourtant chassons ceste petulance de chien, laquelle peut bien abbayer de loin la justice de Dieu, mais ne la peut attoucher.18Ibid., I. xvii. 5, vol. 1, pp. 242-43.

Cette insistance sur la souveraint divine rend problmatique l'ide mme de la volont humaine. Mais le langage et la logique sont d'autant plus surmens par la doctrine minemment logique de la double prdestination. Si Dieu choisit dans l'ternit ceux qui recevront sa grce justifiante, alors (tant donne la notion calvinienne de la justice divine) ce n'est qu'une argutie que d'affirmer que les autres seront laisss se dbrouiller tant bien que mal. Soit qu'on est lu, soit qu'on est rprouv; et les rprouvs sont rejets non pas parce que Dieu, tant omniscient, prconnat leur mchancet, mais plutt parce qu'ayant voulu leur mchancet, il la prconnat.19Voir Institution, III. xxiii. 7.

Jusqu'ici a va. Si Calvin avait respect son propre avertissement que le mystre de la prdestination est un labyrinthe o celui qui se fourre et ingre en trop grande confiance et hardiesse ... ne trouvera nulle issue, et quece n'est pas raison que les choses que Dieu a voulu estre caches ... soyent ainsi espluches des hommes, et que la hautesse de sa sapience, laquelle il a voulu estre plustost adore de nous qu'estre comprinse ... soit assuiettie au sens humain,20Institution, III. xxi. 1, vol. 3, pp. 406-07.

il et pu viter les dures consquences de sa version de cette doctrine. Mais pouss autant par son honntet farouche que par la polmique de ses adversaires, il suivit Luther en distinguant entre la promesse du Nouveau Testament de salut tous ceux qui croient au Christ, et la volont impntrable de Dieu qui refuse la plupart des hommes la grce sans laquelle cette foi est impossible. L'affirmation brusque de cette position par Luther21Voir, par exemple, De servo arbitrio, dans D. Martin Luthers Werke, ed. P. Pietsch et al. (Weimar: Hermann Bhlaus, 1883-1948), vol. 18, p. 685: Illudit autem sese Diatribe [i.e. De libero arbitrio d'Erasme] ignorantia sua, dum nihil distinguit inter Deum praedicatum et absconditum, hoc est, inter verbum Dei et Deum ipsum. Multa facit Deus, quae verbo suo non ostendit nobis. Multa quoque vult, quae verbo suo non ostendit sese velle. Sic non vult mortem peccatoris, verbo scilicit, Vult autem illam voluntate illa imperscrutabili.

fut ouverte l'accusation qu'il y aura deux volonts contraires en [Dieu], entant qu'il dcerneroit en son conseil estroit les choses qu'il a manifestement defendues par sa Loy....22Institution, I. xviii. 3, vol. 1, p. 258.

Accusation que Calvin rebuta en citant maints textes bibliques, et en insistant que la volont de Dieu,laquelle est une et simple en soy, nous semble diverse, pource que, selon nostre rudesse et dbilit de sens, nous ne comprenons pas comment il veut et ne veut point en diverses manires qu'une chose se face.23Institution, I. xviii. 3, vol. 1, p. 259.

Un argument de St Augustin lui fournit une justification lui fournit une justification lgante pour ses propres quivoques sur la volont. Si Dieu veut qu'un homme meure, un mchant fils peut vouloir la mme chose, tandis qu'un bon fils ne la veut pas. Mais bien que ce dernier veuille ce que Dieu ne veut pas, c'est sa pit filiale et non pas la mchancet de son frre qui s'accorde avec la bonne volont de Dieu et ce que les hommes peuvent vertueusement vouloir,24Institution, I. xviii. 3.

et il n'est plus question de songer qu'il y ait varit en Dieu, comme s'il changeoit conseil, ou qu'il se contredist.25Ibid., vol. 1, p. 259.

La position de Calvin repose sur la souverainet absolue et inscrutable de Dieu, qui fait tout ce qu'il veut (Pseaum. 115, 3), et sur la tardivit de nostre sens,26Ibid.

qui nous empche de sonder ses intentions. Les yeux de la foi rsolvent la duplicit apparente de la volont de Dieu en une image simple, mais incomprhensible. Cependant, Calvin considre par quels moyens la volont divine s'avance vers ses fins secrtes, il indique que bien qu'elle ne soit pas en guerre avec elle-mme, elle fait la guerre sans provocation contre la plupart de l'humanit:Pourtant ceux qu'il a crez damnation et mort ternelle, afin qu'ils soyent instruments de son ire et exemples de sa sverit, pour les faire venir leur fin ou il les prive de la facult d'ouyr sa parolle, ou par la prdication d'icelle il les aveugle et endurcist davantage.27Institution, III. xxiv. 12, vol. 3, pp. 463-64.

Le but de cette rprobation n'est point rassurant:Parquoy ce que les rprouvez, ayans le royaume de Dieu ouvert, n'obtemprent point, cela sera droitement reiett sur leur perversit et malice, moyennant qu'on adiouste consquemment qu'il[s] ont est asservis cette perversit, d'autant que par le iugement quitable, mais incomprhensible de Dieu, ils ont est suscitez pour illustrer sa gloire en leur damnation.28Institution, III. xxiv. 14, vol. 3, p. 466.

La doctrine calvinienne de l'inscrutabilit de Dieu propose une solution au problme du mal qui est obverse dans sa structure en comparaison avec celle que proposrent les hrtiques gnostiques. Le Dieu cach des gnostiques tait bon, et le Dieu rvl, ce demiurge qui gouverne le monde, fut la source ou du moins le soutien du mal. Ici, par contraste, c'est l'aspect rvl de Dieula promesse universelle de salut tous ceux qui auront de la foiqui est plus videmment bon, et c'est Dieu lui-mme, demeurant cach et incomprhensible, qui par sa volont inscrutable produit le mal. Mais puisque cette doctrine calvinienne insiste pour blmer les instruments de la volont de Dieu plutt que cette volont elle-mme, la doctrine est moins une solution au problme du mal qu'une mystification, une ngation que le langage et la logique, qui expriment des valeurs humaines, soient adquats pour englober les sources de la misre humaine. Dieu tant juste et misricordieux, si donc dans l'ternit il prdestine la plupart de l'humanit des supplices sans fin, cel doit tre accept comme une expression de la justice et de la misricorde.Non seulement ces deux attributs divins, mais encore tous les autres, deviennent problmatiques cause de cette thologie. Car l'incomprhensibilit de Dieu signifie, selon Calvin, qu'il n'existe pas de lien prcis entre la ralit divine et toute indication, mme biblique, des attributs de Dieu. cause de notre faiblesse, qui ne nous permet aucunement de comprendre sa nature exalte, Dieu se reprsente dans l'criture Sainte non pas comme il est en lui-mme, mais comme il nous apparat: toute description biblique de Dieu est accommode nos capacits humaines.29Institution, I. xvii. 13.

Sans trop exagrer, on pourrait dcrire cette thorie de l'accommodation comme tant une espce d'anticipation thologique de la parabole de Hans Christian Andersen sur les nouveaux vtements de l'empereur. Les accommodations de l'criture Sainte sont vraisemblablement diriges autant Jean Calvin qu'au reste de l'humanit, mais il insiste constamment pour les dpasser: un peu comme l'enfant embarrassant dans le conte d'Andersen, il nous informe que ces accommodations, ces vtements, ne sont pas rels. L'empereur n'tant pas dans ce cas lui-mme perceptible, on pourrait dire qu'il risque par consquent de disparatre. Car lorsque Dieu commence perdre ses attributs anthropomorphiques, il peut facilement se confondre avec les ides plus abstraites du destin et de la fortune. Cent cinquante ans plus tard, George Berkeley, l'vque de Cloyne, crit que... celui qui vient Dieu, ou entre dans l'glise de Dieu, doit d'abord croire qu'il y a un Dieu qui est dans une certaine mesure intelligible, et non simplement croire qu'il y a un pouvoir quelconque; car si l'on n'a aucune ide, quelque inadquate que ce soit, de ses qualits ou de ses attributs, ceci pourrait tre le destin, le chaos, la nature plastique, ou quoi que ce soit, aussi bien que Dieu.30George Berkeley, Alciphron or the Minute Philosopher, Fourth Dialogue, 18, dans The Works of George Berkeley Bishop of Cloyne, ed. A. A. Luce et T. E. Jessop (9 vols., London: Nelson, 1948-57), vol. 3, pp. 164-65: ... for he who comes to God, or enters himself in the church of God, must first believe that there is a God in some intelligible sense; and not only that there is something in general, without any proper notion, though never so inadequate, of any of its qualities or attributes: for this may be fate, or chaos, or plastic nature, or anything else as well as God.

Calvin lui-mme dut se dfendre contre l'accusation qu'il confondit la providence avec le destin:Ceux qui veulent rendre ceste doctrine odieuse, calomnient que c'est la fantasie des Stoiques que toutes chose adviennent par ncessit.... toutefois nous ne recevons pas ce vocable dont usoyent les Stoiques, assavoir: Fatum.... Quant est de l'opinion, c'est faussement et malicieusement qu'on nous la met sus. Car nous ne songeons pas une ncessit laquelle soit contenue en nature par une conionction perpetuelle de toutes choses, comme faisoyent les Stoiques. Mais nous constituons Dieu maistre et modrateur de toutes choses, lequel nous disons ds le commencement avoir, selon sa sagesse, dtermin ce qu'il devoit faire, et maintenant excute par sa puissance tout ce qu'il a dlibr. Dont nous concluons que non seulement le ciel et la terre et toutes cratures insensibles sont gouvernees par sa providence, mais aussi les conseils et vouloir des hommes, tellement qu'il les dresse au but qu'il a propos. Quoy donc? dira quelcun, ne se fait-il rien par cas fortuit ou d'aventure? Ie respon que cela a est tresbien dit de Basilius le grand, quand il a escrit que Fortune et Aventure sont mots de Payens, desquels la signification ne doit point entrer en un coeur fidle.31Institution, I. xvi. 8, vol. 1, pp. 232-33.

Pour Calvin autant que pour ses contemporains, le destin et la fortune furent des termes associs dont l'un voqua trs vite l'autre. Mais d'aprs le paragraphe suivant, mme un coeur fidle ne peut pas entirement rejeter la signification du mot fortune:Toutesfois pource que la tardivit de nostre esprit est bien loin de pouvoir monter iusques la hautesse de la providence de Dieu, il nous faut pour la soulager mettre icy une distinction. Ie di doncques, combien que toutes choses soyent conduites par le conseil de Dieu, toutesfois qu'elles nous sont fortuites. Non pas que nous rputions fortune dominer sur les hommes pour tourner haut et bas toutes choses tmrairement (car ceste resverie doit estre loin d'un coeur Chrestien); mais pource que des choses qui adviennent, l'ordre, la raison, la fin et ncessit est le plus souvent cache au conseil de Dieu et ne peut estre comprinse par l'opinion humaine, les choses que nous savons certainement provenir de la volont de Dieu nous sont quasi fortuites; car elles ne monstrent point autre apparence....32Institution, I. xvi. 9, vol. 1, p. 234.

Pareillement, crit-il dans le mme passage, le mot eventus (qui signifie soit le destin, soit la fortune) est souvent rpt dans les Ecclesiastes parce que les hommes ne peuvent pas pntrer tout de suite la premire cause de toutes choses, qui reste cache. Il y a un parallle frappant entre ce passage et les remarques de Calvin ailleurs sur le sujet de l'accommodation. En effet, les attributs bibliques de Dieu et le langage de la fatalit ont le mme statut: ils correspondent ce que notre faiblesse peut saisir et comprendre, tandis que la ralit divine reste au-del de ces apparences. Dans chaque cas, Calvin peut rsoudre les contradictions apparentes de l'criture et de l'exprience en faisant appel l'incomprhensibilit de Dieuc'est--dire un niveau de la ncessit aussi capricieux que l'autre. Les buts de la providence et de la prdestination ne peuvent pas tre saisis par le discours de l'thique. Comment donc choisir entre les dterminations arbitraires et gratuites d'un Dieu inintelligible et le rgne du destin et de la fortune? Comment mme faire la distinction entre les deux? Calvin rpliquerait: par la foi. Mais la foi n'est pas un critre externel, elle est plutt le corrlatif subjectif de l'lection arbitraire de Dieu. On pourrait maintenant commencer apprcier l'attraction effrayante du genre de rflexion critique que je viens de poursuivre pour certains crivains du seizime sicleet l'urgence craintive avec laquelle d'autres (dans ce cas Juste Lipse) les prvenaient contre de telles spculations:Esprit errant! Que voulez-vous dire par cette curiosit soucieuse? Voulez-vous sentir ces feux celestes? Ils vous feront fondre comme de la cire. Voulez-vous monter dans la tour de la providence? Vous tomberez bientt la tte en premire. De mme que des phalnes et d'autres petites mouches volrent nuitamment autour d'une chandelle jusqu' ce qu'elle les brle, de mme foltre l'esprit de l'homme autour de cette secrte flamme cleste.33Two Bookes of Constancie, Book II, ch. xii, p. 159.

IV

Abraham sacrifiant (1550), la seule pice de Thodore de Bze, nous amne prs de la source de la thologie calviniste. Cette pice, qui fut imprime plus d'une anne avant la premire performance de la Cloptre captive de Jodelle, est aussi l'une des sources de la tragdie franaise, ayant plusieurs des traits formels de la tragdie rgulire.34Voir Thodore de Bze, Abraham sacrifiant, ed. Keith Cameron, Kathleen M. Hall et Francis Higman (Genve: Droz, 1967), pp. 20-26. Mes citations de cette pice sont identifies selon le vers et la page.

On pourrait s'attendre ce qu'une pice didactique crite par un thologien dogmatique ne serait pas irrsistible pour des lecteurs modernes, et il faut admettre qu'Abraham et Isaac sont tous les deux bons calvinistes. Mais en dpit de son contenu thologique explicite et de sa crudit formelle, la pice atteint un point culminant qui est assez impressionant. Le problme central d'Abraham, mis part son amour paternel pour Isaac, est la duplicit apparente de Dieu: le veillard fidle est tourment par la contradiction entre la promesse antrieure d'une postrit nombreuse et l'ordre de Dieu de sacrifier son fils unique.35Il n'y a aucune mention d'Ishmael, fils d'Abraham et de Hagar.

Mais on doit comprendre que c'est Satan, qui est sur la scne dans le costume d'un religieux pendant qu'Abraham rflechit sa situation fcheuse, qui incite ces doutes.Comment? comment? se pourroit-il bien faire,Que Dieu dist l'un, et puis fist du contraire?Est-il trompeur? (713-15, p. 95) La question d'Abraham nous est familire, et il peut y rpondre d'une faon calviniste:Que dy-je? Dieu! puis que l'as ordonn, Je le feray: las, est-il raisonnable Que moy qui suis pecheur tant miserable,Viene juger les secrets jugemensDe tes parfaicts et tressaincts mandemens? (720-24, p. 95)Cependant la contradiction demeure. Peut-tre, pense Abraham, que l'ordre d'immoler Isaac ne fut qu'un rve trompeur ou le mensonge d'un dmon, doutes qu'il rejte avec une facilit qui devrait alarmer le lecteur post-cartsien.36Voir Ren Descartes, Mditations, I, II, dans ses Oeuvres philosophiques, ed. Ferdinand Alqui (3 vols., Paris: Garnier, 1963-73), vol. 2, pp. 406, 412, 415.

Mais il est enfonc encore une fois dans le dsspoir par sa reconnaissance de ce qu'on pourrait appeler une forme du paradoxe du menteur crtois: Mais le faisant, je ferois Dieu menteur (743, p. 97). L'acte d'obissance, la sacrifice d'Isaac, saperait l'autoriti de celui qui exige cette obissance, et plus horrible encore, ce serait Abraham lui-mme qui devrait jeter le discrdit sur le Dieu auquel il se fie. quoi donc sert la foi?Las est-ce en vain qu'en toy j'ay esper?O vaine attente, vain espoir de l'homme! (754-55, p. 97) Se demandant, avec justesse, quelle sera la raction de ses semblables l'affaire, il invite Dieu considrer ses propres intrts:Et toy, Seigneur, qui te vouldra prier?Qui se vouldra jamais en toy fier? (783-84, p. 98)Mais le ciel demeure muet, et Abraham, qui ne voit aucune solution son dilemme, prie pour la mort. Satan remarque, Le voil bas, si Dieu ne le releve (783-84, p. 99). Bien qu'il ne soit pas un personnage parlant dans cette pice, Dieu ne rate pas cette directive. Ayant reu (on peut le supposer) une perfusion de grce, Abraham devient entirement plus allgre: puisque Dieu cra Isaac, raisonne-t-il, Dieu peut toujours le ressusciter (voir Hb. 11: 17-19). Rtabli dans l'orthodoxie calviniste, Abraham s'excuse de sa faiblesse humaine et dnonce la chair:Arriere chair, arriere affections:Retirez vous humaines passions,Rien ne m'est bon, rien ne m'est raisonnable,Que ce qui est au Seigneur aggreable. (815-18, pp. 100-01)Bze a trop de sens dramatique pour laisser Abraham russir entirement se refaire comme le monstre de la foi que ces mots rvlent. Mais ce stade la pice n'est plus une tragdie, car les problmes soulevs par l'ordre de sacrifier Isaac ont t rsolus (formellement, au moins) par la foi d'Abraham. La scne finale, qui contient sa rvlation Isaac du vouloir de Dieu, la soumission fidle d'Isaac et les efforts d'Abraham pour s'endurcir pour l'acte, reprsente le point culminant de la pice, mais qui ne pourrait tre tragique que si la foi du patriarche tait illusoire. Cependant, comme un bref examen du rle de Satan dans la dernire scne le confirmera, la structure d'Abraham sacrifiant est proche de celle d'une tragdie. Durant toute la partie centrale de la pice, Satan stimule, ou mme suscite, les doutes rationnels d'Abraham propos des contradictions de Dieu, mais une fois que ce dernier a renforc la foi d'Abraham, il n'y a plus de questions poser: Isaac et son pre ne peuvent que souffrir, et Satan devient l'un des spectateurs. Ce qui s'ensuit est peut-tre surprenant: Satan est dchir par ce qu'il voit:Ennemi suis de Dieu et de nature, Mais pour certain ceste chose est si dure,Qu'en regardant ceste unique amitiBien peu s'en fault que n'en aye piti. (841-44, pp. 102-03) Lorsque Isaac se soumet doucement la mort qui s'approche de lui, Satan trouve le spectacle intolrable, et s'enfuit de la scne. Le message est clair: la foi chasse le diable. La reprsentation d'un mystre religieux, la prfiguration du sacrifice rdempteur du Christ, peuvent maintenant se drouler dans un atmosphre non troubl par les ironies de Satan. Mais le lecteur moderne trouvera une autre signification dans ces vnements. Car tandis que Bze, en mettant de tels mots dans la bouche du diable, semble indiquer que la piti seule n'est pas la rponse correcte, l'moi de la piti dont Satan veut s'chapper est vraisemblablement la raction des spectateurs; et puisque Bze rend aussi pitoyables qu'il le peut las adieux du pre et du fils, l'obissance filiale s'Isaac, et les ttonnements d'Abraham avec le couteau, on pourrait suggrer qu'il nous invite ainsi suppler nous-mmes l'intrt thique qui disparat de la pice avec le dpart de Satan. L'ennemi rationel de l'humanit ne peut pas supporter de voir la conclusion qu'il anticipe; le crateur contradictoire de l'homme laisse se prolonger l'agonie des fidles. tant donne la conclusion, la tendance du lecteur moderne se ranger du ct de Satan fait valoir la doctrine calviniste que l'homme, sans la grce, est l'ennemi de Dieu. Mais cette tendance peut aussi suggrer combien la rsolution heureuse de la pice est fragile. Bze exige que nous reconnaissions, avec Abraham, que la foi est certaine et que Dieu est constant plutt que contradictoire, quelles que soient les apparences. Mais ceci implique que nous devons galement suivre le patriarche en voulant renoncer et la raison et aux motions humaines.37Voir Abraham sacrifiant, 815-18 (cits au-dessus), et Calvin, Institution, III. iii. 8: il ne faut pas estimer que la chair soit bien mortifie, sinon que tout ce que nous avons de nous soit annanty et aboly.

C'est une rsolution comique qui cote cher. Les vnements de cette pice sont peut-tre assez puissants pour pouvoir contraindre l'acquiescement, mais une forme dramatique qui reprsente la rdemption de l'humanit seulement condition qu'elle rejette ses qualits essentielles ne pourrait gure tre une forme stable: on pourrait s'attendre soit ce qu'elle dgnre en propagande, soit ce qu'elle se dveloppe vers l'accomplissement de l'impulsion tragique qu'elle rprime tout en l'exprimant. L'Abraham sacrifiant de Bze initia une tradition de la tragdie biblique et calviniste, propagandiste et polmique dans son intention, qui fut un lment significatif dans la diffusion rapide du calvinisme en France durant les annes 1550, et qui s'panouit pendant une quinzaine d'annes ct de la tradition classiciste et courtoise dont le premier exemple fut Jodelle. Mais les problmes soulevs par la pice de Bze furent repris vers 1562 par Jean de la Taille, qui ses deux tragdies donnent une place ct de Robert Garnier et Antoine de Montchrestien comme l'un des meilleurs tragiques de la Renaissance franaise, et dont le petit trait De l'Art de la Tragedie est un document important. Considrant la pice de Bze et celles de ses successeurs indignes du nom de Tragedie, La Taille insista sur la diffrence entre une tragdie et un sermon: Et si c'est un subject qui appartienne aux lettres divines, qu'il n'y ait point un tas de discours de Theologie, comme choses qui derogent au vray subject, et qui seroient mieux seantes un presche....38Jean de la Taille, Dramatic Works, ed. Katheen M. Hall et C. N. Smith (London: Athlone Press, 1972), De l'Art de la Tragedie, p. 20.

Ses propres tragdies, Sal le furieux et La Famine, sa continuation, incluent des sujets bibliques dans des formes classiques; sa connaissance de Snque et d'Euripide est partout en vidence, jusqu'au point o ses plus rcents rdacteurs ont pu crire:La Taille ne rinterprte pas la tragdie classique afin d'y intgrer des ides judaeo-chrtiennes, il se contente dmontrer que des histoires de l'Ancien Testament remplissent toutes les exigences de la tragdie. Sal le furieux et La Famine ne sont pas des tragdies religieuses, mais plutt des tragdies classiques avec des intrigues bibliques.39Dramatic Works, Introduction, p. 6: La Taille does not re-interpret classical tragedy in order to integrate Judaeo-Christian concepts; he is content to demonstrate that Old Testament stories fulfil all the demands of tragedy. Sal le furieux and La Famine are not religious tragedies, but classical ones with Scriptural plots.

Mais peut'on si facilement distinguer entre les aspects religieux et classiques de ces pices? Je ne voudrais pas obscurcir la trs grande diffrence entre les tragdies de La Taille et, par exemple, les informes Tragedies saintes de son contemporain Louis Des-Masures. Les premires sont classiques et religieuses, alors que les autres, bien que religieuses (pour ne pas dire dogmatiques), ne sont des tragdies qu' titre gracieux. Sal le furieux, comme sa page de titre nous en avertit, est Faicte selon l'art et la mode des vieux Autheurs Tragiques; Des-Masures, en revanche, crit Pour servir instruire, et non pour plaisanter,Ni de Dieu le mystere, et la saincte ParoleDestourner, par abus, chose vaine et folle....Refusant avec mpris d'offrirDes mensonges forgez, et des termes nouveaux Qui plaisent volontiers aux humides cerveaux Des delicates gens,il voulait plutt qu'on s'estudie / De rendre au naturel l'antique Tragedie.40Louis Des-Masures, Tragdies saintes, ed. Charles Comte (Paris: Hachette, 1907), Au seigneur Philippe le Brun, 120-22, 171-74, pp. 7-8.

Cependant La Taille tenait crire des pices au moule des vieux, comme d'un Sophocle, Euripide, et Seneque; il voulait adopt[er] at naturalis[er] la vraye Tragedie et Comedie ... qui toutefois auroient aussi bonne grace en nostre langue Franoise, qu'en la Grecque et Latine.41La Taille, De l'Art de la Tragedie, Dramatic Works, p. 21.

Rendre au naturel la tragdie, ou la naturaliser: le contraste est clair et net. Toutefois la fin religieuse de Sal le furieux est consciente et bien dfinie: La Taille voulaitmontrer l'oeil de tous un des plus merveilleux secrets de toute la Bible, un des plus estranges mysteres de ce grand Seigneur du monde, et une de ses plus terribles providences.42Ibid., p. 19. Dans le paragraphe suivant, La Taille propose une dfinition gnrale de la tragdie dans laquelle la Fortune semble remplacer la providence: ... Son vray subject ne traicte que des piteuses ruines des grands Seigneurs, que des inconstances de Frtune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivitez, execrables cruautez des Tyrans.... Mes citations de Sal le furieux sont identifies selon le vers et la page.

Il s'occupe du problme de la justice divine, et cela d'une manire non dogmatique, mais proprement tragique.

V

Au moment de sa premire apparence sur a scne, Sal n'est pas lui-mme un modle de la justice: asperg du sang de ses propres sujets, il fulmine dans la folie:Je veux monter au ciel, que mon char on attelle,Et comme les Geants entassants monts sur monts,Je feray trebuscher les Anges et Daemons,Et seray Roy des Cieux.... (245-47, p. 32) Lorsqu'il revient lui-mme et reconnat ce qu'il a fait, la cause de cette folie la fois classique et biblique devient claire: il est opprim moins par la menace militaire des Philistins (contre lesquels ses fils, courageux mais de maivaise augure, sont dj sortis pour guerroyer), que par l'accablante ralisation qu'il est dchu de la grce de Dieu et a encouru sa haine. La demande angoisse de Sal pour la raison de cette haine reoit une rponse svre: son cuyer lui rappelle qu'ayant t enjoint par Dieu, par l'intermdiaire du prophte Samul, de massacrer tous les Amalcites, Sal par grand courtoisie pargna leur triste Roy Agag (309-10, p. 33).43Au troisime acte, l'esprit de Samul annonce Sal la destruction prscrite de son genre total dans des termes pareils (773-76, p. 46); cette partie de l'histoire est traite dans La Famine.

Sa propre injustice folle est donc la punition de son dsir dsobissant de substituer sa propre misricorde humaine la justice divine. La raction de Sal (dont le premier vers est marqu commen une sententia) expose le problme fondamental de la pice: O que sa Providence est cachee aux humains! Pour estre donc humain j'esprouve sa cholere,Et pour estre cruel il m'est donc debonnaire? (312-14, p. 33)La signification principale du mot humain dans le vers 313 est clairement indique par son contraste avec le mot cruel dans le vers suivant: c'est contre le paradoxe que sa propre misricorde lui a cot la misricorde de Dieu que Sal proteste. Mais la signification d' humain est colore initialement par le fait que ce mot suit le substantif gnrique humains aprs avoir mis un lieu commun propos de la providence, Sal semble se plaindre qu'il ressent la colre de Dieu simplement pour tre un homme. Dans ce contexte de paradoxe et d'ambigut, la mention du mystre de la providence voque la thologie calviniernne que je viens d'analyser: on peut se demander si Sal tait mme libre d'obir l'ordre du prophte. Qu'il soit libre ou destin, Sal refuse d'abandonner sa propre perspective pour celle de Dieu:H Sire, Sire, ls! fault il donc qu'un vainqueur Plustost que de piti use fier de rigueur,Et que sans regarder qu'une telle fortuneEst aussi bien luy qu' ses vaincus commune, Egorge tant de gents? vault il pas mieux avoirEsgard quelque honneur, qu' nostre grand pouvoir? (315-20, p. 33)Mais comme son cuyer avertit le roi, il est dangereux de parler ainsi sans reverence / Du destin de l haut (321-22). Il conseille Sal: Mais plustost sa justice humble recognoissez, / Sans accuser ainsi vostre celeste Maistre (324-25, pp. 33-34).44Comme fier dans le vers 316, humble dans le vers 324 a un sens adverbial. C'est la reconnaissance humaine qui doit tre humble, et non pas la justice de Dieu.

En termes de thologie, Sal a tort. Toutefois, au cinquime acte, la raction de David la nouvelle de sa mort met en vidence le fait que ses actions coupables taient superposes une nature foncirement innocente: losque le soldat qui amne la nouvelle demande David pourquoi il pleire celui qui voulait le tuer, il rplique:C'estoit l'Esprit malingQui l'affligeoit, car il n'estoit enclinDe sa nature telle chose faire,Et ne fut oncques un Roy plus debonnaire. (1229-32, p. 58)Comme dans la pice de Bze, Dieu exige une rpression des impulsions humaines, mais Sal, par contraste avec Abraham, dsobit. Abraham est dgag de son dilemme par la grce de Dieu, mais l'autre est pris au pige. Il semble reconnatre sa premire dsobissance comme providentielle, et l'action de Dieu sur lui le rend plus inexcusable: la perscution de David par Sal, ainsi que de tous ceux qui lui ont donn asile, est cite contre lui, et sa rvolte titanesque (Je veux monter au ciel...) n'est qu'un autre symptome de la mme folie envoye par Dieu. Il sait bien qu'il a perdu cette benigne grace par laquelle il fut install comme roi, et il est conscient la fois de la volont de Dieu et de la futilit d'y rsister:Je say bien qu'aux mortels appeller il ne faut De son Arrest fatal decid de la haut.... (397, 399-400, p. 35)Son cuyer cherche l'encourager: Ne vous desesperez, mas avecques fiance, / Et bon espoir prenez vos maux en patience... (405-06, p. 36). Mais c'est peine perdue. Sal atteint sa pleine stature tragique travers sa dtermination de savoir, et si possible de dtourner, ce qui est en rserve pour lui. Il s'agit encore l d'une rvolte et non pas d'obissance, et encore une fois Sal accroit sa culpabilit. Mais cette dtermination annonce un virage perceptible dans le vocabulaire de la pice, d'une emphase sur le vouloir de Dieu (ce qui reste toutefois l'explication principale des vnements) vers un usage plus frquent et presque systmatique du langage du destin et de la fortune.Sal. Le prudent peut fuir sa fortune maligne.L'Escuyer. L'homme ne peut fuir ce que le ciel destine. Sal. Le malheur nuit plus fort venant despourveu.L'Escuyer. Mais il cuit davantage apres qu'on l'a preveu. Sal. Bref se sauray mon sort par l'art de Negromance.L'Escuyer. Mais DIEU l'a defendu.... (457-62, p. 37) Aprs ce moment, la reconnaissance que le destin et la fortune ne sont que des expression d'un niveau plus haut de la causalit devient de plue en plue problmatique. J'ai comment ci-dessus que la rsistance de Calvin n'importe quel mlange du concept de la providence et du langage de la fatalit fut accompagne par sa reconnaissance que ce langage paen constitue une expression valide des limitations de notre perspective naturelle sur le monde. Cependant, cette reconnaissance ne l'empcha pas de suggrer (comme c'est le cas dans cette pice) que l'usage de ce langage est motiv par l'opposition, galement naturelle, de l'homme Dieu:... combien que la faveur de Dieu et sa bont, ou la rigueur des ses iugemens, reluisent la plus souvent en tout le cours de sa providence ... nantmoins quelque fois les causes de ce qui advient sont caches, tellement que ceste pense nous entre au cerveau, que les affaires humains tournent et virent la vole, comme sur une roue, ou nostre chair nous solicite gronder contre Dieu, comme si Dieu de iouait des hommes en les dmenant et l comme des pelottes.45Calvin, Institution, ed Benot, I. xvii. 1, vol. 1, p. 236.

Mais la dsapprobation de Calvin de rduisit pas, et peut-tre mme augmenta-t-elle, le cours des mots de Plaute que Juste Lipse citerait et que Montaigne rpterait:Les dieux s'battent de nous la pelotte, et nous agitent toutes mains: Enimvero Dii nos homines quasi pilas habent.46Michel de Montaigne, Essais, ed. Pierre Michel (3 vols., Paris: Gallimard, 1965), III. ix, vol. 3, p. 228. Les mots de Plaute sont du prologue des Captifs, vers 22; selon Pierre Michel, Montaigne les aurait lu chez Juste Lipse, Saturnalium sermonem libri, livre 1, chap. 1.

Bien que La Taille ne se serve pas de cette image, Sal le furieux fait valoir la mme tendance. Un fusionnement graduel de la providence avec le destin et la fortune au quatrime acte culmine au coinquime dans le cri: dure cruaut / Des cieux malings! (1479-80, p. 65). Dans le troisime acte, qui est assez impressionant, Sal dcouvre en vrit les dtails de son sort par l'art de la ncromancie. L'esprit de Samul offre une prophtie effrayante: Sal et ses fils mourront sdans la bataille, et leurs descendants seront exterminsEt le tout pourautant qu' la divine voix / Obe tu n'as point ainsi que tu devois... (773-74, p. 46). Samul disparat, Sal s'croule. Encore une fois, la piti humaine se montre par contraste avec l'inflexibilit divine: la Phitonisse insiste, contre la volont de Sal, qu'il doit manger, et vivre, pour dplaire au sort (834, p. 47). Acceuilli au quatrime acte par la nouvelle de la mort de ses fils, Sal est dtourn de se suicider par son cuyer:Il ne fault point qu'ainsi vostre vertu succombe,Ny que du premier choc de Fortune elle tombe: Et si vous n'estes point des ennemis vainqueur,La fortune vainquez d'un magnanime coeur. (1019-22, p. 52) Sal vient d'admettre la vrit de la prophtie de Samul, donc ces mots, venant d'un homme qui se tenait ct de Sal durant toute la scne de l'invocation de Samul, ont un ton nettement paen. S'ensuivent des persuasions plus orthodoxes:DIEU sans cesse ne donne aux justes leur souhait,Ains par fois les chastie, et purtant ne les hait. (1045-46, p. 53)Dieu est en train d'prouver Sal, comme il prouva Abraham et Joseph, et, comme ceux-ci, Sal devrait de tenir ferme comme un rocher contre la tempte:Ainsi ne vous laissez abbattre la Fortune, Esperez que tousjours viendra l'heure opportune,Et maistrisant constant l'inconstance de la sort,Monstrez que vrayement vous estes d'un coeur fort, DIEU (peut-estre) voiant vostre constance ferme,Bening vous fera veoir de vos travaux le terme. (1055-60, p. 53)Mais il est dj trs vident que cette distinction conventionelle entre deux niveaux de la causaliti, l'un abstrait et malin, et l'autre personnel et bienveillant, ne s'applique pas la situation de Sal; Dieu ne veut pas l'prouver, mais plutt le dtruire. Par consquent, ces deux niveaux de la causalit commencent s'entremler. J'ai mentionn ci-dessus la thorie de Calvin propos de l'accommodation, selon laquelle l'criture Sainte nous offre dis similitudes corporelles et psychologiques afin que nous ayions quelque ide de Dieu, qui cependant reste incomprhensible. On peut constater dans Sal le furieux un processus inverse: les analogies de l'criture sont en train de se dsagrger. Le Dieu qui dtruit Sal s'est si compltement cart de toute conception humaine de la justice et de la misricorde que tout langage qui implique la personnalit commence lui devenir inapplicable. Dans cette pice le langage du destin et de la fortune devient une inversion empirique de la thorie de l'accommodation. Naturellement, puisque La Taille fut un chrtien qui s'adressait des chrtiens, il y a une certaine rsistance dans la pice ce processus de l'inversion. Le choeur des Lvites dont les commentaires et les lamentations sparent les cinq actes comprend le manque de foi de Sal et son recours la magie comme tant les raisons pour la maldiction de Dieu et l'imminent massacre des juifs par les philistins. Selon les Lvites, Dieu veut prouver son peuple lu:S'il est ainsi ne murmuronsMais patiemment endurons Tout cela qui vient de sa main,Soit rigoreux ou soit humain. (897-900, p. 49) vrai dire, ce qui s'ensuit est rigoreux, et c'est durant le quatrime acte, qui est introduit par ce chant choral, que la tendance vers un mlange du vouloir de Dieu et du langage abstrait de la fatalit apparat le plus clairement. Mais le choeur, qui de la perspective des compagnons de misre est temoin de la chute de Sal, tablit nanmoins une certaine tension entre une vue inaccommode de Dieu et un point de vue selon lequel son injustice inhumaine conserve encore une qualit personnelle. Dans le troisime acte, Sal se plaint de l'inconstance de Dieu dans des mots vocateurs des lamentations de casibus contre l'inconstance de la fortune: Tu me fis sacrer Roy, tu me haulsas expres A fin de m'enfondrer en mil malheurs apres!Veux-tu donc (inconstant) piteusement destruireLe premier Roy qu'au monde il pleut toy d'eslire! (809-12, p. 47)Cette allusion devient explicite dans la raction du second cuyer la mort de Sal:O Deconfort! quel Prince aujourd'huyTu as perdu Isral plein d'ennuy! Ha sort leger, flateur, trasitre et muable,Tu monstres bien que ta Rou est variable! Puis que celuy que tu as tant hauss,Est tellement par toy-mesmes abbaiss.... (1303-08, p. 60)Selon les indications scniques, celui qui prononce ces mots assistait la prophtie de Samul au troisime actenonobstant il se rfre au sort ou la fortune comme ayant produit la mort de son roi. On ne devrait pas trop insister sur un tel dtail, car ses vers sont purement conventionnelsmais d'autre part il ne faut pas oubler que la juxtaposition des conventions n'est pas elle-mme sans signification. Les derniers mots changs par Sal et son cuyer contiennent encore une mention de la fortune:Le I. Escuyer. Ha pourquoy voulez vous l'esperance estranger?Sal. Pour ce qu'elle ne peut dans mon Ame loger. Le I. Escuyer. Vous aurez la Fortune une autrefois meilleure. Sal. O malheureux celuy qui sur elle s'asseure. (1065-68, p. 53)Selon les apparences, Sal rejette toute confiance en la fortune. Mais je suggrerais que ces mots constituent au mme moment le reniement final de son foi en Dieu. Comme je l'ai mentionn ci-dessus, ce refrain est repris par David, le meilleur Esleu (758, p. 45) auquel Dieu vient de donner le royaume de Sal. Le David de la trilogie de Louis Des-Masures chante les louanges de Dieu, en disant que C'est luy qui met son honneur en ma bouche.47Des-Masures, David combattant, vers 93, dans Tragdie saintes, ed. Comte, p. 17.

Mais le David de La Taille, en dplorant la mort de Jonathan et de Sal, s'exclame: dure cruaut / Des cieux malings! (1479-80). Qui a mis ces mots dans sa bouche? Poser cette question, c'est devenir conscient du fait que le mlange du vouloir de Dieu et du langage de la fatalit dans cette pice reprsente une espce de retraite du Dieu de Calvin de la psych humaine. Il serait fourvoyant d'attribuer le libre arbitre aux personnages de cette pice charge de destin, car une necessit capricieuse, qui est encore Dieu, maintient toujours son autorit. Nanmoins, la reversion partielle de la dit anthropomorphique des accommodations bibliques vers une puissance aussi impersonnelle qu'impntrable cre un certain espace dans lequel une forme limite et ncessairement tragique de l'autonomie humaine peut s'panouir. Sal, le hros tragique, est cruellement pris au pige, mais comme David, son successeur, il porte ses propres paroles dans sa bouche. Ici, peut-tre, avons-nous dcouvert la raison la plus profonde de toutes celles qui incitaient les crivains du seizime sicle utiliser le langage classique de la fatalit. Ce vocabulaire portait le prestige de la culture antique et permettait aux crivains d'exprimer les tensions et les craintes occasionnes par une forme intransigeante et dure du christianisme. En plus, il permettait aux hommes de se voir avec une fiert humaniste comme tant capables de rpondre la situation la plus horrible qu'ils pouvaient s'imaginer, celle d'tre abandonns autant par Dieu que par leurs semblables, avec une dignit qui serait leur propre possession.