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« Le Journal des faux-monnayeurs apporte-t-il quelque chose à la lecture du roman? » Le Journal des Faux-Monnayeurs Au milieu du roman Les Faux-Monnayeurs, André Gide fait dire à Édouard, son personnage écrivain, ces mots à propos du livre qu’il est en train d’élaborer : À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov ! L’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même… Le Journal des Faux-Monnayeurs d’André Gide est un ouvrage unique en son genre : du 17 juin 1919 au 9 juin 1925, lendemain du jour où le roman est achevé, son auteur a tenu le journal de son élaboration. Ce texte est composé des deux cahiers qui l’ont accompagné durant son travail d’écriture et dans lesquels il expose et analyse les difficultés qu’il rencontre et les contraintes d’écriture qu’il s’impose. Il raconte également son travail de recherche, évoque des anecdotes qui inspireront certains passages du roman, raconte même un étrange rêve le mettant en scène avec Marcel Proust ! S’ajoutent à ceci, en annexe, des extraits d’articles de journaux relatant des faits divers qui ont influencé Gide, articles concernant un trafic de fausse monnaie et le suicide d’un jeune adolescent en classe. Ce thème du suicide apparaît également au travers de lettres reçues par Gide, publiées en appendice. Enfin, deux extraits de ce qu’auraient pu être les Faux-Monnayeurs et que Gide a choisi de ne pas intégrer à la version définitive. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, la plume de Gide se déploie avec la même finesse et la même aisance qu’on lui connaît, ce qui rend ce texte très facilement et délicieusement lisible. On y découvre comment l’auteur construit l’intrigue de son roman, les éléments sur lesquels il s’appuie, la manière dont il élabore un personnage, ou plutôt la manière dont il fait connaissance avec ses personnages… À l’origine, et longtemps, le personnage principal des Faux-Monnayeurs est Lafcadio, ce qui est très troublant pour le lecteur dans la mesure où il n’apparaît pas du tout dans la version que nous connaissons, aussi, il est difficilement identifiable. Gide a-t-il choisi de baptiser autrement l’un des personnages que nous connaissons ?A-t-il scindé Lafcadio en plusieurs autres personnages ? En fait, Lafcadio est le personnage principal des Caves du Vatican, « sotie » précédant Les Faux-Monnayeurs qui devaient en être, à l’origine, la suite. Ce projet est abandonné, en même temps que le personnage de Lafcadio. D’autres abandons d’idées, présentées dans un premier temps comme riches, sont remarquables. La question du Diable, par exemple, est clairement au cœur de l’œuvre, Diable que Gide aime présenter à ses personnages autour de cette prometteuse citation: « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n’existe pas. » Les trois frères Molinier, Vincent, Olivier et Georges, sont, comme je vous l’expliquais dans ma précédente chronique, chacun confrontés à un démon qui souhaite faire triompher en eux le vice, au détriment de leurs vertus. Or, Gide explique qu’à l’origine, ces personnages ont pour père le pasteur. Finalement, Oscar Molinier sera un petit juriste volage et dépourvu de charisme, le rôle du pasteur, hypocrite et vénal, étant tenu par le pasteur Vedel, père, entre autres, d’une vertueuse Rachel, mais aussi du nihiliste Armand ! Cet abandon permet à Gide de donner davantage de vraisemblance et de subtilité à son œuvre : le symbole aurait effectivement manqué de finesse !

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« Le Journal des faux-monnayeurs apporte-t-il quelque chose à la lecture du roman? »

Le Journal des Faux-Monnayeurs Au milieu du roman Les Faux-Monnayeurs, André Gide fait dire à Édouard, son personnage écrivain, ces mots à propos du livre qu’il est en train d’élaborer :À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov ! L’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même…

Le Journal des Faux-Monnayeurs d’André Gide est un ouvrage unique en son genre : du 17 juin 1919 au 9 juin 1925, lendemain du jour où le roman est achevé, son auteur a tenu le journal de son élaboration. Ce texte est composé des deux cahiers qui l’ont accompagné durant son travail d’écriture et dans lesquels il expose et analyse les difficultés qu’il rencontre et les contraintes d’écriture qu’il s’impose. Il raconte également son travail de recherche, évoque des anecdotes qui inspireront certains passages du roman, raconte même un étrange rêve le mettant en scène avec Marcel Proust ! S’ajoutent à ceci, en annexe, des extraits d’articles de journaux relatant des faits divers qui ont influencé Gide, articles concernant un trafic de fausse monnaie et le suicide d’un jeune adolescent en classe. Ce thème du suicide apparaît également au travers de lettres reçues par Gide, publiées en appendice. Enfin, deux extraits de ce qu’auraient pu être les Faux-Monnayeurs et que Gide a choisi de ne pas intégrer à la version définitive.Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, la plume de Gide se déploie avec la même finesse et la même aisance qu’on lui connaît, ce qui rend ce texte très facilement et délicieusement lisible. On y découvre comment l’auteur construit l’intrigue de son roman, les éléments sur lesquels il s’appuie, la manière dont il élabore un personnage, ou plutôt la manière dont il fait connaissance avec ses personnages… À l’origine, et longtemps, le personnage principal des Faux-Monnayeurs est Lafcadio, ce qui est très troublant pour le lecteur dans la mesure où il n’apparaît pas du tout dans la version que nous connaissons, aussi, il est difficilement identifiable. Gide a-t-il choisi de baptiser autrement l’un des personnages que nous connaissons ?A-t-il scindé Lafcadio en plusieurs autres personnages ? En fait, Lafcadio est le personnage principal des Caves du Vatican, « sotie » précédant Les Faux-Monnayeurs qui devaient en être, à l’origine, la suite. Ce projet est abandonné, en même temps que le personnage de Lafcadio.D’autres abandons d’idées, présentées dans un premier temps comme riches, sont remarquables. La question du Diable, par exemple, est clairement au cœur de l’œuvre, Diable que Gide aime présenter à ses personnages autour de cette prometteuse citation: « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n’existe pas. » Les trois frères Molinier, Vincent, Olivier et Georges, sont, comme je vous l’expliquais dans ma précédente chronique, chacun confrontés à un démon qui souhaite faire triompher en eux le vice, au détriment de leurs vertus. Or, Gide explique qu’à l’origine, ces personnages ont pour père le pasteur. Finalement, Oscar Molinier sera un petit juriste volage et dépourvu de charisme, le rôle du pasteur, hypocrite et vénal, étant tenu par le pasteur Vedel, père, entre autres, d’une vertueuse Rachel, mais aussi du nihiliste Armand ! Cet abandon permet à Gide de donner davantage de vraisemblance et de subtilité à son œuvre : le symbole aurait effectivement manqué de finesse !

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Dans son journal, Gide confie les difficultés qu’il rencontre dans l’écriture de son roman, difficultés principalement motivées par sa volonté de ne suivre aucune envolée. Gide s’impose en effet de n’enchaîner les chapitres sans « profiter de l’élan acquis ». Il formule d’ailleurs ce très juste paradoxe :

J’attends trop de l’inspiration ; elle doit être le résultat de la recherche ; et je consens que la solution d’un problème apparaisse dans une illumination subite ; mais ce n’est qu’après qu’on la longuement étudié.

Il évoque aussi les moments où écrire lui est facile, notamment à travers cette élégante métaphore végétale :Le livre, maintenant, semble parfois doué de vie propre ; on dirait une plante qui se développe, et le cerveau n’est plus que le vase plein de terreau qui l’alimente et la contient. Même, il me paraît qu’il n’est pas habile de chercher à « forcer » la plante ; qu’il vaut mieux en laisser les bourgeons se sucrer lentement ; qu’en cherchant à devancer l’époque de leur maturité naturelle, on compromet la plénitude de leur saveur.

Cette métaphore végétale se voit filée quelques pages plus loin, quand, confronté à un nouveau chapitre, Gide s’emploie à ne pas profiter de « l’élan » insufflé par le précédent :

Je viens d’écrire le chapitre X de la seconde partie […] et ne vois plus devant moi qu’un embrouillement terrible, un taillis tellement épais, que je ne sais à quelle branche m’attaquer d’abord. Selon ma méthode, j’use de patience et considère la touffe longuement avant d’attaquer.La vie nous présente de toutes parts quantité d’amorces de drames, mais il est rare que ceux-ci se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier. Et c’est là précisément l’impression que je voulais donner dans ce livre

Cette « vie propre » dont semblent dotés Les Faux-Monnayeurs, évoquée plus haut par l’auteur, n’est pas mentionnée sans raison. Dès les premières pages de son Journal, Gide expose clairement la raison d’être de son roman, son objectif, qui s’affine au fil de sa réflexion. Car, en écrivant cet unique roman, Gide s’interroge sur la littérature et précisément, la littérature romanesque, cherchant à produire un roman pur, à le « purger de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman ». Aussi, il ne souhaite pas écrire un roman se rapprochant le plus du réel, mais bien de la vie. Pour cela, il ne construit pas ses personnages, mais apprend à les connaître :

Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont.

Aussi, Gide, afin de produire un roman pur, s’impose paradoxalement de s’éloigner le plus possible des modèles dont il s’inspire, autrement dit, s’éloigner le plus possible du réel afin de ne pas le reproduire, mais de le faire vivre, de le faire exister pleinement au sein de sa structure romanesque.La question de la réception de son œuvre, par ses lecteurs, est également soulevée par Gide dans plusieurs passages de son journal, notamment à propos de la sympathie qu’il souhaite que certains personnages inspirent au lecteur. Par exemple, il s’emploie à présenter le personnage d’Olivier de manière à ce que le lecteur l’aime avant de le connaître, ainsi, il souhaitera le voir et l’entendre davantage. Gide évoque, en termes de réception de son œuvre, les émotions et les sentiments qu’il souhaite faire naître chez son lecteur. Ces notes à ce propos sont très intéressantes et témoignent d’une réflexion pleine et profonde de l’auteur sur tous les aspects de son œuvre.Pour conclure, je ne peux que vous encourager à lire ce texte remarquable par son unicité et ses qualités d’écriture. C’est aussi un document littéraire précieux, les réflexions d’un écrivain important, fondamental. Il nous permet de découvrir ce qu’auraient pu être Les Faux-Monnayeurs, les motivations de son auteur, ses influences, son ambition. Quiconque a aimé le roman se plongera avec plaisir dans ce court texte qui est assurément un objet d’étude inépuisable !

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Les Faux-Monnayeurs est, selon son auteur André Gide, son unique roman. Il aime à appeler les autres « récits » ou « soties ». Effectivement, Les Faux-Monnayeurs est un roman dense, exposant le rapport de l’écrivain à la création littéraire, et précisément romanesque, et les mettant en application au travers des récits entrecroisés de ses nombreux personnages.Mais alors, Les Faux-Monnayeurs, ça parle de quoi ? Question ardue. Pour faire simple, Les Faux-Monnayeurs parlent de l’adolescence au moment où l’adolescence n’est qu’un concept tout récent, où les enfants, du jour où ils obtiennent le « bachot », deviennent irrémédiablement et subitement adultes. Cet âge de la vie est représenté par de nombreux personnages, principaux comme Bernard, impulsif, franc et spontané, ou Olivier, adonis fragile et influençable, mais aussi secondaires comme Armand, nihiliste et dépressif, ou la féministe Sarah. Au milieu de ces jeunes personnages, des figures adultes ont aussi leurs histoires, notamment le personnage central d’Édouard, l’oncle d’Olivier, qui représente, sinon un alter ego de Gide, la figure de l’écrivain novateur, qui questionne la littérature. Les parents des jeunes bacheliers sont aussi présentés, Pauline, la mère résignée d’Olivier et de ses deux frères et épouse d’Oscar, un mari volage, Laura, l’épouse infidèle, La Pérouse, vieillard usé et amer, etc.Tous ces personnages, et d’autres encore, sont issus de la bourgeoisie parisienne des années 1920. Leur grand nombre permet à Gide d’enchevêtrer leurs histoires, de les croiser, de les mêler, le tout en multipliant les angles de vue, conférant ainsi à son récit une authenticité certaine. Cette construction donnant, de manière réductrice, des allures de roman choral aux Faux-Monnayeurs, permet à Gide d’expérimenter, avec virtuosité évidemment, une écriture novatrice et extrêmement puissante. Face aux limites du roman réaliste balzacien, Gide parvient ici à rendre compte du réel, et précisément de l’ambiguïté du réel, à travers cette multiplication des points de vue. Aussi, un événement est narré selon différentes focalisations internes, délivrant de cette manière aux lecteurs des bribes de vérités, subjectives, le rapprochant de la réalité, de l’essence même de cet événement. Gide va au-delà du factuel, tout dans la narration est subjectif, aussi, l’auteur fait-il preuve d’une empathie profonde envers ses personnages. Gide lui-même, qui prend explicitement la parole par touches dans le récit et, même, s’octroie l’intégralité d’un chapitre, fait preuve d’une subjectivité assumée, en jugeant ses personnages.C’est vrai qu’il est, dans Les Faux-Monnayeurs, des personnages extrêmement touchants, authentiques, criants de vérité, mais ils croisent de vrais personnages romanesques, manichéens, et, pour ceux-là, diaboliques. Le diable est effectivement présent dans le roman, au travers des figures tentatrices qui, semble-t-il, reviennent sous différents traits de génération en génération. Les fils Molinier semblent tous confrontés à l’un de ces démons et se laisseront tous tenter : Vincent par Lady Griffith, le petit Georges par Ghéridanisol et Olivier par le Comte de Passavant. Ce dernier, présenté en mondain manipulateur et vil, marionnettiste pervers, figure à lui seul une sorte de diable, manipulant à l’envi des sous-fifres pour répandre le soufre auprès des jeunes adolescents. À cette image diabolique, s’oppose celle de l’ange : Bernard rencontre effectivement un ange (car tout est permis dans le roman), et lutte contre lui toute une nuit. Ce passage est très troublant, la figure merveilleuse de l’ange étant très inhabituelle, d’autant plus dans un roman tentant de reproduire le réel et critiquant vigoureusement la religion, mais aussi très puissante. Le combat entre Bernard et l’ange ne verra pas de vainqueur, mais cette lutte renforce l’aspect initiatique du roman et métaphorise les combats spirituels et les allants vers l’inconnu que doit mener le jeune Bernard dans la construction de sa personne, dans sa formation existentielle pour devenir adulte. C’est d’ailleurs le jour où il obtient le bac qu’il fera cette rencontre angélique.Mais revenons à notre diable, bien plus intéressant : le Comte de Passavant est également l’antagoniste littéraire d’Édouard, lui-même étant auteur à succès. Les deux personnages s’affrontent sur différents plans, intellectuels et romanesques évidemment, les deux personnages représentant tous deux des conceptions littéraires antithétiques, l’une facile et commerciale, l’autre élitiste et révolutionnaire. Mais ils se disputent également Olivier, le jeune et brillant neveu d’Édouard. Les sentiments qu’Olivier et Édouard partagent sont très ambigus, incestueux, mais l’assentiment du lecteur envers Passavant est tel qu’on souhaite voir Édouard sortir victorieux dans ce combat ! Le personnage de Passavant est de ceux qu’on adore détester, il représente tout ce qui répugne : le vice, la malice, l’argent facile, la mondanité, l’oisiveté, la volonté de corrompre tout ce qui est pur, beau et probe.

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Cette question de la probité, de l’authenticité, de la sincérité et de la duplicité est au cœur du roman et est métaphorisée par un trafic de fausses monnaies dont l’enquête apparaît discrètement au lecteur, par touches succinctes, en arrière-plan, dans le creux de quelques dialogues. Mais elle est présente et permet à l’auteur de mettre en question le paraître, ce qu’on laisse paraître de soi et en quoi cette démarche est significative de qui l’on est réellement. Car tout, que ce soit les actes sincères ou les duperies, tout nous construit et tout nous révèle. Les Faux-Monnayeurs, ce sont au final ces personnages qui n’osent pas, qui se trompent, qui laissent à paraître ce qu’ils ne pensent pas, ce qu’ils ne sont pas, ces gens qui sonnent faux, qui donnent de fausses amitiés, de faux amours, de fausses bonnes intentions, qui s’oublient dans ce qu’ils souhaitent donner à penser et qui en oublient d’être justes et vrais. Et c’est paradoxalement en cela qu’ils sont authentiques, vraisemblables.Au contraire du Comte de Passavant, Édouard n’est pas un personnage purement romanesque, dans le sens où il n’est pas stéréotypé ni manichéen. Son authenticité est dépeinte au travers des extraits de son journal auquel le lecteur a accès. Une grande partie du récit est d’ailleurs dépeinte à travers son point de vue, bien que lui-même soit clairement en retrait de l’action : il se pose en observateur. Son statut d’écrivain n’est pas étranger à cet état de fait. En effet, Édouard prend des notes dans l’intention d’écrire un roman nouveau, qui irait au-delà des limites du roman réaliste et qui représenterait le réel avec davantage de profondeur. C’est ici l’ambition de Gide. Ce roman qu’écrit Édouard s’appelle évidemment Les Faux-Monnayeurs et constitue l’une des mises en abyme la plus brillante de l’histoire de la littérature française. D’ailleurs, Gide a tenu lui-même un journal pendant l’écriture de Faux-Monnayeurs, journal paru de son vivant, que je me suis empressée, vous pensez bien, de me procurer une fois ma lecture achevée et dont je vous parle ici.Cette mise en abyme permet à l’auteur de placer dans la bouche de son personnage Édouard ses réflexions littéraires, son ambition créatrice, expliquant à son lecteur la démarche de son écriture. Édouard représente également le rapport de l’auteur à l’acte même d’écrire et ses difficultés. Nous pouvons ainsi lire dans un dialogue entre Édouard et Bernard :

J’ai souvent pensé, interrompit Édouard, qu’en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l’inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivain craignent le large ; ce ne sont que des côtoyeurs.

Cette brillante métaphore évoque ainsi le besoin que Gide a eu de s’éloigner de ces prédécesseurs, de se perdre dans un projet romanesque, d’expérimenter, d’oser découvrir de nouvelles techniques d’écriture empruntées à la littérature étrangère, notamment russe et anglo-saxonne, telles que le monologue intérieur, la multiplication des points de vue, la mise en abyme, la réflexion du roman dans le roman, etc. De cette manière, Gide construit une œuvre colossale, essentielle dans l’histoire de la littérature française, étant elle-même considérée comme l’un des romans précurseurs du Nouveau Roman.

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Le Journal des Faux-Monnayeurs

« Ce n’est pas ici le lieu où court la plume, mais celui d’où émane l’impulsion de l’esprit vivant »J.W. Goethe (lettre à C.F. Zelter,1804)Jamais les écrivains n’ont parlé d’écriture comme au siècle qui s’achève. Par leurs œuvres, où la genèse s’institue parfois en sujet, des Faux-Monnayeurs jusqu’aux dévoilements de La fabrique du pré ou de La nuit talismanique. À la fin du siècle Jean Starobinski pourra dire : « Il n’est pas d’œuvre moderne qui ne porte en elle l’indice ou la justification de sa venue au monde » 1 . Mais aussi par leurs témoignages : expériences, réflexions, théories, manifestes. Premiers venus, les poètes ont interrogé « la naissance des poèmes »2 , et puis d’autres sont venus parler de leur travail3, ont publié (ou légué) leurs journaux, d’Henry James à Kafka et à Brecht, pour saluer seulement quelques grands noms4. L’intérêt pour ces témoignages s’est étendu au grand public, informé d’abord par les revues littéraires, puis par les médias lorsque presse, radio et télévision ont amplifié le phénomène. La critique littéraire, en revanche, se tient en retrait de ce mouvement. Quelques anthologies, publiées plus souvent en Allemagne qu’en France, présentent des témoignages ou essais d’auteurs contemporains. Mais le discours critique des écrivains fait rarement l’objet d’une approche théorique et son statut reste flottant dans le champ littéraire5. Cette situation perdure paradoxalement de nos jours, alors que se développe une critique spécifiquement occupée de la création littéraire, et qui dialogue d’ailleurs volontiers avec des auteurs vivants. Pour tenter de dénouer ces contradiction, le plus simple est d’aller voir sur pièces à la fois les obstacles et les bénéfices à attendre de l’étude critique d’un témoignage d’écrivain. Et pourquoi ne pas le faire à partir du premier d’entre eux ? C’est à Gide, on le sait, que nous devons, dès le début des années vingt, le premier journal de travail exclusivement consacré au devenir d’une œuvre. Et d’emblée, son Journal des Faux-Monnayeurs6 présente aux études de genèse un beau cas d’école. De ce texte, nous savons tout (ou presque) puisque la volonté de Gide et le destin sinueux des collections privées nous en ont conservé les manuscrits. En revanche, nous ignorons tout (ou peu s’en faut) du travail de rédaction car, on le sait, les manuscrits du roman ne sont plus à notre disposition7. Cette configuration spécifique semble faite tout exprès pour soulever une question de portée générale: peut-on parler d’une genèse – et que peut-on en dire ? – en l’absence de documents de rédaction ? Quelles sont les ressources et les contraintes d’une étude génétique pour ainsi dire externe ? On voit les enjeux théoriques et pragmatiques des interrogations qui surgissent d’emblée autour du Journal. À commencer par le statut de vérité d’un tel document.L’écrivain, dès qu’il s’expose au public, est suspect de retourner à son métier : servir les mots plutôt que les faits, transgresser les frontières entre poésie et vérité, bref, pratiquer ce mentir vrai que, pour le poète, revendique Aragon. La suspicion s’aiguise encore face à un auteur comme Gide, grand maître de l’illusion et qui la fait miroiter d’entrée dans le titre de son livre. Pierre Chartier illustre cette attitude lorsqu’il écrit : « (...) le Journal des Faux-Monnayeurs est aussi à l’évidence très composé : deux parties successives conduisent le lecteur du 17 juin 1919 au 9 juin 1925 (...) » pour conclure : « La fragmentation et la diversité du Journal sont savamment organisées en vue d’un effet esthétique que l’auteur contrôle de bout en bout et soutenues, relevées, unifiées, par la simplicité subtile et souveraine du style »8. La question préalable, ici comme ailleurs, est donc de savoir à quoi le lecteur a affaire : un « effet esthétique », pour tout dire : une œuvre de l’art, ou à un véritable document de travail. Ce débat a joué un rôle si décisif dans la critique qu’il incite à regarder de plus près ce mince volume qui tient dans le creux de la main.Publié dans une première édition commerciale chez Gallimard en 1927 et souvent réédité depuis, le volume comprend deux « Cahiers », le premier datés respectivement de juin 1919 à décembre 1921 et d’août 1921 à mai 19259. Il existe par conséquent pour les deux une période d’emploi simultané : incohérence mieux faite pour dérouter le lecteur que pour produire un effet esthétique. L’ensemble n’est pas mieux composé : les intervalles entre les notes varient de deux jours à quinze mois (à une interruption près), leur longueur, de 14 pages à 4 lignes (de l’édition Gallimard); les changements de lieux, s’ils ne sont pas toujours indiqués, dépassent tout de même la vingtaine. On hésite à voir dans ce beau désordre un effet de l’art, d’autant que lieux et dates peuvent être bien souvent confirmés par d’autres sources. Et par ailleurs, on sait qu’entre l’achèvement des Faux-Monnayeurs et la publication du Journal Gide disposait de deux mois à peine, débordants d’occupations diverses10 : un emploi du temps qui ne semble guère favoriser une vaste entreprise de réécriture. Par elles-mêmes, ces simples constatations de fait pourraient fournir un préjugé favorable à l’authenticité du Journal. Mais c’est le témoignage des manuscrits qui est le plus éclairant. Il s’agit de deux

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cahiers, de dimensions inégales : 19 cm. x 14 cm. et 43 feuillets pour le premier, 30 cm. x 19,5 cm. et 83 feuillets pour le second. Le premier ressemble à tous les carnets que Gide utilise couramment, notamment pour tenir son journal personnel, le second est un grand répertoire à forte couverture cartonnée. Ils semblent différer aussi par leur destination première. Si le premier sert d’emblée de carnet de travail au quotidien, le second conporte des éléments de rédaction, des observations, d’assez nombreux documents sur feuilles volantes : un cahier de plans et projets ? . Cette destination initiale expliquerait et la différence des formats et l’emploi parallèle, pour un temps, des deux cahiers. Mais l’écrivain s’affranchit bien vite de tout système : l’un comme l’autre fonctionnent comme un réservoir de réflexions, de notations – choses vues, lues, entendues – d’esquisses, de personnages, le tout interrompu à l’occasion par des inscriptions d’agenda, par le récit d’un rêve, voire par une page d’amour. Il en va de même de l’écriture, d’abord sagement distribuée sur les seules pages de droite, pour envahir ensuite le recto et verso des feuillets et finir en tête-bêche. Activité foisonnante, qui permet d’observer sur le vif le travail de l’écrivain, bien plus que la préparation d’un effet esthétique, l’élaboration d’un ouvrage autonome. Abstraction faite de quelques lieux ponctuels de conflits (Fig. 2), les inscriptions présentent peu de corrections stylistiques et le texte n’en paraît guère retravaillé pour la publication. Pour autant, le livre n’est pas une simple reproduction des carnets. Pour des raisons matérielles, tout d’abord : un document comme le second carnet, avec ses feuillets rapportés et collés parfois en double ou triple superposition ne pouvait guère être livré tel quel à l’imprimeur. Mais aussi à cause du tri auquel a procédé Gide, retirant les textes qui étaient passés dans le roman11 ou dont il avait usage par ailleurs, pour Corydon, par exemple ou encore pour L’École des femmes. Dans l’ensemble, Gide s’est livré à un travail d’élagage qui barre les pages d’une double rature ou d’une cancellation en croix. Il élimine nombre de réflexions ou rédactions adventices , rature certains noms propres (remplacés par des lettres), ajuste certaines dates. (Fig. 3). Mais il n’ajoute pas grand chose. Pour l’essentiel, ces ajouts forment l’ » Appendice », dans lequel Gide sauvegarde deux textes qui datent des premiers temps de son travail (les « Pages du journal de Lafcadio / (Premier projet des Faux-Monnayeurs) » et l ’» Identification du démon »), une documentation de presse (l’affaire des faux-monnayeurs, le suicide d’un lycéen) et des correspondances. Dans toutes ces opérations, Gide se montre d’ailleurs assez tolérant pour son éditeur, qui ne respecte pas toujours toutes les indications portées sur le manuscrit. En définitive, il est permis de dire que le livre publié n’offre pas, sans doute, la seule présentation possible des manuscrits. D’autres suppressions ou changements auraient été concevables, après tout, pour autant que le Journal échappe justement aux contraintes structurelles d’une œuvre. Mais il n’empêche que l’imprimé n’altère pas la réalité12 : le Journal est bien témoin d’un travail, non pas fiction d’écriture. D’autres journaux d’écrivains ont-ils la même vertu ? Beau sujet de recherches ; celui de Gide, du moins, montre bien les chances que de tels documents offrent à l’étude de la création littéraire.

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A travers la diversité de ses inscriptions, le Journal s’affirme comme lieu de la réflexion. Au double sens du mot : comme activité réflexive, pensée articulée et non pas courant de conscience, bourdonnement de l’esprit. Et aussi comme redoublement : la pensée s’extériorise dans l’écriture et se contemple elle-même. Par le même geste d’inscription, elle est fixée dans la durée – une durée qui peut aller bien au-delà de sa destination première – et la rend apparente, y compris à un regard étranger. C’est ainsi que l’observation peut accéder, fut-ce de façon imparfaite et partielle, à un projet, une intention, une stratégie d’écriture qui ont dirigé la plume, et dont le brouillon à son tour manifeste les effets. L’horizon rêvé de la recherche (mais qui n’est pas toujours hors d’atteinte si l’on joue le jeu) est de pouvoir confronter ces deux niveaux, le journal intime de l’écriture et l’œuvre qu’elle exécute, pour embrasser le processus de création dans sa totalité. Pour l’heure, la partie se passe surtout du côté du brouillon, dont les secrets fascinent par leur immédiate et incontestable authenticité. Mais il manque alors la connaissance du travail tel que l’a vu et voulu son auteur, de la pensée et du vécu de l’écrivain. Il faut aller à la recherche de cette pensée en d’autres lieux, dont les journaux de travail offrent l’exemple le plus direct. Souvent, le critique doit partir à la quête d’un tel document dans les archives de l’écrivain ; avec le Journal des Faux- Monnayeurs il a la bonne fortune de disposer d’un texte et de bénéficier ainsi d’une attestation à double statut, public et privé. C’est bien le lieu alors de parler du dialogue de l’écrivain avec lui-même, non comme d’une métaphore, mais comme d’une réalité observable. Sur les modalités de ce discours on a beaucoup écrit et Gide en prend quasiment toutes les postures. Questionnement : » J’hésite depuis deux jours si je ne ferai pas Lafcadio raconter mon roman » (on reconnaît l’ « incipit » du Journal). Injonction : « Ne pas amener trop tôt au premier plan – ou du moins pas trop vite – les passa« Ne jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéraments et des caractères (17-6-19), les plus importants (...) » (26-10-22) . Programme : «(les chapitres I et II sont à refaire complètement) » (27-12-20)», « Il s’agit avant tout d’établir le champ de l’action d’aplanir l’aire sur laquelle édifier le livre » (9-7-24) . Autobiographie : « Furieux contre moi-même de laisser tant de temps s’écouler sans profit pour le livre » (11-7-19), « Brassé des nuages des heures durant ». (1-8-19). Mais le Journal donne aussi à voir plus loin. Il fait écho à une plus ample activité d’écriture et témoigne par là des conditions de sa propre genèse. Et tout d’abord, il rend compte des divers supports d’écriture qui l’accompagnent : carnets adventices13, fiches : « j’inscris sur des fiches tout ce qui peut me servir, menus matériaux, répliques, fragments de dialogues, et surtout ce qui peut m’aider à dessiner les personnages »14 ; feuillets d’esquisses qui accompagnent ou anticipent la rédaction : « J’inscris sur une feuille à part les premiers et informes linéaments de l’intrigue (d’une des intrigues possibles) »15 ; brouillons : « Il arrive que mes brouillons soient très surchargés, mais cela provient du foisonnement des pensées »16. Au-delà de la genèse du seul roman, le Journal nous fait communiquer avec l’activité de l’écrivain dans son ensemble, soit que des passages y soient prélevés pour d’autre textes, soit que le travail se trouve interrompu par d’autres entreprises. L’histoire du roman s’inscrit ainsi au cœur d’un vertigineuse activité créatrice17 qui à la fois donne son élan à l’écriture et la met en péril18. Aussi a-t-on parfois l’impression que les Faux-Monnayeurs s’écrivent en mouvement, tantôt dans la résidence de l’auteur à Auteuil ou dans son manoir normand de Cuverville, tantôt chez des parents ou des proches (à Colpach, à Dudelange, à La Bastide...), tantôt en excursion ou villégiature avec des amis, dans le Midi (Brignolles, Vence, Roquebrune), au bord de la mer du Nord (Coxyde-les-Bains), en montagne (Annecy), voire à une décade de Pontigny, en maison de santé ou - pourquoi pas ? - dans le train : « Il m’arrive d’écrire en wagon, en métro (...) au bord des routes et ce sont mes meilleures pages, les plus réellement inspirées »19. Ces courses trouvent l’écrivain au travail en des lieux parfois imprévus : « Je nous revois dans un cabaret rustique (...), dans une atmosphère enfumée, au milieu d’enfants criant et dansant au bruit d’un infernal piano mécanique déchaîné tout contre lui, il écrivait, sur son genou, je ne sais plus quel passage important des Faux-Monnayeurs »20. Mais si le Journal ne nous dit pas toujours où nous sommes, il nous parle toujours d’un moment. De même qu’il sillonne l’espace, Gide est en marche dans le temps. Que ses datations puissent tolérer quelque insouciance, c’est possible. Dans la dernière inscription, par exemple, on lit à la date de mai 1925 : « Hier, 8 juin, achevé les Faux-Monnayeurs. » Mais peu importe. L’essentiel, et qui distingue le Journal d’autres témoignages, c’est qu’il trace un parcours. En se faisant chronique d’une croissance ( » C’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant... » dira Édouard21) le cahier enregistre le mouvement de la création et fait apparaître la dynamique d’une genèse. Il faut cependant rappeler que lorsque l’enfant (beau jeune homme plutôt, puisque c’est de Lafcadio qu’il s’agit) paraît à la première page du Journal, une longue période de gestation s’est déjà écoulée. En ce sens, l’histoire du roman commence par la fin du journal ; par l’ » Appendice », qui reproduit deux coupures de journaux datées de 1906 et 1909 : « (...) les Faits divers, points de départ de mon livre (...) »22. D’autres documents qui figurent dans le manuscrit du second cahier remontent plus loin encore en amont, telle une lettre de Viélé-Griffin de

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l’année 1900 (qui sera finalement destinée à Si le Grain ne meurt, confirmant ainsi la place du Journal au centre d’une activité plus vaste) ou d’un passage intitulé« E.R. » (Eugène Rouart) et daté du mois d’octobre 1901. L’intérêt de Gide pour ces premiers noyaux thématiques s’affirme encore au cours des années suivantes, comme le montrent d’autres coupures de presse conservées dans le manuscrit et qui ne figurent pas dans le Journal 23. On sait par ailleurs que des descriptions du couple de La Nux, évoqué sous le nom de La Pérouse apparaissent dans le journal personnel de Gide depuis 190224. Cette longue période de latence n’est d’ailleurs pas le propre des Faux-Monnayeurs25. Dans le cours même du travail de composition on retrouve cette alternance de périodes d’incubation et de jaillissement : « Resté nombre de mois sans rien écrire dans ce cahier ; mais je n’ai guère arrêté de penser au roman » (20-10-20) . En revanche : « En attendant les bagages à l’arrivée du train (...) j’ai la brusque illumination du début des Faux-Monnayeurs » (22-4-21). Ou encore : « Oui ; plusieurs soirs de suite j’ai baratté (to churn) le sujet dans ma tête, sans obtenir le moindre caillot (...) »(23-11-21). Mais quinze jours plus tard : « Depuis treize jours que je suis ici, j’ai écrit les trente premières pages de mon livre sans difficulté aucune et presque currente calamo -« (7-12-21). On peut aisément multiplier ces exemples de changement de régime et, rétrospectivement, Gide remarque : « Je crois que ce jaillissement artésien est le résultat d’une longue préparation inconsciente »26. La formule est trop restrictive, sans doute : dans les temps de barattage, la « préparation inconsciente » s’accompagne aussi d’un intense travail de l’esprit qui va parfois jusqu’aux limites de l’épuisement : « Cet effort (...) est proprement exténuant »27 ; « Peut-être l’extrême difficulté que j’éprouve à faire progresser mon livre n’est-elle que l’effet naturel d'un vice initial »28. Au demeurant, la vocation première du Journal est bien d’offrir un espace à la réflexion, à la délibérations de l’écrivain avec lui-même; une conscience en éveil, un calcul des effets esthétiques confluent dans la création (mais par quels canaux ? Nous n’en savons rien encore) avec la dynamique de l’intuition et de la découverte. Mais il est vrai que l’alternance d’une écriture en suspens et d’une écriture jaillissante rythme le temps de la genèse. Enl’analysant de plus près, on peut dresser un calendrier des événements d’écriture : les pas et trébuchements de « l’enfant » en quelque sorte. Cadre de référence précieux aux études de genèse qui peinent bien souvent à reconstituer la chronologie d’un travail d’après les seuls brouillons. Mais ce qui éclaire sans doute davantage le devenir de l’œuvre, c’est l’articulation, dans le temps, des grandes étapes structurantes de la genèse : le « roman de Lafcadio » qui, pendant la première année (juin 1919 à août 1920), fait des Faux-Monnayeurs le prolongement (et l’amplification à l’échelle d’un groupe) des Caves du Vatican ; le « traité de la non-existence du diable« dont Gide pense un moment (début 1921) faire « le sujet central de tout le livre » ; la rencontre décisive d’Olivier et Édouard (printemps 1922) - et ainsi de suite. Dans ce mouvement, on voit fonctionner le mécanisme intérieur de la création, production dont le lecteur ne contemplera jamais que immobile produit. Mais le Journal nous apprend autre chose encore. Il ne retrace pas seulement le temps delà genèse, mais permet de le comparer au temps du récit. Le diable (si l’on ose dire) c’est que les deux, ici, se déroulent en sens inverse : c’est dire que Gide voit son roman s’écrire à rebours. A peine a-t-il achevé le début – ou ce qu’il tient pour tel - qu’il se plaint de son « besoin de remonter toujours plus en arrière pour expliquer n’importe quel événement. Le plus petit geste exige une motivation infinie »29. Et en effet, à force de réfléchir au personnage de Bernard, l’auteur va remonter jusqu’au secret de sa naissance : « j’ai découvert que Bernard est un enfant adultérin » écrit-il en octobre 1922 à Roger Martin du Gard. La scène initiale du Luxembourg se trouve ainsi repoussée à la sixième place par cinq chapitres qui viennent s’enchaîner en amont : ce sera pour reprendre au départ les avatars familiaux des Profitendieu. De même, le thème des faux-monnayeurs dont en 1919 encore Gide pensait faire le point de départ du roman sera relégué à la troisième partie par tous les événements qui le précèdent ; par la suite, la remontée vers les origines va faire reculer d’autres épisodes encore. Gide le remarque au beau milieu de son travail : « C’est à l’envers que se déroule assez curieusement mon roman. C’est-à-dire que je découvre sans cesse que ceci ou cela, qui se passait auparavant, devait être dit. Les chapitres, ainsi, s’ajoutent non point le uns aux autres, mais repoussent toujours plus loin celui que je pensais d’abord devoir être le premier »30. Ce croisement d’une genèse à rebours et d’une lecture en sens inverse a-t-il un effet sur les temps de l’œuvre ? Sur le fonctionnement de la fiction ?Question qui importe à toute théorie de la lecture, mais qui demeure encore trop obscure. La critique tend à la récuser au motif que le texte d’une œuvre est lu tel quel31. La réponse est évidente plutôt que vraie. Le Journal montre, au contraire, que la genèse revèle ici une tension entre l’ exigence (logique et régressive) d’explicitation et la contrainte (narrative et progressive) de l’action, conflit dont l’œuvre garde l’empreinte au point de brouiller la lecture. Reste, pour terminer, la question du temps de l’Histoire dans laquelle se place le récit. L’action est bien située à Paris et en Suisse, mais en quelle France sommes-nous ? Avant la première

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guerre, au temps des anarchistes et du Franc-or ? Dans les folles années vingt de l’après-guerre ? La question ne manque pas d’intérêt pour qui s’intéresse à la dimension sociale et idéologique du roman. De là d’ailleurs l ’» idée première » de Gide : « le livre en deux parties, avant et après», système qui permet de décrire : « les trois positions : socialiste, nationaliste, chrétienne, chacune instruite ou fortifiée par l’évènement »32 - bref, le projet de ce que nous nommerions aujourd’hui une histoire des mentalités. Très tôt, Gide évoque « Une peinture exacte des esprits avant la guerre » mais pour repousser aussitôt un tel projet : « non, quand même je le pourrais réussir, ce n’est point là ma tâche ; l’avenir m’intéresse plus que le passé et plus encore ce qui n’est non plus de demain que d’hier ; mais qu’en tout temps on puisse dire : d’aujourd’hui »33. Et dans le récit, les indices contradictoires qui renvoient à une époque de nulle part vont ainsi confirmer le dessein d’un livre qui soit de tous les temps.Les Faux-Monnayeurs ne seront donc pas un roman d’histoire. Mais seront-t-ils un roman réaliste ? Dans une recherche de genèse, cette question appelle d’ordinaire l’étude de la documentation et des dossiers préparatoires d’un auteur. Pour Gide, elle porte plus loin. C’est le cœur d’une contradiction qui va, en se développant, changer le visage d’un livre et le destin d’un genre. À première vue, le Journal comporte des éléments d’un carnet d’enquêtes : une documentation préalable exhibée dans l ’» Appendice », des observations recueillies en cours de travail : épisodes de la vie quotidienne notés par le promeneur ou le voyageur ; paroles recueillies, à la manière de Proust, pour leur caractère naïf, cocasse ou révélateur : « pour moi, c’est plutôt le langage que le geste qui me renseigne, et je crois que je perdrais moins, perdant la vue, que perdant l’ouïe ». 34 Aux observations qu’il fait ainsi à la fenêtre du réel, s’ajoute le vécu de l’écrivain. Cette expérience, pour autant qu’elle s’inscrive sur le papier, apparaît davantage dans le Journal personnel de Gide que dans celui des Faux-Monnayeurs. Ce dernier fonctionne alors comme le pivot d’un dispositif qui comprend en amont le Journal et en aval le roman. La prégnance de l’autobiographie, qu’il s’agisse de l’histoire, des lieux ou des personnages - « mes héros que j’ai taillés dans ma chair même » 35 - caractérise les Faux-Monnayeurs comme d’autres écrits de Gide ; elle est ici trop manifeste et trop connue d’ailleurs pour qu’il y ait besoin de s’y attarder. En revanche, il est intéressant d’observer que des aspects apparemment hétérogènes du réel (l’observation, le document, le vécu) sont, pour Gide, faits d’une même matière. Le vol commis par un adolescent est relaté dans Les Faux-Monnayeurs avec une égale précision qu’il s’agisse d’un larcin surpris dans la rue ou d’un épisode familial : méfait de l’anonyme « lycéen d’Henri IV » comme celui du petit Yves Allégret36. Ces épisodes coagulent en quelque sorte avec les faits-divers des journaux pour tisser une même trame thématique : confrontation du crime et de la morale, épreuves d’une adolescence qui se cherche à travers la transgression des interdits familiaux, érotiques ou sociaux. La « réalité extérieure » est perçue comme l’ écho d’une sensibilité intime ; elle devient signe et confirmation de l’expérience intérieure. Malgré l’authenticité attestée des sources et malgré la scrupuleuse fidélité du récit, ces citations du réel ne figurent pas dans le roman comme des « tranches de vie ». Ils fonctionnent bien plus comme des fragments de mosaïque, des éclats de miroir, à l’instar des collages qu’expérimentent à la même époque les textes des surréalistes. On connaît la description, par Gide, de son travail sur Les Faux-Monnayeurs : « Il n’y a pas, à proprement parler, un seul centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts ; c’est autour de deux foyers, à la manière d’une ellipse, que ces efforts se polarisent. D’une part l’évènement, le fait, la donnée extérieure, d’autre part, l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela »37. Ainsi, la réalité deviendra vérité en se faisant fiction ; Gide cite ici le joli mot de Balzac : « Revenons à la réalité : parlons d’Eugénie Grandet »38

De cette fiction d’une nature inédite, le Journal dessine le projet : ce sera la plénitude de la vie : « Tout ce que je vois, tout ce que j’apprends, tout ce qui m’advient (...) je voudrais le faire entrer dans ce roman »39 - en même temps que le dépouillement de l’art : « Purger le roman de tout ce qui n’appartient pas spécifiquement au roman. »40. C’est l’appel à une esthétique nouvelle, celle du « roman pur » qui jamais encore n’a été écrit,» pas même (par)l’admirable Stendhal, qui, de tous les romanciers, est peut-être celui qui en approche le plus »41. Dans le Journal, Gide examine les « bases » de cette œuvre future. Les problématiques : « Artistique », « Intellectuelle », « Morale »42 ; les voix narratives : « Je voudrais que les évènements fussent (...) exposés plusieurs fois, sous des angles divers »43, les tonalités : « Je suis comme un musicien qui cherche à juxtaposer et à imbriquer, à la manière de César Franck, motif d’andante et un motif d’allegro»44 ; les figurations du réel, voire de l’irréel : « Il y a lieu d’apporter, dès les premiers chapitres, un élément

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fantastique et surnaturel (...) du Luxembourg qui doit rester un lieu aussi mythique que la forêt des Ardennes dans les féeries de Shakespeare »45. Assez vite, Gide constate combien ces réflexions, qui viennent se placer au cœur du Journal, l’éloignent « du type convenu du roman » - et qu’il faudra accepter, pour le sien, « qu’il ne soit assimilable à rien d’autre ». Ce nouvel objet littéraire, ce livre comparable « à rien d’autre » sera le roman du XXe siècle. Il naît au même moment en France, en Irlande en Allemagne. Mais Proust, Joyce, et Musil lui donneront chacun un autre visage et, en ce sens, le légendaire refus opposé par Gide à la publication de La Recherche a sans doute une signification au-delà de l’anecdote46 Dans cette révolution qui subvertit l’une des plus anciennes formes littéraires, sa propre aventure est tout à fait à part. Le Journal des Faux-Monnayeurs en sera à la fois le lieu et l’instrument. D’abord agenda, destiné à tenir à jour la chronique d’un livre : « sur un carnet je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit» , puis cahier de travail où s’inscrivent notes et observations : « c’est le miroir qu’avec moi je promène »47, il se fait carnet de laboratoire : « Je ne dois noter ici que les remarques d’ordre général sur l’établissement, la composition et la raison d’être du roman »48. Observation par l’expérimentateur d’une expérience en train de se faire, il devient source d’un dédoublement qui se propage insidieusement au sein de l’œuvre. Il y aura désormais le roman et l’écriture du roman, la narration et le « Journal d’Edouard’, deux centres d’une ellipse dont l’un se fait progressivement le centre de gravité de l’œuvre. Gide saisit ce glissement avec sa perspicacité habituelle : « Et c’est là (l’effort même du romancier) le sujet principal, le centre nouveau qui désaxe le récit (...) ». C’est le moment d’un choix, non calculé peut-être, mais capital pour le destin du roman. L’auteur renonce à redresser « l’axe » de la narration et suit la pente qui conduit Les Faux-Monnayeurs vers un roman du travail de l’écrivain. « Somme toute, ce cahier où j’écris l’histoire même du livre, je le vois versé tout entier dans le livre, en formant l’intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur »49. Les contemporain ont été, en effet, décontenancés par ce jeu de miroirs tournants dans lesquels le récit se renvoie sa propre image. Encore n’avaient-ils pas sous les yeux la machinerie complète de cette fabrication, par laquelle le Journal se réfléchit dans le Journal des Faux-Monnayeurs et celui-ci dans le « Journal » d’un Édouard qui, à son tour, tente en vain d’écrire Les Faux-Monnayeurs, tient à cet effet un carnet où le livre s’élabore (le roman nous en donnera à lire des extraits, cités entre guillemets), mais dont l’écriture se réfracte dans les multiples écrits ou dialogues des personnages que le narrateur, entré en protagoniste dans son roman, nous montre en train de naître sous sa plume. Le très ancien procédé du commentaire, par lequel un narrateur bienveillant vient au secours du lecteur, sert ici à déconcerter la lecture, à brouiller les frontières entre récit d’une histoire et description d’une genèse. Le roman de l’écrivain devient roman de l’écriture et, sous les yeux du lecteur, la vision d’une plume au travail se démultiplie à l’infini. Et en fin de compte, tous les reproches que les contemporains ont pu adresser à ce work in progress n’ont pu que conforter Gide dans la décision de faire connaître le Journal des Faux-Monnayeurs, afin que le lecteur puisse véritablement voir le roman « se faire devant lui ». On peut se demander si cette intention existait dès l’origine. Les manuscrits, on l’a vu, ne se présentent guère comme un ouvrage à publier et la révélation du Journal des Faux-Monnayeurs (le Journal personnel de Gide est encore inconnu à l’époque) restera comme une expérience unique dans la vie de l’écrivain, de même que Les Faux-Monnayeurs resteront sa seule entreprise romanesque (ou avouée pour telle). En écrivant le roman d’une genèse, Gide a joué aux dès avec l’histoire littéraire. Et, conformément à son espoir, il a gagné son procès en appel. Ce sont les lecteurs du second après-guerre qui ont redécouvert Les Faux-Monnayeurs et ils l’ont fait comme d’un roman de l’écriture. Les auteurs du nouveau roman, les théoriciens de la « mise en abyme » y ont rencontré un modèle précurseur. Et tout à la fin du siècle, cette vertu d’exemple n’est pas épuisée : les études de critique génétique trouvent dans le Journal des Faux-Monnayeurs l’incitation à étendre leur recherche à de nouveaux documents. Leur leçon nous apprend de quelle façon la genèse et le texte ont partie liée dans le destin des œuvres et comment leur étude concerne toutes les formes de la critique. Ou, comme nous le dit Gide, tous « ceux que les questions de métier intéressent ».

Notes1 Jean Starobinski, La relation critique, Gallimard, 1970, p. 24. Brecht, déjà, avait observé : « Gide écrit son grand roman sur la difficulté d’écrire un roman (Les Faux-Monnayeurs), Joyce fait un catalogue des différentes façons d’écrire (...) » (d’après : Arbeitsjournal 1938-1942, Suhrkamp, 1993, note du 18-8-1938).2 Naissance d’un poème est le titre d’un essai de H.M. Enzensberger (1965). Mais en 1955, Stephen Spender avait déjà publié Faire un poèm ; il faut aussi rappeler : Comment faire des vers ? de Maïakovski (1926), Le

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poète et son temps de Marina Tsvetaeva (1932), Questions de poésie de Gottfried Benn (1959)3 On se souvient de Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains 1985)de mes livres (publié en 1935) et d’Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipits (1969). À citer aussi Marcher à l’écriture de Paul Nizon (1984) et le témoignage à rebours de Marcel Benabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres (1986).4 Henry James, The Complete Notebooks 1878-1905 (voir les « cahiers américains », 1881-1905), éd. par F.O. Mathesen et K.B. Murdoch, New-York, 1947 ; Franz Kafka, Tagebücher 1910-1923, éd. en 1937 puis par H.G. Koch, M. Müller et M. Pasley, 1989, Frankfurt/Main ; Bertold Brecht, Arbeitstagebücher 1938-1952, éd. W. Hecht, 1973, Frankfurt/Main.5 Parmi les exceptions, on peut signaler l’ouvrage de Christoph Eckman, Schreiben als Erfahrung, Bonn, 1985 et celui de Geneviève Bollème, Parler d’écrire, Paris, 1993.6 Cité par la suite sous le sigle JFM.7 En 1925, Gide avait accepté de vendre une partie du manuscrit des Faux-Monnayeurs, mais refusé de céder celui du JFM (voir la note de mars 1925 in Maria van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame. Notes pour l’histoire authentique d’André Gide (1918-1951), Cahiers André Gide, vol. 4 à 7, Gallimard,1973 -1977, cité par la suite sous le sigle CPD). Les mss. du JFM appartiennent aujourd’hui à l’Université du Texas à Austin. Un mss. du roman a figuré dans une collection particulière ; nous ne connaissons actuellement qu’un fragment de 25 feuillets (version intermédiaire de la Partie I, chap. II et début chap. III, conservé à la British Library sous la cote mss. 52424).8 Pierre Chartier, Les Faux-Monnayeurs d’André Gide, Gallimard, 1991, p. 44 et 45.9 Pour éviter par la suite toute confusion dans les références, les deux cahiers seront désignés respectivement par C 1 et C 2 .10 Parti au Congo après l’achèvement des Faux-Monnayeurs, Gide en revient le 31 mai 1926 ; la publication du JFM commence le 1er août en bonnes feuilles dans la revue de la NRF.11 Ainsi de la dizaine de feuillets rédigés sur papier à lettres de « La Revue Musicale » et du « Vieux Colombier » et qui vient figurer dans un autre « carnet », celui du « Journal d’Édouard » dans Les Faux-Monnayeurs (André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Romans, Ed. de la Pléiade, p. 1222-24 ; cité par la suite sous Romans.) 12 Le Centre d’Études Gidiennes de l’Université de Sheffield (Grande-Bretagne) prépare actuellement la première édition critique des manuscrits d’Austin. Aux spécialistes de Gide, elle va permettre d’affiner la comparaison entre ces documents et le livre imprimé et ouvrir la voie à nombre de recherches qu’un profane ne peut qu’envier.13 Des carnet de travail pour Les Faux-Monnayeurs sont mentionnés par Gide dans son journal personnel, inédit à l’époque(voir André Gide, Journal 1889-1925, publié par A. Marty, Bibl. de la Pléiade, notes du 23-9-14 et du 22-12-20. Cité par la suite sous Journal I) et évoqués également dans le JFM, C 1, 17-6-19.14 JFM, C 1, 13-1-21.15 Ibid., C 1, 17-6-21. Voir l’ « Appendice » du JFM et les « Feuillets (pages retrouvées) » dans Journal I, 1923, p. 1238-39.16 Journal I, 14-2-24. Le fragment dont nous disposons (et les brouillons d’autres ouvrages, conservés à la Bibliothèque Doucet) confirment cette description. Voir notamment : André Gide, Un fragement des Faux Monnayeurs, éd. par N.D. Keypour, Sainte-Foy-lès-Lyon, Centre d’Etudes Gidiennes, 1990.17 Rappelons qu’à la même époque Gide achève La Symphonie pastorale, travaille à la préface pour Armance, à ses mémoires (Si le grain ne meurt), à la publication de Corydon, à son essai sur Dostoïevsky, à la mise en scène de Saül, à de nombreuses traductions et conférences – sans parler de nombre d’autres18 Pendant une année entière , l’unique inscription du JFM sera : « Je n’ai guère cessé d penser à mon roman, encore que mon souci le plus immédiar soit pour la rédaction de Si le grain ne meurt , C1, 21-11-20. Et en 1922 encore :« Tout cel me distrait terriblement de mon roman », Journal I, 28-3-22 et encore 5-6-22.

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19 Journal I, 14-2-24. Les principaux dialogues transcrits dans le JFM sont aussi surpris en chamin de fer ( (C 2, août 1921 ; 8-2-24).20 CPD, 13/22-7-24.21 Romans, p. 1083.22 Lettre du 24-1-27 à Suzanne-Paul Hertz, JFM, « Appendice ».23 Du Journal de Rouen, « Les Faux-Monnayeurs du Luxembourg », (deux coupres) ,septembre 1906 ; de L’Echo de Paris, « Les Faux-Monnayeurs Anarchistes », 8-8-07 ; de L’ Aurore, « Faux-Monnayeurs » et « Le succide du jeune lycéen Nerry » (une lettre de Maurice Barrès), 18-5-1914 . A noter que certaines coupures portent la marque de L’Argus, auquel Gide paraît avoir été abonné24 Journal I, 8-2-1902 et ensuite jusqu’en 1914.25 Dans une lettre à André Beauvier Gide déclare : « Les Caves du Vatican habitaient depuis plis de quinze ans dans ma tête, comme aussi j’y avais porté plus de quinze ans La Porte étroite et à peine moins L’Immoraliste. Tous ces sujets se sont développés parallèlement, concurremment - « (in Journal I, 12-7-14)26 Journal I, 14-2-24. On songe au couple : « Surprises Attentes » dans les cahiers (1912-1915) de Paul Valéry.27 JFM, C1, 1-8-21.28 Ibid., C2, août 1921.29 Ibid., C 1, 7-12-21.30 Ibid., C 2, 11-10-22.31 Noter pourtant les réflexions de D.H. Walker in « Continuity and discontuinity in Les Faux-Monnayeurs », French Studies, 1986, p. 413-426.32 Ibid., C 1, 30-7-19.33 Ibid., C 1, 19-6-19.34 Ibid., C 2, 27-5-24.35 Ibid., C 2, 30-3-24.36 Pour le premier, il faut comparer le récit du JFM (C 1, 3-5-21) et sa transcription dans le « Cahier d’Edouard » ( Romans, p. 998-1000), pour le second, le comportement de Gide (CPD, 21-10-22) et celui d’Edouard (Romans, p. 1220-24).37 JFM, C 2, août 1921.46 Journal I, 20-12-24.39 JFM, C 1, 21-11-2040 Ibid., C 2, 1-11-22.41 Id.42 Ibid., 9-7-21.43 Ibid., C 2, 1-11-22.44 Ibid., C 1, 17-6-19.45 Ibid., C 2, 27-12-24. Pascal Mercier attribue l’initiative de ce refus à Jean Schlumberger (voir Jean Schlumberger, Notes sur la vie littéraire, Gallimard, 1999, p.21-27).47 Ces deux inscritptions sont déjà passées dans le « Journal d’Edouard », Romans, p. 1083 et1057.48 JFM, 13-1-21.49 Les deux phrases figurent au début du C 2, à la date d’août 1921.

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LA GENÈSE DES FAUX-MONNAYEURS et la réponse aux critiques

DANS LE JOURNAL D'ANDRÉ GIDE

1920. 22 décembre.C’est surtout vers le roman que je me tourne à présent.1921. Cuverville 1er janvier.J’ai devant moi la préface d’Armance, le chapitre intermédiaire de Si le grain ne meurt…, et cet énorme roman qu’il me faudrait commencer d’échafauder. 3 octobre. Retour à Cuverville.[…] Je devrais à présent m’attaquer aux Faux-Monnayeurs, mais par timidité, par indolence, par lâcheté, je souris à toutes les distractions qui se proposent et ne sais comment étreindre mon sujet. Je me conseille d’arpenter ma chambre de long en large, une heure durant, en m’interdisant toute lecture. Et répéter cela comme on ferait une neuvaine ; de préférence avant de se coucher. Sans se laisser décourager si l’on n’entrevoit aucune issue les premiers soirs. J’écris, sans presque aucune peine, deux pages du dialogue par quoi je pense ouvrir mon roman. Mais je ne serai satisfait que si je parviens à m’écarter du réalisme plus encore. Peu m’importe, du reste, si je dois, par la suite, déchirer tout ce que j’écris aujourd’hui. L’important c’est de m’habituer à vivre avec mes personnages.Feuillets. La composition d’un livre, j’estime qu’elle est de première importance et j’estime que c’est par l’absence de composition que pèchent la plupart des œuvres d’art aujourd’hui. Certaines écoles ultra- modernes sont en protestation contre cela, mais l’effort de composition dont elles font preuve ne pouvait souvent masquer une résolution un peu factice. Je vais vous dire le fond de ma pensée là-dessus : le mieux est de laisser l’œuvre se composer et s’ordonner elle-même, et surtout ne pas la forcer. Et je prends aussi bien ce mot dans l’acception que lui donnent les horticulteurs : on appelle culture forcée une culture qui amène la plante à une floraison prématurée. Je crois que le majeur défaut des littérateurs et des artistes d’aujourd’hui est l’impatience : s’ils savaient attendre, leur sujet se composerait lentement de lui-même dans leur esprit ; de lui-même il se dépouillerait de l’inutile et de ce qui l’embroussaille, il croîtrait à la manière d’un arbre dont les maîtresses branches se développent aux dépens de… Il croîtrait naturellement. C’est par la composition qu’un artiste approfondit sa toile. Sans composition, l’œuvre d’art ne saurait présenter qu’une beauté superficielle.1922.3 janvier. Hier soir, j’avais longuement pensé aux Faux-Monnayeurs, effort énorme pour vivifier et apparenter mes personnages; à la suite de quoi, impossible de trouver le sommeil.5 janvier. Mes bonnes journées de travail sont celles que je commence par la lecture d’un ancien auteur, de ceux que l’on appelle « classiques ». une page y suffit ; une demi- page, si seulement je la lis dans la disposition d’esprit qui convient. Ce n’est point tant un enseignement qu’il y faut chercher, que le ton, et cette sorte de dépaysement qui proportionne l’effort présent, sans rien ôter à l’instant de son urgence. Et c’est ainsi que j’aime achever également ma journée.

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8 octobre. […] Je reprends enfin les Faux-Monnayeurs.10 octobre. Il est nécessairement plus facile de travailler pour un public déjà formé et de lui fournir exactement le produit qu’il demande, que de devancer la demande d’un public non encore formé.25 octobre. Je n’écris pas pour la génération qui vient, mais pour la suivante.7 décembre. Art c’est Prudence. Quand on n’a rien à dire, ni à cacher, il n’y a pas lieu d’être prudent. Les timorés ne sont pas des prudents : mais des lâches.1923.2 janvier. Passé la fin du premier jour de l’an chez Charlie Du Bos. J’avais emporté la dactylo de mes Faux-Monnayeurs dont j’ai donné la lecture.[…] . La grande habitude des lectures à haute voix me permet de sentir très subitement et précisément l’impression de l’auditeur — et ces épreuves me sont très utiles. J’ai pu sentir les trous, les fausses notes, etc…Mais, somme toute, impression excellente.10 janvier. « Livresque », c’est un reproche que l’on me fait souvent ; j’y donne prise par cette habitude que j’ai de citer toujours ceux à qui ma pensée s’apparente. On croit que j’ai pris d’eux cette pensée ; c’est faux ; cette pensée est venue à moi d’elle-même ; mais j’ai plaisir, et plus elle est hardie, à penser qu’elle habita déjà d’autres esprits. Ceux au contraire qui cueillent les idées d’autrui, ont grand soin de cacher leurs « sources ».— Il y a des exemples de cela parmi nous.11 janvier. […] Tous les événements de la vie, comme firent également ceux de la guerre, ne servent qu’à enfoncer chacun dans son sens ; de sorte que rien n’est plus vain et plus illusoire que ce qu’on appelle communément « l’expérience ».—Une expérience n’instruit que le bon observateur; mais loin d’y chercher un enseignement, c’est un argument que chacun y cherche, et chacun tire la conclusion dans son sens. Si je n’avais la tête si fatiguée, j’en écrirais beaucoup plus long. Et cela doit être le sujet de quelques pages du Journal d’Édouard : « De l’interprétation des événements ». cette exclamation : « L’éducation religieuse l’eût empêchée de faire cela », peut être dite sur un ton de regret, de blâme, aussi bien que d‘approbation, et signifier tantôt : « Quelle chance, quel bonheur que… » ou « Quel dommage ! ».17 juin. Le bien écrire que j’admire, c’est celui qui, sans se faire trop remarquer, arrête et retient le lecteur et contraint sa pensée à n’avancer qu’avec lenteur. Je veux que son attention enfonce à chaque pas dans un sol riche et profondément ameubli. Mais ce que cherche, à l’ordinaire, le lecteur, c’est une sorte de tapis roulant qui l’entraîne. Ce que je voudrais que soit ce roman ? un carrefour —un rendez-vous de problèmes. …dans ce monde où l’on ne peut plus rien trouver de pur — même pas la bêtise. Métaphores qui sans cesse soulèvent la phrase vers l’extérieur.Saint- Martin de Vésubie. 3 juillet. Première soirée de travail (suite du Journal d’Édouard) ; très difficilement obtenue, exigée. Mais, ensuite, nuit détestable ; suffocation et le corps agité de tremblements nerveux. Je ne pourrai vraiment avancer qu’après m’être reposé davantage. D’incompréhensibles torpeurs, à toute heure du jour, donnent au sommeil plus d’attrait qu’à la lecture, qu’au travail qu’à la vie. Je sombre dans ces gouffres d’indolence d’inconscience, de néant.1924. Paris. janvier. Le besoin d’écrire des romans n’est, il me semble, pas toujours très spontané, chez nombre de jeunes romanciers d’aujourd’hui. l’offre suit ici la demande. Le désir de peindre d’après nature les personnages rencontrés, je le crois assez fréquent. Il fait valoir un certain don de l’œil et de la plume. Mais la création de

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nouveaux personnages ne devient un besoin naturel que chez ceux qu’une impérieuse complexité intérieure tourmente et que leur propre geste n’épuise pas.14 février. Parce que je publie peu, on croit que j’écris lentement. Le vrai, c’est que je reste d’assez longues périodes de vie sans écrire. Dès que mon cerveau est dispos, ma plume ou mon crayon ne va pas assez vite.[…]. Il m’arrive d’écrire en wagon, en métro, au bord des routes, et ce sont mes meilleures pages, les plus réellement inspirées. Une phrase succède à l’autre, naît de l’autre, et j’éprouve à la sentir naître et se gonfler en moi un ravissement presque physique. Je crois que ce jaillissement artésien est le résultat d’une longue préparation inconsciente. Il m’arrive par la suite d’apporter à ce premier jet quelques retouches, mais fort peu. Seul le travail de jointoiement est parfois très pénible et exige une grande contention d’esprit. Il arrive que mes brouillons soient très surchargés, mais cela vient du foisonnement des pensées et de la difficulté de leur ordonnance et de leur agencement.Brignoles. 19 mars. Ce qu’on appelle aujourd’hui « l’objectivité » est aisée aux romanciers sans paysage intérieur. Je puis dire que ce n’est pas à moi-même que je m’intéressai, mais au conflit de certaines idées dont mon âme n’était que le théâtre et où je faisais fonction moins d’acteur que de spectateur, de témoin.10 août. Je ne connais pas de pire épreuve que de lire un travail à mon excellent beau-frère. Je l’ai pourtant bien averti des découragements que son apparente inattention ou insensibilité me cause. S’il ne m’en avait prié, je ne lui aurais rien montré des Faux-Monnayeurs. Il arrive à cette audition déjà tout bâillant ; a soin de m’avertir qu’il ne sait s’il pourra prêter attention bien longtemps. À chaque fin de phrase j’ai peur de le voir s’endormir, de sorte que je presse de plus en plus mon débit et n’ai qu’un souci : arriver au bout du chapitre avant qu’il ne s’assoupisse. après quoi c’est le silence le plus morne ; un désert aride où la soif cherche en vain un trou d’eau, le moindre petit jaillissement de curiosité, d’intérêt ou de sympathie. J’ai beau me dire que cette absence de manifestation fait partie de son éthique, je reste accablé.3 octobre. Retour à Paris pour préparatifs de voyage. Retravaillé, avant mon départ, le caractère de Vincent, très insuffisamment dessiné. Quant à Lady Griffith, mieux vaut ne pas lui donner trop d'existence. Les parties qui joignent certains dialogues me paraissent un peu ternes. Mais peut-être vaut-il mieux qu’elles ne viennent pas trop en avant. Nombre d’idées sont abandonnées presque sitôt lancées, dont il me semble que j’aurais pu tirer meilleur parti. Celles, principalement, exprimées dans le Journal d’Édouard ; il serait bon de les faire reparaître dans la seconde partie. Il serait dès lors d’autant plus étonnant de les revoir après les avoir perdues de vue quelque temps — comme un premier motif, dans certaines fugues de Bach.26 octobre. Départ pour le Congo différé. Motifs : examens de M., achèvement des Faux-Monnayeurs. Insuffisante préparation, etc..[…]. Saurai-je, d’ici juillet, terminer mon livre ? J’en doute. J’ai passé ces trois derniers jours à repriser les derniers chapitres — lus à Martin du Gard, à mon passage à Paris. Le dernier particulièrement (soirée du banquet) ; mais à présent je suis en panne. […] Il en est de mes Faux-Monnayeurs comme de l’étude du piano : ce n’est pas toujours en s’obstinant sur une difficulté et en s’y achoppant, qu’on en triomphe ; mais bien parfois en travaillant celle d’à côté. Certains êtres et certaines choses demandent à être abordés de biais.8 novembre. Assez bon travail […]. Depuis deux jours, moins de sommeil. N’importe ; depuis le 26 octobre, j’ai écrit les chapitres X et XI de ma seconde partie ; commencé le XII ; et j’y vois un peu plus clair pour la suite. Retour à Paris. Pour les Faux-Monnayeurs : Il y a ce que l’on sait et il y a ce que l’on ignore. Entre deux, ce que l’on suppose. J’admire certains romanciers qui jamais ne se reconnaissent à court. Pour moi, plutôt que d’inventer, je préfère avouer : je ne

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sais pas. J’écoute mes personnages, j’entends ce qu’ils disent : mais ce qu’ils pensent et ce qu’ils sentent ? Dès que j’induis, je tire à moi. Dès qu’un être se différencie, c’est beaucoup plus qu’on ne suppose. Seule la masse comprend la masse ; la communauté de sentiment et de pensées appartient aux gens du commun. Tant que Bernard monologuait je n’avais qu’à l’écouter ; mais depuis qu’il se tait, il m’échappe ; je ne sais à quoi m’en tenir. Il est certain que si Je, romancier, porte en moi le personnage d’Édouard, je dois porter également le roman qu’il écrit. (Scène de la fausse pièce interceptée.) Les « mots sublimes » de P. : « C’est à force de prier qu’on arrive à croire. » Faire dire au pasteur, dans sa prière : « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu…pourquoi te retirer de moi ? Est-ce que je ne t’appelle pas du nom qu’il faudrait, que tu restes sourd à ma prière ? Dois-je cesser de croire en toi, ou me faudra-t-il croire que c’est contre moi que tu agis ? Rien de ce que je t’ai confié ne prospère. Il m’est abominable de penser que, lorsque je me repose sur ta promesse, j’ai tort. J’ai mis chacun des miens sous ta protection, et tu n’en as pas tenu compte. Je t’avais confié mes enfants ; ils ont grandi pour te maudire et toute ma fidélité n’a pu retenir leur blasphème. Si je ne me suis pas trompé, Tu m’as trompé. »19 novembre. Rentré hier soir à Paris. J’ai lu à Roger Martin du Gard mes derniers chapitres écrits. Le reflet de mon livre dans un cerveau si différent du mien fait apparaître mieux les défauts du livre, et même ses qualités. Les remarques et critiques de Roger sont excellentes et je ne puis ne pas en tenir compte. Que de travail encore, pour mener à bien ce que j’ai tant travaillé !21 novembre. Je voudrais mettre en épigraphe des Faux-Monnayeurs cette phrase de Vauvenargues que je lis ce soir dans Sainte-Beuve (premier article des Lundis) : « Ceux qui ne sortent pas d’eux-mêmes sont tout d’une pièce. »26 novembre. Insomnies de nouveau ; d’où moins bon travail. Après quelques jours de patience, suis pourtant parvenu à sortir de moi la conversation entre Passavant et Strouvilhou, ou plutôt le monologue de celui-ci. L’ai écrit presque d’affilée et n’en suis peut-être pas mécontent. Il me semble pourtant qu’en meilleur état de santé j’aurais su y donner plus de mordant, une allure plus fantastique et surtout l’incorporer mieux dans la trame du récit. J’écris ceci dans la salle à manger de l’hôtel des bains, à Étretat que j’ai gagné à bicyclette.Paris. 8 décembre. Je lutte contre la grippe. Mal de gorge et frissons. Dehors, brouillard et glaçons…je m’enferme avec les Faux- Monnayeurs, et passe un temps énorme à limer et nettoyer la visite de Douviers à Édouard. Aucun jaillissement ; rien d’artésien. En état de félicité physique, j’eusse écrit sans peine et d’un coup ces trois pages sur lesquelles je peine depuis cinq jours.1925. 28 janvier. J’ai le plus grand mal à me réatteler aux Faux-Monnayeurs. Les derniers chapitres (écrits à Paris durant ma grippe) me paraissent manquer de sève et de saveur. Ils restent en marge de l’action.La Bastide. Fin mars. Besoin de couper mon travail. Quelques lectures qui m’aident à mieux juger les Faux-Monnayeurs.Cuverville . Fin mai. Mise au net et dactylographie de cinq chapitres des Faux-Monnayeurs. Morne pensum, mais qui convient à mon apathie. Je ne compte plus que sur le Congo pour m’en sortir. La préparation de ce voyage et l’attente des pays nouveaux a désenchanté le présent ; j’éprouve combien il était vrai de dire que le bonheur habite l’instant. Rien ne me paraît plus que provisoire . (L’espérance de la vie éternelle excelle également à cela.) Ma vue a beaucoup faibli ces derniers temps. Les lunettes subviennent à cette insuffisance. Que le cerveau ne peut-il également en porter ! Difficulté qu’a mon esprit de « mettre au point » l’idée qu’il examine ; analogue à celle de mon œil, aujourd’hui. Les contours restent flous.

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8 juin. Achevé les Faux- Monnayeurs.14 juillet. Départ pour le Congo.1927.Saint- Clair. 8 février. Tout ce que j’écrirais pour m’expliquer, me disculper, me défendre, je dois me refuser à tout cela. J’imagine souvent telles préfaces à L’Immoraliste, aux Faux-Monnayeurs, à la Symphonie, l’une surtout où exposer ce que j’entends par l’objectivité romancière, où établir deux sortes de romans, ou du moins deux façons de regarder et de peindre la vie qui, dans certains romans se rejoignent. L’une, extérieure et que l’on nomme communément objective, qui voit d’abord le geste d’autrui, l’événement et qui l’interprète. L’autre qui s’attache d’abord aux émotions, aux pensées, et risque de rester impuissante à peindre quoi que ce soit qui n’ait d’abord ressenti par l’auteur. La richesse de celui-ci, sa complexité, l’antagonisme de ses possibilités trop diverses, permettront la plus grande diversité de ses créations. Mais c’est de lui que tout émane. Il est le seul garant de la vérité qu’il révèle, le seul juge. Tout l’enfer et le ciel de ses personnages est en lui. Ce n’est pas lui qu’il peint, mais ce qu’il peint, il aurait pu le devenir s’il n’était pas devenu tout lui-même.En wagon, vers Cuverville. 5 mars. Comme j’irais bien, sans tous ces gens qui me crient que je vais mal ! Ils s’obstinent à voir dans les Faux-Monnayeurs un livre manqué. On disait la même chose de L’Éducation sentimentale de Flaubert et des Possédés de Dostoïevsky. [..] Avant vingt ans l’on reconnaîtra que ce que l’on reproche à mon livre, ce sont précisément ses qualités. J’en ai la certitude.1928. 17 avril. Roger s’affecte beaucoup du rôle « idiot » que je lui fais jouer dans Si le grain ne meurt…et dans le Journal des Faux- Monnayeurs ; je ne le fais intervenir, dit-il, que pour avoir raison de lui, ne présente de lui que quelques objections absurdes, à seule fin de me défendre et de montrer que j’ai raison de passer outre, etc…Il n’en paraîtra pas moins qu’il fut le seul que je consultai, et dont j’appelai les conseils : je ne notai que ceux contre lesquels je regimbai, mais c’est que je suivis les autres — à commencer par celui de réunir en un seul faisceau les diverses intrigues des Faux-Monnayeurs qui, sans lui, eussent peut-être formé autant de « récits » séparés. Et c’est pourquoi je lui dédiai le volume. 18 avril. Mes écrits sont comparables à la lance d’Achille, dont un second contact guérissait ceux qu’elle avait d’abord navrés. Si quelque livre de moi vous déconcerte, relisez-le ; sous le venin apparent, j’eus soin de cacher l’antidote ; chacun d’eux ne trouble point tant qu’il n’avertit.9 juin. Marc, depuis notre retour, n’a presque rien fait ; ou du moins n’a pas réellement travaillé. Je crains que, pour plus de facilité, il ne renonce au meilleur de lui-même. Je crains, en l’emmenant là-bas (Nouvelle-Guinée), de lui rendre un mauvais service et de le déshabituer définitivement du travail. C’est le plaisir, le bonheur d’être avec lui qui m’entraîne là-bas, plus encore que la curiosité des terres lointaines. Cette félicité, à laquelle je cède, fausse gravement ma pensée. C’est pour lui, pour conquérir son attention, son estime, que j’écrivis les Faux-Monnayeurs.1929. Paris. 3 octobre. Qu’il m’eût été facile de rallier les suffrages du grand nombre en écrivant Les Faux-Monnayeurs à la manière des romans connus, décrivant les lieux et les êtres, analysant les sentiments, expliquant les situations, étalant en surface tout ce que je cache entre les phrases, et protégeant la paresse du lecteur.29 octobre. « Je n’ai jamais rien pu inventer. » C’est par une telle phrase du Journal d’Édouard que je pensais le mieux me séparer d’Édouard, le distinguer…et c’est de cette phrase au contraire que l’on se sert pour prouver que, « incapable d’invention », c’est moi que j’ai peint dans Édouard et que je ne suis pas romancier.1930.

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Cuverville. Jeudi, 30 mai. Rien ne m’est plus insupportable que les citations fausses. Avec elles, on peut faire dire à un auteur tout ce qu’on veut. M. Maxence, en me faisant endosser l’anecdote des Faux-Monnayeurs ( que du reste il dénature complètement. Dire : « c’est un écrivain russe qui me citait l’anecdote », n’est-ce pas avouer qu’il n’a pas lu le livre et que son opinion repose sur de « on-dit » ?), me rappelle Lombroso qui, du Mauvais Vitrier, le poème en prose de Baudelaire, concluait à la cruauté de celui-ci.23 juin. ….quel succès j’aurais pu remporter avec mes Faux-Monnayeurs, si j’avais consenti à étaler un peu plus ma peinture. La concision extrême de mes notations ne laisse pas au lecteur superficiel le temps d’entrer dans le jeu. Ce livre exige une lenteur de lecture et une méditation que l’on n’accorde à l’ordinaire pas aussitôt. Une « nouveauté », on ne prend pas le temps de la lire ; on la parcourt. Mais, si le livre vaut qu’on y revienne, c’est alors qu’on le découvre vraiment. J’ai eu soin de n’indiquer que le significatif, le décisif, l’indispensable ; d’éluder tout ce qui « allait de soi » et où le lecteur intelligent pouvait suppléer de lui-même ( c’est ce que j’appelle la collaboration du lecteur). Parfois je me dis qu’un trop constant souci d’art, qu’un assez vain souci (mais spontané, irrépressible) m’a fait rater les Faux- Monnayeurs ; que, si j’avais consenti à une façon de peindre un peu conventionnelle et banale mais permettant par là même un assentiment plus immédiat des lecteurs, j’aurais extraordinairement accru le nombre de ceux-ci ; bref, que j’avais « tendu mes filets trop haut », comme disait Stendhal ; beaucoup trop haut. Mais les poissons- volants sont les seuls qui m’intéressent ; et, pour capturer les bancs de sardines, merlans ou maquereaux…j’aime autant en laisser le profit à d’autres. Je n’écris que pour ceux qui comprennent à demi- mot.1931. Cuverville. 1er août. J’ai soigneusement écarté de mes Faux-Monnayeurs tout ce qu’un autre aurait aussi bien que moi pu écrire, me contentant d’indications qui permissent d’imaginer tout ce que je n’étalais pas. Je reconnais que ces parties neutres sont celles précisément qui reposent, rassurent et apprivoisent le lecteur ; je me suis aliéné bon nombre de ceux dont j’aurais dû flatter la paresse. Mais ce que je n’ai pas voulu faire, si l’on me dit que je n’ai pas pu le faire, je proteste. Quoi de plus facile que d’écrire un roman comme les autres ! J’y répugne, tout simplement.

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ANTON ALBLAS

Gide devant son cahier :la pratique

Là devant moi sur cette vaste table, le cahier vert où j'écris, seul dans la galerie vide de cette maison solitaire.

(31 mai 1915)

ANS les chapitres précédents 1, nous avons privilégié, dans nos ana-lyses de la genèse du Journal, quelques « fonctions autoréféren-

tielles » qui nous permettaient de suivre le développement du Journal, notamment l'autotextuel et la fonction de la prescription. Dans ce chapitre et le suivant, nous allons nous occuper de tout ce qui touche au support de l'écriture ; ou plutôt, et pour continuer avec le même vocabulaire, nous allons surtout nous pencher sur les commentaires référentiels, c'est-à-dire, sur les commentaires où Gide parle des supports de l'écriture, surtout le carnet ou le cahier dans lequel le diariste écrit 2. Et on pourrait même

1. Voir les trois précédents numéros du BAAG.2. Notons que dans la typologie qu'établit Marty (Journal, t. I, pp. 1305-6), les fonc-tions inchoative (tout ce qui a un rapport avec le début des cahiers) et destructive (quand Gide note qu'il déchire, brûle ou détruit autrement ses carnets), bien qu'ayant un rapport nécessaire avec celle de la référentialité, constituent des fonctions à part. Pour nous, il nous paraît peu utile de maintenir cette distinction. Et sur une toute autre question de vocabulaire, l'emploi des termes « cahier » ou « carnet », il nous semble que Gide, bien que préférant le deuxième, les utilise de façon interchangeable. Quant aux éditeurs du Journal dans la Pléiade, ils ont penché, pour nommer le support du Journal, l'un pour le

D

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élargir utilement cette catégorie en intégrant les commentaires qui évoquent le bureau sur lequel Gide écrit — ou, le cas échéant, le banc, la table de café etc. Bref nous allons analyser tout ce qui a un rapport avec la pratique matérielle du Journal.

C'est un domaine qui, d'après nos connaissances, n'a pas reçu beaucoup d'attention de la part de la critique. Il y a certes l'article récent de l'éditeur du deuxième tome du Journal, Martine Sagaert, qui analyse, selon les pro-cédés de la critique génétique, l'évolution du texte du Journal (les re-touches que fait Gide sur les épreuves etc.) ainsi que les habitudes qu'avait Gide dans le choix des cahiers — surtout pour la partie du Journal écrite après 1925 3. Mais, à vrai dire, cet article se contente de décrire le corpus manuscrit sans tellement se soucier de chercher, dans les commentaires gidiens sur les supports du Journal et d'Ainsi soit-il, un sens quelconque. Il y a aussi, du même auteur, un bref résumé du corpus manuscrit dans les annexes du deuxième tome qui précède la description détaillée des carnets du Journal de la Pléiade. Mais, là non plus, il ne s'agit pas d'une étude analytique sur la pratique matérielle du Journal. Et quant à l'étude de Marty, L'Écriture du jour, on n'y trouve quasiment rien sur les cahiers du Journal, ni sur les commentaires de Gide sur ces cahiers.

C'est donc à partir d'un tableau plus ou moins vierge que nous abordons cet aspect de l'écriture du Journal chez Gide. Et c'est pour cette raison entre autres, que, avant d'entamer une étude approfondie des commentaires référentiels, nous croyons utile de commencer par quelques remarques sur Gide écrivant son Journal tel que ses contemporains l'ont perçu — et même, par la façon dont Gide, lui, se voyait écrivant son Journal. En plus, une telle entrée en matière nous aidera à mieux juger comment l'écriture du Journal s'intègre dans la vie quotidienne de Gide ; et, du coup, à apprécier les liens complexes et, en fin de compte, bien révélateurs, entre les supports du Journal et son fonctionnement.

Une remarque, à titre d'exemple, pour illustrer l'importance de ce do-maine d'enquête. À plusieurs reprises déjà, dans les chapitres précédents,nous avons insisté sur l'importance de l'écriture spontanée, de l'écriture de l'instant, comme étant une sorte d'idéal pour le Journal de Gide. Si Gide a pu cultiver cette écriture immédiate, c'est en adaptant sa pratique afin de la faciliter. Ainsi, à l'opposé d'un Amiel qui écrivait chez lui, sur des carnets de grand format tous identiques 4, Gide choisissait ses carnets selon ses

premier terme et l'autre pour le deuxième. En effet, Éric Marty, dans le premier tome, choisit « cahier », tandis que Martine Sagaert, dans le deuxième, opte pour « carnet ».3. Martine Sagaert, « Du Journal à Ainsi soit-il » in André Gide 10 : l'écriture d'André Gide I : genèse et spécificités (Paris : Minard, 1998) pp. 15-33.4. En effet le Journal intime d'Amiel fut écrit sur des carnets identiques, papier sans lignes et d'un format de 23 x 18 cm, cousus par Amiel lui-même. Voir la préface (de

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besoins. Souvent, en effet, le Journal fut écrit sur des cahiers de format réduit, format qui permettait à Gide de les porter dans sa poche. Gide n'avait donc qu'à s'asseoir à une table de café, ou sur un banc quelconque, sortir le cahier de sa poche et commencer à écrire — et encore, en 1894, écrivant à sa mère, il dit qu'il écrit « tout en marchant 5 » ! Cependant, à d'autres moments, son cahier-journal est d'un tout autre format : celui tenu de la fin de 1907 au début de 1910, par exemple, le cahier 23 bis, a un format de 34,8 x 22,5 cm 6. Il est évident que, en ce qui concerne ce cahier-là, Gide aurait eu du mal à y écrire sur le banc d'un jardin public ; et il est certain qu'il ne le portait pas dans sa poche ! En somme, le support peut être bien révélateur sur le fonctionnement du Journal.

Un dernier mot préliminaire sur la signification du support pour une étude comme la nôtre. Si, pour une œuvre de fiction, l'auteur écrivant son texte a plus ou moins toujours présent à l'esprit l'article définitif, à savoir le livre imprimé, pour ce qui concerne le Journal, rien n'est moins sûr. Ainsi, s'il nous paraît sinon impossible du moins très rare qu'un auteur de fiction parle de ses supports — vu qu'ils ne seront pas les mêmes pour le lecteur éventuel —, pour Gide écrivant son Journal la question ne se pose pas. D'où tous ses commentaires sur l'aspect etc., de ses cahiers. Du même coup pour le lecteur du Journal ce rapport cahier-écriture est plus ou moins impossible à saisir. À vrai dire le seul lecteur authentique du Journal — si on laisse de côté celui qui fut « créé » par Gide au moment où il établissait les épreuves pour, par exemple, l'édition de la Pléiade —est celui qui lit le Journal à partir des cahiers manuscrits. Ce n'est que ce lecteur-là qui peut saisir pleinement, par exemple, pourquoi le carnet 61, en moleskine bordeaux, est interrompu à l'automne 1932 en raison — Gide en parle au début du carnet suivant — de sa couleur « porte-guigne 7 ».

Gide « comédien »

Si le support de l'écriture semble avoir, dans l'univers journalier de Gide, un certain sens — nous verrons, plus loin, que les carnets ont le

Bernard Gagnebin et de Georges Poulet) dans Henri-Frédéric Amiel, Journal intime(Lausanne : L’Age d’homme, 12 vol.), t. I (1976), p. 103.5. Gide, Correspondance avec sa mère 1880-1895, édition établie par Claude Martin (Paris : Gallimard 1988) p. 481, [Neuchâtel,] Dimanche [30 Septembre 1894]. Et Gide parle, ailleurs, des « cahiers ambulants » sur lesquels il « crayonne de temps à l'autre ». Gide-Ghéon, Correspondance, édition établie par Anne-Marie Moulènes et Jean Tipy (Paris : Gallimard 1976) p. 195, [C.P. Tunis,] 20-28 mars 1899. Ou encore, dans une des variantes du Journal, Gide raconte que son stylo lui permet de recommencer le « travail ambulatoire », Journal, t. I, p. 1651 (variante a de la page 980).6. 1580.7. Journal, t. II, p. 382 (Berlin, 17 octobre 1932) ; il s'agit du carnet 61, 1626.

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potentiel de signifier quelque chose pour Gide —, à un premier niveau le carnet joue un rôle bien plus concret pour le diariste qu'est Gide : le carnet est tout d'abord un accessoire, au sens théâtral, pour le « personnage » qu'il joue. On sait combien la métaphore shakespearienne de la vie comme une représentation théâtrale fut chère à Gide, et combien aussi Gide fut cons-cient de la nécessité de jouer, comme en témoigne ce bout de phrase, du reste fort proto-sémiologique, du Journal de 1889 : « Comédien ? peut-être, mais c'est moi-même que je joue — pour nous livrer au-dehors, nous sommes tous forcés de jouer la comédie des signes — les plus habiles comédiens sont les mieux compris 8 ». Il n'est donc pas surprenant —surtout pour celui qui fut, selon son ami Roger Martin du Gard, un « homme de lettres, du matin au soir 9 » — que Gide ait joué la « comé-die » de l'écrivain-diariste, et cela en toute conscience. Voici comment il en parle en 1899, dans une lettre écrite d'Oran et adressée à Ghéon :

Ce qui rend mes allures plus mystérieuses, c'est que, de banc en banc, sitôt assis, je tire de sous mon bras un assez grand carnet où « je prends des notes ». Je prends des notes ; je regarde ; je regarde ; je prends des notes. Ai-je l'air d'un fou ? d'un policier ? — je ne sais, mais j'intrigue 10.

Si Gide avait, et surtout en Algérie, bien des raisons de vouloir « intri-guer », ici on voit la façon dont le carnet, à un premier niveau, fonctionne comme un accessoire. On a presque l'impression que le format du cahier fut choisi d'abord pour ses qualités démonstratives ; même le fait que Gide juge nécessaire de spécifier que le carnet est « assez grand » nous paraît révélateur : ce souci de description, même très élémentaire, trahit une cer-taine attitude qu'a Gide envers ses carnets de Journal. Mais avant de regarder cet aspect de la pratique, attardons-nous un peu plus longuement sur Gide le « comédien ».

Nous avons déjà évoqué, dans notre chapitre précédent, comment Gide, quelquefois, écrit son Journal pour « avoir l'air d'écrire 11 ». De même il dit écrire, en 1901, pour « [se] donner une contenance 12 ». Mais si cette « contenance » est d'abord pour autrui, elle peut également servir à usage personnel. En effet, à deux reprises dans le Journal, Gide note qu'en écri-

8. Journal, t. I, p. 76 (13 juillet 1889). Ou, autre phrase sur le même thème, et celle-ci de beaucoup plus tard : « Le souci que nous avons de notre figure, de notre personnage, reparaît sans cesse. Nous sommes en représentation et nous occupons souvent bien plus de parader que de vivre. Qui se sent observé s'observe. » Journal, t. II, p. 605 (Paris, 12 mars 1938).9. Roger Martin du Gard, Notes sur André Gide (1913-1951) (Paris : Gallimard, 1951) p. 82 (note de 1924) ; Martin du Gard souligne.10. Gide-Ghéon, op. cit., p. 212 (Grand Café, boulevard Seguin, Oran, 24 avril [18]99).11. Journal, t. I, p. 440 (Bordeaux, 1905).12. Journal, t. I, p. 309 (Bruneval, septembre 1901).

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vant dans son carnet il se met de telle façon qu'il voit sa figure, en face, dans le miroir en train d'écrire. L'exemple le plus célèbre est le passage suivant, écrit à la villa Montmorency en 1907 :

J'écris sur ce petit meuble d'Anna Shackleton qui, rue de Commaille, se trouvait dans ma chambre. C'était là que je travaillais ; je l'aimais, parce que dans la double glace du secrétaire, au-dessus de la tablette où j'écrivais, je me voyais écrire ; entre chaque phrase je me regardais ; mon image me parlait, m'écoutait, me tenait compagnie, me maintenait en état de ferveur. Je n'avais plus, depuis, écrit à cette place. Je retrouve ces derniers soirs les sensations de mon enfance 13.

C'est l'image stéréotypée de Gide en narcissique : l'auteur et son image qui lui tient « compagnie ». Et l'exemple n'est pas unique. L'année précédente à Cuverville, dans une note dont nous avons déjà cité une partie, on trouve à peu près les mêmes propos ; même si, cette fois-ci, l'image réfléchie n'est pas si favorable :

J'écris ceci dans la grande chambre au-dessus de la cuisine […]. Seule mon image fatiguée, que je vois dans la glace sur la paroi au-dessus de ma table, nuit au développement parfait de mon bonheur 14.

Nous aurons l'occasion, plus loin, d'évoquer en profondeur la fascination qu'a Gide, dans son Journal, pour le lieu de l'écriture, pour le moment nous nous intéressons surtout à l'image du diariste en train d'écrire. Car à travers ces deux passages — deux passages qui, notons-le, commencentpar un énoncé autoréférentiel — nous croyons discerner un aspect bien caractéristique de la pratique du Journal chez Gide. Mieux, nous y voyons une sorte de métaphore pour le Journal : si, pour autrui, Gide cultive une image d'écrivain, dont l'écrivain-diariste constitue du moins une partie, en ce qui concerne l'image de soi, l'image qu'il a de sa propre personne, c'est dans le Journal qu'il peut la mettre en valeur. Nous ne parlons pas ici —c'est une métaphore assez simpliste — du Journal comme un miroir —comme le peintre utiliserait un miroir pour peindre son autoportrait —, mais du Journal comme un lieu pour affirmer son statut d'écrivain ; si on voulait poursuivre l'analogie avec la peinture, ce serait un autoportrait qui montre l'artiste, pinceau en main, en train de peindre l'autoportrait (comme, par exemple, c'est parfois le cas chez Van Gogh). Le fait que Gide, dans ces deux passages, se décrive en train d'écrire nous paraît donc exemplaire.

13. Journal, t. I, p. 578 (18 octobre 1907). Voir aussi le passage à propos de ce « bureau-secrétaire » dans Si le grain ne meurt in Souvenirs et voyages, édition présen-tée, établie et annotée par Pierre Masson (Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001), p. 235.14. Journal, t. I, p. 530 (« Dimanche » [13 mai] 1906). Voir, en outre, la photographie reproduite entre les pages 478 et 479 de la biographie de Claude Martin, André Gide ou la vocation du bonheur (Paris : Fayard 1998). On voit, en effet, que dans le « cabinet de travail » à Cuverville, le bureau est placé juste devant un miroir.

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On pourrait même aller jusqu'à dire que dans ces deux passages le Journaltouche à un de ses moments les plus accomplis ; ou du moins à un moment où Gide laisse apercevoir un de ses fonctionnements. Car non seulement il s'agit d'un commentaire autoréférentiel, non seulement il s'agit également d'un moment où l'événement et l'écrit coïncident, il y a, en surplus, ce jeu d'images : tandis que Gide écrit qu'il écrit dans son Journal, il se décrit en train d'écrire.

Doit-on, dans ce cas, parler d'une pose ? La réponse est, comme c'est souvent le cas chez Gide, à la fois oui et non. Une pose certes, mais, et comme dit Gide lui-même, afin de « présenter une image […] plus authen-tique, plus conforme à [son] intime réalité 15. » En fait, l'essentiel, pour nous, est ailleurs. Ce qu'il faut noter c'est comment l'image de l'écrivain-diariste joue un rôle producteur pour le Journal. L'écriture de l'instant se trouve renforcée par cette image de l'écrivain. Ainsi, au moment de trans-crire l'événement, de faire correspondre, si possible, la sensation et sa nota-tion, il y a, chez Gide, cette image de l'écrivain — que ce soit à travers un miroir ou uniquement dans son imaginaire — qui, en quelque sorte, ren-force l'écriture.

Il nous est assez difficile de montrer, avec quelques citations clés à l'ap-pui, le rôle joué, à travers le Journal, par cette image d'écrivain. Il s'agit d'un phénomène qui, à vrai dire, apparaît en quelque sorte en filigrane tout au long du Journal. Un phénomène qui est d'autant plus évident, par exemple, quand Gide commence une note avec un bout de phrase auto-textuel tel que « j'écris ceci » suivi de la description du lieu de l'écriture (« J'écris ceci dans l'avenue 16 » ; « J'écris ces lignes, assis sur un banc de l'avenue 17 » ; « J'écris ces lignes, assis à la terrasse du petit hôtel de Ham-mamet 18 » ; « J'écris ceci dans ma chambre d'hôtel 19 »). C'est-à-dire qu'on peut légitimement soupçonner que, à côté de la volonté de noter ce qui suit un tel énoncé, il existe un désir de jouir simplement de son statut d'écrivain, de se montrer sur scène. Et même en l'absence de ce genre d'énoncé autotextuel, Gide donne souvent l'impression qu'il écrit en grande partie pour se rappeler, pour affirmer son image d'écrivain. Cela dit, quel-

15. Journal, t. II, p. 605 (Paris, 12 mars 1938). Ou, comme dit Maria Van Ryssel-berghe : « Nulle personnalité n'est moins factice, moins fabriquée que la sienne ; et pourtant, quel soin il prend de sa figure ! Mais ce qui lui importe, c'est l'authenticité de celle qu'il laissera […]. » (Cahiers de la Petite Dame, t. I, Paris : Gallimard, 1973, p. 201). Ou encore : « Il joue son propre personnage qu'il pousse jusqu'à la caricature. » (Ibid, t. II, 1974, p. 74).16. Journal, t. I, p. 535 (« 8 heures », 13 mai 1906).17. Ibid., p. 1248 (15 mai 1924).18. Journal, t. II, p. 18 (26 septembre 1926).19. Ibid., p. 144 (« Bruxelles, 8 heures du soir », [28] septembre 1929).

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quefois sa manière de présenter une note du Journal nous laisse apercevoir assez nettement l'importance de cette image d'écrivain.

Prenons, comme premier exemple, la note en date du 23 août 1923. Elle commence, ce qui est assez banal, par une récapitulation des derniers jours écoulés :

Quelques jours à La Bastide ; une rencontre d'Eugène Rouart et un jour avec lui, à Marseille ; une longue et excellente visite à F.-Paul Alibert, à Carcassonne ; puis, le 18, j'ai rallié Pontigny.

Jusque-là, rien ne suggère que l'écriture de cette note remplit d'autres fonc-tions que celles normalement associées avec l'écriture des journaux : nota-tion des événements quotidiens, un minimum de détails et un style abrégé ; tout, en effet, rappelle l'écriture journalière dans sa forme la plus stéréo-typée. Mais la suite de ce paragraphe révèle que tout n'est pas si banal :

J'écris ces lignes, à 8 heures du matin, au bord de la rivière de Givry, assis sur une solive qui, bientôt, au soleil, va se couvrir de ces sortes de punaises rouges, dont je ne connais point le nom exact et que je n'avais vues jusqu'à présent qu'en petits groupes ; elles formaient ici d'épais paquets, le bois en était, par endroits, com-plètement recouvert 20.

Si la description entomologique nous paraît légèrement déplacée (quoiqu'il soit vrai que Gide s'y intéresse beaucoup), c'est que, on l'aura compris, Gide se soucie plutôt de décrire quelque chose, c'est-à-dire d'écrire tout court, que de noter quelque chose de spécifique dans son Journal. Disons mieux : ce que Gide veut, d'abord et avant tout, c'est prendre, et garder, une pose. Le paragraphe qui suit celui que nous venons de citer est, sur ce sujet, bien révélateur :

Ravissant ; c'est un mot que je voudrais réinventer à neuf pour glorifier l'azur de cette matinée splendide. Au bord de la rivière, une roulotte de vanniers forains. Huit enfants. Quatre d'entre eux viennent s'asseoir ou s'étendre près de moi. Exquise petite fille de quatorze ans 21.

C'est un moment d'écriture spontanée, comme nous l'avons décrit ailleurs. Mais ici, c'est surtout la pose qui nous intéresse. Une pose tenue d'abord pour Gide lui-même, mais aussi, sans doute, pour attirer l'attention des enfants. Comme à Oran en 1899, l'écrivain, carnet et crayon en main, « intrigue 22 ». Et quoi de plus approprié, pour la pose d'un écrivain, qu'une méditation sur le mot « ravissant ». C'est en quelque sorte l'image d'Épinal de l'écrivain : on le voit réfléchissant carnet en main, cherchant le mot juste. S'il le trouve, il veut s'y attarder ; sinon, c'est aussi un prétexte pour « causer » — pour emprunter un mot que Gide emploie souvent dans

20. Journal, t. I, p. 1230 (23 août 1923).21. Ibid. ; Gide souligne.22. Voir ci-dessus (lettre adressée à Ghéon).

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ce contexte ; nous avons déjà cité cette note de 1921 :J'écris ces lignes sur le banc de l'avenue […]. Le soleil va se coucher. Je cherche en vain une épithète pour peindre l'extraordinaire luminosité du ciel 23.

Trouver le mot ou pas est sans importance, l'essentiel c'est d'être là, et sur-tout d'être là en tant qu'écrivain ; de mettre en valeur, autant pour soi-même que pour la galerie, cette image d'écrivain.

Inutile de multiplier les citations de passages de ce genre, ils sont certes nombreux, mais surtout ils ne constituent jamais une preuve catégorique du rôle que joue l'image de l'écrivain dans le Journal. Souvent on peut constater l'importance du regard d'autrui dans les notes du Journal 24, mais quand il s'agit de l'image que Gide renvoie à lui-même, c'est, bien sûr, plus ou moins à son insu qu'il le fait. Cependant deux passages, un de 1902 et l'autre de 1942, nous laissent apercevoir que Gide a quand même une cer-taine appréciation, sinon du fait que son image d'écrivain renforce l'écriture du Journal, du moins que son image, ou son « visage », joue un rôle primordial à l'intérieur du Journal.

Commençons par le passage de 1942, il fut écrit à la suite d'un commen-taire fait par « Mme Théo 25 » à propos du Journal. Elle encourage Gide, « et avec les meilleurs arguments du monde, à donner désormais à [son] journal [sa] meilleure attention ». Si Gide est d'accord, il note cependant que ce qui fait la qualité de son Journal, c'est qu'il ne l'écrit que pour « répondre à quelque appel » et « poussé par une sorte de nécessité inté-rieure ». Et si cet « appel », cette « nécessité intérieure » furent de se voir, de se mettre sur scène ? La phrase qui suit, toujours à propos du Journal,semble autoriser une telle hypothèse : « Depuis assez longtemps je n'ai senti aucun besoin de le rouvrir et me suis perdu de vue moi-même 26. » « Perdu de vue » faute de ne pas avoir rouvert le Journal, la métaphore ne peut être plus parlante. Visiblement le Journal fonctionne ici comme un 23. Journal, t. I, p. 1136 (4 octobre 1921).24. Citons trois passages qui nous semblent exemplaires à cet égard : « J'achève d'écrire ceci, ce dimanche matin, en l'attendant, assis à cette même table de café où il était assis avant-hier, et où il doit venir me retrouver à 10 heures pour me mener au bain maure. Viendra-t-il ? » (Journal, t. I, p. 1210, [Dimanche], 1923) ; « Pourtant, à la table voisine de celle où j'écris et me tournant le dos, une jeune fille, "à peine au sortir de l'enfance", de grande élégance de formes, qui plairait à Marc. » (ibid., p. 1227, 29 juillet 1923) ; « J’écris ces lignes sans intérêt, assis sur un talus ensoleillé qui domine la grand'route, en attendant que, son déjeuner pris, repasse le petit Guido dont le sourire, à mon précédent séjour ici, fit ma joie. » (t. II, p. 184, février 1930).25. S'agit-il, comme le pensent visiblement les éditeurs du Journal qui donnent un ren-voi dans l'index à cette note, d'une lettre reçue de Maria Van Rysselberghe ? Ou bien s'agit-il d'un commentaire de vive voix de l'hôtesse de Gide à l'époque (à Sidi-Bou-Saïd), Mme Théo Reymond de Gentille ? Pour nous, bien sûr, la question importe peu.26. Journal, t. II, p. 828 (Sidi-Bou-Saïd, 1er septembre 1942).

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miroir qui renvoie une image à son auteur. Mais en fin de compte, c'est une métaphore, on l'a déjà dit, assez courante pour décrire un certain aspect de la pratique du journal 27. Et ce que nous essayons de montrer c'est quelque chose de plus subtil, d'assez particulier au Journal de Gide.

Dans notre deuxième passage, un paragraphe de deux phrases écrit en 1902, le rapport entre l'image de l'écrivain et l'écriture du Journal est plus révélateur. C'est-à-dire que Gide semble y livrer la clé de ce que nous essayons de démontrer, à savoir le rôle producteur joué par sa propre image dans l'écriture journalière. Si l'image de l'écrivain constitue une des sources de l'écriture du Journal, que sera le réflexe de Gide si cette image, au moment de l'écriture, ne lui convient pas ? « J'ai ce soir le visage et l'esprit tout ridés. Mieux vaut alors ne pas écrire 28. » Visage (et esprit) « ridés », amène une suspension de l'écriture. Le rapport entre l'image —ou la « figure 29 » de l'écrivain — et l'écriture ne peut pas être plus pro-noncé. Son « visage » joue un rôle primordial pour l'écriture du Journal ; il constitue une des bases de l'écriture journalière gidienne.

Un mot, en passant, à propos du carnet, cet accessoire primordial pour l'image d'écrivain. Il est sans doute significatif que la personne de Gide et l'objet par excellence — voire l'emblème — de son métier, aient été liés d'une façon quasi permanente. En effet — l'anecdote est entrée dans la légende gidienne — Gide, en commandant ses habits chez le tailleur, spécifiait qu'une poche suffisamment grande pour contenir un carnet soit incorporée dans ses manteaux. Peut-on trouver une image plus symbolique de l'association étroite entre l'homme et l'écrivain-diariste ?

Retournons, à présent, à notre « comédien ». Si en 1899, en Algérie, Gide est conscient, en sortant son carnet, qu'il « intrigue », l'éloquence de ce geste est, semble-t-il, devenue par la suite une constante du personnage gidien. En effet, on trouve, dans les témoignages et dans les correspon-dances des contemporains de Gide, des propos qui montrent jusqu'à quel point, pour eux, Gide est celui qui ressortait, à n'importe quel moment de la journée, un carnet de sa poche. Écrivant à Jean Schlumberger en 1932, Roger Martin du Gard interprète ce recours continuel au carnet comme un bon signe de la santé de son ami :

Je n'ai pas trouvé notre Gide si charbonneux. Il m'est apparu […] jeune et fringant, inlassablement bavard, la pensée très en éveil, griffonnant dix fois par

27. Gide s'en sert lui-même, comme ici en 1920 : « Je note tout cela pour réamorcer ce carnet. Ne sais trop si j'aurai la constance de le mener loin. Il me semble que ce miroir, aujourd'hui, me gêne bien plutôt qu'il ne me sert. » (Journal, t. I, pp. 1107-8, Dimanche 9 mai 1920).28. Journal, t. I, p. 337 (janvier 1902).29. Rappelons que ces deux mots « image » et « figure » sont à la base du projet (litté-raire) gidien.

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jour dans son carnet de poche 30.

Toutefois, ce même Martin du Gard ressent le « carnet de poche » presque comme un tiers, et un intrus, dans ses rapports avec Gide. En 1935, c'est-à-dire pendant la période où le Journal paraît dans les tomes successifs des Œuvres complètes 31, Martin du Gard parle ainsi des carnets gidiens dans une lettre à Maria Van Rysselberghe :

Je sais bien que [Gide] n'a pas la moindre intention d'être indiscret […]. Il y a un fait : ce carnet de poche me cause une gêne invincible, supprime la gratuité, l'abandon de la causerie. J'hésite à la confidence. Je ne me sens plus en confiance totale. Je verse de l'eau dans un vase que je sais fêlé 32.

On voit combien « ce carnet de poche » est entré dans l'intimité de Gide : son meilleur ami hésite même à parler en sa présence ! Et si, pour Martin du Gard, les carnets sont la cause d'une « gêne invincible », pour d'autres ils constituent tout simplement un objet bien gidien, quelque chose, comme dans ce passage des souvenirs de Jean Lambert sur Gide, susceptible de témoigner sur l'environnement qu'habite le personnage gidien :

En janvier 1942 […] je montai le saluer dans sa chambre de l'Hôtel Adriatic [à Nice]. Je restai le temps d'une cigarette : il travaillait. […] Un carnet était ouvert sur sa table — le premier que j'aie vu de la longue série de ces carnets aux multiples formats dont il semble toujours ressortir quelqu'un ici et là depuis sa mort [sic] 33.

En somme, le carnet et l'homme, à la fois dans l'image que retiennent ses amis et dans celle qu'aperçoit de temps en temps Gide lui-même, consti-tuent un ensemble naturel et producteur.

Autrement dit, et pour essayer de relier ces remarques à quelques-uns de nos précédents propos, il est évident que l'espèce de symbiose entre le diariste et son cahier constitue un moyen supplémentaire pour intensifier

30. Roger Martin du Gard, Correspondance générale, t. V (Paris : Gallimard, 1988), p. 450 (RMG à JS, 28 juillet 1932).31. En 1934, Martin du Gard écrit plusieurs lettres à Gide pour lui demander de ne pas inclure, dans la version du Journal qui allait paraître dans les Œuvres complètes, des passages à propos de lui. Voir à ce propos : Anton Alblas, Le Chemin qui mène à la Pléiade (Nantes : Centre d'études gidiennes, 1997), p. 80.32. Roger Martin du Gard, Journal, t. II (1919-1936) (Paris : Gallimard, 1993) p. 1141 (RMG à MVR, Nice, 8 août 1935) ; RMG souligne. Il est intéressant de comparer cette métaphore avec celle utilisée par Gide lui-même, dans son Journal, en 1936 : « La fâcheuse habitude que j’ai prise ces temps derniers de publier dans La N.R.F. quantité de pages de ce journal […] m’a lentement détaché de lui comme d’un ami indiscret à qui l’on ne peut rien confier qu’aussitôt il ne le redise. » (Journal, t. II, p. 521 : Cuverville, 16 mai 1936).33. Jean Lambert, Gide familier (Paris : Julliard, 1958), p. 82. La suite de ce passage montre que c'était, effectivement, sur des carnets de son Journal que Gide « travaillait ».

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l'acte d'écrire. L'autotextuel trouve, dans ce lien entre diariste et support, une sorte de renforcement. Mais l'importance de ces aspects matériels de l'écriture ne se limite pas à l'image du diariste ou à ce lien presque affectif qui s'établit entre celui-ci et le support. Comme nous allons voir, le support peut constituer, en outre, un sujet réel pour le diariste.

L'accessoire

Notre dernier extrait des souvenirs de Jean Lambert, évoquant les divers formats des carnets du Journal, nous fournit une transition vers un autre aspect des carnets que nous voulons analyser, à savoir l'habitude qu'a Gide de commenter le format, l'allure etc., de ses carnets du Journal. Car si, pour Jean Lambert, le format des carnets vaut au moins une mention dans ses souvenirs sur Gide, pour Gide, le carnet dans lequel il écrit constitue bien plus qu'un « vase », pour reprendre la métaphore de Martin du Gard, dans lequel Gide verse ses écrits quotidiens.

Tout d'abord notons que, en ce qui concerne les carnets du Journal,Gide a ses préférences. Si leur format change selon les périodes, il y a quand même quelques caractéristiques constantes. En effet, Gide a une prédilection pour les carnets d'origine anglaise, pour ceux, du moins en ce qui concerne ses premiers carnets, qu'on trouvait chez les bouquinistes qui ceinturaient autrefois le théâtre de l'Odéon, et surtout il n'aime pas le papier quadrillé 34. Et pour s'approvisionner selon ses goûts, il est prêt à faire passer commande à ses amis. Comme, par exemple, en 1900 où, du Midi où Gide attend sa femme et éventuellement Ghéon pour le voyage qu'ils projettent de faire ensemble en Afrique, il ajoute, dans le post-scriptum de sa lettre à Ghéon du 24 octobre : « Apporte-moi un ou deux bons petits carnets de dessous l'Odéon 35. La brièveté de la commande suggère que Ghéon est bien au fait des goûts gidiens en la matière. Et Ghéon de répondre fidèlement dans sa missive suivante : « Tu auras des carnets 36. »

34. Beaucoup des premiers carnets furent en effet achetés — ils portent l'estampe à l'intérieur de la couverture — à la « Papeterie des étudiants et de l'Odéon : Chélu et Bernard — 10 Galerie de l'Odéon et 16, rue de Vaugirard, en face la rue Médicis ». D'autres ont l'empreinte : « Student Writing Book. Containing 108 pages » ou « Walkers Canvas series ». Et à ce propos il est intéressant de noter que l'Édouard des Faux-Monnayeurs semble avoir les mêmes goûts. En effet Édouard écrit, dans son Journal à la date du 12 novembre, le passage suivant : « Acheté hier, chez Smith, un cahier déjà tout anglais, qui fera suite à celui-ci, sur lequel je ne veux plus rien écrire. Un cahier neuf… » (Les Faux-Monnayeurs in Romans, récits et soties, œuvres lyriques,Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, pp. 1031-2).35. Gide-Ghéon, op. cit., t. I, p. 110 (AG à HG, Lamalou-le-Haut, 24 octobre 1900).36. Ibid., p. 311 (HG à AG, Vendredi, 26 octobre [1900]).

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De cette prédilection pour une certaine sorte de carnet, qu'on peut facile-ment mettre sur le compte d'un caprice d'écrivain, à quelque chose de plus significatif, quand les carnets commencent à signifier, il n'y a qu'un pas. Ce pas, Gide semble l'avoir franchi assez tôt dans sa pratique journalière.

À vrai dire la ligne de démarcation entre un commentaire disons, inno-cent, sur le support, et un commentaire qui dissimule quelque chose de plus significatif, est assez difficile à établir. Prenons, comme premier exemple, le début d'une note de juin 1905 — pour laquelle, d'ailleurs, nous n'avons plus le cahier manuscrit en question :

Je retrouve ici ce cahier arrêté en novembre dernier. J'en ai laissé d'autres com-mencés, à Paris, dans l'intervalle. Un en particulier (carton bleu) tenu conscien-cieusement au jour le jour, depuis mon retour d'Hendaye, jusqu'à mon départ pour Cuverville 37.

À un premier niveau, ce passage serait tout simplement une espèce de signet, pour Gide ou pour un éditeur éventuel, pour se repérer à l'intérieur du Journal. Gide, sachant qu'à l'avenir il aura du mal à s'orienter parmi tous les carnets, se donne un point de repère : c'est le cahier en « carton bleu » qui remplit le trou journalier entre sa rentrée d'Hendaye et son départ pour Cuverville 38. En tant que tel ce passage fait partie de toute une catégorie de commentaires qui évoquent la couleur de la couverture des cahiers. Comme, par exemple, celui-ci de septembre 1914 :

A partir du 26 août j'ai cessé de tenir le journal que j'avais repris le…, et que j'avais tenu régulièrement depuis ce jour. […] j'ai ouvert un nouveau carnet (de format plus grand, jaune, à dos rouge) où j'ai noté, tout indépendamment de moi-même, ce qui, pensai-je, pourrait fournir matière à mon roman 39 […].

Ou celui-ci du 9 février 1916 : « (Voir dans l'autre carnet — toile verte —à cette date 40.) » Ou celui-ci de janvier 1925 : « Voir petit carnet bleu, tenu (fort mal d'ailleurs), à la maison de santé où l'on m'opère d'une appen-dicite 41. » Ou encore, quoique déjà la couleur semble avoir pris une cer-taine signification, ce passage qui ouvre les « feuillets » de 1942 :

Comme au cours de l’autre guerre, j’ouvre un carnet vert, et pour le même ordre de réflexions ; encore que dans un état d’esprit assez différent 42.

S'agit-il simplement d'un hasard si Gide commence un nouveau carnet à

37. Journal, t. I, p. 465 (juin 1905).38. C'est le cahier 18, 1574. Il a, en effet, une couverture cartonnée d'un bleu foncé.39. Journal, t. I, p. 867 (23 septembre 1914). Les points de suspension après « repris le » sont présents dans le manuscrit. Sans doute Gide avait-il l'intention de remplir par la suite ce trou avec une date que, au moment de l'écriture, il ignorait.40. Nous citons la variante (c'est-à-dire la version manuscrite), Journal, t. I, p. 1639 (9 février 1916).41. Ibid., p. 1279 (janvier 1925).42. Journal, t. II, p. 863 (« Feuillets » 1942) ; Gide souligne.

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couverture verte — le premier, de 1916, est celui qui recueillit les réfle-xions de caractère religieux, publié par la suite sous le titre Numquid et tu…? — pour « le même ordre de réflexions » ? Sans vouloir exagérer l'importance de l'apparence des carnets du Journal, il est indéniable que leurs particularités, y compris la couleur de leur couverture, influaient sur la pratique journalière gidienne.

Regardons, par exemple, le début du carnet 62 — toile fine beige —commencé à Berlin en 1932 :

J’abandonne l’autre carnet, couleur porte-guigne, où je n’ai su écrire que des âneries et des redites de ce que je donnais en octobre à La N.R.F. 43.

En effet, « l'autre » (le carnet n° 61) — moleskine bordeaux — restera, pour la plupart, vierge. Et si Gide explique, en l'occurrence, la raison pour laquelle il « l'abandonne », il y a bien d'autres carnets que Gide ne remplit pas non plus : on ne saura jamais si c'était pour des raisons similaires. En tout cas, en juillet 1914, pour la deuxième note du carnet n° 27 commencé la veille, Gide est beaucoup plus explicite :Ce carnet m'inspire beaucoup moins que l'autre ; c'est absurde et j'ai honte à l'avouer ; mais le format du papier, sa qualité, sa couleur empêchent ou favorisent extraordinaire-ment ma pensée ; j'aurais voulu continuer ce journal sur des cahiers de même format que le premier 44.

À vrai dire, entre les deux cahiers il n'y a pas beaucoup de différences. Le « premier » (n° 26), couverture cartonnée rouge-marron, a un format de 17,3 x 11,5 cm, et quant à celui dans lequel il écrit (n° 27), il est aussi de couverture cartonnée, brune, et il a un format de 14,5 x 9,5 cm. Certes, en ce qui concerne le premier, le papier est d'une meilleur qualité (légèrement plus épais, plus blanc) et la couverture plus épaisse, la reliure plus solide, mais il ne s'agit pas d'une dissimilitude très marquée. Pourtant, et bien que Gide ait « honte à l'avouer », ce carnet ne l'inspire pas !

Mais si, jusqu'ici, parmi les exemples que nous avons cités, Gide n'admet pas, du moins explicitement, que le format du carnet ou la qualité du papier etc., ont eu des conséquences directes sur sa pratique journalière, dans certains passages, surtout vers les dernières années du Journal, il est plus catégorique. Les deux carnets utilisés pendant l'année 1942 nous montrent que, quelquefois, le support peut influer sur le contenu du Journal.

L'année 1942 du Journal commence, le 1er janvier, avec un commentaire inchoatif bien gidien ; un commentaire qui semble présager une bonne année pour le Journal : « J’ouvre un nouveau cahier pour commencer

43. Ibid., p. 382 (Berlin, 17 octobre 1932). Il s'agit des cahiers 1626 et 1627.44. Journal, t. I, pp. 805-6 (9 juillet 1914) ; le « premier » c'est le cahier 26, 1584 ; celui dans lequel il écrit actuellement est le cahier 27, 1585.

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cette nouvelle année, laissant l’autre à demi rempli 45. » Le « nouveau cahier » (carnet n° 72), couverture cartonnée bleu foncé, qui a un format de 16,8 x 10,8 cm et qui est de fabrication française avec papier à petits carreaux, accueille des notes, de plusieurs paragraphes chacune, pour les 1er, 2, 4, 5 et 6 janvier 46. Mais après la note du 6, rien : il y a un silence de plus de trois semaines. Qu'est-ce qui s'est passé pour que Gide cesse, abruptement, l'écriture de son Journal — et après un si bon départ ? Il s'explique dans la note suivante, en date du 30 janvier : il y a d'abord ses « chroniques du Figaro » qui lui ont pris beaucoup de temps, et il y a aussi une autre raison :

Aucun désir de rien noter dans ce carnet. L’effort que j’y faisais pour m’intéresser à moi-même a échoué. Et c’est curieux combien nuit à ma pensée, à mon plaisir d’écrire, le papier quadrillé. (Mais on n’en trouve aujourd’hui plus d’autre, à Nice du moins.) C’est au point que je doute si, sur des feuilles plus avenantes, je n’aurais pas continué peut-être à tenir mon journal et si son arrêt n’est pas dû bien plutôt à cette cause extérieure, si mesquine 47.

Quoi qu'il en soit, c'est-à-dire malgré le papier quadrillé, Gide persiste, écrivant épisodiquement dans le même cahier jusqu'au 11 avril. Mais cette note du 11 sera la dernière pour ce cahier. En effet, après deux pages de listes et d'adresses etc., et deux pages qui ont été arrachées, les 44 folios qui restent demeureront vierges. Gide reprend son Journal dans un nouveau cahier (n° 73) — acheté dans la « Papeterie principale de Nice » (une petite étiquette fixée à l'intérieur de la couverture en témoigne), de fabrication anglaise, « Adopted by Oxford and Cambridge Universities », d'un format de 21 x 13 cm, et surtout, à lignes ordinaires 48 — le 5 mai à « 5 heures du matin » et s'en explique dans la troisième des cinq notes pour cette journée : « J’ai bien fait de changer de carnet ; ce qui me retenait de tenir mon journal, c’est beaucoup le quadrillage du précédent 49. » Et à partir de cette note le Journal reprend, dans le carnet à lignes ordinaires, une allure quasi quotidienne. En somme, il nous semble qu'ici il n'y a pas de doute : le papier quadrillé a empêché l'écriture du Journal, le support a bel et bien modifié la pratique journalière.

Et quelque chose de similaire arrive deux ans plus tard, et pour les mêmes raisons. En effet, en janvier 1944, à Fès, pendant le séjour prolongé de Gide en Afrique pour cause de guerre — c'est la guerre, bien

45. Journal, t. II, p. 796 (Nice, 1er janvier 1942). Notons, en passant, la force de ce début de cahier. Il semble qu'il y ait une tentative de la part de Gide de faire corres-pondre le matériel (le support) et le temporel (le calendrier).46. Cahier 72, 1640.47. Journal, t. II, p. 800 (30 janvier 1942).48. Cahier 73, 1641.49. Journal, t. II, p. 812 (« 15 heures », 5 mai 1942).

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sûr, qui fut à l'origine des difficultés d'approvisionnement, en nourriture, mais aussi en carnets anglais — Gide s'en prend de nouveau au papier quadrillé pour expliquer l'arrêt de son Journal :

J’ai depuis longtemps cessé de tenir mon journal […]. C’était beaucoup à cause de l’insupportable quadrillage du dernier cahier (on n’en trouvait point d’autres), qui m’imposait un interlignage trop rapproché 50.

Visiblement le papier quadrillé ne lui convenait pas !Citons, toujours à propos de la description des carnets, un autre passage

écrit en Afrique pendant la guerre. Ces lignes suivantes, les premières du carnet 75, commencé le 13 avril 1943, furent écrites dès l’arrivée chez Odette Duché (nommé « X »), où Gide s'est réfugié un mois avant la libé-ration de Tunis :

Avec ma retraite chez X., je commence un nouveau carnet. J’ai soin de le choisir différent du précédent. Sensible que je suis à l’aspect de la page blanche, le petit format du dernier réduisait, je crois, ma pensée, encourageait son insuffisance 51.

Nous aurons l'occasion de commenter comment Gide a tendance à changer de carnet pour délimiter une période de sa vie — ou, phénomène similaire, quand Gide parle du « ton » de chaque carnet —, ici c'est encore l'effet de l'aspect etc., du carnet sur la pratique journalière qui nous intéresse. Peut-on, en effet, prendre à la lettre ce que dit Gide ici ? Y aurait-il une relation entre le format du carnet et la portée de sa pensée ? Certes il ne faut pas trop insister sur le sens premier de ce passage — d'autant que Gide biffe tout ce passage dans le manuscrit —, mais il nous semble que, dissimulé derrière ces propos qui, à vrai dire, frôlent l'absurde, se cache un aspect de la pratique journalière qu'il faut du moins tâcher d'éclaircir. C'est en partie, sans doute, ce qui est désigné par Éric Marty comme le « rapport de compagnonnage 52 » entre Gide et ses cahiers. Cet aspect, nous le consi-dérons comme un élément important de la pratique journalière en tant qu'il nous montre une des manières qu'utilise Gide pour gérer son rapport avec le Journal, un rapport qui joue son rôle dans l'individualisation de la forme journalière et donc, éventuellement, dans la potentialité qu'a le Journal de devenir une œuvre d'art. On le voit dans la description des cahiers — dont nous venons de donner quelques exemples —, mais aussi, nous allons voir, dans le langage qu'utilise Gide pour parler de son Journal. Car quand il a besoin de parler de son Journal à l'intérieur du Journal même, Gide parle de son « carnet » ou de son « cahier » plutôt que de son « journal ». Et, à y regarder de près, il a tout un vocabulaire autour des « carnets » qui n'est pas sans intérêt pour déchiffrer le rapport entre Gide et les supports de son

50. Ibid., p. 978 (Fès, janvier 1944).51. Ibid., p. 939 (13 avril 1943) ; il s'agit du cahier 75, 1644.52. Marty dans la « Notice » du Journal, t. I, p. 1300.

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Journal.

Le langage des carnets

Commençons par la nomination du support, le « carnet » ou « cahier ». Si Gide a tendance à opter pour « carnet » au lieu de « cahier 53 », ce qui surtout nous intéresse c'est le fait qu'il préfère un de ces deux termes à celui de « journal ». C'est, d'un côté, peut-être, un indice qu'il ne conçoit pas ses écrits journaliers comme continuels, préférant penser à une série d'éléments qui, nous retournerons à cette idée, ont chacun une cohérence interne. D'un autre côté, une telle nomination souligne le « rapport de compagnonnage », renforce le lien entre le diariste et le support, et donc, en fin de compte, renforce l'acte d'écrire. Regardons le vocabulaire qu'utilise Gide dans le bout de phrase suivant, extrait de la note en date du 30 mars 1906 :

Le délicieux premier travail du matin, toutes mes occupations le réclament : étude du piano, langues mortes, lecture, correspondance, notes sur ce carnet […] 54.

Pour nommer « l'occupation » qu'est l'écriture du journal, Gide, au lieu d'opter pour « écriture du journal », ou même simplement « journal », choisit « notes sur ce carnet ». C'est un exemple parmi beaucoup de l'insis-tance de Gide sur la matérialité du support — même l'emploi de la prépo-sition « sur » rend, il nous semble, l'acte d'écrire plus tangible (« dans ce carnet » serait plus abstrait, moins expressif 55). On trouve la même chose dans le premier paragraphe de la note du 7 février 1916, même si, cette fois-ci, la préposition est plus habituelle :

Je n'ai jamais été plus modeste, qu'en me contraignant à écrire quotidiennement dans ce carnet des pages que je sais et sens si pertinemment médiocres, des redites, des balbutiements si peu propres à me faire valoir, admirer ou aimer 56.

Ici la nomination du « carnet » est d'autant plus frappante que Gide semble parler du Journal en général : ce n'est pas uniquement dans ce carnet-ci que Gide écrit « quotidiennement », et ce n'est pas uniquement dans ce carnet-ci que Gide a le sentiment que ses notes sont « si pertinemment

53. S'il y a une trentaine d'occurrences, dans le Journal, de « cahier » (pour désigner soit le Journal comme une abstraction soit le support lui-même), on trouve plus de 140 occurrences de ce type pour le terme « carnet ».54. Journal, t. I, p. 516 (30 mars 1906).55. Notons qu'on trouve la même préposition, dans ce même contexte, ailleurs. Par exemple en août 1914 : « Je suis arrivé harassé comme si j'avais fait la campagne ; c'est aussi pourquoi, depuis quelques jours, je n'écrivais plus rien sur ce carnet. » (Journal,t. I, p. 835). Et le 7 novembre 1915 : « Il y a beaucoup de choses que j'aurais voulu noter sur ce carnet » (ibid., p. 901).56. Ibid., p. 926 (7 février 1916).

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médiocres » (en effet, il dénigre, à intervalles réguliers, la valeur de ses notes), pourtant c'est de « ce carnet », point du « journal », qu'il parle.

On pourrait citer beaucoup d'exemples de ce phénomène mais peut-être ce qu'il y a de plus révélateur est la prédilection de Gide pour une formule basée sur le verbe « tenir » — verbe qui, bien sûr, nous en reparlerons tout à l'heure, évoque bien le lien entre Gide et ses carnets. Si la formule « tenir un journal » ne supporte pas la substitution de « carnet » — du moins « tenir un carnet », quoique autrement plus expressif, ne veut plus dire la même chose 57 —, Gide trouve quand même moyen d'employer « carnet » comme complément du verbe « tenir ». En effet, il parle souvent de son effort pour « tenir à jour » le carnet, voici quatre exemples de 1923, 1929, 1933 et 1939 respectivement :

Impossibilité de tenir à jour ce carnet.Je voudrais tant continuer à tenir à jour ce carnet.Trop affairé ces temps derniers pour tenir à jour ce carnet.Je me force pour tenir à jour ce carnet […] 58.

Une fois encore l'accent est mis sur le « carnet ». Gide ne se soucie pas uniquement de tenir à jour son « journal », c'est aussi le carnet qu'il faut « tenir à jour ».

Mais si la nomination du support est significative, c'est surtout, comme nous venons de voir avec nos derniers exemples, le verbe qui accompagne le substantif qui peut renseigner sur l'attitude de Gide envers ses carnets. Pour ce qui concerne les commentaires qui parlent des carnets, les plus fré-quents sont ceux où Gide a besoin d'évoquer une période pendant laquelle il n'a pas écrit dans son Journal. Certes, dans ce cas, il peut parfois avoir recours à des tournures assez neutres, comme celle-ci de février 1907 : « Resté hier sans écrire dans ce carnet 59. » Mais le plus souvent la tour-nure choisie est beaucoup plus expressive. La gamme commence par des termes comme « distrait » ou l'aveu qu'il n'a plus de « goût » pour le carnet (nos exemples viennent de 1923, 1927 et 1928) :

[L]a présence [de Martin du Gard] m'a distrait de ce carnet […].Distrait de ce carnet — mais c'est par le travail.

57. Il faut prendre l'emploi de « tenir un carnet », dans le deuxième paragraphe de la note du 16 octobre 1938, comme une inadvertance, mais combien révélatrice, de la part de Gide (l'antécédent étant assez loin pour que Gide hésite) : « Ce carnet, une fois de plus, m’a aidé à me ressaisir ; à présent que je vais décidément beaucoup mieux, je voudrais pourtant continuer à le tenir pour noter certaines réflexions qui ne pourraient trouver place ailleurs et que je ne voudrais point laisser perdre. » (Journal, t. II, p. 626). Quoiqu'il soit vrai que le Bernard des Faux-Monnayeurs dit, à un moment donné : « je tiens un carnet » (voir Les Faux-Monnayeurs, éd. citée, p. 1088).58. Journal, t. I, p. 1212 (Meknès, lundi 16 avril 1923) ; t. II, p. 155 (20 octobre 1929) ; t. II, p. 400 (8 février 1933) ; t. II, p. 666 (5 mars 1939).59. Journal, t. I, p. 557 (« Samedi », février 1907).

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Depuis longtemps, plus aucun goût pour écrire dans ce carnet 60.

Un peu plus expressif est l'aveu qu'il a « laissé » ou « lâché » le carnet (deux contraires d'un carnet qui est « tenu à jour »):

Très bonne période (grâce sans doute à un meilleur régime) et c’est pourquoi j’ai laissé ce carnet.J'ai lâché ce carnet pour l'autre, où je note, inch by inch, tous les progrès de mon roman 61.

Et Gide parle aussi de sa « négligence » :Après sept mois de négligence, je reprends ce carnet, que me rend hier Suzanne Allégret à qui je l'avais prêté 62.

Mais de loin le terme le plus employé, quand Gide veut évoquer une telle période, et c'est ici qu'on commence à apprécier l'intensité du rapport qu'il entretient avec ses carnets, c'est celui de « délaissé » :

Délaissé ce carnet, ces derniers jours ; mais c'est pour le travail.Je ne prends plus plaisir à ces notes et délaisse bientôt complètement mon carnet.J'ai délaissé ce carnet ces derniers jours.Délaissé huit jours ce carnet.J’ai délaissé ce carnet alors que j’aurais eu le plus à dire.J’ai délaissé ce carnet, l’esprit occupé par cette pièce (sans titre encore) dont j’ai achevé de brouillonner le premier acte.Il me faut toujours faire effort pour reprendre ce carnet, après que je l’ai délaissé quelque temps.Délaissé ce carnet, depuis que j’ai commencé mes chroniques du Figaro 63.

À intervalles réguliers le même terme revient (nos exemples vont de 1907 jusqu'à 1941). Et le terme est bien expressif, comme on peut appré-cier en regardant son emploi ailleurs dans l'œuvre gidienne. Par exemple, si l'on analyse l'emploi que fait Gide de ce mot dans L'Immoraliste, on ne peut pas se méprendre sur sa résonance dans le lexique gidien. En effet, en tout et pour tout il est employé trois fois dans L'Immoraliste, et toujours par Michel exprimant sa culpabilité envers Marceline : « Puis,

60. Journal, t. I, p. 1203 (9 janvier 1923) ; t. II, p. 24 (18 février 1927) ; t. II, p. 81 (9 juin 1928).61. Journal, t. II, p. 123 (27 mars 1929) ; t. I, p. 1103 (7 août 1919). Il est intéressant de noter que quelquefois Gide semble rendre son langage plus neutre après réflexion. Citons comme exemple une phrase de la note en date du 18 décembre 1905. La version retenue par la Pléiade est celle-ci : « Cessé-je d'écrire dans ce cahier plus de trois jours, il me devient malaisé de le reprendre » (t. I, p. 499). Mais dans un premier temps Gide a écrit : « Dès que j'ai lâché ce cahier plus de trois jours [etc.] » (Cahier 19, 1575, feuillet 43 r°).62. Journal, t. I, p. 1006 (20 juin 1917).63. Journal, t. I, p. 559 (6 février 1907) ; p. 785 ([mi-mai 1914) ; p. 943 (31 mars 1916) ; p. 1055 (« lundi » 14 janvier 1918) ; t. II, p. 302 (« Marseille », 2 septembre 1931) ; p. 477 (« Cuverville », 1er octobre 1934) ; p. 624 (7 octobre 1938) ; p. 789 (7 décembre 1941).

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brusquement, je songeai que je délaissais un peu Marceline », « Je m'excusai comme un enfant de l'avoir souvent délaissée », et « elle attend tout de moi, et moi je la délaisse 64 ! ». Pour revenir à son usage dans le Journal, il nous semble qu'une telle fréquence de l'emploi de ce terme montre qu'entre Gide et son carnet s'installe une sorte de contrat. Un contrat qui ne supporte pas de rupture. Ou plutôt si rupture il y a, Gide se sent responsable, coupable, en faute. Un carnet « délaissé » c'est presque un péché, ou du moins une infidélité. Comme en 1937 où, après cinq jours de « silence », Gide commence sa note justement en s'accusant de son infidélité : « Infidèle, je n’ai su m’astreindre à tenir à jour ce carnet 65. » Et le côté religieux est renforcé le lendemain par ces quelques phrases pleines d'un langage et de sentiments religieux : « J’ai bien fait d’écrire ces lignes, hier. Cela m’a purgé. Ce soir, je me sens tout réconcilié avec l’univers et moi-même 66. » Et ce n'est pas uniquement les périodes de « négligence » qui renseignent sur ce rapport entre Gide et ses carnets ; le cas opposé, c'est-à-dire quand Gide parle de la fidélité vis-à-vis de son carnet, est aussi bien instructif.

Si, comme on a déjà vu, Gide affectionne l'utilisation du verbe « tenir » pour parler de sa pratique (le classique « tenir un journal » mais aussi sa préférence pour « tenir à jour ce carnet »), il y a, en outre, d'autres termes à travers lesquels il exprime les liens qu'il ressent entre les divers carnets de son Journal et sa personne. Souvent, avec un verbe comme « se raccro-cher », c'est bien sûr au sens figuré qu'il faut d'abord le prendre :

Va-t-il falloir de nouveau me raccrocher à ce carnet ?Je me raccroche à ce carnet comme s’il devait me consoler des lenteurs de végétation de mon Œdipe.Je me raccroche à ce carnet, ainsi que j’ai fait souvent : par méthode 67.

Mais l'éventail des variations sur ce thème laisse soupçonner qu'on peut prendre ce raccrochement presque au sens premier. Si ce n'est pas les

64. L'Immoraliste, éd. cit.ée, pp. 375, 395 et 406.65. Journal, t. II, p. 556 (« Cuverville », 13 mai 1937).66. Ibid., p. 557 (14 mai 1937). On trouve d'autres commentaires qui présentent la pratique du journal comme une activité spirituelle. Citons comme exemple une section de la note en date du 15 février 1943 : « Je m’astreins à écrire chaque jour quelques lignes dans ce carnet, par exercice spirituel ; éprouvant, comme pour la prière, qu’elle n’est jamais plus utile qu’en temps de sécheresse de cœur. » (t. II, p. 903). Voir aussi, sur ce sujet, notre « Dear Diary : Gide and his Journal » (Australian Journal of French Studies, Vol. XXXV, n° 3, 1998, pp. 348-59), p. 355.67 Journal, t. I, p. 1031 (29 avril 1917) ; t. II, p. 218 (29 juillet 1930) ; t. II, p. 611 (21 août 1938). Ailleurs Gide « se cramponne » au support : « Je me cramponne à ces feuillets comme à quelque chose de fixe parmi tant de chose fuyantes » (t. I, p. 451, « lundi » [22 mai] 1905).

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quelques lignes que Gide écrit pour ne pas « lâcher prise 68 », ou bien son sentiment d'avoir « perdu prise 69 », c'est le carnet auquel il « [s]'attache » pour ne pas « enfoncer 70 », ou celui qui, « une fois de plus, [l'] a aidé à [se] ressaisir 71 ». Ou bien toute une métaphore sur le raccrochement à la bouée de sauvetage : « Ce dernier carnet devenait pour moi la bouée où le naufragé se raccroche. L’on y sent cet effort quotidien pour se maintenir à flot 72. » En somme, que ce soit pour commenter une période où Gide n'a pas écrit dans son Journal ou pour remarquer qu'il en a besoin, les mêmes images reviennent : c'est d'un côté un carnet « délaissé » ou « lâché » et de l'autre un carnet auquel il faut « se raccrocher ».

Les liens réels qui lient Gide à ses carnets (le carnet comme accessoire, la poche spéciale cousue dans ses manteaux), sont ainsi renforcés par tout un vocabulaire qui insiste sur le côté matériel des carnets. Les métaphores que Gide emploie insistent sur la matérialité du support.

Ensuite, il y a ce que l'on peut appeler l'anthropomorphisme des carnets. Si Gide dit « écrire » ou « noter » dans ses carnets 73, souvent, le terme em-ployé relève de ceux qu'on associe normalement avec un rapport humain. Par exemple Gide « cause » avec ses carnets :

Je n'ai pas eu le cœur de causer avec ce carnet ces jours derniers.Au demeurant je n’écris tout ceci que pour écrire quelque chose et reprendre l’habitude de causer avec ce carnet 74.

Ou bien il « s'entretient » avec eux :J’habite ici (Villa Politi) une immense chambre fort confortable ; et l’attrait du dehors n’est pas si vif que je n’y puisse travailler. C’est une habitude à re-prendre ; et celle de m’entretenir avec ce carnet 75.

Ou encore Gide dit « confier » ses pensées à son carnet 76. Et quelquefois

68. « Vite quelques lignes avant d’aller dormir, et seulement pour ne pas lâcher prise ; et parce que demain, partant pour Cuverville, je ne trouverai pas un instant. » (Journal,t. II, p. 147, 6 octobre 1929).69. « J'ai perdu prise. Je crains de me désintéresser de ce carnet si je ne le tiens pas à jour. » (Voyage au Congo, in Souvenirs et voyages, p. 354, 12 septembre 1925).70. « Je m'attache à ce carnet désespérément ; il fait partie de ma patience ; il m'aide à ne pas enfoncer. » (Journal, t. I, p. 926, 7 février 1916).71. Journal, t. II, p. 626 (16 octobre 1938).72. Ibid., p. 909 (22 février 1943).73. Par exemple : « je m'impose d'écrire chaque jour quelques lignes dans ce cahier », Journal, t. I, p. 967 (12 octobre 1916) ; et « Je note au hasard et le plus vite possible » (t. I, p. 743, 19 décembre 1912). Nous avons déjà évoqué, à propos de la genèse du Journal, le sens particulier que Gide semble donner au verbe « noter » dans le contexte du Journal.74. Journal, t. I, p. 572 (16 juin 1907) ; t. II, p. 23 (« Paris », 11 février 1927).75. Journal, t. II, p. 449 (« Syracuse », 6 février 1934).76. Voir ibid., p. 252 (1er février 1931).

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la métaphore anthropomorphique est plus élaborée. Comme en 1932 quand Gide commence la note du 30 mars avec cette phrase sans équivoque : « Depuis longtemps ce carnet a cessé d’être ce qu’il devrait être : un confident intime 77. » Ou bien, deux ans plus tard, et après une période d'une vingtaine de jours pendant laquelle il n'écrit pas dans son carnet, ce paragraphe qui se trouve au début de la note du 30 mars :

Le mieux serait de se remettre à écrire dans ce carnet aussi naturellement que si l’on y avait écrit la veille. Entre vieux amis, que sert de s’excuser d’être restés longtemps sans se voir 78 ?

Mais peut-être la note la plus symptomatique, ou du moins qui réunit plu-sieurs des formules et métaphores dont nous venons de parler, c'est celle du 8 janvier 1932. Gide, en route de Carcassonne à Marseille, a une corres-pondance à la gare de Tarascon, d'où il sort son carnet :

Morne attente au buffet de Tarascon, où j’écris ceci tout en dînant. Mais je n’ai plus aucun plaisir à causer avec ce carnet. Je suis avec lui comme avec un ami trop longtemps délaissé et à qui l’on ne trouve plus rien à dire, parce qu’il ne vous a pas suivi. À présent que, loin de Paris, je suis plus libre, je veux reprendre l’habitude, pour un temps, d’y converser un peu chaque jour 79.

« Causer », « converser », un « ami trop longtemps délaissé », etc., l'accent que Gide met sur l'aspect humain de son rapport avec le carnet atteint ici son apogée. Le carnet est, en effet, une espace d'ersatz d'ami, ami avec lequel on peut, comme ici, prendre le dîner 80.

Pourquoi donc cette préoccupation, chez Gide, pour ses carnets ? Pour-quoi les décrit-il et quel est le sens de ces rapports qu'il semble nouer avec ce qui n'est, en fin de compte, qu'un simple support pour l'écriture ?

En ce qui concerne la relation de caractère presque humaine entre Gide et ses carnets, nous pouvons renvoyer le lecteur à notre article « Dear Diary : Gide and his Journal 81 ». Dans cet article, nous essayons de mon-trer que les carnets individuels du Journal fonctionnent comme autant de « destinataires intimes » (c'est notre propre terme 82) pour le Journal. 77. Ibid., p. 357 (« Valmont », 30 mars 1932).78. Ibid., p. 459 (« Manosque », 30 mars 1934).79. Ibid., p. 334 (8 janvier 1932).80. Nombreuses, en effet, sont les notes qui ont été écrites « en dînant ». Voici quelques exemples : « Dîner solitaire, durant lequel j'écris ceci, place Gaillon. » (Journal, t. I, p. 1258, Samedi 4 [octobre] 1924), « J’écris ceci tout en dînant et vais passer chez les Drouin avant de rentrer. » (t. II, p. 46, 2 octobre 1927), « Hôtel Rheineck. Charmante salle de restaurant formant grande baie vitrée face au Rhin. J’écris ceci tout en dînant » (t. II, p. 199, Bonn, 29 avril 1930) et « j’entre, après de longues hésitations, dans un morne petit restaurant, où j’écris ceci en achevant un dîner à prix fixe » (t. II, p. 546, 6 septembre 1936).81. Voir supra note 66.82. En anglais : « intimate addressee », voir ibid., p. 352.

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C'est-à-dire qu'il nous paraît que Gide, faute d'un véritable destinataire pour le Journal, conçoit le cahier lui-même comme une sorte de substitut de destinataire. Et de là, à concevoir ce support de l'écriture comme un être humain, ou du moins à emprunter le vocabulaire d'un tel rapport, il n'y a qu'un pas. Autrement dit, la métaphore d'une relation humaine est enquelque sorte naturelle pour un diariste essayant d'expliquer sa pratique du journal.

Mais il nous semble qu'il y a, dans ces références constantes que fait Gide aux supports du Journal, d'autres facteurs en jeu. Nous nous borne-rons ici à en évoquer trois qui nous semblent les plus importants.

D'abord il y a ce que l'on peut appeler la focalisation sur l'acte d'écrire. Nous avons déjà parlé, surtout dans nos chapitres sur la genèse du Journal,de l'espèce de fétichisme qui caractérise, chez Gide, non seulement tout ce qui entoure le moment de l'écriture, mais aussi l'écriture elle-même (par exemple, ses recours continuels à des énoncés autotextuels du type « j'écris », « je note » etc.). Il nous semble qu'en insistant sur la matérialité de son écriture, en évoquant, à intervalles réguliers, le carnet dans lequel il écrit, Gide intensifie ce moment de l'écriture, accentue d'autant plus l'acte d'écrire. Autrement dit, en insistant sur le côté matériel de sa pratique, Gide se met dans une position bien plus directe vis-à-vis de l'acte d'écrire. On peut exprimer ce phénomène dans des termes similaires à ceux que nous avons employés pour décrire l'énoncé autotextuel. Si, en ayant re-cours à un énoncé autotextuel, le diariste réduit au minimum l'écart tem-porel entre le vécu et sa notation, en évoquant le support du Journal, Gide procède à une opération analogue : le « carnet », une fois devenu sujet de l'écriture, est, au sens strict, incorporé dans le processus de l'écriture. L'écart, cette fois-ci physique, est, de façon parallèle, réduit au minimum — il ne peut pas y avoir d'objet plus près de l'écriture que le carnet lui-même. Au final, dans un énoncé ou ces deux paramètres, le temporel (avec un énoncé autotextuel) et le physique (avec un énoncé référentiel), coïn-cident — par exemple dans la phrase que nous avons mise en exergue à cet exposé : « Là devant moi sur cette vaste table, le cahier vert où j'écris 83 » — l'écriture journalière atteint une immédiateté absolue : à la fois tempo-rellement et physiquement l'écriture est élevée à une espèce d'absolu.

Ensuite, on peut voir, dans la préoccupation gidienne pour les supports de son Journal, un effort pour compenser la nature abstraite de tout journal, pour rendre plus concrètes les limites un peu floues de toute écriture journalière. Car si les commentaires autoréférentiels, toutes catégories confondues, donnent au Journal une sorte de cadre — c'est un

83 Journal, t. I, p. 887 (31 mai 1915).

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des points de départ de notre étude sur la genèse du Journal —, les commentaires référentiels, eux, jouent un rôle privilégié dans ce mécanisme. En effet, en se référant constamment aux supports du Journal,Gide encadre son écriture journalière d'une façon tout à fait réelle. Le statut amorphe du Journal trouve une compensation dans le cadre réel de l'écriture.

Enfin, il y a le sujet même de ces commentaires référentiels. On peut dire qu'en notant des propos sur les supports de son Journal Gide s'ap-proche de cet idéal flaubertien d'écrire un livre sur « rien », un livre « sans attache extérieure […], qui n'aurait presque pas de sujet 84 ». Si, comme c'est le cas dans les passages que nous avons cités ci-dessus, le papier, le support de l'écriture, devient le sujet de l'écriture, il nous semble qu'on s'approche, effectivement, de ce « rien » de Flaubert — très près, il est vrai, de ce que Gide appelle le « n'importe quoi ». Quoi de plus réduit qu'un écrit qui prend, comme sujet d'écriture, le support même de cette écriture ? Il y a là un amoindrissement du référent que Gide, à l'instar de Flaubert, a sans doute trouvé plus qu'un brin enchanteur. Le Journal, du moins à ces moments-là, devient un objet assez particulier, très loin d'un texte qui fonctionne simplement, selon une lecture traditionnelle du Journal, comme supplément à l'œuvre.

84. Gustave Flaubert, Correspondance, t. III (Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980), p. 31 (lettre à Louise Colet, [Croisset,] vendredi soir [16 janvier 1852]).

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ÉRIC MARTY

Genèse et JournalÀ propos de

« L’Œuvre instantanée :le Journal d’André Gide »

de M. Anton Alblas

J’ai lu avec le plus grand intérêt les extraits de la thèse d’Anton Alblas, « L’Œuvre instantanée : le Journal d’André Gide » parus dans les BAAG 139, 140 et 141. Et c’est précisément en raison de l’intérêt que j’ai pris à cette lecture que je me permets d’ajouter, à ces intéressantes ana-lyses, des précisions qui, je l’espère, ajouteront quelques lumières aux pro-pos de M. Alblas.

Ces précisions, on me le pardonnera, touchent essentiellement à des passages du texte où mes analyses sont mis en cause, mon excuse étant que j'y suis souvent cité… La thèse de M. Alblas a pour point de départ la question du lien entre la vie et l'écriture de Gide, d'où il ressort que ces deux éléments sont chez lui particulièrement indissociables. Cette thèse n'est contestable que dans la mesure où elle amène à une confusion très gênante entre journal et autobiographie 1 : cette confusion est grave d'un

1. « Si nous insistons sur cet aspect de l'écriture du journal de Gide, c'est que nous voyons sa pratique surtout en rapport avec son dessein global de construire, pour reprendre l'expression de Philippe Lejeune, un "espace autobiographique". ” (BAAG139, p. 308).

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point de vue général touchant à la théorie des genres mais particulièrement fâcheuse dans le cas du Journal de Gide qui n'est en rien un « récit de vie ». Si vie (on préférera « existence ») et écriture sont indissociables dans le Journal ce n'est ni à la manière des Confessions de Rousseau ni à la ma-nière de Si le grain ne meurt. Je ne reviendrais pas ici sur les oppositions que j'ai proposées tant dans L'Écriture du jour que dans ma « Préface » à l'édition Pléiade du Journal, entre l'écriture panoramique de l'autobiogra-phie et l'écriture fragmentaire, elliptique, morcelée du Journal, je me per-mets de renvoyer le lecteur à ces deux textes.

C'est, à ce propos, que je me permettrais alors de contester, non les idées de M. Alblas, mais ses méthodes. Ainsi, dans le cours de ces pre-mières pages, après avoir proposé un long développement sur le travail de simultanéité entre instant vécu et écriture, autour du « tandis que » ou du « pendant que » (BAAG 139, pp. 306-7), M. Alblas écrit : « C'est ici qu'ilserait peut-être prudent de confronter les idées que nous venons d'esquisser avec le travail d'Éric Marty sur le Journal. S'il est vrai qu'il existe des points communs entre nos deux analyses… »

Or ces « idées » que M. Alblas vient d'esquisser sont tout simplement la reprise quasi littérale de mes propos tant dans L'Écriture du jour que dans ma « Préface » à la Pléiade autour du « sitôt que » ou du « tandis que » ou tout autre formule de l'instantanéité ou de la coïncidence, de sorte que M. Alblas n'a nullement esquissé des idées et qu'il n'y a pas « deux » analyses, mais une seule. Pour s'assurer une certaine originalité, M. Alblas feint de croire que, lui, serait dans le « pendant que » et le « tandis que » alors que je serais quant à moi dans le « sitôt que » : la différence est mince mais, c'est en plus inexact, puisque je cite comme exemple du travail de coïncidence une phrase du 26 janvier 1932 : « Tandis que j'écris ces lignes, simplement par diversion, j'ai dû mal à distinguer nettement les caractères que je trace... » (L'Écriture du jour, p. 14), citation qui, comme par hasard, est aussi celle que M. Alblas utilise pour « sa » démonstration.

Puis, M. Alblas, alors qu'il vient de reprendre textuellement mon ana-lyse sans le mentionner, soudain, m'en dépossède : ainsi que je ne pren-drais pas en compte « l'effort de la part de Gide de faire coïncider l'événe-ment et l'écrit », et, tout entier dans le « sitôt », je serais donc un tenant de la pure spontanéité ; or, précisément , le concept de « répétition » que j'utilise pose qu'il y a « travail » : « hisser l'événement du jour en avant, vers le présent de l'écriture et de l'y répéter » (L’Écriture du jour, p. 12) et c'est à ce propos que je parle de « protension » (ibid.). D'autre part, M. Alblas, fait appel à un étrange spécialiste de Kierkegaard pour déligitimer ce concept de « répétition » puisque, selon lui, « on ne peut pas, bien sûr, se ressouvenir en avant » (sic !) : avec un tel niveau de pénétration philo-sophique, c'est toute l'œuvre du grand philosophe danois qui est anéantie !

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Pire, M. Alblas me fait faire du concept de « présence à soi » un « outil psychologique » (p. 308) : or, c'est précisément enraciné dans un discours par excellence non psychologique (Husserl, Heidegger) que je construis cette notion en la reliant au quotidien du journal, c'est-à-dire à une transcendance (le Temps) et en écartant donc la catégorie du « moi ». Enfin, M. Alblas feint de croire qu'au travers de cette notion d'écriture du jour, mon analyse du Journal en fait un objet qui « n'a pas de sens comme œuvre littéraire » ! alors que la dernière partie de mon introduction à l'édition Pléiade du Journal, s'intitule « La littérature » et est entièrement consacrée à cette question.

Il y a là problème de méthode et peut-être même de déontologie uni-versitaire, car M. Alblas ne procède pas de manière correcte. Le processus est simple : il reprend mon discours en s'en faisant l'auteur, puis, feignant de découvrir que ce propos n'est pas sans parenté avec le mien, alors, il ne m'en attribue qu'une paternité partielle puis, de ce qu'il reste, il en restitue une interprétation qui relève soit du contre-sens, soit de la contre-vérité.

L'une des questions qui fait retour dans le propos est celui de la genèse, et du statut génétique du Journal. Sur ce point, le propos de M. Alblas est sinueux et j'avoue ne pas le comprendre tout à fait, puisqu'il semble hésiter entre plusieurs thèses. Dans un premier temps, M. Alblas, par un détour au travers des Faux-Monnayeurs, semble laisser entendre qu'il y a une proximité entre la genèse d'un roman comme Les Faux-Monnayeurs et le Journal (p. 504). Ce propos est surprenant. Il s'explique néanmoins par deux confusions. La première consiste à croire que le Jour-nal des Faux-Monnayeurs est un document génétique (p. 503), ce qui n'est évidemment pas le cas ou du moins, ce qui n'est que très partiellement le cas : la genèse n'a pas lieu et n'est pas à l'œuvre dans ce « journal » mais dans les brouillons du roman. S'en saisir pour apprécier le processus géné-tique du roman n'est pas rigoureux. La seconde confusion consiste à don-ner du processus génétique du roman, un descriptif si caricatural (le plan, la forme absolue…), que, bien sûr, M. Alblas ne peut qu'arriver à cette vérité de La Palice : « Une œuvre d'art pourrait avoir un côté évolutif » (p. 505) ; bien sûr qu'elle le peut… mais ce n'est en rien pour cela qu'on peut identifier, même partiellement, la genèse d'une œuvre romanesque, qui progresse par transformation, et celle du Journal qui est cumulative.

Puis, dans un deuxième temps, M. Alblas, adhère aux propositions que je fais dans ma « Notice », selon lesquelles, dans le Journal, la genèse est coextensive à l'œuvre (p. 506) : M. Alblas, y ajoute néanmoins quelque chose qu'il pense décisif, c'est qu'elle le serait sur toute la longueur du texte : il me semble que cette idée est impliquée nécessairement par la co-

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extensivité 2.Enfin, dans un troisième temps, M. Alblas semble tourner casaque,

puisqu'à la fin de son texte, il écrit d'une manière assez abrupte : « Ainsi nous voyons déjà apparaître certaines caractéristiques du Journal qui tranchent avec les idées stéréotypées des journaux en général. Loin d'être un texte sans genèse, le Journal suit un développement assez complexe. Plus significatif encore, pour l'acceptation du Journal comme œuvre litté-raire » etc. (BAAG 141, pp. 48-9). Je ne peux pas évidemment ne pas me sentir visé puisque M. Alblas m'a déjà reproché de refuser au journal le statut d'œuvre littéraire, et qu'en outre, j'écris ceci, qui est la première phrase de ma « Notice » : « Le journal intime, parce qu'il suppose une écriture de l'immédiateté, parce qu'il n'implique pas, contrairement au ro-man ou à l'essai, une élaboration préalable à son achèvement, est un texte sans genèse au sens où la génétique textuelle a élaboré ce concept. » (Pléiade, p. 1297).

S'agit-il d'idées « stéréotypées des journaux en général » ? Je laisse au lecteur le soin d'en juger et de voir si les analyses que je propose de cette « genèse qui n'en est pas une » sont stéréotypées. Je ferai remarquer que, là encore, M. Alblas, mais cette fois-ci en me citant, reprend sur des pages entières, mon analyse de la genèse non-transformationnelle du Journal de Gide, et qu'il aurait pu s'intéresser aussi à tout ce qu'apporte, d'un point de vue génétique (une génétique revisitée), la question du processus éditorial lui-même, qui est considérable à l'égard d'un texte intime, personnel, voué au posthume ou aux falsifications comme c'est ici le cas (voir ma « Notice », pp. 1311-7).

Mais il me faut revenir à la reprise — avouée — de mes analyses par M. Alblas car on retrouve le problème de méthode que nous avons déjà évoqué. M. Alblas reprend donc les catégories (douze) que j'ai proposées pour décrire le processus d'autonomie du Journal, la naissance du Journalà lui-même (BAAG 140, p. 509 et sq. et BAAG 141, p. 32 et sq…). M. Alblas néanmoins propose d'autres catégories et il a sans doute raison de le faire : j'avais moi-même proposé ces douze catégories avec un peu d'ironie à l'égard de ce que peut avoir de prétentieux une taxinomie. Ainsi, M. Alblas propose d'ajouter la fonction interrogative (BAAG 140, p. 510) et donne comme exemple « À quoi me sert ici ce Journal ? ». J'avoue ne pas être convaincu et je pense qu'on pourrait faire entrer cet exemple dans la fonction n° 1, celle du méta-discours. En revanche, la seconde proposition de M. Alblas me paraît très intéressante, c'est la fonction proscriptive qui, 2. En revanche, M. Alblas a tort d'assimiler cette thèse que je propose avec l'idée, par ailleurs très juste, de Germaine Brée selon laquelle « chez Gide, chaque œuvre est simultanément création et théorie de sa création ” (note 8, p. 506). Cela n'a évidemment rien à voir.

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en effet, est très importante et qui mérite en cela une fonction singulière. Il s'agit là de variante et j'admets fort bien qu'on en ajoute et même qu'on en retire.

Mais, il y a autre chose, de plus important. M. Alblas, donne comme manquante une fonction à laquelle il va consacrer quatre pages importantes (BAAG 141, pp. 32-6), comme si je ne l'avais pas traitée : c'est l'autotex-tualité : or cette notion, en effet importante, est, bien sûr, mentionnée et analysée dans ma description génétique du Journal (Pléiade, p. 1305) autour, en plus, d'un exemple que M. Alblas reprend, en lui appliquant d'ailleurs une description qu'il m'emprunte puisqu'il s'agit d'un passage où l'autotextualité et l'intertextualité sont mêlées : « Aller et retour agréable sur l'impériale de Panthéon-Courcelles, en écrivant dans un carnet et en lisant le Journal des Goncourt » (comparer Pléiade, p. 1305, et BAAG 141, p. 33). On retrouve là un procédé déjà vu à propos du « sitôt que… » et du « tandis que… » et autour de la question de la coïncidence vécu/écrit où, de la même manière, M. Alblas s'appropriait mon propos pour me reprocher ensuite de ne l'avoir pas tenu ou de l'avoir mal exprimé. C'est ainsi également que je me vois reprocher de n'associer la lecture du Journal de Stendhal qu'à la reprise du Journal de Gide en 1902 et non à celle de 1905 (BAAG 140, note 59, p. 517), alors que pourtant j'opère bien évidemment la relation (voir « Notice », p. 1303). Je pourrai ainsi multiplier les exemples : tout le commentaire sur la taille du cahier ou carnet, sa petitesse et sa maniabilité (BAAG 141, pp.36-7) est présent dans la « Notice » (p. 1305) et ne parlons pas des remarques sur le « trop menu » et le « n'importe quoi » (ibid., pp.45-7) car il y a de trop de nombreuses pages tant dans L'Écriture du jour que dans ma « Préface » à la Pléiade pour les citer sans paraître indécent…

Et puis il y a ce passage où M. Alblas prend un ton sévère pour noter des erreurs de mensurations des Cahiers et Carnets qui constituent le ma-nuscrit du Journal. J'avoue n'avoir pas eu le temps d'aller à Doucet armé d'un double décimètre pour vérifier mes mesures : celles que j'ai pu faire sur les photocopies du manuscrit du Journal que je possède chez moi confirment en tout cas ce que j'indique à la fin de ma « Notice ». Peut-être s'agit-il de différences dues à l'écart entre la reliure et la page ; notons, en effet, que les différences relèvent de différences millimétriques (la plus grande différence est de cinq millimètres !). Quoi qu'il en soit, je peux affirmer devant tous les lecteurs sans trembler, que le Cahier 18 n'a pas pour mesures celles que M. Alblas propose 16,8 x 1,8 3 cm ! (BAAG 141, p. 35) car on voir mal comment Gide aurait pu écrire sur une page faisant

3. Coquille évidente (pour 10,8), dont le responsable n’est pas A. Alblas, mais le prote du BAAG. [Note BAAG.]

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1,8 centimètres de large… je crois qu'il est donc plus sage de s'en tenir à ma proposition 16, 5 x 11 cm.

Toute édition Pléiade comporte des imperfections, la réimpression du volume I m'a permis d'en corriger certaines, d'autres demeurent et je serais heureux qu'on me les signale. J'ai bien pris en compte, par exemple, les deux variantes que M. Alblas me suggère d'ajouter et qui sont, en effet intéressantes.

J'ai conscience en rédigeant ces précisions à propos du texte de M.Alblas de n'être pas toujours agréable et peut-être même d'y paraître un peu mandarinal en défendant becs et ongles une « propriété intellectuelle », mais, sans doute est-il nécessaire de donner à tout débat et à toute discussion un cadre de vérité et de déontologie méthodologique.