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Le personnage aux prises avec la mémoire dans La saison de l’ombre de Léonora Miano
Mémoire
Anaïs Metoukson Delangue
Maîtrise en Études Littéraires Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Anaïs Metoukson Delangue, 2017
Le personnage aux prises avec la mémoire dans La saison de l’ombre de Léonora Miano
Mémoire
Anaïs Metoukson Delangue
Sous la direction de :
Olga Hel-Bongo, directrice de recherche
iii
RÉSUMÉ
Ce mémoire analyse la mémoire à travers la notion de personnage dans le roman La
saison de l’ombre de Léonora Miano. Écrit du point de vue de ceux qui virent des êtres chers
arrachés par la Traite transatlantique, le roman met en scène un personnage qui tente de
donner un sens aux affres de l’Histoire par une quête dont les enjeux sont la vérité,
l’hommage et la renaissance de son fils disparu. Le personnage accomplit ainsi son devoir de
mémoire. Dans cette perspective, ce mémoire démontre que voulant se réapproprier son
histoire, le personnage principal parvient à se réapproprier l’Histoire. Pour ce faire, nous
envisageons le personnage en tant que phénomène de signification et l’analysons dans sa
dimension sémiotique et énonciative. Nous nous intéressons également aux acquis cognitifs
et épistémologiques de son parcours de quête. À terme, l’œuvre témoigne de sa force par un
« retournement de la mémoire en projet1 ».
1 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 104.
iv
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ........................................................................................................ iii
TABLE DES MATIÈRES .............................................................................. iv
REMERCIEMENTS ....................................................................................... v
INTRODUCTION GÉNÉRALE .................................................................... 11. Intérêt et motivation du sujet ....................................................................................... 12. Problématique et hypothèses de recherche .................................................................. 23. État de la question ........................................................................................................ 44. Considérations méthodologiques ................................................................................. 85. Grandes articulations de la recherche ........................................................................ 10
CHAPITRE I — LA TRAJECTOIRE SOCIALE DE LÉONORA MIANO ........................................................................................................... 11
1. Dispositions ............................................................................................................... 132. Positions ..................................................................................................................... 203. Prises de position ........................................................................................................ 26
CHAPITRE II — LA QUÊTE DU PERSONNAGE ET SES ENJEUX. .. 351. Dysphorie : la disparition du monde connu ............................................................... 362. Les rôles narratifs : l’anti-sujet, l’auxiliaire et le destinateur-juge ............................ 493. Le personnage principal et l’objet de quête ............................................................... 59
CHAPITRE III — ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE .................... 681. La spatialité : lieux de mémoire ................................................................................. 692. Le témoignage : vecteur de transmission ................................................................... 823. Fiction et réel : victoire microscopique et macroscopique ........................................ 93
CONCLUSION ............................................................................................ 103
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................... 107
v
REMERCIEMENTS
À Dieu, en premier lieu, ma force, mon roc, celui en qui je peux et je suis tout. Mes remerciements vont également à ma directrice de recherche, Olga Hel-Bongo,
dont la disponibilité, l’amabilité et la générosité habillent avec grâce la rigueur, la sagesse et le courage. Son approche honnête et éclairée des textes m’a appris à me perdre avec plaisir, pour mieux me retrouver, dans ce vaste labyrinthe qu’est la littérature. Je lui sais gré d’avoir été un modèle d’assiduité au travail, de confiance, mais aussi de dépassement de soi. Merci pour cette expérience à la fois intellectuelle et humaine.
Je remercie le professeur Justin Bisanswa pour m’avoir initiée aux littératures
africaines dans le cadre d’un cours de baccalauréat. Je lui suis reconnaissante d’avoir cru en moi et de m’avoir encouragée à poursuivre dans la recherche.
Je remercie mes collègues de la Chaire de recherche du Canada en littératures
africaines et Francophonie pour les moments de partage qui font de notre bureau un espace agréable et ouvert à tous les possibles.
À toi maman, pour tous les sacrifices consentis, les doutes balayés, les larmes
essuyées et la richesse de nos échanges. À toi Emmanuelle, pour les rires, la solidarité et la force de ta parole, que tu mets constamment au service de ma réussite. Vous êtes mes Eyabe.
1
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1. Intérêt et motivation du sujet
Le cours d’Introduction à la littérature négro-africaine, assuré par Justin Bisanswa à
l’hiver 2014, a produit en nous la rencontre entre notre cheminement universitaire et nos
propres questionnements intérieurs. En tant qu’africaine, nous étions confrontée à une
problématique d’effet de place : celle de l’Homme africain, et par extension du noir, dans le
monde d’aujourd’hui ; celle, inévitable, de son étrangeté, en sa figure d’Autre ; celle de son
Histoire traumatique, dont on ne mesure pas toujours l’incidence sur les rapports avec soi et
sur le social, histoire avec laquelle il faut non seulement composer mais qu’il convient peut-
être aussi, à terme, de dépasser. Le véritable enjeu réside dans tous les cas dans l’articulation
difficile de son altérité et de son humanité, laquelle se voit, encore aujourd’hui, questionnée
voire refusée. Sous la singularité de leur plume et de leur usage du langage, chacun des
auteurs étudiés2 convoquaient, de front ou de biais, l’Histoire, le social, renégociaient une
façon d’être au monde, subvertissaient les discours aliénants et les relations
interpersonnelles. Véritablement, pour nous, la parole individuelle a pris pouvoir sur
l’évènement douloureux et toutes déterminations extérieures.
Cette dernière affirmation s’est, à nos yeux, particulièrement illustrée dans La saison de
l’ombre, roman de Léonora Miano, inscrit au programme du cours. Enchantée, littéralement,
par son atmosphère poétique, empreinte de mystique, de jeux de lumière, suspendue entre
l’ici et l’au-delà, le personnage principal de cette œuvre nous a saisie, et nous avons choisi
de concentrer l’étude de ce mémoire sur lui, nonobstant les enjeux de cette notion.
En effet, la notion de personnage hante l’appréhension du phénomène textuel, « le
problème des modalités de son analyse et de son statut constitue l’un des points de fixation
traditionnel de la critique (ancienne et nouvelle) et de toute théorie littéraire3 ». Pour autant,
2 Sony Labou Tansi, Valentin Yves Mudimbe, Ahmadou Kourouma, Aimé Césaire, Frantz Fanon et Léonora Miano. 3 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, VI, n°2 (1972), p. 86.
2
faire du personnage un point focal de l’entreprise analytique ne va pas sans risques : selon
Hamon, la dérive psychologiste guette le désir de rigueur et, par ailleurs, l’évolution du
roman aurait fait perdre à la notion de sa contemporanéité :
Pour la première fois depuis que Don Quichotte et Robinson l’ont lancé sur ses voies aventureuses, le roman est donc libre de s’écrire entièrement en marge des luttes d’intérêts, de désirs et de sentiments qui en ont fait au cours du temps le plus puissant moyen de communication entre le rêve d’un seul et la réalité profonde de tous. Il est libre de n’être qu’une enfilade de phrases sans Histoire ni histoires, libre de ne dire que le vertige narcissique de sa propre écriture, et même de décréter qu’il faut voir là la seule part respectable de sa vocation4.
Cependant, poursuit Marthe Robert, « un seul livre peut encore faire toute la littérature5 ».
Ainsi, le personnage du roman à l’étude fascine en ceci qu’il dépasse le spécifique, accole
avec acuité le destin du monde à celui d’êtres de papier. Sa quête ne relève pas simplement
de l’ordre d’un destin individuel, obsolète et circonscrit à la fiction, mais vient tendre à
l’Universel, à la condition humaine. Pris entre souffrance, solitude, confusion puis résilience,
face à la dégradation forcée de son monde, il fait prendre la mesure d’un trauma tel que la
Traite négrière. Cependant, l’émotion que suscite son devenir est féconde car elle enfante
une rhétorique de la mémoire, qui creuse le passé, interroge le présent, théorise sur le futur.
2. Problématique et hypothèses de recherche
La saison de l’ombre est écrit du point de vue de ceux qui restèrent sur le continent
africain, tandis que leurs pairs étaient condamnés à la traversée, à l’esclavage. Loin d’avoir
bénéficié d’un sort plus enviable, ceux qui restèrent furent tout aussi affectés par
l’incompréhension, le déchirement et le malaise identitaire liés à la Traite. S’impose donc,
de prime abord, une détresse, la perte du sens : une communauté pacifique se voit happée
dans des évènements dont elle ne mesure pas la portée à court et long terme ; le récit s’ouvre
sur un bouleversement : un incendie s’est déclaré dans le clan des Mulongo, deux hommes
et neuf enfants ont été enlevés. En réponse à cette tragédie inexplicable, les mères des neuf
4 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p. 363. 5 Idem.
3
initiés ont été retranchées dans une case. Eyabe, l’une d’elles, fatiguée d’être confinée à
l’ignorance et tenue pour responsable, décide de son propre chef de quitter la case, puis le
village, pour connaître la vérité sur le sort de son fils. D’autres personnages tenteront, chacun
à leur manière, d’élucider le mystère. Néanmoins, Eyabe sera non seulement la seule à
parvenir au terme de sa quête mais aussi à transmettre la vérité aux trois personnes restantes
du clan. Eyabe accède à une connaissance à la fois intime, factuelle et totale de la vérité et
elle est, par ailleurs, en mesure d’en retirer un enseignement au caractère universel. Comme
on l’observe, La saison de l’ombre se situe à la frontière du romanesque et de l’essai.
Notre analyse entend démontrer que la quête de la réappropriation de son histoire par le
personnage principal se confond avec une réappropriation de l’Histoire. Le périple du
personnage est ainsi envisagé comme source d’une réflexion sur le rapport de l’individu à sa
mémoire. Le personnage, particulièrement le personnage principal, est donc un phénomène
de signification. Une étude de son fonctionnement en énoncé, et par rapport à l’énonciation,
nous permettra d’arrimer quête personnelle et discours sur la mémoire, romanesque et
argumentatif, en bref, formation et réflexion morale et sociale. Ce roman repose
essentiellement sur la capacité d’un ou plusieurs personnages à prendre en charge une tâche,
induite par le manque. Le personnage principal, en particulier, se démarque par des éléments
qui relèvent de l’ordre de ses fonctions, de sa distribution, de sa place dans l’échelle
axiologique, de ses attributs, des signifiants (intra ou intertextuels) qui sont autant de pierres
à l’édifice de son sens. Nous sommes ainsi face à un parcours d’ordre pragmatique, cognitif,
affectif et épistémologique, qui traduit l’ipséité de l’acteur, au terme duquel il obtiendra
l’objet de sa quête, dont la valeur se développe aussi dans la progression du personnage.
En somme, répondant au désir de lever l’ombre sur le sort de son fils, de guérir d’un
trauma qu’elle a vécu en spectatrice forcée, Eyabe remporte non seulement « une victoire
familière, microcosmique [mais aussi] un triomphe à l’échelle de l’histoire universelle, un
triomphe macroscopique6 ». Elle dépasse ainsi son individualité, puis de celle de sa
communauté, pour accéder à une mémoire collective. En ce sens, le récit peut s’achever sur
6 Joseph Campbell, Héros aux mille et un visages, Paris, Robert Laffont, p. 41.
4
une maxime à caractère philosophique, humaniste et presque mythologico-biblique :
« Sachons accueillir le jour lorsqu’il se présente. La nuit aussi7 ».
Notre hypothèse est que La saison de l’ombre réussit à disséminer derrière le personnage
une rhétorique de la mémoire, où l’oubli et les silences deviennent des maladies de l’individu
et la transmission, l’élément premier de la construction identitaire. À cet égard, notre travail
se replace dans le champ des préoccupations constantes des romans de Léonora Miano. En
effet, les récits s’emploient à confronter, sonder et, finalement, dépasser les souffrances liées
à la mémoire. Ils tentent de libérer les identités du présent de l’ombre du passé. L’individu
est appelé à quitter une position victimaire, imposée, à se réapproprier son Histoire, en sortant
d’une torpeur sclérosée, en confrontant les heurts du passé et en se remémorant les êtres
disparus. Fort de sa connaissance, il est en mesure de construire un futur sain.
3. État de la question
En dépit d’une reconnaissance institutionnelle, l’œuvre de Léonora Miano est
relativement peu étudiée dans le monde universitaire. Quand ils sont soumis à l’analyse, ses
romans sont principalement approchés sous l’angle des thématiques récurrentes, que la
critique sait chères à l’auteure. De fait, la spécificité du traitement de ces thèmes, « soit la
noblesse du travail littéraire : la création8 », peut s’en trouver mise de côté. En somme, une
analyse formelle poussée est parfois oblitérée. Parmi les thèmes privilégiés figurent
notamment la Traite transatlantique9 (donc la problématique de la mémoire et du malaise
identitaire10), les conflits armés (associés au caractère héroïque du personnage féminin)11, la
7 Léonora Miano, La saison de l’ombre, Paris, Grasset, p. 228. 8 Léonora Miano pour Marie Poinsot, « Polyphonie narrative », dans Hommes & Migrations, n°1306 (2014), p. 1. 9 Irena Trujic, « Faire parler les ombres : les victimes de la Traite négrière et des guerres contemporaines chez Léonora Miano », dans Études Francophones, XXX, n°1 (printemps 2015), p. 54 – 65. 10 Elodie Carine Tang, « Le malaise identitaire dans les romans de Ken Bugul, Léonora Miano et Abla Farhoud », thèse de doctorat en Études Littéraires, Québec, Université Laval, 2013. 11 Janice Spleth, « Civil war and women’s place in Léonora Miano’s L’intérieur de la nuit (Dark heart of the night) », dans Research in African literatures, XLIII, n°1 (printemps 2012), p. 89 – 100.
5
frontière et sa symbolique12, etc.
Par ailleurs, Léonora Miano se situe à la confluence de l’Europe (où elle réside), de
l’Afrique (d’où elle vient) et de l’Amérique (espace essentiel de son bagage intellectuel et
artistique), ce qui encourage une grille de lecture privilégiée. À ce titre, Sylvie Laurent la
situe dans un « tiers-espace littéraire inédit qui parvient à réconcilier créolité, négritude et
voix afroaméricaines13 ». Emmanuelle Mbégane Ndour réitère cette proposition en regard de
la modalité langagière dans La saison de l’ombre. L’hybridation poétise le langage et
participerait d’une déterritorialisation de celui-ci. Ainsi, « [le] langage agit pour le compte de
sa propre force d’évocation en déployant un certain univers. Il mobilise des signes divers
pour faire advenir de nouvelles significations qui résident dans cet « art combinatoire »,
symbole des identités relationnelles, afropéennes14 ».
Le métissage identitaire amène nécessairement une réflexion sur les rapports actuels
entre Africains, Européens et Afropéens. Les textes de Miano « interrogent très
démonstrativement parfois l’élaboration problématique d’identités construites à partir de
plusieurs espaces — entre lesquels, sans doute, les musiques forment les passerelles les plus
sûres15 ». Ainsi, la critique privilégie aussi l’étude d’une transmédialité dans ses œuvres, où
se mêlent image et musique : un angle d’analyse corroboré par l’auteure, qui atteste de
l’omniprésence du Jazz, tant dans la composition que dans la sonorité de ses textes puisqu’il
représente « ce mélange d’éléments [deux mondes différents chez elle] qui se sont rencontrés
de manière pas toujours heureuse, mais qui ont produit de la beauté16 ».
La saison de l’ombre n’échappe pas à la rareté du discours critique et à l’approche
thématologique. Le roman apparaît le plus souvent à titre de recension dans les journaux. Il
12 Étienne Marie-Lassi, « Léonora Miano et la terre natale : Territoires, frontières écologiques et identités dans L’intérieur de la nuit et Les aubes écarlates », dans Nouvelles Études Francophones, XXVII, n°1 (automne 2012), p. 136 – 150. 13 Sylvie Laurent, « Le « tiers-espace » de Léonora Miano romancière afropéenne », dans Cahiers d'études africaines, n°204 (2011), p. 803. 14 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne. », dans Études littéraires, n°461 (2015), p. 99. 15 Catherine Mazauric, « Débords musicaux : vers des pratiques transartistiques de la désappartenance (Léonora Miano, Dieudonné Niangouna) », dans Nouvelles Études Francophones, XXVII, n°1 (automne 2012), p. 111. 16 Ibid., p. 110.
6
est appréhendé comme une voix parmi les multiples silences qui entourent la Traite
transatlantique : « si la matière de Léonora Miano est historiographique, ses objectifs sont
des objectifs de mémoire : il s’agit de donner vie à ces hommes et à ces femmes qu’elle
décrit, de leur rendre hommage17 ». Une monographie critique se révèle toutefois pertinente
à notre étude. En 2014, Alice Delphine Tang publie un ouvrage collectif intitulé L’œuvre
romanesque de Léonora Miano : fiction, mémoire et enjeux identitaires18, portant
exclusivement sur la production de l’auteure. Le livre propose tantôt des lectures de
l’esthétique romanesque de l’auteure19, tantôt de certaines isotopies20 ou encore
d’idéologies21 présentes dans ses romans. Quatre articles portent sur La saison de l’ombre.
Un propos commun s’en dégage : dans le monde du récit, soumis à un bouleversement
tragique, se lit une remise en question totale de l’identité et des valeurs, provoquée par une
rencontre brutale de l’Autre. Une épopée se déploie alors, où le caractère héroïque de certains
personnages se démarque grandement. C’est ce que Christiane Chaulet-Achour nomme
« force du féminin22 ». L’article de Pierrette Bidjocka Fumba est sans doute le plus pertinent
à notre problématique, car il considère La saison de l’ombre comme un apologue, soit « une
modalité scripturale qui associe les genres narratifs et argumentatifs : le récit étant mis au
service d’une argumentation explicite ou non23 ». La chercheuse s’intéresse à la fois aux
stratégies argumentatives déployées — type de raisonnements et arguments employés et
thèse défendue — et à la composante narrative du texte — séquences, code herméneutique
et fonction informative du Nom propre.
17 Alix Florian, « Léonora Miano. La Saison de l’ombre », dans Afrique contemporaine, n°248 (printemps 2013), p. 154 – 155. 18 Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, 322 p. 19 Guy Aurélien Nda’ah, « Esthétique de la rupture dans la prose romanesque de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano - Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 155 – 172. 20 Alice Delphine Tang, « Le sens du clair-obscur dans les romans de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 67 – 81. 21 Rosine Paki Sale, « Configurations idéologiques dans l’esthétique romanesque de Léonora Miano : une lecture de L’intérieur de la nuit », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 261 – 277. 22 Christiane Chaulet-Archour, « La force du féminin dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 17 – 27. 23 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fictions, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 81.
7
Son article fait écho à notre questionnement, puisqu’il se fonde sur l’assertion selon
laquelle La saison de l’ombre, « [actualisant] une rhétorique de la mémoire édifiante24 »,
fait état d’une construction hétérodoxe de l’apologue : la thèse défendue est fragmentée dans
les différentes séquences de l’œuvre et la romancière « tend à accorder la primauté aux causes
et conséquences25 » sur le raisonnement inductif ou déductif. En ce sens, son travail s’appuie
davantage sur une analyse de discours et de son effet perlocutoire, quand la nôtre considéra
également l’acte d’illocution. Sa démonstration soutient que l’auteure Miano dénonce
l’amnésie collective et rend hommage aux victimes de la Traite et à ces amazones oubliées.
Pour Pierrette Bidjocka Fumba, « le raisonnement par causalité semble mieux servir
[l’intention] épidictique, [le] projet de réhabilitation et/ou de rédemption26 » de l’auteure et,
en ceci, nous nous détachons de sa proposition. En effet, en partant du fonctionnement du
personnage, ce que la chercheuse n’aborde que de biais, vers la visée réflexive du texte, nous
faisons d’abord état d’un raisonnement inductif. En outre, sans réfuter la thèse selon laquelle
le livre rendrait hommage aux victimes de la Traite, nous voudrions saisir un discours sur le
rapport de l’individu à sa mémoire, soit une réflexion critique. Dans cette perspective, l’on
affirmera alors une visée non seulement africaine mais aussi humaniste, ce qui se révélera
pertinent par rapport à la position de l’auteure dans le champ littéraire et à la finalité du récit.
Notre recherche se propose de renouveler la critique par l’effort primordial de laisser
parler le texte et non d’y rechercher les marqueurs d’un thème culturel préétabli. Ainsi, bien
que les textes mianoniens soient fortement marqués par leur milieu socio -politico-culturel,
il peut paraître dangereux d’y rechercher des ancrages au réel car ceux-ci apparaissent comme
autant de leurres, ralentissant une connaissance qui ne se livre pas aisément. Enfin, les études
critiques s’accordent toutes sur le rôle capital joué par les personnages féminins et sur leur
prépondérance dans les romans de Léonora Miano. Il n’existe pas, à ce jour, à notre
connaissance, d’analyses qui dépassent cette particularité féminine pour se concentrer
24 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], L’œuvre romanesque de Léonora Miano – Fictions, mémoire et enjeux identitaires, Paris, L’Harmattan, p. 81. 25 Idem.26 Ibid., p. 88.
8
exclusivement sur le fonctionnement en énoncé du personnage principal qui, il est vrai, est
fréquemment de sexe féminin. Nous manifestons de l’intérêt pour le caractère féminin de
l’actant principal mais sa mise en avant, par le discours critique, découle particulièrement du
fait que l’auteure soit une femme : cette obsession pourrait conduire à une analyse réductrice,
tout du moins restrictive, du personnage.
4. Considérations méthodologiques
Notre mémoire repose sur le postulat selon lequel le personnage principal du roman à
l’étude, au travers de sa quête et de son identité, cristallise une certaine perspective
concernant le rapport de l’individu à sa mémoire. En conséquence, il apparaît crucial d’en
proposer une analyse suffisamment complète, qui assurera cet élan du romanesque à
l’argumentatif. Dans cette perspective, le personnage, phénomène de signification, sera
étudié dans ses dimensions sémiotique et énonciative.
Nous envisagerons le personnage en tant qu’acteur27, soit « le lieu de rencontre et de
conjonction des structures narratives et des structures discursives, de la composante
grammaticale et de la composante sémantique, parce qu’il est chargé à la fois d’au moins un
rôle actantiel et d’au moins un rôle thématique qui précisent sa compétence et les limites de
son faire ou de son être28 ». Cette définition nous offre divers angles d’analyse pertinents. Le
personnage peut être étudié dans sa dimension figurative, sémantique, narrative et affective
(au niveau du parcours passionnel du sujet) ; par les structures discursives (espace, temps,
isotopies thématiques etc.) ; par les structures sémio-narratives : le personnage principal
supportant les séquences/fonctions de l’œuvre donc une partie du code herméneutique ; par
la prise en compte de l’échelle axiologique : le personnage concentrant et hiérarchisant les
valeurs présentes dans l’œuvre.
27 Il convient ici de préciser que nous ne nous réfèrerons jamais au personnage par le terme de héros, favorisant la définition de Michel Zéraffa à ce sujet : « Un personnage romanesque est souvent héroïque, il n’est jamais un héros, ce dernier accomplit avec une constance exemplaire un destin décidé par les dieux ou un desseins dicté par le devoir. […] Le « héros de roman », par contre, obéit à la loi du changement. Il suit un itinéraire jalonné d’obstacles ou de conflits qui le modifient, sinon le transforment ». Michel Zéraffa, « Le personnage de roman », dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Albin Michel, 1997, p. 668. 28 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 66.
9
En outre, l’approche sémiotique s’accompagnera d’un regard sur l’acte d’énonciation,
c’est-à-dire « les procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par
lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement
ou explicitement), et se situe par rapport à lui29 ». De fait, l’acte d’énonciation tend à féconder
le sens des personnages, à polariser leur rôle mais aussi à endosser ou se désolidariser de
leurs actes de parole, élaborant ainsi, à son gré, la rhétorique de la mémoire. C’est donc en
favorisant du personnage une lecture de l’implicite que le récit construit son argumentaire,
implicite qui se déploie également à même l’énoncé, nous mettant en face d’un trope
implicitatif filé, c’est-à-dire que le « contenu présupposé ou sous-entendu apparaît en
contexte comme le véritable objet du message à transmettre30 ». Pour en analyser les enjeux
sur le discours, nous convoquerons les travaux d’Oswald Ducrot, Catherine Kerbrat-
Orecchioni ou encore Austin. Cette prépondérance de l’implicite n’évacue pas pour autant
l’importance du contenu posé. En effet, le discours sur la mémoire tend parfois à surgir sur
le mode de l’explicite, sans que l’on puisse déterminer qui des personnages ou de l’instance
énonciative, voire même de l’auteure, s’exprime.
À cet égard, il paraît pertinent de retracer la trajectoire de Léonora Miano et nous aurons,
pour cela, recours à la sociologie institutionnelle. Cette étape ne vise pas à justifier la
réflexion de l’auteure par son vécu. En revanche, sa prise de parole et la singularité de celle-
ci interviennent dans un champ littéraire donné, dans lequel l’écrivaine occupe une certaine
place. De plus, la focalisation (du point de vue de ceux qui sont restés) est certes originale
dans La saison de l’ombre mais, l’articulation réflexive identité-mémoire, que le personnage
incarne, reste dans le prolongement des œuvres de l’auteure.
29 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, Paris, Armand Colin, 1999, p. 36. 30 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Paris, Armand Colin, 1998, p. 116.
10
5. Grandes articulations de la recherche
Notre mémoire s’articule en trois chapitres. Le premier vise à mettre au jour la trajectoire
sociale de Léonora Miano par l’entremise d’une approche sociologique, qui permet de
circonscrire sa prise de parole et d’en mesurer les enjeux esthétiques et scripturaux.
Le deuxième chapitre se concentre sur notre circonscription de la situation initiale du
roman, prélude à la quête du personnage. Il y est question de la disparition du monde de la
diégèse, des quêtes avortées de certains personnages et de certains rôles actantiels. Ce
chapitre veut expliciter la signifiance respective du sujet (le personnage principal) et de
l’objet de valeur (objet de la quête) dans l’économie du récit et l’enjeu argumentatif.
Le troisième chapitre s’attache à la quête du personnage principal, en tant que
construction d’une rhétorique de la mémoire. Dans cette perspective, il s’attache davantage
aux enjeux discursifs du parcours. Le terme de ce chapitre fait pleinement déborder la fiction
sur le réel où le personnage, arrivé au bout de sa quête, synthétise par sa construction et sa
parole, un discours sur la transmission et tire les conclusions et les conséquences du devoir
de mémoire.
11
CHAPITRE I — LA TRAJECTOIRE SOCIALE DE LÉONORA MIANO
Dans une perspective sociologique, l’analyse d’une œuvre littéraire s’actualise par la
mise en relation du texte, du statut de l’auteur et du champ littéraire, « scène de parole
déterminée31 », dont livre et écrivain sont tributaires et dans lequel ils doivent se faire une
place :
En particulier, l’œuvre littéraire est en rapport avec le langage en tant que tel ; par lui, elle est en rapport avec les autres usages du langage : usage théorique et usage idéologique, dont elle dépend très directement ; par l’intermédiaire des idéologies, elle est en rapport avec l’histoire des formations sociales ; elle l’est aussi par le statut propre de l’écrivain ainsi que par les problèmes que lui pose son existence personnelle ; enfin, l’œuvre littéraire particulière n’existe que par sa relation avec une partie au moins de l’histoire de la production littéraire, qui lui transmet les instruments essentiels de son travail32.
Ainsi, le discours du texte entretient un double rapport avec son lieu de production :
il trouve un certain sens dans la position occupée par son auteur, à un moment donné, dans
un lieu codifié, mais il est également appelé à modifié ce même lieu33. Décrire la trajectoire
sociale de Léonora Miano, c’est-à-dire « la série des positions successivement occupées par
un même agent ou un même groupe d’agents dans des espaces successifs34 » nous permet
donc de contextualiser et de singulariser la prise de parole de l’écrivaine, sans tomber dans
la dérive de considérer « l’œuvre littéraire comme une totalité se suffisant à elle-même35 ».
Pour ce faire, les théories de Pierre Bourdieu et de Jacques Dubois nous serviront de cadre
méthodologique.
Pour Jacques Dubois, la littérature est une institution dotée d’une « organisation
autonome », d’un « système socialisateur » et d’un « appareil idéologique36 ». La pratique
31 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 122. 32 Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, ENS Éditions, 2017, p. 59. 33 Si tant est que l’œuvre fasse l’objet d’une reconnaissance par les instances légitimantes. 34 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 425. 35 Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, op.cit., p. 59. 36 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Labor, 2005, p. 51.
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d’écriture intime de l’écrivain se voit donc prise en charge et organisée par cet « appareil
socialisé »37 qu’est la littérature, le faisant ainsi accéder au statut d’auteur. Dubois insiste sur
la notion d’instances, qui structurent et veillent au bon fonctionnement de cet appareil, soit
« au procès de l’élaboration littéraire38 » : « […] leur fonction majeure est d’assumer la
légitimité littéraire et de la reproduire à travers le crédit culturel dont elles font profiter les
produits et les agents de production39 ».
L’organisation structurelle et la redistribution constante des positions entre agents dans
l’appareil littéraire recoupe, en partie40, la notion de champ, définie par Pierre Bourdieu. De
fait, le champ littéraire est « un réseau de relations objectives entre des positions41 » mais
aussi « de prises de position actuelles et potentielles (espace des possibles ou
problématique)42 ». C’est un espace structuré où les agents (écrivains, éditeurs, critiques etc.),
ne disposant pas tous du même capital, sont appelés à se mouvoir et à se concurrencer, pour
« une redistribution du capital, en particulier symbolique, ou [la] subversion des conventions
en vigueur43 ». Le principe de lutte dynamise et réorganise sans cesse le champ à cause d’une
« certaine forme d’adhésion au jeu, de croyance dans le jeu et dans la valeur des enjeux, qui
fait que le jeu vaut la peine d’être joué […]44 », en somme à la suite de ce que Pierre Bourdieu
nomme l’illusio.
Bourdieu développe, par ailleurs, la notion d’habitus, désignant le sens pratique du
sujet, et inséparable de la notion de champ. Pour l’agent, l’habitus est un mode
d’appréhension, « de manières permanentes de construire le monde, de le percevoir, de
l’organiser45 » et agit sur ses prises de position dans l’espace des possibles qui s’ouvre à lui.
37 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Labor, 2005, p. 52. 38 Ibid., p. 129. 39 Idem. 40 Jacques Dubois insiste plus particulièrement sur la question idéologique et sur l’interaction entre le fonctionnement de la sphère restreinte qu’est la littérature et le grand tout de la sphère sociale, notamment dans « le processus de reproduction des rapports sociaux ». Jacques Dubois, L’institution de la littérature, op.cit., p. 46. 41 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 378. 42 Ibid., p. 380. 43 Idem. 44 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n°89 (automne 1991), p. 22. 45 Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », dans Regards sociologiques, n°17/18 (1999), p. 8.
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Il résulte des « représentations, [des] atouts et [des] valeurs relevant de sa classe d’origine,
mais ceux aussi qu’il aura incorporés au cours de sa formation scolaire et enfin ceux dont il
se verra doté, comme par osmose ou imprégnation, du fait de son insertion et de sa trajectoire
à l’intérieur de l’univers social spécifique dans lequel il fera carrière46 ».
Les agents d’un champ sont dotés de dispositions, soit d’atouts « qui vont commander et
la manière de jouer et la réussite au jeu47 ». Pierre Bourdieu les définit comme « l’ensemble
des propriétés incorporées, y compris l’élégance, l’aisance ou même la beauté, et le capital
sous ses diverses formes, économique, culturel, social48 ». Les dispositions sont en relation
avec les positions occupées par un agent : d’abord en ce qu’elles s’expriment par rapport à
ces mêmes positions « socialement marquées49 » ; ensuite, parce que c’est aussi au travers
d’elles que « se réalisent telles ou telles des potentialités qui se trouvaient inscrites dans les
positions50 ».
1. Dispositions
Léonora Miano est née le 12 mars 1973 à Douala, capitale économique du Cameroun.
Aînée de trois filles, elle est issue d’une famille bourgeoise, sensible à l’Art, et qu’elle décrit
comme « singulière, assez peu représentative de la majorité, même dans [son] milieu
social 51». Miano qualifie ses parents « d’êtres éminemment cérébraux, dotés d’une
sensibilité particulière. Ceci plonge ses racines dans l’histoire de leurs propres parents, et
dans leur parcours. Tous deux ont connu l’Europe jeunes, et même si c’est mon père qui y a
vécu le plus longtemps, elle a sans doute imprimé sa marque en eux52 ».
46 Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés générales des champs », dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 119. Cité par Pascal Durand, « Introduction à une sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et al., [dir.], Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 24. 47 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op.cit., p. 28. 48 Idem. 49 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 41. 50 Idem. 51 Léonora Miano, « Écrire le Blues », dans Habiter la frontière, L’Arche, Paris, p. 12. 52 Idem.
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En effet, le père est scolarisé en France dès le lycée ; ses études achevées, il rentre au
Cameroun, où il exerce le métier de pharmacien. Léonora Miano le décrit comme « quelqu’un
qui rêvait de faire des claquettes et qui aurait été un Fred Astaire camerounais absolument
fabuleux. Or il s’est laissé dévier de sa trajectoire et voulait avoir un enfant artiste53 ». Il
possède, par ailleurs, « une belle collection de disques achetés au cours de ses années d’études
en France. Elle [comporte] essentiellement du jazz et du blues54 ». La mère de Léonora
Miano, professeure d’anglais au lycée puis proviseure, a vécu à Boulogne et poursuivi des
études supérieures en Angleterre. C’est une avide lectrice.
Miano évolue dans un contexte plurilingue : ses deux parents maîtrisent les deux langues
officielles du Cameroun que sont le français et l’anglais ; ils parlent également des langues
locales. Pour autant, avec leurs enfants, ils communiquent uniquement en français : « Je n’ai
appris ma langue maternelle que parce que j’étais une mauvaise fille et que je voulais
comprendre ce que disaient les adultes en refusant de le partager avec les enfants55 ». Cet
usage exclusif du français participe, selon l’auteure, de l’acculturation de cette famille, bercée
d’influences extérieures au continent. Miano a, notamment, le souvenir des dessins animés
japonais, des vieilles comédies musicales américaines et du fromage français, toujours servi
à la fin des repas, aussi locaux soient-ils.
Pourtant l’Afrique, terre puissante, extrême, n’a eu aucun mal à pénétrer cette bulle, pour la marquer de son empreinte. Elle était dans la famille élargie qui avait souvent conservé des usages anciens, dans les comptines que chantait ma grand-mère, dans l’odeur de la terre, dans le mouvement des êtres et des choses, dans la qualité de la lumière, dans la fureur des orages tropicaux, dans les voix des gens de la rue, dans les fleurs qui ne poussent que là-bas, dans les jeux, dans le peigne qui crissait dans mes cheveux lorsqu’on me les tressait, dans les superstitions, dans l’alimentation, dans la langue que parlaient les adultes, lorsqu’ils ne voulaient pas être compris des enfants56.
De ses années de primaire, l’on sait uniquement que son cours d’histoire, en CM2,
sensibilise déjà Miano à la mémoire de la Traite :
53 Trésor Simon Yoassi et Léonora Miano, « Entretien avec Léonora Miano », dans Nouvelles Études Francophones, XXV, n° 2 (automne 2010), p. 102. 54 Léonora Miano, « Écrire le Blues », loc. cit., p. 9. 55 Entretien à radio France Inter, 2016, [en ligne], http://www.dailymotion.com/video/x4ud55f_leonora-miano-repond-aux-questions-de-patrick-cohen_news. 56 Léonora Miano, « Habiter la frontière », dans Habiter la frontière, Paris, L’Arche, p. 26.
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J’ai commencé à me poser des questions sur la Traite petite-fille, parce que je suis née sur la côte du Cameroun. Quand j’étais gamine, je m’en souviens très bien, mon livre d’Histoire de CM2 commençait par la Traite mais c’était extrêmement sommaire donc on nous disait : les chefs de la côte vendaient des captifs de l’intérieur aux Européens contre de la pacotille, mais on ne disait jamais le nom du chef ; et l’on vous dit l’intérieur des terres mais on ne vous dit pas quelle région. Moi je me suis toujours demandée en regardant les gravures mais qui étaient ces gens ? D’où venaient-ils ? Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?57
Pour l’entrée de leur fille en 6ème, les parents de Léonora Miano souhaitent la mettre à
Dominique Savio, école française où la plupart des blancs et des élites camerounaises
affluent, dès l’ouverture en 1972. Cependant, la jeune fille n’y consent pas, ayant « vu des
gens y aller et changer de comportement et se croire, tout d’un coup, supérieurs aux autres58
». À la place, Léonora Miano fréquente deux lycées privés, réputés pour leur formation des
élites au Cameroun : le lycée New Bell, où elle obtient son probatoire (examen conditionnant
le passage en terminale), puis le lycée Joss, où elle passe le baccalauréat A (Lettres).
Pendant ses années de lycée, Miano est souvent traitée de blanche (terme péjoratif pour
accuser un mode de vie occidentalisé). Elle vit donc un sentiment d’étrangeté qui, au
demeurant, devient vite parti-pris : Si mes compatriotes m’ont toujours perçue comme étrange, étrangère, ils n’ont pas pu me faire douter de mon africanité. Très tôt, ce qu’ils m’ont fait comprendre, c’était que leur monde n’était qu’en partie le mien. Je suis, depuis toujours, une Afro-occidentale parfaitement assumée, refusant de choisir entre ma part africaine et ma part occidentale59.
D’autre part, Miano cultive la passion de la musique. Depuis l’enfance, elle caresse le
rêve de faire du music-hall, que son père affectionne. L’écoute d’un disque de Sarah Vaughan
(I love Brazil), à 14 ans, lui fait envisager la carrière de chanteuse : « Tout ça pour dire que
57 Entretien pour Eklectic, 2013, [en ligne]. https://www.franceinter.fr/emissions/eclectik/eclectik-06-octobre-2013. 58 Entretien à radio France Inter, 2016, [en ligne], http://www.dailymotion.com/video/x4ud55f_leonora-miano-repond-aux-questions-de-patrick-cohen_news. 59 Léonora Miano, « Habiter la frontière », loc. cit., p. 26.
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je n’ai jamais rêvé d’être écrivain. C’est simplement une chose qui m’est arrivée, un état dans
lequel je me suis trouvée60 ».
En 1991, à l’âge de 18 ans, « ses parents l’obligent à poursuivre ses études en
France61 ». Miano se remémore : « le jour du départ, je portais une jupe-culotte jaune
moutarde. J’ai eu un pressentiment puissant. Jamais, je ne reviendrai au Cameroun62 ». Elle
commence des études de Lettres Anglo-Saxonnes et du Commonwealth à Valenciennes,
qu’elle quitte deux ans plus tard pour Nanterre. Elle y rédige un mémoire sur Beloved de
Toni Morrison, qu’elle juge d’ailleurs assez moyen63. Les informations sur l’intégration et le
parcours de l’auteure en France sont minces ; il s’avère néanmoins qu’elle fait l’expérience
d’une certaine précarité financière et de difficultés personnelles : « à 21 ans, enceinte d’un
garçon dont elle est éprise, elle se retrouve sans domicile ni papiers : J’ai mis dix ans à sauver
ma peau et celle de ma fille. C’est la seule période de ma vie où je n’ai pas écrit64 ».
En 2000, l’auteure s’entretient en « [écrivant] des chansons pour [elle] et pour
d’autres65 » tout en acceptant, par-ci par-là, des petits jobs de survie. Ses expériences
musicales l’amènent à prendre un cours d’improvisation à Paris, dès 2003, sous l’égide de
Michele Hendricks, fille de Jon Hendricks, maître du scat qui a collaboré avec les plus grands
jazzmen :
[…] cette femme m’a sauvée, puisqu’elle m’a permis, non pas de trouver ma voix, mais de pouvoir l’emprunter librement. Il est certainement rare d’affirmer qu’un professeur de chant a fait de vous un écrivain, mais c’est la vérité. Je n’ai pas trouvé mon écriture dans les cours de littérature de l’université, où elle aurait d’ailleurs pu se perdre, écrasée par trop de théorie. C’est de la musique de jazz qu’elle a vraiment jailli66.
60 Léonora Miano, « Écrire le Blues », loc. cit., p. 17. 61Cécile Daumas, « Lettre indomptable », dans Libération, 2016, [en ligne]. http://next.liberation.fr/livres/2016/12/06/leonora-miano-lettre-indomptable_1533418 62 Idem. 63 Léonora Miano, « Lire enfin les écrivains subsahariens », dans Habiter la frontière, L’Arche, Paris, p. 47. 64Cécile Daumas, « Lettre indomptable », art. cit. 65 Alain Mabanckou, « Portraits d’écrivains (1). Dix questions à Léonora Miano : "Laissons les étiquettes aux commerçants et aux esprits sans imagination ! », dans Congopage, [en ligne]. http://www.congopage.com/Portraits-d-ecrivains-1-Dix. 66 Léonora Miano, « Écrire le Blues », loc. cit., p. 18.
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En 2005, Léonora Miano publie L’intérieur de la nuit67, aux éditions Plon, premier
roman d’une trilogie. Le contexte politique de l’époque est houleux. La France connaît les
émeutes de banlieues, les propos tendancieux du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy
(« nettoyer les cités aux Karcher ») et la loi du 23 février 2005 (article 4) sur la
reconnaissance du rôle positif de la colonisation en Afrique du Nord et Outre-mer, qui
suscitent des débats sur l’Histoire coloniale, l’identité nationale et le racisme. Le roman est
inspiré d’un reportage sur les enfants soldats au Liberia ; il déploie une scène de
cannibalisme dans un village pris en otage par une milice endoctrinée. Son sujet va, en
revanche, plus loin qu’un simple portrait acerbe de la barbarie : il explore la passivité et le
repli vers la tradition des Africains, face à un monde dont la déréliction puise ses conditions
dans l’Histoire, notamment coloniale. Le livre retient vite l’attention médiatique mais suscite
des avis polarisés. Certains le jugent réactionnaires, d’autres l’accusent de conforter la vision
occidentale de l’Afrique : c’est un anathème qui, au demeurant, ne cesse de hanter la
production littéraire de l’auteure.
Par ailleurs, Miano confie qu’une frange de la presse parisienne, à cette époque,
méprise les romans publiés chez Plon et qu’une grande enseigne de produits culturels refuse
de vendre le livre, jugeant son propos trop transgressif. Néanmoins, L’intérieur de la nuit
obtient les prix Révélation de la Forêt des Livres, Louis Guilloux, René Fallet, Bernard
Palissy et du Premier roman de femme. Il est aussi classé cinquième au palmarès des
meilleurs livres de l’année par le magazine LIRE.
Le deuxième roman de la trilogie, Contours du jour qui vient68, sera primé, en 2006,
par le Goncourt des lycéens et rentre dans la collection Étonnants classiques des Éditions
Flammarion. Il figure, depuis 2010, au programme des classes de seconde au Cameroun et le
pays lui a attribué le Prix de l’Excellence camerounaise. Situé dans le pays imaginaire du
Mboasu, le récit est raconté du point de vue de la petite fille Musango, maltraitée, chassée
67 Léonora Miano, L’intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005, 208 p. 68 Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Paris, Plon, 2006, 274 p.
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par sa mère et donc livrée à elle-même, dans une société minée par la superstition, la religion
mercantile et les conflits armés.
L’année 2008 marque un certain tournant dans la carrière de Miano : elle se met à
publier des romans sur la communauté afropéenne, résidant à Paris : paraissent Tel des astres
éteints69 suivi de Blues pour Élise70 en 2009. Miano écrit les afropéens dans la complétude et
la complexité de leur expérience mais aussi dans leurs préoccupations les plus banales, et
donc communes à tout un chacun : l’amour, la sexualité, les kilos en trop mais aussi le rapport
entre les Africains et les Antillais.
En 2012, l’écrivaine diversifie sa production littéraire. Elle publie, chez L’Arche
Éditeur, Habiter la frontière, recueil de conférences-essais données entre 2009 et 201171,
principalement aux États-Unis, dans lequel l’auteure revient sur son processus
d’autodéfinition, sur la question de la représentation artistique, l’état des lettres africaines,
les concepts d’afro-descendant, d’hybridité identitaire et sur l’intermédialité de ses œuvres
(son écriture jazz). Elle rédige aussi une pièce de théâtre, Écrits pour la parole, qui paraît la
même année, toujours chez L’Arche. Pour sa parole engagée, elle recevra le prix Selligmann,
qui récompense les créations françaises participant à la lutte contre le racisme. Parallèlement,
Miano crée le prix Mahogany, qui récompense les productions littéraires, écrites ou traduites
en français, de subsahariens ou afro-descendants. Ce prix n’est, à ce jour, plus en activité.
Dans le même esprit, Léonora Miano a lancé, en 2015, le site internet LM Institute — French
Africana :
afin de proposer les conférences, séminaires d’écriture créative, lectures-performances et mises en scène de Léonora Miano. Les conférences et séminaires s’adressent en priorité aux institutions universitaires. L’appellation French Africana se réfère à la volonté de Léonora Miano d’inscrire sa démarche dans le champ des Africana Studies [Études afro-diasporiques, dites africana], et d’y inclure les espaces francophones. En effet, l’Afrique subsaharienne et la Caraïbe francophones sont généralement étudiées au sein d’un corpus autre que le champ Africana, ce qui ne permet pas une mise en dialogue satisfaisante de ces espaces, ni de les associer aux différents territoires dépositaires d’expériences afrodescendantes. Par la notion French Africana telle que conçue par Léonora Miano, il convient d’entendre, non pas Études subsahariennes et diasporiques françaises, mais plutôt : en français. Il s’agit ainsi de
69 Léonora Miano, Tel des astres éteints, Paris, Plon, 2008, 408 p. 70 Léonora Miano, Blues pour Élise, Paris, Plon, 2010, 199 p. 71 Cette année-là, elle a reçu le Grand prix littéraire d’Afrique noire pour l’ensemble de son œuvre.
19
prendre en considération les expériences des personnes d’ascendance subsaharienne, dès lors qu’elles se disent et/ou s’analysent dans cette langue72.
En 2013, La saison de l’ombre, qui paraît chez Grasset, vaut à Miano le prix Femina
ainsi que le Grand prix du Roman Métis. Le propos du roman est inspiré d’un rapport de
mission mandaté par La société africaine de culture & l’UNESCO, datant de 1997, et intitulé
La mémoire de la capture. Que savent les Africains de leur Histoire ? Comment développer
une résilience face au traumatisme de la disparition du monde connu ? Autant de questions
que l’auteure explore dans cette œuvre, adoptant le point de vue de ceux qui sont restés,
ignorant tout du sort des êtres aimés disparus. Léonora Miano prolonge, cette année-là, sa
réflexion sur la Mémoire de la Traite transatlantique en entamant une thèse (toujours en
préparation) intitulée Mémoire atlantique et empreinte diasporique dans les Lettres
subsahariennes, à l’Université de Cergy-Pontoise, sous la direction de Christiane Chaulet-
Archour.
Depuis 2014, Léonora Miano a publié 6 ouvrages. Deux anthologies en tant
qu’éditrice intellectuelle, (Volcaniques — Une anthologie du plaisir et Première nuit — Une
anthologie du désir, 2014-2015) chez Mémoire d’encrier à Montréal, une pièce de théâtre
(Red in blue trilogie, 2015) et un essai recueillant différentes communications et sollicitations
(L’impératif transgressif, 2016) chez L’Arche ; enfin, deux romans chez Grasset, Crépuscule
du tourment I (2016) et Crépuscule du tourment II (2017). En décembre 2016, devait paraître
une autobiographie intitulée Cantate de la mer noire, aux éditions sénégalaises Jimsaan.
Léonora Miano bénéficie d’un fort capital social. Ses dispositions nous révèlent que
celui-ci se construit sur une forme perpétuelle de mise en scène de soi, de renégociation
identitaire, tantôt revendiquée, tantôt présentée comme par la force des choses. Cette mixité
culturelle tend à trouver son expression dans les écrits qui, par diverses modalités
scripturales, aboutissent souvent au dépassement des frontières identitaires. Miano fait état
d’une matière romanesque et essayistique riche, qui convoque un vaste intertexte historique,
ethnologique, littéraire et musical. L’auteure tend donc à drainer un discours scientifique et
72 LM Institute – French Africana, Frenchafricana.org, [en ligne].
20
à le retraduire en subjectivité, bien souvent au travers de l’intimité du personnage, pour
explorer l’envers du miroir historique et/ou sociologique, oublié ou non entendu. Pour autant,
la pluralité de son bagage culturel et intellectuel peut se révéler problématique : à ses activités
pour récompenser ou encore reconnecter les écrits d’afro-descendants et subsahariens
d’expression française, dans le champ vaste des Africana studies, se mêlent un attachement
et une reconnaissance institutionnelle français certains qui favorisent de l’auteure une lecture
documentalisante, donc déconnectée, de l’Afrique. Pour certains,
Il en ressort que l’écrivain postcolonial qui recherche le succès commercial et la reconnaissance institutionnelle dans les pays du nord s’attèle à favoriser la familiarisation du centre avec la production culturelle de la périphérie en maintenant le statut dominant du premier en même temps que la différence et l’altérité de la seconde. L’astuce d’un tel auteur consiste à désamorcer la charge subversive de la marginalité postcoloniale, que d’autres récupèrent pour déconstruire les discours et les pratiques du centre, puis à se présenter comme un passeur de culture. Ces deux attitudes, respectivement qualifiées de politico-exotique et d’exotique anthropologique par Huggan, apparaissent ostensiblement dans certains romans de Léonora Miano73.
Il est pertinent de voir comment les positions de Miano, dans le champ littéraire, tendent
à conforter ou infirmer, cette lecture idéologique de ses dispositions.
2. Positions
Les positions d’un agent se laissent appréhender par l’ensemble de ses propriétés, qui
constituent son capital. Par ailleurs, Dubois dresse « une liste des facteurs qui interviennent
dans la définition de cette position74 » : réseaux, genres pratiqués, attitudes manifestées et
options prises en matière de programme esthétique etc.
73 Étienne-Marie Lassi, « Recyclage des discours sur l'Afrique et inscription de la doxa métropolitaine dans les romans de Léonora Miano », dans Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études africaines, XLIX, n° 3, p. 445 – 446. 74 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, op.cit., p. 162.
21
Miano émerge dans le champ littéraire à travers deux instances légitimantes que sont
la bibliothèque familiale et l’école. La collection de livres parentale comporte exclusivement
des ouvrages écrits par des occidentaux (Faulkner, Rabelais etc.) mais cela ne rebute pas la
petite fille qui se projette « naturellement dans leurs univers, y trouvant sans mal des
correspondances, dans la mesure où tout texte mettant en présence des êtres humains, parle
d’abord d’humanité75 ».
L’école offre à l’auteure un autre héritage culturel, en l’introduisant à l’âge de douze
ans, en classe de quatrième, au Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire. Miano
questionne le vide de la bibliothèque parentale : ses parents connaissent Césaire, « mais ne
[proposent à leurs enfants] à lire que Shakespeare, Oscar Wilde, Racine ou Chateaubriand76».
Se disant d’une éducation qui lui permet de s’envisager « hors de tout schéma racial77 »,
Miano acquiert la conscience de sa couleur noire, à la lecture de Césaire. Ce dernier lui fournit
également une amorce de réponse sur ses questions liées à la Traite. L’auteure confie que s’il
y a bien un auteur qu’elle a tenté d’imiter, c’est Césaire. Deux ans plus tard, elle découvre
La prochaine fois, le feu, de James Baldwin, offert par un grand cousin rentré de France :
Il va sans dire que la découverte des auteurs noirs — Africains à l’école et Afrodescendants en dehors — a été un choc. Les écrivains caribéens et noirs américains ont fait souffler, sur ma vie, des vents nouveaux et inattendus. Ils m’ont révélé à moi-même. Pour d’autres raisons et selon des modalités différentes, mon africanité, comme la leur, s’était remplie d’éléments non africains. Je me suis immédiatement sentie proche de leur hybridité culturelle, et des blessures s’y rapportant. […] C’est à la lecture des auteurs caribéens et américains noirs, que j’ai compris que je faisais, moi aussi, partie de ces peuples auxquels une place au monde avait été assignée en fonction de leur complexion.78
La découverte de Césaire, puis de Baldwin, conduit Miano à s’inscrire au Centre Culturel
Français, où elle peut trouver des textes caribéens et afro-américains. Son adolescence est,
dès lors, exclusivement consacrée aux auteurs noirs classiques : Claude McKay, Langston
Hughes, Maryse Condé, Frantz Fanon, Léopold Sedar Senghor, Chinua Achebe, Mongo Beti,
75 Léonora Miano, « Écrire le blues », loc.cit., p. 12. 76 Ibid., p. 13. 77 Ibid., p. 14.78 Idem.
22
Cheikh Hamidou Kane, entre autres. Miano lit, par ailleurs, Chester Himes et s’abonne au
mensuel afro-américain Ebony. Elle baigne donc dans un éclectisme générique, naviguant
entre canons et genres considérés mineurs. Elle nourrit un profond attachement aux poètes
de la négritude même si la notion de rhizome79, telle que l’explicite Édouard Glissant, fait
davantage écho à sa vision de l’identité.
Miano entretient une relation particulière avec la culture afro-américaine ce qui est
en partie dû à la réalité de l’époque. Les jeunes Camerounais des années 1980, dans le
prolongement de la génération précédente, sont nourris par le Hip-Hop, les clips-vidéo afro-
américains, les évènements de la NBA. Ils retirent de cette culture leurs modèles et leurs
modes. Bien que la ville de Douala soit établie dans la partie francophone du Cameroun, le
contexte historique explique aisément que les jeunes ne s’identifient ni à la France ni à ses
modèles culturels :
Les jeunes de mon temps étaient très politisés. L’émergence d’une figure comme celle de Thomas Sankara y est pour beaucoup. Il nous faisait prendre conscience de choses qui nous auraient sans doute échappé sans lui. Nous lisions la presse, nous nous intéressions à l’histoire. […] Dans l’espace francophone de l’Afrique subsaharienne, c’est le seul pays [le Cameroun] qui ait connu une guerre de décolonisation. Même si ces évènements ne sont pas toujours intégrés au programme d’Histoire des écoles […], tout cela a laissé des traces dans la mémoire. Nous avons tous entendu, dans nos familles, des histoires se rapportant à cette période […]. Il existe donc une tension bien naturelle entre les Camerounais et la France80.
De ses lectures, elle réalise les enjeux liés à la rencontre de l’Autre, le blanc et, par
conséquent, de l’impératif, pour les peuples subsahariens, de se définir et réinventer, à l’instar
des Afro-américains. Être noir devient une réalité contemporaine, mais qui tire sa
problématique d’une construction historique. Il en découle la certitude de devoir interroger
et poser une parole sur les évènements traumatiques dans le processus d’autodéfinition. Un
79 « Avoir une identité ce n’est pas avoir une souche unique. Avoir une identité ça peut être avoir plusieurs racines, un rhizome, c’est-à-dire des racines qui poussent à la rencontre d’autres racines sans les tuer et en se renforçant dans la fréquentation de ces autres racines. Par conséquent, il est possible de concevoir, aujourd’hui, que l’identité ce n’est pas un isolement, ni un renfermement et que l’identité ça peut être un partage ». Édouard Glissant, [en ligne], www.edouardglissant.fr/repertoire.html 80 Léonora Miano, « Écrire le blues » dans Habiter la frontière, loc.cit., p. 11.
23
regard en arrière est nécessaire mais il reste à visée prospective. Miano se reconnaît
également dans le jazz et le blues : « le Jazz a son origine : l’Amérique noire et son passé. Et
j’ai la mienne : l’Afrique subsaharienne et son histoire. Pourtant, et c’est un des nombreux
enseignements de cette musique, la source n’est pas la destination81 ». Le jazz a une attache
originelle mais s’enrichit de multiples influences ; il fait donc écho au métissage culturel de
Miano. Cette musique joue, en outre, un rôle central dans sa production littéraire au sens où
elle lui sert non seulement lieu d’intermédialité affichée (suggestion de chansons à écouter
en lisant un chapitre par exemple - Afropean Soul, Blues pour Élise) mais aussi de patron
discursif. En ce sens, même si l’écrivaine s’investit, principalement, dans le genre
romanesque, la musique Jazz confère au roman une allure de chant poétique. La structure
romanesque est souvent inspirée de la circularité et de la tension parfois inachevée du Jazz,
et même de la densité et des aspérités qui donne un phrasé particulier, à la ponctuation peu
orthodoxe. De l’hybridité, on retrouve notamment la présence de créolismes, anglicismes,
cam-franglais dans la langue usitée qui, travaillée, se veut toutefois simple et accessible à
tous. De l’urbanité du jazz, mêlée à la poésie, Miano produit sur scène des conversations
poétiques qui mêlent chant, récit, et instrument du musicien (Parole Indigo — 2013, Out in
the blue - 2014, accompagnée à la batterie de Lamine Ndiaye), « dans la tradition déjà
ancienne de poètes comme Amiri Baraka, Jayne Cortez, Sonia Sanchez et bien d’autres82 ».
Si Miano évoque aisément les noms de ses pairs écrivains et essayistes contemporains
ou passés (Morisson, Mbembe, Lorde, Werewere liking, Etoké, Kincaid, Pap Ndiaye,
Fassassi, etc.) en termes de lectures, de lignée ou de références, elle dit et montre peu de ses
amitiés. Ainsi, les cercles et réseaux littéraires fréquentés par Miano sont méconnus. De
l’extérieur, elle apparaît donc se construire en solitaire et faire son chemin à la force de ses
œuvres et de sa reconnaissance institutionnelle. La question de l’échange littéraire lui semble
d’ailleurs peu représentative de la situation de l’écrivain africain contemporain : De nos jours, les discussions entre auteurs subsahariens n’ont plus lieu, ou n’existent que de façon marginale. Il serait difficile de mettre en lumière des mouvements littéraires
81 Léonora Miano, « Écrire le blues » dans Habiter la frontière, loc.cit., p. 17. 82 Interview pour le blog Mrs Roots, [en ligne]. https://mrsroots.wordpress.com/2014/09/21/just-follow-me-mag-out-in-the-blue-interview-de-leonora-miano/
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au sein desquels ces auteurs postcoloniaux débattraient de questions formelles pour tenter de faire advenir, dans leur production, la manifestation concrète de leurs échanges. Un faisceau de paramètres de toutes sortes les contraignent à la solitude et, dans cette solitude, il se crée de la littérature83.
Cela étant, les poètes de la négritude ont définitivement imprimé leur marque chez
Léonora Miano qui se destine, pour son premier roman, à publier chez Présence Africaine.
Cependant, la maison est en souffrance au début des années 2000 et l’invite à s’adresser à
d’autres :
Présence Africaine est l’éditeur du Cahier d’un retour au pays natal, de Ville cruelle, des Contes d’Amadou Koumba, et de tant d’autres livres entrés pour toujours dans le cœur des Subsahariens francophones de ma génération. Les publications de Présence Africaine ont édifié et nourri notre conscience de nous-mêmes. De plus, bien que vivant en France, ce n’était pas à ce pays que j’adressais ma parole, ne l’imaginant ni désireux de l’entendre, ni apte à la comprendre. […] Présence Africaine était le lieu depuis lequel le monde négro-africain francophone parlait à la planète, c’était l’essentiel, c’était suffisant84.
Par la suite, sa publication chez Plon est présentée comme le fait du hasard puisque la
maison d’édition ne fait pas partie de ses quatre choix initiaux, dont elle tait les noms. Son
manuscrit est envoyé par un ami, à son insu, qui a une connaissance chez Plon. Le roman qui
parvient aux éditions Plon s’intitule Nos chagrins et nos chaînes (l’actuel Nos âmes
chagrines) : « En ce temps-là, ce que les éditeurs français attendaient d’un auteur
subsaharien, c’était une histoire dont l’action se déroule en Afrique. Nos chagrins et nos
chaînes, dont la narration se déployait sur deux continents, n’entrait pas dans cette
catégorie85». Denis Bouchain, alors assistant éditorial, lui renouvelle pourtant son intérêt, ce
qui pousse l’auteure à lui soumettre plusieurs ouvrages jusqu’à L’intérieur de la nuit.
83 Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 43. 84 Léonora Miano, « Sacrée marginale », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 116. 85 Ibid., p. 118
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Miano publie ses écrits principalement dans trois maisons d’édition : L’Arche éditeur
pour le théâtre et les essais, Plon puis, depuis 2013, Grasset. La logique derrière ses
déplacements éditoriaux est toujours présentée comme des heureux coups du sort. Pour Plon,
c’est l’attention manifestée à son égard, à la suite de l’envoi de son manuscrit, qui retient
Miano, par vanité ou désir ardent d’être publiée ; chez L’Arche, c’est la découverte d’un
certain manuscrit dans les locaux éditoriaux :
[…] lors de mon premier rendez-vous avec l’équipe de L’Arche Éditeur qui publie mes écrits théâtraux, je ne me suis pas d’emblée sentie à ma place. J’avais été bien accueillie, ce n’était pas la question, mais quelque chose manquait pour me mettre à l’aise. Quelques prix littéraires, la perspective de gagner l’argent, cela peut mettre les éditeurs dans de bonnes dispositions. Il y avait une librairie au rez-de-chaussée. Je ne manquai pas d’y fureter avant de prendre congé, en quête d’une chose impossible à nommer, du genre qui ne pouvait être que reconnue. Elle apparut enfin, dissipant le doute, permettant aux possibilités de s’affirmer. Fabrice Melquiot, dramaturge prolixe, publié par L’Arche, a écrit, il y a quelques années, une pièce intitulée Tarzan boy, ce que je découvris en tombant sur un de ses livres. Sans rien savoir de lui, de son esthétique, de son propos d’auteur, je lui souris comme à un vieil ami. Je m’entends m’écrier : Ah, ce gars-là est de ma génération. Cela me fut confirmé, j’emportai quelques ouvrages de Fabrice Melquiot, rassurée, peu à peu débarrassée du sentiment d’étrangeté qui m’avait perturbé86.
Les motivations et réseaux par lesquels Miano signe chez Grasset restent toutefois
obscurs. En revanche, la reconnaissance institutionnelle grandissante de l’auteure, son désir
d’inscrire et de légitimer une parole sur les vécus d’afro-descendants en contexte français,
mis en relation avec certaines confessions permettent de mettre en perspective ce choix.
D’abord, l’auteure confie que Plon ne jouit pas « de la même aura littéraire que d’autres87 » ;
puis, qu’elle rencontre certaines résistances à publier la suite de Blues pour Élise, récit qui
s’inscrit sur le sol français et met en scène le vécu quotidien de noirs bien intégrés. Grasset
paraît épouser sa démarche littéraire, du moins sur le forum public. Olivier Nora, son éditeur,
PDG des éditions Grasset confie : « Leonora Miano est perçue comme une écrivaine femme
africaine francophone […] Mais elle refuse cette assignation à résidence communautaire :
86 Léonora Miano, Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 47- 48. 87 Léonora Miano, « Sacrée marginale », loc. cit., p. 129.
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son travail romanesque mêle des expériences subsahariennes, caribéennes, afro-américaines
et afro-européennes. C’est précisément le feuilletage identitaire qui la passionne88 ».
C’est donc sous et par rapport à l’égide des figures littéraires noires les plus
emblématiques que s’inscrit la position de Léonora Miano. De ses contemporains immédiats,
elle n’évoque que les lectures et cultive le silence et/ou le retrait quant aux réseaux littéraires.
Par le fait même, c’est de nouveau une étrangeté fortuite qui en ressort, par laquelle l’auteure
semble naviguer dans le champ à la seule force de ses œuvres, cultiver son tiers-espace. Ses
thèmes d’écriture témoignent pourtant bien de la conscience de la dichotomie entre ce que
l’individu perçoit et construit de lui et ce que l’Histoire et le monde lui renvoient. Partant de
là, Miano développe une réflexion sur le rôle de l’écrivain africain, dans la littérature qu’il
produit, et sur la place qui lui est assignée dans le jeu littéraire. Elle produit par ailleurs un
discours social, en investissant le langage et le monde médiatique de sa conception
identitaire : nous nous intéresserons, à présent, sur ces prises de position.
3. Prises de position
Miano envisage la négritude comme un patrimoine, préalable nécessaire à la création
littéraire africaine contemporaine. Le mouvement aurait épuisé certaines nécessités
(revendications, revalorisation de l’Homme noir etc.), permettant aux textes actuels de
« s’autoriser un retour à soi plus profond89 ». Pour autant, Miano se détache de la quête de
l’authenticité culturelle, qui est non seulement parasitée par le fait que les écrivains usent de
langues et de genres qui leur viennent du monde occidental mais aussi par un état de fait :
« être un subsaharien de notre temps, c’est précisément avoir été nourri d’apports extérieurs
à l’Afrique, et n’être pas en mesure de les congédier sans se condamner à mort. C’est donc
répudier avec lucidité les fantasmes de pureté […]90. Miano développe ainsi une approche du
créateur littéraire africain centrée sur le retour à soi, l’intime, dans laquelle elle voit la
88 Cécile Daumas, « Lettre indomptable », art. cit. 89 Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 43. 90 Ibid., p. 44.
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véritable authenticité soit « d’abord une fidélité à soi-même, […] l’enracinement de
l’individu dans son propre vécu91 ». Cet intime se tisse à même le traitement du personnage
car les « questions sociales, politiques, mémorielles, aussi importantes soient-elles pour les
écrivains, ne sont que l’écume des choses. Ce n’est pas sur ces éléments que repose le texte
littéraire mais sur la matière humaine92 ». Le personnage est le tremplin vers l’universel, il
traduit la part d’humanité de tous. Le texte littéraire est donc toujours porteur, chez Miano,
d’une parole sur le monde, « […] le Je est politique, passible de censure sous certaines
latitudes. […], le geste artistique est en soi un manifeste politique93 ». Toutefois, Miano
estime que le créateur africain ne croit pas en son universalité :
Il existe une contradiction entre la liberté […] pour ce qui est de la forme ou des sujets, et une certaine défaillance lorsqu’il est question de caractérisation. Or, ce n’est ni à la langue, ni au décor que le lecteur s’identifie pour reconnaître son semblable, son double. […] Il nous appartient de retourner à nous-mêmes, non pas dans la négation des mutations historiques, mais pour nous défaire absolument de l’illusion savamment ourdie afin que nous ne soyons, à nos propres yeux, que l’image façonnée par d’autres. C’est à nous qu’incombe la tâche de dire, non pas comment nous sommes, mais qui. C’est à ce prix qu’auront lieu les nécessaires échanges qui manquent encore. Nous voudrions être entendus, mais qu’avons-nous réellement à dire ? Quels sujets sommes-nous dans nos propres textes ?94
Miano tient donc le créateur littéraire africain pour quelque peu entravé. Cela relève
également de son imaginaire et des non-dits d’une littérature, qui manque de poser une parole
sur certains sujets, dont la Traite transatlantique. En cela, l’écrivaine dresse un constat plutôt
pessimiste de l’état des lettres africaines, questionnant la primauté donnée en France, aux
textes de ses pairs masculins, faisant usage de l’humour :
Les livres que nous écrivons disent, et très clairement, où nous en sommes en ce qui nous concerne au plus profond. Ceux que nous n’écrivons pas aussi. La parole qui n’ose pas s’énoncer, s’écrire, sous prétexte de ne pas se confronter au grand dérangement induit par des questions difficiles, est une parole immature. Le risque est qu’elle ne soit rien de plus qu’un bavardage. Que disent les littératures subsahariennes produites en
91 Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 46. 92 Ibid., p. 48. 93 Léonora Miano, « L’impératif transgressif », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 111.94 Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », loc.cit., p. 62 - 63.
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français de fondamental à l’heure actuelle ? Il faut se le demander. Que chacun interroge les visées de son écriture. Dire ce que l’on souhaite est une liberté inaliénable. N’avoir envie de dire que des choses qui ne vous font pas souffrir, qui ne vous forcent pas à entreprendre la traversée de vos propres ombres, est extrêmement problématique. Ne produire que des littératures descriptives et donc divertissantes — l’effroi étant lui aussi une source de divertissement comme le démontrent les films d’horreur — quand on espérerait qu’elles soient également analytiques, porteuses de sens, est certainement dramatique. Pour l’instant, il semble que les littératures francophones au sud du Sahara passent à côté de leur parole propre, parce qu’elles sont les premières à la craindre. Alors, leur voix continuera à manquer au monde, dans la mesure où elles n’auront pas su donner une signification réelle à toute l’expérience humaine des Subsahariens95.
Si Miano considère que le créateur littéraire africain est enclavé par son propre
imaginaire, elle prend également position contre l’Académie (édition, universitaires,
critiques), bref le système littéraire dont dépend le créateur africain et dans lequel, dans l’état
actuel des choses, il ne pourra jamais vraiment prétendre à l’universel. La position du créateur
africain l’oblige à dépendre de l’édition occidentale, mal nécessaire qui peut toutefois influer
sur sa production. L’auteure semble justifier une certaine réception de ses œuvres par cet état
de fait :
L’effet immédiat de ce manque d’autonomie est que les textes en question sont d’abord lus par un lectorat européen, et j’inclus dans cette catégorie ceux des Subsahariens installés en Europe qui lisent ces romans. En effet, cette catégorie de lecteurs, même si elle a des attaches avec l’Afrique, même si elle en possède souvent la culture, vit, en Europe, sous le regard de l’autre, dans lequel elle a besoin de se sentir valorisée. Cet état de fait a tendance à biaiser la lecture, et j’ai pu l’éprouver à diverses reprises96.
D’autre part, Miano dénonce la lecture thématique des auteurs africains, la recherche
effrénée du référent africain et d’une vérité à retirer sur sa condition, l’uniformisation du
continent, ainsi qu’une vision essentialiste soit une « esthétique clairement identifiable,
[une] parole de fond, qui soit différente de celle énoncée ailleurs dès lors qu’on aura été
95 Léonora Miano, « Littératures subsahariennes : la conquête de soi », loc.cit., p. 67 - 68.96 Léonora Miano, « Lire enfin les écrivains subsahariens », dans Habiter la frontière, Paris, L’Arche, p. 38 – 39.
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dominé et fantasmé par l’autre97 ». En somme, à ses yeux, parler de littérature africaine
devient une aporie, d’où le fait qu’elle privilégie le terme de littérature subsaharienne. Pour
elle, les auteurs devraient ainsi être jugés à l’esthétique, non à une appartenance commune,
fourre-tout et généraliste.
La volonté de déterritorialiser le texte, de le démettre des étiquettes idéologiques
expliquent que Miano se tienne loin du qualificatif francophone, dans ce qu’il peut traduire
de paternalisme français, vestige de la domination coloniale. La francophonie, pour Miano,
renvoie toujours à la périphérie. Politiquement parlant, elle est démentie par le peu de
représentation et d’inclusion des subsahariens dans les sphères sociales, politiques,
artistiques en France, par exemple, ainsi que par le peu d’usage fait du français dans des pays
où il est pourtant langue officielle. Littérairement parlant, elle se traduit par la sécularité des
auteurs africains. Miano entretient la vision d’une francophonie panafricaine « qui permet
d’envisager le français comme un lien avec les diasporas francophones d’Europe et des
Amériques au sens large98 ». Cette francophonie servirait à diffuser une voix qu’elle nomme
afrophonie.
[…] la parole afrophonique est transnationale et culturellement transversale. Elle traverse et relie tous ces mondes afros. L’afrophonie, telle que je l’envisage, est le discours qui s’énonce entre Subsahariens, pour penser leurs relations et ce que doit être l’apport du continent à la marche du monde. […] De même qu’elle récuse en son sein toute domination linguistique, l’afrophonie reconnaît la pluralité des trajectoires historiques et les célèbre dans l’égalité. Valorisant les langues organiques des peuples dont elle émane, leurs spiritualités, leurs sensibilités au monde, l’afrophonie s’empare de tout autre langage à sa portée, afin de communiquer, à l’humanité, son message particulier. La désaliénation ne consiste pas en la répudiation de tout élément venu d’Occident, mais dans le choix du rôle à lui attribuer, dès lors qu’il a été identifié comme utile. Il est tout à fait possible d’avancer dans le sens de soi-même, de passer par la porte ouverte du français pour partager d’autres langues entre Subsahariens, avec les Afrodescendants et l’humanité dans son ensemble99.
L’appellation de francophonie, pour Miano, suppose encore une hiérarchisation autour
de l’épicentre qu’est la France. Ainsi, l’écrivain ou les littératures qui se présentent sous ce
97 Léonora Miano, « Lire enfin les écrivains subsahariens », loc.cit., p. 37. 98 Léonora Miano, « L’impératif transgressif », loc.cit., p. 98.99 Ibid., p. 99-100.
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terme seront toujours exotisés et renvoyés à une marginalité contre-productive ; en bref :
aliénés. Léonora Miano veut éviter de figer l’écriture dans des appartenances politiques,
territoriales et sociales. Elle ne croit d’ailleurs pas aux concepts de nation, territorialisme etc.
qui sont autant de barricades (fascisantes, selon elle) par lesquelles on rejette l’Autre, étranger
littéraire ou humain, en se repliant sur soi, en refusant de penser son intégration. Il s’avère en
fait que rien chez l’individu n’est naturel et que tout n’est que construction sociale et
historique : son pays de naissance, par exemple, existe à cause de la colonisation. Les ethnies
qui y vivaient n’avaient pas le projet Cameroun. Dans cette perspective, on ne peut
comprendre (ou réduire) un texte ou un auteur en fonction du sexe, de la langue ou de
l’appartenance : « Il n’y a que deux sortes de littérature : la bonne et la mauvaise100 ». En
somme, on ressent ici que l’écrivain, « lui dont l’aspiration à l’universel est connue n’accepte
pas bien son enfermement dans le système littéraire. Il rêve d’un lieu social où la littérature
n’existerait que comme la valeur donnée au langage et dont la littérature moderne produit le
mythe, en réaction à sa structure même101 ».
En fait, cette aspiration à dépasser toutes formes de clivages est en résonnance avec
l’hybridité culturelle de l’auteur, ce lieu de rhizome qui « rappelle, à ceux qui croient en la
fixité des choses, des identités notamment, que non seulement la plante ne se réduit pas à ses
racines, mais que ces dernières peuvent être rempotées, s’épanouir dans un nouveau sol102 ».
Pour cette raison, Miano s’est attachée au terme d’afropéen103, « catégorie de personnes
d’ascendance subsaharienne plus ou moins récente, avec des attaches européennes fortes104»,
dans une volonté de désigner une réalité négligée mais qui s’inscrit bel et bien dans le présent
et définitivement dans le futur français et global. Ainsi, l’on a pu observer un discours plus
100 Alain Mabanckou, « Portraits d’écrivains (1). Dix questions à Léonora Miano : "Laissons les étiquettes aux commerçants et aux esprits sans imagination ! », art. cit. 101 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, op.cit., p. 160. 102 Léonora Miano, « Habiter la frontière », loc.cit., p. 25. 103 David Byrne, « membre fondateur du groupe Talking heads […] souhaitait produire des artistes dont le travail permettrait d’explorer un continent aux contours fictifs qu’il avait baptisé Afropea, pour symboliser l’influence des cultures subsahariennes sur l’Europe […] Marie Deaulne [Zap mama] fut une des premières artistes à se présenter comme afropéenne. […] Si Afropea symbolise, pour David Byrnes, l’influence des cultures subsahariennes sur l’Europe, j’ai choisi d’utiliser ce mot pour explorer l’âme des Européens noirs. Léonora Miano, « Les noires réalités de la France », dans Habiter la frontière, Paris, L’Arche, p. 83-85. 104 Léonora Miano, « Afrodescendants en France : représentants et projections », dans Habiter la frontière, Paris, L’Arche, p. 139.
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politisé, depuis 2008, qui semble aussi aller avec l’état de la société française et une légitimité
littéraire :
Depuis 2007, la France n’est plus le pays que j’ai connu en arrivant en 1991, ni celui que je peux me représenter. Un pays imparfait, certes, mais où l’on est curieux de l’autre, où la culture importe, de même qu’une certaine forme d’élégance. On a réussi à presque tout saccager en très peu de temps. On ne pourra pas faire comme si rien ne s’était passé, comme si on n’était pas descendus aussi bas dans la vulgarité, dans l’agressivité à l’égard de l’étranger ou de ceux qui représentent l’étranger105.
Les tribunes106 que signent Léonora Miano dans le magazine Libération témoignent d’une France
encore au stade de projet. Monochromatique, repliée, peu représentative de sa diversité dans les
milieux sociaux107 et politiques, elle reste attachée à l’idée de race et de souche. Dans ces papiers, elle
s’exprime au « nous » des minorés, affirmant leur travail à l’élaboration de la société Française. Sa
défense d’Adama Traoré lui permet d’interroger ce que pourrait être le vivre-ensemble français et
comment, dans une société « viriarcale », son mot, de jeunes hommes noirs pourront définir leur
masculinité, en regard de l’oppression du pouvoir :
Les violences policières telles qu’infligées aux personnes d’ascendance subsaharienne sont l’expression la plus achevée du refus de partager avec elles l’espace public, sur des bases égalitaires. Parce qu’elles sont une prise par effraction des corps et qu’elles sont potentiellement létales, elles aggravent la violence psychologique que font déjà peser les discriminations à l’embauche ou au logement par exemple. Elles incarcèrent ces corps agressés dans l’expulsion du genre humain qui caractérise le racisme envers les Subsahariens et les Afrodescendants. Le décès tragique d’Adama Traoré, qui a ému et mobilisé comme rarement en pareil cas, nous oblige à répondre à des questions précises : selon quelles modalités allons-nous vivre ensemble et faire advenir, dans notre quotidien, ce que promet la devise de la nation française ? À quelles vies trouvons-nous suffisamment de valeur pour estimer qu’elles méritent d’être pleurées ? Vers quel avenir nous acheminons-nous en acceptant que tant parmi nous ne vivent que d’amertume ? J’emprunte à Louis Calaferte ce propos sur l’amertume, et les mots qui suivent : Le monde est nous tous ou rien. L’abri de votre égoïsme est sans effet dans l’éternité. Si l’autre n’existe pas, vous n’existez pas non
105 Sabine Cessou, Léonora Miano, un auteur qui dérange, [en ligne]. http://www.slateafrique.com/83491/leonora-miano-un-auteur-qui-derange-cameroun [Site consulté le 20/09/2016]. 106 La pensée réac’ tombe le masque et Marianne et le garçon noir. 107 Elle explique avoir retiré une de ses pièces, choisie pour être lue à la Comédie-Française. Les acteurs étaient tous blancs alors que la pièce met en scène des subsahariens et des afro-descendants : « il s’agissait d’intégrité, pas de stratégie ».
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plus108.
Miano a déjà eu à exprimer le non-sens du rejet de l’Autre, dans le contexte
contemporain, et surtout européen. Son discours médiatique dénonce, certes, mais il exprime
également un appel à repenser les notions d’identité, d’intégration et d’appartenance au sol
français. Il n’enjoint pas au repli communautariste. Miano a pu, lors d’un débat télévisé109,
expliciter sa position, au regard des attaques racistes qu’avaient subies Christiane Taubira en
2013. Selon elle, la disparition du monde connu, ainsi qu’elle le désigne, ne peut être
endiguée. D’ailleurs, les peuples subsahariens l’ont déjà subie et y ont survécu. Les flux
migratoires se déplacent avec leur bagage identitaire entraînant une mutation de l’Europe et
il faut accepter ce qui est déjà en marche, y réfléchir politiquement. Les tenants d’une position
contraire à la sienne s’hérissent de son propos, qui, à leurs oreilles, résonne sans doute comme
l’énonciation lucide et apaisée d’une forme de théorie du grand remplacement. Miano la
nomme post-occidentalité, « qui n’est pas la négation du substrat européen, mais sa
transformation110 ».
Les prises de position de Léonora Miano démontrent que l’auteure est engagée dans
un processus de redéfinition qui se veut totalisant : théorisant à la fois sur l’identité et la place
actuelle de l’africain ou de l’afropéen en Afrique et en Europe, mais aussi sur le rôle du
créateur subsaharien, pris dans un jeu institutionnel qui le dessert, à bien des égards. Miano
convoque donc « la nécessité de considérer la pratique littéraire en tant que démarche à la
fois philosophique — au sens de : philosophie de vie — et politique111 ». Conséquemment,
sa prise de parole intervient dans les champs littéraire et social, tels qu’ils se présentent
actuellement. Toutefois, elle met en lumière deux apories, que ses dispositions et positions
tendent à confirmer. Primo, les propos de Miano traduisent un désir de réformer la prise de
parole littéraire subsaharienne112 alors qu’elle affirme et cultive elle-même la solitude du
108 Léonora Miano, « La pensée réac’ tombe le masque », dans Libération, [en ligne], http://www.liberation.fr/debats/2015/10/16/leonora-miano-la-pensee-reac-tombe-le-masque_1405737 109 Émission Ce soir ou jamais, 2013. 110 Léonora Miano, « Les noires réalités de la France », dans Habiter la frontière, Paris, L’Arche, p. 87. 111 Léonora Miano, « Littérature subsahariennes : la conquête de soi », dans L’impératif transgressif, Paris, L’Arche, p. 40. 112 Qui trouve également son expression dans sa volonté de s’établir en institution par la création d’un prix littéraire ou d’insérer les littératures francophones dans le domaine des Africana Studies par diverses communications à l’endroit de l’institution universitaire.
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créateur africain. Secundo, elle défend l’importance d’aborder les évènements traumatiques
tel que la Traite, donc son propre travail littéraire, et, par ailleurs, la singularité scripturale
propre à tout auteur, tout en questionnant et rejetant la pratique d’écriture de certains, comme
l’utilisation de l’humour, qui conforte les préjudices occidentaux. Mais, comme il a été
évoqué dans le courant de l’analyse, son traitement de l’Histoire africaine peut lui aussi faire
le jeu d’une certaine grille de lecture. En ce qui concerne le créateur africain, il ne s’agit donc
pas toujours de privilégier certaines thématiques pour que sa parole soit non seulement
valide, pertinente au sujet africain ou afropéen mais aussi qu’elle échappe à l’équivoque
occidentale.
En outre, prise dans un jeu littéraire qu’elle dénonce, Miano trouve en lui la
légitimation et la visibilité à produire un discours totalisant, réformateur, prospectif, bref un
discours d’intellectuelle, qui infirme la position d’artiste constamment revendiquée :
Concrètement, l’autorité proprement artistique ou scientifique s’affirme dans des actes politiques comme le j’accuse de Zola et les pétitions destinées à le soutenir. Ces interventions d’un type nouveau tendent à maximiser les deux dimensions constitutives de l’identité de l’intellectuel qui s’invente, à travers eux, la « pureté » et « l’engagement », donnant naissance à une politique de la pureté qui est l’antithèse parfaite de la raison d’État. Elles impliquent en effet « l’affirmation du droit de transgresser les valeurs les plus sacrées de la collectivité — celles du patriotisme par exemple [dans le cas de Miano du nationalisme ou de l’identité nationale] […] —, au nom de valeurs transcendantes à celles de la cité ou, si l’on veut, au nom d’une forme particulière d’universalisme éthique et scientifique qui peut servir non seulement de fondement à une sorte de magistère moral mais aussi à une mobilisation collective en vue d’un combat destiné à promouvoir ces valeurs113 ».
En sommes, si Léonora Miano aspire à l’Universel, dans le monde littéraire et social,
son hybridité identitaire tend, par sa prise de parole, à se manifester de manière bien
circonscrite. Le champ intellectuel et l’imaginaire qu’elle convoque sont ceux du monde noir,
passé ou contemporain, mais sa parole engagée tend essentiellement à drainer le contexte
politique français. Dépassant l’harmonie apparente, c’est sur une tension entre les diverses
affiliations géographique et culturelle et la volonté d’ancrage dans le sol français, avec lequel
un profond sentiment d’appartenance transparaît, que se construit la trajectoire de l’écrivaine.
113 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, p. 550.
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Pour ces raisons, l’intertexte et l’intermédialité sont une des caractéristiques significatives de
son esthétique et servent à repenser l’incidence de l’Histoire sur le présent du monde actuel,
en retirer une clé d’ouverture au vivre-ensemble : c’est la quête du sens dans le non-sens. La
littérature semble donc bien permettre à Miano, comme elle le déclare, de faire acte de foi,
traduisant ainsi son optimisme mais, peut-être aussi, l’idéalisme.
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CHAPITRE II — LA QUÊTE DU PERSONNAGE ET SES ENJEUX.
La trajectoire sociale de Léonora Miano a permis de montrer la singularité de son
esthétique d’auteure ainsi que de ses prises de position, dans le champ littéraire. Du travail
auctorial, il ressort un leitmotiv : l’emphase d’un continuum entre passé et présent qui trouve,
notamment, à s’exprimer dans le sujet privilégié de la Traite transatlantique. Dans La saison
de l’ombre, cette dialectique du passé et du présent s’actualise dans la quête du personnage
qui, rappelons-le, par la réappropriation de son histoire se construit en modèle de
réappropriation de l’Histoire. Ainsi, au terme de l’œuvre, s’élabore un discours sur la
Mémoire, « définie comme un mouvement dual de réception et de transmission, se continuant
lui-même alternativement vers l’avenir. C’est ce processus qui forge la mnemne du groupe,
qui établit le continuum de sa mémoire, qui fait une chaîne des anneaux, au lieu de dérouler
d’une seule pièce un fil de soie114 ». Le personnage est engagé dans un processus d’anamnesis
où « se souvenir, c’est non seulement accueillir, recevoir une image du passé, c’est aussi la
chercher, faire quelque chose. Le verbe se souvenir double le substantif souvenir. Ce que ce
verbe désigne, c’est que la mémoire est exercée115 ». Le personnage fait œuvre de « devoir
de mémoire [consistant] pour l’essentiel en devoir de ne pas oublier116 » et achève sa quête
par le témoignage qui « donne une suite narrative à la mémoire déclarative117 ».
La construction et la signifiance de l’anamnesis sont corollaires du parcours et de la
transformation narratifs du personnage d’Eyabe. En conséquence, il nous est possible de les
analyser sur la base d’une logique sémiotique du récit, c’est-à-dire sur la notion de
transformation, soit le « passage d’un état donné à son état contraire par la médiation du
faire118 ». En opposition à notre méthodologie, la présence d’un certain mal-être en début et
fin de récit, conduit Pierrette Bidjocka Fumba à affirmer que « le dispositif narratif de La
saison de l’ombre […] peut être [matérialisé] par le schéma cyclique dysphorie-
114 Yosef Hayim Yerushalmi, « Réflexions sur l’oubli », dans Yosef H. Yerushalmi, Nicole Loraux, Hans Mommsen, et al., Usages de l’oubli, Paris, Seuil, 1988, p. 13. 115 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 67. Dans un souci de lisibilité, les mots entre guillemets dans la citation d’origine ont été retranscrits en italique. 116 Ibid., p. 37. 117 Ibid., p. 209.118 Ibid., p. 178.
36
dysphorie119 ». Ici, il est plutôt question de neutraliser cette constatation de dysphorie finale,
en valorisant le discours de mémoire.
Il s’agira pour nous de caractériser et de clarifier l’état initial du récit pour prendre la
pleine mesure de son état final (en termes de quête et de transformation achevées du
personnage et du discours mémoriel). La phase initiale est remarquable, car elle justifie la
signifiance du personnage par le processus d’individuation qui se tisse autour de lui, le rend
dépositaire des principaux mouvements narratifs mais aussi de la charge argumentative du
récit. Cette individuation se veut être traitée principalement par des procédés d’ordre
fonctionnel, distributionnel, syntaxique ou encore sémantique que nous mettrons en exergue
par trois axes d’analyse qui, selon nous, différencient le personnage mais, également,
problématisent l’objet et l’enjeu de sa quête. Primo, la dysphorie par laquelle s’ouvre La
saison de l’ombre et qui témoigne de la disparition du monde connu ; secundo, la présentation
de certains rôles narratifs dans les figures de l’anti-sujet (le pendant polémique du sujet), de
l’auxiliaire et du destinateur, ainsi que de leur quête respective avortée (hormis le destinateur,
qui n’est pas sujet d’une quête) ; tertio, le personnage principal et l’objet de quête en eux-
mêmes.
1. Dysphorie : la disparition du monde connu
Aurore fuligineuse, le premier chapitre du roman, nous plonge in media res dans une
atmosphère tendue, un monde qui semble retenir son souffle, plongé dans l’interstice entre
vie et mort, comme l’introduit l’oxymore. Il prolonge l’ambivalence du motif de l’ombre,
qu’introduit le titre du roman.
La saison de l’ombre est un monologue avec la solitude, le vide, la nuit. De la même manière, l’ombre, peut être aussi, la mort. Le seuil qu’elle symbolise est un espace d’une ambiguïté fondamentale. De même qu’elle est synthèse des départs et des arrivées. L’ombre fait valoir le moment précis du crépuscule et la possibilité d’une renaissance.
119 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre de Léonora Miano », loc. cit., p. 82.
37
Au même titre que la nuit, elle est image propédeutique d’une aurore nouvelle voire d’un passé révolu […]120.
D’emblée, la tension dans laquelle nous plonge l’oxymore du premier chapitre se ménage
une avenue heureuse, tend à féconder cette suspension dans l’inconnu. Pour Alice Delphine
Tang, le sens de ce jeu entre lumière et ombre dépasse même les enjeux des fictions
mianoniennes, il « traduit symboliquement ce flou identitaire des ressortissants de la
diaspora121 ». Emmanuelle Mbégane Ndour prolonge ce point de vue : « Cette invitation à
s’attarder sur les lieux de médiation — la frontière — est l’expression d’une ouverture
nécessaire vers de nouveaux espaces où se construisent des identités autres, afropéennes122 ».
Le récit s’ouvre par un malheur, un incendie, antérieur à la narration et qui sera découvert
par effeuillage. L’on peut cependant en mesurer les effets grâce au mode de la narration
simultanée, où « la marque de distance temporelle entre histoire et narration que comporte
inévitablement l’emploi du prétérit — disparaît dans une transparence totale du récit, qui
achève de s’effacer au profit de l’histoire […]123 ». « Celle dont les fils n’ont pas été retrouvés
ont fermé les yeux, au bout de plusieurs nuits sans sommeil. Les cases n’ont pas toutes été
rebâties après le grand incendie124 ». « [Au] bout de plusieurs nuits sans sommeil », référence
au Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, nous renseigne, même avec imprécision sur
la datation de l’évènement : la locution prépositionnelle « au bout de » suivi de « plusieurs »
accentue la passation du temps sur l’événement. À la page 40, l’on apprend que trois
semaines se sont écoulées. Pour autant, la désolation a pris ses droits sur le village, amorçant
une désagrégation progressive de la solidarité de la communauté ainsi que de ses repères, qui
forment les fondements de la vie en société. Lorsque l’ancienne Ebeise, qui a soumis l’idée
de regrouper les mères dans une case, n’est plus sûre du bien-fondé de ce choix, elle se rend
120 Patricia Bissa Enama, « Léonora Miano ou la gynécocratie racontée dans La saison de l’ombre », loc. cit., p. 300. 121 Alice Delphine Tang, « Le sens du clair-obscur dans les romans de Léonora Miano », loc. cit., p. 74. 122 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne », art. cit., p. 102. 123 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 231. 124 Léonora Miano, La saison de l’ombre, Paris, Grasset, 2013, p. 11. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention du numéro de la page.
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chez son amie Eleke, l’autre matrone du clan, pour prendre conseil. En route, elle constate
les ravages :
La terre, habituellement rouge, est encore striée de noir par endroits. Les femmes ont eu beau balayer au cours des trois semaines écoulées, l’empreinte du malheur ne s’est pas effacée. Quelques cases ont été rebâties, mais chaque concession familiale en compte cinq ou six. Il n’y a pas de clôture, autour des maisons. Près de la porte, une excavation conférant des allures de grotte à l’habitat du clan, un pilier en bois sculpté est placé, qui représente le totem de la famille. À côté des demeures en cours de reconstruction, il n’y a pas de totem, aucune protection. L’ancienne soupire, contemplant cette désolation. Il est impensable qu’une telle chose se soit produite. Pourtant, c’est là. Les cases en terre, coiffées d’un toit en feuilles de lende, sont maculées de longues traînées sombres, quand elles n’ont pas brûlé. Il a été décidé qu’on ne les érigerait plus si près les unes des autres. Cela a aidé la propagation du feu : il a suffi d’enflammer le toit d’une case, pour que celui d’à côté s’embrase aussitôt. (40 – 41)
Par la personnification, le malheur devient un spectre qui hante à présent le village. Pire,
« les Mulongo comprennent que le feu est en eux depuis le grand incendie » (64). Son
amplitude trouve à la fois sa force dans l’impossibilité des gestes du quotidien à le faire
disparaître et par sa teinte sombre, qui souille les couleurs de vie comme le rouge terre ou le
vert des feuilles. Par ailleurs, ce triste constat se présente non seulement comme l’empreinte
du malheur passé mais aussi comme la manifestation picturale d’une brèche, dans laquelle
pourront se glisser de nouveaux accablements. Pour cause, les Mulongo se verront de
nouveau attaquer par les Bwele et dispersés par ceux-ci dans divers territoires. Ainsi, même
l’environnement spatial et architectural semble pressentir l’inutilité de reconstruire. Le
passage insiste sur la vulnérabilité des bâtisses, privées de leurs protections matérielles et
spirituelles, l’absence de ces dernières étant sans doute la plus dangereuse, ce que la causalité
par la juxtaposition démontre : « il n’y a pas de totem, aucune protection » (40). La
« débandade vers la brousse » (64) avait commencé « lorsque le feu avait menacé de prendre
le sanctuaire aux reliquaires collectifs. Le lieu où sont conservés les ossements, dents et
phanères des ancêtres du clan. Ceux dont les restes sont gardés représentent ce que le clan a
engendré de plus grand. Ce sont les aïeux les plus honorables, les plus méritants […] La
communauté avait commencé à se morceler » (64). Ici, les villageois se souviennent avec
tremblements de la nuit de l’incendie. Le terme familier de « débandade » traduit une fuite
effrénée, inorganisée, désolidarisée et sans buts. L’on constate ainsi que socle spirituel et
39
solidarité s’étaient mutuellement étiolés, à mesure qu’un pan de l’histoire Mulongo était
menacé de disparition. Par ailleurs, le terme de « débandade » est utilisé dans des souvenirs
exprimés au discours indirect libre, par lequel transparaît un doute : la familiarité de ce terme
renvoie-t-elle à un jugement moral de l’instance énonciative ou à la honte propre des
villageois, qui auraient sans doute dû et voulu défendre leurs reliquaires, leur bien le plus
précieux ? En tous les cas, le terme soutient la comparaison péjorative ultérieure de Bwemba,
le chasseur Bwele qui a mené l’assaut contre les Mulongo : « Les Bwele ont bien ri, en voyant
leurs voisins prendre la fuite comme des insectes » (106).
L’impuissance de ceux qui subissent les affres de l’Histoire, dans les œuvres de Léonora
Miano, est non seulement omniprésente mais aussi ambigüe : elle relève de la force des
choses mais aussi d’une volonté personnelle. Dans La saison de l’ombre, elle se caractérise
notamment par la négativité qui découle de l’emploi du pronom personnel indéfini de la
troisième personne, « on », pour désigner la communauté. Ce pronom semble agir comme un
indice, « il pointe mais ne dit pas ; ce qu’il pointe, c’est le nom, c’est la vérité comme nom ;
il est à la fois la tentation de nommer et l’impuissance à nommer125 ». En effet, à maintes
reprises, il connote une forme d’immobilisme et de méconnaissance désinvolte, pour ne pas
dire pusillanime : « on ne sait où » (11), « on ignore ce qu’ils sont devenus. On accepte de
vivre sans le savoir » (26) « on échange en silence des regards » (63), « on feindra » (65), « on
ne parle pas » (64). Rosine Paki Sale, en faisant une lecture de L’intérieur de la nuit, brosse
un portrait des villageois d’Eku et des citadins de Sombe que l’on pourrait tout aussi bien
faire des Mulongo :
Ce tableau renvoie l’image d’un peuple livré à l’ambiance, pas toujours
épanouissante, de son environnement, assoupi dans une navrante léthargie, expression de sa résignation et manifestation de son désespoir. Le désespoir, relevait Descartes, naît d’un excès de crainte. Cet excès présente l’objet du désir comme impossible et, par voie de conséquence, fait cesser le désir lui-même. Plus la crainte grandit, plus l’univers des possibles se rétrécit. Le désespoir est donc un cloisonnement de la volonté, un refus de penser qui obstruent les voies aussi bien de la libération que de l’épanouissement de l’être. Le désespoir équivaut à une absence de vision futuriste et à un accablement de l’individu par les fantômes du passé126.
125 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 68. 126 Rosine Paki Sale, « Configurations idéologiques dans l’esthétique romanesque de Léonora Miano : une lecture de L’intérieur de la nuit », loc. cit., p. 271.
40
Par ces considérations, l’on admet que la collectivité s’est exclue du travail de
mémoire. L’histoire des disparus est condamnée à rester prisonnière du passé parce que « ce
que nous appelons l’oubli au sens collectif apparaît quand des groupes humains échouent —
volontairement ou passivement, par rejet, indifférence ou indolence, ou bien encore du fait
de quelque catastrophe historique brisant le cours des jours et des choses — à transmettre à
la postérité ce qu’ils ont appris du passé127 ». Ici, en l’occurrence, la collectivité ne recherche
même pas activement la vérité sur l’évènement.
La question de la survivance, de la trace, est pourtant capitale puisque tous les pans de
l’identité de la communauté sont menacés. Cela repose, en premier lieu, sur un déséquilibre
spirituel dû à la perte du ministre des Cultes. En effet, Mundene, guide spirituel, officiait
auprès des jeunes initiés, lorsque les Bwele ont attaqué le clan, il a donc lui aussi fait partie
de la rafle. Aussi, « en l’absence du guide spirituel, lui aussi perdu on ne sait où, le Conseil
a pris les décisions qui semblaient s’imposer » (11). Mundene est le « médiateur entre ce
monde et les autres » (75) ; sans lui, il n’y a donc, potentiellement, pas moyen de rejoindre
les disparus, s’ils sont morts, les ancêtres ou les génies, gardiens de la mémoire ancestrale et
de la parole sage. Mundene, assurément, saurait probablement apporter les réponses aux
questions que le village se pose. Il saurait quelle attitude adopter et son opinion serait la
première à être valorisée. Son importance se traduit, notamment, par le fait que la décision
de confiner les femmes, prise par le Conseil, est dénotée : le verbe sembler induit ici un doute
énonciatif très fort quant à la validité de la décision du Conseil et exclut de ce fait la
possibilité que le malheur soit dû à « des manquements à l’égard des ancêtres, des maloba et
de Nyambe lui-même » (13), comme les vieux sages le croient.
En son absence, la spiritualité telle que les Mulongo la connaissent a perdu de son sens.
D’abord, elle est instrumentalisée : Mutango livre aux membres du Conseil, qui soutiennent
ses velléités de pouvoir, une interprétation fallacieuse de l’ombre qui s’est étendue sur la case
des femmes au petit jour. Le but étant d’ourdir une ordalie contre ces femmes et de confondre
l’autorité de son frère. De surcroît, la spiritualité est inopérante à contrer le cours tragique
127 Yosef Hayim Yerushalmi, « Réflexions sur l’oubli », loc. cit., p. 13.
41
des évènements. Lorsque Mukano, le chef des Mulongo, accompagné de sa garde
personnelle, prend la route de Jedu (le sud), là où la reine Bwele a laissé entendre que les
disparus sont allés, tous se retrouvent pris dans la vase des mangroves :
Avant de quitter le village, il a pris soin de s’adresser aux esprits. Il a lui-même interrogé le ngambi, qui ne lui a pas fourni de réponse précise. Il a dû se contenter d’une parole : Fils de Mulongo, a dit l’oracle, rien ne sera plus comme avant. Voici venu le règne de Mwititi. La parole ne lui a pas donné les instructions attendues. La décision lui revenait, il l’a prise, afin d’honorer son rang. (154)
La parole de l’oracle n’est pas prolixe, elle se retranscrit par la négation et l’incertitude.
Par ailleurs, elle ne lui permet pas de contrecarrer le mensonge de la reine Bwele et, par le
fait, d’éviter une mort certaine. Elle échoue là où on attendrait de son pouvoir, en termes de
sagesse ou de performativité.
La communauté semble d’autant plus frappée d’un présage de mort certain que Mundene
n’a pas eu le temps de transmettre à son fils l’intégralité de son savoir. En effet, seul Musima,
le fils du ministre des Cultes et d’Ebeise, pourrait lui succéder mais la sémantisation de sa
jeunesse, au sens figuré comme au sens propre, traduit son inaptitude à endosser ce rôle-
pilier. Sa prise de parole fait écho à sa description : « […] un apprenti mage portant sur le
visage l’empreinte du grand égarement auquel il est en proie depuis que son père a disparu »
(75). Elle est donc caractérisée par l’hésitation et la peur. En situations sociales, lorsqu’il
s’agit de s’exprimer devant les autorités du clan telles que le Conseil ou Mutango, de
nombreux exemples témoignent de son apeurement : « Musima balbutie », « Musima à la
gorge sèche. Le son qui s’échappe de sa poitrine comprimée par l’angoisse n’est qu’un filet
souffreteux » (32), « se raclant la gorge, le fils de la matrone s’efforce de mobiliser sa langue
aride » (34), « Musima […] improvise, se convainc d’avoir choisi la procédure adéquate »
(24). Dans un univers où la parole est puissance et évocation, la voix faible de Musima
exprime son immaturité pour assumer toute forme d’autorité. Devant s’exprimer face au
Conseil sur l’ombre qui planait sur la case des femmes, ses paroles sont uniquement
rapportées en discours indirect libre, alors que sa mère s’exprime en discours direct et sa
« voix […] est pleine d’autorité » (34). Finalement, « c’est dans un souffle qu’il propose un
42
rituel de purification pour les neuf femmes […] » (34). Non seulement cette proposition à
peine audible traduit l’insécurité de l’apprenti guide mais l’on pourrait parler, dans ce cas,
d’une énonciation performative malheureuse. En effet, ce rituel ne peut qu’être ordonné par
une personne reconnue, assise dans son rang et sa sagesse, « il faut que […] les personnes et
circonstances particulières soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la
procédure en question128 ». Le cas de Musima recoupe l’exemple donné par Austin
concernant le baptême manqué d’un bateau : On pourrait dire que j’ai « rempli certaines des formalités » de la procédure destinée
à baptiser le bateau, mais que mon « action » fut « nulle et non avenue » ou « sans effet », parce que je n’étais pas la personne adéquate, que je n’avais pas les « pouvoirs » pour l’accomplir. Mais on pourrait dire aussi — pour résoudre le problème autrement — que lorsqu’il n’y a ni prétention ni même l’ombre d’un droit aux pouvoirs, alors il n’existe aucune procédure conventionnelle reconnue : c’est une imitation bouffonne […]129.
Si la communauté Mulongo a perdu la sécurité spirituelle, le renversement de son monde,
tel qu’il était avant le grand incendie, passe également par un renversement du code social.
Le clan des Mulongo a été fondé par la reine Emene. Celle-ci leur a légué des principes de
succession : le pouvoir se transmet par la mère, à son premier-né, indépendamment de son
sexe. Cependant, cette tradition n’est plus respectée depuis que « son premier-né […] avait
décrété, il y avait maintenant plusieurs générations, que le tabouret et le bâton d’autorité se
transmettraient de mère en fils » (44). Par ailleurs, les hommes peuvent, depuis son règne,
être polygames. Enfin, « on ne prononce plus le nom de cette reine du passé, en dehors des
enseignements dispensés aux filles lors de leur initiation. Si un reliquaire a bien été sculpté
pour l’honorer, elle n’est pas révérée. La statue fixée sur la cavité renfermant ses restes n’est
pas ointe avec amour, avec respect. Son esprit ne reçoit que rarement des offrandes » (44).
Ainsi, depuis la mort de la reine Emene, les femmes n’ont pas l’apanage de l’autorité, elles
ne sont plus les égales des hommes : il ne leur « appartient pas d’arpenter les chemins » (38),
elles « sont considérées comme des enfants jusqu’à ce qu’elles atteignent l’âge de la
ménopause » (13). Pour de nombreux critiques, ce reniement et remaniement de l’équilibre
128 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970, p. 49. 129 Ibid., p. 56.
43
hommes-femmes ouvre la porte aux évènements traumatiques dont les communautés
dépeintes dans les ouvrages de Miano sont victimes. Concernant La saison de l’ombre,
Patricia Bissa Enama explique :
En rejetant et en effaçant de son histoire la mémoire de celle qui a été sa fondatrice, la reine Emene, cette communauté s’est rendue coupable de matricide et a perverti ses lois. En même temps que le clan a affiché ce dédain pour son passé, il tombait indéfectiblement dans la perversité. In fine, ce crime sera lavé dans la violence, la déportation et la soumission aux autres130.
Janice Spleth prolonge cette lecture, en s’interrogeant sur la place des femmes, chez
Miano, dans les guerres civiles au regard du roman L’intérieur de la nuit :
Having meticulously established the traditional balance between male and female roles that serves as the basis for individual and group identity within the village, Miano goes on to demonstrate how the violence and upheaval of civil war may be understood in part as the disruption of this balance or as the breaking of a long-standing contract between men and women and, more specifically, between husband and wife. First and foremost among the breaches in that contract is the intrusion of the insurgency into the village, that part of the gendered universe reserved to women and their activities131.
Janice Spleth constate également que « the male leadership had been impotent in the face
of the violence, unable to shield the village from the insurgents132 » et que la violence qui
s’inscrit dans l’œuvre « [opens] up a new space for a woman’s leadership in the community,
[allowing them] to go beyond the boundaries that normally restrict them133 ». Et pour cause,
sans guide spirituel et sans certitudes, « [des] femmes ont été consultées : les plus âgées »
(11) pour décider du sort des mères des disparus. Certes, le déterminant défini et le nom
« femmes », suivi de l’assurance qu’elles ont désormais le même statut que les hommes
(puisqu’elles sont maintenant ménopausées), les dissocient clairement des mères qui ont,
jusqu’à présent, été désignées par une périphrase impersonnelle, à connotation négative,
130 Patricia Bissa Enama, « Léonora Miano ou la gynécocratie racontée dans La saison de l’ombre », loc. cit., p. 298. 131 Janice Spleth, « Civil war and women place in Léonora Miano’s L’intérieur de la nuit (Dark heart of the night) », dans Research in African Literatures, XLIII, n°1 (printemps 2012), p. 93. 132 Ibid., p. 96. 133 Idem.
44
chargée d’accusations mystiques : « Celles dont les fils n’ont pas été retrouvés » (11).
Toutefois, leur pouvoir décisionnel est nuancé par l’infirmation introduite par la typographie
des deux-points suivie de « les plus âgées », qui indiquent des conditions requises pour se
faire entendre, en tant que femme, et le caractère inhabituel de cette pratique.
Cependant, face à leur décision de regrouper les femmes dans une case, le chef du clan se
manifeste uniquement par un hochement de tête, signe de sa perte de pouvoir décisionnel, de
sa propre confusion, cherchant simplement à sauver la face. Nous constatons bel et bien un
effacement des autorités en place au profit du genre minoré. Néanmoins, il faut, à ce stade,
nuancer cette proposition en rappelant que l’énonciation laisse entendre la contestation que
suscite la décision amenée par les femmes, au moyen du verbe appréciatif sembler.
Initialement, elles commettent une bévue en reproduisant les erreurs originelles de leur clan,
c’est-à-dire exclure « celles dont les fils n’ont pas été retrouvés » au lieu de leur ordonner
« de chanter, de danser leur peine, afin de mieux la dépasser. [Ce qui est] pourtant la tradition
ici » (37). Cette mesure va à l’encontre de la devise du clan des Mulongo : « Je suis parce
que nous sommes ». Il apparaît donc que les Mulongo sont pris dans un cercle vicieux où le
reniement de leurs valeurs ancestrales est dépeint comme, en partie, source de leurs
difficultés134 et où l’évènement traumatique, au lieu de les pousser à s’accrocher à ces mêmes
valeurs, les en éloigne davantage. Ainsi, lorsque Mulengu propose au Conseil de couronner
l’aînée des filles de Mukano, en attendant le retour de son père, parti en quête de vérité, il
s’attire les foudres de ses congénères. Par l’ironie du sort, à ce moment même, les troupes
Bwele sont en train de revenir au village pour achever les rapts ; et les membres du Conseil
de décrier, par la proposition de Mulengu, le caractère néfaste de la force féminine : « Tu vois
ce que c’est que de vouloir inverser les choses ! Sais-tu seulement quelles énergies tu as
mobilisées ? » (175). En plus de cet inversement des valeurs, la perte de leur assise politique
précipite davantage la dispersion des Mulongo.
134 Il va sans dire que cette justification relève exclusivement de ce que la fiction construit et laisse entendre ; elle est même, sans doute, un enjeu de lisibilité qui trouve sa pertinence dans le rôle particulier de la féminité, dans cette œuvre, ce que notre analyse tend aussi à expliciter. À notre sens, même si notre démarche tend à dégager de cette même fiction un propos critique sur l’Histoire et la Mémoire véritables des peuples victimes (directement ou indirectement) de la Traite, cette responsabilité malsaine des victimes n’a aucune pertinence dans le réel.
45
L’anarchie politique s’introduit à travers la rivalité ancestrale et le caractère
profondément contrasté de Mukano, chef du clan, et son demi-frère Mutango, jaloux de son
rang. Mutango entend, notamment, profiter de « ces temps troublés [pour] trouver des alliés
[pour] lui prêter main-forte » (13) afin de changer les prérogatives de la passation du pouvoir.
Mukano refuse la position victimaire et voudrait partir à la recherche des disparus, mais son
incapacité à imposer sa volonté, malgré sa respectabilité, est le témoignage sûr que la raison
a quitté le clan ou que la logique est un miroir que l’on ne peut se décider à regarder. Mukano
comprend que l’enjeu de la vérité sur le sort des disparus ne souffre pas une reprise naïve de
la vie du clan. Alors qu’il est en train d’attendre que le Conseil se réunisse, suite à l’étrange
spectacle de l’ombre planant sur la case des femmes, le chef prend la décision d’aller chercher
des réponses chez la reine Bwele, Njanjo, puis d’amorcer une recherche des disparus avec sa
garde rapprochée. Ses pensées oscillent entre l’émotion, l’impuissance et la déduction
raisonnée. Il comprend que la disparition des hommes a laissé une empreinte particulière sur
le village et qu’il faut élucider le mystère :
Depuis l’incendie, Mukano n’a pas réussi à faire passer l’unique mesure qui lui tienne à cœur, plus encore que la reconstruction du village. Le chef aurait voulu que les guerriers de la communauté ne se limitent pas à rechercher des indices permettant d’expliquer l’évènement. Son désir était de les envoyer plus loin qu’aux abords du village, chez le peuple Bwele, jusqu’aux limites du monde, si nécessaire. Que tout soit tenté pour retrouver les disparus. Que les ancêtres, dont la seule ambition fut de voir prospérer leur descendance, ne soient pas abandonnés à travers ces fils enlevés. En dépit de la certitude acquise dès le lendemain qu’il ne s’agissait pas d’un accident, les membres du Conseil n’ont rien voulu entendre. Le janea soupçonne son frère de leur avoir farci le crâne d’idées mystiques, quand il est évident que ce sont des hommes qui ont agi. Des hommes dont il convient de sanctionner le crime. (30 - 31)
Le caractère précieux des êtres disparus est marqué par la poétisation du langage.
L’anaphore par le « que » transforme l’énoncé en une sorte d’exhortation adressée à soi-
même ainsi qu’à la mémoire ancestrale. L’intériorité, que portent les noms « cœur » et désir »,
ne tend qu’à l’absolu de la vérité, que traduisent les syntagmes « unique mesure » et « seule
ambition ». La métaphore qu’induisent les adverbes de totalité « tout » et « jusqu’aux » reflète
l’enjeu du mystère puisqu’elle traduit l’infini : les Mulongo sont un clan replié et ne mesurent
46
pas les limites du monde. On retrouve ici « l’épopée du poétique », c’est-à-dire « une épopée
où l’élément héroïque est le langage lui-même comme force et comme mouvement135 »
qu’Emmanuelle Mbégane Ndour évoque concernant le langage à l’œuvre dans le roman.
Dans la proposition « que les ancêtres […] ne soient pas abandonnés », le verbe abandonner
peut aisément se lire comme synonyme d’oublier. Le discours de Mukano établit donc cette
dialectique intéressante entre devoir et justice ; ainsi, le « devoir de mémoire ne se borne pas
à garder la trace matérielle, scripturaire ou autre, des faits révolus, mais entretient le
sentiment d’être obligés à l’égard de ces autres dont nous dirons […] qu’ils ne sont plus mais
ont été136 ».
Mukano incarne la raison, l’honnêteté, « il ne se permet aucun manquement à la morale,
ne pratique pas la dissimulation », « la ruse n’est pas son domaine » (32) et préfère envisager
les règlements diplomatiques. Mutango, lui, est présenté pour la première fois par l’adjectif
antéposé « l’adipeux Mutango » (13) comme si ce terme péjoratif était indissociable de la
personne en elle-même. La dichotomie entre Mukano et Mutango se construit donc sur un
portrait moral qui file une isotopie humain/animal. Cette animalisation trouve sa pleine
expression lorsque Mutango quitte le village afin de rencontrer Bwemba, le chasseur Bwele,
et d’obtenir ses propres renseignements sur le sort des disparus. Mutango marche dans la
brousse : « [son] ventre déborde par-dessus la ceinture de sa manjua » (70), « les buissons
menacent de lui percer la panse » (69), « la plante de ses énormes pieds s’étale » qui
sont « secs, rudes, parés pour piétiner tout ce qui existe » (70) ; il « dévore des morceaux de
viande boucanée » (70) « met à contribution ses puissantes glandes salivaires […] rote
abondamment » (71). L’isotopie se résume à la phrase suivante : « L’adipeux émet alors un
grognement de phacochère, ce qui accentue les traits qu’il a en commun avec cet animal.
Seules lui manquent les défenses. Ce n’est qu’une apparence : il les porte dans le cerveau »
(71).
135 Jean-Michel Maulpoix, Par quatre chemins. Francis Ponge, Henri Michaux, René Char, Saint-John Perse, Paris, Éditions Pocket, 2013, p. 51. Cité par Emmanuel Mbéghane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne », art. cit., p. 97. 136 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 108.
47
Mukano, quant à lui, n’est décrit que par ses qualités morales, qui contrastent avec le
portrait physique et moral de son frère. Mutango trouve normal d’avoir des rapports intimes
avec sa fille prépubère, ce que son frère condamne. Mutango a tué le chasseur, qui pour
toucher une femme vierge lui avait rapporté de la viande interdite de léopard, et consommé
le sang de son cœur ; il veut « acquérir la puissance de la bête. Penser comme un léopard.
Être aussi capable de cruauté. Prendre conscience et se satisfaire de la solitude. Ne s’attacher
à personne… » (81).
Plus encore, l’attitude des dignitaires, face au sort des enlevés, s’oppose radicalement :
même s’ils sont tous deux en quête de vérité, leurs motivations divergent. Mukano manifeste
un attachement émotionnel aux disparus ; Mutango une curiosité pour l’agresseur et sa
puissance de subordination. Les révélations que lui fait Bwemba libèrent cet intérêt
problématique :
Qu’à cela ne tienne, l’homme est prêt à raser les murs une fois en pays côtier, si cela lui permet de voir les étrangers, de connaître les raisons véritables de leur présence de ce côté-ci de la Création. S’ils sont venus de pongo par les eaux, ils ont certainement entrepris un long et périlleux voyage. Il ne pense pas qu’on s’impose semblables épreuves uniquement pour se faire de nouveaux amis. Pour Mutango, les communautés n’ont pas de sentiments. Elles ont des intérêts. Les chefs aux pieds de poule qui ont envoyé leurs émissaires si loin, désirent quelque chose. Et ils le veulent pour eux-mêmes, pas pour les habitants du pays côtier. Il connaîtra le fin mot de l’histoire, verra de ses yeux l’étrange accoutrement qui peut donner l’impression d’une parenté entre humains et volatiles. Si la chose est possible, il inspectera cette embarcation qu’on dit gigantesque. Lui dont le peuple n’entretient, avec l’eau, qu’une relation des plus triviales […] découvrira comment il est possible d’en faire un passage entre deux territoires. Déjà, les pirogues des Côtiers, telles que Bwemba les lui a décrites, lui semblent une chose des plus extraordinaires. (79)
La fascination pour cette puissance qui soumet les êtres à son pouvoir est telle que le
notable est prêt à raser les murs, comportement davantage associé au rat, alors qu’il a pourtant
été décrit comme un phacochère, un prince de la brousse. Comme si hors de son milieu
naturel, familier, l’homme perdait en prestance. Par son discours, le personnage se travestit
en une forme d’anti-enquêteur. Il en adopte le comportement et les intentions : « raser les
48
murs », « connaîtra le fin mot de l’histoire », « verra de ses yeux », « inspectera »,
« découvrira ». Mais son désir de vérité est pernicieux, et traduit sa personnalité, car il confère
une dimension épique au voyage des étrangers, ayant enduré des tourments de plein gré pour
des intérêts certes obscurs mais, sans doute, importants. La préposition « pour », en début de
phrase, semble opérer une insistance de dissociation entre l’instance énonciative et l’opinion
du notable : son discours n’est pas motivé par l’intérêt communautaire, la justice ou le
sentiment mais par un utilitarisme progressiste et égoïste.
Par le contraste établi entre les deux frères, il est possible d’affirmer que la
communauté se situe aussi dans un interstice politique. Malgré ses désirs louables, la
puissance décisionnelle de Mukano a cédé la place à l’incompréhension et à la peine. Son
potentiel remplaçant, Mutango, n’a pas le sens de la communauté, comme en témoigne son
intérêt malsain pour ceux dont il sait pourtant qu’ils ont commandité l’enlèvement des
disparus.
L’atmosphère dysphorique des premiers temps du récit nous renseigne à plusieurs
égards sur l’écroulement des repères social, politique et spirituel qui confère à l’objet de
quête, la découverte de la vérité, une valeur particulière : il se constitue en enjeu de
survivance à travers les âges, pour une communauté appelée à mourir. Ainsi, il n’est pas
seulement un enjeu sémio-narratif, une « communication à un objet [qui] se définit par une
transformation […] conjonctive [ici]137 », mais aussi un lieu discursif. Par ailleurs, les
portraits des deux chefs politiques nous font toucher à la problématique de la mémoire sous
un angle différent : Mukano en comprend les enjeux en ramenant le passé dans le présent et,
par effet boule de neige, l’avenir dans le présent par les questions de la filiation et de la
collectivité. Mutango lui, serait plutôt prisonnier du passé et de l’individualisme : ses velléités
de puissance et de renversement des usages à son avantage l’enferment dans une démarche
de faire l’Histoire, comprise ici « au service du passé et du présent [mais qui] affaiblit le
137 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan Université, 2000, p. 209.
49
présent, […] déracine les germes vivaces de l’avenir138 ». Narrativement parlant, leur quête
respective, présente plusieurs intérêts que leur rôle actantiel respectif sert à circonscrire.
2. Les rôles narratifs : l’anti-sujet, l’auxiliaire et le destinateur-juge
Denis Bertrand définit trois positions relationnelles en regard du modèle actantiel
(définition à laquelle nous rajouterons le rôle d’auxiliaire) : […] celle du sujet (en relation avec ses objets valorisés), celle du destinateur (en relation avec le sujet-destinataire qu’il mandate et sanctionne au regard des valeurs dont les objets sont investis), celle de l’objet (médiation entre le destinateur et le sujet). Un second dispositif se dessine, parallèle, symétrique et inverse au modèle centré sur le sujet, celui de l’anti-sujet. Établissant une relation d’opposition avec le sujet, l’anti-sujet se réfère à des valeurs inscrites dans la sphère d’un anti-destinateur139.
Les rôles d’anti-sujet, d’auxiliaire indirect et de destinateur (Ebeise) nous permettent
d’évaluer la quête respective des personnages de Mutango, Mukano et le rôle de l’ancienne
Ebeise par rapport à la tâche qu’il incombe au personnage principal d’endosser. Les deux
frères s’opposent l’un à l’autre mais cet antagonisme est en fait annulé par l’échec de leur
quête respective, dès le début du récit. Toutefois, cet échec ne relève pas des mêmes
modalités étant donné que les personnages servent à mettre en exergue la quête principale et
l’objet de quête de différentes façons.
Le portrait moral qui a été dressé de Mutango permet de le qualifier d’anti-sujet. Ainsi,
sa quête s’inscrit à contrepoint de son pendant narratif et, pour cette raison, elle échoue et
n’intéresse que par son enjeu herméneutique et sa mise en valeur du personnage d’Eyabe.
L’environnement dans lequel progresse Mutango, au cours de son cheminement vers le
chasseur Bwele, présage de sa perte, en se rétrécissant sur lui comme un clapier destiné à
entraver un animal. On l’observe à travers la nature en brousse, caractérisée par ses
138 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, Paris, Mercure de France, 1922, p. 158. 139 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 158.
50
« agressions », « l’hostilité de l’environnement » (70). Au lieu où il rencontre Bwemba, « des
fleurs blanches aux pétales délicats poussent là, [...] exhalent une fragrance de charogne »
(72). Le parcours du personnage fait résonnance avec cette enquête, mal intentionnée, dont
il s’était donné la tâche. Dans cette enquête, l’ombre qui abrite les consciences des disparus
fait office de témoins à charge puisque « les morts peuvent devenir des narrateurs, seuls
véritables garants de la vérité dans la mesure où ils sont des témoins intégraux140 ».
Malheureusement, hormis des pressentiments, Mutango ne tire pas véritablement profit de
cet avertissement : « Oncle, l’interroge-t-on, pourquoi marches-tu avec celui-là ? Ne sais-tu
pas que les Bwele ont jeté sur nous leurs filets ? » (85). Arrivé à destination, le personnage
est littéralement happé et écrasé par l’espace Bwele.
Comme ils s’engagent sur l’artère centrale de la cité, Mutango ne peut s’empêcher d’en admirer l’architecture, ces bâtisses dont les murs et le toit en terre sont décorés de frises peintes avec soin ». Il contemple les portes en epindepinde, un bois sombre qu’on ne travaille pas dans son village parce que les siens l’associent aux puissances des ténèbres. Il songe que les forces de l’obscur ont incontestablement leurs qualités, si une matière qui les symbolise se révèle d’une telle élégance. Le gros regarde aussi les vêtements des rares personnes attardées là, la finesse du travail des artisans bwele qui font des merveilles avec leurs métiers à tisser l’esoko. Chez lui, les étoffes les plus délicates ne sont que battues, ce qui ne fait pas appel à la même ingéniosité. Mutango se sent tout à coup un peu arriéré, se fait l’effet d’un loqueteux (88).
La fascination du personnage pour la cité Bwele encourage ses velléités de grandeur et
trompe ainsi sa vigilance. Le champ lexical de la ville traduit par « bâtisse », « artère
centrale », « architecture », murs » contraste avec le possessif « son village », dont le suffixe
peut aisément, dans ce contexte, se lire comme une marque d’infériorité. D’ailleurs, cette
peinture de la ville Bwele magnifie davantage la fragilité des habitations Mulongo, déjà
évoquée. L’attitude de Mutango, qui a pourtant été prévenu du danger qui le guette, n’est pas
celle de la prudence. Au contraire, elle est transcrite par l’excès de verbes et noms mélioratifs
décrivant l’environnement Bwele et traduisant l’envoutement du personnage. Le raffinement
évoqué par « finesse », « élégance », « délicates », « avec soin », « ingéniosité » entre dans
une confrontation avec le clan Mulongo par l’usage des comparatifs, « chez lui », « les siens »
140 Irena Trujic, « Faire parler les ombres : les victimes de la traite négrière et des guerres contemporaines chez Léonora Miano », dans Nouvelles Études Francophones, XXX, n°1 (printemps 2015), p. 56.
51
et le pronom relatif qui traduit la dépréciation dans « ne sont que battues ». L’adjectif
« loqueteux » explicite radicalement l’obsolescence du peuple Mulongo face à leur menace
la plus immédiate. À plusieurs reprises, lors du séjour en pays Bwele, il est affirmé que les
Mulongo seraient en retard par rapport à leurs voisins. Les domestiques de Bwemba, par
exemple, qui sont pourtant hiérarchiquement inférieurs au chef Mulongo, lui témoignent du
mépris : « Le garçon lui présente ce qui ressemble à une étoffe pliée. C’est lui qui parle le
premier, une moue de désapprobation lui abaissant les lèvres : Étranger, je me permettrai de
rafraîchir ton… habit demain » (95). Les points de suspension traduisent ici la
condescendance. Bwemba se moquera quant à lui, une fois de plus, des habitations Mulongo
qui sont « tellement rudimentaires, avec leur toit en feuilles de lendes séchés, leurs piliers de
bois » (106).
L’échec de Mutango est renforcé par la distanciation ironique qui se produit entre ce
qu’il envisage, traduit par l’énoncé, et ce qui lui arrive véritablement, traduit par la
progression narrative. Ainsi, la narration se joue de l’enquête du personnage en la neutralisant
pour les besoins de son propre succès herméneutique : la quête de Mutango fait partie du jeu
« [d’] accidents variés qui peuvent ou préparer la question ou retarder la réponse141 ». Ce jeu
ironique perce l’énoncé alors que Mutango fantasme son règne prochain, à la vue de
l’architecture Bwele :
Un jour prochain, l’homme en est certain, il revêtira le mpondo, tiendra d’une main ferme le bâton de commandement. Il se sent près, tout près du but. Une voix résonne en lui, affirmant que cette incursion inopinée en pays bwele est un tournant, un de ces moments qui permettent au destin de s’accomplir. Mutango songe à cela, bombe le torse, comme pour accueillir les honneurs dus à sa grandeur (88).
La certitude soulignée de l’homme prend des airs parodiques au regard de son devenir
prochain puisque l’homme finira en tant que pâle substrat d’un être féminin, figure qu’il
méconsidère au plus haut point. En effet, capturé par les Bwele alors qu’il écoutait l’entretien
secret entre Bwemba et la reine Njole, concernant leur rencontre dans la brousse, et délaissé
à la justice Bwele par Mukano, Mutango finit au fond d’un cachot, dans une « pièce sombre,
141 Roland Barthes, S/Z, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 24.
52
si basse de plafond qu’il ne pourrait y tenir debout » (105) : un clapier où il est délesté de sa
prestance. Comme les mouches sur un animal mort, « les pensées du gros homme tournoient
dans sa tête sans se poser » (106) mais « l’homme n’est qu’une chair souffrante » (108). En
regard des mœurs du personnage, Mutango est plus que mort, car il est maintenant soumis à
la domination militaire et politique féminine, « engeance sacrilège s’il en est » (106). Ainsi,
l’ironie atteint son paroxysme dans le dernier portrait qui est dressé de l’homme. C’est par
les yeux d’Eyabe, rendue en pays Côtier, que le récit en rend compte :
C’est bien Mutango, là, tenant des deux mains une large feuille de dikube, dont il se sert pour éventer une femme qui ne lui accorde pas un regard. C’est lui, le crâne désormais rasé. Ses scarifications continuent d’indiquer son rang, mais un bracelet de métal lui enserre la cheville droite, pour signifier qu’il ne s’appartient plus. […] L’homme a revêtu un simple dibato en écorce battue. Ses amulettes protectrices lui ont été retirées. Lorsque ses bras faiblissent, la princesse Njole le couvre d’un regard froid, qui ramène sa vitalité. Il en a peur, cela se voit. Cette femme le terrifie. Comment est-ce possible ? Sa maîtresse lui adresse quelques mots. Il y répond par des gestes pleins de déférence. Quand elle lui pique le pied avec une flèche, sans doute pour lui redonner de l’énergie, il ouvre grand la bouche, tout en luttant pour garder, au fond de ses tripes, le cri qu’il voudrait pousser. Eyabe voit, au milieu des dents, la langue sectionnée dont il ne reste qu’un minuscule morceau. (163)
L’inversion est flagrante. « [Le] bâton de commandement » (88) s’est transformé en
« large feuille de dikube », le « mpondo » (88) en « dibato ». Les apparats spirituels et
politiques de puissance sont vidés de leur signifiance. La focalisation interne traduit
l’étonnement du personnage principal face à ce prince déchu, notamment par l’itération du
« c’est ». Entre la proposition constative « Cette femme le terrifie » et l’interrogation
« Comment est-ce possible ? » se crée la stupeur devant une telle situation. L’échec de la
quête de Mutango est résumé à cette langue sectionnée : il n’y aura jamais transmission de
ce qu’il a appris aux autres, ce qui est particulièrement tragique dans le contexte du roman,
où tous les rescapés de la capture n’attendent que la possibilité de témoigner, avant de céder
à la mort. En ce sens, Mutimbo, le mari d’Ebeise, dit à Eyabe lorsqu’ils se retrouvent à
Bebayedi, le village sur l’eau : « J’ai cru mourir mille fois, sans avoir l’occasion de revoir
personne de chez nous, quelqu’un à qui raconter… Quelqu’un qui le dirait aux autres »
(120).
53
Au final, la quête avortée de Mutango remplit trois fonctions. Elle sanctionne la figure
d’anti-sujet ; elle sert de pause narrative, par laquelle la description des mœurs et du pays
Bwele signale l’ampleur de leur menace et condamne inévitablement les Mulongo ; enfin,
elle participe de l’élucidation de la vérité en multipliant les fonctions intégratives qui :
[comprennent] tous les « indices » (au sens très général du mot) ; l’unité renvoie alors non à un acte complémentaire et conséquent, mais à un concept plus ou moins diffus, nécessaire cependant au sens de l’histoire : indices caractériels concernant les personnages, informations relatives à leur identité, notations d’« atmosphère », etc. ; la relation de l’unité et de son corrélat n’est plus alors distributionnelle (souvent plusieurs indices renvoient au même signifié et leur ordre d’apparition dans le discours n’est pas nécessairement pertinent), mais intégrative ; pour comprendre ce « à quoi sert » une notation indicielle, il faut passer à un niveau supérieur (actions des personnages ou narration), car c’est seulement que se dénoue l’indice142 ;
À plusieurs reprises, l’attention de Mutango se porte sur des détails auxquels il prête
furtivement attention mais qui trouvent toute leur signification au niveau narratif. Ainsi,
lorsqu’il passe la nuit en brousse auprès de Bwemba, Mutango s’interroge « un instant sur le
nombre de gîtes disséminés à travers la brousse. Les Mulongo en possèdent un, un seul, dont
il se sert lors de ses voyages vers la terre des Bwele. Ces derniers étant plus nombreux, il est
possible qu’ils disposent de plusieurs habitations de fortune telles que celle-ci » (82-83). Plus
loin, hébergé dans la demeure de Bwemba, au pays Bwele, « [la] porte claque sur un Mutango
songeur. Les traits de ces deux serviteurs lui semblent différents de ceux des Bwele qu’il a
coutume de rencontrer. Ils doivent venir d’une de ces nombreuses régions du pays qu’il n’a
jamais parcourues. Le sujet ne le passionne pas, à vrai dire. La non-fiabilité que traduisent
l’adjectif « possible » et le verbe « sembler » ainsi que le désintérêt de Mutango, renforcé par
la juxtaposition de la locution véridictoire, témoignent à nouveau du jeu énonciatif. Le
personnage pressent des choses qu’il ne relève pas alors que le narrataire sera amené à
comprendre l’importance de ces détails : les gites où auront séjourné les disparus, l’étrangeté
des serviteurs provenant de territoires annexés de force au pays Bwele.
Le pays Bwele scelle également le sort de Mukano : la reine Njanjo aiguille le chef sur
la piste erronée de jedu (le sud) et le chef et sa garde finissent pris au piège du marais qui
142 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1981, p. 14-15.
54
condamne cette route. Cependant, Mukano qui, à la différence de son frère, ne connaîtra
jamais la vérité sur le sort des disparus remporte la victoire de l’honneur et de la transmission.
Le chef des Mulongo regarde droit devant lui, la tête levée vers la reine Njanjo, à ses yeux la seule personne digne de recevoir sa parole. C’est elle qu’il est venu rencontrer. Si ces instants sont les derniers au cours desquels il exercera sa fonction, il se comportera en janea jusqu’à la fin. Qu’il ne soit pas dit, lorsque ces histoires seront transmises aux générations, que Mukano a plié devant l’injustice. Qu’il ne soit pas dit qu’une fois devant la reine de Bwele, il n’a pas osé la questionner sur le sort des douze disparus (103).
L’extrait présenté réitère le caractère performatif de la parole de Mukano, qui tisse le
lien intergénérationnel : le discours indirect libre laisse transparaître les performatifs
explicites, que cette épopée du poétique déjà évoquée, tend à renforcer. On peut aisément
ressentir que Mukano accomplit les actes d’oser, de ne pas plier et de questionner, en les
énonçant. La conjonction « lorsque » marque la certitude que l’histoire du peuple Mulongo
sera transmise, il est donc important que la résistance au mal qui « n’existe que pour être
combattu » (154) soit aussi énoncée. Les questions que se posera plus tard Mukano, quand il
se sait pris au piège de la vase, prennent une valeur rhétorique à cause de la proposition
suivante : « [le père de Mukano] ajoutait aussi, quelquefois, ces mots que Mukano avait
oubliés : Il faut lutter, sans être certain de voir, soi-même, le jour du triomphe » (154). La
réussite de Mukano à l’échelle symbolique est marquée par la floraison, signe de vie, « d’une
fleur appelée manganga [qui] s’est mise à pousser en abondance dans cette partie du marais »
(228) après que le peuple de Bebayedi ait retrouvé son corps, noyé dans la vase, par les pluies
torrentielles. Les effets de Mukano et de sa garde abritent en eux la mémoire spirituelle et
culturelle du clan Mulongo, détruit à la fin du roman. Rendus par l’eau du marais, ils
perpétueront cette mémoire à travers les survivants. En conclusion, on peut voir en Mukano
une forme d’adjuvant involontaire à l’objectif macroscopique d’Eyabe : il complète son
œuvre en léguant des lieux de mémoire,
[…] qui cumulent les trois sens du mot : matériel, symbolique et fonctionnel. Le premier ancre les lieux de mémoire dans des réalités qu’on dirait toutes données et maniables – le second est œuvre d’imagination, il assure la cristallisation des souvenirs et leur transmission – le troisième ramène au rituel, que pourtant l’histoire tend à destituer,
55
comme on voit avec les évènements fondateurs ou les évènements spectacles, et avec les lieux refuges et autres sanctuaires143.
Du reste, l’aide que Mukano apporte à Eyabe se manifeste dans la connivence tacite,
mais bel et bien réelle, qu’il développe avec Ebeise, la matrone. Par ce geste, certes unique,
Mukano favorise le départ d’Eyabe. De fait, Eyabe a défié Musima en lui retournant sa
question concernant l’ombre, puis elle a quitté la case commune pour entamer son processus
de deuil. Tout ceci s’est fait sans l’accord du Conseil. Pour ces raisons, le chef Mukano
demande à ce qu’elle se présente devant lui. Toutefois, Ebeise, qui a pris conscience de
l’importance d’Eyabe, pense qu’il est préférable qu’elle ne dise rien de ses desseins à
quiconque. L’ancienne désire cependant rencontrer le janea pour l’avertir des prémonitions
d’Eleke, l’autre matrone, concernant les Bwele. Mukano se présente à elle :
Pourquoi ne m’as-tu pas amené Eyabe ? Se croisant les bras dans le dos, la matrone recule d’un pas : Il m’est impossible de t’en apprendre davantage, janea, mais notre fille ne peut paraître devant toi pour le moment. – Qu’est-ce à dire ? Interroge-t-il. Serait-elle… indisposée ? La femme soutient son regard : En quelque sorte, prétend-elle. Tu la verras dès que possible. L’ancienne ajoute : Janea, ne te précipite pas chez les Bwele sans t’en être remis aux ancêtres, aux maloba et à Nyambe. Je sais qu’il te tardait d’entreprendre ce voyage… Hochant la tête, l’homme lui donne le dos. Il a déjà fait quelque pas, quand il lui lance, sans se tourner vers elle : Femme, respecte-moi comme je te respecte. (60 – 61)
De prime abord, ce dialogue entre Ebeise et Mukano semble opposer les deux
protagonistes. Ebeise tente de dissimuler à Mukano les raisons pour lesquelles Eyabe ne
paraît pas devant lui. Alors l’ordre « Femme, respecte-moi comme je te respecte » semble
manifester l’offense que ressent Mukano. En vérité, le dialogue tisse une inférence où « le
recours au sous-entendu est providentiel [car] le contenu correspondant [est] difficilement
énonçable explicitement, [puisqu’il contrevient] aux lois de convenance144 ». Ainsi Ebeise
tisse une forme de connivence avec Mukano sans toutefois enfreindre le respect dû à leur
rang respectif. Une connaissance encyclopédique, des usages sociaux, nous laisse aisément
deviner que les gestes d’Ebeise traduisent explicitement son mensonge : « se croisant les bras
dans le dos, la matrone recule d’un pas ». Son « en quelque sorte » mal assuré, alors qu’elle
143 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 526. 144 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, op.cit., p. 284.
56
soutient le regard du chef, témoigne également de son mensonge ouvert. Alors son
exhortation à consulter les puissances du ciel avant de se mettre en route apparaît comme une
simple tactique de changer le sujet de conversation. Si nous posons que le contenu implicite
prend le pas sur le contenu explicite, le « Femme, respecte-moi comme je te respecte », se
dévoile comme une remontrance de pure circonstance, pour sauver la face de l’autorité.
Ainsi, la confiance et le lien tacite qui se créent entre les deux personnages, engagés dans la
protection mutuelle d’Eyabe, prennent le pas sur un apparent affrontement.
Par ce tour d’esprit, et sa protection du personnage, Ebeise confirme son rôle de
destinateur, en sa qualité de juge145. De fait, elle reconnaît non seulement le mérite du
personnage, pour ses qualités et le lien qui l’unit à l’objet de quête, mais elle va également
sanctionner la quête sur l’axe de la praxis, en recevant d’Eyabe l’intégralité de la vérité. Elle
conclut ainsi le récit par l’assurance apaisée « tout est bien » (228). Il est donc possible
d’affirmer que son « intervention est motivée, [...] par [le] mérite du bénéficiaire [mais aussi
que l’aide] est alors un sacrifice consenti dans le cadre d’un échange de services146 ». Ce
service étant de retrouver l’équilibre du monde, par le geste d’anamnesis.
En fait, il se tisse une relation de passation entre les deux piliers de la communauté que
sont Eleke et Ebeise, meilleures amies, et Eyabe. Elles sont les mères spirituelles et narratives
d’Eyabe et lui transmettent la valeur de leur position respective : accoucher (Ebeise) et guérir
(Eleke) ; Christiane Chaulet Archour voit d’ailleurs en Ebeise « une sorte du futur
poteaumitan » de la culture antillaise des afrodescendants147 ». Le poteaumitan étant aussi
une passerelle entre le monde des morts et celui des vivants, il est significatif qu’Ebeise se
retrouve seule à enterrer les cadavres des Mulongo, après l’assaut des Bwele, et à assister, à
la fin du récit, à l’émergence d’un peuple nouveau, mixte, à Bebayedi, au côté d’Eyabe.
Ebeise et Eleke sont respectées pour leur poigne, leur position sociale et leur rôle dans la
communauté. Ebeise, notamment, est accoucheuse et a, conséquemment, eu accès à la
naissance de nouveaux Mulongo mais aussi à la vulnérabilité des notables masculins, dont
145 Claude Bremond, Logique du récit, op.cit., p. 296.146 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, Paris, Seuil, 1981, p. 72. 147 Christiane Chaulet-Achour, « La force du féminin dans La saison de l’ombre », loc. cit., p. 27.
57
« elle a vu » (11) l’agitation, retranscrite par les verbes « trembler (11), « se tenir le bas du
ventre » (12), « murmurer », « fanfaronner » (12), lors de la venue au monde de nouveau-nés.
Cet état de fait lui donne plus de droits à s’arroger des prérogatives masculines comme parler
avec autorité devant le Conseil ou s’agenouiller « brièvement […] en signe de respect comme
le font les mâles » (59). D’ailleurs, c’est sa fonction au sein de la communauté qui lui a
permis, à la suite de l’incendie, d’avoir : « les oreilles des notables » (12).
La filiation entre les trois femmes se connecte dans les figures de la reine Emene et
d’Inyi, que les deux matrones ont toujours admiré, et dont elles émulent la bravoure et l’art
de créer. Ebeise, en allant visiter sa plus-que-sœur Eleke après le moment houleux du
Conseil, se remémore les moments de leur initiation, « serrées l’une contre l’autre dans la
case où avaient été réunies les filles de leur classe d’âge, son amie et elles écoutaient, avides
de précisions sur la reine Emene » (43). Emene était une femme audacieuse et censée qui
conduisit le clan Mulongo jusqu’à mikondo (le nord). Eyabe, Ebeise et Eleke lui
ressemblent : elles ne sont pas de « celles qui n’attirent pas l’attention, de celles dont rien
n’est attendu… » (51). Adolescentes et nouvellement initiées, les deux matrones ont tenté un
voyage hors du clan, malgré l’interdit pesant sur les femmes : « En dehors d’elles, nulle autre
fille de la communauté n’avait marché jusque-là » (45) car « [les femmes] ne peuvent courir
les chemins. La connaissance du monde ne leur est pas permise » (45). Ainsi, chacune de ces
figures féminines est animée de la force du mouvement pour un but de connaissance ou de
survivance. L’énoncé le confirme en construisant une relation d’implication entre
connaissance et exploration. Toutefois, Ebeise est lasse et écrasée par le poids des épreuves,
il ne lui revient pas d’engager cette nouvelle aventure. Après avoir conversé et eu la prophétie
de son amie Eleke, Ebeise reconnaît Eyabe comme le digne ayant-droit du flambeau ; cela
relève de l’inspiration divine, intervient à « l’orée », un autre espace interstitiel providentiel : Dès l’orée de cette case en partie détruite, une paix est descendue sur elle. Ce n’est
pas l’effacement de la tristesse, il s’agit d’autre chose. Déjà, avant de se tenir face à elle, Ebeise pensait nécessaire de protéger Eyabe, de la mettre à l’abri des foudres du Conseil. À présent, il s’est logé en elle une certitude : cette femme est bien celle dont lui a parlé son amie.
58
Pour marquer la solennité et l’importance de cette passation, Ebeise adresse une prière à ses
mères, afin de parer Eyabe de toutes protections avant son départ :
S’assurant que les autres ne les regardent pas, l’accoucheuse applique sa main droite sur le front de la femme, murmure : Emene, fais descendre ton esprit sur ta fille. Intercède [sic] en sa faveur auprès d’Inyi. Donnez-lui le chemin, qu’elle nous revienne saine et sauve. La matrone retire son amulette. Elle ne l’a jamais ôtée. Passant ce pendentif autour du cou d’Eyabe, elle explique : Je suis une vieille femme, à présent. Ce bouclier ne me sert plus à rien, mais il te protègera. Quiconque te voudra du mal tombera avant de t’avoir touchée. Toute arme créée ou lancée pour te détruire sera sans effet. Qu’il en soit ainsi, au nom puissant de Nyambe, créateur du ciel, de la terre et des abîmes. (58)
L’objet remis appartient à la classe des adjuvants modaux soit « des formes dégradées
et figuratives des principales sphères de la souveraineté divine ou, ce qui revient au même,
des attributs essentiels de la compétence humaine, instaurant, justifiant et rendant possible,
sur le mode de l’imaginaire, le faire de l’homme148 ». Cet objet conforte la croyance d’Eyabe
dans son rôle et le bien-fondé de sa quête ; aussi, elle ne perdra pas espoir lorsqu’elle sera
prise au piège de la vase, au cours de son périple : « Eyabe porte la main à sa poitrine, referme
des doigts tremblants sur l’amulette remise par la matrone. Si ses intuitions ont pu la tromper,
elles n’ont pas pu égarer l’ancienne » (115). Se forme, en somme, entre les figures divine et
maternelle, les deux anciennes et Eyabe, une trinité féconde, la passation d’un pouvoir de
création capable, à terme, d’enfanter la vie et le sens.
Chacun des rôles actantiels portés à l’analyse valorise et valide le personnage principal à
différents niveaux structurels, qu’ils soient axiologiques, discursifs ou encore narratifs. En
étant « des enjeux dans la quête, parfois conflictuelle, des [personnages principaux]149 » ils
mettent en lumière « une première catégorisation : individuel vs collectif [qui] permet de
distinguer un héros asocial qui, se disjoignant de la communauté, apparaît comme un agent
qui favorise le renversement de la situation, qui se pose, autrement dit, comme médiateur
personnalisé entre la situation-avant et la situation-après150 : c’est le personnage principal,
acteur-sujet.
148 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 20. 149 Michel Erman, Poétique du personnage de roman, Paris, Ellipses, 2006, p. 109. 150 Roland Barthes, L’analyse structurale, op.cit., p. 35 – 36.
59
3. Le personnage principal et l’objet de quête
Une ombre plane sur la case dans laquelle sont regroupées les mères des disparus : « [si]
une telle curiosité existait, on pourrait la décrire comme une fumée froide. Cette opacité
prolonge la nuit autour de la demeure, quand le jour s’est levé, à quelques pas de là » (19).
L’ombre s’est glissée dans l’interstice où « le jour s’apprête à chasser la nuit » (14), ce qui
met en exergue le caractère charnier de ce moment. Rappelons que le motif de l’interstice,
dans le roman, renverse la négativité attachée au signifié de l’ombre. La « nuit [peut être]
plongée […] dans les ténèbres, dans ce que peut produire la folie des hommes » (129) mais
« l’obscurité [peut aussi protéger] les gestations » (129). Ainsi, « [le] lieu interstitiel où
l’ombre rencontre la lumière est la métaphore de la frontière où se reconstituent de nouveaux
territoires existentiels pour les membres du clan […]151 ».
Dans ce moment de suspension, celle dont les fils n’ont pas été retrouvés se distinguent
à la fois par une puissante caractérisation émotionnelle et une dépersonnalisation. De ce fait,
cette pause narrative épouse leur statut :
Ces femmes sont comme les veuves, qui ne sont autorisées à reparaître en société qu’au terme d’une certaine durée, après s’être soumises à des rituels parfois rudes. Elles ne sont pas des veuves. Il n’y a pas de mot pour nommer leur condition. On n’a pas revu leurs garçons après le grand incendie. Nul ne sait s’ils sont vivants ou morts (24).
Par cette comparaison aux veuves, qui s’annule d’elle-même (« Elles ne sont pas des
veuves »), la position des femmes, dans la société, s’en trouve diminuée et indécise. Elles ne
peuvent même se raccrocher sur la fixité d’un « mot », d’un « rituel » pour « nommer » leur
condition et espérer en sortir pour réintégrer le cours de la vie. Elles se définissent
simplement par l’unité dans la peine, « [toutes] auréolées d’un même mystère » (21).
151 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne », art. cit, p. 101.
60
Elles sont présentées comme formant un même corps et esprit, un chœur sans visage.
Cette représentation s’apparente à un actant152 collectif, du moins « son modèle transitionnel
la bande, [qui] peut être doué d’une compétence narrative (vouloir, savoir, pouvoir-faire)
pouvant entrer en concurrence avec celle du personnage individualisé, voire pouvant la
supplanter ou l’annihiler153 ». Visitées par leur premier-né, les femmes sont simultanément
plongées dans un théâtre onirique : là, elles y opèrent la même chorégraphie du mouvement
et de l’émotion, caractérisée par la méfiance, la peur et le chagrin. Ce chœur improvisé est,
pour les femmes, une manière temporaire de survivre, car « pour cela, il faut suivre le rythme.
Être vraiment avec les autres. Épouser leurs mouvements. Les prévoir. Entrer dans le souffle
des autres. Partager l’inspiration, l’exhalaison. La sueur. Les secrètes réminiscences de la
nuit passée » (21). « Cela ne fait pas partie des consignes, mais elles s’exécutent
spontanément ». La scène de rencontre avec la conscience ombreuse se tisse dans les verbes
de mouvements, opérés à l’unisson, qui se multiplient : « elles penchent la tête, étirent le cou,
cherchent à percer cette ombre » (14), « d’un même mouvement, les femmes se retournent »,
« […] elles glissent une main entre les jambes, plient les genoux », « cela leur arrive à toutes.
Là, maintenant ». Les déictiques de simultanéité « là » et « maintenant » « neutralisent
l’opposition ici/là-bas154 », accentuant ainsi l’effet d’un spectacle de chagrin performé.
Toutefois, cette représentation théâtrale est aussi symptomatique de leur union factice. Leur
harmonie kinésique est invalidée par la disharmonie langagière, puisque « l’ombre est aussi
la forme que peuvent prendre nos silences » (35). De fait, unies dans leur condition
d’éplorées, les femmes craignent pourtant l’acte de langage entre elles. Il s’installe ainsi un
contraste entre leur vive communication intérieure et leur mutisme extérieur : « De l’aube à
l’aube, leur sang crie », « [ces noms] chantent en elles », et il y a aussi « la complainte de leur
cœur » (14-16) pourtant « aucune ne parlera de ce rêve. Aucune ne prendra une sœur à part
pour lui chuchoter : il est venu. Mon premier-né. Il m’a demandé… Elles ne prononceront
152 Rappelons ici que l’actant se distingue de l’acteur qui combine à la fois un rôle actantiel et un rôle thématique. L’acteur « est en même temps le lieu d’investissement de ces rôles, mais aussi de leur transformation, puisque le faire sémiotique, opérant dans le cadre des objets narratifs, consiste essentiellement dans le jeu d’acquisition et de déperdition, de substitution et d’échanges de valeurs, modales ou idéologiques ». Algirdas Julien Greimas, Du sens II, op.cit., p. 66. 153 Philippe Hamon, « Héros, héraut, hiérarchies », dans Texte et idéologie : valeurs, hiérarchies et évaluations dans l’œuvre littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 1984, p. 78. 154 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1999, p. 50.
61
pas les noms de ces fils dont on ignore le sort. […] Elles ne les énonceront pas » (16). Leurs
échanges sont marqués par la vacuité, de l’ordre de la conversation, « [celle] qu’on dit en
exécutant les tâches domestiques » (17).
2
Qu’on l’appelle « pouvoir », « rang », « autorité », « dominance » ou « domination (vs « soumission »), ou bien encore « systèmes des valeurs » (Flahaut 1978), cette dimension renvoie à l’idée qu’au cours du déroulement de l’interaction, les différents partenaires peuvent se trouver placés en un lieu différent sur cet axe vertical invisible qui structure leur relation interpersonnelle. On dit alors que l’un d’entre eux se trouve occuper une position « haute », de « dominant », cependant que l’autre est mis en position « basse », de « dominé ». […] la distance verticale est de nature graduelle155
Ici, cette renégociation s’observe notamment par les données paraverbales. « Eyabe
soutient le regard perplexe de Musima, se lève sans y avoir été invitée. Pas une seule fois,
elle n’a baissé la tête » (25). « D’une manière générale, les travaux d’Exline & al. font
apparaître que les sujets « dominants » regardent leur partenaire tout autant (si ce n’est plus)
en parlant qu’en écoutant, alors que les dominés le regardent surtout lorsqu’ils sont en
position d’écoute […]156 ». À la suite de cet échange verbal, elle va derrière la case et en
revient parée des atours coutumiers pour le deuil, alors que les hommes perdus sont toujours
considérés comme ni vivants ni morts. Ainsi, elle « s’enduit le visage et les épaules de kaolin
[…] L’argile blanche sur le visage symbolise la figure des trépassés qui viennent visiter les
vivants. Le blanc est la couleur des esprits. » (25). Ici, le discours indirect libre infirme
grandement la présence en texte de l’énonciateur mais le contexte permet d’établir sa
connivence avec l’acte du personnage par l’affirmation : « Elle n’a rien à se reprocher » (25).
Par cet acte de transgression, elle se dissocie franchement du groupe : « sans accorder la
moindre attention à quiconque » (25), « elle l’ignore, ne semble pas entendre » (26), « elle
n’attendra pas les consignes des anciens pour reprendre possession de son espace, de sa vie »,
« l’argile blanche qui lui recouvre le visage marque plus qu’une distance avec ses
compagnes » (62). Cette distanciation se manifeste davantage avec le chef Mukano. Lorsque
le chef se présente à la case commune pour qu’Ebeise l’informe des propos d’Eleke, il
155 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales Tome II, Paris, Armand Colin, 1992, p. 71.156 Ibid., p. 79.
62
s’établit une forme de gradation dans la salutation, qui témoigne de la hiérarchie à présent à
l’œuvre dans les rapports sociaux. Les femmes « [se jettent] au sol pour saluer le chef » (61),
Ebeise, l’ancienne, « [s’agenouille brièvement] en signe de respect comme le font les mâles »
(59) et Eyabe, elle, « s’est assise plus loin, n’a pas songé à se coucher devant le chef » (62).
Devant celui qui détient le pouvoir ultime dans le clan, Eyabe ne manifeste pas cette
« métaphore du rabaissement de soi [qui] se concrétise encore dans tous ces comportements
qui visent à exprimer par un mouvement vertical descendant sa soumission ou son respect
[…]157 ».
Ce renversement du rapport de pouvoir entre le personnage principal et ses pairs,
particulièrement ses pairs masculins, trouve écho dans le parallélisme établi entre l’histoire
et le caractère d’Emene, la reine fondatrice du clan des Mulongo, et Eyabe elle-même. En
effet, « seules des femmes que l’on dit possédées par une force virile, invoquent en secret la
souveraineté oubliée, lorsqu’il leur faut affronter une difficulté » (44). Ce qui sera confirmé
ultérieurement dans le récit, lorsqu’arrivée à Bebayedi, Eyabe songe à sa relation avec son
époux : « Eyabe est restée une femme abritant un esprit mâle. […] Parfois, lors de leurs ébats,
il est arrivé que l’époux dise, avec un sourire : Tu sais quand même je suis l’homme ? À quoi
elle répondait : Autrement, je n’aurais pas consenti à m’unir à toi. Sache, cependant, que moi
aussi, je suis l’homme. Lorsque la divinité a façonné l’être humain, elle lui a insufflé ces
deux énergies… » (119). Se présente ainsi dans le roman, la même dynamique
déconstructionniste158 que dans L’intérieur de la nuit :
On est visiblement en face d’un monde fondamentalement phallocratique mais manifestement féminin. […] Pourtant, bien que fondé sur le discours masculin, la virilité y est en panne et la féminité agissante. On constate alors qu’il plaît à l’auteure de procéder à une reconstruction des catégories masculin/féminin. Dans le roman, on rencontre en effet des corps féminins habités par une énergie masculine (autorité, froideur, courage…) et des corps masculins perturbés par le féminin (pleurs, craintes, usage hystérique de la violence) [on peut l’observer dans les personnages de Musima, Mutango, etc.]159
157 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales Tome II, op.cit., p. 78. 158 Rosine Paki Sale, « Configurations idéologiques dans l’esthétique romanesque de Léonora Miano : une lecture de L’intérieur de la nuit », loc. cit., p. 262. 159 Ibid., p. 263.
63
Un certain nombre de prédicats distinguent le personnage principal du récit mais sans
en faire nécessairement le sujet d’une quête. « [Le] concept de performance [substitué, par
Greimas, aux notions d’épreuves, test, tâche difficile], en appelle naturellement à celui de
compétence. Sur le plan narratif, nous proposons de définir la compétence comme le vouloir
et/ou pouvoir et/ou savoir-faire du sujet que présuppose son faire performanciel160 ». C’est
dire qu’il préexiste à la réalisation de l’acte du sujet une compétence, que nous prenons le
parti-pris d’établir, notamment, par l’épreuve qualifiante161, et que l’on peut analyser à partir
de sa modalisation :
En se fondant sur la définition de base du prédicat modal, la sémiotique envisage la modalité non plus à la seule surface des énoncés produits mais à un niveau plus abstrait, celui de la grammaire actantielle. Dès lors, le sujet et les prédicats qui l’intéressent ne sont plus les seuls sujets de la parole (encore qu’ils entrent dans son champ), mais les actants eux-mêmes. Et les modalités ne seront plus limitées à la manifestation des seuls verbes modaux « vouloir », « pouvoir », etc., mais aux valeurs modales que des énoncés de toute nature peuvent induire162.
La manifestation de l’ombre, au sein de la case commune, constitue une épreuve
qualifiante et, en conséquence, un moment charnier pour les charges modale et discursive du
personnage parce que s’y tisse un phénomène mnémonique, qu’Edward Casey nomme
reconnaissance (recognizing)163. À juste titre, le texte souligne, par une préposition relative,
que l’onirique, ici, n’est pas le signe de l’illusion, de ce qui n’a jamais eu d’existence
empirique : « [l’esprit des femmes] navigue dans les contrées du rêve qui sont une autre
dimension de la réalité » (14). La présence irréelle, bien qu’intangible, se présente comme un
phénomène matériel, une image-souvenir qui agit à titre de re-présentation des êtres disparus
— les femmes cherchent « à percer cette ombre. Voir ce visage » (14) – et qu’il s’agit
d’accréditer pour vraie, avant d’amorcer le devoir de mémoire, tel qu’il a pu être défini, à
l’égard des fils et des circonstances historiques de leur disparition :
160 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, op.cit., p. 53. 161 La sémiotique privilégie les termes de manipulation, action et sanction, pour découper le procès syntagmatique, afin d’éviter la connotation axiologique qui découle d’appellation telles qu’épreuve qualifiante, décisive, ou encore glorifiante. Toutefois, ces désignations ne sont pas nuisibles à notre propos. 162 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 196. 163 Entre pôle de réflexivité et mondanéité, Edward Casey163 distingue trois phénomènes mnémoniques : « Reminding, reminiscing, recognizing ». Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 45.
64
La reconnaissance apparaît d’abord comme un complément important du rappel, sa sanction pourrait-on dire. On reconnaît comme étant le même le souvenir présent et l’impression première visée comme autre. Nous sommes ainsi renvoyés par le phénomène de reconnaissance à l’énigme du souvenir en tant que présence de l’absent antérieurement rencontré […] [le] petit miracle de la reconnaissance est d’enrober de présent l’altérité du révolu. C’est en cela que le souvenir est représentation, au double sens du re - : en arrière, à nouveau164.
Les propos de cette conscience confirment l’enjeu de recréer la continuité entre le
révolu et le présent : « Mère, ouvre-moi, afin que je puisse renaître […] Mère, hâte-toi. Nous
devons agir devant le jour. Autrement, tout sera perdu » (14). Pourtant, aucune des mères
n’est réceptive à cette présence et ses paroles, « […] elles glissent une main entre les jambes,
plient les genoux. Elles ne peuvent s’ouvrir comme cela. Se laisser pénétrer par une ombre »
(15). Par leur impossibilité à distinguer dans l’ombre les visages familiers, les mères vivent
une reconnaissance échouée et la renaissance de ce fait, comme une procréation forcée et
donc indésirable. Elles font preuve d’un oubli volontaire car « [seule], à vrai dire, la
reconnaissance témoigne, dans le langage, et après-coup, que nous n’avons pas encore
complètement oublié ce que nous nous souvenons au moins d’avoir oublié165 ».
La renaissance des disparus trouve son caractère crucial dans la modalisation d’ordre
déontique, c’est-à-dire qui appartient au devoir-faire. Toutefois, le rejet des mères obéit, lui
aussi, à la même modalité et il est d’autant plus fort qu’il repose sur leur système de
croyances : « Même les yeux fermés, les femmes savent qu’il faut se garder des voix sans
visage. Le Mal existe. Il sait se faire passer pour autre qu’il n’est » (14). S’ouvrir à cette
conscience serait, pour les mères, courir le risque de confirmer les soupçons de sorcellerie
qui pèsent déjà sur elles.
Pour autant, cette épreuve, au niveau discursif comme au niveau narratif, n’est pas un
échec au regard de son influence, en plusieurs points, sur la charge modale du personnage
principal ; cette conscience dans l’ombre agit à titre de destinateur principal. Primo, au niveau
164 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 47. 165 Ibid., p. 120.
65
de la modalité épistémique qui exprime « la relation qu’entretient le sujet cognitif avec son
objet de connaissance sous la forme du jugement qu’il porte sur lui et la force de son
engagement dans l’énoncé166 ». Le personnage comprend que l’ombre est un substrat des
consciences des fils disparus et, conséquemment, qu’il ne faut pas la craindre mais, au
contraire, la laisser nous pénétrer et écouter ses secrets. Eyabe en devient donc un vecteur de
communication privilégié. C’est ainsi qu’avant de quitter le village, Eyabe tombe en transe
devant ses compagnes de peine et l’ancienne Ebeise : « Les gestes de l’ancienne sont assurés,
lorsqu’elle s’approche d’Eyabe, la maintient au sol. Il faut attendre, écouter. Une force est là,
qui demande à s’exprimer. Quiconque se badigeonne la face d’argile blanche communique
avec l’autre monde » (68). Secundo, ce qui était de l’ordre du/devoir-faire/quant au respect
des codes sociaux (attendre que le Conseil autorise officiellement le deuil), et du/devoir-
être/(rester à la place assignée par la communauté), devient de l’ordre du/devoir-ne pas
faire/et du/ne pas être/. Après l’entretien avec Musima, qui intervient à la suite de la
manifestation de l’ombre, le personnage se libère de toutes ces contraintes par la célébration
mortuaire et un plaidoyer : « Nous n’avons rien fait de mal. Nous n’avons pas avalé nos fils
et ne méritons pas d’être traitées comme des criminelles » (25).
La transformation de la charge modale, transformation qui touche à l’être et au faire,
est aussi une transformation passionnelle : « l’espace phorique trouve sa correspondance dans
l’espace modal qui l’articule : là se réalisent les modifications du statut de l’objet, et plus
précisément de la valeur de l’objet, dans sa relation avec le sujet d’état167 ». Par-là s’établit
un pacte de quête avec l’invisible, porté par l’évolution des modalités aléthique et
épistémique : Eyabe reconnaît non seulement la conscience de son fils mais accepte de
l’enfanter de nouveau (modalité du vouloir), lui donnant ainsi la possibilité de passer d’un
mode d’existence virtualisé à réaliser. De retour dans la cour commune de sa famille, Eyabe
se tient devant l’arbre où est enterré le placenta de son fils et l’invite : « Là où tu es, dit-elle,
entendras-tu mon cœur t’appeler ? Je sais que tu as souffert. Hier, tu es venu dans mon rêve…
Pardonne-moi de n’avoir pas compris tout de suite. Si tu reviens, je m’ouvrirai et t’abriterai
à nouveau » (26). Le sens du prénom Eyabe, Naissance, commence à s’expliciter :
166 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 189. 167 Ibid., p. 232.
66
L’arbre tombe, comme arraché à la terre par une main puissante. On voit les racines, l’excavation qu’elles ont laissée. Pour le moment, Eyabe est la seule à savoir que la crevasse contient une plante. Une fleur comme il ne lui a jamais été donné d’en voir par ici. Une toute petite fleur qu’un enfant offrirait au regard de sa mère, pour qu’elle contemple la beauté des choses. La beauté, malgré tout, parce que le chagrin ne peut effacer ce qui a été vécu, l’amour donné et reçu, la joie partagée, le souvenir. La femme sèche ses larmes, se remet à chanter. (27)
Ce passage est porteur de la complétude du récit. Il introduit et concentre le champ
sémantique de la création investi dans le personnage, ce qui, à un autre niveau structurel,
s’exprime dans le parallélisme avec la reine Emene, dont la marche a donné au peuple
Mulongo la possibilité de continuer à exister. Plus encore, cette sémantisation est portée à
son paroxysme par l’identification à Inyi168 dont Eyabe « est la valeureuse représentante »
(50) et, qu’au terme de sa quête, elle personnifiera franchement. C’est bana, la conscience
des enfants disparus incarnée en petit garçon, qui permet à la narration de l’établir
explicitement, au cours du périple d’Eyabe :
Inyi est gardienne des liens souvent cachés qui unissent les éléments de la Création. Elle est le principe féminin, la puissance qui incarne le mystère de la gestation, la connaissance de ce qui doit advenir. Eyabe aurait donc voulu s’offusquer humblement, refuser de devenir, en quelque sorte, la matrice suprême. Il était trop tard, cependant pour s’opposer au sort qu’elle avait elle-même choisi. Qu’il s’agisse d’un bannissement ou pas, elle avait souhaité quitter les terres de son clan. Alors, ses motivations étaient plus puissantes qu’aucune crainte. Alors, il lui semblait commettre une faute en restant sourde à l’appel de son premier-né. Alors, elle avait pris la responsabilité d’agir au nom de toutes celles dont les fils n’avaient pas été retrouvés, toutes celles qui avaient vu, en rêve, une ombre les pressant de lui ouvrir la porte (159).
Eyabe porte (crevasse) « une promesse de renaissance » (54) (une petite fleur), qui n’a
pas encore suffisamment murie pour venir au monde, ce que signale le déictique « pour le
moment ». Plus loin, dans un échange avec l’ancienne Ebeise, Eyabe déclare ne pouvoir
quitter le village sans déterrer son placenta : matrice alimentaire établissant un pont entre
l’enfant passé et celui à venir. L’enfant est métaphore de la mémoire, qui donne du sens, de
168 Pendant féminin de Nyambe, l’Incréé, dieu de la création.
67
la beauté, après l’épreuve. Cela s’explicite par cette forme de gradation positive entre le vécu,
l’amour, la joie, enfin le souvenir qui, par sa position ultime, témoigne que le positif survit
au négatif. Eyabe en est maintenant consciente, « [la] femme sèche ses larmes, se remet à
chanter. Le dos courbé à présent, elle exécute la danse des morts […] » (27). Le deuil est
alors le préalable nécessaire au travail de mémoire, de naissance, pour lequel le personnage
est prêt à s’engager. « Le travail de deuil est le coût du travail de souvenir ; mais le travail du
souvenir est le bénéfice du travail de deuil169 ».
L’enlèvement des hommes et des fils Mulongo est à la source d’un processus de mort
généralisé où l’Histoire se présente sous le mode de l’ambivalence : son empreinte est source
de terreur et sclérose la vie mais, refuser de s’y confronter, de la questionner, de la dépasser,
c’est accepter de disparaître dans l’oubli. Dans le roman, cette ambivalence nourrit une
rhétorique de la mémoire fondée sur un équilibre du sens historique. L’Homme doit connaître
son passé dans toute sa vérité et l’honorer : c’est même un devoir moral qui pointe l’oubli de
l’individu. Pour autant, « [pour] pouvoir vivre l’homme doit posséder la force de briser un
passé et de l’anéantir et il faut qu’il emploie cette force de temps en temps170 ». Ainsi,
« [chaque] homme, chaque peuple, selon ses fins, ses forces et ses nécessités, a besoin d’une
certaine connaissance du passé, […] mais toujours en vue de la vie, par conséquent aussi sous
la domination, sous la conduite suprême de cette vie même171 ». La mémoire est reconnexion
critique du révolu et de l’actuel. Au centre de cette connexion, le personnage d’Eyabe. Dans
cette dysphorie et en regard d’autres personnages clé, elle détient les prédicats nécessaires
pour abriter et délivrer l’argumentaire à l’œuvre. L’isotopie de la gestation et de
l’enfantement relative au personnage se justifie dans son parcours de la Mémoire.
169 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 88. 170 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, op.cit., p. 156. 171 Ibid., p. 157 – 158.
68
CHAPITRE III : ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉMOIRE
La saison de l’ombre réunit les notions de personnage et de Mémoire dans ce qu’elles
ont toutes deux de pragmatique. Le second chapitre de cette étude introduit le pouvoir
agissant et transformateur du personnage sur l’intrigue du récit en en faisant « [un] sujet-
personnel-conscient […] doté du pouvoir d’initiative. [L]’agencement des évènements […]
[s’organise] en réseaux stratégiques de moyens dont le personnage n’est plus seulement la
fin mais aussi le principe initiateur. Le narrateur érige alors le sujet en pôle d’action172 ». Par
conséquent, la quête qu’entreprend le personnage mime le « côté opératoire de la mémoire,
son exercice, lequel est l’occasion de l’ars memoriae173 ». Cette mémoire opérée trouve sa
justification dès le début de l’intrigue où il n’est pas question de sauver, à proprement parler,
ce qui a ou va inéluctablement disparaître : la parole de l’invisible incarne le passage des
initiés dans l’au-delà ; le récit prélude la disparition du clan Mulongo. Le véritable enjeu tient
en ce que la mort physique n’est rien au regard de la mort historique, qui, non contente
d’effacer le vécu des communautés passées, paralyse le présent de leurs descendances.
L’exercice de la mémoire, qui vise à « arracher quelques bribes de souvenir à la rapacité du
temps (Augustin dixit), à l’ensevelissement dans l’oubli174 » fait perdurer l’existence des
peuples dans l’Histoire, par-delà leurs reliques matérielles ou leurs dépouilles : elle défie
« une mort inachevée » (113). Ces prémisses nous permettent d’affirmer que le parcours
d’Eyabe se démarque davantage dans ses acquis discursifs que dans sa progression et ses
composants narratifs, même si ceux-ci complémentent la charpente argumentative.
D’ailleurs, comme l’écrit Joseph Campbell, « [que] le héros soit ridicule ou sublime, grec ou
barbare, juif ou gentil, son périple varie peu, en ce qui touche l’essentiel […] on ne trouve
qu’étonnamment peu de différence dans la morphologie de l’aventure, entre les rôles dévolus
aux personnages ou les victoires remportées175 », de sorte qu’au terme du récit,
l’épistémologie de la mémoire supplante, du moins neutralise, une situation finale en
apparence dysphorique et manifeste la victoire du personnage.
172 Claude Bremond, Logique du récit, op.cit., p. 330. 173 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 538. 174 Ibid., p. 36. 175 Joseph Campbell, Héros aux mille visages, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 41.
69
Dans ce chapitre, nous nous intéresserons aux sphères discursives du parcours de
quête : en premier lieu, à la spatialité qui, prise comme métalangage, organise divers lieux
de mémoire ; en second lieu, à la transmission par l’accréditation du témoignage ; enfin, à la
mémoire aboutie soit la concrétisation de l’enfantement, la victoire contre l’oubli et, dans
leur prolongement, la renaissance. Par-là, nous affirmerons une victoire à l’échelle de la
fiction mais aussi du réel.
1. La spatialité : lieux de mémoire
Dans La saison de l’ombre, l’espace se tient à la confluence du patent et du symbolique.
La description topologique remplit un rôle ethnographique car elle ramène la fiction,
atemporelle, dans le temps réel, ou l’historiographie, en recréant l’environnement immédiat
des communautés dépeintes dans l’œuvre. La description multiplie « des procédés
d’iconisation qui, instituant une relation de ressemblance entre les signes et les choses,
convertissent ces figures en images du monde de manière à produire un effet de réalité176 ».
Néanmoins, la primeur accordée à l’état des lieux prend un tout autre sens, analysée sous le
prisme des multiples déplacements effectués par les personnages dans le roman. Si « le corps,
cet ici absolu, est le point de repère du là-bas, proche ou lointain, de l’inclus et de l’exclu, du
haut et du bas, de la droite et de la gauche, de l’avant et de l’arrière177 », l’acte de se déplacer
de lieu en lieu, qui tisse une proximité progressive à la connaissance mémorielle, confère à
ces différentes spatialités des propriétés discursives. Ainsi,
Lorsque le circonstant spatial […] devient à lui seul d’une part la matière, le support, le déclencheur de l’événement, et d’autre part l’objet idéologique principal, peut-on encore parler de circonstant, ou, en d’autres termes, de décor ? Quand l’espace romanesque devient une forme qui gouverne par sa structure propre, et par les relations qu’elle engendre, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit, il ne peut rester l’objet d’une théorie de la description […]178.
176 Emmanuel Tibloux, « Les enjeux littéraires de la description de l’espace », dans Espaces Temps, nº 62 – 63 (1996), p. 120. 177 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 185. 178 Henri Mitterrand, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 211-212. Cité par Antje Ziethen, « La littérature et l’espace », dans Arborescences, nº 3 (été 2013), p. 11.
70
Dans l’œuvre, les espaces successifs ordonnent le « fonctionnement diégétique et
symbolique du récit » en s’établissant en lieux de mémoire, « indices de rappel, offrant tour
à tour un appui à la mémoire défaillante, une lutte dans la lutte contre l’oubli, voire une
suppléance muette de la mémoire morte179 ».
Les espaces présents dans La saison de l’ombre échappent à une véritable
représentation géographique. Une connaissance encyclopédique, « vaste réservoir
d’informations extraénonciatives portant sur le contexte180 », permet de déceler le référent
africain sans toutefois permettre une localisation précise de ces espaces. La fiction, par ce
double artifice, manifeste et conteste à la fois sa prise sur le réel. Déjà, l’histoire de l’exode
des Mulongo, remémorée par l’ancienne Ebeise, dilue la position géographique du clan :
La nation s’était donc fracturée, les partisans de la reine choisissant de la suivre. Ils avaient marché. Beaucoup. […]. Les aînées qui racontaient cette histoire ne pouvaient évaluer la distance parcourue, ne faisant que nommer les points cardinaux pour exprimer l’immensité de l’espace […]. Elles disaient : Ils ont marché, marché, marché. De pongo jusqu’à mikondo où nous sommes aujourd’hui. Ils ont marché, mes filles, je vous le dis, jusqu’à ce que la plante de leurs pieds épouse la terre. Jusqu’à ce qu’il soit devenu impossible de faire un pas de plus. (43)
Le récit des aînées aux jeunes filles nouvellement initiées semble graduellement
construire une distance entre la localisation du clan et le narrataire, traduisant par le fait un
éloignement qui se lit infini. Le peuple Mulongo se révèle sans véritable origine ni ancrage
terrestre puisque les points cardinaux, sans un référent d’ancrage concret, échouent à localiser
et pointent donc un hors-lieu. Dès lors, l’on comprend qu’arrivés à ce qui semble être les
limites du monde, les Mulongo ne puissent « faire un pas de plus ». Cet hors-espace participe
d’une forme de mythologisation des lieux qui oriente la lecture de ces tropes fictionnels.
Aussi, parallèlement, la temporalité de la diégèse du roman s’établit sur la perception
cosmogonique du temps, chez les peuples africains, soit par le positionnement des astres.
« Ces indicateurs temporels n’ont aucune valeur de repérage absolu, ce qui les installe dans
179 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 49. 180 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, op.cit., p. 162.
71
une subjectivité langagière dont l’imprécision marque bien la vacuité de leur capacité à
référer181 ». L’avancée du jour, par exemple, s’exprime par les noms du soleil, « il irradie
sous le nom d’Etume, sa première identité. Au fil de la journée, il deviendra Ntindi, Esama,
Enange, marquant, à travers ses mutations, la course quotidienne du temps » (17). Guy
Aurélien Nda’ah note que « […] les repères chronologiques que sont les astres deviennent
des stratégies de subversion linguistique, pouvant déboucher sur une esthétique du
pittoresque182 ».
Érigés en métalangage, par le hors-temps et le hors-espace, les lieux qui se rattachent
à la ville et à la nature se répondent par la négative. De ce fait, l’on a affaire à des lieux qui
s’érigent soit comme des paradis violés par l’enfer de la puissance urbaine (le territoire
Mulongo pris d’assaut par les Bwele) soit comme des paradis trouvés (Bebayedi), à préserver,
précisément, de la déferlante civilisée. Le pays Mulongo et Bebayedi incarnent
respectivement la mémoire entravée et la mémoire retrouvée. En conséquence, Guy Aurélien
Nda’ah affirme que « pour les personnages de la prose de Miano, l’espace est vécu comme
la quête d’un lieu euphorique et d’harmonisation : ils essaient de reconstituer leur
personnalité ou leur entité éclatée183 ». Il renchérit sur la fonctionnalisation de la ville et de
la campagne, dans les œuvres de Miano. La ville est le lieu du « tragique social
contemporain184 tandis que la campagne « [réalise] très souvent une partie [du] parcours
narratif à l’intégration du référent historique dans la fiction à travers la mémoire des
personnages […]185 ».
Le contraste signifiant entre le clan Mulongo, retranché en pleine nature, et la ville,
puissance matérielle, a été entrevu au moyen du climat initial du roman et de la quête du
personnage de Mutango. Dans le second chapitre, nous rendions notamment compte de la
dysphorie par l’empreinte vivace du malheur sur l’espace Mulongo. Ebeise, en se dirigeant
vers la demeure d’Eleke offre un panorama de l’architecture Mulongo : « chaque concession
181 Guy Aurélien Nda’ah, « Esthétique de la rupture dans la prose romanesque de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc.cit., p. 160. 182 Idem. 183 Ibid., p. 158. 184 Ibid., p. 159 185 Idem.
72
familiale en compte [des cases] cinq ou six. Il n’y a pas de clôture, autour des maisons. Près
de la porte, une excavation conférant des allures de grotte à l’habitat du clan, un pilier en bois
sculpté est placé qui représente le totem de la famille. Les cases en terre [sont] coiffées d’un
toit en feuilles de lende » (40) et sont toutes bâties très proches les unes des autres. À cette
description architecturale du clan, répond son souvenir descriptif de Bekombo, la capitale du
pays Bwele.
Des cases spacieuses, dont la forme n’était pas circulaire, comme chez elles, et qui n’étaient pas coiffées de feuilles. Le toit de ces constructions-là était en terre. Des portes en bois ouvragés fermaient l’accès des demeures. Sur le flanc des murs, à l’extérieur, chaque famille avait peint des frises représentant le totem de la maisonnée, des formes qui énonçaient un message, relataient un évènement important. […]. Chaque habitation était flanquée d’un grenier, quand il n’y en avait qu’un pour trois ou quatre familles logées dans une même concession, en pays mulongo (45).
Les descriptions confirment cette binarité entre Mulongo et Bwele, comme les deux
pôles exclusifs et antithétiques du monde. L’ancienne Ebeise l’explicite d’ailleurs bien car,
pour elle, « comme pour tout Mulongo vivant de nos jours, le monde se limite aux terres de
son peuple et à celles des Bwele » (41). Les Bwele habitent des cases qui se rapprochent
davantage d’un format de maisons ce qui suppose une autre forme d’ingénierie. En effet, les
matières utilisées, si elles sont naturelles, exigent un travail supplémentaire pour permettre
la solidité et la résistance à l’épreuve du temps et des intempéries. En fait, la ville des Bwele
dit certaines acceptions prédominantes liées à l’idée de civilisation. D’abord, par la fermeture
des maisons qui indique une forme d’individualisme ; par la géométrie recherchée qui
implique l’urbanisme ; enfin, par l’écriture, dont les syntagmes de « message » ou
« d’évènement important » confirment la prépondérance dans le processus de cohésion
sociétale et le processus historique. Sans surprise, le clan Mulongo, vu par ses voisins comme
des insectes, se retrouve écrasé par cette structure urbaine, déjà prise dans le processus de
progrès. Cette opposition du sauvage au civilisé exprime la loi du plus fort.
La capitale Isedu est l’extension morale de Bekombo et la représentation de sa possible
dégénérescence. La cité du peuple Isedu est située en pays côtier. Eyabe y pénètre aisément
puisque les Isedu sont occupés à une cérémonie traditionnelle dans laquelle les veuves sont
jetées dans la même fosse que leur défunt mari. « Eyabe tremble, se demande si les enfants
73
des veuves sacrifiées assistent aux évènements. La vue de celles qui attendent leur tour lui
est intolérable » (165). Cette répulsion du personnage, lui qui se place au sommet du pôle
axiologique, s’explique par les explications de Mukudi, le fils d’Ebusi, qu’Eyabe rencontre
en pays côtier :
Tu t’étonnais d’avoir pu si aisément pénétrer dans cette contrée. C’est qu’ils n’ont nul besoin de gardes. Leur cruauté est un rempart suffisant. La vie humaine ne leur est pas une chose sacrée, comme c’est le cas chez nous. Pour eux, comme pour les Bwele, d’ailleurs, si la guerre est un rituel, il s’agit d’une cérémonie macabre. (180)
Les habitants Isedu n’ont pas vraiment besoin de protections matérielles puisqu’ils
représentent la menace la plus immédiate pour les communautés alentour. Leur « cruauté »
provient à la fois de leur rancune légendaire pour leurs cousins Bwele, par rapport auxquels
ils ont toujours été inférieurs en prestige, mais aussi de leur lien privilégié avec les étrangers,
qui leur ont précisément apporté un autre modèle de civilisation. La phrase « La vie humaine
ne leur est pas une chose sacrée, comme c’est le cas chez nous » est notable puisque ce type
de comparaison a jusqu’à présent été faite, par les Mulongo, pour attester de ce qu’ils
considèrent comme leur infériorité. C’était le cas, l’on s’en souvient, de Mutango qui
comparait, par exemple, le travail des étoffes Bwele au travail des étoffes Mulongo. Cette
comparaison nourrit l’antithèse nature-ville car si celle-ci promeut la supériorité matérielle,
l’autre privilégie la supériorité de l’humain. Une orientation axiologique de l’espace est donc
à l’œuvre parce que le paradis vierge qu’incarne le village Mulongo se situe du côté de la
vie, du haut, quand les pays Bwele ou Isedu appartiennent au monde d’en bas. Mukudi le
confirme à Eyabe : « Pour moi […] : le monde d’en bas, il était inutile de sonder le ponant
pour l’appréhender. Nous y avions basculé » (182).
Cette orientation en bas se solidifie par la déchéance morale du pays côtier, assoiffé
de pouvoir. Le mal semble toujours accolé à la fascination pour les esclavagistes. Cette
écriture d’une forme de syndrome de Stockholm conduit Étienne-Marie Lassi à affirmer que
la conclusion qui ressort des fictions mianoniennes est que « l’Afrique est moins la victime
74
de la violence de l’occupant que celle de la veulerie et de l’inorganisation de ses
populations186 ».
La puissance Bwele s’est bâtie sur la soumission des peuples alentours, « prélever un
tribut humain au sein de ces communautés, était l’apanage des souverains bwele. Ils
exerçaient ce droit chaque fois que cela s’imposait, c’est-à-dire fréquemment […] » (186).
Les Bwele décident « d’officier en tant que pourvoyeurs de prisonniers » (187) dans le double
but de préserver la place de choix qu’ils se sont acquis au fil des conquêtes mais aussi pour
recevoir les « nouveaux objets venus de pongo par l’océan, lesquels conféraient du prestige
à la gent côtière » (187). Replacées dans le témoignage de Mukudi, les motivations du peuple
Isedu se lisent frivoles, limitées, amorales. Le but principal de ce commerce est de « leur
[permettre] de prendre, un jour prochain, l’ascendant sur les communautés issues de l’ancêtre
Iwiye » (190). Les côtiers sont mus par leur rancune ancestrale et veulent obtenir vengeance
sur leurs cousins. Mukudi se demande « [combien] d’hommes, de femmes, d’enfants, issus
de combien de peuples, seraient eux aussi arrachés aux leurs, jetés sur des voies souvent
inconnues pour aboutir ici, à l’extrémité de wase ? Cette question n’appelle aucune réponse.
L’adverbe de quantité joint à l’énumération des membres de la société soutient la
marchandisation de l’humanité : ses conséquences sur le tissu social et générationnel,
signalées par les verbes de jugement « arrachés » et « jetés », sont désastreuses.
L’interrogation s’établit simplement en écho échoué et vide de la profusion d’objets de
parement qui officient à titre de remplaçants de populations jugées disposables : l’humain
contre l’artificiel ; le traditionnel associé au passé contre l’inédit associé à la puissance donc
à l’avenir. Comme le démontre l’extrait suivant, les cadeaux des étrangers confèrent aux
protagonistes Isedu un costume et non pas l’essence de la puissance. Le portrait ironise ainsi
sur ces hommes qui se pensent au-dessus de la chaîne de pouvoir, alors qu’ils ne sont que
des pions à la merci d’une domination supérieure :
186 Étienne-Marie Lassi, « Recyclage des discours sur l’Afrique et inscription de la doxa métropolitaine dans les romans de Léonora Miano », dans Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études africaines, n° 49 (2015), p. 447.
75
Les femmes de cette caste n’en finissaient plus de s’admirer dans des objets leur renvoyant leur propre reflet. Beaucoup ne toléraient plus de sortir sans ces énormes fleurs dont la corolle avait été taillée dans une étoffe luisante. […] Ibankoro ne mettait plus le nez hors de sa concession familiale sans s’être, au préalable, coiffé d’un couvre-chef brodé de fils luminescents, une rassade d’un rouge brillant pendant à son oreille droite. Plusieurs rangées de colliers tintaient à son cou, rythmant ses pas. […] Outre l’arme cracheuse de foudre qui ne le quittait jamais — il se réjouissait d’en faire résonner à tous propos les deux coups —, le noble isedu goûtait particulièrement les alcools venus de pongo par les eaux. (190)
L’exposé de Mukudi, en s’attardant longuement sur une description du milieu, des
mœurs et motivations Isedu et Bwele, met en perspective cette binarité entre le monde de la
ville, un enfer des bas-fonds, et le monde naturel, un paradis désacralisé qui « représente, par
métonymie, l’Afrique authentique où peut se rejouer « le choc de [la] rencontre avec
l’ailleurs187 ». La narration signale que Mukudi, avant de parler à Eyabe de la capture,
commence d’abord par présenter les mondes Bwele et Isedu. L’agencement du témoignage
verbalise donc la causalité impliquée par la symbolique investie dans les deux tropes.
Cependant, si les deux espaces mobilisent une mémoire morte, un passé appelé à disparaître
soit par dissolution (comme chez les Mulongo) ou par reniement (chez les peuples
oppresseurs), il doit se ménager des espaces transitionnels, ceux où la mémoire s’éveille et
se fixe, contrecarre l’oubli. Ce sont des chronotopes en tant qu’ils « [se présentent] comme
une catégorie esthétiquement configurée qui véhicule nécessairement sa propre vision du
monde188 ». D’un point de vue narratif, ces espaces se présentent comme des nœuds de
l’intrigue, des moments-pivots dans le parcours du personnage, où celui-ci triomphe de ses
péripéties. Ces chronotopes s’incarnent dans le village de Bebayedi et le pays de l’eau, qui
s’annoncent métaphoriques et polysémiques par le titre du deuxième chapitre du roman Voies
d’eau.
Le village de Bebayedi est une pause fortuite dans le cheminement d’Eyabe. Du
moins, pour le personnage, car la route est un chronotope qui ouvre la voie au hasard.
187 Étienne-Marie Lassi fait cette remarque au sujet du village d’Eku, dans L’intérieur de la nuit mais la constatation s’applique aussi à notre œuvre. Étienne-Marie Lassi, « Recyclage des discours sur l’Afrique et inscription de la doxa métropolitaine dans les romans de Léonora Miano », art. cit., p. 447. 188 Hans Färnlöf, « Chronotope romanesque et perception du monde. À propos du Tour du monde en quatre-vingts jours », dans Poétique, CLII, nº 4 (2007), p. 440.
76
L’importance de ce lieu est préparée par la mobilisation de la nature, qui épouse sa valeur de
vie, précédemment abordée, mais aussi la métaphorisation d’Eyabe, Inye incarnée. Aussi,
« [le] héros qui a répondu à l’appel qui lui est fait et qui poursuit sa route courageusement
découvre à ses côtés, au fur et à mesure que s’en présentent les conséquences, toutes les
forces de l’inconscient. Mère Nature soutient elle-même cette tâche puissante189 ». Eyabe
quitte le village en « s’engouffrant dans l’interstice qui sépare la nuit de l’aurore » (111) :
cette frontière qui est à la fois un temps et un espace de tous les possibles.
Son souffle se mêle à celui du vent. Elle fait corps avec la nature, ne déplace pas une branche d’arbuste, prend soin de n’écraser aucun des petits habitants des lieux, larves, chenilles ou insectes tapis dans l’herbe. Si par mégarde, elle les touche, elle demande humblement pardon, poursuit sa route. Tout ce qui vit abrite un esprit. Tout ce qui vit manifeste la divinité. (111-112)
C’est un respect du vivant qui contraste manifestement avec l’attitude du dignitaire
Mutango, sur sa route, « insensible à tout ce qui peut recouvrir le sol ou s’y dissimuler » (70).
Mais l’enjeu n’est visiblement pas le même. La nature qui agressait le dignitaire s’érigeait en
couloir de la mort jusqu’à la condamnation de la ville Bwele ; le lieu où se rend Eyabe est un
lieu de renaissance en sorte qu’il est, lui aussi, hors de toutes déterminations temporelles et
spatiales. « Eyabe ne se pose pas la question de la direction à suivre » (111), « [elle] marche
vers jedu. Les histoires que l’on se raconte au village ne disent pas ce qu’il y a dans cette
partie de la Création » (112). L’on retrouve l’imprécision des points cardinaux qui,
finalement, n’ont pas de sens au regard de cette conception édénique du monde. Le temps
s’est lui aussi étiolé et sa durée ne signifie rien. Lorsqu’Eyabe se retrouve prise dans les
mangroves, qui sont le seuil spatial de Bebayedi, c’est la « cinquième ou la sixième [nuit],
elle ne sait, peu importe » (113). D’ailleurs, pourquoi quantifier le temps quand sa durée
n’efface pas la douleur liée aux arrachements de l’évènement traumatique : « le temps ne
s’est pas évaporé dans l’air. Il est toujours là. Simplement, sa signification se dilue. Peu
importe la durée, puisque son fils ne lui sera pas rendu, puisqu’elle ne le reverra plus tel
qu’elle l’a connu » (119 – 120). Cependant, le hors-lieu libère les paroles de vérité, présentées
189 Joseph Campbell, Héros aux mille visages, op.cit., p. 69.
77
sous le mode de la remémoration. Eyabe se souvient de la nuit précédant son départ
lorsqu’elle fût le porte-parole des consciences des disparus. Leur voix « contait une triste
histoire. Elle disait l’arrachement, la violence, l’impuissance. Elle disait l’impossibilité du
retour, une mort qui n’en était pas une, puisqu’elle ne permettrait peut-être pas la renaissance.
Une mort inachevée. Une éternité de solitude. Le silence des esprits pourtant invoqués sans
relâche » (113). Les voix ne disent pas encore les modalités précises relatives à l’enlèvement
mais elles énoncent les grandes forces du bouleversement historique, ses implications sur la
vie, qui dérobe même la dignité de la paix dans la mort. À l’assurance du verbe d’affirmation
« dire » répondent, en contraste, la mort, la douleur, l’entre-deux d’une mort incomplète : des
incertitudes donc. Dans ce moment, la performativité de la parole se livre incapable de
conjurer les affres de l’Histoire.
L’entrée dans Bebayedi se présente comme un basculement, un seuil vers la descente.
Il n’est donc pas surprenant de constater que la nature alentour aspire le personnage dans la
fange, « [un tel gardien borne] les frontières du monde dans les quatre directions — en haut
et en bas également — délimitant ainsi la sphère réelle, ou horizon de vie, du héros190 ».
Alors, Eyabe traverse un moment de doute personnel, de crise. Elle pense qu’« elle va mourir
là, debout dans la vase, sans avoir approché le pays de l’eau. A-t-elle bien interprété les
signes ? Les paroles reçues lors de sa transe ? » (115).
Bebayedi est la genèse du monde191, on y entend « le chant de Weya, la terre
première » (118). C’est le lieu de tout recommencement, pour des peuplades qui n’en oublient
pas pour autant leur passé. La première apparition des Bebayedi est déconcertante car les
hommes apparaissent par irruption, de nulle part, à l’image de la création de leur
communauté. Ils se présentent comme des êtres étranges, mélange hybride (poisson et plante)
du règne du vivant : « Des visages apparaissent derrière elle, des visages dont Eyabe ne voit
190 Joseph Campbell, Héros aux mille visages, op.cit., p. 73. 191 Affirmation relayée par plusieurs chercheurs, qui analysent le caractère idéal de ce lieu romanesque. Voir à ce sujet, Christiane Chaulet-Achour, « La force du féminin dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc. cit., p. 17 – 27. Ou encore, Patricia Bissa Enama, « Léonora Miano ou la gynécocratie racontée dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc. cit., p. 291 – 304.
78
pas les corps. Ils émergent de la végétation environnante, comme de gros bourgeons au milieu
de la verdure. Une bouche s’ouvre et se ferme, dirait-on » (115). Par rapport à l’univers
mulongo, paralysé par l’ombre et où les relations humaines, dans leurs dimensions langagière
et kinésique, ne produisent qu’une unité factice et très éphémère, la population Bebayedi se
démarque. L’énergie de ces gens transperce la barrière de langue mais leurs mots mêmes sont
une musique qui apaise Eyabe. Le contact de la peau des hommes « lui redonne des forces »
(117). Ces êtres sont comme « l’existence qui épouse une charpente nouvelle », dans ce pays
(132).
Le peuple de Bebayedi est parvenu à recoudre l’éclatement identitaire causé par
l’Histoire en un patchwork qui s’établit en mémoire collective. « Chacun a apporté ses
totems, ses croyances, ses connaissances en matière de guérison. Tout cela, mis en quelque
sorte dans un pot commun, forme une spiritualité à laquelle tous se conforment. […] Il n’y a
pas de lignée régnante » (124). Les Bebayedi semblent donc être parvenus à une connexion
de la mémoire personnelle et de la mémoire collective, soit de la subjectivité et de la
conscience collective. Il est aisé de déceler pourquoi ils figurent le peuple de l’avenir. En
effet, cette reconnexion ne se donne pas aisément dans la mesure où « la mémoire paraît bien
être radicalement singulière : mes souvenirs ne sont pas les vôtres. On ne peut transférer les
souvenirs de l’un dans la mémoire de l’autre. En tant que mienne, la mémoire est un modèle
de mienneté, de possession privée, pour toutes les expériences vécues du sujet192 ». Toutefois,
dans ce cas précis, les sujets sont rassemblés dans une expérience commune qui, si elle n’a
pas été vécue de la même manière, revêt sensiblement les mêmes forces aliénantes que les
consciences des disparus ont chanté à Eyabe (l’arrachement, la violence, l’impuissance).
Pour cette raison, l’on peut affirmer que la mémoire singulière et la mémoire collective se
reconnectent dans la souffrance. Cette même souffrance est le moteur du sujet qui se détache
de la mienneté de ses souvenirs, aussi de ses us et coutumes singuliers, pour les mettre au
service de la collectivité. Ainsi, Bebayedi est
[…] un lieu dont le nom évoque à la fois la déchirure et le commencement. La rupture et la naissance. […]. Ceux qui sont ici ont des ancêtres multiples, des langues différentes. Pourtant, ils ne font qu’un. Ils ont fui la fureur, le fracas. Ils ont jailli du chaos, refusé de
192 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 115.
79
se laisser entraîner dans une existence dont ils ne maîtrisaient pas le sens, happer par une mort dont ils ne connaissaient ni les modalités ni la finalité. Ce faisant, et sans en avoir précisément conçu le dessin, ils ont fait advenir un monde. S’ils parviennent à préserver leur vie, ils engendreront des générations. Prenant le statut d’ancêtres, ils lègueront une langue faite de plusieurs autres, des cultes forgés dans la fusion des croyances. (131 –132)
Une mise en perspective de cette description avec le portrait des Mulongo est
éclairante. Bebayedi s’affirme comme le projet actualisé de la devise Mulongo — « Je suis
parce que nous sommes » — par l’affirmation d’un cogito collectif qui s’épanouit dans la
pluralité de ses subjectivités. Le fait est notoire puisque les Mulongo ont une communauté
d’usages et de traditions quand les Bebayedi ont toutes les raisons de manquer le projet
d’unité par leurs différences sociales. À contrario de leurs homologues, ils sont les acteurs
de leur destinée et ne se sont pas laissés contaminer par le chaos infernal qui marque
progressivement la vie autour de lui, c’est pourquoi « ils ont fait advenir un monde » (131).
Bebayedi est une mise en abime du projet argumentaire du roman dans la mesure où la
mémoire y sert la vie en créant un nouveau possible identitaire et que ce leg identitaire pluriel,
mais synergique, actualise une rhétorique de la mémoire édifiante. Ainsi,
Le roman propose de nouvelles géographies transnationales qui font de la médiation du langage le territoire qui relate de nouvelles articulations sémiotiques. Ces alternatives tentent de rétablir les géographies tourmentées en proposant une vision transfrontalière de l’identité, qui situe les protagonistes de l’histoire romanesque dans un territoire privé où s’élaborent de nouvelles possibilités existentielles193.
« Ces nouvelles possibilités existentielles » laissent alors apparaître un devoir d’oubli
qui n’est pas « un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère194 ».
En ce sens, « le pardon, s’il a un sens et s’il existe, constitue l’horizon commun de la
mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Toujours en retrait, l’horizon fuit la prise. Il rend le
pardon difficile : ni facile ni impossible195 ».
193 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne », art. cit., p. 103. 194 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 589. 195 Ibid., p. 593.
80
Pour les raisons invoquées, Bebayedi est tout autant un nœud discursif (et même, plus
tard, une résolution discursive) qu’une péripétie narrative dans la quête d’Eyabe. En fait,
Bebayedi officie aussi à titre d’épreuve qualifiante pour le personnage, en tant que l’entrée
du personnage en ce lieu concrétise la qualification chargée d’instaurer le sujet en tant que
tel196. Suivant « l’enthymème de la rhétorique : post hoc, ergo propter hoc197 », une épreuve
d’ordre glorifiant pourrait suivre. Le passage dans Bebayedi introduit cette épreuve par la
problématisation d’un nouveau chronotope du seuil, le pays de l’eau ou l’océan, « ce seuil
magique [qui] permet [aussi] l’accès à une sphère de renaissance [qui] est représentée par
l’image symbolique du ventre, vaste comme le monde, de la baleine. Le héros, au lieu de
vaincre la puissance du seuil ou de pactiser avec elle, est englouti dans l’inconnu et semble
avoir succombé à la mort198 ».
La métaphore du ventre sied au pays de l’eau. S’il est, dès les premières révélations
de vérité, présenté comme « un passage entre deux territoires » (79), entre les terres africaines
et les terres étrangères lointaines, c’est pour signifier d’une descente dans le monde de l’au-
delà, d’où l’on ne revient sous aucune forme. Les avertissements de la conscience des
disparus à leur oncle Mutango, dans la brousse, caractérisent l’appétit de ce gouffre : « Ne
sais-tu pas que les Bwele ont jeté sur nous leurs filets ? » (85). Ce territoire d’échange est
inégal. Ils recrachent des produits matériels contre des vies humaines. La méconnaissance
initiale du personnage à l’égard de ce lieu lui fait douter du succès de sa quête : « Le pays de
l’eau est-il un au-delà ? Combien y a-t-il d’autres dimensions à même d’accueillir les âmes
ayant quitté le monde des vivants ? Est-il possible de se réincarner lorsque l’on repose au
fond de l’eau ? Sans doute ne le saura-t-elle jamais » (112). Les oscillations intérieures du
personnage ne sont que des manifestations de cette hybridation du lieu maritime, dont il s’agit
d’inverser la dynamique de mort par une démarche orphéique. Arrivée à Bebayedi, qui est
un village sur pilotis, Eyabe est troublée par le bruit de la rivière kwa :
196 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 185. 197 Idem. 198 Joseph Campbell, Héros aux mille visages, op.cit., p. 82.
81
Les flots éclaboussent les pilotis de la case à une cadence régulière, jusqu’à ce que, ayant atteint un certain niveau, leur clapotis deviennent un murmure. Eyabe a l’impression d’entendre le chant de Weya, la terre première. Cela la trouble quelque peu. Depuis qu’elle s’est mise en route pour trouver le pays de l’eau, elle considère cette dernière comme une puissance hostile, une force néfaste qui lui a ravi son premier-né. (118)
Les syntagmes « puissance hostile » ou « force néfaste » favorisent de l’océan une
lecture en termes de force des enfers, lieu de toutes finalités, quand son chant en « murmure »
tempère cette aura négative. Cette concession amène à le visualiser non pas comme le passage
de Weya (la terre première) à sisi (le monde souterrain) mais, à l’inverse, de sisi vers Weya.
Il pourrait donc être, lui aussi, un lieu de recommencement. D’un autre côté, Bebayedi, en
tant que lieu singulier, pourrait bien avoir le pouvoir de neutraliser l’aura malfaisante de ce
lieu. Cela étant, sisi comme Weya restent des lieux parallèles où la matière du corps ne peut
exister. De ce fait, Eyabe comprend que « l’humain n’est pas fait pour vivre dans l’eau. C’est
bien l’esprit d’un mort qu’il lui faut aller honorer, sur ces rives où la terre s’achève » (132).
Le fils d’Eyabe a lui aussi compris ce qu’incarnait l’espace maritime. Mukudi explique à
Eyabe la conception que son fils s’était faite de l’océan :
Depuis notre geôle, nous en observions la reptation, les cabrements, à travers une crevasse. […]. Ton fils, Mukate, était l’un des plus assidus. L’océan lui était devenu une obsession, depuis qu’il avait aperçu « le bateau », l’embarcation des hommes aux pieds de poule. Au bout d’un moment, il s’est convaincu que l’océan était un passage vers sisi, le monde souterrain que traverse le soleil dans la nuit. Et si les étrangers aux pieds de poule venaient sur terre par l’océan, alors, ils devaient être des esprits, les habitants du monde d’en bas. (182)
L’image que se fait Mukate des hommes aux pieds de poule s’établit en syllogisme : si
le pays de l’eau est le « monde souterrain » et que ce même « monde souterrain » abrite « des
esprits » alors les hommes qui viennent sur terre par son entremise lui appartiennent. Dans la
couleur s’expriment l’opposition vie/mort et, par ce fait, la différence de représentation des
races : la terre, les peuples noirs, incarne la vie alors que l’océan, les blancs, incarne la mort
(« le blanc est la couleur des esprits » 25).
82
L’océan est un lieu de mémoire au sens où « les choses souvenues [sont]
intrinsèquement associées à des lieux. […]. Les lieux demeurent comme des inscriptions, des
monuments, potentiellement des documents, alors que les souvenirs transmis par la seule
voix orale volent comme le font les paroles199 ». Sa sémantisation paradoxale épouse la
définition du rappel qui, par la présentification, actualise la mémoire dans ce qu’elle a de
douloureux mais aussi d’heureux, par son pouvoir de réunifier le passé et le présent de
manière signifiante. De plus, cette sémantisation permet à la fiction d’annuler la vérité
historiographique de cette voie d’eau qui fût, effectivement, sous bien des égards, une
descente en enfer sans retour.
Le parcours de lieux de mémoire repose sur une logique motivante de quête mais c’est
aussi un parcours cognitif, qui favorise de ces déplacements une lecture où la vision du
monde défendue par l’œuvre se trouve morcelée, en pierre de sens à édifier. À travers ces
lieux, sont exprimées la mort et la vie - mais aussi les rapports entre les peuples et les races
dans l’imaginaire - couple antithétique dont les signifiés trouvent à se réconcilier dans les
espaces transitionnels, ces lieux où la Mémoire exprime l’étendue de sa force rhétorique.
Pour autant, la charge discursive et l’élan vers ses lieux sont fortement corollaires du
témoignage, lui qui actualise le continuum mémoriel par l’accréditation et la transmission du
fait historique.
2. Le témoignage : vecteur de transmission
Le cheminement vers une rhétorique de la mémoire édifiante commence par le désir de
vérité, soit la révélation des choses qui ont véritablement eu lieu. « C’est peut-être là la vérité
profonde de l’anamnesis grecque : chercher, c’est espérer retrouver. Et, retrouver, c’est
reconnaître ce qu’on a une fois — antérieurement — appris200 ». Dans l’œuvre, Eyabe détient
le privilège de la parole rapportée, ce qui lui procure une connaissance à la fois factuelle et
intimiste de la capture. À son tour, elle rendra témoignage de la totalité de son expérience.
De fait, nous avons traité de la quête infructueuse des deux frères dignitaires. Mutango accède
199 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 49. 200 Ibid., p. 563.
83
à une partie de la vérité mais il est axiologiquement sanctionné par l’impossibilité de
transmettre les informations glanées. Mukano est berné par le faux-témoignage de la reine
Njanjo, l’équivalent du leurre narratif201, et, par cela, conduit à la mort. Enfin, les Mulongo
eux-mêmes se prémunissent de parler du grand malheur, qui marque la fin d’un monde
jusqu’alors paisible. Pour eux, « [qui] goûte le souvenir des défaites ? » (22). Pourtant, le
témoignage est une plongée dans la douleur qui se justifie pleinement par l’absurdité d’une
Histoire contre laquelle les personnages cherchent à se reconstruire. Les rétrospectives
d’Eyabe sur le récit de Mutimbo, l’époux d’Eleke retrouvé à Bebayedi, le traduisent :
Ce n’est pas uniquement au-dessus de la case de celles dont les fils n’ont pas été retrouvés que l’ombre s’est un temps accrochée. L’ombre est sur le monde. L’ombre pousse des communautés à s’affronter, à fuir leur terre natale. Lorsque le temps aura passé, lorsque les lunes se seront ajoutées aux lunes, qui gardera la mémoire de toutes ces déchirures ? À Bebayedi, les générations à naître sauront qu’il avait fallu prendre la fuite pour se garder des rapaces. On leur dira pourquoi ces cases érigées sur les flots. On leur dira : La déraison s’était emparée du monde, mais certains ont refusé d’habiter les ténèbres. Vous êtes la descendance de ceux qui dirent non à l’ombre. (137)
Cet extrait fait ressortir le caractère essentiel du témoignage par le dédale temporel
apparent dans le procès d’énonciation. D’ailleurs, ce même jeu s’établit dans l’ensemble des
témoignages présents dans l’œuvre, faisant des énoncés affirmatifs des vérités et des
maximes destinées à rejoindre le narrataire, et même le lecteur, dans sa propre réalité. Cet
élan hors de la fiction est renforcé par ces glissements non marqués entre une focalisation
interne, qui livre les pensées du personnage, et une focalisation omnisciente, savante et au-
dessus de tous les personnages. L’extrait présente une confrontation entre le temps, « moment
inscrit dans le contexte verbal202 » qui est celui où l’ombre s’est appesantie sur la case des
femmes et le temps « moment de l’instance énonciative203 ». Le jeu temporel et le jeu spatial
font glisser la situation du roman vers la situation historique avérée. Les déictiques précis
tels « au-dessus » et « un temps » renforcés par l’adjectif « uniquement » figurent une
métonymie de la case, que l’affirmation suivante confirme : « l’ombre est sur le monde ».
201 Roland Barthes, S/Z, op.cit., p. 39.202 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, op.cit., p. 51. 203 Idem.
84
Dès lors, la suite de l’énoncé transpose l’importance du témoignage à l’extériorité de l’œuvre.
Finalement, l’énoncé repasse au temps du procès par le référent spatial, « Bebayedi », où
Eyabe se trouve présentement. Ce lieu-modèle véhicule la parole, s’établissant ainsi à
contrepied des Mulongo. Par deux fois, l’importance des paroles rapportées est affirmée par
« on leur dira », où le temps futur utilisé assure une postériorité par rapport au temps de
l’énonciation. Et, de nouveau, par le discours direct, l’énoncé ramène le narrataire dans son
propos car l’adresse par le pronom « vous » condense le ils des descendants de Bebayedi et
le « vous » allocutaire (mais non-locuteur). Le glissement des temps est significatif.
L’imparfait signale l’antériorité de l’évènement traumatique par rapport au procès
d’énonciation, le passé composé de « ont refusé » un acte accompli dont les effets perdurent
dans le présent et agit sur cet être pluriel qui s’affirme dans le « vous êtes » au présent.
« Autrement dit, la syntagmatisation des temps verbaux est aussi essentielle que leur
constitution paradigmatique204 ». La périphrase « ceux qui dirent non à l’ombre » est par
ailleurs notable, dans la mesure où la parole s’y affirme contre-pouvoir de lumière face au
chaos du monde, épousant ainsi la parole du Dieu de la Genèse.
Ce court énoncé condense la posture du témoignage, qui conjugue le passé et le présent mais
aussi le là-bas et l’ici. Le témoignage est la manifestation langagière de cette assertion de
Nietzsche, concernant l’histoire : « nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir, et
non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action205 ». Par son regard en
arrière, le témoignage est une anachronie au sens où « [toute] anachronie constitue par rapport
au récit dans lequel elle s’insère - sur lequel elle se greffe un récit temporellement second,
subordonné au premier206 ». L’on constate que son enjeu dans la quête du personnage se
manifeste par la structure temporelle de l’œuvre, qui en épouse l’anachronisme.
En son commencement, La saison de l’ombre présente une narration simultanée,
certes, mais qui se troue par de courtes analepses où l’on en apprend davantage sur la nuit du
grand incendie. Dans l’économie du récit, rappelons-le, l’on se situe à un peu plus de 3
semaines de cet évènement quand la narration débute. La quête d’Eyabe enclenchée, la
204 Paul Ricœur, Temps et récit II, Paris, Seuil, 1984, p. 117. 205 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, op.cit., p. 119 – 120. 206 Gérard Genette, Figures III, op.cit., p. 89
85
dynamique s’inverse car le récit de quête se construit principalement sur le mode de
l’analepse. L’écriture épouse la dilution temporelle, qui s’est accélérée à l’orée du village de
Bebayedi. Entre le moment où Eyabe arrive et quitte Bebayedi, il s’écoule à peu près treize
jours dont neuf sont consacrés « au temps du deuil [et au] temps d’apprendre la langue de
Bebayedi, de se faire clairement comprendre » (155). Cependant, ces jours sont traités sur le
mode de l’ellipse car le récit se concentre autour de la pause narrative qu’est le témoignage
de Mutimbo et qui ne dure pourtant qu’une journée. Une même dynamique s’observe en
regard du témoignage de Mukudi, le fils d’Ebusi, qu’Eyabe rencontre en pays côtier dans les
derniers temps de sa quête. Enfin, sa préséance se confirme par la présentation à l’imparfait,
sur le mode du témoignage également, de la quête d’Eyabe. De ce fait, la quête d’Eyabe, dans
sa dimension pragmatique, semble s’effacer au profit du récit de mémoire. Seule la traversée
de la rivière Kwa, au sortir de Bebayedi, est brièvement exposée dans le récit. Puis l’ellipse
rattrape le temps de l’énonciation : « Celui [c’est Mukudi] qui l’écoute la presse de poursuivre
le récit de son voyage » (155). Une fois qu’Eyabe a exposé son périple à travers la brousse
pour parvenir en pays Isedu — « Ils sont effectivement arrivés, puisqu’elle se trouve ici »
(160) —, le récit peut laisser place au témoignage de Mukudi.
Paul Ricœur dégage deux spécificités du témoignage, qui valident son caractère
essentiel dans la quête de vérité. Premièrement, le témoignage atteste que quelque chose a
bel et bien eu lieu. Deuxièmement, il induit une autodésignation. « De ce couplage procède
la formule type du témoignage : j’y étais. […]. Et c’est le témoin qui d’abord se déclare
témoin207 ». Par ces prémisses, Ricœur établit que le témoignage appelle nécessairement un
interlocuteur.
Cette structure dialogale du témoignage en fait immédiatement ressortir la dimension fiduciaire : le témoin demande à être cru. […]. La certification du témoignage n’est alors complète que par la réponse en écho de celui qui reçoit le témoignage et l’accepte ; le témoignage dès lors n’est pas seulement certifié, il est accrédité208.
207 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 204. 208 Ibid., p. 205.
86
Dans le récit, « cette structure dialogale » est manifestée à différentes échelles : à la
fois par le personnage, les intérêts discursifs du récit et son code herméneutique. Les
personnages qui témoignent devant Eyabe surviennent comme des agents qui jouent un rôle
d’améliorateur, ou de protecteur209. Ainsi, leur apparition se présente comme autant d’indices
mais aussi de bornes à franchir pour atteindre un nouveau lieu spatial et discursif. Également,
leur venue conforte le personnage dans ses objectifs, à chaque étape de son parcours. En
retour, l’on peut affirmer qu’Eyabe joue un rôle identique. Elle donne foi à leur récit en
continuant son périple sur la base des faits rapportés et leur permet d’exorciser leur peine et,
ainsi, de retrouver la paix. Mutimbo, l’un des hommes enlevés, meurt un jour après avoir
délivré son récit à Eyabe :
Mutimbo n’aura vécu que le temps de porter cela à sa connaissance. Ceci renforce sa détermination. Si la mission qu’elle s’était assignée n’avait pas été louable, les esprits et l’Unique ne lui auraient pas permis de le revoir. Grâce à lui, elle sait, en partie, ce qu’il est advenu des douze mâles disparus. Il lui importe de fouler, elle-même, le dernier territoire qu’ils aient connu. La limite du monde terrestre. (136)
La rencontre avec Mukudi se livre par la même logique motivante :
[Mukudi] remercie les maloba de lui avoir permis de revoir Eyabe, mais cette chance ne lui a été donnée que pour une raison : relater, avant de se taire à jamais, les évènements survenus la nuit du grand incendie, les jours qui ont suivi. Pour lui, c’est en permanence l’obscurité, il s’y est habitué. (192)
Les propositions « que pour une raison » et « que le temps » traduisent le caractère
éphémère de ces personnages mais aussi l’inversion de la vie. S’ils restent en vie, c’est parce
qu’une parole ne demande qu’à sortir et être transmise. Cette parole les rattache à une
existence, pourtant obscure. L’invocation aux esprits est une prière pour être délivré, et « se
taire à jamais » dans une mort souhaitée. Ainsi, la connaissance qu’ils entendent apporter est
une plongée dans le cœur de la capture. Elle révèle le système esclavagiste dans sa dimension
marchande : qui échange les hommes contre des biens matériels et anéantit par ce fait leur
valeur intrinsèque, régurgitant des individualités brisées. Pour lutter contre l’oubli de la
209 Claude Bremond, Logique du récit, op.cit, p. 282.
87
dimension émotionnelle et humaine de l’Histoire, la parole suscite l’émotion de son
interlocuteur (Eyabe), et de son lecteur. Pierrette Bidjocka Fumba considère que cela justifie
l’utilisation à profusion de l’argument pathémique dans le roman. Elle cite Charaudeau qui
« note qu’il est impossible de construire un objet de discours sans construire simultanément
une attitude émotionnelle vis-à-vis de cet objet210 ».
Les témoignages de Mutimbo et de Mukudi disent la dissolution du sens, « l’inversion
de tous les principes » (178). Ils décrivent leur capture sous le mode de l’animalisation.
« Bâillonnés, entravés, traînés » (120) hors de leurs terres, la déshumanisation commence par
l’éradication de l’identité, propre à chaque culture et à chaque humain, et se poursuit par
l’entrave du regard et de la parole : « On les avait dépouillés de leurs amulettes, de leurs
parures, de leurs vêtements. S’ils avaient pu effacer nos scarifications, ils l’auraient fait, je
crois… » (122). Cet effeuillage en gradation traduit la réification des êtres, dont le commerce
s’apparente à la production d’usine : uniforme, impersonnel, à la chaîne. Le passage au
discours direct pour signifier des scarifications accentue la douleur de la dépossession
identitaire mais aussi la cruauté des geôliers. Dans leur marche, « chacun ne voyait que la
nuque de celui qui le précédait dans la file. Il était impossible de communiquer » (122). Ces
entraves assomment les hommes et créent une solidarité pervertie : il s’agit de rester soudé
dans une marche pourtant funèbre. Mukudi explique à Eyabe : « Nous devions naïvement
penser que maintenir le rythme dans de telles conditions, était une démonstration de force »
(179). Le discours de Mutimbo répond à ce déséquilibre par le délire interrogatif qui martèle
ses dires. Le personnage se demande pourquoi « ses compagnons et lui ont marché » (121).
Il « ne sait plus » (120), il « imagine » (123). Tout comme ses pairs restés au village,
l’instabilité émotionnelle a pris le dessus. Ce n’était pas réel. Nous ne pouvions pas être en train de vivre cela. Nous allions
nous réveiller. […]. Ce n’était pas réel. Nous ne pouvions pas être en train de vivre cela. Nous allions nous réveiller. […]. Nous ceindre la taille avec vaillance. Rebâtir. Vivre. Nous étions vivants. (120 – 121)
210 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 424 – 425. Cité par Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », loc.cit., p. 86.
88
La désagrégation du monde se dessine dans la tension entre ce moment qui apparaît
surréaliste et « la minutie du détail dans la description du déchaînement de violence [qui] fait
du corps humain un champ d’expérimentation de l’horreur211 ». La socialité et la liberté du
corps entravées inscrivent l’expérience de la capture dans le réel alors que les repères
spatiaux temporels qui s’éludent progressivement l’éloignent de la réalité, traduisant,
paradoxalement, le caractère indicible de ce pan historique. Ainsi, les hommes avançaient
« au cœur d’une brousse de plus en plus épaisse, obscure, même en plein jour. Au bout d’un
moment, ils avaient oublié l’éclat du soleil, ne connaissaient plus que l’ombre, les nuits sans
lune […] » (121). L’environnement des hommes s’accole à la vérité énoncée par les Bwele :
« Là où on les emmène, ce sont les ténèbres. En permanence. » (122). La dépossession se dit
à travers l’étiolement des repères cosmogoniques du temps. Et si les hommes perdent la
notion de temps, ils perdent leur humanité, car l’aperception du temps est le propre de
l’homme. Vivre sans repères chronologiques, c’est vivre de manière non-historique, à la
manière de l’animal212. L’expression de cette perte, par Mutimbo, permet de tisser le lien
fiduciaire avec Eyabe en exprimant « la similitude en humanité des membres de la
communauté213 ».
Dans cette perspective, les témoignages de Mutimbo et de Mukudi ont tous deux un
effet perlocutoire. En effet, « dire quelque chose provoquera souvent — le plus souvent —
certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle,
ou d’autres personnes encore. Et l’on peut parler dans le dessein, l’intention, ou le propos de
susciter ces effets214 ». En revanche, cet effet perlocutoire sur le personnage d’Eyabe doit être
distingué dans la mesure où les deux témoignages n’interviennent pas au même moment de
la quête, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ne soient pas connectés. Ainsi, bien
211 Guy Aurélien Nda’ah, « Esthétique de la rupture dans la prose romanesque de Léonora Miano », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc.cit., p. 166. 212 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, op.cit., p. 124. 213 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 207. 214 J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, op.cit., p. 114.
89
qu’« apparemment soumis à la discontinuité des messages, [les témoignages sont] en fait
[saturés] de liaisons pseudo-logiques, de relais, de termes doublement orientés215 ».
Le témoignage de Mutimbo suscite une forte réponse émotionnelle de la part d’Eyabe
et cela, parce qu’il intervient dans un lieu et un moment précis de son parcours, c’est-à-dire
à Bebayedi et au début de sa quête. À ce stade, Eyabe, comme ses pairs Mulongo, est « loin
de se douter que leur mésaventure n’était qu’une parmi les mille péripéties émaillant une
histoire complexe » (189). Par ailleurs, Bebayedi est le lieu où ce personnage est appelé à
revenir à la fin de son parcours. En tant que lieu de Genèse, lieu où l’on fait sens de la douleur,
il contrebalance l’horreur de l’esclavage qui émeut le personnage. Ainsi, les informations
factuelles données par Mutimbo à Eyabe concernent moins la capture et le système
esclavagiste que le sort des populations qui échappent aux rapts. Son discours vise donc à
expliciter la formation et les tenants de Bebayedi, que nous avons étudié en sa qualité de lieu
de mémoire. En somme, le témoignage de Mutimbo apporte une « dynamique d’un autre
ordre [qui] vient redoubler, dominer et supplanter celle du sujet agissant : c’est le parcours
d’accompagnement pathémique216 ». « L’action se passe sans [qu’Eyabe] désormais
l’assume, et le discours décrit la manière dont les objets du monde déterminent, façonnent et
modifient les états du sujet : états d’âme, états du corps sensible217 ». La terreur domine la
réponse du personnage jusqu’alors présentée comme calme et raisonnée. L’envergure des
choses racontées est telle qu’elle cède aux mêmes craintes mystiques que ses pairs Mulongo :
elle pense « que des forces obscures sont à l’œuvre, que même un nouveau-né reconnaîtrait
sans mal le visage de la sorcellerie » (126). Toutes perspectives d’avenir s’oblitèrent, la mort
devient « plus réjouissante que l’idée de devoir vivre dans un univers où des histoires comme
celle que raconte Mutimbo sont possibles » (126). Le mot « histoire » s’identifie à la fiction
la plus pure. Pendant un instant, Eyabe voudrait ne pas donner foi au récit de Mutimbo.
Pourtant, « elle le laisse poursuivre, ahurie, les yeux, débordants de larmes » (126).
215 Roland Barthes, S/Z, op.cit., p. 188.216 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 41. 217 Ibid., p. 40.
90
Cette souffrance éprouvée du personnage laisse place à une poétisation et à une
personnification de la nuit, qui se mue en actualisation poétique des humanités brisées par
l’Histoire.
Dans l’espace romanesque, le temps s’ouvre à de nouveaux espaces : ceux de l’absence des jeunes qui ont disparu et dont on pressent la présence. […] Il englobe les lieux de présence et ceux de l’absence, appelle la réunification de l’ici et de l’ailleurs dans un langage où toute simultanéité se conjugue au milieu du temps, dans un présent poétique qui rompt avec le passé218.
« La nuit a une texture […]. La nuit a une odeur […]. La nuit sent […]. La nuit charrie
[…]. La nuit ramène […]. La nuit, on revoit […]. La nuit, on se souvient […] (128 – 129).
Comme la nuit, cette récitation tombe « comme un fruit trop mûr » (128). Elle répond à
l’émotivité du personnage, en martelant le cours brisé de la vie, en en restituant le souvenir
par l’appel de tous les sens. Ce souvenir est celui « de la pulpe de kasimangolo » (128), d’un
« métier, [d’une] place au sein de la communauté » (129), des « traits tirés du frère blessé,
qu’il avait fallu laisser derrière » (129). En somme, ce chant poétique porte à son paroxysme
la violence de la capture, ses méfaits, ainsi que la valeur persuasive du témoignage de
Mutimbo. Ici, « le roman […] constitue un lieu qui traverse et transcende toutes les facettes
d’un évènement et fait procéder la création esthétique d’une quête ou d’un mouvement vers
la face cachée des choses, vers une transréalité proche du sacré, c’est-à-dire ce qui relie les
différents niveaux de réalité à travers un évènement et au-delà de celui-ci219 ».
D’un autre côté, le témoignage de Mutimbo suscite des questions, chez le personnage,
à propos des « étrangers, ces hommes aux pieds de poule » (127) ; questions auxquelles
Mutimbo ne peut répondre : « Là, ma fille […] tu m’en demandes trop » (127 – 128). Cette
phrase introduit, implicitement, le témoignage prochain de Mukudi ; témoignage qui, certes,
obéit aux mêmes logiques narratives et discursives mais dont la force repose davantage sur
la conviction que sur la persuasion.
218 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne », art. cit., p. 99.219 Justin Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi, Dire le social dans le roman francophone contemporain, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 89.
91
Puisqu’il intervient en pays côtier et à la fin du parcours d’Eyabe, le témoignage de
Mukudi sert davantage à informer le personnage sur ce nouvel environnement et lui permettre
d’effectuer sa dernière mission, pénétrer le pays de l’eau. La narration l’explicite
ouvertement : « c’est seulement après ce long exposé [du système mis en place entre les
côtiers et les étrangers], que l’homme a entamé le récit des évènements survenus la nuit du
grand incendie » (190). La capture puis le peu de temps passé dans la prison Isedu sont
relativement peu racontés car l’histoire du peuple Isedu et leurs relations avec les hommes
aux pieds de poule dominent le discours narrativisé qui marque, visuellement, la fin des
évènements concernant les captifs, racontés en discours direct. En somme, l’information
factuelle domine le témoignage de Mukudi et l’on apprend relativement peu de détails
nouveaux sur le sort des disparus, si ce n’est leur cession aux étrangers. Ainsi, « les
descriptions d’un même évènement nous permettent de concentrer notre attention sur le
personnage qui le perçoit car nous connaissons déjà [le plus gros de] l’histoire220 ». À cet
effet, à la factualité de Mutimbo répond le pragmatisme d’Eyabe qui, a contrario du moment
passé avec Mutimbo, ne se situe plus du tout dans l’émotion. Pour Eyabe,
[…] seuls des détails manquent. Des éléments permettant de comprendre ce qui s’est déroulé. Il lui faut connaître, avec précision, la destinée des mâles mulongo arrachés à leur peuple. […]. La femme déclare qu’il lui est impératif de se rendre sur les rives où la terre prend fin, si elle souhaite rentrer au village avec des réponses. […]. Tant que le doute persiste, l’harmonie est comprise. (193)
Eyabe déploie des trésors de stratégies argumentatives en étant attentive au discours de
son interlocuteur, scrutant ses réactions, épousant les émotions qu’elle lui devine. D’abord,
lorsque Mukudi prononce le nom de son fils, Eyabe « tend l’oreille, s’efforce de ne pas
l’interrompre, espérant qu’il en vienne à la partie de l’histoire qu’elle souhaite entendre. La
femme a besoin de savoir pour quelle raison un appel lui est parvenu, en provenance du pays
de l’eau » (182). Eyabe veut savoir « où » (182), « pourquoi » (182), « que s’est-il passé
exactement ? » (182). Devant la peine de Mukudi, « Eyabe ne sait comment l’inciter à
poursuivre » (191), questionne « timidement » (191). Elle respecte la posture d’un
220 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, op.cit., p. 138.
92
intervieweur en face d’un témoin traumatisé, épouse le niveau du discours, dans la retenue.
Puis, elle se fait plus franche. Les énoncés avouent leur intention publicitaire, leur suite
« prétendue, celle qu’[ils donnent] comme [leur] raison d’être, et celle-ci est autant en [eux]
que hors [d’eux]221 ». « Eyabe improvise une digression, espérant le toucher, susciter sa
parole » (191), elle en appelle elle-même à la persuasion en lui rappelant sa mère tout en
suivant « son intuition [qui] l’invite à ne pas poser frontalement la question : Qu’as-tu à me
dire de Mukate, mon premier-né ? » (192). Finalement, quand Eyabe ne peut plus cacher son
impatience, elle ne peut non plus contenir l’ascendance et l’autorité de sa parole : « Elle fixe
des yeux le visage de l’homme, espérant, par ces paroles, le décider à lui en apprendre
davantage » (193). Eyabe essaie de provoquer une sorte d’intimidation pour pousser Mukudi
à sortir de ses murs mais « l’homme se ferme à ses paroles. Il n’a plus envie de parler, ne
compte pas l’accompagner au bord de l’eau » (193). En un sens, il n’est plus « capable de
répondre de ses dires devant [celle qui] lui demande d’en rendre compte » (206). L’eau est la
dernière étape du périple d’Eyabe, l’endroit où le sort des disparus a été scellé et où la quête
se révèlera fructueuse ou non. Par conséquent, le silence de Mukudi à l’égard de ce qui s’y
est produit relève de deux raisons. Premièrement, on l’a déjà évoquée, chaque lieu et
personnage appelle sa révélation. De plus, Mukudi est rongé par la culpabilité et le deuil.
D’abord, pour avoir brisé la solidarité des initiés en tentant de mourir par la grève de la faim ;
ensuite, pour n’avoir pas sauté du bateau alors que ses frères se sacrifiaient pour renaître en
d’autres temps et d’autres lieux. Mukudi est cette idée que « la mort violente ne saurait être
hâtivement rangée parmi les choses toutes données et maniables. Elle signifie quelque chose
d’essentiel concernant la mort en général, et en dernière instance notre mort222 ». Mukudi, en
prenant des distances de ses frères, s’est créé une condition de mort-vivant condamné à
revivre la mort de ses frères et, par-là, sa culpabilité. Le personnage le confirme : « Elle
[« l’aventure de ses frères »] était son fardeau, s’étirait dans sa mémoire pendant les six
périodes fractionnant la journée des vivants. Cela le poursuivait en permanence. Le chant. La
chute des corps dans l’eau. Les sanglots rauques du vieux Mundene. Et lui. » (203 – 204)
221 Oswald Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris, Minuit, 1980, p. 11. 222 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 469.
93
Le déterminant démonstratif « cela » apparaît pointer le tableau poignant du suicide des
initiés. La lourdeur du « fardeau » s’exprime par l’emprise du souvenir, que le verbe « étirer »
désigne comme un processus, quasi sadique ici, qui prend son aise et son temps dans l’esprit
du jeune homme : le segment « en permanence » confirme cette prégnance. Le tableau est
complet et sensoriel, se déliant dans l’image des corps, le bruit de chute, la peine du vieil
homme. Enfin, le segment « et lui », phrase brève, souligne la solitude du différent et du
laissé derrière. L’impression générale est celle d’un homme face au tableau de sa tragédie
mais incapable de détourner le regard. Il démontre « [qu’il] y a un degré d’insomnie, de
rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse
d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation223 ». En bref, Mukudi est l’incarnation d’une
représentance perpétuelle qui n’a pas encore eu accès au travail de l’oubli, cette « insoucieuse
mémoire à l’horizon de la soucieuse mémoire224 », qu’il n’appartient qu’au personnage
d’Eyabe d’apprivoiser, par l’enfantement d’une rhétorique de la mémoire aboutie.
3. Fiction et réel : victoire microscopique et macroscopique
La saison de l’ombre est une allégorie qui figure, interpelle et rejoint le réel. Ce roman
« peut être [appréhendé] comme un dispositif de rédemption et de réhabilitation de certaines
victimes de la traite transatlantique225 » mais aussi comme un objet de connaissance du
monde : il traverse de toutes parts l’absurdité de l’Histoire, pour mieux en dégager un sens,
qui trouve à s’exprimer dans la construction d’une rhétorique de la mémoire. En ce sens, la
fin du roman n’est qu’un passage emprunté vers l’Homme, son lecteur. À la suite
d’Aleksander Ablamowicz, nous pouvons affirmer :
À travers l’artifice de la fiction tout semble possible ! L’écriture romanesque, trompeuse, fournit cette mystification à qui veut l’accepter pour une raison ou pour une autre. À travers cette tromperie qui tend à l’expression d’une vérité pure et simple, le romanesque
223 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, op.cit., p. 127. 224 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 656. 225 Pierrette Bidjocka Fumba, « Apologue et/ou écriture romanesque dans La saison de l’ombre », dans Alice Delphine Tang [dir.], loc. cit., p. 96.
94
devient le seul consolateur, la seule source d’espoir et la seule réalisation des rêves. Il s’installe à la place du mythologique […]226.
Dans le roman, l’espoir est porté par la figuration de la renaissance, ou métaphore de
l’enfantement. La sémantisation aboutie du personnage d’Eyabe en « matrice primordiale »
(160), Inye, est le point de jonction entre le projet de réhabilitation et l’argumentaire relatif
à la notion de Mémoire. Denis Bertrand rappelle que le schéma narratif, lu dans un certain
sens227, « exprime […] une visée téléologique, et [constitue] ainsi, pour Greimas, « un cadre
formel où vient s’inscrire le sens de la vie228 ». Il en conclut que « le récit est une scénographie
exemplaire du discours en acte229 ».
Dès la phase de manipulation, Eyabe s’est établie en mère porteuse. Découlant de cela,
chaque étape de son parcours se présente comme une phase du processus de gestation et
participe de ce « thrilling de l’intelligible230 ». À partir de Bebayedi, lieu spatial et discursif
pivot, cette gestation se livre dans sa maturation par la matérialisation physique des
consciences des disparus, en un petit garçon nommé Bana. Lorsqu’Eyabe quitte Bebayedi, la
narration nous apprend que « l’enfant mutique, qui s’était attaché à elle, l’a suivie » (155),
« [peut-être] même l’attendait-il là-bas […] » (158). C’est aussi une autre raison pour
laquelle, dans le parcours narratif du personnage, ce lieu s’établit en épreuve décisive. Ainsi,
Bana remplira le même rôle que Mukate, mais à une échelle plus vaste. En effet, Mukate est
« l’enfant dont la venue au monde a consacré [la féminité d’Eyabe] aux yeux du clan. Celui
grâce auquel il lui a été donné de se découvrir, de se connaître elle-même telle qu’elle ne
s’était jamais envisagée » (118 – 119). Dans la mesure où Bana affirme Eyabe en Inye, le
clan devient la métonymie du monde et les verbes « se découvrir » et « se connaître »
affirment la victoire et l’état final d’un personnage en fin de parcours. Par ailleurs, si Bana
accomplit ce baptême d’Eyabe c’est parce qu’il est l’incarnation de tous ces hommes morts,
226 Aleksander Ablamowicz, « Le romanesque et le réel », dans L’Autre du roman et de la fiction (coll. Études romanesques), Paris, Lettres Modernes, 1996, p. 46. 227 C’est-à-dire de l’épreuve qualifiante, à l’épreuve décisive en finissant sur l’épreuve glorifiante ou, en termes de sphères sémiotiques : manipulation, action et sanction.228 Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op.cit., p. 185. 229 Ibid., p. 188. 230 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, op.cit., p. 30.
95
véritablement ou symboliquement, à cause de la Traite ; la concentration de ces êtres lui
confère une force mystique. En conséquence, Bana s’établit également en émissaire, en fait
destinateur matérialisé, « que lui adresse le guide surnaturel [toujours le destinateur] qu’[elle]
a rencontré avant de pénétrer dans cette région [Bebayedi et sa suite]231 ». Durant son périple
avec Eyabe, sa maturité symbolique se laisse deviner : « Les traits de l’enfant portaient, en
cet instant, une maturité, une gravité, qui n’étaient pas de son âge. […]. Elle s’est tue. C’est
lui qui a parlé : Inye, a-t-il déclaré, nous allons arriver » (158).
Le déictique « l’instant » souligne l’aide opportune qu’apporte cet enfant à Eyabe en
assurant, sans hésitations, que la quête d’Eyabe arrivera à son terme. Par moments,
l’énonciation elle-même souligne le caractère surnaturel de sa présence, au moyen d’adjectifs
évaluatifs. Ainsi, lors de sa marche avec Eyabe, de « manière étrange, le déluge semblait
courir derrière eux, ne s’abattant toujours qu’à quelques pas, leur frôlant à peine les talons »
(159). L’adjectif subjectif « étrange », remis en contexte, trouve un surplus d’étrangeté car la
nature a déjà été décrite comme épousant les mouvements d’Eyabe, sans que l’énonciation
ne remette en cause ce mariage de la femme et de la terre. C’est donc comme si l’énonciation
feignait la surprise. L’écoute attentive du personnage, soit la reconnaissance de cette
« maturité » chez son interlocuteur, se traduit par l’inversion sur l’axe de la parole. Le silence
consenti du personnage et la désignation « c’est lui » accentuent la puissance évocatoire de
la parole de Bana. Cette puissance se dit elle-même puisqu’Eyabe n’est même pas « certaine
qu’il ait ouvert la bouche pour énoncer cette parole » (158). L’incertitude du personnage
réaffirme d’autant plus le lien symbolique à l’œuvre entre les deux protagonistes : il favorise
cette lecture de Bana en tant qu’être au sein d’Eyabe.
Les indices qui soutiennent la maturation de la gestation à travers ce personnage sont
parsemés à travers le périple vers Bekombo. Premièrement, dans les émotions que procure
l’enfant à Eyabe : celles d’une mère en émoi face aux mouvements naissant de son enfant.
Ainsi, en lui parlant, « [la] voix rocailleuse du petit lui a tiré des larmes. Elle avait le regard
embué en appliquant la paume de sa main sur le torse de l’enfant » (156). Aux propos
d’Eyabe, l’enfant s’épanouit progressivement : « Ils se sont remis en marche. Ensuite, il n’a
plus prononcé une parole pendant longtemps, mais son visage s’était éclairé, ouvert, se
231 Joseph Campbell, Héros aux mille visages, op.cit., p. 87.
96
laissant colorer par des expressions variées. La femme n’en demandait pas davantage » (156).
L’épanouissement de Bana près d’Eyabe montre les effets positifs de la transmission, à
l’image de celle que le roman accomplit à travers son projet esthétique et discursif. C’est
ainsi qu’en parlant à Bana de la cosmogonie, de la spiritualité et des usages mulongo, Eyabe
trouve « un sentiment d’apaisement. Partager, transmettre. Faire à nouveau exister le monde
pour un être » (156). Et cela, parce qu’il « lui fallait se souvenir que son identité n’était pas
d’être une femme isolée, perdue dans l’immensité de misipo. Elle était issue d’un peuple qui
possédait une langue, des usages, une vision du monde, une histoire, une mémoire. Elle était
fille d’un groupe humain […] » (156 – 157). Paradoxalement, se revendiquer du lien
générationnel et se replacer dans le tout de la communauté, permettent de lutter contre
l’avilissement de l’identité personnelle. Cet extrait peut, dans ce cas, faire écho à la vision
des esclaves enchaînés, à Bekombo, attendant un départ prochain dans le bateau :
Tous ont un bracelet à la cheville, même les enfants. Tous ont le crâne rasé. Elle n’ose songer que c’est leur propre disparition qui les accable. Chacun est né d’une femme. Chacun a été nommé, situé dans une lignée. Chacun a eu sa place au sein d’un peuple. Chacun était dépositaire d’une tradition. Le savent-ils encore ? (167)
L’adjectif de totalité « tous » qui désigne un groupe uniformisé pour les besoins de
l’esclavage s’oppose au martèlement de l’individuation par le pronom « chacun » qui,
pourtant, tisse la subordination de l’individu à une ascendance. Toutefois, cette ascendance
tend à se perdre dans le jeu temporel à l’œuvre dans le passage. Du présent de la naissance,
l’on passe au passé composé de la nomination, de la lignée, d’une place dans la communauté
et, finalement, à l’imparfait de la tradition, de la mémoire. L’esclavage est donc le point de
rupture entre deux conditions : celle d’une identité affirmée et celle d’une perte de repères,
d’une dépossession. Ainsi, l’esclavage fait perdre la mémoire que le roman se donne
précisément pour tâche de faire revivre. D’ailleurs, par l’indéfinition du « tous » et du
« chacun » s’ouvre une brèche fictionnelle. La narration interpelle doublement les
connaissances historiques : ces esclaves, « le savent-ils encore ? », mais qu’en est-il de vous,
lecteurs ? Nous observons comment,
La lecture, en prenant le relais de l’écoute de la parole des « vieux », donne à la notion de traces du passé une dimension à la fois publique et intime. […]. C’est ainsi que peu à
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peu la mémoire historique s’intègre à la mémoire vivante. […] À l’horizon se profile le souhait d’une mémoire intégrale regroupant mémoire individuelle, mémoire collective et mémoire historique […]232.
La mémoire intégrale s’établit dans l’enfantement de Bana, « la multitude » (205). Ce
moment est aussi celui de la révélation, pour Eyabe, puisque le témoignage de Mukudi s’est
arrêté avant de lui décrire ce qui s’est passé dans le bateau. Une focalisation interne nous a
appris que la culpabilité l’a empêchée de tout lui révéler. Cependant, comme nous avons pu
l’analyser, chaque lieu dans le roman a son enjeu discursif. Ainsi, c’est au pays de l’eau, lieu
de vie et de mort, que la suite de la vérité doit être révélée et l’enfantement opéré. Eyabe, par
ses questionnements, le pressent : « qu’a [Bana] a lui dire lorsqu’ils seront sur la rive ?
Pourquoi seulement là ? » (206). La signifiance de ce moment et de ce lieu est établie à travers
les enjeux du suspense, lui qui « offre la menace d’une séquence inaccomplie, d’un
paradigme ouvert […], c’est-à-dire d’un trouble logique, et c’est ce trouble qui est consommé
avec angoisse et plaisir (d’autant qu’il est toujours finalement, réparé)233 ». En effet, comme
Eyabe attend le moment où elle pourra accomplir son acte sacré sur la rive de l’océan, elle
est dénoncée par une femme captive et voit ses espoirs corrompus. « Ses yeux cherchent
Bana. À l’endroit qu’occupait l’enfant il y a encore quelques instants, il ne reste qu’une flaque
d’eau » (209). Il s’établit donc une jonction entre le « trouble logique » et la figuration de la
perte des eaux, et c’est cette jonction qui prédit déjà la réparation de ce trouble. À cet écueil
se joint l’enjeu de la disparition, maintenant accomplie, des Mulongo. Cette disparition
confère au possible échec de la quête, une dimension plus vaste encore. Le roman tend à faire
état d’un écho intratextuel perpétuel, où chaque élément trouve à dire sa signification à un
niveau supérieur du texte puis, au niveau du réel, auquel il aspire. À ce titre, Ebeise, après
avoir enseveli les corps des Mulongo, déclare :
Nul ne dira aux générations futures qu’une femme a eu le souci de confier à la terre les derniers des Mulongo. Nul ne contera ces faits car l’avenir a pris fin. Ce peuple n’est plus. Il n’aura pas de descendant. Un ultime tombeau a été refermé aujourd’hui. Les restes d’un nourrisson rongé par les vers y ont été déposés. Alors qu’elle exécutait sa tâche, Ebeise a tout fait pour chasser la question : Où est ta mère, où sont-ils tous ? (207 – 208)
232 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 515. 233 Roland Barthes, L’analyse structurale du récit, op.cit., p. 30.
98
Dans cet énoncé, la fiction s’abîme dans les conséquences de la quête potentiellement
échouée d’Eyabe. Chaque phrase est un axiome de mort. Le syntagme « cet ultime tombeau »
se dresse comme l’image sentencieuse du ventre, le pays de l’eau, et Bana, qui devait en
revenir par la renaissance, se présente en cadavre supplicié et oublié grâce au constat « rongé
par les vers ». S’il n’y a plus personne pour le porter, le souvenir se dilue et meurt ; l’oubli
en tant que maladie est alors appuyé par cette image d’usure progressive qu’est l’œuvre des
vers. La matrone le confirme : « afin que les trépassés reviennent parmi les vivants, pénètrent
le corps des femmes grosses, il faut une communauté » (208). Dans cette désolation, la fiction
fait revivre ces êtres mutilés et disparus et la communauté qui doit les chanter. Dans une
inférence à peine voilée, elle le révèle. Eyabe, capturée puis emmenée devant les notables
Isedu, les hommes aux pieds de poule et la reine Njanjo, est « confrontée au visage fermé des
enchaînés » (211).
Ce qui n’était pas dans les récits, parce que cela ne se raconte pas, ce sont ces
regards débordants de détresse. Ces regards de défi aussi, ces regards qui disent qu’un jour viendra, mais que la nuit sera longue. Les récits ne rendaient pas compte du renflement au ventre d’une femme capturée, de la posture de garçons encore à circoncire. La parole ne permettait pas non plus de se représenter les chaînes. La femme a beau avoir admis que les garçons pris en pays mulongo ne sont plus, elle scrute le visage des captifs, chacun d’entre eux, avec le fol espoir d’en reconnaître un. Ils ne sont pas là, mais c’est eux qu’elle voit. (211)
La représentation poignante des êtres brisés qui se tisse dans l’isotopie de la vision
rentre en conflit avec l’impossibilité constamment réaffirmée de la parole à figurer. Le
contenu posé de cet énoncé est que les récits n’ont pas la possibilité de dire l’horreur, de dire
l’évènement historique dans sa dimension intime et humaine. Toutefois, il est possible de
voir en cet énoncé un sous-entendu, « non comme un acte de langage […], mais comme un
mode de production du sens, comme un mode de manifestation des actes de langage. L’intérêt
de cette solution […] est qu’elle permet d’admettre la réalisation, sous forme de sous-
entendu, de tout acte de langage, quel qu’il soit [par exemple de l’acte d’affirmation]
[…]234 ». De fait, cet énoncé est bel et bien une affirmation, celle « du romanesque même qui
s’offre comme seule écriture qui se dise vraie et s’arroge le pouvoir magique qui ne se limite
234 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op.cit., p. 102.
99
pas à une simple reproduction du réel, mais qui a l’ambition d’en créer un autre, capable de
se substituer au vécu235 ». L’on perçoit ici la concrétion de l’intertexte convoqué au début du
roman, cette citation de Franketienne qui se révèle projet littéraire : « Ô quelle épopée future
ranimera nos ombres évanouies ? » (9). À ce titre, la dernière phrase de l’extrait présenté
s’affirme comme l’énoncé explicite de ce que la fiction se dit opérer : les êtres disparus « ne
sont pas là », mais, à travers la fiction, « c’est eux [que l’on] voit ». Ce portrait vivace des
suppliciés dont la fiction est à même de rendre compte en appelle à l’aboutissement de la
quête du personnage. Appelée par « la voix de son premier-né [qui] est dans les rugissements
de l’eau » (215), Eyabe se jette dans l’eau, pour « que la paix advienne, même si la
renaissance est compromise » (215). Par ce geste, Eyabe effectue un double geste, celui de
sépulture qui « est un acte, celui d’ensevelir236 » et celui d’accoucher. Il s’agit bien d’une
traversée de Wase à sisi, puis de sisi à Wase.
Ultimement, Eyabe raconte sa quête, dans ses multiples facettes, sur le mode du
témoignage : « Eyabe a tout dit de ce qu’elle a vu, entendu, éprouvé, depuis son départ du
village. Elle n’a omis aucun détail, pas même le mystère de sa mort, puis de sa renaissance »
(224). Par le discours du personnage principal, les prétentions fictionnelles sont pleinement
exposées. En effet, son témoignage est la concrétisation du « procès effectif de l’opération
historiographique237 ».
En premier lieu, et en fin de compte, Eyabe parvient à affranchir Mukudi de la
culpabilité. Ce sentiment de faute, à l’égard de ses frères initiés, motivait le personnage à
rester prisonnier à Bekombo. Ricœur définit la faute comme une force qui « paralyserait la
puissance d’agir de cet homme capable que nous sommes ; et c’est, en réplique, celle de
l’éventuelle levée de cette incapacité existentielle, que désigne le terme de pardon238 ». Dans
cette lignée, Eyabe convainc Mukudi en lui affirmant que pour honorer ses frères, « il devait
accepter de leur avoir survécu » (226). Pour tout ce que le pays Isedu représente en termes
de perdition de soi et d’errance, demander à Mukudi de quitter cet endroit équivaut à lui
235 Aleksander Ablamowicz, « Le romanesque et le réel », loc.cit., p. 47. 236 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 476.237 Ibid., p. 201. 238 Ibid., p. 593.
100
intimer de quitter un lieu de victimisation. Le retour à Bebayedi, au côté d’Eyabe, se traduit
donc en jugement de remise en liberté pour Mukudi. La traversée de la rivière Kwa
métaphorise la justice rendue par Eyabe car, comme l’énonce Ricœur, « c’est la justice qui,
extrayant des souvenirs traumatisants leur valeur exemplaire, retourne la mémoire en projet ;
et c’est ce même projet de justice qui donne au devoir de mémoire la forme du futur et de
l’impératif239 ». Ainsi, à Bebayedi, le jeune homme entend « […] renaître à sa manière […] »
(226).
« Plus loin, Eyabe s’entretient avec Ebeise. L’ancienne l’écoute attentivement. Elle
sourit, lorsque la voix d’Eleke vient lui chuchoter : Écoute-la donc. Où qu’elle aille, celle-ci
est fille d’Emene ». « Le récit constate la dignité […] du patient comme des faits qui ne
prêtent pas à discussion, et postule l’adhésion de la conscience universelle à son
appréciation240 ». Eyabe est donc doublement accréditée par l’ascendance maternelle :
d’abord pour la véracité de son témoignage, ensuite pour la portée morale de celui-ci. La
généralité du déictique « où » accolée à la force figurative d’Emene installe une filiation
d’ordre politique ; elle confère à la femme l’autorité de préserver et de réinventer son peuple
devant l’adversité. Ce qu’apprend Eyabe à Ebeise, se livre comme un programme fictionnel,
comme « la mise en paroles d’une idéalité rêvée et autrement désirée241 ». La fiction est celle
qui convoque le réel du « roulement des tambours », de « la manière d’accommoder les
mets », des « croyances qui perdurent, se transmettent » (227). Celle aussi qui affirme que
« l’on ne peut dépouiller les êtres de ce qu’ils ont reçu, appris, vécu. Eux-mêmes ne le
pourraient pas, s’ils en avaient le désir » (227). L’énumération verbale s’éprouve davantage
en une addition qui permet de connecter la mémoire dans ses dimensions collective, privée
mais aussi émotionnelle, dimension que seule la fiction peut rendre avec acuité. La deuxième
négation de l’énoncé confirme que « la dimension épistémique, véritative de la mémoire se
compose avec la dimension pragmatique liée à l’idée d’exercice de la mémoire242 ». Une fois
que cette mémoire a été exercée par le biais d’un parcours de mémoire, élaboré par la fiction,
il n’est plus possible de s’en défaire. La fiction imprime non seulement sa marque discursive
239 Ibid., p. 107 240 Claude Bremond, Logique du récit, op.cit., p. 296. 241 Aleksander Ablamowicz, « Le romanesque et le réel », loc.cit., p. 43. 242 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 66.
101
dans les consciences mais elle s’autodéclare aussi puissance illocutoire. Dans cette
perspective, elle se donne en modèle ultime du devoir de mémoire. Cette exemplarité de la
fiction se confirme par ailleurs dans la conséquence logique du devoir de mémoire qui est le
« devoir d’inventer pour survivre » (228). « Tel est le leg le plus précieux » des ancêtres
(228). La subjectivité s’exprime à travers l’adjectif « précieux » et indique le parti-pris
énonciatif. Ce parti-pris indique pourquoi le récit s’achève à Bebayedi, le lieu de tout
recommencement, dans la mesure où « les ancêtres sont là, et ils ne sont pas un
enfermement » (228). Par ce fait, le devoir de mémoire se situe entre une connaissance et une
brisure du passé.
Pour pouvoir déterminer ce degré, et par celui-ci, les limites où le passé doit être oublié sous peine de devenir le fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation, je veux dire cette force qui permet de se développer hors de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de transformer et d’incorporer des choses du passé, de guérir et de cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-même des formes brisées243.
Ce pouvoir de reconstituer et de transformer s’explicite dans le discours Eyabe qui
déclare à l’ancienne que « ceux qui les ont précédées sur la terre des vivants habitent la langue
qu’elles parlent en ce moment. Elle sera transformée au contact d’autres langages qu’elle
imprégnera autant qu’ils la rempliront. Les ancêtres sont là. Ni le temps ni l’espace ne leur
sont des limites. Aussi résident-ils là où se trouve leur descendance » (227). Par cette
prédiction, qui signale les horizons identitaires nouveaux à Bebayedi, l’énoncé s’attache à
déterritorialiser la mémoire. À l’image de l’éclatement temporel et spatial dans laquelle elle
s’est dissimulée tout au long du récit, la mémoire est « là où ». Cet endroit peut tout autant
désigner Bebayedi, qu’un autre lieu, cela n’importe pas. Si La saison de l’ombre s’achève
sur la maxime de l’ancienne Ebeise « Sachons accueillir le jour lorsqu’il se présente. La nuit
aussi », c’est que la rhétorique de la mémoire, tissée par le roman, permet d’ériger la fiction
elle-même en lieu de tous les recommencements, de toutes les possibilités. En ce sens, nous
partageons l’assertion d’Emmanuel Ndour Mbégane selon laquelle :
243 Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles : de l’utilité et des inconvénients des études historiques, op.cit., p. 127.
102
Dans La Saison de l’ombre, l’écriture afropéenne déterritorialise le sujet et l’inscrit dans un espace autre, lieu du possible et de la réappropriation de soi dans une identité singulière qui se conjugue au pluriel. […] Le roman de Miano, à travers l’invention de nouvelles métaphores, déconstruit la fiction du territoire et ouvre de nouveaux espaces de narrativité dans la géo-graphie du texte où se dit l’identité afropéenne244.
Par une victoire du personnage à l’échelle microscopique et à l’échelle macroscopique,
La saison de l’ombre est une archive, qui transforme l’Histoire en projet d’avenir. « Elle est
lue, consultée. Aux archives, l’historien de métier est un lecteur245 ».
244 Emmanuel Mbégane Ndour, « La Saison de l’ombre de Léonora Miano : « récitation » d’une Afropéenne », art. cit., p. 103. 245 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli, op.cit., p. 209.
103
CONCLUSION
La saison de l’ombre fait œuvre de mémoire envers l’esclavage des peuples africains,
lié au commerce humain de la Traite transatlantique. De ce moment historique complexe
découlent des douleurs, des frustrations ainsi que de nouveaux paramètres identitaires et
sociaux qui, à ce jour, continuent d’influer sur l’individu afrodescendant. De par sa
rémanence, l’Histoire peut être sujette à l’amnésie des peuples concernés. À ce titre, le roman
a été appréhendé et salué, par la critique, pour son hommage aux victimes oubliées de la
Traite, celles qui restèrent en arrière, mais aussi à leur courage et, pour certaines, leur
résistance. Envisageant le roman comme un apologue à la structure hétérodoxe, Pierrette
Bidjocka Fumba démontrait notamment que cet hommage constituait la thèse fragmentée
dans l’œuvre. Tout en reconnaissant cette assertion, notre analyse a souhaité aller plus loin
en s’intéressant à la manière dont le roman transforme l’Histoire en projet. Plus précisément,
il s’agissait de démontrer en quoi la réappropriation de son histoire, par le personnage
principal, témoignait d’une réappropriation de l’Histoire, par la fiction. Nous avons donc tenu
La saison de l’ombre comme « un grand laboratoire fictionnel où, au gré de multiples
expériences de figuration, l’imaginaire le dispute au réel246 ». Dans cet esprit, notre travail
s’est efforcé de laisser le texte s’exprimer en analysant le personnage dans ses dimensions
sémiotique et énonciative. Par ailleurs, comme bien des chercheurs, nous reconnaissons la
place prépondérante du thème de la Traite dans le travail auctorial. Dès lors, il apparaissait
pertinent de contextualiser cette œuvre et, pour ce faire, de construire la trajectoire sociale de
Léonora Miano.
Prenant appui sur la sociologie institutionnelle, la trajectoire s’est divisée en termes
de dispositions, positions et prises de position. Les dispositions révèlent que Léonora Miano
a grandi dans un milieu bourgeois et dans lequel elle se familiarise avec nombre de cultures,
de langues et, très tôt, à la littérature. De cette mixité culturelle découle une identité qui se
veut transfrontalière ; de son bagage intellectuel, des œuvres qui se déploient dans
246 Justin Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi [dir.], Dire le social dans le roman francophone contemporain, op.cit., p. 30.
104
l’intertexte, l’intermédialité mais aussi dans des thématiques récurrentes comme la Traite ou
la vie sociale des afrodescendants ou afropéens.
Les positions de Miano nous permettent de saisir le jeu de l’intertexte et de
l’intermédialité dans ses œuvres par les auteurs et les institutions par lesquels elle émerge
dans le champ littéraire. Toutefois, ses réseaux littéraires contemporains restent incertains,
cultivant l’image d’une auteure isolée. Pour autant, les prises de position nuancent cette
image. Si Miano refuse bon nombre d’étiquettes véhiculées par le champ littéraire et affirme
la solitude du créateur africain, elle n’en développe pas moins une conception de la littérature
africaine et de l’identité, qui lui permet de s’attacher à des labels inédits comme le terme
d’afropéen. Par ailleurs, sa parole s’affirme dans la vie sociale française en dénonçant,
notamment, les injustices liées au racisme.
Certaines notions ressortent vivement de la trajectoire auctoriale et sont intimement
liées : l’Histoire, la Mémoire, l’identité font l’objet d’un continuum affirmé par l’auteure et
dans lequel elle plonge ses réflexions fictionnelles. Dans La Saison de l’ombre, cette
articulation réflexive s’établit dans le processus d’anamnesis à l’œuvre, par le biais du
personnage principal.
Notre démarche entendait mener de front parcours de quête et parcours discursif. En
cela, le premier chapitre s’est proposé d’actualiser les premiers temps du récit, soit la
situation initiale, pour pouvoir prendre la pleine mesure de l’état final. Plus précisément, il
s’agissait d’expliciter la signifiance du personnage et la valence de l’objet de quête au regard
du climat dysphorique dans lequel le roman s’amorce, de certains rôles narratifs clés et du
phénomène d’individuation tissé autour du personnage principal. Les premiers temps du récit
font état d’une mort historique en cours, où l’enjeu de l’intrigue réside dans la survivance par
le biais de la mémoire. En ce sens, le roman témoigne d’un étiolement progressif du monde ;
la communauté menacée se polarise, mettant ainsi en scène diverses attitudes face au
phénomène mnémonique : l’oubli par lâcheté ou peur, la reconnaissance, le désir de
transmission, le désir de vérité et de justice. Cette polarisation s’observe par diverses
stratégies scripturales : une importante figurativité, une sémantisation des personnages,
l’échec dans la communication et certains partis-pris énonciatifs. Dans cet univers marqué,
105
le personnage principal se distingue et endosse le devoir de mémoire qui, mis en perspective
par le chaos ambiant, révèle ses enjeux.
Partant de cette tâche endossée par Eyabe, le troisième chapitre se proposait
d’analyser le parcours de quête dans une dimension avant tout discursive. Quoiqu’épousant
une charpente narrative, soit les étapes d’un parcours de quête où différentes sphères
sémiotiques s’expriment, il s’agissait de démontrer que chacun de ces moments se
démarquait non pas pour leur présence dans l’intrigue mais pour leur sens dans le parcours
épistémologique du personnage. Ainsi, les spatialités traversées par le personnage sont des
lieux de mémoire, en tant qu’ils représentent une mémoire empêchée, voire morte, ou la
mémoire retrouvée puis transformée en projet. Les déplacements du personnage lui
permettaient de récolter des témoignages, en tant qu’attestations de l’évènement et moyens
d’honorer et de pérenniser les souvenirs. Ces témoignages offraient, par diverses stratégies
de discours, un vif portrait de la capture dans ses dimensions factuelle et humaine. Enfin,
tous ces éléments nous permettaient de dégager, dans les derniers temps de la quête,
l’enfantement d’une rhétorique de la mémoire aboutie soit une réappropriation de l’Histoire,
dans le but de servir la vie, ouvrir à une nouvelle identité, plurielle et forte de toutes ses
origines. Par le fait, nous sommes en mesure d’affirmer que le roman ménage une forme
d’oubli heureux.
En somme, dans La saison de l’ombre, la fiction triomphe du réel en ce qu’elle pose
l’écriture comme vectrice de sens où celui-ci semble pourtant avoir disparu. À partir d’une
Histoire qu’elle dit humiliante, pesante et qu’elle donne à lire dans les corps entravés, les
silences, les exhortations, la dissolution des repères spatio-temporels, elle fait, à l’instar de
Bebayedi, advenir un monde. Dès lors, de toutes parts, derrière le dénuement apparent, le
sens et l’avenir heureux ne sont jamais loin. Épousant son titre, le livre se révèle lui-même
interstice, celui entre la déchéance du monde et la félicité de l’écriture, capable de toutes les
réinventions. En ce sens, Paul Ricœur rappelle qu’une « mémoire exercée, c’est […] au plan
institutionnel, une mémoire enseignée247 », dès lors « la clôture du récit est mise […] au
247 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 104.
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service de la clôture identitaire de la communauté248 ». Avec tort, peut-être, nous nous
risquerions à affirmer qu’Eyabe, au regard de sa quête, mime le geste de l’écrivaine face à
l’Histoire.
248 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op.cit., p. 104.
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