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LE NOMBRE DANS LES COMPTINES ET LES JEUX DU HASARD par Jean-Marie Lhôte* A partir d'une réflexion sur différentes notions rythme, harmonie, enchaînement, quantité auxquelles renvoie le concept de nombre, Jean-Marie Lhôte étudie les situations qui, au cours de l'enfance, constituent les étapes de l'expérience et de la compréhension de ce concept. L e nombre ne fait pas l'objet d'une définition stricte, son étymologie même renvoie à plusieurs notions puisque le latin numerus signifie « partie d'un ensemble classée à son rang, catégorie, compte, par- tie ». Ainsi l'approche de ce mot est diverse quand il est question d'une évaluation en quantité, de l'ordre dans une suite, d'un rapport à l'harmonie, d'une théorie mathé- matique... Et si nous avons nous-mêmes autant de difficultés à appréhender ce concept, comment le jeune enfant peut-il y parvenir ? Pour simplifier, isolons dans les concepts précédents quatre mots liés à la notion de nombre en permettant d'amorcer la réflexion : le rythme, l'harmonie, l'enchaî- nement, la quantité. Demandons-nous si le jeune enfant en prend conscience en même temps ou successivement. Cherchons com- ment les comptines et les jeux favorisent ces apprentissages. Le rythme A l'évidence le rythme semble être premier dans ce quatuor puisque le battement de coeur est constitutif de la vie elle-même. Dès avant la naissance, ce phénomène est perçu comme un caractère naturel, même si cette perception n'entre pas dans le champ de la conscience. Lors de la venue au monde, l'alternance du jour et de la nuit, le passage de l'éveil au som- meil, de la faim à l'appétit, les soins à inter- valles réguliers, etc. sont autant de signes sen- sibles porteurs de rythmes. Autrement dit la question n'est pas tellement de savoir si cette dimension du nombre appartient à l'enfant mais comment il la découvre, comment il en prend conscience, comment il la développe, comment il s'en nourrit. Il faut croire que ses parents et son entourage accordent à ce bien-être une importance majeure pour les voir en prendre si grand soin en agissant concrètement par le geste et la * Jean-Marie Lhôte est l'auteur de Histoire des jeux de société, Flammarion, 1994 N°199-200 JUIN 2001/ 77

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LE NOMBREDANS LES COMPTINESET LES JEUX DU HASARD

par Jean-Marie Lhôte*

A partir d'une réflexion sur différentes notions — rythme, harmonie,enchaînement, quantité — auxquelles renvoie le concept de nombre,

Jean-Marie Lhôte étudie les situations qui,au cours de l'enfance, constituent les étapes de l'expérience

et de la compréhension de ce concept.

L e nombre ne fait pas l'objet d'unedéfinition stricte, son étymologie

même renvoie à plusieurs notions puisque lelatin numerus signifie « partie d'un ensembleclassée à son rang, catégorie, compte, par-tie ». Ainsi l'approche de ce mot est diversequand il est question d'une évaluation enquantité, de l'ordre dans une suite, d'unrapport à l'harmonie, d'une théorie mathé-matique... Et si nous avons nous-mêmesautant de difficultés à appréhender ceconcept, comment le jeune enfant peut-il yparvenir ?

Pour simplifier, isolons dans les conceptsprécédents quatre mots liés à la notion denombre en permettant d'amorcer laréflexion : le rythme, l'harmonie, l'enchaî-nement, la quantité. Demandons-nous si lejeune enfant en prend conscience en mêmetemps ou successivement. Cherchons com-ment les comptines et les jeux favorisent cesapprentissages.

Le rythme

A l'évidence le rythme semble être premierdans ce quatuor puisque le battement de cœurest constitutif de la vie elle-même. Dès avant lanaissance, ce phénomène est perçu comme uncaractère naturel, même si cette perceptionn'entre pas dans le champ de la conscience.Lors de la venue au monde, l'alternance dujour et de la nuit, le passage de l'éveil au som-meil, de la faim à l'appétit, les soins à inter-valles réguliers, etc. sont autant de signes sen-sibles porteurs de rythmes. Autrement dit laquestion n'est pas tellement de savoir si cettedimension du nombre appartient à l'enfantmais comment il la découvre, comment il enprend conscience, comment il la développe,comment il s'en nourrit.Il faut croire que ses parents et son entourageaccordent à ce bien-être une importancemajeure pour les voir en prendre si grandsoin en agissant concrètement par le geste et la

* Jean-Marie Lhôte est l 'auteur de Histoire des jeux de société, Flammarion, 1994

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Allegretto

PIANO,

Fais do _ do, Colas.monp'îit Fjrà-rejFais do - do, t'aarasda Io_

i i j ^ J i> J 21 J» J i ' i .

V- lo; MajBaaest en haut Qui fait du gâ-tea^Pa-pa est en fcasOsïfait

J . . 1 . . À.

Fais do - à®,Colas,îaoitip'tii Fràj-e.Faisdo _do,t'auras d« ïo - îo.

111. M. Boutet de Monvel, in Viei&s rondes et chansons de France, L'École des loisirs

parole : le geste de bercer et la parole de lacomptine, les deux se pratiquant d'ailleurssouvent ensemble, en particulier dans lespetits rituels pour favoriser le sommeil. Lamaman et la nourrice bercent et chantonnentdodo l'enfant do. Il n'est pas nécessaire eneffet que les paroles de la comptine égrènentdes chiffres ou des nombres pour faire leuroffice en ce sens.

La plupart des livres de comptines s'ouvrentsur les berceuses, au premier rang des-quelles en France le fameux « dodo l'enfantdo ». Notons au passage que le mot comptineest récent ; il apparaît seulement en 1922

alors que l'usage lui-même est immémorial.Eugène Rolland qui est un des premiers enFrance à avoir porté attention à cette formede poésie populaire parlait seulement deRimes de l'enfance^. Nous percevons immé-diatement deux familles dans ces comptines,celles qui sont chantées à l'enfant et celles quisont apprises par l'enfant. Les variations sur ledodo sont nombreuses selon les provinces, laseconde version classique est celle de la petitesœur à son frère : « Fais dodo, Colin mon p'titfrère ; Fais dodo, t'auras du lolo. Papa est enhaut qui prend son repos, Maman est en basqui prend son repas... ».

1. Eugène Rolland : Rimes et jeux de l'enfance, Paris, G.-P. Maisonneuve & Larose, 1883 ; réédition, 1967).

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Les comptines chantées à l'enfant sont desberceuses, qui se réduisent d'ailleurs à unpetit nombre, mais également d'autres chan-sons parmi lesquelles : « Ainsi font font font,les petites marionnettes... » ou « Au clair dela lune... » Toutes n'ont pas le rythme commeressort principal : les formulettes du visage(Menton de buis, Bouche d'argent, Nez kan-kan...) ; celles des doigts (Petit Poucet, Lari-det, Longues jambes, Jean des sceaux, P'titcourtaud.) ; celles des jeux (À cheval gendar-me, A pied bourguignon)... D'ailleurs lesrimes de l'enfance ne sont pas toutes chan-tées ; Eugène Rolland évoque ainsi les « for-mulettes du prédicateur » comme « Prêchi,prêcha, Ma chemise entre mes bras, Mon cha-peau sur mes cheveux... »La relation de l'enfant avec le rythme et lenombre se fait plus directe quand l'enfant lui-même s'approprie les chansons, au premierrang desquelles, les rondes. Le passage estprogressif, en ce sens que le chant est collectif,enfants et adultes mélangés - au moins audépart : « Dansons la capucine, n'y a point depain chez nous » ou « Sur le pont d'Avi-gnon... » sont les plus célèbres rondes. Legeste et la parole y sont liés. Très vite cesrondes concernent les enfants plus âgés etracontent des petites histoires dont le registren'est plus celui qui nous intéresse ici.

L'harmonieLe second caractère évoqué par le nombre,dans l 'ordre où il se présente à l'enfant,paraît être l'harmonie. Il est habituel de lierentre eux le rythme et l'harmonie. Cepen-dant, si le rythme est inscrit dans l 'êtrevivant comme une donnée constitutive, onpeut se demander s'il en est de même del'harmonie, si elle est perçue par l'enfantd'une façon aussi naturelle. L'harmonie est-elle aussi consubstantielle à l'être humainque les battements de cœur ? Peut-être,puisque l'on parle du rythme des saisons et

de l'harmonie des sphères comme du rythmecardiaque et de l'harmonie des sens.Il n'est pas impossible que les deux donnéessoient concomitantes dès la grossesse. Lespsychologues de l'enfant insistent sur la qua-lité du bonheur qui doit habiter la futuremaman pour favoriser l'épanouissement dubébé ; la plupart chantonnent des airs heu-reux, lui font écouter de la musique clas-sique... Inversement, et c'est une expériencecruelle, le stress, les querelles, le malheuront des retentissements dommageables surl'évolution. Dans ce processus mystérieux,l'oreille joue un rôle capital et si l'harmonierésulte au premier chef d'une relation justeentre des sons, nous y voilà.Il serait intéressant de savoir si une mamanqui chante juste a plus de chances de donnernaissance et d'élever des enfants équilibrésqu'une autre qui chante faux ; en tous casnous connaissons tous le malaise suscité pardes voix agressives, brutales, énervées. Com-ment le petit enfant peut-il y rester insen-sible ? Les comptines entrent dans le laby-rinthe de l'oreille par leurs musiques commeelles accompagnaient les battements de cœurpar leurs rythmes ; elles deviennent deschansons dont les airs traditionnels aux ver-tus éprouvées traversent les siècles.Si le rythme est un pavage, comme des casesposées selon un ordre déterminé les unes àcôté des autres pour permettre les déplace-ments, l'harmonie est un tissage où des filss'entrecroisent pour former un vêtementchaleureux. L'adolescent cherche un accordentre la vie qu'il a et ses aspirations ; chacunconnaît les difficultés de cette période de lavie où les rythmes et les harmonies sontcontrariés ; chez les enfants les chansonsfont leur office en restant fidèles aux rap-ports justes et aux sonorités médianes.Il faudrait évoquer ici les « airs » de ces chan-sons comme l'ont été plus haut, les parolesmais ce serait un autre sujet... Disons simple-ment qu'à l'égal du rythme il n'y a pas pour

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l'harmonie de différences entre l'enfant etl'adulte ou alors ce n'est pas à l'avantage dece dernier. Nous connaissons des paroles bêti-fiantes lorsque l'on croit nécessaire des'adresser à l'enfant sur un mode benêt ; cesgiligilis n'ont heureusement qu'un temps.C'est l'inverse avec la musique toujours trèspure au départ. Quand le rythme et l'harmo-nie deviennent « bêtifiants » nous entronsdans l'univers des musiques militaires etautres déformations vulgaires. L'harmoniedes comptines les ignore ; le nombre et sesmystères y évoluent en toute rigueur, avecune liberté qui s'en trouve magnifiée.

L'enchaînement

Lié au rythme, lié à l'harmonie, le nombrel'est aussi à l'enchaînement, à la procession,au temps qui s'écoule. Un bon exemple depoésie enfantine enchaînant une série est don-née par : Dans Paris il y a une rue ; danscette rue il y a une maison ; dans cette maisonil y a un escalier ; dans cet escalier il y a unechambre ; dans cette chambre il y a unetable ; sur cette table il y a un tapis, etc.Mais évidemment les plus typiques dans notreoptique sont les comptines avec des chiffres etdes nombres. Elles ne sont pas très répan-

dues, le prototype est bien sûr : Un, deux,trois, j'irai dans les bois - quatre, cinq, six,cueillir des cerises - sept, huit, neuf, dansmon panier neuf - dix, onze, douze, ellesseront toutes rouges ». Ou encore : « Une,deux , trois - du bois ; quatre, cinq, six - dubuis ; sept, huit, neuf- du bœuf...

En voici d'autres, citées par Eugène Rolland :

Une, deux - les voleux ;Trois -à la corne d'un bois ;Quatre - ils ont voulu me battre ;Cinq -j'ai appelé mon voisin ;Six - il n'a pas voulu venir ;Sept -j'ai affilé ma serpette ;Huit -je les ai tués tout de suite.

Une - la lune ; deux - les œufs ; trois - le roi ;quatre - le pape ; cinq - le prince ; six -lacerise ; sept - la muette.

Un, deux, trois,Déculottez-moi ;Quatre, cinq, six,Levez ma chemise ;Sept, huit, neuf,Tapez sur le bœuf ;Dix, onze, douze,Ma chemise est merdouze ;Treize, quatorze, quinze,

Dans Paris il y a une rue ;dans cet te rue il y a une maison ;

dans cette maisonil y a un escalier ;

Dans Paris, il y a..., ill. A. Louchard, Rue du Monde

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Donnez-moi du linge ;seize, dix-sept, dix-huit,Et vite, et vite, et vite

Et une dernière qui va jusqu'à la vingtaine

Une -j'ai vu la lune ;Deux -j'ai vu les voleux ;Trois -j'ai été au bois ;Quatre - ils v'iaient m'battre ;Cinq -j'appelai mes voisins ;Six - ils ne v 'laient pas venir ;Sept -je prends ma serpette ;Huit -je les assassine.Neuf- j'ai cassé un œuf ;Dix-je l'mangis :Onze -j'ai porté la coquille àmon oncleDouze -j'ai tué une poule ;Treize -j'y mangerai les ailes ;Quatorze -j'y mangerai le corps.Quinze-j'ai tué une poule d'IndeSeize-j'y mangeai la tête.Dix-sept - j'ai tué une poulette ;Dix-huit -je la remmanchis ;Dix-neuf-je l'ai r'mise à neuf ;Vingt -j'aij'té mon corps par-dessus lesmoulins.

Mises à part les plus simples, ces comptinesnumérales concernent des enfants qui ontdéjà fait l'apprentissage des décomptes ;elles ne correspondent donc pas exactementau propos et sont citées parce qu'elles fontdirectement référence aux nombres. En faitla notion de série pour les tout jeunes peut setrouver ailleurs ; dès qu'un enchaînement seproduit, elle est perceptible.

Suite dans les parties du corps :J'ai faim. Mange ton poing. Garde l'autrepour demain, et si tu n 'as pas assez, mangeun de tes pieds et garde Vautre pour danser.

Suite dans les couleurs :Gris, la couronne du paradis.Bleus, la couronne du bon Dieu.Noirs, la couronne du purgatoire.

Blancs, la couronne du sacrement.Verts, la couronne de l'enfer.Violets, la couronne du chapelet.

Suite dans la suite des jours :Lundi, mardi, fête ;Mercredi, peut-être ;Jeudi, la Saint-Nicolas ;Vendredi, on ne travaille pas ;Samedi, après midiLa semaine est finie.

111. P. Dumas, in Enfantines, L'École des loisirs

La quantitéSi les sensations de rythmes et d'harmonie,ainsi que la prise de conscience des enchaîne-ments, se révèlent dans les comptines, sous desformes évidentes, il n'en va pas de même pourla quatrième « dimension » du nombre : laquantité. Tout se passe comme si une tellenotion nécessitait un apprentissage de la rai-son, étrangère au cœur, à l'équilibre et au sen-timent de la durée. Quand un maître commeKaget estime que la relation de l'enfant avecle nombre s'établit seulement vers la septièmeannée, il considère seulement l'aspect quanti-tatif de cette question, qui est peut-être finale-ment le moins important même s'il se révèleindispensable dans la vie courante.

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Les comptines ne sont pas opérationnelles enla circonstance ; elles se situent en dehorsdes additions, soustractions, multiplicationset divisions, puisque c'est de cela qu'ils'agit. Même lorsque l'enfant commence àsavoir compter il reste dans le registre desenchaînements ; il n'appréhende pas lesquantités, car cette notion n'est pas du res-sort de la parole ou de la musique mais del'expérience et du raisonnement. C'est dansla vie quotidienne, et principalement avecses jouets que l'enfant découvre la quantité ;si les airs de musique restent parfois enusage ils ne sont que de pauvres soutiensmnémotechniques pour retenir les tables demultiplication ; si les paroles s'imposent,elles sont des explications, des circonvolu-tions, des faux-fuyants qui ne peuvent tou-cher l'essentiel.

Car les chiffres ne sont pas des motsordinaires ; ils sont irréductibles auxparoles ; les adultes s'ingénient donc à favori-ser cet apprentissage. Leur ruse principale lesconduit à délaisser les comptines qui entrentpar l'oreille pour mettre en valeur les imagesperçues par l'œil. Les dessins mettent en évi-dence ce qui est plus grand et plus petit, lesdifférences, les assemblages et les séparations,les décomptes d'images et ainsi de suite. Lavue est l'agent privilégié du décompte. Dès lespremiers livres pour enfants, dès les premiersabécédaires, les pédagogues ont comprisl'intérêt de l'image pour un apprentissage dela notion de quantité. Chaque générationréinvente les mêmes procédés en les actuali-sant, en renouvelant l'habillage, aujourd'huic'est le tour de Mitsumasa Anno, auteur delivres merveilleux en ce genre.Dans cette aventure, les jouets tiennent unepart plus immédiate que les livres et par delàles jouets individuels, les jeux. Ici l'astucedes adultes envers les enfants qu'ils désirentinitier aux nombres vus sous l'angle de laquantité - opposé à qualité - la ruse suprêmedes parents consiste à passer par la fascina-

tion du hasard. C'est inconscient bien enten-du ou tellement intégré dans le champ cultu-rel que cela passe souvent inaperçu maisl'observation vaut le détour. Cette foisl'enfant a grandi ; Dans La Genèse deVidée de hasard chez l'enfant, Piaget nousdit qu'avant 7-8 ans rien n'est « ni prévi-sible à coup sûr, c'est à dire déductibleselon un lien de nécessité, ni imprévisible àcoup sûr c'est-à-dire fortuit [...] il n'y adès lors ni hasard ni probabilité, fauted'un système de référence consistant enopération déductive. »

Une seconde période commence ensuite quimarque le premier développement de l'idée dehasard avec la distinction entre ce qui estnécessaire et simplement possible puis, vers11-12 ans, l'idée de hasard parvient à maturi-té avec la conscience d'une probabilité qu'unrésultat peut se produire ou non. Au passage,il est amusant de noter que « l'âge de raison »,selon l'appellation donnée autrefois, corres-pond justement à la découverte du déraison-nable par excellence, le hasard.

Ces observations sont certainement fondées ;elles semblent néanmoins devoir être nuan-cées. Il est regrettable que Piaget et ses colla-borateurs ne disent pas un mot de la pratiquedes jeux de hasard chez l'enfant car ilsauraient sans doute été conduits à abaisserl'âge où l'enfant réalise ses premières expé-riences du hasard. Rappelons pour commen-cer le fait étonnant de voir les parents eux-mêmes placer dans la main du petit enfantl'instrument du hasard par excellence qui estle dé. Très tôt aussi viendront les cartes dontles hiérarchies sont plus complexes à assimi-ler. Dès que l'enfant sait reconnaître lespoints et compter jusqu'à six, il peut com-mencer à déplacer les pions sur le parcoursdu jeu de l'oie. Ceci se produit avant sept anset chacun a pu constater combien, en effet,l'enfant comprend difficilement pourquoi ildoit s'arrêter ou non sur une case, revenir enarrière et autres accidents.

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Jumanji, ill. C. Van Allsburg, L'École des loisirs

Ces décomptes en fonction du hasard possè-dent une vertu « éducative » d'une efficacitésouveraine.Progressivement le jeune enfant découvreainsi d'une façon naturelle non seulementl'univers des quantités élémentaires mais lesfondements même de la vie sociale ; celagrâce aux grands classiques que sont lesdominos, le jeu de l'oie, la bataille, le nainjaune ; ces jeux étant énumérés dans l'ordreoù ils sont découverts et pratiqués : dominosd'images ou de points où le hasard doit êtredomestiqué en se faisant ordre - jeu de l'oiedéroulé à l'image des accidents de la vie -bataille de cartes exprimant la soumissionaux hiérarchies - Nain jaune et sesdécomptes de richesses. Observons qu'ilexiste une dégradation dans les « valeurs »sous-tendues par ces jeux : cela commencepar la noblesse d'une mise en ordre, se pour-suit par l'intelligence du parcours terrestre,se continue avec l'acceptation des organisa-tions sociales pour se terminer avec lesséductions de l'argent d'autant plus ambi-guës qu'il est fictif. Dans tous les cas la fasci-nation pour le hasard est motrice.Si l'on considérait d'autres jeux classiques ne

faisant pas appel au hasard, comme le saut àla corde, les danses, la marelle à cloche pied,nous retrouverions les éléments rencontrésplus hauts qui ne relèvent pas de la quantité,c'est-à-dire le rythme, l'harmonie, l'enchaîne-ment. Mais même avec le hasard ces notions seretrouvent : l'enchaînement des dominos, lerythme dans le parcours de l'oie quand lesvolatiles sont placés selon des séquences calcu-lées, l'harmonie dans la composition d'un jeude cartes où les valeurs et les symboles serépondent ; la quantité s'ajoutant avec lesdécompte d'argent du nain jaune.Les parents qui ne craignent pas de se faireles éducateurs de hasard auprès de leursjeunes enfants partagent ces jeux avec euxde telle sorte que ceux-ci trouvent dans lasituation un plaisir d'autant plus intensequ'ils se trouvent à égalité avec les grands.C'est une des rares occasions de se sentirbien ensemble.

Bientôt les composantes poétiques et vitalesdes jeux s'estompent ; le rythme intérieur estremplacé par les horaires imposés, l'harmo-nie se fait réglementation, les enchaînementsdeviennent corvées répétitives. Le temps descomptines s'enfuit ; l'enfant devient raison-

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nable et ruse à son tour ; il s'invente dessonges qu'il partage seulement avec descamarades de son âge ; il cherche dans deslivres de fiction la fantaisie et l'humour quile libèrent de ses angoisses scolaires ; il pra-tique dans son intimité des jeux qui ne sontpas familiaux et il se crée des mathématiquesà lui où les nombres lui sont toujours favo-

rables dans une architecture mentale qu'ilne sait pas encore être de la superstition. Letemps des comptines est révolu, le hasardimpose ses énigmes et les parents conscientsde leurs responsabilités, les éducateursinventifs, les auteurs de livres pour enfantset jusqu'aux organisateurs de jeux restentindéfiniment perplexes. I

Enfin terminé ! Oui, mais il y a des erreur:Plusieurs cartes sont à refaire. Lesquelles ?

Les Nombres en ordre, ill. M. Anno, Père Castor-Flammarion

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