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LE ROYAUME DE DIEU
Selon Mt 4,17 (voir aussi Mc 1,14-15), Jésus commence son ministère public
en annonçant : « Convertissez-vous, car le royaume de Dieu est proche. » Cette
annonce de la venue du royaume constitue la trame dont sont tissés les trois évangiles
synoptiques. L’évangile de Jean ne le mentionne qu’au chapitre 3, v. 3-5, mais on
reconnaît qu’il le désigne sous la formule “la vie éternelle”. Dès les débuts de son
ministère, Paul écrit aux fidèles de Thessalonique : « Nous vous avons [...] adjurés
de mener une vie digne de Dieu qui vous appelle à son royaume et à sa gloire » (1
Th 2,12). Jacques fait remarquer à ceux qui méprisent les pauvres : « Dieu n’a-t-il
pas choisi les pauvres selon le monde comme riches dans la foi et héritiers du
royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? » (Jc 2,5). Pierre, dans sa seconde lettre
(pour autant qu’elle soit de lui), conclut un développement parénétique en écrivant :
« C’est ainsi que vous sera largement accordée par surcroît l’entrée dans le royaume
éternel de notre Seigneur Jésus Christ » (2 P 1,11). On peut donc l’affirmer : tout le
Nouveau Testament nous enseigne que les temps nouveaux sont constitués par la
venue du royaume de Dieu. Mais comment concevait-on ce royaume ? C’est ce que
la présente étude voudrait expliquer.
DANS L’ANCIEN TESTAMENT
Dieu et l’ancienne alliance.
Après le passage de la mer Rouge et la débâcle de l’armée égyptienne, les
Hébreux entonnent un cantique d’action de grâce qui se termine par ces mots :
« Yahvé régnera pour toujours et à jamais » (Ex 15,18). Il règne sur l’univers entier
qu’il a créé, mais plus spécialement sur le peuple d’Israël qu’il a choisi (Ex 19,6).
Jérusalem est la cité de Yahvé, que l’on appelle “le grand roi” (Ps 48,2-3 ; voir aussi
Jr 8,19). Inutile de multiplier les textes qui vont en ce sens. Mais pour que son peuple
vive dans la paix, chacun en harmonie avec ceux qui l’entourent, Dieu lui a donné
une Loi, le Décalogue, les dix Paroles (Ex 20,12-17 ; voir aussi Dt 5,16-21) dont les
sept derniers articles visent précisément les rapports de chacun avec son prochain :
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12. Honore ton père et ta mère [...],
13. tu ne tueras pas,
14. tu ne commettras pas d’adultère,
15. tu ne voleras pas,
16. tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain,
17. tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son
serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain.
Dieu s’engage à protéger ce peuple dont il est le roi, à condition que le peuple
observe fidèlement la Loi qu’Il lui a donnée par l’intermédiaire de Moïse. C’est le
fondement même de l’ancienne alliance.
Mais le peuple de Dieu a rompu lui-même cette alliance en n’observant pas la
Loi que Dieu lui avait donnée. Au cours des siècles, les prophètes ne cesseront pas
de tonner contre ces manquements à la Loi. Et, comme on ne les écoute pas, ce sera
la catastrophe. Le royaume du Nord, le premier, sera détruit par les Assyriens. Puis
ce sera le tour du royaume du Sud. Arrêtons-nous plus spécialement à la situation
telle que la voit le prophète Jérémie à la veille de cette catastrophe. Jérusalem, sa
capitale, est dans un état moral déplorable : « Comme un puits qui fait sourdre son
eau, ainsi fait-elle sourdre sa méchanceté. Violence et dévastation, voilà ce qu’on y
entend ; devant moi, constamment, maladies et blessures » (Jr 6,7). « Car du plus
petit au plus grand, tous sont avides de rapine ; prophète comme prêtre, tous ils
pratiquent le mensonge » (6,13). La ville sera donc détruite : « Voici que j’amène un
malheur sur ce peuple-là : c’est le fruit de leurs pensées, car ils n’ont pas fait attention
à mes paroles et ils ont méprisé ma Loi » (6,19). Et le prophète décrit avec force
détails l’invasion qui va détruire Jérusalem et ses habitants.
L’annonce d’une nouvelle alliance.
Le prophète rêve alors de temps nouveaux, d’une alliance nouvelle selon
laquelle le peuple de Dieu observera fidèlement la Loi qu’il lui a donnée (Jr 31,31-
34) :
31. Voici venir des jours – oracle de Yahvé – où je conclurai avec la maison d’Israël (et la maison de Juda)
une alliance nouvelle.
3
32. Non pas comme celle que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les ai pris par la main pour les faire
sortir du pays d’Égypte – mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de
Yahvé !
33. Mais voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yahvé. Je
mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon
peuple.
34. Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : « Ayez la connaissance
de Yahvé ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle de Yahvé – parce que
je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché.
La condition essentielle pour que la nouvelle alliance dure toujours, c’est que
le nouveau peuple de Dieu reste fidèle à la Loi divine. En ces jours futurs, Yahvé
rassemblera tous les dispersés d’Israël ; il les purifiera de toutes leurs souillures et
leur donnera un cœur nouveau afin qu’ils puissent observer et pratiquer les coutumes
que Dieu lui a données (Ez 36,24-27). L’idéal de l’alliance sera rétabli : « Vous serez
mon peuple et je serai votre Dieu » (v. 28).
Après le retour de l’exil, bien des prophètes rêveront de ce temps idéal, comme
ce lointain successeur du prophète Isaïe. Il décrit longuement la prospérité future du
nouveau peuple de Dieu (Is 60 - 62), mais il en donne la condition essentielle : le
peuple ne sera constitué que de justes (60,21), c’est-à-dire de gens qui observeront
fidèlement la Loi divine.
Au deuxième siècle, vers 167-164, la situation du peuple de Dieu ne s’est pas
améliorée. Il est sous la domination d’un roi étranger, Antiochus Épiphane, qui le
persécute. Le prophète Daniel annonce alors un renversement de situation : les
puissances mauvaises qui le persécutent seront anéanties, et Dieu va susciter un
personnage mystérieux, un Fils d’homme, à qui il va conférer l’investiture royale
(Dn 7,13-14). Même ceux qui sont morts pourront participer à ce royaume nouveau,
car ils ressusciteront de la poussière où ils sont comme endormis (12,2). Tous
bénéficieront alors d’une vie éternelle. Mais Daniel reste fidèle à l’idéal classique de
l’alliance : la Loi divine sera parfaitement respectée dans ce royaume nouveau :
« Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont
enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité »
(12,3). Si ceux qui enseignent la justice brilleront, c’est que leur enseignement sera
bien accueilli par tous.
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DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
Une conception pessimiste du monde.
Déjà dans le judaïsme.
Au temps du Christ, le judaïsme avait une vue très pessimiste du monde.
Celui-ci était essentiellement mauvais, asservi aux puissances du Mal. On attendait
avec impatience l’événement eschatologique qui verrait l’avènement d’un monde
nouveau, dans lequel le bien triompherait. C’était “le monde à venir”, qui devait
succéder à “ce monde-ci”. (Ces deux expressions reviennent souvent dans les écrits
rabbiniques.)
Dans les milieux esséniens de Qumrân, les deux mondes coexistent : un
monde bon constitué par les fidèles de la secte, et un monde mauvais qui englobe le
reste de l’humanité. La Règle de la communauté décrit fort bien ce dualisme. (Les
traductions qui suivent sont reprises de A. DUPONT-SOMMER, Les Écrits
esséniens découverts près de le mer Morte, Paris, 1960, p. 94.) Le monde actuel est
sous la domination de Bélial (II,19). Mais il se divise en deux parties : les membres
de la secte et les autre (III,20-24) :
20. Dans la main du Prince des lumières est l’empire sur tous les fils de justice : dans des voies de lumière
ils marchent ; et dans la main de l’Ange
21. des ténèbres est tout l’empire sur les fils de perversion : et dans des voies de ténèbres ils marchent. Et
c’est à cause de l’Ange des ténèbres que s’égarent
22. tous les fils de justice ; et tout leur péché, toutes leurs iniquités, toute leur faute, toutes les rébellions de
leurs œuvres sont l’effet de son empire,
23. conformément aux Mystères de Dieu, jusqu’au terme fixé par Lui. Et tous les coups qui les frappent,
tous les moments de leurs détresses sont l’effet de l’empire de son hostilité.
24. Et tous les esprits de son lot font trébucher les fils de lumière. Mais le Dieu d’Israël, ainsi que son Ange
de vérité, viennent en aide à tous les fils de lumière.
Il existe donc deux mondes opposés : le monde des lumières et de vérité, ayant
à sa tête le Prince des lumières, appelé aussi Ange de vérité ; le monde des ténèbres
ayant à sa tête l’Ange des ténèbres. Tous les maux qui frappent les fils de lumière
viennent de l’hostilité de l’Ange des ténèbres et de ceux qu’il a à son service. Bien
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entendu, les fils de lumière se distinguent des autres en ce qu’ils observent
scrupuleusement la Loi divine. C’est ce que propose le début de la Règle (I,1-15).
Dans le Nouveau Testament.
Nouveau Testament tout entier baigne dans cette vue pessimiste du monde
présent, bien résumée dans cette phrase de Jean : « Le monde entier gît au pouvoir
du Mauvais » (1 Jn 5,19). Et le monde présent est mauvais parce qu’il est dominé
par un être essentiellement mauvais, que l’on nomme tantôt le diable, tantôt Satan,
ou encore, par analogie aux textes de Qumrân, “le Prince de ce monde” (Jn 12,31 ;
14,30 ; 16,11). Le monde présent est donc conçu comme si Satan en était le roi. Le
Christ lui-même adopte cette vue pessimiste du monde présent lorsque, discutant
avec les Pharisiens qui l’accusent de chasser les démons grâce au pouvoir du chef
des démons, il leur dit : « Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même et son
royaume ne pourra tenir » (Mt 12,26 ; voir aussi Mc 3,24.26 ; Lc 11,18). Satan est
donc le roi qui domine le monde présent et qui est à l’origine de tout le mal qui
l’affecte. Presque tous les auteurs du Nouveau Testament ont cette vue pessimiste
du monde. On la retrouve ailleurs dans les Synoptiques (Mt 13,39 ; 25,41 ; Mc 8,12 ;
Lc 13,16), dans la littérature johannique (Jn 8,44 ; 1 Jn 3,8.10 ; Ap 12,9.12 ; 20,2),
chez Paul (1 Th 2,18 ; 1 Co 7,5 ; 2 Co 2,11 ; 11,14 ; 12,7 ; Ep 4,27 ; 6,11), chez
Jacques (Jc 4,7), et chez Pierre (1 P 5,8).
Mais Jésus a été envoyé par Dieu pour rétablir son royaume sur la terre. Il est
le Christ, l’Oint par excellence, c’est-à-dire le roi du royaume nouveau. Durant toute
sa vie terrestre, il va donc devoir lutter contre Satan afin de le déposséder de son
royaume et d’établir le royaume de Dieu. Dès le lendemain de son baptême, aussitôt
après avoir reçu la puissance de l’Esprit, il est conduit par cet Esprit au désert afin
d’y engager une première escarmouche contre Satan (Mt 4,1-11 ; Lc 4,1-13 ; Mc
1,12-13). Les guérisons qu’il accomplit sont souvent présentées comme des
exorcismes puisque l’on tient les maladies comme des sortes de possessions
diaboliques. C’est ce que Pierre expliquera au centurion Corneille : « [...] Jésus de
Nazareth, comment Dieu l’a oint d’Esprit Saint et de puissance, lui qui a passé en
faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir du diable »
(Ac 10,38). Lorsque les soixante-douze disciples reviennent de leur expédition
missionnaire, ils s’émerveillent de ce que les démons leur étaient soumis au nom de
Jésus, et celui-ci leur déclare : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair ;
voici que je vous ai donné pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et
sur toute la puissance de l’Ennemi, et rien ne pourra vous nuire » (Lc 10,18-19). Si
Satan tombe, c’est que son règne prend fin. C’est ce que constate encore le Christ
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johannique : « Maintenant, c’est le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de
ce monde sera jeté bas. (Mieux que “jeté dehors” ; nous suivons la tradition syro-
latine appuyée par le manuscrit grec Koridethi.) Et moi, une fois élevé de terre,
j’attirerai tout à moi » (Jn 12,31-32). Le Prince de ce monde va être détrôné, et c’est
Jésus qui va régner à sa place.
Un règne par la vérité.
Comment Satan régnait-il sur le monde, et comment Jésus va-t-il pouvoir le
détrôner ? C’est Jean qui, dans son évangile, l’explique le mieux. Jésus déclare aux
autorités juives qui veulent le mettre à mort : « Vous êtes du diable, votre père, et ce
sont le désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le
commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en
lui : quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu’il est
menteur et père du mensonge » (Jn 8,44). Tout ceci renvoie évidemment au récit de
la chute de nos premiers parents tel qu’il se lit dans la Genèse. Dieu avait prescrit à
Adam : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras,
tu deviendras passible de mort » (Gn 2,17). Le serpent (il faut comprendre qu’il
s’agit du diable) va déclarer à la femme qui lui rappelle cet ordre donné par Dieu :
« Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en
mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le
bien et le mal » (3,4-5). La femme se laisse convaincre, mange du fruit défendu, en
donne à Adam, et c’est la condamnation à mort portée par Dieu contre Adam : « À
la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol,
puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (3,19). Adam est
alors chassé du paradis terrestre afin qu’il ne puisse manger de l’arbre de vie et ne
vive pour toujours (3,22-24). Le serpent a donc menti en accusant Dieu de
mensonge. Il était “menteur et père du mensonge.” Et c’est par ce mensonge qu’il a
voué l’humanité à la mort ; il fut donc aussi “homicide dès le commencement”. En
voulant tuer Jésus, les autorités juives accomplissent les œuvres de leur père (Jn
8,41), ils sont fils du diable (8,44).
Satan règne donc sur le monde par le mensonge, en faisant croire aux hommes
qu’est bien ce qui est mal et mal ce qui est bien. Jésus va libérer l’humanité en lui
apportant la vérité : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes
disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera » (8,31). La vérité
que Jésus apporte, c’est la vraie connaissance de la volonté de Dieu. Au lieu de
provoquer la mort, elle donne la vie : « Ce n’est pas de moi-même que j’ai parlé,
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mais le Père qui m’a envoyé m’a lui-même commandé ce que j’avais à dire et à faire
connaître ; et je sais que son commandement est vie éternelle » (12,49-50). « En
vérité, en vérité je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a
envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à
la vie » (5,24). La malédiction qui pesait sur l’humanité est levée, la mort est vaincue.
La tradition synoptique ne développe pas ce thème, mais elle le connaît. Dans
l’explication de la parabole du semeur, nous apprenons que la semence jetée par le
Christ est la parole de Dieu (Lc 8,11 ; aussi Mc 4,14). Les vrais disciples de Jésus
sont ceux qui écoutent la parole et la mettent en pratique (Lc 8,21). Or, pour
empêcher la diffusion de cette parole, le diable vient et l’enlève des cœurs où elle a
été semée (Lc 8,12 ; voir aussi Mc 4,15 ; Mt 13,18). Le diable sait donc que c’est
par cette parole semée dans le cœur des hommes que Jésus va le détrôner.
Ainsi, c’est en transmettant aux hommes la parole de Dieu que Jésus va régner
sur la terre. Il est à la fois roi et prophète, puisque le prophète est celui qui parle au
nom de Dieu. Et il est roi parce que prophète. C’est ce que signifie la voix céleste
qui s’adresse à lui lors de son baptême : « Tu es mon Fils, le bien-aimé, en toi je me
suis complu. » La première partie de cette déclaration est une citation de Ps 2,7, le
psaume royal par excellence. Au Christ qu’il vient d’instituer roi, Dieu déclare : « Tu
es mon Fils, moi, aujourd’hui je t’ai engendré » (voir Lc 3,22). Quant à la seconde
partie, elle fait écho au texte d’Is 42,1, tel qu’il se lit en Mt 12,18 : « Voici mon
serviteur que j’ai choisi, le bien-aimé en qui s’est complu mon âme. » Or, dans ce
texte d’Isaïe, Dieu précise le rôle qu’aura à jouer ce serviteur : « Fidèlement, il
présente le droit ; il ne faiblira ni ne cédera jusqu’à ce qu’il établisse le droit sur la
terre, et les îles attendent son enseignement » (Is 42,3-4). Le “droit” est le droit de
Dieu, la Loi qu’il a donnée à l’humanité. Ainsi, comme le note fort justement la
Bible de Jérusalem sur ce texte d’Isaïe (p. 1133) : « Dans ce poème, le serviteur est
présenté comme un prophète, objet d’une mission et d’une prédestination divine. »
Continuité entre les deux alliances.
Le sang de l’alliance.
La continuité entre les deux alliances a été soulignée par Jésus lui-même ; lors
du dernier repas qu’il prend avec ses disciples, il saisit une coupe de vin et leur
déclare : « Ceci est mon sang de l’alliance versé pour la multitude. » L’expression
8
“sang de l’alliance” est reprise de Ex 24,8. Mais replaçons ce verset dans son
contexte :
5. Puis [Moïse] envoya de jeunes Israélites offrir des holocaustes et immoler à Yahvé de jeunes taureaux
en sacrifice de communion.
6. Moïse prit la moitié du sang et la mit dans des bassins, et l’autre moitié du sang il la répandit sur l’autel.
7. Il prit le livre de l’Alliance et il en fit la lecture au peuple qui déclara : « Tout ce que Yahvé dit, nous le
ferons et nous y obéirons. »
8. Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : « Ceci est le sang de l’Alliance que Yahvé a
conclue avec vous moyennant toutes ces clauses. »
« Moïse, intermédiaire entre Yahvé et le peuple, les unit symboliquement en
répandant sur l’autel, qui représente Yahvé, puis sur le peuple, le sang d’une même
victime. Le pacte est ainsi ratifié par le sang » (Bible de Jérusalem, note sur Ex 24,8,
p. 110). De même, la nouvelle alliance va être ratifiée par le sang d’une même
victime : le Christ. On ne pouvait mieux marquer la continuité entre les deux
alliances.
On a souvent mis en doute l’authenticité de cette parole du Christ parce que,
dans le récit de Marc, elle fait l’effet d’un ajout. Ce récit devait se terminer, au verset
23, par les mots “et ils en buvaient tous”. La signification du sang, au verset 24, vient
trop tard. Même dans ce cas, il faudrait maintenir que le Christ lui-même a souligné
la continuité entre les deux alliances. Dans le texte de l’Exode, le rite du sang est
encadré par deux mentions de la Loi divine : Moïse en fait lecture avant d’asperger
le peuple avec le sang, et après cette aspersion, il la rappelle par les mots “moyennant
toutes ces clauses”. Or nous allons voir que Jésus, dans son enseignement, a souligné
que la loi du royaume nouveau se fondait sur les lois imposées par Dieu aux
Israélites.
Les commandements de Dieu.
L’ancienne alliance était un contrat entre Dieu et son peuple : Dieu s’engageait
à protéger son peuple, dont il était le roi, à condition que ce peuple lui restât fidèle
en observant sa Loi et ses préceptes. Il en va de même dans la nouvelle alliance.
Jésus ne peut régner sur le nouveau peuple de Dieu que pour autant que ce peuple
reçoive et accepte ses paroles, qui sont l’expression de la volonté divine. Or la
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volonté divine à l’égard de son peuple n’a jamais varié. Au Pharisien (ou au scribe)
qui lui demande quel est le premier commandement dans la Loi, Jésus répond : « Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de tout ton
esprit ; tel est le premier et grand commandement. Mais le second lui est semblable :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22,34-40 ; voir aussi Mc 12,28-31 ;
Lc 10,25-28). Le premier commandement se lit dans le Deutéronome (6,4-5) et le
second dans le Lévitique (19,18). Matthieu commente très justement : « En ce deux
commandements tiennent toute la Loi et les prophètes. » Et Paul écrira de même :
« Par l’amour mettez-vous au service les uns des autres. Car une seule formule
contient toute la Loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
(Ga 5,13-14 ; voir aussi Rm 13,8-10). Jacques se fait l’écho de ce thème lorsqu’il
écrit : « Si vous accomplissez la Loi royale suivant l’Écriture : Tu aimeras ton
prochain comme toi-même, vous faites bien » (Jc 2,8). Selon Jean, Jésus, dans son
discours d’adieux, aurait laissé comme testament à ses disciples : « En ceci tous
reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns envers les
autres » (Jn 13,35).
Matthieu a raison de montrer comment Jésus n’est pas venu abolir la Loi
ancienne, mais la perfectionner (5,17). Le Décalogue commandait : « Tu ne tueras
pas » (Ex 20,13), mais Jésus déclare : « Quiconque se fâche contre son frère en
répondra au tribunal » (Mt 5,21-22). Le Décalogue commandait : « Tu ne
commettras pas d’adultère » (Ex 20,14), mais Jésus déclare : « Quiconque regarde
une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt
5,27-28). Le Lévitique commandait : « Tu aimeras ton prochain (et tu haïras ton
ennemi) » (Lv 19,18), mais Jésus déclare : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux
qui vous persécutent » (Mt 5,43-44). Les commandements du Décalogue réglant les
rapports de chacun avec son prochain étaient exprimés de façon négative : il faut
éviter tout ce qui peut leur nuire. Cette loi négative était résumée dans ce conseil de
Tobie à son fils : « Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir », ou comme
traduit la Septante de façon plus énergique : « Ce que tu hais, ne le fais à personne »
(Tb 4,15). Jésus commande, de façon positive : « Ainsi, tout ce que vous voulez que
les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les
prophètes » (Mt 7,12 ; voir aussi Lc 6,31). II ne faut pas seulement éviter tout ce qui
peut nuire au prochain, il faut encore faire pour eux tout ce que l’on voudrait que
l’on nous fit, ce qui est beaucoup plus exigeant.
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Des commandements au service des hommes.
Dieu n’est pas un roi tyrannique qui impose à ses sujets des lois arbitraires.
S’il a promulgué le Décalogue par l’intermédiaire de Moïse, ce fut pour que son
peuple puisse vivre dans la paix, en bonne harmonie chacun avec son prochain. La
condition essentielle est de s’abstenir de tout ce qui peut nuire aux autres. Il en va
de même du Christ parlant au nom de Dieu. Tous les commandements qu’il nous
donne, toutes les consignes qu’il suggère, ont pour but de permettre aux humains de
vivre dans l’harmonie.
Expliquant aux disciples ce qui souille l’homme, et donc ce qu’il faut éviter
dans le royaume nouveau, le Christ donne une énumération qui reprend et complète
quelque peu plusieurs prescriptions négatives du Décalogue : « Ce qui sort de la
bouche procède du cœur, et c’est cela qui souille l’homme. Du cœur en effet
procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages,
diffamations » (Mt 15,18-19). En reprenant ce texte, Marc va le compléter : « Car
c’est du dedans, du cœur des hommes que sortent les desseins pervers : les
débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité,
envie, diffamation, orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans
et souillent l’homme » (Mc 7,21-23). Paul va renchérir encore en noircissant le
monde païen : « [Ils sont] remplis de toute injustice, de perversité, de cupidité, de
malice ; ne respirant qu’envie, meurtre, dispute, fourberie, malignité ; diffamateurs,
détracteurs, ennemis de Dieu, insulteurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal,
rebelles à leurs parents, insensés, déloyaux, sans cœur, sans pitié » (Rm 1,29-32). Il
peut arriver que des chrétiens se livrent à de tels vices, mais alors ils ne sont plus
chrétiens, il faut les éviter comme des païens : « Non, je vous ai écrit de n’avoir pas
de rapports avec celui qui, tout en portant le nom de frère, serait débauché, cupide,
idolâtre, insulteur, ivrogne ou rapace, et même, avec un tel homme, de ne point
prendre de repas » (1 Co 5,11). Un peu plus loin, Paul va déclarer : « Ne savez-vous
pas que les injustes n’hériteront pas du royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas !
Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni
voleurs, ni cupides, pas plus qu’ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’hériteront du
royaume de Dieu » (1 Co 6,9-10).
Tout mal aura donc disparu du royaume de Dieu, à condition d’observer
fidèlement tout ce que le Christ nous aura prescrit.
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Un échec du plan divin ?
Le Christ pensait qu’il avait reçu de Dieu mission d’établir le royaume
nouveau sur la terre, comme l’avaient annoncé les prophètes de l’ancienne alliance.
Il ne faut pas se laisser égarer par certaines expressions que les évangélistes lui
prêtent. Si, selon Matthieu, il annonce “le royaume des cieux” (Mt 4,17 et passim),
il ne s’agit pas d’un royaume qui se réaliserait “dans les cieux”. Les Juifs évitaient
de prononcer le nom de Dieu, et ils le remplaçaient par diverses expressions dont
l’une était précisément ce terme de “cieux”. En fait, l’expression “royaume des
cieux” est l’équivalent exact de “royaume de Dieu” (Mc 1,15). De même, lorsque,
selon Jean, le Christ dit à Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36),
cela veut dire que son royaume n’a pas l’esprit de ce monde. Aux disciples, qui sont
pourtant encore “dans ce monde” (17,11), Jésus déclare : « Si vous étiez du monde,
le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque mon
choix vous a tirés du monde, pour cette raison le monde vous hait » (15,19). Même
si le royaume du Christ n’est pas “de ce monde”, cela ne veut pas dire qu’il doit se
réaliser hors de ce monde. Si Jésus avait annoncé la venue d’un royaume devant se
réaliser “dans les cieux”, comment ses disciples, ayant vécu si longtemps avec lui,
pourraient-ils lui demander lorsqu’ils le voient ressuscité : « Seigneur, est-ce
maintenant le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ? » (Ac 1 ,6). Ils pensent
évidemment à une restauration qui va s’effectuer sur la terre. (La Bible de Jérusalem
note très justement (p. 1571) : « L’établissement du royaume messianique apparaît
encore aux apôtres comme une restauration temporelle de la royauté davidique. »)
Jésus pensait qu’il avait eu mission de restaurer le royaume de Dieu sur la terre, non
pas un royaume politique, mais un royaume où la Loi de Dieu serait parfaitement
observée. C’est ce qui expliquerait peut-être le cri de détresse, repris de Ps 22,2, qu’il
aurait poussé juste avant de mourir sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46 ; Mc 15,34). Jésus ne se plaint pas de ce que Dieu
le laisse mourir ; il avait prévu sa mort en constatant l’abandon des foules et
l’hostilité des grands prêtres. Mais il se plaint de ce que, selon les apparences, Dieu
ne lui a pas permis de réaliser sa mission. Les foules l’ont abandonné, les apôtres se
sont enfuis, tout semble crouler, sa mission ne se termine-t-elle pas par un échec ?
Cet échec apparent a posé un problème aux premiers chrétiens, et l’on s’est
efforcé de le pallier de plusieurs façons.
Le retour du Christ.
On s’est imaginé que le Christ ressuscité reviendrait sur la terre pour réaliser
cet idéal du royaume de Dieu, avec peut-être une connotation politique qui n’était
pas dans la pensée de Jésus. C’est le sens de la demande que font les apôtres au
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Christ ressuscité : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas restaurer la
royauté en Israël ? » (Ac 1,6). C’est le sens aussi de la finale du discours
eschatologique que la tradition synoptique attribue au Christ (mais nombre de
commentateurs, avec raison, pensent que ce discours n’est pas du Christ lui-
même) en Mc 13,26-27 (voir aussi Mt 24,30-31) :
26. Et alors on verra le Fils de l’homme venant dans de nuée avec grande puissance et gloire.
27. Et alors il enverra les anges pour rassembler ses élus, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à
l’extrémité du ciel.
C’est le thème classique chez les prophètes du rassemblement des dispersés
d’Israël pour former le nouveau peuple de Dieu. Les mots “des quatre vents” sont
repris de Zacharie (2,10) où il s’agit des dispersés d’Israël ; mais ils seront
rassemblés : « Ainsi parle Yahvé Sabaot : Voici que je sauve mon peuple des pays
d’orient et des pays du soleil couchant. Je les ramènerai pour qu’ils habitent au
milieu de Jérusalem. Ils seront mon peuple et moi je serai leur Dieu, dans la fidélité
et la justice » (8,7-8). Par ailleurs, les mots “rassembler… de l’extrémité de la terre
à l’extrémité du ciel” reprennent, légèrement modifiés, les expressions de Dt 30,4
(Septante) : « Même si ta dispersion est de l’extrémité du ciel à l’extrémité du ciel,
de là le Seigneur ton Dieu te rassemblera. » (Voir encore Is 43,5-7 ; Jr 19,14 ; 31,10 ;
Ez 34,13 ; 36,24 ; Mi 2,12). Dans tous ces textes, les dispersés se retrouvent dans la
Terre promise, et non dans les cieux. Il en va de même dans le texte de Mc 13,26-27
où rien ne dit qu’ils vont être emmenés au ciel.
Pour Paul aussi, le Christ doit revenir sur la terre pour y établir son royaume
(l Th 4, 13-18), mais sur une terre idéalisée et “spiritualisée” puisque ce retour sera
accompagné de la résurrection de tous ceux qui se sont “endormis dans le Christ”.
C’est la perspective de Dn 12,1-3 qui est reprise. Mais ce royaume n’aura qu’un
temps : un jour viendra où le Christ le remettra définitivement au Père (1 Co 15,22-
28). On rejoint le thème du royaume de mille ans (le “millénarisme” décrit en
Ap 19 - 21, thème qui aura tant de succès encore au deuxième siècle ; Irénée et
d’autres).
La venue de l’Esprit.
Mais le retour du Christ se faisant attendre, on a compris qu’il fallait expliquer
autrement la faillite apparente de la mission de Jésus. Les apôtres ont reçu son
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enseignement. Après sa mort, ils vont continuer à diffuser cet enseignement, grâce
à l’Esprit qui va venir en eux. La mission de Jésus n’a pas été un échec puisque la
parole libératrice qu’il a semée durant sa vie terrestre va être annoncée au monde par
les apôtres. C’est ce que Luc, dans son évangile, fait dire au Christ en 24,46-49 :
46. Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait d’entre les morts le troisième jour,
47. et qu’en son Nom le repentir en vue de la rémission des péchés serait proclamé à toutes les nations, à
commencer par Jérusalem.
48. De cela vous êtes témoins.
49. Et voici que moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Vous donc, demeurez dans la ville
jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la force d’en haut.
Le repentir qui sera prêché à toutes les nations en vue de la rémission des
péchés, c’était bien le message du Christ demandant aux humains de changer de vie,
de la conformer à la volonté de Dieu.
En Ac 1,4-8, ce thème est repris, mais coupé en deux par le rappel de la
restauration du royaume.
4. Alors, au cours d’un repas qu’il partageait avec eux, il leur enjoignit de ne pas s’éloigner de Jérusalem,
mai d’y attendre ce que le père avait promis, « ce que, dit-il, vous avez entendu de ma bouche :
5. Jean, lui, a baptisé avec de l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu
de jours. »
6. Étant donc réunis, ils l’interrogeaient ainsi : « Seigneur, est-ce maintenant Je temps où tu vas restaurer
la royauté en Israël ? »
7. Il leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de
sa seule autorité.
8. Mais vous allez recevoir l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans
toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre.
C’est donc bien par la venue de l’Esprit que va se réaliser le royaume. En
témoignant de la résurrection de Jésus, les apôtres vont prouver qu’il était bien le
Christ, le roi du royaume nouveau. Mais ils vont en même temps inciter les humains
au repentir, comme l’avait fait le Christ. Ils vont transmettre la parole qu’il avait
semée.
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C’est ce que Paul va expliquer en reprenant le thème de notre libération de la
servitude que nous imposait le péché. « Il n’y a donc plus de condamnation pour
ceux qui sont dans le Christ Jésus. La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ
t’a affranchi de la loi du péché et de la mort » (Rm 8,1-2). Ceux qui vivent selon la
chair ne peuvent pas accomplir la loi de Dieu (v. 6-7). Mais, ajoute Paul : « Vous,
vous n’êtes pas dans la chair mais dans l’esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en
vous. Qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas, mais si le Christ est en
vous, bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l’Esprit est vie en raison
de la justice » (v. 9-10). C’est donc grâce à l’Esprit que nous pouvons maintenant
accomplir la loi de Dieu. Pour Paul, c’est l’Esprit de Dieu, mais c’est aussi l’Esprit
du Christ, le Christ lui-même, que nous avons revêtu au baptême et grâce auquel
nous sommes ressuscités à une vie nouvelle (6,2-4). Le Christ avait été envoyé par
Dieu pour nous délivrer du Mal. Malgré sa mort, il a réalisé sa mission puisque,
maintenant, c’est grâce à son Esprit que nous pouvons vivre d’une vie nouvelle,
conforme à la Loi divine, libérés de l’esclavage du péché. Ce n’est plus le péché qui
règne sur nous (5,21 ; 6,12.18.22), mais c’est le Christ par son Esprit.
On voit que la pensée de Paul a évolué par rapport à ses premières lettres. En
1 Th 4,13-18, il envisageait un futur relativement proche dans lequel le Christ
reviendrait pour effectuer la résurrection des morts. Il en va de même en 1 Co 15,45 :
lors de son retour, le Christ effectuera la résurrection des morts et la transformation
en gloire de tous, ceux qui vont ressusciter et ceux qui seront trouvés vivants. Il agira
alors comme “esprit vivifiant” (voir Gn 2,7). Ce sera une sorte de création nouvelle.
Mais en 2 Co 3,17-18, si le Christ est encore identifié à l’Esprit (v. 17), qui est (v. 6)
l’“Esprit vivifiant” de Gn 2,7, c’est dès maintenant que nous possédons en nous ce
Christ-Esprit qui nous transforme de gloire en gloire. L’eschatologie est déjà
réalisée. C’est ce que développent les passages de la lettre aux Romains que nous
venons d’analyser.
La pensée johannique.
La pensé johannique est très proche de celle que Paul exprime en 2 Co 3 et en
Rm 6 - 8. Le Christ ressuscité “insuffla” (enephusèsen) sur les apôtres l’Esprit Saint
(20,22), qui est aussi “Esprit vivifiant” (pneuma zôopoioun) tandis que la chair ne
sert à rien (6,63). Tout ceci renvoie au texte de Gn 2,7, concernant la création du
premier homme, lu selon la Septante : « Et Dieu forma l’homme poussière prise de
la terre, et il insuffla (enephusèsen) sur son visage un souffle de vie (pnoèn zôès) et
l’homme devint un être vivant. » La nouvelle création est déjà réalisée en nous, grâce
à l’Esprit. Celui qui écoute la parole du Christ et croit en celui qui l’a envoyé a déjà
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la vie éternelle, c’est-à-dire, pour Jean, est entré dans le royaume, et “il est passé de
la mort à la vie” (5,24 : voir 1 Jn 3,14). Il ne faut donc pas attendre sur cette terre un
monde à venir idéal. Au lieu de parler, comme dans la littérature rabbinique, d’un
monde à venir opposé à “ce monde-ci”, Jean oppose “ce monde-ci” au monde “d’en
haut” (8,23). Lorsqu’il va mourir, le Christ passera “de ce monde-ci vers le Père”
(13, 1). Il en va de même de nous : notre mort, qui n’est qu’“apparente” (Sg 3,2-4),
est un passage de ce monde-ci vers le Père. Notre âme, vivifiée par l’Esprit, ne
descend plus au shéol mais s’en va directement vers Dieu.
Le royaume de Dieu maintenant.
Le Mal existe et semble dominer le monde. Que l’on admette ou non qu’il soit
dû à une influence perverse de Satan, il est là. Et, mis à part les grandes catastrophes
cosmiques, il existe en grande partie parce que les hommes ont oublié la Loi divine,
la loi d’amour. C’est trop souvent l’égoïsme qui triomphe, soit dans les relations
d’individus à individus, soit dans les relations de peuples à peuples.
On a souvent reproché au christianisme d’anesthésier la conscience des
hommes en faisant miroiter devant leurs yeux un bonheur céleste, espérance qui leur
permettrait de supporter toutes les injustices du monde, sans se révolter. C’est vrai
que nous espérons vivre un jour auprès de Dieu une vie sans souffrances. Mais cela
veut-il dire que nous devons nous désintéresser des injustices dont souffre le monde
actuel ? Non, elles sont intolérables. Elles résultent du fait que, trop souvent, même
ceux qui se disent chrétiens n’obéissent pas aux ordres du Christ. Même s’il est
utopique de rêver d’un monde idéal sur cette terre, dont toute souffrance serait
bannie, nous devons nous efforcer de le rendre meilleur et plus supportable. Qu’on
le veuille ou non, le monde actuel est déjà le royaume du Christ. Chacun peut et doit
lutter pour que les égoïsmes particuliers ou collectifs soient vaincus par la loi
d’amour. Donnons un exemple typique. Le Christ nous a dit, et c’est un de ses
préceptes les plus actuels : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et
aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir
Dieu et l’Argent » (Mt 6,24). L’argent est comme personnifié et considéré comme
un tyran qui nous domine. Que de querelles au sein des familles, que de disputes
entre familles, que d’injustices subies, que de conflits internationaux n’ont-ils pas
pour origine un amour immodéré de l’argent, ou de ce qui peut le procurer ?