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Lcologie et la spiritualit orthodoxe.
Une vision biblique et patristique du sens de la cration
Archiprtre Andr Jacquemot
Confrence donne le 24 novembre 2015
au Centre Autonome dEnseignement et de Pdagogie religieuse (CAEPR)
Metz
dans le cadre dun cycle de confrences sur le thme :
Prendre soin de la cration. Un dfi, un appel ? Quelles rponses ?
Le prsent texte crit est une version longue,
avec notamment des citations plus compltes que dans la version orale.
1. Pour introduire le sujet
1.1. Qui suis-je pour en parler ?
1.2. Une question de justice
1.3. Ncessit dune vision spirituelle
2. Le dessein du Dieu crateur selon la Bible
2.1. Au commencement Dieu cra
2.2. Quest-ce que lhomme ? Quelle est sa vocation ?
2.2.1. La place de lhomme dans la cration
2.2.2. Le Christ, prototype de lhomme
2.2.3. De limage vers la ressemblance
2.2.4. La non autosuffisance de lhomme dans sa nature cre
2.3. La chute
2.3.1. Le Paradis perdu
2.3.2. La dimension cosmique de la chute
2.4. Le salut en Christ
2.4.1. La restauration de lhomme
2.4.2. La dimension cosmique du salut
3. Spiritualiser la relation de lhomme avec la cration
3.1. La cration comme objet de contemplation
3.2. La dimension sacramentelle de la cration
3.3. Lattitude eucharistique
3.4. Lattitude asctique
3.4.1. Le jene comme matrise de soi
3.4.2. La jene comme partage et esprit de solidarit
4. En conclusion
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 2
1. Pour introduire le sujet
Les problmes environnementaux font lactualit en cette fin danne 2015, avec la
confrence internationale de Paris sur le climat (COP 21) qui va avoir lieu en
dcembre, et les vnements qui sy rattachent : la marche cumnique pour la justice
climatique, qui est passe par Metz les 14 et 15 novembre, lencyclique Laudato si du
Pape Franois. Nous connaissons les enjeux pour lavenir de la plante, je nai pas
besoin de les rappeler. Nous esprons que nos dirigeants sauront prendre des dcisions
courageuses, la hauteur de la gravit de la situation.
1.1. Qui suis-je pour en parler ?
Ma sensibilit aux problmes cologiques remonte aux annes 1970, lorsque javais
environ vingt-cinq ans. Elle sest traduite notamment par le vote Ren Dumont aux
lections prsidentielles de 1974. Mon engagement tait alors principalement inspir
par Gandhi. Certes, du temps de Gandhi, dans la premire moiti du XXe sicle, la
question de lenvironnement ne se posait pas encore comme aujourdhui, mais sa vie et
son combat taient anims par une valeur centrale : la limitation des besoins, la
sobrit, et cela pour deux raisons :
- pour la justice : nutiliser que les moyens accessibles tous, ne sapproprier des
ressources de la terre que la part qui est donne en partage aux pauvres, ne pas
possder ce que les plus pauvres ne peuvent pas se procurer ;
- pour la libert : pour ne pas tre soumis des besoins artificiellement crs par un
systme conomique qui tend imposer sa loi. Rappelons que la dmarche de Gandhi
se situe dans le contexte du combat pour lindpendance de lInde. Mais plus
fondamentalement, il sagit dune libert intrieure, par la matrise de soi.
Cette sobrit comme mode de vie, associe la pratique de la non-violence, tait
sous-tendue chez Gandhi par une vision spirituelle trs profonde, assez proche de
lEvangile. Gandhi a t une tape de mon itinraire spirituel vers lorthodoxie.
Aujourdhui, un peu dans le mme esprit, mais avec une claire motivation cologique,
le thme de la sobrit heureuse est repris avec force par Pierre Rabhi. Il a dailleurs
des liens avec le monastre orthodoxe de Solan, dans le Gard.
Jen arrive donc lorthodoxie, et je voudrais vous convaincre quelle a une affinit
naturelle avec les proccupations cologiques.
Le Patriarcat de Constantinople, qui jouit dune primaut dans lglise orthodoxe, a
pris des initiatives depuis plus dun quart de sicle en faveur de la protection de
lenvironnement, depuis que le Patriarche Dimitrios, en 1989, adressa son encyclique
toutes les glises orthodoxes dans le monde, instituant le 1er
septembre (premier jour
de lanne ecclsiastique orthodoxe) comme jour de prire pour la protection et la
prservation de lenvironnement naturel. Son successeur, lactuel Patriarche
Bartholome, est universellement connu pour son engagement inlassable en faveur de
cette mme cause, ce qui lui a valu le surnom de Patriarche vert. Il a dj organis ou
apport sa contribution de nombreux colloques internationaux. Lune de ses
confrences sur le sujet vient dtre publie en franais1.
Je suis convaincu en effet que la tradition orthodoxe a quelque chose apporter. Son
originalit ne se situe pas tant au niveau des solutions mettre en uvre. Nous navons
pas de recette magique. Nous savons que les mesures concrtes sont difficiles
prendre. En outre, elles peuvent avoir des effets pervers imprvus. Mon objectif est de
donner une autre vision du monde, une perspective motivante, de laquelle devrait
dcouler une autre attitude.
1 Patriarche Bartholome : Et Dieu vit que cela tait bon. Cerf, 2015.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 3
1.2. Une question de justice
La qualit de lenvironnement est-elle en concurrence avec ma qualit de vie ? Cette
question est un peu le fil conducteur de cette srie de confrences. Je rpondrai dj
que ma qualit de vie dpend pour une part de la qualit de lenvironnement : je suis
plus heureux si je respire de lair pur, si je bois de leau de bonne qualit, si je mange
des aliments sains avec le bon got du terroir, si je peux me dtendre et me ressourcer
dans des paysages la beaut prserve
Vous me direz que, si je suis assez riche, je peux maffranchir des consquences de la
dgradation de lenvironnement produite par mon mode de vie : je peux me payer des
produits bio, je peux me rserver des lieux protgs ; je peux envoyer mes dchets loin
de moi, chez les autres, dans les pays pauvres. Mais alors se pose une question de
justice. Quelle est la valeur dune qualit de vie qui se construirait aux dpens des
autres ? Comment puis-je accepter dtre heureux au prix du malheur des autres ?
Un dicton populaire dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres. En effet, il
arrive que lon se rjouisse du malheur des autres lorsquon y trouve un avantage pour
soi-mme. Mais cette attitude nest pas vanglique, cest une attitude de lhumanit
dchue, marque par le pch.
Le principe vanglique est trs diffrent. Il est magnifiquement exprim par saint
Paul : Rjouissez-vous avec ceux qui se rjouissent et pleurez avec ceux qui
pleurent (Rom. 12,15). Cest une dclinaison du commandement vanglique :
Aime ton prochain comme toi-mme (Matth. 19,19 ; 22,39). Si je suis dans cette
dmarche damour, la joie de nimporte quel homme fait ma joie, et je compatis avec
tout homme qui souffre. Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ;
si un membre est honor, tous les membres se rjouissent avec lui. (1 Cor. 12,26).
Ma qualit de vie est lie celle des autres. La question de la justice, qui implique un
esprit de solidarit, est donc aussi une question spirituelle.
Or notre mode de vie, bas sur le confort et la consommation, cre du malheur dans le
monde. Je cite le Patriarche Bartholome :
Les scientifiques estiment que les plus touchs par le rchauffement climatique dans
les annes venir seront les plus dmunis. Cest pourquoi le problme cologique de
la pollution est directement li au problme social de la pauvret. Toute activit
cologique est en fin de compte mesure et passe au crible de son impact et de son
effet sur le pauvre. Notre proccupation pour les questions cologiques est donc
directement lie aux questions de justice sociale, et plus particulirement celle de la
faim dans le monde. Une glise qui nglige de prier pour lenvironnement naturel est
une glise qui refuse doffrir boire et manger une humanit souffrante. De mme,
une socit qui ignore son mandat de prendre soin de tous les hommes est une socit
qui maltraite la cration de Dieu, y compris lenvironnement naturel, ce qui quivaut
un blasphme. () En tant que le plus important des problmes thiques, sociaux et
politiques, la pauvret est directement et profondment lie la crise cologique. Un
fermier pauvre en Asie, en Afrique ou mme en Amrique du Nord, sera confront
quotidiennement la ralit de la pauvret. Pour ces fermiers, un mauvais usage de la
technologie ou lradication des forts ne sont pas uniquement dangereux pour
lenvironnement ou destructifs pour la nature : ils affectent directement et
profondment la survie mme de leur famille. 2
2 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels pour aujourdhui ? Discours
lInstitut catholique de Paris le 30 janvier 2014.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 4
Agir pour lenvironnement en renonant quelques avantages est donc une question
de justice :
- par rapport aux pauvres, qui sont les premires victimes des diverses pollutions et de
lpuisement des ressources, les premiers touchs par les drglements climatiques ;
- et, ce qui est peut-tre pire, car elles ne sont pas l pour se dfendre, par rapport aux
gnrations futures, qui auront payer la facture, en se trouvant dshrites du
patrimoine que nous aurons dilapid, avec la charge de grer nos dchets pour des
milliers dannes, sur une terre devenue inhospitalire.
Cest un fait quaucun systme conomique, aussi avanc technologiquement ou
socialement soit-il, ne peut survivre leffondrement du systme environnemental qui
le supporte. Cette plante est vritablement notre maison, mais cest aussi la maison de
tous, puisquelle est la maison de chaque crature animale comme celle de toute forme
de vie cre par Dieu. Cest un signe darrogance que de prtendre que seuls nous, les
hommes, habitons ce monde. Cest aussi un signe darrogance que de simaginer que
seule notre gnration habite cette terre. 3
On ne peut pas sparer non plus les problmes environnementaux de celui de la
rpartition quitable des ressources de la terre.
La question de la justice est abondamment dveloppe dans lencyclique du Pape
Franois. Cest aussi la vise des actions comme la marche cumnique pour la justice
climatique, ou dautres initiatives dassociations vocation humanitaire. Evidemment,
lEglise orthodoxe ne lignore pas non plus, comme le montre lengagement du
Patriarche Bartholome. Cet aspect est en lui-mme suffisant pour que lon prenne des
mesures efficaces pour protger lenvironnement. Toutefois, ce ne sera pas laxe
principal de mon expos, car je veux me concentrer sur un apport plus spcifique de la
tradition orthodoxe : la dimension spirituelle.
1.3. Ncessit dune vision spirituelle
Il faut comprendre que la crise environnementale que traverse le monde
daujourdhui, comme dailleurs toutes les autres crises, quelles soient conomique,
financire ou morale, est avant tout une crise spirituelle. () Elle signale que quelque
chose ne va pas dans notre relation avec Dieu, les hommes et le monde matriel. ()
Lenvironnement naturel ne doit jamais tre considr de manire troite, mais dans
une perspective beaucoup plus large. Une vision spirituelle du monde matriel
lenvisage toujours en relation avec le Crateur, ce qui nest pas sans consquences
pour notre apprciation chrtienne des problmes environnementaux. Cette vision
spirituelle du monde nous dicte le respect de la cration de Dieu, puisque notre rapport
aux choses matrielles reflte ncessairement notre rapport Dieu. Notre sensibilit
spirituelle vis--vis de la cration matrielle reflte clairement la sacralit que nous
rservons aux choses clestes. 4
Selon les critres de ce monde, on identifie gnralement la qualit de vie avec le
confort des temps modernes, confort permis et apport par les technologies
industrielles, avec la possibilit de consommer toujours plus, o alors, ce qui est plus
sophistiqu, avec le bien-tre corporel et mental, lpanouissement personnel, qui peut
tourner lidoltrie de soi-mme.
3 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.
4 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 5
Il marrive de regarder des missions littraires la tlvision. Un soir, lune delles
avait un invit connu comme spcialiste des religions, et revendiquant lui-mme
davoir sa propre spiritualit (qui saccorde en partie avec lEvangile, mais avec des
pratiques venant plutt du bouddhisme). Les autres invits taient athes ou
agnostiques, et plutt sceptiques quant aux bienfaits dune vie spirituelle. Comme pour
vrifier si la spiritualit du spcialiste prsente un intrt tangible, on lui pose cette
question : tes-vous heureux ? Il rpond oui : sa spiritualit le rend heureux. Tant
mieux pour lui ! Je vous souhaite aussi tous dtes heureux !
Dans une autre mission, un philosophe athe est en prsence dun contemplatif
chrtien. On invite le chrtien parler de lui-mme et de sa foi. Ayant entendu son
tmoignage, lauteur athe fait valoir quil a trouv un meilleur quilibre dans sa
propre vie, un rapport au monde qui le satisfait mieux : il prfre sa vie sans Dieu la
vie du chrtien qui ne le convainc pas.
Je me suis alors demand ce que jaurais rpondu si on mavait pos la question : tes-
vous heureux ? Je naurais pas pu rpondre non, car ce qui me nourrit dans ma foi
chrtienne a la capacit de me combler, donc de me rendre heureux. Mais dun autre
ct, comment pourrais-je rpondre que je suis heureux alors que je suis tmoin de
toute la souffrance du monde ! Ce serait mpriser tous mes frres qui sont humilis,
perscuts, ou tout simplement blesss par la vie ! Car si ce spcialiste de la spiritualit
et ce philosophe athe peuvent se dire heureux et panouis, cest parce que la vie leur
sourit, ce sont des privilgis : ils jouissent de la clbrit, de la sant et de la
prosprit, ils sont bien dans leur tte et dans leur corps, ils sont (pour le moment)
labri du malheur.
Mais les chrtiens ont une autre perspective : Quand le Christ, votre vie, paratra,
vous paratrez avec Lui dans la gloire (Col. 3,4). Nous ne pouvons nous satisfaire
dun bonheur goste, qui nous cantonnerait dans notre finitude. Nous avons besoin
dinfini : Dieu, mon me a soif de Toi, combien ma chair Te dsire , dit le
psalmiste (Ps. 62,1-2). La vie humaine na de sens quen relation avec Dieu.
Cest la ruse du serpent de nous faire croire que notre bonheur est dans la
consommation et dans la jouissance des biens temporels. Il a russi tromper Eve (cf.
Gen. 3,1-6), mais cest un mensonge. Notre bonheur est dans une juste relation avec la
cration et avec le Crateur. Notre rfrence concernant le bonheur se trouve dans les
Batitudes : Bienheureux les pauvres, les doux, les curs purs, les perscuts pour la
justice (Matth. 5,3-12). Non pas ceux qui sont dans le bien-tre, mais ceux qui
soffrent lamour de Dieu.
Je vais donc tenter de prsenter la vision chrtienne orthodoxe, afin que vous puissiez
juger de sa pertinence pour aborder les problmes et les dfis environnementaux qui
surgissent en notre sicle, et pour rflchir ce quest la qualit de vie, ce qui est bon
pour lhomme.
Lapproche orthodoxe est toujours biblique et patristique. Ce nest pas une doctrine
nouvelle sortie pour la circonstance. Cest lenseignement de lEvangile, cest
lenseignement des Pres de lEglise et de toute la tradition orthodoxe. Les Pres
taient littralement habits par la Bible, ils parlaient le langage de la Bible, cest la
Bible qui parlait en eux. Ils avaient une conscience de lunit profonde de la Bible, la
cl de cette unit tant le Christ. Cest pourquoi il y a une grande cohrence entre la
doctrine et le vcu de lEglise. Pour les fidles habitus aux offices orthodoxes, cet
hritage patristique est rendu familier et vivant par lhymnographie byzantine, qui est
la fois posie, thologie, prire et catchse, et dont il faut souligner limportance.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 6
2. Le dessein du Dieu crateur selon la Bible
2.1. Au commencement Dieu cra
La Bible affirme que le monde est cr par Dieu : Au commencement Dieu cra les
cieux et la terre (Gen. 1,1). Le mot grec pour au commencement est (en
archi). Saint Basile-le-Grand, archevque de Csare en Cappadoce au IVe sicle, dans
ses homlies sur les six jours de la cration dans la Gense, explique comment il faut
comprendre ce mot :
Sans aucun doute appelle-t-on le premier mouvement, comme dans ce passage : Le
commencement de la bonne voie est de pratiquer la justice. Mais on appelle encore ce d'o
vient qu'une chose existe, parce que c'en est le fondement : telles, pour une maison, ses fondations,
et, pour un vaisseau, sa carne. L'art est aussi un principe () pour les uvres des artisans.
A, c'est souvent aussi, dans nos actions, l'heureuse fin que nous en attendons, c'est le terme, la
cause finale : ainsi, nous faisons l'aumne pour obtenir la faveur de Dieu, et toute action vertueuse
pour atteindre la fin que nous rservent les promesses divines.
Puisque le mot est susceptible de tant d'acceptions diffrentes, vois si, dans le cas prsent, il ne
s'accommode pas de toutes ces significations. Aussi bien tu peux connatre quelle poque
commena l'organisation du monde, si, remontant du prsent dans le pass, tu t'efforces de
dcouvrir le premier jour du monde naissant. Tu trouveras ainsi d'o est parti, dans l'ordre du
temps, le premier mouvement ; tu verras ensuite que, telles des fondations et des bases, ont t
jets le ciel et la terre ; puis, qu'une raison industrieuse a prsid l'ordonnance du monde visible,
comme l'indique le mot principe ; enfin, que ce monde n'a pas t conu au hasard ni en vain, mais
une fin utile, et pour rpondre au plus grand besoin des tres, s'il est vrai que le monde est l'cole
o s'instruisent les mes raisonnables, le lieu o elles apprennent connatre Dieu : il s'offre en
effet notre esprit pour le guider, par les objets visibles et sensibles, jusqu' la contemplation des
invisibles, selon ce que dit l'aptre : Les perfections invisibles de Dieu sont, depuis la cration du
monde, et par le moyen de ses uvres, offertes la contemplation de nos esprits. (Rom. 1,20). 5
Ainsi, Dieu a cr le ciel et la terre, et tous les tres inanims et anims, en terminant
par lhomme, en ayant en vue une finalit, un grand dessein, pour le bien de tous. Et
Dieu vit que tout cela tait bon (Gen. 1,31). Chacune des cratures a donc sa raison
dtre en Dieu.
Le Nouveau Testament nous rvle que cest par le Fils, le Verbe de Dieu, Celui-l
mme qui sest incarn en Jsus-Christ, que tout a t cr : Au commencement tait
le Verbe, et le Verbe tait avec Dieu, et le Verbe tait Dieu ; Il tait au commencement
avec Dieu ; toutes choses ont t faites par Lui (Jean 1,1-3). Dieu, dans ces
derniers temps, nous a parl par le Fils, qu'Il a tabli hritier de toutes choses, par
Lequel Il a aussi cr le monde (Hbr. 1,2). Car en Lui ont t cres toutes les
choses qui sont dans les cieux et sur la terre (Col. 1,16).
Le terme grec par lequel lEvangliste Jean dsigne le Fils de Dieu est (logos),
le mot logos signifiant la fois le verbe, la parole et la raison. La notion de logos
(logoi au pluriel) fut reprise au VIIe sicle par saint Maxime-le-Confesseur. Selon lui,
chaque tre cr a son logos (sa raison dtre) dans le Logos (le Verbe de Dieu) :
Qui en effet, considrant avec raison et sagesse les tres amens par Dieu du non-tre ltre,
pour peu que, dans linfinie varit des tres de la nature, il amne pas pas son me la
contemplation, et quil discerne en rflchissant et en scrutant le logos selon lequel ils sont crs,
ne verra-t-il que le Logos est un et multiple, co-discrimin indivisiblement en la diversit des tres
crs et, travers leur particularit inconfondue entre eux et en eux-mmes ? () Ayant pos
avant les sicles les logoi (verbes, raisons) des tres crs dans sa bonne volont, en eux Il a fond
la cration visible et invisible avec raison et sagesse partir du non-tre, ayant fait et faisant tout
en temps opportun selon le tout et selon chacun. 6
5 Basile de Csare : Homlies sur lhexamron, Premire homlie. Sources Chr. 26bis, Paris, 1968, p. 109.
6 Maxime le Confesseur : Ambigua 7. Trad. franaise E. Ponsoye. Paris, 1994.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 7
Reprenant cette citation, lArchevque Job de Telmessos, dans une confrence donne
Metz au dbut de cette anne, rsume ainsi : Maxime souligne qu cause du Logos
crateur et des logoi des tres crs, Dieu se trouve prsent en chaque crature et
chaque crature se trouve en Dieu et tourne vers Dieu. () La cration est appele
une ascension vers Dieu. 7
2.2. Quest-ce que lhomme ? Quelle est sa vocation ?
2.2.1 La place de lhomme dans la cration
Il nous semble important, dans la thologie chrtienne, de distinguer les tres
humains du reste de la cration, afin de reconnatre la place et la responsabilit unique
qua reues lhomme au sein de la cration par rapport au Crateur. 8
Remarque : La thorie de lvolution a tendance voir lhomme comme un animal, certes plus
dou que les autres, mais sans franche discontinuit. Les spcialistes observent en effet que la
frontire entre ce qui est propre lhomme et ce qui est commun aux animaux nest pas aussi nette
quon le croyait. Mais ces donnes scientifiques ne contredisent pas lide biblique qu travers
lapparition successive des espces, cest lhomme qui est en vue dans le projet divin. Il nest donc
pas tonnant que les animaux acquirent certaines capacits en commun avec lhomme au cours de
lvolution.
Dans la Bible, on voit bien que lhomme a une place particulire : il est la cl de vote,
laboutissement de la cration. Il a une vocation spciale parmi les cratures. Ainsi,
dans le premier rcit de la cration, Dieu dit : Faisons l'homme notre image, selon
notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel,
sur le btail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre (Gen.
1,26). Et dans le second rcit : Le Seigneur Dieu forma l'homme de la poussire de la
terre, Il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un tre vivant
(Gen. 2,7). Et un peu plus loin : Le Seigneur Dieu prit l'homme, et le plaa dans le
jardin d'Eden pour le cultiver et pour le garder. (Gen. 2,15)
Commentant ces rcits des origines au IVe sicle de notre re, Grgoire le Thologien,
plus connu en Occident sous le nom de Grgoire de Nazianze, avait remarqu que
ltre humain avait t cr comme un trait dunion entre la cration et le Crateur,
entre le monde matriel et le monde spirituel :
Le Verbe artisan organise un tre vivant compos des deux, je veux dire la nature visible et la
nature invisible : cest lhomme. Il tire le corps de lhomme de la matire dj cre auparavant, et
Il prend en Lui-mme une vie quIl met dans lhomme, cest--dire une me spirituelle et une
image de Dieu. Puis cet homme, un second univers, grand dans sa petitesse, Il le place sur la terre
tel un autre ange, un adorateur form dlments divers, un contemplateur de la cration visible, un
initi de la cration invisible. 9
Et Grgoire prcise que cest cause de cette double participation au monde visible
et au monde invisible, ou plutt grce son initiation au monde spirituel, que ltre
humain reut de Dieu la responsabilit dtre le gardien de la cration matrielle. 10
De ce fait, pour la tradition chrtienne, lenvironnement naturel nest pas une mine
de ressources destine tre exploite par lhomme de manire goste et
gocentrique, pour sa propre jouissance, mais une cration appele tre en
communion avec son Crateur par lintermdiaire de lhomme qui en est le
gardien. 11
7 Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration dans la tradition orthodoxe.
Confrence donne Metz le 28 janvier 2015. 8 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.
9 Grgoire de Nazianze : Discours 38, 11. Sources Chrtiennes n 358, Paris, 1990, p. 125-127.
10 Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit.
11 Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 8
Dun autre ct, si la race humaine joue un rle unique et a une responsabilit unique,
elle nen est pas moins quune part de lunivers en ce quelle ne peut tre ni conue
ni considre part de lunivers. Comme la dit saint Maxime : Les tres humains ne
sont pas isols du reste de la cration, ils sont lis par leur nature mme la totalit
de la cration. 12
Et, revenant au premier rcit de la cration dans la Gense : Il faut
noter que le sixime jour ne fut pas uniquement consacr faonner Adam partir de
la terre. Ce fut en fait un jour commun, partag avec la cration de nombreux tres
vivants, selon leur espce : bestiaux, bestioles, btes sauvages selon leur espce (Gen.
1,24). Cette troite relation entre lhumanit et le reste de la cration, depuis le
moment mme de la gense, reprsente assurment un rappel puissant et capital du lien
intime que nous entretenons avec le rgne animal. 13
2.2.2. Le Christ, prototype de lhomme
Mais encore, Quest-ce que lhomme ? Cest la question que se pose le psalmiste :
Quand je vois tes cieux, uvre de tes doigts, la lune et les toiles que Tu as fixes,
qu'est-ce que l'homme, pour que Tu t'en souviennes, et le fils de l'homme, pour que Tu
le visites ? Tu l'as abaiss un peu au-dessous des anges, puis Tu l'as couronn de gloire
et d'honneur, et Tu l'as tabli sur l'uvre de tes mains, Tu as mis toutes choses sous ses
pieds : les brebis et les bufs, tous ensemble, et mme les animaux des champs, les
oiseaux du ciel et les poissons de la mer, qui parcourent les sentiers des mers.
(Ps. 8,4-8)
Ce psaume trouve un prolongement dans lpitre aux Hbreux qui en donne la cl (on
voit ici lunit profonde de la Bible : la Bible sexplique par la Bible) :
En effet, ce n'est pas des anges que Dieu a soumis le monde venir dont nous
parlons. Or quelqu'un a rendu quelque part ce tmoignage : Qu'est-ce que l'homme,
pour que Tu te souviennes de lui, ou le fils de l'homme, pour que Tu prennes soin de
lui ? Tu l'as abaiss pour un peu de temps au-dessous des anges, Tu l'as couronn de
gloire et d'honneur, Tu as mis toutes choses sous ses pieds. En effet, en lui soumettant
toutes choses, Dieu n'a rien laiss qui ne lui ft soumis. Cependant, nous ne voyons
pas encore maintenant que toutes choses lui soient soumises. Mais Celui qui a t
abaiss pour un peu de temps au-dessous des anges, Jsus, nous le voyons couronn de
gloire et d'honneur cause de la mort qu'Il a soufferte, afin que, par la grce de Dieu,
Il souffrt la mort pour tous. Il convenait, en effet, que Celui pour qui et par qui sont
toutes choses, et qui voulait conduire la gloire beaucoup de fils, levt la perfection
par les souffrances linitiateur de leur salut. (Hbr. 2,5-10)
Selon saint Paul, donc, lhomme qui toutes choses sont soumises, cest le Christ.
Cest en Lui que se ralisent les prophties. Car le psaume est prophtique, cest
pourquoi le roi David est considr aussi comme prophte. Un seul ralise pleinement
la vocation de lhomme, un seul est Homme en plnitude, le Christ. Voici
lhomme , dit prophtiquement Pilate (Jean 19,5). Lorsque dans les psaumes nous
lisons Bienheureux lhomme , pour les Pres il sagit du Christ.
Par ailleurs, il est dit dans la Gense : Dieu cra l'homme, selon l'image de Dieu Il le
cra, homme et femme Il les cra (Gen. 1,27 dans la Septante). Pour le pre de
lexgse biblique chrtienne, Origne, un Alexandrin du IIIe sicle de notre re,
Adam nest pas limage de Dieu, mais cr selon limage de Dieu. Pour lui, la seule
image de Dieu est le Fils. En sappuyant sur un passage de lvangile selon Jean, o le
12
Patriarche Bartholome : Et Dieu vit que cela tait bon. Op. cit., p. 19. 13
Patriarche Bartholome : Et Dieu vit que cela tait bon. Op. cit., p. 38.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 9
Christ affirme son sujet : Qui ma vu, a vu le Pre (Jean 14,9), Origne14
en conclut
quAdam fut cr comme image de lImage, selon limage du Christ qui est, Lui,
lImage de Dieu. 15
Le Christ est donc le prototype de lhomme. Saint Paul ne dit pas autre chose lorsquil
affirme : Il (Jsus-Christ) est l'image du Dieu invisible, le premier-n de toute la
cration (Col. 1,15), Adam, quant lui (selon Rom. 5,14), tant une figure de Celui
qui devait venir , cest--dire du Christ.
On comprend alors autrement le commandement donn lhomme de dominer sur
les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la
terre (Gen. 1,28). Une mauvaise interprtation de ce texte peut conduire une
exploitation destructrice des ressources naturelles.
Remarque : A cause de ce verset biblique : Croissez et multipliez-vous, dominez (Gen.
1,28), le christianisme (avec les religions monothistes en gnral) est parfois rendu responsable
de la crise cologique. Il est vrai que lOccident a historiquement justifi lexploitation des
ressources de la terre par ce commandement divin. LOrient chrtien, structur par le monachisme,
est toujours rest plus contemplatif.
En ralit, sil est dabord propos Adam, qui est confi notamment le soin de
nommer les animaux (cf. Gen. 2,19), ce pouvoir de dominer la cration appartient en
propre au Christ (et, par extension, aux hommes que nous sommes, appels participer
la seigneurie du Christ). Dans les Evangiles, nous voyons en effet que le Christ
domine les lments : Il apaise la tempte et les vagues de la mer (Matth. 8,26), Il
marche sur les eaux (Matth. 14,25), Il vit dans le dsert avec les btes sauvages, qui
sont pacifies en sa prsence (Marc 1,13), les anges le servent (Matth. 4,11), Il
commande aux dmons (qui lui obissent) et Il les expulse, Il gurit les malades
Cette domination ne vise ni asservir, ni exploiter : Le Fils de l'homme est venu, non pour tre servi, mais pour servir (Matth. 20,28).
2.2.3. De limage vers la ressemblance
Nous avons vu que lhomme avait t cr dune manire diffrente des autres tres,
avec vocation en tre la tte. Il est un trait dunion entre la terre et le ciel. Mais il faut
ajouter un autre aspect : si tous les tres sont dtermins ds leur cration, il nest est
pas ainsi pour lhomme. Lhomme est appel progresser, jusqu dpasser sa nature.
Examinons par exemple le verset de la Gense dans lequel Dieu dit : Faisons ltre
humain notre image comme notre ressemblance (Gen. 1,26). Pour le texte
massortique (hbreu), limage et la ressemblance sont comprises comme des
synonymes. Mais le texte grec des Septante (qui est le texte de rfrence pour les
Pres, et jusquaujourdhui dans lEglise orthodoxe) dit que lhomme fut cr selon
limage et selon la ressemblance, distinguant clairement, par la conjonction et, limage
de la ressemblance comme deux choses diffrentes. Commentant ce passage, les
auteurs chrtiens diront par la suite que limage est une qualit constitutive et
immuable de ltre humain, alors que la ressemblance est un aspect qui peut se perdre
ou se dvelopper : elle est la gloire originelle de lhomme et son esprance ultime. ()
Par ailleurs, Origne nenvisage pas les expressions selon limage et selon la
ressemblance de manire statique mais, au contraire, de manire dynamique. Pour lui,
selon limage indique un dbut ou une semence, qui inaugure un processus ou un
dveloppement de ltre humain jusqu ltat selon la ressemblance qui voudrait dire
14
Origne : Homlies sur la Gense I, 13. Sources Chrtiennes 7 bis, p. 61. 15
Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 10
une divinisation complte. Origne rejoint la pense dIrne de Lyon qui lui aussi
envisageait un sicle plus tt limage comme le point de dpart et la ressemblance
comme le point darrive dun dveloppement de la dification de ltre humain. Pour
Irne galement, le premier Adam ntait quune bauche du Christ. Pour lui, le
Christ est lAdam vritable. Selon lui, cest le Christ qui nous rvle la ressemblance
vritable de Dieu et qui nous permet de raliser le vritable but de la vie humaine qui
est la participation la vie divine (2 Pi. 1,4). 16
Pour les Pres, le but et la fin du mystre de la cration de lhomme est donc la
divinisation (ou dification, thosis en grec). Il ne faut pas se mprendre sur ce mot :
cela ne veut pas dire que nous deviendrons comme des dieux , comme le serpent a
voulu le faire croire Eve pour la tenir en sa possession (Gen. 3,5). Il ny a quun seul
Dieu, et nous resterons toujours ses cratures mais, par grce, Dieu est capable de nous
donner sa Vie-mme en partage. Dit encore autrement, nous avons en vue de parvenir
la mesure de la stature parfaite du Christ (Eph. 4,13). Nous sommes appels
Lui devenir semblables (cf. Rom. 8,29 ; 2 Cor. 4,4 ; Col. 3,10 ; 1 Jean 3,2), Lui en
qui habite corporellement toute la plnitude de la divinit (Col. 2,9), en sorte que
nous soyons remplis jusqu' toute la plnitude de Dieu (Eph. 3,19).
2.2.4. La non autosuffisance de lhomme dans sa nature cre
De ce qui vient dtre dit il ressort que, dans ltat o il est cr, ltre humain ne se
suffit pas lui-mme. Cest ainsi que saint Irne de Lyon (au IIe sicle), sappuyant
toujours sur les donnes bibliques, prcise que lhomme nest pas complet sans
lEsprit-Saint, quil ne devient vritablement homme que lorsque lEsprit-Saint habite
en lui :
Dieu sera glorifi dans l'ouvrage par Lui model, lorsqu'Il l'aura rendu conforme et semblable
son Fils (cf. Rom. 8,29. Phil. 3,21). () L'homme parfait, c'est le mlange et l'union de l'me qui a
reu l'Esprit du Pre et qui a t mlange la chair modele selon l'image de Dieu. Et c'est
pourquoi l'Aptre dit : Nous parlons sagesse parmi les parfaits (1 Cor. 2,6). Sous ce nom de
parfaits, il dsigne ceux qui ont reu l'Esprit de Dieu. () Il les nomme galement spirituels (cf.
1 Cor. 2,15 ; 3,1) : spirituels, ils le sont par une participation de l'Esprit, mais non par une
vacuation et une suppression de la chair. () Lorsque cet Esprit, en se mlangeant l'me, s'est
uni l'ouvrage model, grce cette effusion de l'Esprit se trouve ralis l'homme spirituel et
parfait, et c'est celui-l mme qui a t fait l'image et la ressemblance de Dieu (cf. Gen. 1,26).
Quand au contraire l'Esprit fait dfaut l'me, un tel homme, restant en toute vrit psychique et
charnel, sera imparfait, possdant bien l'image de Dieu dans l'ouvrage model, mais n'ayant pas
reu la ressemblance par le moyen de l'Esprit. De mme donc que cet homme est imparfait, de
mme aussi, si l'on carte l'image et si l'on rejette l'ouvrage model, on ne peut plus avoir affaire
l'homme, mais, ainsi que nous l'avons dit, une partie de l'homme ou quelque chose d'autre que
l'homme. Car la chair modele, elle seule, n'est pas l'homme parfait : elle n'est que le corps de
l'homme, donc une partie de l'homme. L'me, elle seule, n'est pas davantage l'homme : elle n'est
que l'me de l'homme, donc une partie de l'homme. L'Esprit non plus n'est pas l'homme : on lui
donne le nom d'Esprit, non celui d'homme. C'est le mlange et l'union de toutes ces choses qui
constitue l'homme parfait. Et c'est pourquoi l'Aptre, s'expliquant lui-mme, a clairement dfini
l'homme parfait et spirituel, bnficiaire du salut, lorsqu'il dit dans sa premire ptre aux
Thessaloniciens : Que le Dieu de paix vous sanctifie en sorte que vous soyez pleinement achevs,
et que votre tre intgral, savoir votre Esprit, votre me et votre corps, soit conserv sans
reproche pour l'avnement du Seigneur Jsus. (1 Thess. 5,23). De l vient qu'il appelle temple de
Dieu l'ouvrage model : Ne savez-vous pas, dit-il, que vous tes le temple de Dieu et que l'Esprit
de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un dtruit le temple de Dieu, Dieu le dtruira. Car le temple de
Dieu est saint, et c'est ce que vous tes vous-mmes (1 Cor. 3,16-17) : de toute vidence, il appelle
le corps un temple en lequel habite l'Esprit. 17
16
Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit. 17
Irne de Lyon : Contre les hrsies (V,6,1 et V,6,2). Cerf 1985.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 11
De son ct, saint Macaire dEgypte (IVe sicle), fait remarquer que lhomme nest pas
auto-suffisant dans sa nature cre :
En crant le corps, Dieu ne lui a pas donn d'avoir par sa propre nature, par lui-mme, la vie, la
nourriture, la boisson, le vtement et la chaussure, mais lui a donn au contraire de recevoir de
l'extrieur tout ce dont il a besoin pour vivre, puisqu'Il a cr le corps nu et incapable de vivre sans
ce qui lui est extrieur, c'est--dire sans aliments, sans boisson et sans vtements, si bien que, s'il
veut s'enclore dans sa propre nature et ne rien recevoir de l'extrieur, il se corrompt et prit. De
mme, Dieu a dispos par conomie et tabli dans sa bienveillance que l'me, qui ne possde pas
la lumire divine, mais est cre l'image de Dieu, ait la vie ternelle non par sa propre nature,
mais reoive de sa divinit, de son Esprit, de sa lumire, une nourriture et un breuvage spirituels et
des vtements clestes, lesquels sont en vrit la vie de l'me. 18
En effet, comme on peut le constater, le corps n'est pas autosuffisant : pour se
maintenir en vie, il a besoin de se nourrir de toutes ces choses qu'il prend dans le
monde, qui viennent de l'extrieur. Eh bien, de la mme manire, notre me reoit la
vie ternelle, non pas de sa propre nature, mais de Dieu, elle a besoin dtre vivifie
par l'Esprit-Saint.
De mme donc que le corps ne possde pas la vie de lui-mme, mais la reoit de l'extrieur,
c'est--dire de la terre, et sans ce qui est extrieur ne pourrait vivre, de mme en est-il pour l'me.
Si elle n'est pas rgnre ds maintenant en vue de cette terre des vivants, cest--dire du
Royaume venir, si elle ne reoit pas de cette terre une nourriture spirituelle, et un apport qui la
fasse progresser dans le Seigneur, si elle ne reoit pas de la divinit les vtements ineffables de la
beaut cleste, elle ne peut vivre dans la jouissance et le repos incorruptibles. Car la nature divine
a aussi son pain de vie, savoir Celui qui a dit : Je suis le pain de vie (Jean 6,35). Elle a une eau
vive (cf. Jean 4,10), un vin qui rjouit le cur de l'homme (cf. Ps. 103,15) et une huile d'allgresse
(cf. Ps. 44,8) ; elle a une nourriture varie qui lui vient de l'Esprit, et des tuniques clestes et
lumineuses qui lui sont donnes par Dieu. C'est en cela que consiste la vie ternelle de l'me.
Malheur au corps qui prtendrait s'enfermer dans sa propre nature : il se corromprait et mourrait.
Et malheur l'me qui veut aussi s'enclore dans sa propre nature et ne se confier qu' ses uvres,
et qui ne participe pas l'Esprit divin : elle meurt, sans avoir t juge digne de partager la vie
ternelle de la divinit. 19
Remarque : Il est dit classiquement que le corps est mortel et que l'me est immortelle. Mais en
fait, comme lexplique bien saint Macaire, l'me n'a pas l'immortalit par elle-mme : elle nest
immortelle que par la vie en communion avec l'Esprit-Saint. Sans cette communion, elle meurt.
C'est aussi cela le pch d'Adam, qui s'est coup de Dieu, et qui s'est enferm dans sa propre
nature.
Voil donc une donne essentielle souligne, chacun sa manire, par Irne et
Macaire : ds l'origine, notre nature humaine n'est pas autosuffisante, ni en ce qui
concerne le corps, ni en ce qui concerne l'me. L'homme ne peut s'accomplir quen
union intime avec Dieu. C'est ce quaffirmait saint Sraphin de Sarov, au XIXe sicle,
en disant que le but de la vie chrtienne est l'acquisition du Saint-Esprit20
. LEsprit-
Saint en effet, bien quincr et donc transcendant nous qui sommes crs, a cette
capacit de ne faire quun avec nous-mmes.
Vous tes le temple de Dieu, le temple du Saint-Esprit (1 Cor. 3,16 ; 1 Cor. 6,19 ;
2 Cor. 6,16), vous avez revtu le Christ (Gal. 3,27), vous tes le corps du Christ
(1 Cor. 12,27), cest le Christ qui vit en moi (Gal. 2,20) , dit saint Paul. Ces
donnes sur ce quest lhomme, selon la Bible et les Pres, nous permettent davoir
une meilleure connaissance de ce qui est bon pour lhomme, de ce qui fait sa qualit de
vie. Ce qui est bon pour lhomme est daccomplir sa vocation une union intime avec
Dieu, dans un dpassement de sa nature cre.
18
Saint Macaire : Homlies spirituelles. Spiritualit orientale n 40. Ed. de Bellefontaine, 1984 (Homlie 1,10). 19
Saint Macaire, Op. cit. (Homlie 1,11). 20
Entretien avec Motovilov, dans Irina Goranoff : Sraphim de Sarov, d. Abbaye de Bellefontaine et Descle
de Brouwer, 1995.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 12
2.3. La chute
2.3.1. Le Paradis perdu
Revenons la Gense : Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, du ct de
l'orient, et Il y mit l'homme qu'Il avait form (Gen. 2,8). Lhomme est donc plac
dans le Paradis, ce qui indique sa vocation ultime : il est fait pour le bonheur, qui
consiste vivre en intimit avec Dieu, dans un environnement conu pour lui.
Au XVIIIe sicle, Nicodme lHagiorite publiait une grande anthologie de textes
chrtiens sur la prire, rcapitulant toute la tradition des Pres depuis les premiers
sicles de lEglise, et qui demeure jusqu nos jours une rfrence pour la vie
spirituelle dans lglise orthodoxe. Dans la prface de ce recueil intitul La Philocalie,
ce qui signifie Amour de la beaut, il commence par rappeler la vocation initiale de
lhomme :
Dieu, la Nature bienheureuse, la perfection plus que parfaite, l'Origine plus que bonne et plus
que belle, cratrice de tout ce qui est bon et beau, ayant rsolu de toute ternit, dans son principe
tharchique, de difier l'homme, et ayant mis l'avance, ds le commencement, ce but en Lui-
mme, cra l'homme au temps qu'Il jugea bon. Il prit de la matire pour faire le corps, et Il prit de
sa propre nature pour mettre en lui une me. Dans ce petit monde du corps, Il la mit comme un
monde grand par le nombre des puissances et par l'minence. Il fit ainsi de lui un veilleur de la
cration sensible et un initi de la cration intelligible. 21
Nicodme se rfre ici Grgoire le Thologien, dont on reconnat les expressions (cf.
2.2.1).
La Bible ajoute quau Paradis : Le Seigneur Dieu donna ce commandement
l'homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de
l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour o tu en mangeras, tu
mourras. (Gen. 2,16-17). Faisant allusion ce passage, Nicodme continue :
Dieu a donn son commandement lhomme, telle une preuve de la libert. Comme dit le
Siracide (Sir. 5,14), il fut laiss son propre conseil, libre de choisir comme il lui semblait bon ce
qui se prsentait. S'il gardait le commandement, il devait recevoir en rcompense la grce
enhypostasie de la dification, devenir Dieu et rayonner de la lumire la plus pure, dans
l'ternit. 22
Or le livre de la Gense nous raconte que malheureusement il nen fut pas ainsi. Ltre
humain couta dautres voix que celle de Dieu : Le serpent, qui tait le plus rus de
tous les animaux des champs sduit Eve par le mensonge, en lincitant manger le
fruit de larbre dfendu. Et nous connaissons la suite : La femme vit que l'arbre tait
bon manger et agrable regarder, et qu'il tait prcieux pour ouvrir l'intelligence ;
elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi son mari, qui tait auprs
d'elle, et il en mangea. Leurs yeux tous deux s'ouvrirent, ils connurent qu'ils taient
nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures. (Gen. 3,1-7)
Commentant ce passage, Nicodme poursuit :
Mais - la perversit de la jalousie ! - celui qui introduisit le mal ds le commencement ne
supporta pas que la dification ft mise en uvre. Il conut de la jalousie contre le Crateur et
contre la crature (comme dit saint Maxime). Contre le Crateur, pour que ne ft pas reconnue la
puissance toute clbre de la bont qui, dans son nergie, difie l'homme. Contre la crature, pour
qu'il ne lui ft pas donn de participer, par la dification, une telle gloire surnaturelle. Le malin,
dans sa ruse, trompa l'homme malheureux. Par d'apparents conseils spcieux, il fit en sorte que
l'homme transgresst le commandement divin. Et le dtachant de la gloire de Dieu, le rebelle fut
apparemment vainqueur comme il le voulait, ds lors qu'il put rompre l'accomplissement du
conseil ternel de Dieu. 23
21
Nicodme lHagiorite : La Philocalie (trad. franaise J. Touraille), vol. 1, Paris, 1995, p. 35. 22
Nicodme lHagiorite, Op. cit. 23
Nicodme lHagiorite, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 13
Comme consquence, ltre humain se retrouva exclu du jardin dEden, devant vivre
dans la souffrance, les peines, la confusion et la division, tributaire de la maladie et de
la mort. Ayant perdu lintimit avec Dieu, sa relation avec le monde sest complique :
La terre sera maudite cause de toi. C'est force de peine que tu en tireras ta
nourriture tous les jours de ta vie, elle te produira des pines et des ronces, et tu
mangeras de l'herbe des champs. C'est la sueur de ton visage que tu mangeras du
pain, jusqu' ce que tu retournes dans la terre, d'o tu as t pris ; car tu es poussire, et
tu retourneras dans la poussire. (Gen. 3,17-19)
La condition de lhomme se trouve donc dgrade. Nous avons vu prcdemment que
lhomme nest pas auto-suffisant en tant qutre cr. Celui qui reste enclos dans sa
nature cre, qui ne se confie qu ses seules capacits naturelles, est vou lchec.
Mais le pch aggrave cette situation. Dans sa condition dchue, toutes les facults de
lhomme sont perverties. Lintelligence (ce don magnifique fait lhomme) est
obscurcie : alors quelle nous est donne pour le bien, nous lutilisons aussi pour le
mal. Cest pourquoi on ne peut pas se fier la seule raison humaine pour rsoudre les
problmes.
Nous comprenons alors le psalmiste qui sexclame : Porte-nous secours dans la
tribulation, car le salut qui vient de l'homme est vanit (Ps. 59,13 et 107,13) ; Le
Seigneur connat les penses des hommes ; Il sait qu'elles sont vaines (Ps. 93,11) ;
Mieux vaut mettre sa confiance dans le Seigneur que de mettre sa confiance dans
l'homme (Ps. 117,8)
Le travail de lhomme reoit lui aussi la marque du pch : non seulement il est la
consquence du pch, mais il est son tour occasion de pch. Car on est en
concurrence pour acqurir des biens : le pain que jai gagn la sueur de mon front, il
se peut que jen prive quelquun dautre. Toute activit humaine est devenue
ambivalente : elle a un ct positif en tant que don de Dieu, et un ct ngatif en tant
que participation lhumanit dchue. Voil comment saint Paul exprime cela : Je
trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est attach moi. Car
je prends plaisir la loi de Dieu, selon l'homme intrieur ; mais je vois dans mes
membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend
captif de la loi du pch, qui est dans mes membres. Misrable que je suis ! Qui me
dlivrera du corps de cette mort ?... Grces soient rendues Dieu par Jsus-Christ
notre Seigneur !... (Rom. 7,21-25)
Cest ainsi que le repos sabbatique a t institu pour que lhomme, en arrtant de
travailler, arrte de pcher. Mais pour ceux qui vivent en Christ, il ny a plus de pch
(cf. 1 Jean 3,6&9). Cest pourquoi Jsus est matre du sabbat (Matth. 12,8).
Ce que nous voyons de lhomme dans ce monde, cest sa nature dchue ; la nature
humaine a besoin dtre sauve.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 14
2.3.2. La dimension cosmique de la chute
La terre sera maudite cause de toi (Gen. 3,17) : la consquence du pch est donc
aussi pour la terre que nous habitons, pour notre environnement. Toute la cration est
entrane par lhomme dans sa chute.
Cest sans doute saint Paul, comme souvent, qui exprime le mieux cette ralit :
Nous savons que, jusqu' ce jour, la cration tout entire soupire et souffre les
douleurs de l'enfantement. Car la cration a t soumise la vanit (au dsordre), non
de son gr, mais cause de celui qui l'y a soumise (linstigateur du pch), avec
l'esprance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part
la libert de la gloire des enfants de Dieu. Aussi la cration attend-elle avec un ardent
dsir la rvlation des fils de Dieu. (Rom. 8,19-22)
Le monde que nous connaissons nest pas le monde voulu par Dieu, cest un monde
dchu, qui attend sur lhomme pour tre sauv.
Mais pourquoi fallait-il que toute la cration subisse les consquences du pch de
lhomme ? Parce quil en est la tte. Si la tte est malade, le disfonctionnement se
propage dans tout lorganisme. Cest pourquoi cest aussi par la gurison de lhomme
que la cration sera sauve.
Ces mots de Paul, sur la cration qui est abme et qui souffre cause du pch de
lhomme, nont jamais t plus actuels quaujourdhui. Au lieu de vivre en harmonie
avec la cration, les hommes en usent pour leur propre jouissance. On voit les
consquences environnementales :
- pollution de lair, de leau, de la terre, des aliments ;
- accumulation des dchets de toutes sortes, toxiques chacun sa manire (dchets
mnagers, industriels, hospitaliers, nuclaires) ;
- puisement des ressources alimentaires et nergtiques, surpche, dforestation,
destruction de la biodiversit ;
- rchauffement climatique produit par lutilisation massive des nergies fossiles, avec
toutes les consquences dsastreuses qui sannoncent et qui commencent dj se
manifester : scheresses, inondations, cyclones, lvation du niveau des mers
Il est impossible de dresser une liste exhaustive de tous les drglements et
dgradations qui mettent en pril lavenir-mme de lhumanit. La liste continue de
sallonger chaque jour.
Cest ainsi que lon voit arriver de nouvelles pollutions avec linternet et ce que lon
appelle les nouvelles technologies. Linformatique se prsente dabord comme
intelligence pure, dmatrialise, donc non polluante ; internet donne accs
gratuitement une multitude de services. Lillusion de la gratuit brouille notre
entendement : le diable, pre du mensonge (Jean 8,44) est luvre. Car en ralit, ces
services impliquent forcment un cot cach et une matrialit, qui savre trs
polluante, mais on ne la voit pas parce quelle est dplace : les data-centers trs
nergivores, qui se multiplient de faon exponentielle, et qui exigent de nouvelles
centrales lectriques ; les composants lectroniques qui ont besoin de mtaux rares
dont lextraction est trs polluante, et qui sont eux-mmes trs polluants lorsquils
arrivent en fin de vie, pollution quon envoie en Inde, en Chine ou en Afrique
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 15
2.4. Le salut en Christ
2.4.1. La restauration de lhomme
Mais la chute nest pas le dernier mot de lhistoire sainte car, dit encore Nicodme :
Selon l'oracle divin, le conseil de Dieu (touchant la dification de lhomme) demeure dans
l'ternit, et les penses de son cur de gnration en gnration (Ps. 32,11). Les raisons de la
Providence, donc aussi celles du Jugement, qui tendent vers ce but, ont toujours immuablement
suivi le sicle prsent comme le sicle venir, ainsi que l'explique saint Maxime. la fin des
jours, dans les entrailles de sa misricorde, il a plu au Verbe du Pre, la divine Origine, d'annuler
les conseils des princes des tnbres, et d'aller plus avant pour mettre en uvre le conseil ancien et
vritable, qu'Il avait tabli au commencement. Donc, s'tant incarn par la bienveillance du Pre et
la synergie du Saint-Esprit, Il prit en Lui notre nature tout entire et la difia. Puis, nous ayant
confi ses commandements salutaires, et nous ayant accord par le baptme la grce parfaite du
Saint-Esprit, Il rpandit dans nos curs comme une semence divine. Selon l'vangliste, nous
qui menons notre vie suivant ses commandements vivifiants et les passages spirituels d'un ge
l'autre, nous qui par cet exercice gardons la grce inextinguible, il nous a t donn de pouvoir
la fin porter des fruits, devenir par cette grce enfants de Dieu (Cf. Jean 1,12), et tre difis, en
parvenant l'homme parfait, la mesure de la plnitude du Christ (Cf. Eph. 4,13). 24
Bien que contrari par le pch, le projet de dification nest donc pas abandonn par
Dieu. Je passe sur toute lhistoire de lAncien Testament, qui nest finalement quune
lente et pnible prparation du salut par la venue du Christ. LAncien Testament, cest
lhistoire de lhumanit dchue (ce qui explique les violences, les horreurs qui heurtent
certains lecteurs), mais dans laquelle Dieu, sappuyant sur certains hommes justes
(comme No, Abraham, Mose), prpare le salut par une alliance avec le peuple lu,
auquel Il donne la Loi comme pdagogue et les Prophtes comme porte-paroles, afin
que, le moment venu, le Christ opre la restauration de lhomme et de toute la cration.
Le dessein de Dieu, conu ds avant les sicles et accompli en Christ au temps fix, est
magistralement rsum par Paul : En Lui (Jsus-Christ) Dieu nous a lus avant la
fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrprhensibles devant Lui, nous
ayant prdestins dans son amour tre ses enfants d'adoption par Jsus-Christ, selon
le bon plaisir de sa volont, la louange de la gloire de sa grce qu'Il nous a accorde
en son Bien-aim. En Lui nous avons la rdemption par son sang, la rmission des
pchs, selon la richesse de sa grce, que Dieu a rpandue abondamment sur nous par
toute espce de sagesse et d'intelligence, nous faisant connatre le mystre de sa
volont, selon le bienveillant dessein qu'Il avait form en Lui-mme, pour le mettre
excution lorsque les temps seraient accomplis, de runir toutes choses en Christ,
celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. (Eph. 1,4-10)
A moi, qui suis le moindre de tous les saints, cette grce a t accorde d'annoncer
aux paens les richesses incomprhensibles du Christ, et de mettre en lumire quelle
est la dispensation du mystre cach de tout temps en Dieu qui a cr toutes choses,
afin que les dominations et les autorits dans les lieux clestes connaissent aujourd'hui
par l'Eglise la sagesse infiniment varie de Dieu, selon le dessein ternel quIl a mis
excution par Jsus-Christ notre Seigneur, en qui nous avons, par la foi en Lui, la
libert de nous approcher de Dieu avec confiance. (Eph. 3,8-12)
Nous savons que cest par la Croix et la Rsurrection que le Christ accomplit son
uvre de salut. Bien que ce mystre soit central dans la foi chrtienne, ce nest pas
lobjet de mon expos de dvelopper cet aspect. En tout cas, pour les Pres, le salut est
inaugur ds lIncarnation. Car, par son Incarnation, le Christ unit en Lui notre nature
humaine sa nature divine, pour que nous aussi nous participions la nature
divine (2 Pi. 1,4). Ce que les Pres rsument par cet adage : Dieu sest fait homme
pour que lhomme devienne Dieu .
24
Nicodme lHagiorite, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 16
2.4.2. La dimension cosmique du salut
Toujours dans la pense de saint Paul, le Christ rconcilie toutes choses. Le salut
concerne toute la cration :
Il (Jsus-Christ) est l'image du Dieu invisible, le premier-n de toute la cration. Car
en Lui ont t cres toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les
visibles et les invisibles, trnes, dignits, dominations, autorits. Tout a t cr par
Lui et pour Lui. Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui. Il est la
tte du corps de l'Eglise ; Il est le commencement, le premier-n d'entre les morts, afin
d'tre en tout le premier. Car Dieu a voulu que toute plnitude habitt en Lui ; il a
voulu par Lui rconcilier tout avec Lui-mme, tant ce qui est sur la terre que ce qui est
dans les cieux, en faisant la paix par Lui, par le sang de sa croix. (Col. 1,15-20)
Lhymnographie byzantine exprime abondamment cette dimension cosmique. Voici
deux exemples :
- Pour Nol : Qu'allons-nous t'offrir, Christ, car pour nous Tu es apparu sur la terre
en tant qu'homme ? Chacune de tes cratures t'apporte une action de grce : les anges,
leur chant ; les cieux, l'toile ; les mages, leurs dons ; les pasteurs, l'admiration ; la
terre, la grotte ; le dsert, la crche ; et nous, une Mre vierge. Dieu d'avant les
sicles, aie piti de nous.
- Pour Pques : Maintenant tout est empli de lumire, le ciel, la terre et les abmes ;
que toute la cration clbre la rsurrection du Christ ; en Lui elle puise sa force. Que
le monde entier soit en fte, le monde visible et invisible : car le Christ s'est relev, Lui
la joie ternelle.
Il faudra encore complter la dimension cosmique du salut par la vision sacramentelle
qui en dcoule. Cest ce que nous ferons ( 3.2).
Cependant, sil est dj accompli en Christ, le salut doit encore tre actualis dans ce
monde. Et cela passe par les hommes, comme le dit saint Paul : Aussi la cration
attend-elle avec un ardent dsir la rvlation des fils de Dieu (Rom. 8,19).
Dans lhistoire de lEglise, la saintet de certains hommes a un effet sur leur
environnement. Je pense par exemple saint Blaise de Sbaste (IVe sicle), saint
Grasime du Jourdain (Ve sicle), saint Franois dAssise (XIII
e sicle), saint
Sraphim de Sarov (XIXe sicle), auprs de qui les animaux sauvages se pacifiaient et
acquerraient une attitude liturgique.
Voila donc le panorama que nous donne la Bible sur le dessein de Dieu et sur la
manire dont il saccomplit dans lhistoire. Nous allons voir maintenant ce que cela
implique pour la relation de lhomme avec la cration.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 17
3. Spiritualiser la relation de lhomme avec la cration
3.1. La cration comme objet de contemplation
Nous confessons dans le Credo que tout a t cr par Dieu. Cela implique que tout
est dans les mains de Dieu, et de ce fait, que notre environnement naturel porte
lempreinte de Dieu. Ce nest bien videmment pas une vision panthiste du monde,
puisquil ne sagit pas denvisager la cration comme divine, de considrer que tout est
Dieu et que Dieu est tout, et de ce fait, vouer un culte la nature. Dans le
christianisme, il existe une distinction claire et nette entre la cration et le Crateur. Il
sagit plutt dune approche que nous pourrions qualifier de panenthiste, qui consiste
voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu. Ceci nest pas vident
reconnatre lorsque les hommes entretiennent une conception technique du monde
quils considrent uniquement sous langle de la satisfaction de leurs dsirs cupides et
non dans la perspective de la contemplation du mystre de Dieu. 25
La cration (visible) nous renvoie la source (invisible). Ceci est en accord avec cette
affirmation de saint Paul : Depuis que Dieu a cr le monde, ses perfections
invisibles, sa puissance ternelle et sa divinit, se voient fort bien quand on considre
ses uvres (Rom. 1,20). Et lAptre en conclut que ceux qui retiennent captive cette
vrit sont inexcusables et mritent la colre de Dieu.
En effet, aprs avoir tout cr en six jours, dit la Gense : Dieu vit que cela tait
bon (Gen. 1,31). Ayant fait remarquer que ladjectif kalos utilis dans la version
grecque des Septante signifie la fois bon et beau, lArchevque Job commente ainsi :
La beaut de la cration est donc une caractristique originelle de notre monde. Mais
cette beaut nest pas quune beaut esthtique. Elle est avant tout une beaut
thophanique, cest--dire quelle nous oriente vers le divin Crateur. ()
Commentant les rcits de la Gense au IVe sicle de notre re, Jean Chrysostome
souligne que la splendeur de la cration nous parle de Dieu dune manire
comprhensible de tous : Le ciel est beau, mais cest afin que tu te prosternes devant
Celui qui la fait ; le soleil est brillant, mais cest afin que tu adores son Auteur26
() A la mme poque, un Cappadocien, Basile de Csare, pensait galement que la
beaut de la cration devait nous lever vers le Crateur. () Son frre, Grgoire de
Nysse, considrait la beaut de la cration comme le reflet dans un miroir de la beaut
divine qui en est le prototype. () Pour cette raison, nous pouvons envisager la
cration comme une icne de Dieu. En effet, dans la tradition orthodoxe, les icnes du
Christ et des saints sont considres comme des images de leur prototype. En rponse
liconoclasme byzantin, o certains voyaient dans la vnration des saintes icnes
une forme didoltrie, le concile de Nice II (en 787) reprendra la distinction faite par
Basile de Csare quatre sicles plus tt entre image et prototype. Celui-ci affirmait
que lhonneur rendu licne va son prototype27
, cest--dire quil ne vise pas
limage matrielle, mais travers elle, remonte vers son modle immatriel. () Si le
monde cr est envisag comme une icne du Crateur, alors nous devons lhonorer et
le respecter de la mme manire que le sont les saintes icnes, et alors lhonneur et le
respect rendu la cration seront transmis au Crateur. 28
25
Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit. 26
Jean Chrysostome : Sur la Gense, Sermon I. SC 433, Paris, 1998, p. 145. 27
Basile de Csare : Trait du Saint-Esprit, XVIII, 45. PG 32, 149C. 28
Job de Telmessos : La signification thologique de la beaut de la cration, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 18
Cette louange au Crateur qui jaillit de lmerveillement devant la beaut de son
uvre est magnifiquement exprime dans le psaume de la cration, qui est lu chaque
soir au dbut de loffice orthodoxe de Vpres : Bnis le Seigneur, mon me ;
Seigneur mon Dieu, Tu t'es grandement magnifi ; Tu t'es envelopp de louange et de
splendeur, Tu t'es revtu de lumire comme d'un manteau, Tu as dploy le ciel
comme une tente. Sur les eaux Tu as bti tes chambres hautes, des nues Tu t'es fait un
char, Tu t'avances sur les ailes du vent Tu tablis la terre sur ses fondements, elle ne
chancellera pas pour les sicles des sicles Que tes uvres sont grandes, Seigneur !
Tu as tout cr avec sagesse ; la terre est remplie de tes cratures (Ps. 103)
Bien antrieur la rdaction des rcits bibliques, lart rupestre des grottes Chauvet ou
de Lascaux, avec les reprsentations animales trs spiritualises, nous montre que les
hommes du Palolithique (il y a environ 40 000 ans) avaient dj une vision
contemplative du monde qui les entourait. Et lorsque lhomme a commenc agir sur
son environnement au Nolithique (il y a environ 10 000 ans), des dcouvertes
archologiques montrent que sa vise ntait pas seulement utilitaire, mais aussi
symbolique.
La cration peut aussi nous servir dexemple quant une attitude juste : Regardez les
oiseaux du ciel : ils ne sment ni ne moissonnent, et ils n'amassent rien dans des
greniers ; et votre Pre cleste les nourrit Considrez comment croissent les lis des
champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon mme, dans
toute sa gloire, n'a pas t vtu comme l'un d'eux. (Matth. 6,26-29) Le Seigneur nous
propose de nous inspirer des oiseaux du ciel et du lis des champs, qui savent clbrer
la gloire de Dieu et sen remettre Lui.
On retrouve ici les oiseaux du ciel voqus dans la Gense : Que lhomme domine
sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel (Gen. 1,26). Il ne sagit donc pas
de dominer dans le sens dune exploitation. Il est important davoir un regard juste :
L'il est la lampe du corps. Si ton il est en bon tat, tout ton corps sera clair ;
mais si ton il est en mauvais tat, tout ton corps sera dans les tnbres. Si donc la
lumire qui est en toi est tnbres, combien seront grandes ces tnbres ! (Matth.
6,22-23) Le regard juste est un regard de contemplation et non de convoitise. Un
aspect de notre pch est justement une mauvaise attitude envers la cration, une
attitude consumriste au lieu dune attitude eucharistique.
Lultime raison dtre de la cration est spirituelle. Et rciproquement, notre
spiritualit embrasse tout le cosmos. Pensons tous les passages bibliques dans
lesquels toute la cration loue Dieu. Par exemple : Louez le Seigneur du haut des
cieux Louez-le, soleil et lune, tous les astres et la lumire Louez-le, montagnes et
toutes les collines, arbres fruitiers et tous les cdres, animaux sauvages et tout le btail,
serpents et oiseaux ails (Ps. 148). Bnissez le Seigneur, toutes les uvres du
Seigneur. Bnissez le Seigneur, anges du Seigneur et tous les cieux, soleil et lune,
lumire et tnbres, pluie et rose et tous les vents. Bnissez le Seigneur, sources, mers
et rivires, monstres marins et tout ce qui se meut dans les eaux (Cantique des
trois Adolescents dans le livre de Daniel selon la Septante : Dan. 3,57-90).
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 19
3.2. La dimension sacramentelle de la cration
Mais en plus de laspect contemplatif, il faut aussi parler du monde en tant que
sacrement. Malheureusement, dans notre thologie scolaire, nous avons t amens
considrer les sacrements dune manire troite, en les rduisant des rituels religieux
communautaires. Or, notre poque de la crise environnementale, il est indispensable
dtendre le principe sacramentel au monde entier afin de reconnatre ainsi que rien
dans la vie nest sculier ni profane. () Une vision sacramentelle du monde nous
rvle lintimit de Dieu et du monde, intimit qui a t perdue cause du pch. Une
telle approche nous permet denvisager le monde et la vie comme quelque chose de
mystrieux ou de sacramentel, puisque le mystre rside prcisment dans la rencontre
de lhumanit et de la cration avec le Dieu Crateur. 29
Le thme de la sacramentalit du monde a t particulirement mis en avant par un
grand thologien orthodoxe du XXe sicle, le pre Alexandre Schmemann. Sappuyant
sur le rcit de la Gense o, aprs avoir cr lhomme, Dieu lui a donn le monde
comme nourriture : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est
la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la
semence : ce sera votre nourriture (Gen. 1,29), Schmemann crit : Dans les
premiers chapitres de la Gense, nous trouvons une affirmation claire du caractre
sacramentel du monde. Dieu a donn le monde lhomme comme nourriture et
boisson. Le monde tait le don de Dieu pour nous, existant non pas pour soi-mme,
mais afin dtre transform, de devenir vie, et dtre offert en retour en tant que don de
lhomme Dieu 30
.
Le monde, en tant que nourriture de lhomme, nest pas limit des fonctions
matrielles, comme sil tait oppos aux fonctions spcifiquement spirituelles par
lesquelles lhomme est reli Dieu. Tout ce qui existe est don de Dieu lhomme, et
nexiste que pour faire connatre Dieu lhomme, pour faire de la vie de lhomme une
communion avec Dieu. () Dans cette perspective, le pch originel nest pas dabord
que lhomme a dsobi Dieu, cest quil ait cess davoir faim de Dieu, cess de voir
sa vie dpendre du monde comme sacrement de communion avec Dieu 31
et ny
voir quun objet dexploitation pour la satisfaction de dsirs non matriss. 32
Lair que lon respire, la nourriture que nous procure la terre, sont la source de notre
vie biologique. Mais notre vie est plus que biologique, cest un don de Dieu. Les
lments crs sont plus que la source de vie biologique : ils sont le signe et le
vhicule de la vie divine qui nous est communique. Les sacrements rvlent la nature
profonde des lments (leau, le pain, le vin), la raison pour laquelle le monde est
cr.
Un bel exemple de dimension sacramentelle nous est donn par la fte de la
Thophanie (le baptme du Christ dans le Jourdain). Ce jour-l, dans lEglise
orthodoxe, nous avons le rituel de la Grande Bndiction des Eaux. La prire de
bndiction commence par une louange Dieu pour la beaut de la cration :
Tu es grand, Seigneur, tes uvres sont admirables, et nulle parole ne suffira pour chanter tes
merveilles. () C'est Toi que chante le soleil, c'est Toi que la lune glorifie, c'est avec Toi que
s'entretiennent les astres, c'est Toi que la lumire obit ; devant Toi frmissent les ocans et les
sources sont tes servantes. Tu dployas les cieux comme une tente, Tu affermis la terre sur les
eaux ; Tu entouras la mer de sable, et l'air, Tu le rpandis pour qu'on le respirt. Les puissances
angliques te servent dans le ciel, les churs des Archanges se prosternent devant Toi
29
Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit. 30
A. Schmemann : The World as Sacrament , Church, World, Mission. Crestwood, NY, 1979, p. 223. 31
A. Schmemann : Pour la vie du monde. Descle. 1969, p. 13. 32
Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 20
Dans cette magnifique doxologie, qui embrasse tout le cosmos, on reconnatra des
expressions bibliques bien connues, notamment des extraits de psaumes et des
allusions des prophties dIsae (par exemple Is. 35,1-10). Et la prire continue :
Toi donc, Ami des hommes et notre Roi, viens aussi maintenant par l'effusion de ton Saint-Esprit
et sanctifie cette eau. () Et donne-lui la mme bndiction et vertu rdemptrice qu' celle du
Jourdain. Fais-en une source d'immortalit, un trsor de sanctification, pour la rmission des
pchs, la gurison des maladies et la perte des dmons ; qu'elle soit inaccessible aux puissances
ennemies et remplie de la force des anges ! Afin que tous ceux qui en prennent et en boivent
trouvent en elle la purification de leur me et de leur corps, le remde leurs passions, la
sanctification de leur maison et toute sorte de profit
Puis on arrive au point culminant du rituel : le clbrant prend la Croix et la plonge
dans un rcipient deau (si la crmonie a lieu lintrieur dune glise), ou dans le
fleuve ou la mer (si la crmonie a lieu lextrieur). La Croix, symbolisant la
descente du Seigneur dans le Jourdain, sanctifie les eaux et, travers elles, renouvelle
le cosmos tout entier.
Leau a une affinit naturelle avec lEsprit-Saint, donateur de Vie. Dans la Gense, au
commencement, lEsprit de Dieu se mouvait sur les eaux (Gen. 1,2), comme pour les
fconder. A la Thophanie, le Saint-Esprit descend visiblement sous forme de colombe
sur le Seigneur qui sort des eaux du Jourdain (Matth. 3,16). La matire de leau
retrouve sa vocation originelle de porter et de rvler la prsence et laction du Saint-
Esprit, de rvler la mort au pch et le don de la vie nouvelle.
La terre qui tait maudite depuis le pch dAdam reoit de nouveau la bndiction de
Dieu. La terre qui tait devenue un lieu o poussent les ronces et les pines produit
maintenant le bl et la vigne qui vont donner le pain et le vin eucharistiques. La
nourriture retrouve sa vocation dtre un moyen de communion avec Dieu.
Aprs la chute, la cration tout entire tait tombe sous le pouvoir du Prince des
tnbres. Aujourd'hui, le Seigneur vient reprendre possession de la cration : Je viens
anantir le prince des tnbres qui se cache dans les eaux, pour dlivrer de ses filets le
monde entier (stichre de Sexte aux Grandes Heures). Notre monde dchu est
renouvel et redevient le lieu o Dieu se manifeste (cest le sens du mot Thophanie).
La matire retrouve sa nature sacramentelle, voulue par Dieu lorigine.
Cette comprhension de ce qui se ralise au baptme du Christ est dune grande
importance, car il fonde le sacrement du baptme chrtien. Le rituel de ce dernier,
dans la tradition orthodoxe, comporte lui aussi une grande prire de bndiction de
leau. A. Schmemann commente cette prire :
A la grande litanie sont ajoutes certaines demandes spciales :
Pour que cette eau reoive la mme bndiction et vertu rdemptrice que celle du Jourdain.
Purifie et ayant retrouv sa nature originelle, l'eau doit maintenant devenir plus
encore : le Christ par sa descente dans le Jourdain et son baptme en a fait une force de
rdemption pour tous les hommes, le vhicule de la grce de la rdemption dans le
monde.
Pour que cette eau soit capable de dtourner tout mauvais dessein des ennemis visibles et
invisibles.
C'est par son asservissement au monde et la matire que l'homme tait devenu
l'esclave des puissances sataniques. La libration de l'homme commence donc par la
libration de la matire elle-mme, c'est--dire son retour sa fonction originelle : tre
une forme de la prsence de Dieu, et donc une protection contre les forces de
destruction. 33
33
A. Schmemann : Deau et dEsprit. Descle de Brouwer. 1987, p. 76.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 21
Dune manire gnrale, cest le statut de la matire elle-mme qui est en jeu :
Du point de vue chrtien, la matire n'est jamais neutre. Si elle n'est pas rattache
Dieu, c'est--dire considre et utilise comme moyen de communion avec Lui, de vie
en Lui, elle devient le vhicule et le locus des puissances dmoniaques. () Seules la
Bible et la foi chrtienne rvlent et connaissent la matire comme tant, d'une part,
essentiellement bonne, et d'autre part le vhicule de la chute, de l'asservissement de
l'homme la mort et la sparation. Ce n'est que dans le Christ et grce son pouvoir
que la matire peut tre libre et redevenir le symbole de la gloire et de la prsence de
Dieu, le sacrement de son action et de sa communion avec l'homme. 34
Ainsi, nous pouvons mieux comprendre ce qui se passe dans les sacrements :
La conscration, qu'il s'agisse de l'eau ou, dans la divine liturgie, du pain et du vin
(cf. dans la prire eucharistique de saint Basile : et fais ce pain le Corps prcieux du
Christ...), n'est jamais un miracle visible et physique, un changement qui pourrait tre
constat et prouv par nos sens. On peut mme dire que dans ce monde, c'est--dire
d'aprs nos normes et nos lois objectives, rien ne se passe dans l'eau, le pain ou le vin,
qu'aucun test de laboratoire ne dclera jamais en eux un quelconque changement ou
une quelconque mutation, au point mme que l'Eglise a toujours considr comme un
blasphme et un pch le fait d'attendre un tel changement, d'observer si quelque chose
s'est rellement pass. Le Christ est venu non pas pour remplacer la matire naturelle
par quelque matire surnaturelle et sacre, mais pour la rtablir et l'accomplir en tant
que moyen de communion avec Dieu. L'eau bnite dans le baptme, le pain et le vin
dans l'eucharistie, prennent la place de l'ensemble de la cration, reprsentent toute la
cration, mais telle qu'elle sera la fin, quand elle sera consomme en Dieu, quand Il
emplira toutes choses de Lui-mme. C'est cette fin qui nous est rvle, annonce, dj
rendue prsente dans le sacrement et, dans ce sens, chaque sacrement nous fait passer
dans le Royaume de Dieu. 35
Tout ce qui vient dtre dit sur le sens de la cration appelle une attitude et un mode de
vie appropris de lhomme.
Reprenant les termes de la Lettre encyclique de 1989 du Patriarche Dimitrios, le
Patriarche Bartholome prcise : Afin de remdier la surexploitation des ressources
naturelles qui mine notre plante et engendre sa pollution, la vision sacramentale de la
cration invite lhomme revenir un mode de vie eucharistique et asctique. 36
Cest ce que nous allons voir maintenant.
34
A. Schmemann : Deau et dEsprit, Op. cit., p. 85. 35
A. Schmemann : Deau et dEsprit, Op. cit., p. 86. 36
Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 22
3.3. Lattitude eucharistique
Eucharistie est un mot dorigine grecque qui signifie merci, au sens de rendre grce.
En appelant un esprit eucharistique, le Patriarche Dimitrios nous rappelait que le
monde cr nest pas seulement en notre possession, mais quil sagit dun don, un don
du Dieu Crateur, un don dmerveillement et de beaut, et que notre rponse
approprie, en recevant ce don, doit tre de laccepter avec gratitude et action de grce.
Cela est certainement le caractre qui nous distingue en tant qutres humains : ltre
humain nest pas seulement un animal logique ou politique, mais avant tout un tre
eucharistique, capable de gratitude et dot du pouvoir de bnir Dieu pour le don de la
cration. Les autres animaux expriment leur gratitude simplement en tant eux-mmes,
en vivant dans le monde de la faon instinctive qui leur est propre. Mais nous, tres
humains, possdons une conscience de nous-mmes, et cest pourquoi, de faon
consciente et en vertu dun choix dlibr, nous pouvons rendre grce Dieu avec une
joie eucharistique. Sans cette action de grce, nous ne sommes pas vritablement
humains. 37
Un esprit eucharistique implique donc dutiliser les ressources naturelles du monde
avec un esprit de reconnaissance, les offrant en retour Dieu. En vrit, en plus des
ressources de la terre, nous devons aussi nous offrir Lui. Au moment doffrir la
prire eucharistique dans lglise orthodoxe, le prtre proclame : Ce qui est Toi, le
tenant de Toi, nous te loffrons, en tout et pour tout. Dans le sacrement de
leucharistie, nous rendons Dieu ce qui est Lui : nous Lui offrons le pain et le vin,
qui sont la transformation par le labeur de lhomme du bl et du raisin que nous a
donn le Crateur. En retour, Dieu transforme le pain et le vin en mystre de
communion eucharistique. Loffrande eucharistique est un bel exemple doffrande
synergique o lhomme collabore de manire constructive, et non destructrice, avec la
volont de Dieu. Faire fructifier de manire constructive, et non destructrice, les dons
de Dieu doit tre lattitude de lhomme vis--vis de lenvironnement naturel. 38
Notre tradition chrtienne considre que le monde est la cration de Dieu, appele
ds l'origine entrer en communion avec Dieu. Ramener la cration tout entire son
Crateur apparat ds l'origine comme l'une des vocations de l'homme. C'est la
vocation sacerdotale de l'homme en tant que prtre de la cration .39
En effet : Si le monde fut cr comme matire du sacrement, lhomme fut cr
comme prtre. Mais le pch arriva et rompit cette unit : il ne sagissait pas
seulement dune question denfreindre des rgles, mais plutt de la perte dune vision,
de labandon dun sacrement. Lhomme dchu vit le monde comme une chose
sculire et profane, et la religion comme quelque chose dentirement distinct, priv,
loign et spirituel. Le sens sacramentel du monde fut perdu. Lhomme oublia le
sacerdoce qui tait le but et le sens de sa vie. Il finit par se voir comme un organisme
mourant dans un univers froid et tranger 40
.
Lattitude eucharistique laquelle nous sommes appels revenir dcoule de ce que
nous avons dit prcdemment ( 3.2) sur la dimension sacramentelle du monde cr.
37
Patriarche Bartholome : Ecologie et dimension eucharistique du sacrifice. Discours de clture du Symposium
sur Religion, science et environnement Venise le 10 juin 2002. 38
Patriarche Bartholome : Religion et environnement, quels dfis spirituels, Op. cit. 39 Job de Telmessos : Consommer sobrement. Revue Unit des chrtiens n 179. Juillet 2015. 40
A. Schmemann : The World as Sacrament , Church, World, Mission. Crestwood, NY, 1979, p. 223.
Lcologie et la spiritualit orthodoxe. Une vision biblique et patristique 23
3.4. Lattitude asctique
Lascse est un vaste domaine. On lassocie plus particulirement la vie monastique,
mais dune manire gnrale, la vie chrtienne implique toujours une certaine ascse.
Je me limiterai ici au jene.
Remarque : Plus gnralement, au-del du jene, la sobrit est une caractristique ncessaire de
la vie chrtienne. La sobrit ne concerne pas seulement lalimentation, ni mme la consommation
de biens matriels, mais correspond tout une attitude. Cest ainsi que les pres recommandent la
sobrit en paroles et mettent en garde contre toute forme dexaltation, tout excs de sentimentalit
ou recherche de sensations fortes. Dieu nest pas tant dans les phnomnes extraordinaires que
dans les choses humbles. Lorsque Dieu se manifesta au prophte lie sur la montagne de lHoreb :
Il y eut dabord un vent fort et violent qui dchirait les montagnes et brisait les rochers, mais le
Seigneur n'tait pas dans le vent. Et aprs le vent, ce fut un tremblement de terre, mais le Seigneur
n'tait pas dans le tremblement de terre. Et aprs le tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur
n'tait pas dans le feu. Et aprs le feu, un murmure doux et lger. Et lie entendit la voix du
Seigneur dans ce murmure subtil (cf. 3 Rois 19,11-13).
Dans lEglise orthodoxe, on jene peu prs la moiti des jours de lanne, en
comptant tous les mercredis et les vendredis, les quarante jours du Grand Carme
avant Pques, plus la Semaine Sainte, ainsi que le carme de quarante jours prcdant
la fte de Nol, celui de quinze jours avant la fte de la Dormition (le 15 aot) et celui
qui va de la deuxime semaine aprs la Pentecte la fte des aptres Pierre et Paul (le
29 juin), et encore quelques autres jours de lanne. Le jene consiste gnralement
sabstenir de la viande et des produits laitiers, et souvent aussi du poisson, du vin et de
l'huile, pour ne privilgier qu'une nourriture vgtarienne. Par ailleurs, avant de
recevoir la communion eucharistique, les chrtiens orthodoxes observent un jene
complet depuis la veille au soir jusqu'au repas qui suit la Divine Liturgie.
Il est intressant de rappeler que, pour les Pres de l'glise, la pratique du jene est
une institution divine immuable. Ils voient en effet l'origine de cette pratique asctique
dans le commandement donn par Dieu Adam au Paradis : Tu peux manger de tous
les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne
mangeras pas, car, le jour o tu en mangeras, tu deviendras passible de mort (Gen.
2,16-17). 41
Et lappui de cette affirmation, lArchevque Job cite saint Basile-le-
Grand :
Respectez l'anciennet du jene qui a commenc avec le premier homme, qui a t prescrit dans
le paradis terrestre. Adam reut ce premier prcepte : Vous ne mangerez pas le fruit de l'arbre de
la science du bien et du mal (Gen. 2,17). Cette dfense est une loi de jene et d'abstinence. [...] Le
jene est une fidle image de la vie du paradis terrestre, non seulement parce que le premier
homme vivait comme les anges, et qu'il parvenait leur ressembler en se conte