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Annales de dermatologie et de vĂ©nĂ©rĂ©ologie (2012) 139, 776—782 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com FICHE THÉMATIQUE/PEAU HUMAINE ET SOCIÉTÉ Le tatouage religieux Religious tattoos N. Kluger , pour la SociĂ©tĂ© franc žaise des sciences humaines sur la peau Departments of Dermatology, Allergology and Venereology, Institute of Clinical Medicine, University of Helsinki, Skin and Allergies Hospital, Helsinki University Central Hospital, Meilahdentie 2, PO Box 160, 00029 HUS, Helsinki, Finlande Rec žu le 4 novembre 2011 ; acceptĂ© le 6 septembre 2012 Disponible sur Internet le 30 octobre 2012 MOTS CLÉS Peau ; Religion ; Tatouage KEYWORDS Skin; Religion; Tattooing Le tatouage est pratiquĂ© depuis la prĂ©histoire par quasi- ment toutes les civilisations [1,2]. Les tatouages « forcĂ©s », punitifs et de marquage (marques d’infamie, esclavage, prisonniers, camps de concentration) mis Ă  part, les motiva- tions qui poussent un individu Ă  se tatouer sont nombreuses [3], probablement multiples et intriquĂ©es, et variables selon les Ă©poques, les individus, les cultures et les effets de mode. Toutefois, de nombreux anthropologues prĂȘtent Ă©galement au tatouage une fonction magique, spirituelle ou religieuse. D’aprĂšs Renaut [4], les marquages corpo- rels, ici les tatouages, entretiennent un rapport avec le domaine religieux s’ils rĂ©pondent Ă  un des quatre critĂšres suivants : Adresse e-mail : [email protected] ‱ actualisation rituelle (le tatouage est rec žu lors d’un rite religieux ou fait partie intĂ©grante d’une pratique magique) ; ‱ capacitĂ© symbolique (le tatouage reprĂ©sente un signe, un symbole, un mot ou une image Ă  contenu religieux) ; ‱ fonction Ă©lective (le tatouage dĂ©note une appartenance confessionnelle, un sacerdoce, ou signale une dĂ©marche votive ou pĂ©nitentielle) ; ‱ pouvoir sotĂ©riologique 1 : le tatouage agit contre des puis- sances mauvaises, ou confĂšre des bienfaits. Si le tatouage rĂ©pond Ă  ces quatre critĂšres, alors il peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme ayant une « forte intensitĂ© reli- gieuse » [4]. Notons nĂ©anmoins que la nature « religieuse » de chacun des critĂšres reste plausible mais non cer- taine et qu’il est souvent difïŹcile de rĂ©unir les quatre critĂšres. Le tatouage joue ainsi diffĂ©rents rĂŽles, centrĂ©s sur leur porteur : un rĂŽle « magique », oĂč le tatouage est utilisĂ© comme un talisman, une forme physique de protection contre les maladies, les catastrophes ou les mauvais esprits ; un rĂŽle possible dans le passage dans l’Autre Monde aprĂšs la mort dans certaines croyances et enïŹn, un rĂŽle « religieux » Ă  proprement parler dans l’expression de l’afïŹliation reli- gieuse, dans la dĂ©votion et l’expression de la foi. Mais, le tatouage religieux reste Ă©galement paradoxal dans le sens oĂč il s’oppose directement Ă  des Ă©crits sacrĂ©s (Bible, 1 SotĂ©riologie: doctrine du salut par un rĂ©dempteur. 0151-9638/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits rĂ©servĂ©s. http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2012.09.013

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nnales de dermatologie et de vĂ©nĂ©rĂ©ologie (2012) 139, 776—782

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

ICHE THÉMATIQUE/PEAU HUMAINE ET SOCIÉTÉ

e tatouage religieux

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N. Kluger , pour la Société francaise des scienceshumaines sur la peau

Departments of Dermatology, Allergology and Venereology, Institute of Clinical Medicine,University of Helsinki, Skin and Allergies Hospital, Helsinki University Central Hospital,Meilahdentie 2, PO Box 160, 00029 HUS, Helsinki, Finlande

Recu le 4 novembre 2011 ; accepté le 6 septembre 2012

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MOTS CLÉSPeau ;Religion ;Tatouage

KEYWORDSSkin;Religion;Tattooing

Le tatouage est pratiquĂ© depuis la prĂ©histoire par quasi-ent toutes les civilisations [1,2]. Les tatouages « forcĂ©s »,unitifs et de marquage (marques d’infamie, esclavage,risonniers, camps de concentration) mis Ă  part, les motiva-ions qui poussent un individu Ă  se tatouer sont nombreuses3], probablement multiples et intriquĂ©es, et variableselon les Ă©poques, les individus, les cultures et les effetse mode. Toutefois, de nombreux anthropologues prĂȘtentgalement au tatouage une fonction magique, spirituelleu religieuse. D’aprĂšs Renaut [4], les marquages corpo-

els, ici les tatouages, entretiennent un rapport avec leomaine religieux s’ils rĂ©pondent Ă  un des quatre critĂšresuivants :

Adresse e-mail : [email protected]

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151-9638/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droitsttp://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2012.09.013

obre 2012

actualisation rituelle (le tatouage est recu lors d’unrite religieux ou fait partie intĂ©grante d’une pratiquemagique) ;capacitĂ© symbolique (le tatouage reprĂ©sente un signe, unsymbole, un mot ou une image Ă  contenu religieux) ;fonction Ă©lective (le tatouage dĂ©note une appartenanceconfessionnelle, un sacerdoce, ou signale une dĂ©marchevotive ou pĂ©nitentielle) ;pouvoir sotĂ©riologique1 : le tatouage agit contre des puis-sances mauvaises, ou confĂšre des bienfaits.

Si le tatouage rĂ©pond Ă  ces quatre critĂšres, alors ileut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme ayant une « forte intensitĂ© reli-ieuse » [4]. Notons nĂ©anmoins que la nature « religieuse »e chacun des critĂšres reste plausible mais non cer-aine et qu’il est souvent difficile de rĂ©unir les quatreritĂšres.

Le tatouage joue ainsi diffĂ©rents rĂŽles, centrĂ©s sur leurorteur : un rĂŽle « magique », oĂč le tatouage est utilisĂ©omme un talisman, une forme physique de protectionontre les maladies, les catastrophes ou les mauvais esprits ;n rĂŽle possible dans le passage dans l’Autre Monde aprĂšs laort dans certaines croyances et enfin, un rĂŽle « religieux »proprement parler dans l’expression de l’affiliation reli-

ieuse, dans la dĂ©votion et l’expression de la foi. Mais,e tatouage religieux reste Ă©galement paradoxal dans leens oĂč il s’oppose directement Ă  des Ă©crits sacrĂ©s (Bible,

1 Sotériologie : doctrine du salut par un rédempteur.

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Le tatouage religieux

LĂ©vitiques 19:28 ; Coran, Sourat El Nissa, verset 119) quibannissent purement et simplement le tatouage. DĂšs lors,la question de l’influence de la religion sur la pratique dutatouage de nos jours et les motivations qui poussent cer-tains individus revendiquant une affiliation religieuse Ă  setatouer mĂ©ritent d’ĂȘtre Ă©tudiĂ©es.

Les premiĂšres traces du tatouage et deleur fonction religieuse ou magique

Des instruments, Ă  type d’aiguilles rudimentaires en oset de rĂ©cipients, dĂ©couverts dans des grottes en Franceet en Europe, Ă  proximitĂ© de figurines « gravĂ©es », datantdu palĂ©olithique supĂ©rieur, entre 38 000 et 10 000 ans avantJ.-C. ont fait suggĂ©rer Ă  certains anthropologues la possi-bilitĂ© d’une Ă©ventuelle utilisation Ă  but de tatouage dĂšscette Ă©poque [5]. Cependant, il est impossible de prou-ver que ce mobilier ait effectivement servi Ă  ce but. Cen’est qu’en 1991, lors de l’autopsie du corps d’un hommevieux de 5300 ans (« Iceman » ou Ötzi) retrouvĂ© en excellentĂ©tat de conservation dans un glacier du Tyrol, que la pre-miĂšre preuve physique de la pratique du tatouage durantla PrĂ©histoire a pu ĂȘtre confirmĂ©e. Cet homme prĂ©sen-tait plusieurs marques sur les lombes et aux membres. Denombreuses hypothĂšses sont possibles quant aux raisonsde ces marques (ornementale, magique, sociale. . .). Deschercheurs autrichiens ont suggĂ©rĂ© qu’il s’agissait d’uneforme d’acupuncture [6], mais cette interprĂ©tation restecontestĂ©e [7]. Il faut avouer qu’il n’existe que peu depreuves pour affirmer que les tatouages ornementaux prati-quĂ©s par les peuples anciens auraient une connexion directeavec les pratiques religieuses [4]. Ainsi, parmi des momiesĂ©gyptiennes tatouĂ©es, vieilles de 4000 ans, celle de la prĂȘ-tresse Amunet (2160—1994 avant J.-C.) attire l’attention[2]. DĂ©couverte en 1891 Ă  ThĂšbes, elle prĂ©sente plusieurstatouages aux formes gĂ©omĂ©triques sur les bras et lescuisses, composĂ©es de lignes parallĂšles et de points. Desstatuettes aux dessins similaires ont Ă©tĂ© dĂ©couvertes dansde nombreuses tombes Ă©gyptiennes. Ces symboles pour-raient ĂȘtre en rapport avec la fertilitĂ© et le rajeunissement.Un des premiers tatouages figuratifs, retrouvĂ©s en Égyptesur des objets, est reprĂ©sentĂ© sur des femmes, danseuses,chanteuses, musiciennes et concubines qui portent le sym-bole de Bes, le dieu nain de l’amusement, protecteur dela maison, des nouveau-nĂ©s, des enfants et des femmes.Le tatouage aurait eu ici vocation Ă  protĂ©ger contre lesmaladies vĂ©nĂ©riennes, mais pourrait Ă©galement se rappor-ter Ă  la sexualitĂ© ou Ă  la fertilitĂ© [1,2]. NĂ©anmoins, cetatouage apparaĂźt ĂȘtre plus « corporatiste » que « religieux »[4].

Le tatouage comme moyen de protection

De nombreuses cultures ont utilisé ou utilisent encoreles tatouages comme un talisman, un moyen physique deprotection contre la maladie, les attaques animales, les

catastrophes, le dĂ©mon ou les mauvais esprits. Le tatouagese voit ainsi attribuer une fonction magique ou mystique, etdont la rĂ©alisation s’intĂšgre parfois dans un rituel religieuxbien dĂ©fini.

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777

En Asie, la tradition bouddhiste associe aux tatouages unerĂšs forte fonction protectrice. Cela est notamment le casn Asie du Sud-est (ThaĂŻlande, Cambodge, Birmanie), oĂč lesatouages peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s par des moines (Fig. 1A—B).n Birmanie, les membres du Pakokku, clan bouddhiste, sontĂ©putĂ©s pour leur aptitude Ă  attraper des serpents Ă  mainsus. Le tatouage est utilisĂ© ici comme forme de mithridatisa-ion contre le venin en se faisant tatouer chaque semaine unĂ©lange d’encre noire et de venin de vipĂšre ou de cobra lors’un rituel de priĂšre. La lĂ©gende rapporte qu’aucun d’entreux ne serait dĂ©cĂ©dĂ© d’envenimation. Les soldats birmanst cambodgiens voient en leurs tatouages une protectionontre les blessures par armes blanches, balles voire mis-iles (« bullet-proof tattoos ») (Fig. 1C). Les thaĂŻlandais sontrĂšs souvent porteurs de tatouages reprĂ©sentant des textesacrĂ©s bouddhistes auxquels sont encore une fois attribuĂ©eses fonctions magiques, qui sont rĂ©alisĂ©s durant des ritesnitiatiques.

Certains hindous porteraient un tatouage du Dieu singeanuman pour se protĂ©ger de la douleur et de la maladie.e plus, la reprĂ©sentation d’animaux vĂ©nĂ©neux (scorpions,erpents, abeilles ou araignĂ©es) offrirait une protectionontre les morsures et les piqĂ»res de ces mĂȘmes insectes8].

Au nord du Japon, sur l’üle d’Hokkaido, les femmes Ainusatouaient leur corps Ă  l’image de leur dĂ©esse pour gar-er Ă  distance les esprits mauvais. Enfin, les tatouages deragons Ă©taient supposĂ©s protĂ©ger du feu les pompiers japo-ais de l’ancien Tokyo alors que ceux de dauphins protĂšgentes pĂȘcheurs de MĂ©lanĂ©sie contre les attaques de requins.nfin, les aborigĂšnes australiens portent des tatouages sures membres pour pouvoir Ă©viter les boomerangs ennemis9,10].

Le tatouage ne sert pas uniquement à se prémunir desgressions physiques et des catastrophes. Il sert égalementassurer la protection et la stabilité du couple et de la

amille. Ce sont les femmes qui portent ces tatouages.u nord-est de l’Inde, Ă  Uttar Pradesh, un tatouage deoquille de conque sur le poignet symbolise un mariageeureux et assure qu’une femme ne sera pas veuve [8].n Irak, il Ă©tait coutume de tatouer un point sur le nezu l’abdomen des enfants pour les protĂ©ger des mala-ies et de la mort. Les femmes irakiennes se tatouaientgalement pour induire une grossesse, garder l’amour deeur mari ou conjurer un nouvel Ă©chec amoureux. Ceseux derniers types de tatouage Ă©taient rĂ©alisĂ©s en secretar les femmes. Il Ă©tait habituel de lire des passages duoran durant la sĂ©ance de tatouage [11]. Enfin, les chrĂ©-iens d’Éthiopie, notamment les femmes, portent une croixur le front, le cou, le tronc ou les bras comme marquee beautĂ© mais Ă©galement pour les protĂ©ger des mal-eurs et de la maladie. Cependant, les juifs Ă©thiopiens seatouent Ă©galement contre le mauvais Ɠil (Fig. 2A—C) [12].es fellahins coptes considĂšrent les tatouages Ă©galementomme une protection contre les dĂ©mons et la maladie13,14].

En Occident, les tatouages protecteurs existent sousifférentes formes. Ainsi, certains marins américains por-

aient sur leurs pieds un coq et un porc ou des hirondellesur les mains ou la poitrine, dans l’espoir que ces ani-aux terrestres ou aĂ©riens les protĂšgeraient de la noyade

n les ramenant sur la terre ferme ; un Christ tatoué

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778 N. Kluger

Figure 1. Exemples de « Bullet-proof tattoos ». A. Tatouage de l’avant-bras chez un Cambodgien rĂ©alisĂ© par des moines bouddhistes( sujep

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Dr Jean-Luc Rigon, Nancy). B. Tatouage de la cuisse chez le mĂȘmeatient cambodgien.

ans le dos protĂ©geait contre la flagellation du capitainee navire (qui fouetterait l’effigie du Christ ?) ou uneierge Marie dans le dos est censĂ© protĂ©ger un prisonnier’éventuelles agressions sexuelles dans le milieu carcĂ©ral.es Tziganes (Roms et Sinti) portent des tatouages contree mauvais Ɠil. Les tatouages rĂ©alisĂ©s durant l’ùre soviĂ©-ique dans les prisons russes ont de nombreuses fonctionshistoire du tatouĂ©, rang social dans la prison, tatouagenti-communiste. . .) [15]. Certains d’entre eux comme leisage de LĂ©nine, Staline ou Engels sur la poitrine auraitn rĂŽle de protection contre les balles et les tirs desardiens de prison (qui oserait tirer sur le portrait deignitaires soviĂ©tiques ?) [15], Ă  l’instar des tatouages derotection cambodgiens ou du dos des marins ou des prison-iers.

e tatouage dans l’au-delà

uelques trĂšs rares articles mentionnent un rĂŽle possibleu tatouage dans le passage dans l’au-delĂ  pour certainesribus polythĂ©istes, que ce soit pour permettre au dĂ©funt’y maintenir son intĂ©gritĂ© et son apparence corporelleu d’avoir son Ăąme reconnue par le « passeur » et Ă©viter’errer entre deux eaux, comme les oboles donnĂ©es Ă  Cha-on pour franchir le Styx [9,16]. Dans certaines rĂ©gions

’Inde, les reprĂ©sentations religieuses garantissent l’entrĂ©ee la femme au paradis et, une fois lĂ -bas, qu’elle soiteconnue par ses ancĂȘtres ou son mari dĂ©cĂ©dĂ© [8]. Auajasthan, les femmes ont le trĂŽne du paon de Krishna

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t (Dr Jean-Luc Rigon, Nancy). C. Tatouage du tronc chez un autre

atoué sur leurs bras pour assurer leur entrée au paradis8].

e tatouage chez les chrétiens, les juifs etes arabes

e verset biblique des LĂ©vitiques 19:28 est d’une clartĂ© abso-ue quant Ă  l’interdiction des tatouages et des scarifications :Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair pour unort, et vous n’imprimerez point de figures sur vous ». Par

illeurs, le passage des 1 Corinthiens 6:19—20 prĂ©cisant quee corps n’appartient pas Ă  l’homme mais Ă  Dieu consti-ue un argument supplĂ©mentaire pour certains chrĂ©tiens deefuser la pratique du tatouage. L’interdiction des tatouagesans la Bible s’explique par l’existence Ă  la mĂȘme Ă©poque’autres cultes et religions considĂ©rĂ©s comme paĂŻens usantu tatouage [9]. Le Coran proscrit Ă©galement le tatouageSourat El Nissa, verset 119).

Les textes hĂ©braĂŻques mentionnent la pratique duatouage [4]. NĂ©anmoins, pour certains, l’existence d’uneoi interdisant le tatouage suppose que ce dernier Ă©taitratiquĂ©, au moins de facon marginale ou sacrilĂšge [4,9].ar ailleurs, certains juifs d’Éthiopie, convertis sous laression de missionnaires chrĂ©tiens, ont choisis de seaire tatouer Ă  l’image des chrĂ©tiens d’Éthiopie, comme

igne de leur nouvelle foi afin de faciliter leur intĂ©gra-ion, mĂȘme si leur conversion Ă©tait rarement volontaire12]. Malheureusement, Ă  leur retour en IsraĂ«l, cesanciens » juifs, n’étant pas reconnus comme tels par
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Le tatouage religieux 779

e le mie.

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Figure 2. Exemples de tatouages traditionnels de protection contrsont pratiquĂ©s aussi bien par les chrĂ©tiens que par les juifs d’Éthiop

l’état d’IsraĂ«l, sont contraints de passer par un dĂ©ta-touage dans leur cheminement vers une reconversion[12].

Dans le Proche Orient, les traces les plus anciennes detatouage dans le sud-ouest asiatique remontent Ă  plus de6000 ans avec la dĂ©couverte de figurines peintes sur lecorps dans la vallĂ©e du Tigre et de l’Euphrate [9]. Encoreune fois, la seule dĂ©couverte de figurines peintes sur dumobilier ne signifie pas forcĂ©ment pratique du tatouage.Cependant, il existe de nombreux tĂ©moignages de la pra-tique du tatouage pendant l’antiquitĂ© au sein des tribusbĂ©douines et maghrĂ©bines, en Syrie, en Irak, et en Thrace[4]. La littĂ©rature anthropologique occidentale est rare surle sujet du tatouage en Afrique du nord, en Égypte ou dansla pĂ©ninsule arabique [9,11,13,14]. Si le Coran proscrit letatouage, nĂ©anmoins, dans les tribus nomades (BerbĂšres,BĂ©douins, Nubiens), la pratique du tatouage prĂ©cĂšde laconversion Ă  l’Islam. Ces tatouages « tribaux » occupaientdiverses fonctions : ornementale, statut social, reconnais-

sance parmi les tribus. . . À ce jour, le tatouage rituel existetoujours, notamment en milieu rural. Il est courant dansle Maghreb, le YĂ©men et chez les nomades du dĂ©sert.Cependant, les tatouages ne reprĂ©sentent jamais l’image de

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auvais Ɠil en Éthiopie (Dr Rick Hodes, Addis Ababa). Ces tatouages

’homme, conformĂ©ment aux interdits coraniques. Notonsue les tatouages en forme de croix observĂ©s au Maghrebtaient couramment utilisĂ©s comme tatouage thĂ©rapeutiqueu mĂȘme titre que d’autres motifs simples. Il n’est pasn rapport avec une appartenance au christianisme [4]. Enevanche, nous avons des tĂ©moignages du dĂ©but du xxe siĂšcleapportant des musulmans se faisant tatouer lors de leurĂšlerinage Ă  la Mecque, notamment une mosquĂ©e ou le tapisacrĂ© [4].

Si le tatouage Ă©tait considĂ©rĂ© comme paĂŻen et leorps comme l’image de Dieu, nous avons des tĂ©moi-nages de chrĂ©tiens tatouĂ©s de croix, de lance, duhiffre de JĂ©sus et de Marie ou du nom du Christur les poignets ou sur les bras [2]. Les premiĂšresraces d’un lien entre tatouage et christianisme appa-aissent au ve siĂšcle, notamment Ă  l’époque de Procopee Gaza [2,4]. De plus, des tĂ©moignages plus tardifsapportent des pĂšlerins revenant tatouĂ©s de JĂ©rusa-em [2]. Les tatouages des chrĂ©tiens orientaux sont

galement attestĂ©s Ă  l’époque moderne, notammentors de pĂšlerinage Ă  JĂ©rusalem : armĂ©niens, Ă©thiopiens,yriens et surtout coptes d’Égypte [4,14]. NĂ©anmoins,e tatouage copte (une croix Ă  l’intĂ©rieur du poignet
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7 N. Kluger

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Figure 3. Tatouage Ă  connotation religieuse et lettrage avecexpression d’une valeur personnelle : « comme lui j’ai aimĂ©, commelui j’ai souffert » (Jean-Louis Boissy Tatouage, Chagny).

80

roit) a une fonction de marque d’identitĂ© religieuse maisgalement ornementale et thĂ©rapeutique ou prophylactique4,13].

a religion a-t-elle encore une influenceur les tatouages des nos jours ?

es motivations qui poussent au tatouage sont avantout personnelles mais Ă©galement dĂ©pendantes de’environnement de l’individu : les amis, souvent eux-ĂȘmes tatouĂ©s, la famille, les collĂšgues, le regard de

’autre, la sociĂ©tĂ©. Elles comprennent l’aspect esthĂ©tique,e tatouage Ă©tant utilisĂ© comme une parure pour embelliron corps ; la recherche d’individualitĂ© ; l’expression dealeurs personnelles voire pour certains d’une vĂ©ritableatharsis ; l’endurance physique et la rĂ©sistance Ă  laouleur ; l’appartenance et l’engagement Ă  un groupeu un sous-groupe culturel ou social ; la spiritualitĂ© et laradition culturelle ; la rĂ©sistance Ă  la sociĂ©tĂ©, aux parentsu autre. . . [3]. Dans leur revue sur les motivations desodifications corporelles, Wohlrab et al. ne mentionnentas stricto sensu le tatouage religieux [3]. Ils citentependant la « spiritualitĂ© » mais sans plus de dĂ©tail. Leatouage religieux procĂšde bien sĂ»r de l’appartenance Ă n groupe religieux ou Ă  une religion en prioritĂ©, mais pasniquement. De plus, comme mentionnĂ© prĂ©cĂ©demment,e tatouage peut ĂȘtre commĂ©moratif d’un pĂšlerinage Ă Ă©rusalem [2,9,13,14]. Mais, plus que le tatouage reli-ieux, Ă©merge actuellement surtout le tatouage Ă  thĂšmeeligieux. Le tatouage devient l’expression de la croyancen une ou plusieurs divinitĂ©s supĂ©rieures sans que leatouĂ© ait une rĂ©elle affiliation religieuse ou soit converti.insi, de nombreux occidentaux portent des tatouagese dieux ou de dĂ©esses hindouistes ou de Bouddha, sansu’ils soient hindouistes ou bouddhistes. S’ajoutent leĂŽle esthĂ©tique, l’expression de valeurs ou l’histoireersonnelle du porteur (Fig. 3). Il est probable, poure pas dire certain, que certains portent des tatouageseligieux sans aucun attachement religieux, voire mĂȘmeans un but paradoxal d’opposition ou de provocation10].

Dans leur Ă©tude nationale tĂ©lĂ©phonique sur les tatouagest les piercings rĂ©alisĂ©e auprĂšs de 500 AmĂ©ricains en avril004, Laumann et Derick avaient posĂ© la question de larĂ©sence ou non d’une affiliation religieuse aux rĂ©pondeurs17]. Seuls 19 % (61/320) des individus avec une affilia-ion/appartenance religieuse Ă©taient tatouĂ©s et 5 % parmies tatouĂ©s et percĂ©s. NĂ©anmoins, inversement, 52 % desatouĂ©s (61/116) et 43 % (17/39) des tatouĂ©s et percĂ©seconnaissaient une affiliation religieuse [17]. Dans unetude allemande sur 2043 individus, Stirn et al. retrouvaientgalement une faible religiositĂ© dans le groupe des indivi-us tatouĂ©s comparĂ©s aux non-tatouĂ©s [18]. En revanche,ne Ă©tude amĂ©ricaine autopsique de 3430 individus dĂ©cĂ©dĂ©se mort violente (homicide ou accident) dans le Nouveau-exique, montrait une prĂ©valence plus importante de

atouages religieux chez les blancs hispaniques (18 % des cas)omparée aux blancs non hispaniques (3 %) [19]. Les auteursoncluaient à une forte prévalence de tatouages à symbo-ique religieuse chez les catholiques blancs hispaniques [19].

Figure 4. Tatouage religieux et commĂ©moratif en mĂ©moire d’unproche (Tattoo 55, Saint Brieux).

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Le tatouage religieux 781

Figure 5. A—D. Exemples de tatouages religieux modernes. A. Tatouage Ă  l’effigie du Christ crucifiĂ© (Onirik tattoo, Solignat). B. Tatouagentale

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du dos d’une Sainte (Abraxas, Paris). C. Tatouage d’inspiration oriePeuple, Belley). D. Chapelet (Celt’Ink, Dinan).

Les liens entre la religiositĂ© et les modifications corpo-relles de nos jours sont mal connus. Ils n’ont Ă©tĂ© que peuĂ©tudiĂ©s et uniquement chez les chrĂ©tiens. Pourtant, cettequestion mĂ©rite d’ĂȘtre posĂ©e. En effet, partant du prin-cipe que les religions imposent un cadre « moral » de vieaux croyants [20] et que le tatouage est banni d’un pointde vue biblique, on pourrait s’attendre a priori Ă  une cor-rĂ©lation fortement nĂ©gative entre religiositĂ© et tatouage.Pourtant, Lin observait une corrĂ©lation faiblement nĂ©gativeentre la religion et la perception des tatouages [21]. DemĂȘme, Koch et al. [20] ont retrouvĂ© un faible impact dela « religiositĂ© », ici dĂ©finie par l’importance de la convic-tion et de la foi, la frĂ©quence des priĂšres et le rythmede frĂ©quentation d’une Ă©glise, dans des milieux pourtanttrĂšs conservateurs (baptistes du Texas). Plus rĂ©cemment,Rivardo et Keelan ont trouvĂ© 16 % d’étudiants tatouĂ©sparmi les 236 Ă©tudiants d’une universitĂ© privĂ©e catho-lique amĂ©ricaine. Ils concluaient Ă©galement sur un effetmineur de la pratique de la religion sur les modifica-tions corporelles [22]. Ainsi, le tatouage religieux sembleoccuper une certaine place chez les croyants chrĂ©tienset ce malgrĂ© les interdits bibliques originels [23]. Kochet al. distinguent les tatouages commĂ©moratifs d’un Ă©vĂš-nement donnĂ© (dĂ©cĂšs. . .) (Fig. 4), ceux tĂ©moignant de

la foi du porteur, ou de son engagement [23]. Cela aĂ©tĂ© confirmĂ© par Firmin et al. [24], dans une Ă©tude por-tant sur un petit groupe d’étudiants tatouĂ©s d’orientationchrĂ©tienne Ă©vangĂ©lique. Ceux qui portaient des tatouages

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bouddhiste et lettrage « Om » de la jambe et du pied (L’encre du

xplicitement religieux (croix ou autre motif religieux. . .)vaient Ă©tĂ© exclus de l’étude pour ne s’intĂ©resser qu’auxtudiants avec d’autres tatouages sans valeur religieuse.es Ă©tudiants avaient une connaissance assez limitĂ©e de laosition « officielle » biblique sur les tatouages, mais consi-Ă©raient leurs tatouages comme une expression de leurpiritualitĂ©. Les motifs des tatouages avaient Ă©tĂ© choisisprĂšs longue rĂ©flexion comme Ă©tant compatible avec leursroyances [24]. NĂ©anmoins, ces quelques rares Ă©tudes sontoutes nord-amĂ©ricaines. Il est donc difficile d’interprĂ©tereur portĂ©e en France. Cependant, il est certain qu’aussiien en Europe qu’aux États-Unis, les motifs religieux fontartie intĂ©grante des thĂšmes rĂ©currents demandĂ©s par lalientĂšle aux tatoueurs (Fig. 5A—D). Cela est attestĂ© pares nombreux sites internet traitant des tatouages religieux25] et l’existence aux États-Unis d’une « Christian Tattoossociation ».

Le tatouage religieux constitue une forme particuliÚree tatouage qui concerne majoritairement les occidentauxhrétiens. Le message véhiculé par le dessin est sou-ent trÚs fort (passion du Christ, Christ crucifié, Sainteierge. . .). Cependant, en raison de sa banalisation, leatouage concerne aussi bien les croyants pratiquants ouon (tatouage religieux) que les autres (tatouage à conno-

ation ou Ă  thĂ©matique religieuse). Les motivations pourĂ©aliser de tels tatouages restent profondĂ©ment person-elles, comprenant l’expression de la dĂ©votion et de la foi,ais Ă©galement la commĂ©moration d’un moment important,
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ans oublier l’esthĂ©tique du tatouage. Paradoxalement, lesnterdits bibliques ne semblent plus avoir une influencemportante pour le croyant qui dĂ©sire un tatouage.

Ă©claration d’intĂ©rĂȘts

’auteur dĂ©clare ne pas avoir de conflits d’intĂ©rĂȘts en rela-ion avec cet article.

emerciements

’auteur remercie chaleureusement les Dr Jean-Luc RigonNancy) et Rick Hodes (Addis Abeba, Éthiopie) pour leurs cli-hĂ©s de tatouages traditionnels cambodgiens et Ă©thiopiensinsi que les tatoueurs membres du Syndicat national desrtistes tatoueurs (SNAT) pour leur disponibilitĂ© Ă  fournire nombreux clichĂ©s de tatouages religieux dont seulementertains ont Ă©tĂ© choisis ici.

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