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Armand Colin ESQUISSE POUR UN PORTRAIT-ROBOT DE L'ÉCRIVAIN DU XX e SIÈCLE D'APRÈS LES MANUELS DE LITTÉRATURE Author(s): Georges Raillard Source: Littérature, No. 7, LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES (OCTOBRE 1972), pp. 73- 86 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704293 . Accessed: 16/06/2014 04:58 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.72.154 on Mon, 16 Jun 2014 04:58:23 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || ESQUISSE POUR UN PORTRAIT-ROBOT DE L'ÉCRIVAIN DU XXeSIÈCLE D'APRÈS LES MANUELS DE LITTÉRATURE

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Armand Colin

ESQUISSE POUR UN PORTRAIT-ROBOT DE L'ÉCRIVAIN DU XX e SIÈCLE D'APRÈS LES MANUELSDE LITTÉRATUREAuthor(s): Georges RaillardSource: Littérature, No. 7, LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES (OCTOBRE 1972), pp. 73-86Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704293 .

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Georges Raillard, Paris Vili.

ESQUISSE POUR UN PORTRAIT-ROBOT DE L'ÉCRIVAIN DU XX* SIÈCLE

D'APRÈS LES MANUELS DE LITTÉRATURE

On sait que le manuel de littérature est entré dans 1'« ère du soupçon ». Soupçon - souvent naïf - des élèves qui ont le sentiment que la litté- rature dont on leur parle au lycée n'est pas celle qu'ils découvriraient seuls et au hasard; soupçon de ceux qui font ressortir qu'un discours sur la littérature - fût-il scolaire - est un discours, c'est-à-dire un choix de figures orienté vers une fin - celle-ci restât-elle tacite - qui commande chaque moment de ce discours. Le lieu n'est pas ici d'étaler les pièces connues de ce procès, sauf néanmoins à s'y référer à l'occasion et à en tenir compte dans l'étude cavalière d'un problème limité.

Limité parce qu'il ne concerne qu'un seul aspect des manuels de littérature : le portrait de l'écrivain, et que nous ne l'examinerons que dans un seul siècle, le xxe, et chez un seul « auteur ». Cet arbitraire appa- rent demande explication. Scruter le portrait de l'écrivain, c'est entrer dans le vif des intentions de manuels qui s'annoncent eux-mêmes « les grands auteurs français » dans une collection nommée « Textes et litté- rature ». Retenir le xxe siècle, c'est se donner le moyen d'interroger les processus de sélection qui vont aboutir à l'inscription d'un Écrivain au Livre d'or de la Littérature ou, au contraire, à son exclusion; et, davan- tage, c'est tenter de définir les modalités et les formes de cette inscription. Enfin, se borner à un seul manuel constitue une élémentaire prudence si l'on veut, en peu de pages, « dresser la paradigmatique », comme dit Barthes, des traits selon lesquels ce portrait est modelé.

Le manuel que nous choisissons pour cette étude « syntaxique » est l'ouvrage appelé « Lagarde et Michard » - LM 1 - (cette dénomi- nation courante, qui ne tient pas compte des collaborations particulières à chaque volume, semble pertinente en ceci qu'elle accentue la méthode et l'esprit d'une collection). Nous l'avons choisi non seulement parce qu'il est peut-être le plus répandu et qu'il se présente comme un livre unique

1. André Lagarde, Laurent Michard, XXe siècle (les Grands auteurs français) avec la collaboration de Raoul Audibert, Henri Lemaître, Thérèse van der Eist. Collec- tion « Textes et Littérature », Bordas 1962, 640 pages.

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(histoire de la littérature et choix de textes à « expliquer »), mais aussi parce que, longtemps modèle de fait, il se trouve aujourd'hui, à la même librairie, implicitement questionné sur ses fins, ses choix, sa méthode, bref son idéologie, par l'ouvrage de Jacques Bersani - JB - : La Litté- rature en France depuis 1945 2, la limite chronologique ne fournissant, on le verra, qu'une justification apparente au relais du LM par le JB. (Nous n'étudierons pas ce dernier livre dont nous noterons seulement l'orientation et les conséquences que l'on peut en tirer dans des voies diverses; nous n'avons pas non plus dessein de comparer des mérites : notre propos est de déchiffrer, sur un exemple, comment s'écrit un discours sur la littérature, quel en est le système, explicite ou non.)

Le choix des élus.

Le choix, dans un manuel, porte évidemment sur la qualification de l'écrivain et sur sa présentation : l'un ne va pas sans l'autre. L'exclusion n'est explicable qu'au regard du portrait des élus. Mais posons d'emblée que l'écrivain scolaire n'existe que dans la mesure où il peut entrer dans un modèle préétabli de discours. Cette proposition - que l'on jugera peut-être excessive - est cependant exacte dès lors que le manuel ne retient pas tous les gens qui, dans un temps déterminé, ont publié un livre ou qu'il ne prend pas pour critère objectif les chiffres de tirage qui, au moins, expriment quantitativement la consommation réelle de matière imprimée par une société donnée dans un temps donné. Absurdes ou grossiers, le refus de ces critères renvoie la sélection à une idée de la litté- rature. Or on sait qu'elle n'est presque jamais définie directement, tant elle doit aller de soi pour les gens de goût.

Parenthèse : (Cela est vrai pour nos sociétés « libérales ». On mettra en parallèle avec notre consensus tacite tel commentaire que je relève dans un manuel d'un pays « socialiste ». Ainsi on y lit : « Gautier a un œil de peintre [...]. Il emploie des symboles discrets pour exprimer des senti- ments personnels. Ses rimes sont souvent un chef-d'œuvre de technique. » Puis, à la suite : « Champion de la doctrine antidémocratique de « l'art pour l'art » le poète en souligne les principes dans la Préface de Mademoiselle de Maupin [...]. Profondément réactionnaire, cette doctrine détourne les masses de la lutte révolutionnaire et des grands problèmes sociaux. » Ou encore, à propos de Mallarmé : « cette conception de l'art est antidémocra- tique ». Ce qui n'empêche pas les rédacteurs du manuel de proposer aux élèves l'étude de textes de ces écrivains dont la nocivité sur un certain plan a été dénoncée. Préjugé culturaliste? ou autre dessein? Le débat est depuis longtemps ouvert et je n'ai guère qualité pour y intervenir. Rappelons seulement que le problème ne nous est pas étranger. S'y pose la question : « la littérature pour quoi faire? ».

Question parfois explicitement posée. De Sartre au ministère de l'Éducation nationale. Pour celui-ci, voir, entre autres documents, le « Memento à l'usage des Professeurs et Élèves professeurs de Lettres et

2. Jacques Bersani, Michel Autrand, Jacques Lecarme, Bruno Vercier, La litté- rature en France depuis 1945 , Bordas, Paris-Montréal 1970, 864 pages.

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Grammaire » publié par la Direction de renseignement du second degré. On y lit ce préambule : « Par la nature même de la substance à laquelle il s'applique et par les jugements de valeur qu'il met en jeu, renseignement des Lettres est éminemment un enseignement de culture » (on note Y am- biguïté du mot Lettres, substitut non qualifié de Littérature et de [Belles] - Lettres; et aussi l'acception ambiguë du terme de « culture », également substitut non qualifié [legs] de valeurs positives ici non désignées). « Il vise sans doute à transmettre des connaissances, mais plus encore à fortifier l'intelligence en éduquant l'esprit critique, à affiner le goût, à former la conscience morale. » (Ces buts, clairement montrés, constituent le cadre, un peu abstrait, d'un véritable programme pédagogique : rappelés en tête des manuels scolaires ils lèveraient bien des ambiguïtés, rendraient partielle- ment inutile cette étude.) « Tout professeur enseigne, en même temps que ce qu'il sait , ce qu'il est . Cela est vrai au plus haut point du professeur de Lettres, qui, de ce fait, assume une particulière responsabilité. »

En ce qui concerne la responsabilité, de l'écrivain qui produit de la littérature, du professeur qui la diffuse, bref, du bon usage de la littérature, je me bornerai à appeler l'attention sur le récent Situations VIII . Dans cet ouvrage, qui regroupe des essais « politiques », Sartre publie, dans un Plaidoyer pour les intellectuels , conférences prononcées à Tokyo, un texte sur P« objet littéraire » qui fait plus que nuancer les thèses étroites de Situations II. Insistant sur le « non-savoir » que constitue la littérature (« Un livre, c'est nécessairement une partie du monde à travers laquelle la totalité du monde se manifeste sans jamais pour autant, se dévoiler »), il rend à celle-ci son ambiguïté féconde. Si donc la communication s'opère par le déchiffrement d'un système de symbolisation et non pas par la transmis- sion immédiate de quelques significations, il est clair que le critère d'élec- tion de l'œuvre (à consommer) se trouve déplacé et qu'on ne saurait réduire ni le texte ni l'auteur à représenter des valeurs explicites (« L'important c'est que Flaubert se soit engagé à fond sur un certain plan, même si celui-ci implique qu'il ait pris des positions blâmables pour tout le reste »; interview au Monde du 14 mai 1971).

Ces trois exemples, pris presque au hasard, et enfermés ici dans une parenthèse n'ont d'autre fin que de rappeler un des termes cardinaux de la problématique du manuel. Comme le disent Bourdieu-Passeron : « Il n'est, on le voit, d'autre échappatoire que d'expliquer les valeurs implicites des manuels d'histoire par une histoire de manuel », La Reproduction p. 223.)

Le système.

Barthes, présentant au Colloque de Cerisy, en 1969,« quelques obser- vations improvisées, simples et même simplistes » que lui avait suggérées la « relecture récente » d'un manuel, notait : « ... Le titre de cette Décade " l'enseignement de la littérature " est, pour moi, presque tautologique. La littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout. C'est un objet d'enseignement. » Et, sur ces prémisses, Barthes montrait comment se forme le discours scolaire : un système d'oppositions simples (dont le modèle est l'opposition classicisme /romantisme) génératrices « d'indi- vidus » littéraires (objets, écrivains, personnages, siècles mêmes), « indi- vidus » constitués, négativement, par la soumission à une quadruple censure (classe sociale, sexualité, concept de littérature, états de langage) et, positivement, par référence à un classicocentrisme et un exclusivisme

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psychologique (Barthes reprenant en ceci les observations de Genette sur le relais de la rhétorique par la psychologie dans renseignement de la littérature depuis un siècle).

Nous rappelons cette analyse connue d'abord parce qu'elle paraît rendre un compte exact de bien des « présentations » scolaires de la litté- rature, mais aussi parce que Barthes ne traite pas, dans ses notes, des problèmes spécifiques de renseignement de la littérature du xxe siècle. En effet, la constatation de base, qui soutient son argumentation, est l'insignifiance quantitative de la consommation littéraire de l'adulte. Or, cela vaut pour ce qui est déjà « classé » dans la littérature mais non pour la matière imprimée en cours de distribution et qui, elle, en instance de classement, est ici l'enjeu scolaire. Or, si ce classement engage non seulement la présentation des écrivains (la réduction paradigmatique), mais aussi leur sélection, le maniement de la grille de Barthes ne va pas sans difficultés ainsi que le prouvent tant ď « avant-propos » où soudain le magister perd son assurance. La plus évidente de ses difficultés est que le voici jeté hors de la clôture à l'intérieur de laquelle s'opèrent la trans- mission et la consommation scolaires de la littérature. Le voici exposé, confronté à une production encore active ou nominalement présente dans les mémoires (sinon des élèves, du moins de leurs parents). Interdite la désignation arbitraire du « littéraire », de l'héritage à transmettre 3, il serait donc nécessaire - pour le xxe siècle au moins - que les rédac- teurs de manuels s'engagent et annoncent les critères de choix qu'ils se donnent.

(( La Modernité. »

C'est une telle orientation que proposent J. Bersani et ses collabo- rateurs quand ils écrivent en préface à leur manuel : « Nous n'avons pas cherché à reconstituer une actualité, mais à dégager une certaine idée de la modernité que l'on voit se faire jour, progressivement, mais non régu- lièrement à travers un certain nombre d'oeuvres. » Ce programme n'est pas exclusif d'une certaine prudence, nécessité peut-être de rassurer avant de braver quelques interdits scolaires, de naguère (?) : « Le plan, dans chacune de ses parties, tend à nuancer l'opposition du traditionnel et du nouveau, dégageant d'une part les promesses contenues dans le tradi- tionnel et de l'autre les inévitables filiations que la nouveauté entretient avec ce qui l'a précédée. » Outre le souci de maintenir sans à-coups une continuité historique (l'apport de chacun à l'édifice) inclus dans la propo- sition, le dernier membre de phrase peut servir de prétexte à des lectures plus attentives à relever les lieux communs dans l'œuvre nouvelle qu'à s'ouvrir à la violence que celle-ci porte à la parole reçue et d'autant plus fortement que cette parole est plus proche, plus « paternelle ».

Cette observation faite (qui touche la littérature conçue comme généa-

3. Tout ceci va de soi. Mais pourquoi est-ce mieux vu de loin? Le prouvent ces lignes de préface d'une Histoire de la littérature française récemment publiée au Québec (avec l'aide du Conseil des Arts du Canada) : « Les grands écrivains de la France ne sont pas les grands écrivains français de l'étranger. » Malheureusement l'ouvrage ne tient pas les promesses de cet avertissement.

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logie, comme capitalisation et non pas comme dislocation), nous nous tiendrons aux lignes cardinales du JB. Leur part donnée au « Domaine de la tradition » et aux « Grandes familles » 4 (les titres annoncent bien le bail d'héritage), le manuel s'ouvre avec netteté dans deux directions apparemment opposées : du côté de ce qu'on nomme encore la « paralit- térature » (et qui correspondrait à la consommation « littéraire » réelle 5), et du côté des « inventeurs » et des « découvreurs » dont la diffusion actuelle est très réduite (pour tels d'entre eux leur tirage en JB est certainement de loin supérieur à leur tirage effectif...). Constatatif, prospectif, le manuel se fait alors optatif : il ne prend pas acte de la lecture, il désigne le legen- dum. La littérature, loin de se confondre avec une réserve où puise le manuel selon ses canons, loin également de s'identifier avec le manuel lui-même, se dessine dans son lointain et par sa médiation : « Ouvrage qui regroupe et rend accessibles, ne serait-ce qu'à titre de fragments [on y reviendra], des œuvres qui, à la différence des œuvres classiques, sont souvent peu répandues et, pour la plupart encore, ignorées des collec- tions de poche 6. »

6 remarques. Ce dessein est séduisant qui donne à lire Leiris. Cependant on voit

ce qui pourrait lui être objecté : 1. Le manuel ne se bornant pas à enregistrer la réponse a /effective

d'une société à une production littéraire, la question se pose de la valeur du critère choisi. Modernité, lisons-nous. Mais l'œuvre de pointe est-elle nécessairement l'œuvre tranchante? Si on observe que les « inventeurs » ont ceci en commun que leurs œuvres interrogent la littérature (la moder- nité depuis plus d'un siècle), que désigne-t-on, en la nommant, sinon un actuel besoin de rupture, que hasarde-t-on, à le désigner, sinon sa valori- sation historique - et sa perpétuation en institution - au lieu de la reconnaissance d'une « modernité » mise en œuvre dans des textes de rupture à quelque époque que ce soit?

2. Si cette rupture actuelle n'a touché que la pellicule du discours universitaire (dans le court-circuit connu : écrivain, lecteur (de maison d'édition), critique, consommateur, diffuseur...) sa récupération scolaire (comme modèle valorisé) ne risque-t-elle pas de constituer un corpus référentiel (et révérentiel) où la « modernité » sera sacralisée comme valeur autonome? Sauf à définir, comme le fait Barthes, la « modernité » comme « une certaine accession ou un certain retour en spirale à une pluralité », ce qui est proposer une pratique de la littérature peu compatible avec le modèle et les exercices scolaires dont le manuel est encore prisonnier. Peu compatible aussi avec l'idéologie latente du système scolaire, dès

4. Qui sont : l'existentialisme, le communisme, le christianisme, Pinspiration nationale, le surréalisme (qui ne semble pas ainsi entrer dans la « modernité ». Celle-ci serait donc identifiée avec le non-public?).

5. On verra qu'il ne s'agit en fait que d'un des deux grands secteurs de la consom- mation « littéraire ».

6. Notons que la division chronologique entre LM et JB a pour conséquence que le nom de Roussel, référence essentielle de la modernité telle que la conçoit JB, s'est abîmé dans l'intervalle des deux livres.

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lors que la modernité est avancée tâtonnante vers un ordre non reconnu, qu'elle est subversive.

3. Le manuel affiche donc un programme : accentuant les forces de rupture (les écrivains qui mettent en cause Tordre reçu du langage mettent en cause l'ensemble des références héritées), il désigne moins une modernité vécue qu'une révolution à accomplir. Mais il joue ainsi avec le risque - scolaire - qu'à impatroniser le moderne exemplaire on ne le range prématurément. Nulle scission de l'écrivain maudit à l'écrivain modèle (on y reviendra à l'examen du LM). Aux dépens, peut- être, de la violence sans quoi il n'est pas de littérature 7.

4. Mais certains pourront estimer que la partie la plus active du JB est la dernière (« Horizons élargis »), ouverte à la « paralittérature », de San Antonio à la bande dessinée. Dans ces « textes » se jouerait peut- être réellement - par une consommation réelle - l'épreuve de la moder- nité : sur les ruines d'une littérature qui a cessé d'être le lieu grave (et personnel) de la symbolisation, son relais par une activité ludique : textes fortement (et ironiquement) codés, jeux de mots, parodie, pastiche, toute une mise en question du système, de nos mythologies... C'est sans doute l'aspect radicalisé d'une « modernité » où se consomme, mais avec la mort de l'écrivain, celle d'un ordre prescrit. Et ce ne serait qu'un préjugé culturaliste qui maintiendrait séparés l'adret culturel de la littérature post-queneau de son ubac populaire, qui désignerait là l'auteur, ici le texte...

5. Cependant, on relèvera que cette actuelle « modernité » où l'on saluerait la coïncidence des prescriptions des doctes (d'avant-garde) et le mouvement spontané de la masse est elle-même ambiguë. En effet, si cette littérature recueillie par JB détient le record absolu de la consom- mation (cf. Bulletin du livre , n° 161 : dix ans d'édition française), elle est suivie de près par la littérature (bourgeoise ou populaire, c'est souvent affaire de distribution, de marques, d'images de l'auteur - on y viendra, pour la distinction, à propos du LM) la plus traditionaliste, répétitive des topoi sentimentaux, psychologiques, exotiques, etc. 8 Omniprésente, mais presque totalement occultée par JB (l'optatif passe par le sélectif), sa mention permettrait, peut-être, de définir le « littéraire », et, en tout cas, fournirait l'occasion de découvrir les pièges d'une production loin d'être innocente 9. Est ainsi rendue actuellement utopique cette affirma-

7. Dans le manuel canadien précité cette note pour caractériser le discours sur la littérature en France : « Ce va-et-vient entre une bohème crapuleuse et l'université illustre fort bien plusieurs chapitres de l'histoire littéraire française. » Le schéma peut être transporté du « bohème » au « violent ».

8. Cette littérature « traditionnelle » a, comme la «moderne », son versant «litté- raire » et son versant populaire : l'étiquette « naturaliste », qui classe plusieurs écrivains, peut se lire comme « contre-modernité ». Mais la face feuilleton (Angélique) est ignorée (de même que le sont, ou quasi, des écrivains installés présentement sur le devant de la scène : Peyre fitte, Dutourd, Druon...), ce qui accentue la communication entre une paralittérature et une littérature moderne. Cette stratégie du manuel est ici efficace qui aligne des textes à fins et à consommations diverses. Mais cette mise en rapport ne peut être encore vécue par le lecteur que comme un jeu abstrait ou un modèle idéo- logique.

9. Ainsi que les raisons de cette consommation, majoritaire si l'on tient compte des feuilletons de la télévision, ignorée du JB (il fait sa place au cinéma, mais dans un rapport « traditionnel », soit à l'œuvre littéraire, soit à l'auteur).

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tion de JB que ce manuel est destiné aux « lecteurs de tous âges et à toutes fins », affirmation où se rêve la jonction du discours scolaire et du discours adulte.

6. Reste enfin que la « modernité » qui, dans le manuel, culmine à I'« écriture textuelle », demeure prisonnière du canon encore obligé de la présentation scolaire à laquelle elle n'est pas réductible. Se trouve ainsi perpétué le schéma qui place en communication immédiate l'auteur exemplaire (sinon l'homme) et la page exemplaire. La disjonction du lien biographique (ou son extension du côté de la psychanalyse, cf. Genet) n'interrompt qu'imparfaitement ce court-circuit. L'accentuation subsé- quente d'un certain mouvement des idées et d'une vie des formes (orientée par la modernité) risque d'insérer tautologiquement l'écrivain moderne dans la modernité et la modernité dans l'écrivain moderne. Révèlent cette ambiguïté deux faits qui relèvent des concessions à faire dans une période de transition pédagogique 10. D'une part, le maintien du morceau « choisi » qui, valorisant la page comme unité pertinente fait fi de l'espace de composition dans lequel se déploie l'écriture « moderne », au demeurant parfaitement décrite. D'autre part, le vocabulaire même employé pour justifier le découpage du fragment : « ces extraits n'ont pas été coupés systématiquement sur le patron de la traditionnelle explication de texte; dans la mesure du possible, nous avons tenté de respecter la respiration de V écrivain, de trouver la bonne distance». La dernière référence, moderne, au spatial, ne masque pas la référence au pneumatique, participation à une inspiration démentie par le type de textes retenus pour caractériser la modernité.

Ces quelques remarques adressées à un manuel dont les qualités sont évidentes et l'existence précieuse à bien des égards ne tendaient qu'à montrer quelques difficultés inhérentes au genre, genre lui-même gouverné par un ensemble de préceptes pédagogiques interprètes eux-mêmes de quelques représentations collectives (voire d'un système de conservation si l'on suit les thèses développées par Bourdieu et Passeron). A cela s'ajoute que le JB, fondé sur une idée de la littérature que nous ne contestons pas (son choix aurait été le nôtre eussions-nous dû rédiger un manuel soumis aux mêmes nécessités), bravant des censures, trie l'héritage (le constitue) et développe un système cohérent de valeurs. Mais non sans risques. Dont le plus apparent est de reformer un ghetto scolaire : sur tout manuel se projette l'ombre de la statue d'Impétraz dominant la place de Bouville.

La sélection naturelle.

De la Préface du JB, qui questionne obliquement la LM, à Y Avant- propos de ce manuel s'opère comme une inversion de points de vue, sauf une constante : la notion d'écrivain représentatif, ambiguë, et dou- blement, puisqu'on est fondé à penser (à la lecture des déclarations d'in-

10. Les choses vont vite. Voir (Le Monde du 3 juin 1972) des extraits du texte d'orientation adopté par la Commission Pierre Emmanuel de réforme de renseignement du français (dont fait partie Jacques Bersani). Bien des propositions vont dans le sens de ces « remarques ».

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tentions) qu'ici et là l'écrivain n'est pas représentatif des mêmes choses. A l'explicite « modernité » du JB correspondrait, dans le LM, implicite, la notion de « littérature », tant il serait vrai que la littérature est ce qui se trouve dans le manuel. Mais la promotion de l'écrivain à l'appellation d'auteur, et de ce fait, son appartenance à la valeur littéraire permet-elle d'éclaircir cette notion? Ou bien ne serait-ce pas cela qui est visé?

La réponse ne peut être déduite que d'une analyse précise du texte sur lequel nous ne pourrons cependant opérer ici que par sondages.

Privé du recours à la répétition et de la reproduction de la vulgate 11 - déclarée produit du Temps, sélecteur naturel - le rédacteur avoue que, s'agissant du xxe siècle, sa « tâche devient plus difficile ». Mais où l'on attendait un exposé d'orientation n'est offert que le schéma d'un classement. Qu'il y a donc à interroger. Quatre catégories, en ordre décroissant d'assurance plus on s'avance vers « nos jours », vont de l'Auteur à la mention du « nom » en passant par la classe bâtarde des « écrivains ».

1) « Certains auteurs semblent dominer le demi-siècle... » (Première notation indicative en ce qui concerne le rapport de pro-

duction littéraire et la société, la production et la consommation, le lieu référentiel de la littérature.)

D'où : « Il était donc normal de les présenter avec autant d'ampleur qu'un Montaigne, un Racine, un Voltaire, un Victor Hugo ou un Balzac. »

(La hardiesse, ici, est de prétendre admettre une équivalence qualitative entre le présent et le passé. Mais elle se tempère de l'évocation des Pères : on le verra, ces noms ne sont pas cités au hasard, ils sont l'indice de la litté- rature, fournissent aux auteurs modernes leur couverture : l'Écrivain moderne n'existe que dans cette union hypostatique. Une telle référence (que l'on trouvera pour chaque nom « autorisé ») institue évidemment une continuité et une hiérarchie (tout écrivain moderne est la monnaie de l'absolu) par quoi est écartée toute idée de la littérature considérée comme rupture, mouvement de contradiction.)

2) « D'autres (auteurs) paraissent d'ores et déjà assurés d'occuper à l'avenir une place de choix. »

(Dans la propriété se distribuent - anonymement - les concessions. Le passé est homogène au présent (et au futur) : l'histoire littéraire (dont la constitution n'a évidemment rien à voir avec les suggestions de R. Fayolle ou de G. Genette, ni avec les programmes de Lanson ou de L. Fèvre) n'est pas constituée par les appels que l'avenir adresserait, pour ses besoins, son intelligence, aux textes du passé, c'est-à-dire, une bibliothèque ouverte, mais, au contraire, la mise du présent sous l'exclusive dépendance de l'Auteur exemplaire.)

D'où : les extraits choisis « invitent à examiner de plus près telle page célèbre ».

11. Si puissante que lorsqu'elle est bravée advient le scandale (et le succès) : ainsi de la mondaine Histoire de la littérature française publiée pendant la guerre par Kléber Haedens et rééditée depuis. Il s'agit, bien évidemment, d'une rupture de surface avec le discours scolaire de la part d'un critique qui, dans ses rubriques de journaux, défend la littérature la plus répétitive de formes exsangues. Reste néanmoins que l'accueil fait à de tels livres devrait être une indication utile pour les pédagogues : un certain sacré de l'école y est mis en cause.

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(Ici point, à peine dissimulé sous l'appel à l'approfondissement, le jeu scolaire qui tend à faire accroire que l'élève peut dire neuf sur telle page alors que l'exercice de la dissertation porte sur la composition et non sur l'invention : pseudo-liberté du dialogue quand l'épithète « célèbre » scelle déjà la valeur.)

3) « Restaient tous les écrivains dignes d'attention sur lesquels il est difficile de se prononcer »

(Non plus auteurs - garants pour l'heure abstraits - , mais écrivains seulement, qui ont appelé sur eux l'attention. En fonction de leurs tirages, des prix littéraires qu'ils ont reçus, de leur présence à telle Académie, d'une idée de la littérature telle que la forment les mass media, l'avouable et la clandestine?

Hanté par les mésaventures d'autres manuels qui avaient « manqué » tel Grand-Écrivain, ou par le modèle de la spéculation artistique, on joue carrément l'accumulation éclectique; la constitution d'une Réserve la plus large possible :

« Nous avons pris le parti d'ouvrir notre recueil à un très grand nombre d'entre eux, en regrettant de ne pouvoir en accueillir davantage. »

Mais la moindre sélection, la moindre présentation (« nous leur avons consacré des études brèves mais précises ») renvoient à un modèle qu'il faudra caractériser : ici, ce qui est essentiellement affiché c'est l'identité signalétique d'individus-valeurs (potentielles).)

4) « Pour la période la plus récente , afin d'éviter la dispersion, nous avons dû nous borner à dégager quelques tendances, en citant les noms qui paraissent actuellement les plus représentatifs. »

(Le gommage du sujet de l'énonciation (« qui paraissent »), celui de la référence de la représentativité, l'accentuation de « actuellement » marquent un trouble qui sera constant dans tout le manuel : l'hésitation entre deux formes du temps : le Temps sélecteur et le temps vécu de la consommation, la valeur culturelle et la valeur d'usage (si l'on veut bien nous passer l'accep- tion de ce terme). Faute, on l'a vu, d'une définition de la littérature, d'une conception de l'histoire, d'une étude des formes, d'une analyse de la notion d'écriture, force sera de mettre ici encore tous les feux sur le visage de l'écrivain car il est dans la littérature comme la littérature est en lui. C'est en lui donc que doit s'opérer le passage du fugitif à l'éternel.)

Temps sélecteur et temps de la consommation.

Une étude serait nécessaire pour étudier le jeu entre ces deux temps : l'enjeu occulté de leur mise en communication est la transformation des valeurs d'usage en valeurs culturelles : le renversement du temps-perte en temps-acquêt. Paraît s'y résumer le souci de ne pas déjuger la perti- nence du goût d'une (bonne) société et son sens inné des valeurs. S'y résume aussi l'idée d'une littérature comme Grâce (à tous les sens dérivés du mot) et comme « profondeur ». Le temps (sélecteur), présenté comme une abstraction à laquelle on s'en remet, est en fait un outil. Davantage même, au moment où il est invoqué, le travail qu'il aura à signer est déjà accompli.

81 LITTÉRATURE N° 7 6

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Ainsi, à propos du surréalisme : « Le surréalisme, une fois décanté, révèle progressivement sa fécondité par une influence discrète, mais durable sur de nombreux poètes et romanciers. »

(Chaque mot serait à commenter : relevons seulement l'ambiguïté du lieu, du temps et de l'artisan de la décantation qui permet à un mouvement suspect - et, par conséquent, de faible valeur d'usage - de s'intégrer dans les valeurs sociales (Y. s.) : fécondité et discrétion, littéraires (V. 1) : la généalogie littéraire, et surtout de s'inscrire dans le Temps majuscule.)

Cette opération a nécessairement pour corollaire - et choc en retour - une lecture « profonde » imposée du surréalisme : « Mais bientôt le mouvement surréaliste laisse paraître parmi des provocations déplai- santes une inquiétude profonde et de hautes ambitions. La recherche de Yinsolite n'est plus un jeu, mais une méthode et peut-être une méta- physique. »

Mais le jeu devient plus difficile quand il s'agit de transformer en valeurs culturelles des œuvres effectivement consommées mais qui, trop ouvertement, heurtent, dans le présent, les valeurs telles que les conçoit le manuel. Plusieurs solutions sont possibles, sans exclusive mutuelle. Nous retiendrons deux exemples.

Ainsi à propos de Sartre : « Jean-Paul Sartre demeure le chef de file de l'existentialisme français, sans se limiter à des caractères existentia- listes. » Pure formule charismatique. Et, en dépit de la valorisation constante de la consommation « littéraire » réelle, le recours, en balance, à un philosophe de faible présence sociale : Merleau-Ponty (au chapitre V existentialisme) : « Pur philosophe, il a exposé dans une belle langue (au contraire, à propos de Sartre : " le laisser-aller du style [...] est sans rap- port avec la philosophie existentielle "), pour un public restreint (peu d'extension de la valeur d'usage ici discrètement noté), une doctrine plus sereine que celle de Sartre, et montré que l'existentialisme pouvait être le point de convergence de courants apparemment très divers de la pensée contemporaine. » C'est donc le terme « Existentialisme » dans une vaste compréhension qui permet le passage d'une valeur à l'autre. Mais, cette fois, l'Écrivain ne peut plus être 1'« individu littéraire ». Le Temps sélec- teur joue sur deux têtes (Sartre, valeur d'usage, Merleau-Ponty, valeur littéraire) pour faire un visage recommandable. Au demeurant, non sans contradictions, l'existentialisme paraissant d'abord dévalorisé par rapport à la personnalité de Sartre, et ensuite valorisé (grâce à Merleau-Ponty). Le Temps sélecteur est donc appelé à autoriser la composition d'un pano- rama qui tend à justifier l'investissement social en le fondant en valeur.

Le vocabulaire que l'on peut relever en maint endroit du manuel accrédite cette vue : la littérature est gratuité (paradigme de la grâce, du don, du supplément que doit s'accorder une société « hautement civilisée »), mais elle ne doit pas consumer le temps en pure perte. Aussi ne prend-on à l'endroit de la littérature que des risques calculés et fait-on participer les valeurs littéraires de celles qui assurent la prospérité éco- nomique : la valeur sûre s'oppose à la mode, le succès tient à la fois à la consommation immédiate (être accessible), et à une réserve de sens (la profondeur), la « cote » de l'écrivain est calquée sur les qualités du chef

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d'entreprise ou sur celles du produit industriel : rareté, originalité, audace, ambition, mais aussi universalisation, sagesse, durée... Réunissant ces qualités, l'Écrivain doit bénéficier de la sélection naturelle du temps. Et nulle raison qu'un accident survienne quand le manuel ne produit qu'un effet de miroir, qu'il donne à lire ce qui doit être lu.

Si l'Écrivain reconnu est celui où une société reconnaît la transposi- tion idéale du système de valeurs dont elle se réclame, on objectera ici le cas des irréguliers de toute sorte qui ont bravé ce système. Caractéris- tique à cet égard est le portrait de Jarry, en ceci qu'il y a présence sans passage par la consommation effective (« œuvre peu lue à l'origine et peu représentée, mais qui, justement, a trouvé dans la tradition orale une nouvelle occasion de déformation légendaire », ce qui implique la nécessité de dire le vrai sur Jarry partie de l'héritage, fût-ce par effraction.)

1) La déchéance : « Né robuste, mais mal équilibré, mort tuberculeux à l'hôpital, A. J. a vite usé son existence dans une extraordinaire débauche physique, l'abus de l'absinthe, etc. »

2) Le jeu intellectuel : « Brillant et turbulent élève (...) tenté un instant par l'École Normale qu'il prépara à la khâgne d'Henri- IV où il put confirmer son esprit de canular, il fut avec une nuance agressive un authentique poète symboliste. »

3) De ces éléments ambigus mais qui acheminent vers les valeurs litté- raires (a authentique ») il faut juger : « En fait, Jarry offre, avant l'heure, un exemple " d'engagement " de l'être entier (Y. morale et V. littéraire) dans tous ses gestes, littéraires ou non. Il entre dans la lignée (Y. 1.) qui, des Bousingots d'après 1830 (Pétrus Borei le " Lycanthrope par exemple) jusqu'aux Surréalistes, comprend des génies curieux (Lautréamont), des génies véritables (Rimbaud) et même des ratés : leur trait commun est de considérer la littérature comme un acte de négation libératrice, trop facile- ment qualifié d'ailleurs de " prométhéen "... »

Dans ce portrait disparate on voit donc intervenir la rare notion de « génie » - qui échappe à la catégorie d'Auteur comme à celle d'Écrivain et dont les connotations, dans le contexte, deviennent suspectes.

«... C'est dans cette optique qu'il faut aborder les outrances, les gros- sièretés, la médiocrité littéraire... »

(Que fait-il donc là?) « mais aussi le sens profond de la geste (V. 1.) d'Ubu ».

4) La composition scolaire : « Pour estimer à leur juste valeur le ton et les procédés de Jarry, toujours un peu gros, on pourra comparer ce passage à la scène où A. Camus fait donner par son Caligula une leçon d'absurdité d'une tout autre portée. »

A ce dernier titre, nul n'est condamné. Et le Temps apparaît défi- nitivement moins comme un processus de « décantation », voire de choix par une société qui invente de nouvelles valeurs, que la mise en place d'un système où doit tenir sa place quiconque en a tenu une (fût-ce dans la « tradition orale ») dans ce qu'une société est convenue d'appeler la litté- rature. Pas de perte. Mais une cosmétique.

Le lit de Procuste.

Il serait tentant de faire tenir le portrait de l'Écrivain en un jeu dicho- tomique d'oppositions : le style du manuel y pousse, dont l' articulation-clé

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est « mais » (ou « mais surtout »). Grâce à ce pivot s'opèrent la « coexis- tence » de la « tradition » et de la « révolution », des aspirations indivi- duelles et de la participation aux valeurs communes, de l'unité et de la diversité, de l'excès et de la tempérance, du désordre et de la sagesse; de la provocation superficielle et de l'inquiétude profonde, de la jeunesse et de la sérénité, de la bohème et des honneurs, de l'écrivain maudit et de l'écrivain modèle. (Sauf le dernier peut-être, tous ces doublets sont tirés du manuel.) En ce « mais » s'institue une définition de la littérature, lieu idéal et utopique d'une synthèse où la Vie peut trouver l'exemple qu'elle ne connaît pas dans les existences communes : ce qui ailleurs est disper- sion, tiraillements se compose ici en harmonieuse diversité, au demeurant suivant une gradation hiérarchique qui, d'un mouvement unique, classe des hommes et des qualités :

Exemples : Saint-Pol Roux, suspect (« C'est en raison de telles recherches et de son étrangeté agressive que Saint-Pol Roux a pu être réclamé par les surréalistes.) D'où :

- « Rallié au catholicisme comme Jammes, mais d'esprit moins humble. »

- « Ainsi apparaît-il dans La Dame à la faulx (1889), drame où il dépasse fameusement Maeterlinck sur le thème de la Mort » (on pourra méditer sur la formule que je souligne).

Et inversement, en valeur ascendante, dans ce portrait de Mme de Noailles « la plus significative de toutes ces poétesses » :

- « Brancovan par la naissance, portant en elle la somptuosité orientale, mais française d'âme et de culture, riche, parée de grandes passions et de grandes amitiés... »

- « Les honneurs auxquels on a songé pour elle (V. s. et V. m. : la discrétion, la modestie), mais vainement (l'Académie française) et ceux, moins exclusifs, qu'elle a reçus (Académie royale de Belgique) révèlent la place qu'elle a réellement occupée. »

Tous les écrivains seraient susceptibles d'entrer dans une liste d'exemples. En fait ce modèle rhétorique du De Viris rend compte insuffi- samment de la valeur littéraire et de la définition qu'elle suppose. Il nous a paru, à la lecture du manuel que, de façon constante, trois valeurs, situées sur un plan inégal, étaient mises en jeu : Valeur sociale (V. s.), valeur morale (V. m.) et Valeur littéraire (V. 1.).

a) Valeurs sociales :

- valeurs de naissance : la naissance, traditions françaises de la terre ou du nom, aïeux, noblesse (l'authenticité qui conduit à une forme seconde de la noblesse « authentique fils du peuple »), la race (drue ou porteuse de civilisation). Le langage : naturel, spontané, le don, le prestige, la grâce, la nuance (V. s .¡us : tics, jargon, fumeux, rhétorique...). - valeurs d'adaptation et de domination sociales : langage accessible, l'esprit, l'humour, de l'honnête homme (V. s ,/vs : provocation, violence, manque d'équilibre). Le travail et le succès (les succès scolaires façon démocratique de pallier l'absence du don que confère la naissance),

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les honneurs, l'honneur, le sacrifice, la francité (guerre, blessure, mort)12, l'expérience du monde, la carrière, la « place ».

b) Valeurs morales : - profondeur, sérieux, travail, héroïsme, unité, inquiétude

surmontée, authenticité, connaissance de soi, compréhension des autres, richesse intérieure, simplicité, discrétion, originalité de bon aloi, audace mesurée, ambition (des grandes valeurs)...

c) Valeurs littéraires : Unité et diversité, naturel et travail, légèreté et profondeur,

individualisme et tradition, ordonnance et inspiration - V. s .¡us baroque disparate, dispersé, grossier, rugueux, fumeux.

Ce tableau très lacunaire fait ressortir, outre une hiérarchie interne des valeurs (avec le souvenir des valeurs aristocratiques, cf. sur ce point l'ouvrage cité de Bourdieu-Passeron), une identité des termes d'une classe à l'autre (et à la classe des valeurs de capitalisation notées plus haut). On peut en déduire que les valeurs littéraires se bornent à répéter les valeurs sociales et les valeurs morales. En fait, celles-ci ne sont pas déduites des premières, mais entrent dans un système de va-et-vient par références et engendrement mutuel qui définissent le portrait de l'écrivain et la description de l'œuvre. Si le style est parfois invoqué, comme un supplé- ment grâce à quoi se fondent harmonieusement le plus grand nombre de « valeurs », le grand Écrivain est celui qui aura réuni en lui le plus grand nombre et les plus élevées de ces qualités. Le portrait de M. Jacques de Lacretelle fournit un bon exemple du traitement :

Valeurs sociales Valeurs morales Valeurs littéraires

Fils de diplomate (discrétion) « évoque en demi-teintes » Né dans le Mâconnais (enracinement dans la « province »)

grand voyageur (expérience) introspection éducation européenne analyse des âmes

Rousseau « hautement civilisé » connaissance « étude nuancée

des différences de l'âme israélite » connaissance de la vie « ce sont quatre drames souffrance secrets que relatent ces

quatre récits, avec un art sûr et discret. »

Carrière couronnée ... par les Hauts Ponts (au-delà de l'Académie) Balzac

12. Voir, par exemple, ce portrait de Cendrars : « Suisse de naissance, Français d'âme et de corps - engagé en 1917 dans la Légion étrangère, il avait perdu l'avant- bras à la guerre - Cendrars était comme prédestiné à l'aventure, etc. ... Cendrars est exactement à l'opposé de Rimbaud qui n'avait présenté que des fugues caractérielles ou des vagabondages limités avant d'ensevelir le poète sous l'aventure réelle. Au contraire, il fait de l'aventure vécue un mode de découverte privilégiée, etc. En janvier 1961, à la veille de sa mort, le Grand Prix littéraire de la Ville de Paris était venu couronner cette carrière. » L'image d'Épinal est plus importante que l'œuvre : par exemple, la Prose du Transsibérien est livrée sous la forme d'un centón.

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Synthèse : « L'œuvre de Lacretelle est empreinte d'une tristesse , non pas violente - l'art et la sagesse de l'auteur opérant une purification toute classique - mais, pénétrante et inguérissable, car ce pessimisme sans révolte est fait avant tout de lucidité. »

La « purification classique » semble désigner la littérature à la fois comme valeur suprême et haut lieu d'accomplissement d'une destinée. Une telle vue trouverait sa preuve dans le portrait de Colette, image d'Épinal, où, faisant redondance avec les textes de présentation, trois photographies de l'écrivain dans la même posture, la plume à la main, à divers âges de la vie, affichent la littérature comme ascèse et geste (noble). Toutefois dans le système des valeurs du manuel, la littérature doit, à l'occasion, s'effacer devant la valeur absolue qui est l'abnégation. Si la littérature est la « lampe du sacrifice », comme disait Ruskin, cette lampe métaphorique ne deviendra réellement précieuse qu'à s'effacer. A l'image ambiguë de Proust sur son lit de mort répondent les portraits exemplaires (dans le texte et l'image) de Péguy ou d'Apollinaire 13 dont l'œuvre est, dès le départ, orientée vers et par leur mort glorieuse. (De Péguy : « Sa vie, son œuvre, sa mort sont inséparables... »)

Modèle pédagogique, l'Écrivain est donc la figure nécessaire du sys- tème. Mais l'exaltation de la personne, l'attention biographique sont trompeuses : c'est moins des individus qui sont présentés que des porteurs de valeurs. Il n'y a donc pas lieu, à propos du manuel, de quereller sur les méthodes critiques qui semblent y être accréditées. Le lien biographique simple 14 n'est pas explicatif de l'œuvre : la vie, l'œuvre ne sont que des illustrations d'un système de valeurs conventionnelles ou très générales. Il ne s'agit pas de permettre par les textes l'apprentissage de la symbo- lisation, mais de parcourir une Voie sacrée. Il n'y avait donc pas lieu de définir la Littérature.

13. Le tableau ne souffre pas d'ombre. S'agissant des Mamelles de Tirésias (l'op- posé de toutes les « valeurs »), on bravera l'histoire littéraire pour respecter l'exigence du modèle : « Ce drame d'abord conçu comme " surnaturaliste puis improprement et prématurément qualifié de " surréaliste ". » (Par qui? Se réfère-t-on au sous-titre des Mamelles ou à une tentative de captation de l'auteur?)

14. Marx et Freud sont nommés, parmi les étrangers, dans r introduction. Leur absence ensuite dans tout l'ouvrage n'est pas gênante : on voit mal où ils pourraient prendre place dans le discours qui y est développé.

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