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Jérôme Baudry AFS 2013
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Les brevets d’invention et la marchandisation de la connaissance. Essai de sociologie historique (1750-1850)
Introduction
Les débats contemporains sur la marchandisation de la connaissance s’articulent
souvent autour de ce formidable instrument d’appropriation que constituent les droits de
propriété intellectuelle. L’extension de ces droits peut en effet sembler indéfinie : que l’on
se tourne vers les productions culturelles, régies par le copyright (Lessig, 2004), ou vers les
connaissances techno-scientifiques, régies par les brevets d’invention (Boyle, 2008),
partout l’appropriation semble devoir non seulement s’allonger temporellement (ainsi du
copyright), mais également et surtout s’étendre à de nouveaux domaines des arts et du
savoir. La question de la brevetabilité du vivant, depuis l’arrêt Diamond v. Chakrabarty en
1980 jusqu’au jugement récent de la Cour suprême américain contre les prétentions de
Myriad Genetics, constitue un exemple saillant de ce qu’on a pu qualifier de « second
mouvement d’enclosure » (Boyle, 2008). De même qu’en Angleterre, principalement entre
1750 et 1850, les enclosures ont instauré un système de propriété privée des terres, en
mettant fin aux droits d’usage et notamment aux communaux, le mouvement actuel
d’extension de la propriété intellectuelle transformerait graduellement des biens
communs en propriété privée, réduisant d’autant ce qu’il est convenu d’appeler le
« domaine public ».
Nous soutenons que ces débats, en insistant sur la contemporanéité de ces
changements, masquent un processus socio-historique de plus long terme (pour le vivant,
voir Kevles, Gaudillière et Rheinberger, 2009), qu’il conviendrait d’étudier dans sa
temporalité propre (Elias, 2003). Il se pourrait que, pour reprendre les termes de Polanyi
(1983), la terre comme la connaissance aient été transformées en « marchandises fictives » ou
« quasi-marchandises » au même moment1. C’est en effet entre 1750 et 1850 que le
1 Azam (2007) a déjà eu recours au concept polanyien de « marchandise fictive » pour l’appliquer à la connaissance, mais précisément en insistant sur la contemporéanité de cette transformation. L’argument consiste à reprendre la définition (concise) de la marchandise proposée par Polanyi (« Les marchandises sont ici empiriquement définies comme des objets produits pour la vente » – sur cette définition voir Postel et Sobel, 2010) et à avancer, de façon normative, que la connaissance est 1) un bien commun – elle n’a pas été produite et accumulée pour être vendue ; 2) elle renvoie à des savoirs communs difficilement divisibles, et partant incomplètement codifiables. Plutôt que de définir a priori la connaissance et les caractéristiques qui la rendent impropre à la marchandisation, on préfèrera, en suivant l’anthropologie économique d’Appadurai (1986), supposer que la connaissance n’est pas une entité homogène et qu’elle change de définition et de caractère suivant les arènes dans lesquelles elle circule. Aussi ce n’est pas tant à la marchandise qu’au processus de marchandisation (« commoditization as process », voir Kopytoff, 1986) qu’il faut s’intéresser.
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régime moderne de brevets (comme d’ailleurs celui du droit d’auteur ou copyright) se met
en place – d’abord en Angleterre, puis de façon quasi simultanée, aux Etats-Unis et en
France au début des années 1790. On pourrait donc être tenté de replacer la quasi-
marchandisation2 de la connaissance au sein de ce mouvement de désencastrement de
l’économie qu’a décrit Polanyi : moment d’avènement de la société de marché qui ne
s’effondrera que vers 1930, dans la « grande transformation ».
Il s’agit donc d’étudier par quels mécanismes la connaissance, au même titre que la
terre, l’argent ou le travail, a pu être transformée en quasi-marchandise, participant de ce
fait au déploiement du marché autorégulateur lors du long XIXe siècle. Toutefois,
sensible aux critiques qui ont pu être faites au travail de Polanyi, ainsi qu’à la finesse
même de ses analyses, nous serons circonspect quant à l’illusion rétrospective qui verrait
le XIXe siècle comme une sorte de parenthèse libérale dans l’encastrement de l’économie
dans la société. Braudel rappelait déjà le caractère simplificatoire d’une telle
interprétation3 : nous tâcherons donc de distinguer précisément entre le discours libéral
de la société de marché, effectivement très prégnant, et la marchandisation effective de la
connaissance par le brevet, qui s’appuie sur des dispositifs d’intermédiation et des
équipements qui rendent bien chimérique le mythe du marché autorégulateur.
1. Le discours libéral de 1791
Lorsque l’Assemblée Constituante vote la Loi sur les découvertes utiles en 1791, instituant
le brevet d’invention moderne, elle ne crée pas ex nihilo un dispositif de protection de
l’innovation. Sous l’Ancien Régime, à partir des précédents vénitiens dont on peut
retrouver la trace dès le XVe siècle (Plasseraud et Savignon, 1986), l’usage d’accorder des
privilèges exclusifs aux inventeurs ou introducteurs de techniques nouvelles s’était
répandu, notamment dans la France des Lumières (Hilaire-Pérez, 2000). Au-delà du
simple changement de lexique, la loi de 1791 crée pourtant une discontinuité à la fois
théorique et pratique. Tout d’abord, alors que le privilège était un acte particulier (privata
lex), un don octroyé par le Souverain à un individu, le brevet d’invention est quant à lui
conçu comme un droit, un droit de « propriété sur les œuvres de l’esprit » ; plus encore,
dans le contexte révolutionnaire de la France de 1791 (Groethuysen, 1956), ce droit est 2 Par marchandisation, on entendra le processus de mise en marchandise de la connaissance, plutôt que celui de la mise sur le marché de la marchandise. Pour parler d’un « marché des brevets », il faudrait se livrer à une étude plus précise des transferts de brevets (cessions, licences, etc.), ce qui n’est pas aisé pour la période étudiée. De nos jours encore, l’existence d’un marché des brevets n’est pas évidente (Guellec, Madiès et Prager, 2010). 3 Braudel, 1979, notamment les pp. 192-196.
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3
consacré par la loi comme un droit naturel. L’analogie avec la terre, autre catégorie en
voie de quasi-marchandisation, est d’ailleurs très claire dans le discours du chevalier de
Boufflers (Archives parlementaires XXI, 1885), rapporteur de la loi : « S’il existe pour un
homme une véritable propriété, c’est sa pensée : celle-là du moins paraît hors d’atteinte,
elle est personnelle, elle est indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions ; et
l’arbre qui naît dans un champ n’appartient pas aussi incontestablement au maître de ce
champ, que l’idée qui vient dans l’esprit d’un homme n’appartient à son auteur ».
Loin d’impliquer une opposition entre État et marché (North, 1990), la mise en
marchandisation de la connaissance s’organise ainsi par le biais de la règle de droit : le
brevet est un droit de propriété comme un autre, et notamment cessible, et à ce titre il
participe de la formidable simplification opérée par les Constituants de la structure
propriétaire de l’Ancien Régime (les diverses formes de privilèges et propriétés sont ou
révoqués ou réduits à la seule propriété privée – voir Hirsch, 1978 et Sewell, 1980).
Cependant, et cela est tout à fait caractéristique du fantasme de désencastrement relayé
par le discours libéral du XIXe siècle, l’État ou le droit lui-même organise son propre
dessaisissement en recourant à la fiction de la jusnaturalité, qui justifie la propriété de la
connaissance par son antécédence à toute forme de corps politique. Reste alors le
paradoxe d’une loi qui, tout en reconnaissant le droit naturel de l’inventeur sur les œuvres
de son esprit, limite ce droit temporellement (l’exclusivité ne sera que temporaire, 5, 10
ou 15 ans au choix de l’inventeur) et en réserve la jouissance à ceux qui pourront payer
une taxe loin d’être négligeable (et qui est fonction de la durée d’exclusivité demandée).
Deuxième nouveauté théorique, et qui est une façon de résoudre le paradoxe que
nous venons d’exposer, le brevet d’invention est conçu par Boufflers comme un contrat
entre l’inventeur et le « public » (ou la société, et non pas l’État) : en échange de la
protection que la société va mettre en œuvre pour protéger la propriété de l’inventeur, et
qui est particulièrement coûteuse car elle concerne des biens immatériels, l’inventeur
accepte de divulguer son invention afin qu’elle soit rendue libre au-delà de l’exclusivité
qu’il revendique. Ce contrat n’autorise aucun intermédiaire, et sont rendus caducs ceux
que l’Ancien Régime avait mis en place : jusqu’alors, la délivrance de privilèges
d’invention était suspendue à un examen préalable de l’invention « en grand », examen
qui était le fait de grands commis du Bureau du Commerce, appuyés principalement par
des académiciens. La loi de 1791 déclare quant à elle que les brevets d’invention seront
délivrés sur simple demande – ce qui semble logique puisqu’il s’agit là de l’exercice d’un
droit naturel.
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Or, un tel dessaisissement de l’État est évidemment problématique : rien
n’empêchera alors que des brevets soient délivrés pour des inventions inutiles,
chimériques, ou déjà connues. La solution proposée par Boufflers consiste en un
mécanisme libéral d’autolimitation : pour obtenir un brevet, l’inventeur devra payer une
taxe, et de ce fait n’aura aucun intérêt à breveter une invention inutile ou chimérique, car
personne n’achèterait alors son produit et la taxe aurait été acquittée en pure perte. Grâce
au dispositif de la taxe, la considération par l’inventeur de son propre intérêt suffira à
faire en sorte que les brevets pris librement ne soient pas abusifs4. On conçoit que ce
mécanisme libéral implique deux suppositions sur chacune des entités contractantes :
qu’il existe des consommateurs suffisamment instruits et rationnels pour qu’ils ne soient
pas dupés par des brevets frauduleux ; ensuite, que l’inventeur soit lui-même un acteur
économique suffisamment rationnel et calculateur pour décider de l’opportunité ou non
de protéger son invention, en fonction de l’anticipation qu’il se forme de son succès5. En
somme, au-delà des ruptures qu’elle introduit dans la protection de l’innovation, la loi sur
les brevets de 1791 participe pleinement d’un discours libéral visant à légitimer une
nouvelle ontologie sociale : celle d’une société d’individus, d’un espace social isotrope, où
les appuis de l’action, d’externes, deviennent intériorisés par les acteurs, dont la
subjectivité gagne alors en profondeur et en consistance (Gauchet, 2007).
Ancien Régime Post-1791 Nature de la protection privilège : don particulier droit de propriété Source de la protection arbitraire royal Nature, articulée au
contractualisme Sanction de l’invention Ex ante, par l’examen Ex post, par le « public »,
c’est-à-dire le marché Statut de l’inventeur Assujetti Sujet rationnel et calculateur
Statut du consommateur Ignorant, « dans l’enfance » Instruit, « éclairé » Nature de l’invention Matérielle Immatérielle et textuelle
Tableau 1. Caractérisation idéale-typique des ruptures introduites par la Loi sur les découvertes utiles… de 1791
4 Tandis que la pratique d’Ancien Régime de l’examen préalable relevait de l’art de gouverner selon la « raison d’État », pour reprendre les concepts de Foucault, via « le contrôle et la prise de l’activité des hommes » (Foucault, 2004a, p.330), le nouveau régime de brevets institué par la loi de 1791 exprime bien ce passe à une gouvernementalité libérale, à un « gouvernement minimal des hommes et des choses » (Foucault, 2004b, p.46), dont la règle interne est celle de l’économie maximale. 5 À ceux qui réclament le maintien d’un examen, Boufflers répond : « pourquoi toujours des contradicteurs ? (…) L’esprit de la loi est d’abandonner l’homme à son propre examen. (…) Vous voulez un contradicteur : je vous en offre deux, dont l’un est plus éclairé que vous ne pensez, et l’autre est infaillible : l’intérêt et l’expérience » (Archives parlementaires XXIV, 1885, pp.636-41).
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2. Le processus de marchandisation par la textualisation
Avec l’abandon de l’examen préalable, la loi sur les brevets de 1791 introduit plus
qu’une rupture purement rhétorique avec les privilèges d’invention de l’Ancien Régime ;
au-delà des redéfinitions juridiques et théoriques qu’elle engage, cette loi institue de
nouvelles dispositions pratiques dont la trivialité n’est qu’apparente. L’inventeur doit
désormais obligatoirement déposer une description, textuelle et éventuellement
graphique, de l’invention. Au moment même où les droits des auteurs se voient
reconnaître, c’est seulement en tant que l’inventeur se fait auteur, que l’invention devient
texte, que celle-ci peut être appropriée. Ainsi que l’avait relevé Foucault (1968), la
« fonction-auteur » est bien avant tout « rapport d’appropriation » – l’auteur est celui qui
est le seul propriétaire légitime de ses productions mentales. C’est alors bien plutôt par
un processus d’inscription (Latour, 1990) que par un processus d’abstraction que
l’invention et la connaissance technique passent du statut de privilège à celui de droit
(Biagioli, 2006). Plutôt que d’enregistrer le discours des acteurs, notamment celui qui
s’exprime dans la loi, et envisager la mise en propriété de la connaissance comme la
conséquence théorique inévitable du jusnaturalisme révolutionnaire, nous pensons que
c’est plutôt par l’analyse précise des dispositifs matériels introduits par la loi que la
marchandisation de la connaissance se fait jour. Dans le cas des brevets d’invention, ce
ne sont pas une machine ou un objet matériel qui constituent l’objet de la propriété, mais
bien l’idée ou la connaissance technique dont cette machine ou objet est l’expression
actuelle. Les complications engendrées par la propriété intellectuelle proviennent du fait
que celle-ci porte sur des immatériels, par définition difficilement susceptibles d’être
individués et précisément délimités. C’est par un dispositif de textualisation que, tant que
faire se peut, la connaissance va pouvoir être matérialisée afin d’être transformée en
propriété.
La matérialisation de la connaissance technique en inscriptions – textes et images –
dans les brevets d’invention constitue en quelque sorte l’aboutissement d’un projet
technologique né lors de la Renaissance, celui de la « réduction en art » (Vérin, 2008),
dont l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ou l’idée d’une Technologie comme science
des techniques (Guillerme et Sebestik, 1968 ; Hilaire-Pérez, 2013) ne seraient que des
étapes tardives. Ou plutôt, c’est sur fond de ce projet de « réduction en art », qui
fonctionne alors presque comme un discours au sens de Foucault (1971), que le dispositif
de transformation de l’invention en spécification (c’est le terme, d’origine anglaise, utilisé
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dès l’époque pour désigner la description de l’invention dans un brevet) s’inscrit. La
possibilité, supposée admise, de « réduire en art » la connaissance technique ouvre la voie
à la résolution des difficultés posées par la nécessité de la circonscription de l’immatériel.
Si l’on reprend l’analogie avec la terre comme quasi-marchandise, de la même façon que
le bouleversement de la propriété terrienne pendant la Révolution va nécessiter la mise
en place d’un nouveau Cadastre, l’institution de la propriété intellectuelle nécessite la
réunion de plans, de cartes de propriété de la connaissance dans un Cadastre immatériel
de facture inédite : le Directoire des brevets d’invention (éphémère institution
rapidement intégrée au Bureau des arts et manufactures du Ministère de l’Intérieur) où
ces cartes sont – en théorie – librement consultables. La spécification, c’est la carte de la
propriété revendiquée par l’inventeur, c’est l’instrument par lequel il délimite les contours
de sa marchandise6. C’est aussi ce qui rend la marchandise circulable : céder un brevet
d’invention, que ce soit totalement ou partiellement selon un modèle qui se rapproche de
celui de la licence, c’est pouvoir faire circuler un texte et modifier l’attribution de son
auteur. Enfin, après l’expiration du brevet, la spécification est vouée à être publiée et
diffusée pour enrichir les connaissances techniques du public – il s’agit d’alimenter un
domaine public du savoir technique7.
Cependant, comme il n’y a pas de raison de naturaliser la technique et la description
technique – il n’y a pas une seule manière de textualiser la connaissance technique, tout
comme il n’y a pas qu’une seule manière de faire preuve en science (Shapin et Schaffer,
1985 ; Licoppe, 1996) – les spécifications doivent être conçues comme un espace de jeu
où les brevetés peuvent déployer de multiples stratégies discursives. La spécification n’est
jamais la réduction neutre – même si elle se présente comme telle – d’une connaissance
technique en une inscription, mais bien plutôt le support des intérêts de leurs auteurs.
Modifier un mot, choisir un mode de narration plutôt qu’un autre, un graphisme
spécifique, c’est modifier en même temps la propriété revendiquée et jouer sur ses
frontières ; d’où l’intérêt, par exemple, de réduire l’invention technique à une idée, un
principe (pour le cas de Watt, voir Robinson, 1972), ou, contrairement aux usages des
textes scientifiques, de limiter les références à d’autres inventions ou textes, afin de
minimiser l’importance de l’état antérieur de la technique (prior art – pour un exemple
contemporain, voir Myers, 1995). Fidèle au libéralisme affiché par la loi de 1791,
6 Elle constitue « un titre clair et précis auquel [l’inventeur] peut recourir », dit Boufflers. 7 Le terme de « domaine public », d’abord utilisé pour qualifier des domaines de la Couronne, principalement terriens, est repris dès le début du XIXe siècle en référence à la propriété intellectuelle.
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7
l’administration n’édicte aucune recommandation ou conventions devant régir les
spécifications, ce qui semble laisser libre cours aux stratégies des inventeurs – ce qu’on
pourrait appeler leur style.
3. L’équipement marchand
Si l’analyse que fait Polanyi du désencastrement de l’économie de la vie sociale au
XIXe siècle et de l’avènement du marché autorégulateur a pu nous servir de grande
fresque d’arrière-plan pour mieux situer notre étude particulière, il reste qu’elle semble
achopper sur la caractérisation même du marché. Si, d’après Polanyi, la société de marché
échoue du fait de la méconnaissance de la dimension institutionnelle du marché, force est
de constater que Polanyi lui-même est peu disert sur ce qui constitue le soubassement de
l’action marchande. On aurait sans doute tort de voir le XIXe siècle comme le moment
de triomphe d’un libéralisme débridé ; ce qui se fait plutôt jour à ce moment, c’est une
distorsion inédite entre les discours des acteurs et leurs pratiques. À un discours libéral
du marché autorégulateur très répandu (et le discours de Boufflers en est une bonne
illustration) répondent des pratiques qui n’ignorent en rien les nécessités institutionnelles
de l’activité économique. Certains historiens de l’économie (Hirsch, 1991 ; Hirsch et
Minard, 1998) se sont penchés sur cette contradiction en montrant que le discours libéral
va de pair avec l’émergence de pratiques qui relèvent de ce qu’ils appellent le « plus-que-
privé ». Or, il nous semble que les ressources conceptuelles offerte par la sociologie
économique et également par l’économie des conventions permettent de caractériser plus
exactement l’analyse à effectuer : la construction d’un marché de la connaissance, ou tout
au moins la marchandisation de la connaissance, exige tout un ensemble de dispositifs de
qualification et de jugement, d’instruments cognitifs, ensemble sur lequel s’appuie le
travail d’« intermédiaires du droit ». Ces intermédiaires, comme les agents de brevets,
vont permettre d’articuler les énoncés juridiques et les conventions qui émergent d’un
apprentissage collectif des acteurs de l’invention.
Nous avons vu que le brevet d’invention est conçu comme un contrat liant le public,
instruit et suffisamment éclairé pour distinguer le bon produit du mauvais (Minard,
1998), et l’inventeur, sujet rationnel et calculateur qui sait aussi se faire auteur technique.
Il va de soi que ces deux entités n’existent pas naturellement ; il faut les construire, les
faire advenir par divers appuis au statut d’individu. À ce titre, la prolifération de la
littérature technique (Bret, Chatzis et Hilaire-Pérez, 2008) et des institutions techniques
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8
au début du XIXe siècle – par exemple, le Conservatoire des Arts et Métiers, la Société
d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, de multiples autres sociétés comme
l’Athénée des Arts, de nombreuses écoles industrielles ou techniques comme Centrale ou
les Arts et Métiers – mène à la production d’un ensemble de normes techniques
permettant d’assurer la qualité du produit échangé ainsi que de former le jugement des
acteurs marchands. Nous prendrons deux exemples d’institutions visant à former le
jugement de l’inventeur : le Conservatoire des Arts et Métiers, et au sein du Ministère de
l’Intérieur, un Comité consultatif des arts et manufactures dont l’existence et l’activité
sont relativement peu connues.
Le Conservatoire des Arts et Métiers
C’est de manière indirecte que le Conservatoire des Arts et Métiers véhicule des
normes venant former le jugement de l’inventeur. C’est en effet à cette institution
nouvellement créée qu’échoit le rôle de la publication des brevets expirés, prévue par la
loi de 1791, et c’est en 1811 que paraît le premier volume de la Description des machines et
procédés. L’examen de ces volumes et des spécifications originelles montre qu’à l’intention
première du législateur, qui n’était que de publiciser les brevets afin de les rendre au
« public », les employés du Conservatoire mêlent un autre objectif, qui est celui de
l’établissement : l’enseignement et la diffusion du savoir technique. Ils vont alors réaliser
un véritable travail de réécriture des mémoires, ainsi que d’adaptation des dessins aux
normes graphiques qui émergent alors dans cet établissement – celles du dessin
technique moderne (André, 1994). Il s’agit de rationaliser les mémoires écrits par les
brevetés, de les rendre plus intelligibles, et également, dans certains cas de critiquer
l’invention et de proposer des améliorations. Si l’on reprend la distinction faite par
Latour, le Conservatoire n’est pas un simple intermédiaire, mais bien plutôt un
médiateur8 : une fois que les spécifications remaniées circulent via la publication de la
Description des machines et procédés, elles exposent des normes textuelles et graphiques que
les inventeurs peuvent faire leurs. Dans l’exemple ci-dessous, au lavis réaliste, en couleurs
et en perspective, est substitué un dessin au trait à plat, analytique, multipliant les vues ;
d’une représentation naturaliste de l’objet technique, on passe à un schéma de conception
qui privilégie l’intelligence de l’objet à sa copie.
8 Le médiateur « transforme, traduit, distord, et modifie le sens ou les éléments qu’il est censé transporter », tandis que l’intermédiaire « véhicule du sens ou de la force sans transformation » (Latour, 2005, p. 58).
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Figures 1 et 2. Machine à tondre les draps brevetée par Jean-Henry Wathier (1804, brevet n° 1BA183), représentée dans le mémoire descriptif et dans volume 3 de la
Description…
Le Comité consultatif des arts et manufactures
Une autre institution véhiculant des dispositifs de qualification et de jugement, et de
manière plus directe, est le Comité consultatif des arts et manufactures. Très rapidement
après la loi de 1791, la délivrance des brevets sur simple demande et la disparition de
l’examen préalable ont fait débat. La liberté totale ne semblant pas porter les fruits qu’on
en attendait, dès 1798 est rétabli un examen, officieux, des inventions, confié à ce
Comité. Il ne s’agit pas en théorie d’évaluer la nouveauté et l’utilité des inventions,
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10
comme cela pouvait se faire sous l’Ancien Régime, mais d’examiner la conformité des
demandes à la loi de 1791, notamment de déterminer si la description est suffisamment
claire et précise ; dans le cas contraire, un supplément d’information, sous la forme de
nouveaux textes et dessins, sont demandés aux inventeurs. La lecture de ces avis permet
de reconstituer l’idée que se fait le Comité consultatif (dont certains des membres ne sont
autres que de grands savants de l’époque : Gay-Lussac, Ampère, Thénard, Coriolis) des
caractéristiques d’une bonne spécification9. À travers ces avis, c’est une figure de la
spécification idéale qui est construite, et les normes textuelles et graphiques qui
l’informent se voient diffusées aux acteurs de l’invention.
Par ailleurs, au-delà de son rôle de diffusion de normes de représentation et de
qualité des objets techniques, le Comité consultatif vient équiper le rapport soi-disant nu
entre l’inventeur et le public en conseillant le premier de ces acteurs, de manière
officieuse. Il s’agit de repérer si l’invention n’est que trop peu différente d’un objet
technique ou d’un procédé déjà existant, qu’il soit breveté ou non, et d’en informer le
pétitionnaire pour qu’il sache à quoi il s’engage lors de la procédure. Ainsi, lorsqu’en
1801 Dollfus et Jaegerschmidt souhaitent breveter des « perfectionnements ajoutés à la
fabrication de l’acide muriatique oxigéné », tout un ensemble d’observations est porté à
leur connaissance :
« Ils remettent une description très détaillée et très complette de leurs procédés, ils y joignent des dessins qui sont faits avec soin et exactitude (…). Le Bureau estime donc que le Brevet qu’ils réclament doit leur être accordé, mais il croit devoir présenter les observations suivantes sur les divers perfectionnements proposés par les pétitionnaires : 1° On se sert depuis longtemps dans plusieurs manufactures, et en particulier à Rouen, d’appareils métalliques pour la préparation de l’acide muriatique oxigéné. 2° Il est très indifférent de préparer le muriate suroxigéné de potasse, avec la potasse caustique, ou avec le carbonnate de potasse (…). Il n’y a donc dans cette dernière partie de leur procédé rien qui ne soit connu et qui puisse mériter la préférence des artistes. Le Bureau est d’avis qu’il soit écrit aux pétitionnaires dans le sens de ces observations pour leur éviter l’inconvénient de demander un brevet dont l’obtention leur serait inutile »10.
9 Quatre points semblent stylistiquement essentiels aux yeux de ses membres : le dessin doit comporter une échelle ; le dessin doit être un dessin au trait, et non un lavis, et doit être tracé à l’encre plutôt qu’au crayon ; ce dessin doit offrir plusieurs vues de l’objet technique, en général plan, vue, et élévation ; la meilleure façon de décrire ce dessin est de faire usage de « lettres indicatives » qui seront reproduits dans une légende ou, encore mieux, dans un texte expliquant le fonctionnement de l’invention 10 Brevet n° 1BA2072.
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Les membres du Comité consultatif donnent parfois également leur avis sur la faisabilité
de l’invention, et pas seulement sur sa nouveauté. Ainsi, lorsqu’en 1836 Pierrard
demande un brevet d’invention pour une « machine hydraulique propre à remplacer les
pompes à feu », le Comité consultatif lui indique que « sa machine est conçue d’après une
idée fausse et il est fort à craindre qu’elle ne produise pas l’effet qu’il en attend »11.
On le voit : le Comité consultatif des arts et manufactures est un médiateur, placé à
l’interface entre l’inventeur et la société, pour informer le premier des termes du contrat
dans lequel il s’engage ; autrement dit, pour assurer une partie de la charge d’individu, de
sujet rationnel et calculateur que la loi fait supporter à l’inventeur. Lorsque certains
inventeurs semblent s’offusquer de l’ingérence de l’administration dans leurs demandes, il
leur est rappelé que l’avis du Comité n’est que consultatif et qu’ils sont « libres de
persister dans leur demande, à leurs risques et périls ». D’autres toutefois intègrent ce
dispositif d’intermédiation dans leurs stratégies. Certains inventeurs renoncent à leurs
demandes, une fois officieusement conseillés par le Comité consultatif. D’autres
inventeurs – et c’est particulièrement le cas des agents de brevets –, avant même
l’examen du Comité consultatif, font appel à l’expertise de ses membres pour connaître
les antécédents techniques qui pourraient invalider leur propriété.
Les agents de brevets
Il est significatif que ce soit seulement après que la loi de 1791 reformule et clarifie le
statut du privilège d’invention d’Ancien Régime sous la forme d’un droit de propriété,
qu’émerge une nouvelle profession qui va se spécialiser dans la marchandisation de la
connaissance technique. Assez tôt, vers la fin des années 1810, sur le modèle anglais12,
une activité inédite apparaît à Paris, lorsque Louis-Henry-Joseph Truffaut ouvre un
cabinet d’agents de brevets à Paris13. La profession se développe rapidement, et à travers
la lecture des brevets déposés pendant la période, on peut voir un petit milieu
d’ingénieurs et de juristes se constituer autour de cette propriété nouvelle qu’est le
brevet14. Les services qu’ils proposent aux inventeurs sont multiples : tout d’abord, ils
s’occupent de la demande de brevets et des formalités administratives, ce qui implique la
11 Brevet n° 1BA5254. 12 Voir Dutton (1984). 13 Voir Galvez-Behar (2006) pour la fin du XIXe siècle. 14 Depuis le moment de leur apparition, en 1819, la proportion de brevets traitée par les agents de brevets croit progressivement pour s’élever à 12,5 % en 1837. Dans la très grande majorité des cas, les brevets pris par l’intermédiaire d’agents sont le fait d’inventeurs étrangers, américains et surtout anglais ; toutefois, le recours à ces agents par les inventeurs française se développe à partir du milieu des années 1830.
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12
plupart du temps la rédaction des mémoires descriptifs et la préparation des dessins ; à ce
service principal s’ajoutent notamment l’information technique et commerciale (en
particulier, la consultation des brevets déjà déposés) ainsi que la facilitation des cessions.
Médiateurs entre l’inventeur et l’administration, entre l’inventeur et le marché, les
agents de brevets, par la quantité de brevets qu’ils traitent, introduisent, en plus d’un style
qui leur est propre, une certaine uniformité dans la rédaction des spécifications.
Véritables « intermédiaires du droit » (Bessy, Delpeuch et Pélisse, 2011 ; Bessy et
Chauvin, 2013), ils vont permettre l’articulation des normes venues d’en haut, qu’elles
soient juridiques – celles qui sont inscrites dans la loi elle-même, mais aussi dans la
jurisprudence qui se constitue progressivement – ou scientifiques – dont le Comité
consultatif des arts et manufactures, ainsi que le Conservatoire des Arts et Métiers, sont
des véhicules –, avec les conventions venues d’en bas, telles qu’elles émergent des
pratiques des micro-acteurs que sont les brevetés. Pour ce qui s’agit des spécifications,
vont être articulées par les agents de brevets des normes techniques de précision,
d’opérationnalité et de reproductibilité, et des conventions mettant en avant l’idéalisation
et la schématisation de l’invention. Prenons l’exemple des mémoires rédigés par le
cabinet de Perpigna, qui ont une structure très formalisée. Le mémoire commence par
une courte « Introduction » dans laquelle est exposée la « nature », le « principe » de
l’invention. Suit alors la partie centrale, qui consiste en une description de dessins : ceux-
ci sont d’abord présentés brièvement un à un, avant d’être plus précisément décrits par le
recours au texte et à des lettres indicatives15. À la fin de la description, le dernier
paragraphe expose ce qu’il y a de nouveau dans l’invention et ce que l’inventeur
15 Par exemple, voici un extrait du mémoire correspondant au brevet n° 1BA6422 pris par Nicholson en 1838 pour des « perfectionnements dans les machines à filer » : « En supposant que la machine soit mise en mouvement par la courroie E pendant que le charriot C est sous les cylindres d’amène, le premier mouvement qui est nécessaire et que je vais décrire est la sortie du charriot, ce que j’obtiens au moyen de la courroie D activée par la poulie D’ à laquelle elle est attachée… »
Figure 3. Le cabinet de Jurisprudence industrielle d’Antoine Perpigna.
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revendique donc comme sa propriété, souvent par l’utilisation d’une anaphore « Je
signale comme nouvelle… Je signale comme nouvelle… Etc. » ; ce dernier paragraphe
consiste d’ailleurs souvent en une reprise de l’introduction. Le travail de médiation,
d’articulation des intermédiaires du droit donne donc naissance à un style presque
paradoxal, à tout le moins hydride, et ce pour deux raisons : 1) à l’exigence de
délimitation et de revendication de la propriété nouvelle (ce qui sera plus tard formalisé
dans la partie de la spécification que l’on appelle claim) répond, comme en contrepoint,
l’idée que l’invention peut être réduite à un principe, ce qui étend l’invention au-delà de
son actualisation dans une machine particulière ; 2) à l’exigence de description précise et
minutieuse des parties de la machine, facilitée par l’emploi de lettres indicatives, répond
un style qui, comme on le voit dans la note 14, décrit ces parties non pour elles-mêmes
mais seulement en tant qu’elles font partie d’un tout qui les dépasse, ou plus exactement
d’un « mouvement » qui les actionne – ce mouvement pouvant justement être identifié au
principe de l’invention.
Schéma 1. Les intermédiaires du droit, ou la médiation entre normes et conventions
Le nouveau est avant tout immatériel
Les parties font l’assemblage
Introduction Invention = principe
Description Parties de la machine
Conclusion Nouveauté de
l’invention
IDÉALISATION PRÉCISION
La propriété est délimitée
L’assemblage supplante les parties
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Conclusion
La loi sur les brevets de 1791, en tant qu’elle constitue ces derniers en véritables
droits (naturels) de propriété, semble participer de ce mouvement de désencastrement de
l’économie dont parlait Polanyi. Elle institue un processus inédit de marchandisation de
la connaissance en requalifiant les acteurs de l’innovation par diverses fictions théoriques,
dont la Nature et le Contrat sont les plus efficaces. La logique libérale qui préside à cette
loi laisse alors face-à-face deux entités, l’inventeur(-génie-auteur-entrepreneur) et le
public(-éclairé-instruit-consommateur). Nous avons tâché cependant de montrer que ce
processus de mise en marchandise de la connaissance n’allait pas de soi : d’abord parce
qu’il faut construire l’invention technique comme marchandise, par le biais
d’inscriptions ; ensuite parce qu’un tel travail passe par la mise en place de divers
dispositifs de qualification et de jugement, dont nous avons donné quelques exemples.
Au regard de la situation contemporaine, et notamment d’un éventuel « second
mouvement d’enclosure », cette étude appelle trois ensembles de remarques :
1) Si le recours au dépaysement historique amène à relativiser la nouveauté des
transformations actuelles, ce n’est pas tant parce que l’appropriation et la
marchandisation de la connaissance ont une histoire déjà longue de deux siècles, mais
plutôt parce qu’au regard des dispositifs que nous avons étudiés, il semble que le
processus de mise en marchandise de la connaissance soit aujourd’hui beaucoup plus
équipé, plus intermédié qu’autrefois. La délivrance des brevets sur simple demande (et
peut-être la logique libérale sur laquelle elle se fondait) a laissé place à un retour de la
procédure de l’examen préalable, ce qui a donné lieu à l’émergence d’un nouveau groupe
professionnel, celui des ingénieurs examinateurs, dont la puissance normalisatrice est très
forte. Nous manquons hélas d’études ethnographiques sur ces acteurs et les institutions
dans lesquelles ils travaillent, Patent Office aux États-Unis ou Institut National de la
Propriété Industrielle en France.
Le « second mouvement d’enclosure » n’est ainsi peut-être pas aussi dérégulé, ou
« désencastré » qu’on le croit. De surcroît, cette thèse, en concevant l’extension de la
brevetabilité comme une enclosure, en vient facilement à une critique de bon aloi de
l’extension de l’empire de la propriété sur le – c’est-à-dire aux dépens du – domaine du
commun. Le domaine public ne serait que l’envers, que le « reste » de la propriété (Boyle,
2008). Ne serait-il pas toutefois plus pertinent d’adopter une vision plus fine et
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dialectique de l’appropriation, au sens où ce serait bien plutôt la possibilité de l’appropriation
qui participerait à la définition de ce qui constitue le commun ?
2) Pour certains partisans de la thèse du « second mouvement d’enclosure », la rupture
contemporaine consisterait dans le fait qu’aujourd’hui ce ne serait pas seulement
l’invention qui est appropriable (ce qu’ils considèrent comme acceptable), mais que ce
serait la connaissance elle-même qui pourrait désormais devenir une marchandise (Azam,
2007). La relative indistinction à laquelle nous avons renvoyé les termes
de « connaissance », d’« invention », de « technique », etc., dans notre étude ne doit pas
être prise pour une imprécision ; il s’agit au contraire d’un parti-pris qui tire les
conclusions de ce que la nouvelle sociologie des sciences (et avant elle, quoique
différemment, l’épistémologie historique de Bachelard16) nous a appris des liens entre
science et technique, des techniques et de la culture matérielle de la science, ou encore de
la technoscience. Par ailleurs, on ne voit pas bien pourquoi, par exemple, l’ « invention »
gène-α-modifié serait plus proche d’une « connaissance », la science de la génétique, que
l’« invention » machine à vapeur – qu’on pourrait très bien présenter comme une
« application » de la science de la thermodynamique. Aussi il y a sans doute une technoscience
du XIXe siècle.
3) Les débats contemporains ont porté essentiellement sur l’extension de la
brevetabilité aux domaines du vivant et du logiciel, soit deux domaines scientifiques – la
génétique et l’informatique – qui ont été profondément modelés par l’avènement du
paradigme linguistique. Le vivant et le logiciel sont tous deux des codes, c’est-à-dire des
formes de texte. Or nous avons montré dans notre étude que le processus de mise en
marchandise de la connaissance passait par sa nécessaire textualisation, par sa
transformation en inscriptions : c’est l’inscription qui fait la propriété. De sorte qu’on
pourrait alors lire le processus de marchandisation de la connaissance comme simplement consubstantiel
à l’extension de la mise-en-texte du monde, d’une fondamentale Inscription17.
16 Sur cette proximité, voir Rheinberger (2005), notamment le chapitre 5, « Die Wissenschaft des Konkreten ». 17 Rheinberger, partant de la grammatologie de Derrida, s’intéresse à la possibilité d’une écriture généralisée dans la nature, l’histoire et la science (« fragt nach der Möglichkeit einer generalisierten Schrift in Natur, Geschichte und Wissenschaft ») – voir le premier chapitre, « Alles, was überhaupt zu einer Inskription führen kann », de Rheinberger (2005).
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