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7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 1/13
Romantisme
Lamartine et le poète mourantM. José-Luis Diaz
Citer ce document Cite this document :
Diaz José-Luis. Lamartine et le poète mourant. In: Romantisme, 1990, n°67. Avatars de l'artiste. pp. 47-58.
doi : 10.3406/roman.1990.5650
http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1990_num_20_67_5650
Document généré le 20/10/2015
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 2/13
José-Luis
DIAZ
Lamartine et
le
poète mourant
Trois ans
après la parution du « Lac », du « Vallon » et de Г«
Isolement »,
dans
les strophes un peu moins ailées de ce « poète mourant » inclus
dans
les
Nouvelles
méditations
(1823), Lamartine
nous
dévoile
l'idéologie poétique sous-
jacente qui avait conduit son premier coup d'archet. Et c'est sans doute l'intérêt
majeur de
ce texte un peu
systématique, nettement moins
« senti » que
les
grandes méditations de 1820, que de donner
à
lire
à
livre ouvert les secrets de la
fantasmatique
hypercodée dont un
romantique français du début de
la Restauration
se
doit d'entourer
l'acte
d'écrire.
Avec
des
lenteurs
de mise
en
scène qui
constrastent
avec
la
légèreté
requise
du poète idéal,
Lamartine parachève
un
mythe
fondateur,
dont on
peut
suivre
l'émergence
chez Millevoye,
Chênedollé, Nodier,
Charles Loyson
et
quelques autres
élégiaques l. Mais
ce
qui frappe
d'abord
un
esprit sensible
à l'histoire
des « écritures », c'est que
l'élaboration
d'un mythe si
typiquement
romantique
reste si largement tributaire d'une
phraséologie
néoclassique.
Point ici de
« bonnet
rouge
» mis au dictionnaire.
Point
non
plus de
sensualité
ou
de
féerie
du
verbe.
Ces audaces sont pour plus tard,
et
destinées à
rester largement
étrangères à
l'esthétique lamartinienne. Le poète mourant meurt
dans
la noble langue de l'ode, si proche encore de celle de Jean-Baptiste Rousseau.
Il
«
pleure
sa
fin
prochaine avec
un grand
luxe d'images
fleuries
et
de
comparaisons
»,
dit
perfidement
un
sectateur de Millevoye
2.
Et
la lecture un tant
soit peu attentive du texte ne peut
que lui donner
raison.
On ne
meurt
pas ici. On
voit
se briser encore pleine la coupe de
ses
jours. La
mort,
euphémisme oblige, n'est plus qu'un incident
cristallin auquel
le
mourant
assiste comme
à
un spectacle qui
lui échappe.
C'est une mort drapée
dans
ses
stéréotypes. Et tout, autour de cette cérémonie conventionnelle, respecte les
pâles
convenances rhétoriques.
Au mot
vrai,
Lamartine préfère
presque toujours
le mot
pompeux ou vague.
Au mot bref, la
périphrase molle.
A l'expression
neuve
ou
risquée, la formule
éculée,
mais certifiée conforme. Car ce mourant de convention
se
doit
de
mourir
dans une langue de convention, aux cryptogrammes figés.
La
coupe
est
encore
pleine
?
Traduisez
qu'il
lui
restait
encore longtemps
à
vivre.
Ici
le
vin est
«
jus
du pampre » et l'éclair «
feu
du
ciel
», tandis que la cloche qui
sonne
l'heure
mortuaire
est un « airain
retentissant
»
dans
« sa
haute
demeure »
(le
clocher ) sous les
coups
du «
marteau
sacré »
(le
battant ). A force de
prouesses de ce
type,
la poésie
devient
un logogryphe sage, pour
bons
apprentis
de rhétorique, qui savent depuis toujours que l'herbe est légère et que la vierge est
modeste, et qui
ont
appris
à compenser les
légers
risques sémantiques du
trope
ou
de
la périphrase-énigme par
le confort de
réception
de l'épithète de nature ou de
la
comparaison oratoire.
ROMANTISME
n°
67 (1990
1)
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48
José-Luis Diaz
Qu'on ne s'empresse pas
pourtant d'ironiser sur
ces désuétudes stylistiques :
elles demeurent
le
lot commun,
tant
que le second
Cénacle
hugolien, après la
Préface de
Cromwell
(1827),
n'aura
pas rompu le moule rhétorique hérité, et
proposé
des
gymnastiques moins conventionnelles. La
précaution s'impose
d'autant
plus
que,
si
on prend
soin de
le
lire
d'un
peu
près,
notre
texte
de 1823
fait
preuve d'une
modernité relative,
dès qu'on
le
compare
à
sa première version de
septembre
1817:
une «ode» ainsi
qu'il est
précisé,
qui porte
- à cette
précision
près
- le même titre,
et que
le fameux Carnet
de
maroquin rouge nous a
fidèlement
conservée. Cette ode,
formée
de
huit strophes
de six
vers, exactement
contemporaine du « Lac », n'offre,
ainsi
qu'on l'a fait remarquer 3, «
rien
de
commun (à une image
près)
avec celle de 1823 ». Tout en certifiant la continuité
d'un
thème, au demeurant
peu personnel, sa lecture ne peut manquer d'intéresser
l'historien des idées autant que le généticien. Elle permet de prendre
conscience
qu'en l'espace de six années l'inspiration lamartinienne
s'est
profondément
renouvelée.
Et
d'abord en
ce
qu'elle
s'est
quasiment libérée
du
carcan mythologique,
qui
formait encore le cadre obligé de la poésie impériale. Plus de «
cygne
sacré que
baigne le Méandre
».
Plus
de
vierges
qu'on encense
«
dans les bois de Tempe ».
« Du
Styx
les
déités cruelles
» manquent
également à
l'appel. Seule, en 1823, la
« douce
voix
» de Philomèle, ce rossignol mythologique,
ainsi
que l'allusion
plus tempérée
au
symbolisme antique
de
l'abeille
butineuse,
témoigne du passé,
tandis que
les Séraphins
romantiques
flottent déjà dans
un
éther
chrétien,
d'où le
clocher
gothique
n'a pourtant
pas
encore
chassé les faux «
Dieux
».
De 1817 à 1823, la
progression est
plus nette encore, si l'on prend garde à
l'orchestration thématique des deux textes.
Sous l'apparente continuité,
se cache en
effet une
inversion de taille, qui
n'est pas sans bouleverser profondément l'horizon
idéologique.
L'ode
de 1817 propose
une
conception
du
poète somme
toute
conforme
au
mythe
antique de l'enthousiasme, tel qu'il a été
relu et
codifié
par
toute la grande tradition
de
l'ode,
de
Louis
Racine à
Lebrun-Pindare en passant
par
Jean-Baptiste
Rousseau
\ Le
poète
est certes un divin nourrisson,
qui,
de
ses
«
lèvres enfantines
»,
a
tété le lait des Muses ; il
a appris
la poésie en
« folâtrant »
avec les
« lyres immortelles »
:
relents
attardés
et
conventionnels
de tradition épicurienne. Mais
il
est aussi et surtout la victime d'un « dieu
persécuteur »
dont Г
«
ascendant
terrible » le tient
à merci. Il
veut
combattre
son
«
pouvoir invincible
»
:
Mais le dieu triomphant
a
subjugué mon âme,
Je
suis vaincu
Je
cède,
il
domine,
il
enflamme,
II
dévore mon sein
(«
L'Enthousiasme
»)
L'enthousiasme, ce
«
transport
divin
»,
est
une irruption
thermique,
dont
la
force dévastatrice détruit
à
la longue
celui
qui s'habitue
à
vivre
dans
les flammes.
- Enfin, ce sacrifié prométhéen, cette victime du
feu
sacré,
est
aussi un audacieux
conquérant de gloire. Pour lui, en son
honneur,
on file la métaphore
olympique
du
« char fuyant
dans
la brûlante arène
», ainsi que
la métaphore martiale
du
«
jeune
aiglon » ravi par
un
trait homicile à
son
« vol victorieux ». Le poète mourant
est un guerrier frappé en
pleine
course, en vue de la « cime éclatante
«,
où la
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Lamartine et le poète mourant 49
«
gloire [agite]
sa
palme
rayonnante
». Ce n'est pas, comme
en
1823,
un
débile
poitrinaire promis
à
un
destin
de feuille
morte.
Certes,
la version définitive du texte
maintient,
en l'atténuant
il
est vrai, la
tradition
antique du poète folâtre
et enfantin.
De
manière quelque
peu
inattendue
dans
un
contexte doloriste,
la
poésie
demeure
un
jeu
(v.
38)
5.
Certes, l'imaginaire
calorique persiste, bien que modifié : le
«
souffle brûlant » de Dieu n'embrase
que pour purifier.
Le
feu est
devenu chaste. Il a perdu
de
ses virtualités erotiques
ou infernales.
Mais
ce que
notre
texte
apporte
de
radicalement
nouveau, c'est
l'inversion des signes
qui
affectent la gloire : hier recherchée, aujourd'hui
méprisée.
Ce qu'il
ne faut
pas interpréter comme une
variation hasardeuse, mais
comme l'indice
d'un
bouleversement
structural de la
conception
lamartinienne du
poète,
telle qu'elle s'était exprimée jusqu'alors
dans
des méditations
telles
que
«La
Gloire» (1817) et «L'Enthousiasme»
(1819), aussi bien
que
dans
la
version initiale du « Poète mourant » (1817).
Fidèles à la
tradition
des
Lumières
finissantes
et
de la poésie impériale
(celle
de
Diderot,
de Thomas,
de
Sébastien
Mercier,
mais
aussi
de
Millevoye
et
de
Victorin
Fabre
6),
ces
trois textes
ont
pour point commun d'insister
conjointement sur l'aspect
énergético-thermique
de l'acte créateur, et sur la
trajectoire
héroïque
et
glorieuse des
«
généreux favoris des filles de Mémoire ».
Pressé par
l'« aigle
vainqueur
»
de l'enthousiasme, le poète
est
une machine à
feu :
La foudre en
mes
veines circule [...]
Et
la lave de mon génie
Déborde en
torrents d'harmonie,
Et me
consume
en s'échappant
(«
L'Enthousiasme
»)
Mais ce «
génie
» électrique
ou
volcanique est
aussi
un « grand
homme
»
promis
à
son Panthéon, destiné aux fastes collectifs de la postérité :
Les siècles sont
à
toi, le monde est ta
patrie.
Quand
nous
ne
sommes plus, notre ombre
a
des autels
Où le
juste
avenir
prépare à ton
génie
Des honneurs immortels.
(«
La Gloire
»)
Le système
de
représentation de l'homme
de génie dont Lamartine
hérite
comporte
ainsi
deux aspects
complémentaires
et
intriqués
:
le
«
sacre
»
posthume, dont témoigne l'inscription glorieuse dans
l'architecture mortuaire
solennelle, moralise
l'afflux
erotique et thermique que suppose le rapt créateur,
symbolisé par l'enlèvement de Ganymède. La longue durée de l'inscription
tombale
mnémonique témoin de la reconnaissance nationale compense la folie
momentanée de l'inspiration, tandis que parallèlement le
culte collectif
qui entoure
après sa mort le grand homme statufié rachète la souffrance et
comme le
péché
de
sa solitude créatrice. Le «
génie
»
est
donc à la
fois un
foyer énergétique, le lieu
physique d'exercice d'une
force, mais
c'est aussi, post
mortem,
une
puissance
symbolique consacrée : un glorieux tombeau, promis
à
un culte éternel.
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50
José-Luis
Diaz
Ce que
notre
«
Poète
mourant » de 1823 bouleverse irréversiblement, c'est
cette solidarité structurale remarquable
de
l'énergie et de l'inscription
symbolique.
Elle
faisait du
génie
aquilin
ou
volcanique un grand homme en attente de
consécration : elle
équilibrait la
chaleur
circulatoire
de
la création par
la
froideur
solennelle de
la
tombe,
le
sang chaud
et
rapide
par
la
trace mortuaire froide
et
lente : le « diabolique »
par
le « symbolique
».
Notre
texte refuse l'inscription
mnémonique, et il réduit d'un même mouvement la part du feu.
Ce faisant,
il
rompt ostensiblement
avec
l'héritage « libéral » 7 et
se met
en quête de
nouvelles
valeurs et de nouveaux équilibres.
Le feu
n'est plus
la condition dévorante et néanmoins vitale de
l'élan créateur.
(« Mais nous, pour embraser les âmes,
/
II faut
brûler, il
faut ravir
/
Du
ciel
jaloux
ses
triples flammes.
/ Pour tout peindre
il faut
tout
sentir
»,
chantait
didactiquement « L'Enthousiasme ».)
Ce n'est plus l'illégal flambeau
prométhéen.
Ce n'est plus le
volcan
dévastateur
des passions.
Maintenant
la
flamme
épure (« J'étais comme ce bronze
épuré
par
la flamme »
(v.
46))
;
la
flamme est
«
chaste
»,
ainsi
que
l'écrit littéralement le
vers
118.
Et
si
le
feu
amoureux,
qui
alimente
la
création
poétique, est fait
d'«
ardents soupirs » (v.
106), c'est Dieu lui-même qui a sanctifié le « souffle brûlant » dont est formée
l'âme du poète. Car le
feu
n'est plus
corporel et
terrestre,
il est
devenu céleste
et
aérien.
C'est
une
« aile » (de flamme), (v. 137), un « soupir », un « souffle
».
L'afflux
thermique
n'émane pas
d'un
brasier,
mais
d'une
«
lampe qui
s'éteint »
(v.
14), ou d'un
« feu tremblant
dans
la nuit »
(v.
120).
Tandis
que
le poète va
s'éteindre, Apollon vacille
;
la
pâleur
lunaire
des tombeaux a
déjà
fait entrer
l élégie
romantique
dans la nuit
Infidèle
à la seule thématique calorique, le
poète mourant
lamartinien
cherche,
du côté de
cet
air qui fait vaciller sa
lampe
et de cette eau qui peut
seule
éteindre le
«
feu
du
ciel »,
de
quoi
compléter
sa
palette substantielle.
Voué
désormais
principalement
à l'élément céleste, le poète
est
soit
un «
aigle
» qui fend
les
airs,
soit plutôt
un «
oiseau de
passage
», soit encore
un
cygne immaculé.
On le
compare avec prédilection à une harpe éolienne
dont
la plainte
forme
de « divins
soupirs
».
On le destine
à une mort respiratoire
(«
Ma vie hors de
mon sein
s'enfuit
à
chaque haleine »). Et, tandis
qu'il
« expire
», on insiste
constamment
sur
les « soupirs »
et sur
les « souffles »,
réels
ou métaphoriques, qui
forment
la
respiration quasi immatérielle de cet « inspiré » : cohérences d'une poésie
«
pneumatique ».
Voué
également à l'élément liquide,
le
poète
est un
ruisseau
qui suit
naturellement sa pente (v. 40)
;
sa mort
se
voit
comparée à
un
écoulement
accidentel (v.
1),
avant
de
devenir
un
essoufflement
funèbre
(v.
2). Mais
ce
qui
frappe
dans
cette grammaire substantielle, c'est le continuel mélange de
ciel
et
d'eau, de souffle et de larmes qui accompagne la trajectoire symbolique du
mourant.
Les deux
premiers vers donnent
à cet égard le
ton, qui superposent la
version respiratoire
à
la version circulatoire de la mort du poète.
(Car
c'est bien
aussi d'épanchement sanguin qu'il
est
aussi question, à
travers
l'euphémisme
exsangue de la « coupe brisée » néo-classique ) De la même façon, les larmes,
qui sont le flux sentimental par
excellence,
forment
une
«
céleste rosée
», tandis
que les oiseaux de passage qui symbolisent le poète,
sont
- tel aussi le
cygne
-
des volatiles amphibies,
qui
vont
«
nonchalamment bercés
sur
le courant de
l'onde ». Ce
même scheme
se retrouve enfin à deux
reprises
pour
tenter
de
traduire
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Lamartine
et
le poète mourant 51
métaphoriquement la jouissance liée au chant poétique. La « harpe éolienne » qui
la communique mêle en
effet
« au bruit des eaux sa plainte aérienne
»,
de
même
que
les
trilles aériens
de Philomèle
se mêlent « au
doux
bruit
des ruisseaux sous
l'ombrage roulant »
(v.
99).
Ainsi, le
plaisir poétique est érotisé
:
il tient
à de
subtils
«
accords
»,
à
de
mouvantes
interpénétrations
de
substances
sœurs,
dont
on
pourrait retrouver le principe
dans le recours
au stéréotype de l'iviesse
poétique,
ici singulièrement attiédi, selon le mode néo-classique.
Une telle
insistance
thématique n'est pas
purement ornementale ni aléatoire.
Dans ces continuelles
fusions,
mais
d'abord par
cette
profusion
substantielle,
ce
n'est pas
seulement un imaginaire
personnel qui
cherche
à s'exprimer,
c'est
aussi
une nouvelle
architecture
esthético-idéologique qui se met en place. Constamment
référé au flux, aquatique
ou
aérien,
le poète n'est
pas un
écrivain
artificieux
; ce
n'est
pas
un homme de cabinet,
ni
un
polisseur
de vers. Il chante « comme
l'oiseau gémit, comme le
vent
soupire, / Comme
l'eau
murmure en coulant » (v.
101-2). C'est un être naturel et fusionnel
dont
le chant
aspire à se
mêler
à
la
respiration
universelle. Ainsi
le
« Poète
mourant
»
joue
la
nature
contre
la
culture et
propose la naturalisation de l'acte poétique.
La
poésie n'est pas œuvre
qu'on
prémédite,
trace
qui
dure
et qui
symbolise ;
c'est
une chose
fondante,
élémentaire.
Elle
institue
une
erotique
substantielle
douce, où ne
s'accouplent
que
des éléments chastement incestueux. Le poème n'est pas inscription abrupte
et
pétrifiée, mais
chant qui
se mêle
et qui
se
fond
;
il
vibre
au rythme
du
frémissement sentimental, soupir
ou
larme. N'étant
pas
le
résultat
d'un travail
intellectuel, il est d'abord chose sensible, palpitante, immédiate, et donc offerte
nécessairement
à
la dépossession et
à
la perte.
Car c'est bien là le second versant structural du nouveau
scénario
: jouant la
nature contre la culture, et la présence
sensible contre le
signe médiat et réifiant,
le
«
chant
»
lamartinien
se
veut
également promis
à
la
disparition,
de
même
que
le poète se
doit
désormais d'être
un
poète
mourant.
La
mort
n'est plus en effet
l'injuste et
trop précoce tourment
d'un
grand homme destiné à
la
gloire. Elle
ne
sert plus à
délivrer
solennellement des
certificats
d héroïsme. Elle
est
une
disparition
voilée,
un
ensevelissement
ombreux. Pour insister peut-être sur la
fragilité
des choses
humaines,
Lamartine lui donne certes l'apparence d'un
écrasement
(celui
du
« pampre » foulé aux pieds (v.
58)),
ou d'une
brisure
inattendue d'un objet éphémère (celle de la coupe ou de la lyre)
:
mais elle est
davantage
encore une fuite
hors
la vie, progressive et lente, plutôt qu'un
mémorable événement accidentel. Elle n'est pas agonie, combat,
hoquet
: elle est
passage,
élan
vers les « voûtes
éternelles ». L'« aile de
la
mort
»
enlève le poète,
cette
ombre légère,
aux
pesanteurs
terrestres
et
le
voue
à
un
perpétuel
envol.
Elle
dématérialise. Elle
spiritualise.
Elle poétise aussi :
car
désormais, pour parodier
une
formule
surréaliste
célèbre,
la beauté
sera
mourante on
ne sera
pas.
Mourir
n'est
pas un
acte,
et encore moins un événement légal ; c'est un état
de fuite et de passage qui affecte toute chose belle, la nimbe d'un
halo
d'irréalité.
Les heures
s'enfuient.
Le
temps « passe »
; ainsi
passe le «
voyageur ». De
même
les « oiseaux de passage ». De
même
l'eau qui murmure en coulant. De
même le poète s'en va «
sans effort
», content d'avoir vu
passer
sur le
front
de sa
bien-aimée «
l'ombre
de sa
pensée
» (v. 121),
d'avoir senti
l'«
harmonieux
délire » de
son
chant passer 8
dans
son sein (v. 1 1 1). Alors sa vie « s'enfuit
à
chaque haleine
».
Et
il
s'en remet
délicieusement à
son destin d'« herbe légère
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52
José-Luis Diaz
qu'enlève le souffle du soir » (v. 29-30).
Car
le
mourir
n'est
pas
seulement
l'occasion d'une attitude
belle
; c'est aussi une jouissance ailée que de disparaître
dans
un
souffle,
et
de
retourner
sans
heurt au
néant originel : délices
fusionnelles
de l'erotique
mortuaire.
Cette
disparition
n'est pas une
rupture
dramatique ;
elle
est
au
contraire
négation
de
la
négation,
assomption des
différences
terrestres,
retour
à l'indifférencié. Elle
est un principe
ultime de fusion immatérielle
et
une
perspective ďinfínitisation,
qui doit
s'appliquer au poète comme
au
poème.
Soumis à ce requisit d'infinité, le poème ne
sera
pas composition rhétorique,
bijou d'art ciselé, mais mélodie vibrante et continue d'une
voix
ombreuse. A la
fois fusion et effusion. Il ne sera pas partition écrite, strophe gravée, mais
«
chant
divin » et infini,
retentissement
infiniment réverbéré et infiniment
perdu
d'un
éternel
accord.
Car
si la poésie demeure un « immortel délire
(v.154),
et reste
par là conforme au canevas de
l'enthousiasme,
elle est aussi un « harmonieux
délire
»
(v. 1 10)
qui
forme de
«
sacrés
concerts » et
de
«
sublimes accords ».
L'accent n'est
plus
mis
ainsi
sur la folie
désordonnée de
l'inspiration, mais sur
l'ordre
cosmique
harmonieux
et
sublime qu'engendre
le chant du
poète. Orphée
a
remplacé Prométhee. Il rêve de guider « aux accords de [sa] lyre » des « cieux
suspendus à sa voix ». Mais, pour
y
parvenir,
il doit
commencer par
mourir au
monde
et
par n'être plus qu'une anonyme voix
errante,
prête à se
fondre
dans
l'éther.
Soumise en
effet
au
même
requisit d'infinité, l'instance auctorale se
doit
de
disparaître.
En tant
qu'il
est
une eminence subjective, une singularité qui
fait tache
dans
le continuum
naturel
et divin, qui
détonne dans
l'harmonie, le
poète
doit
mourir ; ou
plutôt, comme le suggère le participe présent du
titre,
il doit être
perpétuellement mourant. A défaut, et comme pour préparer, dès avant le terme
funèbre, ce léger devenir mortel, ce perpétuel
état
de
mourant en quoi
doit
consister
sa
vie,
il faut
qu'il
se
réduise
à
n'être
qu'une
herbe
sans racine ou qu'un
oiseau sans
nid
: en
errant
impersonnel, à défaut d'un mourant générique. En tout
cas, un sujet désassujetti, libre d'attaches,
privé
de
particularité,
en
état
de
perpétuelle effusion.
Toujours
hors de soi, toujours en fuite de
lui-même,
parce
qu'il
vit
aussi
toujours
hors
du monde et loin
des
« bords
», parce
que
le
monde,
en fait de traces anthropométriques, « ne connaît rien [de lui] que sa
voix
» (v.
36).
Pour
devenir cette
voix
anonyme et distante, point besoin
de se préparer à
la
poésie par un apprentissage. La « main » d'un pédagogue poétique serait trop
lourde
et
trop
vulgaire. Le poète
n'est
pas un technicien du vers. Il se flatte au
contraire
d'être
vierge de tout dressage culturel. Point
besoin non
plus
d'instrument
et
d'instrumentation.
La lyre
elle-même
est
un
objet
fini,
et
dont
la
capacité d'expression
est
limitée. Pressé de se débarrasser de tout son lest,
tant
réel
que
symbolique,
le poète la
condamne à
retourner
à l'indistinct
des
flux
élémentaires, au moyen d'une triple fusion
substantielle :
Brisez, livrez aux vents, aux ondes,
à
la
flamme
Ce luth qui n'a qu'un son pour répondre
à
mon âme
(v. 151-2).
L'objet médiateur,
ainsi
que l'emblème traditionnel, auraient
risqué
d'alourdir
sa
trajectoire
céleste.
Pourtant, on doit constater que ce refus de l'instrument
symbolique
réifié
se
surajoute
ici
à
un
dispositif également
omniprésent
qui,
à
l'inverse, tend
à
faire
de
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 8/13
Lamartine
et le poète
mourant 53
l'objet consacré
un
vecteur de désubjectivation.
Avant
que sa « coupe »
ou
que
son
« luth » ne
se brisent,
le
poète
est
aussi
en effet
une abstraite lyre
métonymique,
ainsi qu'une
« harpe
éolienne
» qui « résonne d'elle-même
».
L'objet
conventionnel
qui
représente le poète
insinue
alors, par
son
absente
présence,
par son
évidement
de
mirage
allégorique,
que
le
divin inspiré
n'agit
par
volontairement,
mais
se
laisse guider
par le frémissement impersonnel de son
instrument
emblématique.
«
Je
vais où va le son qui de mon luth s'élance » (v.
131),
clame
notre mourant :
il
affecte
d'abdiquer
toute préméditation esthétique et
d'être livré
aux caprices
de son
instrument. De
même,
parce qu'il se refuse à toute
forme d'intentionnalité, il n'admet chanter que
parce
que
ses
doigts «
sont encore
sur la lyre » (v. 7), en
vertu
d'un geste
devenu
inconscient
et
naturel. De même
enfin,
pour compléter par
un
refrain de coloration
panthéiste
ces diverses stratégies
d'effacement de
la
particularité subjective,
il ne cesse d'affirmer le
caractère
instinctuel et transindividuel de l'inspiration. N'écrit-il pas comme le
ruisseau
coule, comme le rossignol chante, comme l'abeille butine, en
vertu
d'un vouloir
universel,
sans savoir
pourquoi
?
Privé de
particularité
subjective comme d'intentionnalité technique ou
expressive, corps mortel condamné aux flux
ou
âme exilée
dans
ses
substituts
allégoriques, le
poète
est
également
privé de statut social.
Et
d'abord de nom et
d'inscription mortuaire.
Il hait la terre
tombale
trop
lourde, le monument funéraire imposant : mais,
plus
encore, toute thanatographie lui paraît impie et presque
obscène.
(Car
il y a,
à
coup
sûr, une
phobie
du «
frayage
», nettement érotisée, dans cette
revendication
insistante
d'une
virginité sémiotique,
dans ce
refus
compulsionnel de
la
trace effractive.) De même
que
le
vers
se
doit
d'être
chant,
incantation,
bercement maternel et non
pas
strophe ciselée ou hiéroglyphes majestueux, le
poète
ne
doit
pas
aspirer
à
devenir
une
inscription
mémorable
sur
sa
«
demeure
sombre
». Cette
trace
funèbre, offerte
à
la célébration
glorieuse, ferait
différence
dans
l'infini.
Elle lui assignerait une
place
fixe :
un
rôle dans l'au-delà, une
mission,
une identité civile.
Toutes choses auxquelles
se refuse cet
idéologue
conséquent
de l'anonymat. C'est peu de dire qu'il se veut apolitique et asocial.
Plus
radicalement
encore, il
se dérobe
à
toute anthroponymie,
à
toute taxinomie
nomimale, condition
de
toute
société. Il
ne veut
pas
être
quelqu'un,
et
encore
moins
quelqu'un de socialement repérable, et encore
moins quelqu'un
d'éminenL
Par
là,
Lamartine rompt délibérément
avec
l'autre
des
deux
exigences
structurales majeures du dispositif dont nous l'avons vu
hériter. On
a perçu
comment il affaiblissait la
référence énergétique
et
thermique de
la théorie
de
V
enthousiasme.
En
faisant
de
son poète
mourant
un
chantre
anonyme
qui
ironise
sur
la vanité de la gloire, qui
tourne
le dos à toute
mémoire
sociale comme à toute
mission
honorifique, Lamartine achève de déconstruire le modèle
libéral,
tel qu'il
avait
lui-même contribué paresseusement
à le
perpétuer. Il rompt de
manière
polémique avec
la
logique « panthéonistique
»
9 qui
faisait
du génie enthousiaste
et malheureux un grand homme en puissance, promis
à
la consécration posthume.
Il
coupe définitivement
les
ponts avec la
représentation de
l'écrivain qui
fut déjà
celle
d'un
Diderot ou d'un Chénier.
Il
rompt avec Mme de Staël
et
Millevoye 10.
Comme on dirait dans l'actuel
langage
des médias,
il
se « démarque ».
Le grand
homme
génial, «
l'homme
de
lettres
citoyen » que panthéonisèrent
les secondes Lumières, par
éloges et
statues interposées, était destiné à
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 9/13
54
José-Luis
Diaz
l'inscription tombale
et
à
l'architecture mortuaire.
Il se devait au cénotaphe
solennel
et
à
la mémoire collective. C'était souvent un patriarche, un Mentor, un
noble
vieillard à l'éloquence
mâle, entouré d'amis et de livres. Un père. Le
poète
mourant lamartinien abandonne ce
chromo à
la
mode antique
et contribue
puissamment
à
en
proposer
un
autre,
nettement
antithétique.
Non sans
emprunter
à
la tradition
plus récente de l'élégie.
Au
lieu de pierre mortuaire nationale, une tombe
champêtre. Au
lieu de
volonté mnémonique,
un polémique désir d'oubli et de retour
à
un
calme
léthal.
Au lieu d'un
majestueux
ancêtre, un
jeune novice sans famille " : plus
grande sera
sa
virginité
sociale.
Et
même
si des
amis demeurent, pour recueillir
le
« luth
glacé » et non l'héritage
de
savoir
ou
de
savoir-faire
(on
pense aux jeunes paladins
poétiques de
La
Musefrançaise, avec leurs
prénoms qui fleurent l'aristocratie),
l'amour
a
pris
le
rôle naguère dévolu
à l'amitié.
Poussé lui-même
vers
le paradigme féminin, par le contact captateur qu'il
entretient avec
sa
bien-aimée angélique
et fusionnelle,
le jeune
poète
n'en sera que
plus aisément
désocialisé.
Il
veut
Aux
pieds
de la beauté
sentir
frémir sa
lyre,
Voir d'accord en
accord
l'harmonieux
délire
Couler
avec le
son et passer dans son sein... (St. 19).
Mais il veut aussi se fondre, par
l'entremise
de cette « vierge modeste », dans
la chora élémentaire, dans
les
flux infinis de la
grande
mère naturelle. Car
même
si
la
présence
maternelle explicite
se
réduit
dans le poème à
cette
chaste jeune
fille
et aux bercements du vent ou des flots,
il est
clair que
nous
avons quitté le
royaume du père symbolique, où se dressait le grand
homme
génial de la fin des
Lumières,
pour aborder
aux
territoires
sans rivages
du maternel.
Plus
question
pour le poète angélique
d'assumer, dans
ce contexte
fantasmatique nouveau,
une
quelconque puissance symbolique.
Certes,
l'image
convenue de l aigle altier
continue de revendiquer incidemment
des
attributions
impériales
(v.
41)
;
mais
plus encore
que la puissance d'un
animal phallique,
impérieux,
il
symbolise ici l'indépendance, au
même
titre
que l abeille, cette
butineuse pacifique. De
même,
si le mourant
rêve
de
guider
dans l'au-delà le
concert
astral,
il
ne faut
surtout
pas comprendre ce fantasme comme une rêverie
mégalomaniaque. Il participe en
effet
d'un désir fusionnel, d'une volonté de perte
dans
l'harmonie
stellaire,
et
non
d'une
ultime ambition
de
maîtrise
qui
serait
bien
déplacée
chez ce
mourant
anonyme.
Alors que
le jeune Hugo des Odes a
choisi
de
garder
le
schéma
de l'énergie
et
de
la
puissance
symbolique,
et
continue
de
faire
de
son poète
un
prophète inspiré
et
impérieux, Lamartine
donne
ici
la dernière main
à
un dispositif
élégiaque, mélancolique, pour lequel
il
a pu trouver
mieux
que des
indications
chez
Chateaubriand, Chênedollé ou
Mme de
Staël.
Tandis que son
jeune
confrère ne pourra
jamais plus se passer du
mythe
énergétique et
de l'idée
du
«
sacre
»
de
l'écrivain,
que les Lumières
finissantes
lui
ont transmis
comme à
toute
sa génération, il
a
choisi, lui, d'explorer
d'une
manière systématique
l'autre
versant
- nostalgique - du romantisme 12.
Et
à défaut d'autres qualités plus
poétiques,
son «
Poète
mourant »
a du moins l'avantage de
proposer un
modèle
intellectuel parfaitement
conséquent, une
construction thématique qui provoque
l'admiration
à
force
de cohérence
«
rationnelle ». C'est
trop et
c'est
trop
peu pour
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 10/13
Lamartine et le poète mourant 55
un poète, dira-t-on. Mais
à
coup
sûr l'idéologue
qui s'exprime ici
à
mots couverts
y trouve son compte.
Car on
ne doit
pas se cacher
que les
sirènes du politique
hantent cette
mise
en
scène funèbre.
Elles résonnent
en
sourdine
sur la lyre
immatérielle de
notre
jeune
poète
céleste.
Et
puisque
notre
texte
fait
montre
en
surface d'un
tel
insouci des
choses du forum et des luttes qui font l'histoire, c'est
peut-être
justice que de tenter
de rétablir pour finir
son discours latent.
Certes,
il
n'est pas
ici
d énoncé idéologique directement repérable, comme
il
s'en offre dans d'autres méditations justement oubliées.
Pas
de condamnation du
romantisme
satanique qu'incarne
Lord Byron («
L'Homme »).
Pas de
dénonciation
manifeste de l'esprit de superbe philosophique responsable du
vandalisme révolutionnaire
et
de
la
«
froide
manie » des calculs qui a
glacé
tout
entier un siècle «
analytique
»
(« Ode »).
Pourtant, la vigueur
sarcastique de
la
réaction du 'critique libéral François Andrieux, ce
«
vieux
grognon du
néoclassicisme
», à l'endroit de
notre
poitrinaire
« pleurard » 13,
nous
fait signe que
la
mourante harpe
pouvait masquer
une
secrète
«
corde
d'airain
».
En fait, l'élégie
et la
mélancolie
sont
aussi des
armes,
braquées
contre
l'ennemi de classe,
le
bourgeois. Autant
le
poète est « généreux
»,
immatériel,
mourant, autant
l'antithétique «
vulgaire
»
que le
texte
profile
en
creux
est
intéressé, matérialiste, bon
vivant.
Autant le poète se
fait
fort
de mener
une vie
oisive, de ne se consacrer qu'à des
envols amoureux,
religieux ou poétiques
(« Aimer,
prier,
chanter, voilà toute ma vie » (v. 103)), autant
son
antagoniste
est un
être de
la «
vie
occupée
».
Il veut organiser
rationnellement son gain
et
toute son
existence.
Il
bâtit
son
nid douillet près du bord et pour durer.
Ses
«
mains acharnées » s'attachent «
comme
un
lierre
» à
ses
possessions,
inscrivent orgueilleusement ses conquêtes
scientifiques
ou industrieuses.
A
l'aide
du
«
lourd
compas
d'Euclide
»
dont
parle
l'«
Ode »
des
premières
Méditations,
il
a,
ce
voyeur impie, posé sur la nature « le doigt glacé qui la
mesure »,
et la
nature s'est glacée. C'est
un
être de la
trace,
de l'effraction, du
sillon
lourdement
gravé, de la
pensanteur
terrestre, du travail. C'est
un esprit
comptable tels que
ceux qui « comptent les jours pour les pleurer
».
C'est
aussi un esclave
condamné aux lenteurs de l'apprentissage technologique, aux servitudes de la
main.
Face
à ce
bourgeois
absent
mais d'autant
plus
terrestre et enraciné que
son
ombre détestée
menace l'esthétique
légère et distante du
poème,
face
à cet esclave,
voici
un
jeune
maître
mourant. Un aristocrate, ce jeune homme sans lignée, sans
panache
et
sans
nom
? Ce débile
poitrinaire qui
a dû
quitter l'épée pour la
plume
?
Cet
aigle
devenu cygne
?
Et
pourtant
oui.
Il
appartient
au
chœur
«
des
enfants
de la lyre » u,
généreux
et
doués,
nonchalants
et désabusés.
C'est un
prince
de la
dépense immatérielle,
qui sait s'exposer
avec élégance aux
aléas
du
dessaisissement.
A peine a-t-il un dernier regard
dédaigneux
pour
ses
possessions
terrestres d'aristocrate déchu. Et tout en abandonnant ses biens
à
la curée
bourgeoise
qui
se
prépare, il
livre
jusqu'à son nom
glorieux
aux
caprices des
eaux
de
l'oubli
:
autre
manière
d'en finir
majestueusement
avec
son apanage
nobiliaire :
Je jette un nom de plus à
ces
flots sans rivage ;
Au
gré des vents,
du ciel,
qu'il s'abîme ou surnage,
En
serai-je
plus
grand
?
Pourquoi
?
ce
n'est
qu'un
nom.
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 11/13
56
José-LuisDiaz
Cet
anonyme généreux est un «
roi
détrôné » 15, volontiers ironique
à
l'égard
de ceux qui s'accrochent
hargneusement à
leur maigre parcelle. Contre le
bourgeois cupide
et jaloux
de sa particularité, Lamartine
dresse
le
fantôme
poétique
d'une
aristocratie
de la
dépossession et
de la nostalgie.
Il
abandonne
volontiers
au
poète
des
Odes
les
thèmes
de
l'énergie
et
de
l'enthousiasme. Marqués au coin du génie plébéien,
ils
demeureront
longtemps
encore des
valeurs
au service des
héritiers
de
tous
bords
de l'esprit
philosophique
et
révolutionnaire.
Dans
l'éloge de
l'énergie,
n'y a t-il pas
toujours un fonds
de
réprobation
plus ou moins
masquée contres
les
«
frelons
»
nobiliaires ?
C'est
pourquoi sans doute
il préfère
nous donner, à
travers
l évocation de
son
poète
mourant, l'image d'une aristocratie idéale, qui
a
compris la
beauté
du mourir, qui
met toute
son
élégance
à
disparaître sans laisser de
traces. Cette
aristocratie-là
n'est pas
l'aristocratie
stoïcienne des
habitants de la
tour d'ivoire, que rêve
Vigny
;
elle est bien loin de l'aristocratie
balzacienne des
flambeurs,
des
viveurs,
elle n'est
pas
non
plus
cette « aristocratie du bon Dieu »,
chère
à Flaubert. A
travers
cette
transfiguration
poétique que
constitue
le
«
Poète
mourant
»,
Lamartine
a
choisi
plutôt de méditer
sur le sort historique d'une trop
réelle aristocratie finissante,
inutile, condamnée
pour
se survivre encore au fantasme et
à
l'élégie.
Elle
a
perdu
ses
possessions foncières, grignotées par la petite propriété :
d'où sans doute
tant
de
dérisions ici
braquées contre le souci de
l'inscription et
contre
l'appétit territorial. Elle
a perdu ses
prérogatives symboliques
: d'où
cette
étonnante promotion, au
pinacle idéologique,
d'un jeune
poète
mourant, qui
n'est
plus destiné
au
sacre, mais
promis
au silence
et
à l'oubli. La nouvelle imagerie
auctorale
que
Lamartine nous propose
n'est
pas
en effet
sans
faire songer
aux
blessures historiques
qui
l'appellent, tel
un écran pudique,
tel
un
baume
réparateur.
Le fantasme glorieux était bon pour exprimer sous le
voile
poétique les
aspirations
d'une
classe
montante, brûlant
de
faire
valoir
son
énergie
et
d'imposer
sa toute
jeune puissance
symbolique. Il
chantait
un
avènement
social. La plainte
funèbre
du
jeune
chantre solitaire
ennoblit
et enchante
une disparition
elle aussi
collective. Le dernier
hymne
du
poète
céleste est sans doute le chant du cygne
d'une classe dépossédée.
Elle va
devoir se
fondre et
se
perdre
dans le magma anonyme de
la
nouvelle
société. Elle ne subsistera plus qu'à l'état de mythe, d'ombre, d'idéal, de littérature.
De
même,
pour mimer cette
dissolution
nécessaire,
et
comme pour
la
racheter par
la beauté
du
chant, le poète
lamartinien rêve
de s'engloutir dans les eaux
maternelles de l'oubli, avant de rêver de s'absorber, après 1830,
dans
l'anonymat
chaleureux de IV
océan
populaire ». Car c'est paradoxalement
le
même
dispositif
fantasmatique
qui
gouverne
la
mise
en
scène élégiatique
de
1823
et
le mot d'ordre
politique qu'on
trouvera en 1837
dans les célèbres stances
«
A
M.
Félix
Guillemardet » : « Perdons nos voix dans le grand chœur » Ici
et là,
même
désir de fusion
et
d'oubli
des
particularités subjectives. Même volonté de
dépersonnaliser
la parole
poétique.
Mêmes
thématiques substantielles.
Même
référence
au
fantasme
maternel
16. De manière
quelque
peu inattendue,
la
politique
lamartinienne
des
années
quarante, et,
à
sa suite, toute
une
importante tradition
de
socialisme
humanitaire vont emprunter les
fantasmes
fusionnels de la lyrique
romantique élégiaque, tels que le « Poète mourant »
les
exprimait.
Ce
qui
n'est
pas
sans confirmer par un autre biais
le
caractère indirectement politique de la
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 12/13
Lamartine et
le poète
mourant
57
méditation
de 1823, ni, en contrepartie, sans
jeter un
jour inattendu
sur le
« socialisme » lamartinien.
NOTES
1. Lamartine est en
effet
loin d être le
premier
à
traiter
le
thème. Millevoye
est aussi
l auteur
d un
«
Poète
mourant »,
qui
paraît dans le recueil de ses Elégies (1812).
De
même, le
pseudonyme Holmondurand, dont « Le jeune poète mourant » est publié en
1821
dans le
Recueil de l'Académie des
Jeux Floraux
comme ayant
concouru pour le
prix.
(Nouvelle
publication en 1822,
dans
YAlmanach des Muses, avec des variantes significatives.) Mais on
doit
également au journaliste
et
poète
libéral Charles Loyson, avant qu'il ne soit enlevé par la
phtisie, un «
Jeune
poète
sur
son
lit
de mort
» (publié en 1817, à la
suite
d un
Discours
sur le
Bonheur de l'étude) ainsi qu'une «Maladie de langueur» (1819), qui offrent
bien
des points
communs avec la méditation de 1823. Lamartine a pu aussi
puiser
des éléments
chez
Gilbert
(« Le
Poète
malheureux
»,
1772), chez
Nodier
(« Le
Poète
malheureux
»,
1807, réédité
en
1823 dans
les
Tablettes
romantiques),
dans
le
célèbre
épisode
de
Léon que Chênedollé
insère en
1807 dans son Génie de
l homme,
dans les «
Adieux
à la
vie»
de
l'élégiaque
et poitrinaire
Dorange,
que
publie XAlmanach des
Muses
en 1812, en même
temps
qu'une brève notice
nécrologique sur
l auteur.
Enfin, signalons qu'on
trouve dans
les
brouillons
du jeune
Balzac
(Dossier
A
240 de la collection Lovenjoul) les fragments versifiés d un «
Poète
mourant »
avorté (et dont on voit mal comment il aurait pu devenir viable ), qui
témoigne
d un
engouement
passager.
Ce
poème, qui
semble dater de
1822,
paraîtra dans
le
t.
I
des Œuvres
diverses de Balzac (Bibliothèque de la Pléiade, 1990).
Par
la suite l auteur de La Peau de
chagrin
ne
sera pas tendre, on le sait, envers « les jeunes malades, les convalescents et les doux
trésors de
mélancolie
contenus dans
l infirmerie
littéraire
» (Pléiade,
t.
X,
p. 368-9).
De quoi
préparer
les sarcasmes
plus goguenards et plus
incisifs
de Tristan Corbière
2. Ce jugement est d'Henri
Potez
(L'Elégie en France avant le
Romantisme,
de Parny
à
Lamartine
(1778-1820),
Calmann-Lévy,
1898, p. 468-9).
Il
oppose i la pièce de Lamartine,
qui, selon lui, « est d un homme bien portant »,
l'élégie
« plus
sincère
et plus simple » de
Millevoye.
3.
Femand Letessier, dans sa remarquable édition critique des Méditations
(Garnier, 1968,
p.
733).
L'unique
image
commune
aux
deux
versions
est celle de
la
harpe
éolienne. Cest
dans
cette édition qu'on pourra consulter le
texte
in extenso de la version initiale du «
Poète
mourant» (p.
731-2),
ainsi que l intéressant canevas en prose du poème de 1823.
4. L'édition Lanson comme l'édition Letessier des Méditations signalent avec juste
raison
les emprunts thématiques
que
l'auteur de la douzième méditation
sur
« l'Enthousiasme » a pu
faire
i Rousseau (« Ode au Comte de Luc »)
ainsi
qu'à Ecouchard-Lebrun, dit Lebrun-Pindare
(« Ode Exeg i
Monumentům
»). On
trouve
également une
ode
à « l'Enthousiasme »
dans
les
poésies de Sabatier de Castres, cet antiphilosophe notoire ; ce
qui
oblige
à relativiser la
relation
qu'on est tenté de postuler entre
thématique
de l'enthousiasme et pensée
philosophique,
puis libérale. Qu'on n'oublie pas
en
effet que les premiers « philosophes » du
ХУШе siècle, (Fontenelle, La Motte, Dumarsais, Cahuzac, Voltaire...) sont
hostiles à
l'enthousiasme.
Cette
notion
est
entachée
à leurs yeux
de
mysticisme
clérical.
Ce
n est
que
ven
la fin du siècle, lorsque le mythe de
l'énergie
sera venu le relayer,
que le topos
de
l'enthousiasme deviendra
familier
aux héritiers
de
la tradition
philosophique. A cet égard,
5. Seulement dans la
mesure
où l'idée de jeu
suppose absence
d'intentionnalité et
naturalité instinctuelle du geste poétique. La survivance antique est mal intégrée de même que la
comparaison du poète avec l'abeille.
6.
Diderot
est ici
allégué pour l'ensemble de sa
réflexion esthétique,
et
en particulier
pour
sa conversation
épistolaire avec Falconnet (Le
Pour
et le Contre) ; Thomas pour son Essai sur
les
Eloges
(1772),
ainsi
que pour son Discours de réception à l'Académie française (1767) ;
Mercier pour deux textes qui mériteraient
une réédition : Le
Bonheur des
gens
de lettres
(1766)
et De la littérature et des littérateurs (1778). Quant à Millevoye et à Victorin Fabre, ce son les
lauréats du concours de
poésie
de
1805,
sur
«l'Indépendance
des
gens
de lettres».
Dans
les
œuvres
produites
en
vue de ce concours académique s exprime,
selon
Paul Bénichou (Le Sacre de
l'écrivain,
Corti,
1972),
la
conception libérale
et
traditionnaliste de
la
littérature
héritée
des
7/24/2019 Le Poete Mourant - José Luis Dias
http://slidepdf.com/reader/full/le-poete-mourant-jose-luis-dias 13/13
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José-Luis Diaz
Lumières, et une
hostilité
silencieuse & l'égard des visées
dirigistes
de l'Empire en
matière
de
politique culturelle, ainsi qu'à l'égard de l attitude
néo-monarchiste
que vient d incarner avec
éclat Chateaubriand.
7. Notre
note
4
justifie ces
guillemets, qui
mériteraient mieux
qu'une allusion
cursive. H
faut tenir compte également du fait que, depuis Diderot, Mercier et
quelques
autres,
Y
enthousiasme
a été
enrôlé dans
le
camp
des
Lumières.
L'utilisation
du terme
que
fait
Mme
de
Staël est à cet égard
révélatrice.
8. Ce
terme, qui
peut
dire à
la fois l'échange fusionnel et la disparition progressive et
fatale,
est
une
des
clefs de
l'imaginaire
lamartinien.
9. Cest en
effet
la
logique
inscrite au fronton du Panthéon
révolutionnaire
« Aux
grands hommes la patrie reconnaissante ». Sur toute cette dimension « panthéonistique » de
la conception
de
l'écrivain à la
charnière du
XVIUe
et
DU XDCe siècle, voir l'étude
de
Jean-
Claude Bonnet, «
Naissance
du Panthéon
»,
Poétique n°22.
10 . D est
à
remarquer
que
ces deux idéologues
libéraux
offrent,
malgré
l écart qui les sépare
(Tune
est spiritualiste, l'autre non), une image
également
double de l'écrivain. Millevoye
chante
l'indépendance de
l'homme
de lettres, tout en étant l'auteur du «
Poète
mourant »
;
quant à l'auteur de Corinne, elle est aussi au carrefour d'une tradition : celle de l'énergie et de
l'enthousiasme, et celle de l'élégie préromantique,
qui
fait
du poète un être débile
et
souffrant.
11 .
Cette
absence
est
d autant plus significative chez
Lamartine
que
toute
la
tradition à
laquelle
il emprunte
(voir
la
note
1)
se
plaît
à verser
une larme
sur
les vieux
parents
désemparés
que
le poète mourant laisse derrière
lui.
Cest le cas
chez
Gilbert,
chez
Ch.
Loyson
et chez
Holmondurand. Cette référence à
une instance familiale disparaît de
la deuxième version
de son «jeune poète mourant», en 1822. Le romantisme
a
fait son œuvre.
12 .
La
distinction
fort heuristique du romantisme de
la
nostalgie et du romantisme de
l'énergie avait
été
proposée par
Jean Fabre.
13 . «
Ah pleurard, tu
te lamentes,
tu
es semblable à la feuille
flétrie
et poitrinaire
Qu'est-ce
que
cela me
fait
à moi
?
Le poète mourant Eh crève
animal
: tu ne seras pas le
premier
»
Andrieux était secrétaire perpétuel de l'Académie française. Les propos cités
sont
rapportés
par
Emest Legouvé, dans
Soixante
ans de souvenirs,
(t.
I,
p.
1 10).
14 . L'expression provient de « L'Enthousiasme
».
15 .
A ce
«
roi détrôné
» qu'est le
génie souffrant,
le texte
de « La Gloire
» demande un
« généreux orgueil », ce qui est la seule
attitude
qui convienne à cet « aigle
superbe
».
16 .
Il
est vrai
que,
par
un
déplacement notable,
c est maintenant
le
poète lui-même
qui
aspire
au rôle
maternel.
(« Tous
leurs
maux ont coulé dans
le
lac de mes pleurs ».)
NB. Une première version de cet article a
paru
en allemand dans Die franzôsische Lyrik
des 19. Jahrhunderts, Hrsg. H.
Stenzel
und H. Thoma, Munchen,
W.
Finie
Verlag, 1987.