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Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 45 | 2019 Platon Les effets du logos socratique The Effects of the Socratic Logos Létitia Mouze Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cps/1405 DOI : 10.4000/cps.1405 ISSN : 2648-6334 Éditeur Presses universitaires de Strasbourg Édition imprimée Date de publication : 30 mai 2019 Pagination : 13-38 ISBN : 979-10-344-0047-8 ISSN : 1254-5740 Référence électronique Létitia Mouze, « Les effets du logos socratique », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 45 | 2019, mis en ligne le 30 mai 2019, consulté le 28 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/ cps/1405 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cps.1405 Les contenus de la revue Les Cahiers philosophiques de Strasbourg sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

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Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 45 | 2019Platon

Les effets du logos socratiqueThe Effects of the Socratic Logos

Létitia Mouze

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/cps/1405DOI : 10.4000/cps.1405ISSN : 2648-6334

ÉditeurPresses universitaires de Strasbourg

Édition impriméeDate de publication : 30 mai 2019Pagination : 13-38ISBN : 979-10-344-0047-8ISSN : 1254-5740

Référence électroniqueLétitia Mouze, « Les effets du logos socratique », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne],45 | 2019, mis en ligne le 30 mai 2019, consulté le 28 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/cps/1405 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cps.1405

Les contenus de la revue Les Cahiers philosophiques de Strasbourg sont mis à disposition selon lestermes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans lesMêmes Conditions 4.0 International.

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Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, i / 2019

Les effets du logos socratique

Létitia Mouze

On connaît la définition de « ce qui est » dans le Sophiste :

« Je soutiens que ce qui possède une puissance quelconque soit d’agir sur quelque chose d’autre, quoi que ce soit, soit de pâtir, même de la façon la plus infime, sous l’action de la chose la plus insignifiante, même si c’est seulement une fois, je soutiens que tout ce qui est tel est réellement. Je propose en effet de définir les choses qui sont comme n’étant pas autre chose que puissance »1.

Puisque le logos fait partie de « ce qui est »2, il est donc lui-même puissance. En quoi consiste cette puissance ? Le Phèdre répond à cette question : le discours « conduit les âmes » (psuchagôgei)3. Cela signifie qu’il agit sur elles, et qu’elles pâtissent de lui. Ceci vaut pour le logos philosophique : il produit sur l’âme des effets. Cette action psychagogique du logos philosophique est exhibée dans les dialogues, où l’on « voit » Socrate discutant avec divers interlocuteurs, qui réagissent à ses paroles : en effet, Platon met indissociablement en scène le logos socratique avec ses caractéristiques bien connues (choix du dialogue, et plus précisément choix d’interroger4, utilisation d’images

1 Platon, Sophiste, 247d-e. Sauf indication contraire, je traduirai moi-même les citations des dialogues.

2 Sophiste, 260a.3 Phèdre, 261a.4 Ce choix est explicité à plusieurs reprises, par exemple dans le Protagoras

(335a-c) ou encore dans le Gorgias, c’est-à-dire lorsque Socrate se trouve confronté aux professionnels du logos qui, eux, ont l’habitude de monologuer. Le choix de ce rôle est cohérent avec l’affirmation constamment réitérée du philosophe qu’il ne sait rien. C’est ce qu’il fait valoir auprès de Thrasymaque qui l’accuse de se dérober et de se donner le beau rôle : « Mais comment, excellent homme, quelqu’un pourrait-il répondre, alors qu’il ne sait pas et qu’en plus il dit ne pas savoir ? » (République, I 337e. Cf. aussi Théétète, 150c-d).

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triviales5) et les réactions de ses interlocuteurs à ce logos. F. Gregorio fait remarquer que la forme dialogique employée par Platon a pour effet de « [briser] l’hypnose poétique et sophistique […] par l’interruption de l’interlocuteur et l’injonction de la répétition »6. Si la conséquence en est la « fin du charme »7, il n’en reste pas moins que, de son propre aveu, « [n]ous passons de l’hypnose poétique à l’hypnose théâtrale et dialectique »8, c’est-à-dire d’une hypnose à une autre. Contre les lectures logiques du discours socratique, c’est-à-dire philosophique (Socrate étant le philosophe par excellence), je voudrais montrer que Platon met effectivement en scène une hypnose propre à celui-ci, dont les effets sont d’ordre affectif, et que c’est par ce biais qu’ils sont aussi d’ordre intellectuel9. Dès lors, le logos philosophique agit sur l’âme tout entière, dont il modifie la structure10.

I. Les effets attendus du discours philosophique

1) L’elenchos socratique

Le but de l’elenchos est thématisé dans un passage du Sophiste, au moment de la sixième définition du personnage, en 230b-e :

« L’Étranger. – Ils interrogent un individu au sujet de ce dont il croit dire quelque chose alors qu’il ne dit rien, puis il leur est facile de soumettre ses opinions à un examen critique, car elles sont incertaines : grâce à leurs discours, ils les ramènent à un même point pour les confronter, et, les confrontant, ils montrent que sur les mêmes sujets, sous les mêmes rapports, selon les mêmes points de vue,

5 Cf. Gorgias, 490c-d, 490e-491a.6 F. Gregorio, « Transits, lieux et formes du discours philosophique grec »,

p. 393.7 Ibid.8 Ibid.9 F. Gregorio fait en effet remarquer que c’est le plus souvent l’aspect

logique de l’elenchos qui a été souligné (« Vérité du tribunal et / ou tribunal de la vérité », p. 51).

10 C. Collobert souligne également, dans son article « La rhétorique au cœur de l’examen réfutatif socratique : le jeu des émotions dans le Gorgias », les effets émotionnels du discours socratique, mais dans un autre but : elle cherche à montrer qu’il y a une dimension rhétorique de l’entretien socratique, et à la distinguer de la rhétorique sophistique, quant à sa visée et à ses effets.

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elles se contredisent. Ce que voyant, leurs interlocuteurs se fâchent contre eux-mêmes, mais s’adoucissent envers les autres. Grâce à cette manière de faire, ils sont délivrés de l’opinion orgueilleuse et rigide qu’ils ont d’eux-mêmes, délivrance qui est de toutes la plus agréable pour l’auditeur, et pour celui qui en bénéficie la plus solide. C’est qu’en effet, cher enfant, ceux qui les purifient pensent comme les médecins du corps qui estiment que celui-ci ne peut pas tirer profit de la nourriture qu’on lui donne avant qu’on n’en ait expulsé ce qui en lui y fait obstacle : eux ont la même idée en ce qui concerne l’âme, à savoir qu’elle ne retire aucun avantage des connaissances qu’on lui enseigne avant que, ayant conduit par la réfutation l’individu réfuté à avoir honte, ayant chassé les opinions qui en lui font obstacle aux connaissances enseignées, on ne l’ait amené à la pureté, et à ne croire savoir que cela seul qu’il sait effectivement, pas plus.

Théétète. – C’est effectivement la meilleure et la plus sage des dispositions !

L’Étranger. – Pour toutes ces raisons, Théétète, il nous faut dire que la réfutation est la plus importante et la plus décisive des purifications, et il nous faut considérer en revanche celui qui n’a pas subi la réfutation, fût-il le Grand Roi en personne, comme n’ayant pas été purifié de ses souillures les plus importantes, dépourvu d’éducation, et laid, en tout ce en quoi il convient d’être parfaitement pur et beau si l’on veut être réellement heureux »11.

L’effet de l’elenchos est nommé « purification », dont l’inverse est, selon la fin du texte, le « manque d’éducation » et la laideur qui empêchent d’être « réellement heureux », c’est-à-dire la laideur de l’âme, ou encore son vice (kakia), par opposition à son excellence (aretè), condition sine qua non (selon Platon) du bonheur12. Le logos élenchtique a donc vocation à produire un effet éducatif. Il chasse « les opinions qui font obstacle au savoir enseigné », c’est-à-dire l’impression de savoir alors que l’on ne sait pas. Purifiée de l’opinion qu’elle sait, l’âme prend conscience qu’elle ne sait pas. C’est l’origine des sentiments attendus : colère envers soi-même et adoucissement envers les autres, lesquels se synthétisent dans la honte. Le but visé par l’elenchos est donc d’ordre affectif.

11 Voir également Hippias Majeur, 286d, République, V 476d-e.12 C’est la démonstration de la République.

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Ces effets concernent plus précisément le thumos : équivalents politiques de cette partie de l’âme13, les gardiens de la République sont caractérisés par ce mélange paradoxal de colère (vis-à-vis des ennemis) et de douceur (vis-à-vis des amis), et l’éducation (gymnastique et musique) qui leur est donnée a pour but de développer cette double capacité14. De plus, en République IV, la colère est l’affect propre à la partie thumètikon de l’âme15. Quant à la honte, elle est aussi propre au thumos : elle est le sentiment éprouvé par celui qui en est l’image, le cheval blanc de l’attelage ailé du Phèdre16.

Ne croyant plus savoir, ceux qui ont subi l’elenchos socratique devraient devenir par là même philosophes. Être philosophe, c’est en effet désirer savoir. Si ce désir est assurément celui de la partie rationnelle de l’âme17, il ne peut se déployer que si celle-ci règne sur les autres parties18. Il correspond donc à un état général de l’âme : à la doxosophia, se substitue la philosophia.

Socrate ne cherche pas, en effet, à persuader ses interlocuteurs d’une doxa particulière, comme le font les orateurs, mais à les persuader du caractère doxique de leur prétendu savoir : il s’agit de leur faire prendre conscience que ce qu’ils croient être un savoir, une sophia, n’est en fait qu’une doxa, donc une doxosophia, une apparence de savoir ou un croire savoir19. Or la résistance à la philosophia (le fait de s’accrocher à ses doxai) vient des parties irrationnelles de l’âme : amour du dèmos de Calliclès20, amour des honneurs21, ou encore peur22. Il s’agit donc d’agir sur les affects qui empêchent la philosophia, le principal étant la philautia, l’amour de soi, dont Platon souligne dans les Lois qu’il est la

13 Cf. République, II 375a, où le jeune chien, image du gardien, doit être thumoeides, de la forme du thumos.

14 République, II 375c-376a.15 République, IV 439e-441d.16 Cf. Phèdre, 254a, où l’aidôs caractérise le cheval blanc, 254c, où cette fois il

s’agit de l’aischunè que lui fait éprouver le comportement impudique de son noir compagnon d’attelage, taxé, lui d’anaideia (impudence, 254d).

17 Cf. République, IX 581b.18 République, IX 581b-c.19 Cf. Phèdre, 275a.20 Cf. Gorgias, 481d-482a.21 Ainsi Alcibiade dans le Banquet (cf. infra).22 Cf. Phédon, 91c-d.

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racine du mal de l’âme23. La philosophia doit se substituer à la philautia. Or ceci implique une réorganisation de l’âme tout entière, puisqu’une âme est caractérisée par un désir, et que ce désir qui la définit est fonction du rapport de ses différentes parties entre elles24. L’effet escompté de l’elenchos est donc une modification de la structure psychique par le biais d’une action affective. Cette action est identifiée à une incantation.

2) L’incantation

Dans le Phédon, alors que Socrate vient d’ajouter au premier argument des contraires en faveur de l’immortalité de l’âme l’argument de la réminiscence, il observe que Simmias et Cébès aimeraient approfondir ce logos (77d), et paraissent craindre, de manière enfantine, la disparition de l’âme après la mort. De fait, Cébès réclame à Socrate un logos persuasif pour lutter contre cette peur : « Ce dont il a alors besoin, cet enfant, c’est d’une incantation quotidienne, jusqu’à ce qu’enfin sa peur soit exorcisée »25. Si ce logos persuasif est identifié à une incantation, c’est parce qu’il est répété, et parce que son action s’exerce sur la peur, c’est-à-dire sur un affect, afin de le modifier. À la fin du Phédon, après avoir déployé divers logoi en faveur de l’immortalité de l’âme, Socrate termine par un muthos concernant la destinée post-mortem des âmes en fonction de leur valeur éthique, et conclut en soulignant que, si cette description n’est pas littérale, il n’en reste pas moins qu’il convient de soutenir qu’il en va à peu près ainsi, et qu’il faut de tout cela « faire pour soi-même une incantation »26. Là encore, parler d’incantation se justifie par le caractère répétitif du logos, répétition qui est au fondement de son pouvoir, comme à la fin du Gorgias lorsque Socrate répond à Calliclès, ébranlé mais pas totalement persuadé, que c’est en reprenant l’examen à plusieurs reprises qu’il sera enfin convaincu27. S’il ne s’agit que de répéter, il ne s’agit donc pas de convaincre la raison au moyen d’arguments rationnels qui seraient meilleurs : l’âme doit être imprégnée petit à petit par un logos dont l’effet est par conséquent d’abord affectif. Le logos philosophique modifie donc l’âme par l’action sur les affects :

23 Cf. Lois, V 727a sq., et surtout 731d-e.24 République, IX 580d sq.25 Phédon, 77e (traduction M. Dixsaut).26 Phédon, 114d.27 Gorgias, 513c-d.

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« Ce qui soigne l’âme, ce sont certaines incantations, et ces incantations, ce sont les beaux discours, grâce auxquels la tempérance (sôphrosunèn) advient aux âmes »28.

Les « beaux discours » sont ceux qui disent vrai et qui incitent à l’excellence. Répétés, ils agissent sur les affects : la tempérance est en effet la maîtrise des affects. C’est pourquoi ils sont des incantations.

On pourrait penser qu’il ne s’agit pas, dans ces cas, et en particulier dans le Phédon, de logoi proprement philosophiques (qui eux seraient rationnels argumentatifs, et agiraient sur la raison), et que c’est pour cela qu’ils sont comparés à des incantations qui agissent sur les affects29. La célèbre fin du Criton me paraît montrer qu’il n’en est rien :

« Ces paroles, cher Criton, sache-le, j’ai l’impression de les entendre, comme les corybantes ont l’impression d’entendre les flûtes, et le bruit de ces discours bourdonne en moi et me rend incapable d’en entendre d’autres »30.

« Ces paroles » (logoi) renvoient à la prosopopée des Lois, c’est-à-dire au discours raisonnable et argumenté par lequel ces dernières cherchent à persuader Socrate de ne pas s’enfuir de prison : c’est ce discours qui agit de manière affective. L’argument (puisque les Lois argumentent) est bien incantation, et son effet ici décrit est affectif.

Les effets attendus du logos socratique sont donc affectifs. Il en va de même des effets « réels » de ce même logos sur les interlocuteurs de Socrate, même si ces effets ne sont pas forcément ceux escomptés.

II. Parole de sorcier

1) Ménon, 79e-80b

Socrate vient de mettre à mal une énième tentative de définition de la vertu par Ménon. Il faut, dit-il, tout reprendre depuis le début. Ménon n’en peut plus :

28 Charmide, 157a.29 Sur cette identification, à mon sens non pertinente chez Platon, du

philosophique à l’argumentation rationnelle hypothético-déductive, je me permets de renvoyer à mon article « Quelques réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon ».

30 Criton, 54d.

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« Socrate, avant de te rencontrer, j’ai entendu dire que tu ne fais rien d’autre que te mettre toi-même en difficulté ou y mettre les autres. Et à présent aussi j’ai l’impression [moi dokeîs] que tu m’ensorcelles [goèteueis], que tu me drogues [pharmatteis], que tu m’enveloppes complètement dans des incantations [atechnôs katepaideis], si bien que je me retrouve au beau milieu d’une difficulté inextricable. Tu me donnes même absolument l’impression, pour plaisanter un peu, de ressembler beaucoup, tant par ton aspect que par tout le reste, à ce large poisson de mer, la torpille [narkèi] : elle produit sur celui qui s’en approche et qui la touche un effet d’engourdissement [narkân poiei], et toi aussi, en ce moment, tu me donnes l’impression de produire sur moi un effet du même genre. Car j’ai réellement l’âme et la bouche engourdies, et je ne sais pas quoi te répondre. Pourtant, j’ai prononcé des milliers de fois des discours sur l’excellence devant plein de monde, et avec grand succès, du moins j’en avais l’impression. Mais là je ne suis même pas capable de dire ce qu’elle est. J’ai l’impression que tu as raison de ne pas vouloir partir d’ici et voyager : si, étranger, tu faisais des choses comme ça dans une autre cité, tu serais très vite chassé comme sorcier. »

Ménon décrit en des termes psychologiques, physiques et physiologiques l’effet produit sur lui par le discours de Socrate : engourdi, paralysé, il ne peut rien dire sur l’excellence. Or ce silence auquel il se trouve réduit est surprenant, puisqu’il a maintes fois déjà parlé de l’aretè. Cette étrange contradiction, et l’état physiologique d’engourdissement qu’il évoque, lui font interpréter l’effet produit sur lui par le logos socratique comme un ensorcellement. Parler d’ensorcellement, c’est suggérer que le logos, assimilé à une drogue et à une incantation31, produit un effet qui n’est pas spécifiquement intellectuel ou rationnel : c’est suggérer que son action porte, non pas seulement sur la partie rationnelle de l’âme, mais d’abord sur les affects, et, par là, sur l’âme tout entière, dans toutes ses dimensions. Gorgias, dans l’Éloge d’Hélène, relève une analogie entre « la puissance du discours à l’égard de l’ordonnance de l’âme » et « l’ordonnance des drogues à l’égard de la nature des corps » :

« De même que certaines drogues évacuent certaines humeurs, et d’autres drogues, d’autres humeurs, que les unes font cesser la

31 L’incantation (parole, chant) accompagne les drogues (plantes) : cf. Charmide, 155e.

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maladie, les autres la vie, de même il y a des discours qui affligent, d’autres qui enhardissent leurs auditeurs »32.

Ici, ce sont les effets affectifs des logoi qui justifient la comparaison avec des drogues. Au § 10, Gorgias décrivait également en termes affectifs l’effet produit par les incantations33. En employant le vocabulaire de la magie, en remarquant qu’il n’est plus en mesure de parler (legein), Ménon suggère de même le caractère affectif des effets produits par le logos socratique.

2) Banquet, 215b-216c

Alcibiade a proposé de faire l’éloge de Socrate au moyen d’images. Il le compare aux silènes, en particulier au satyre Marsias :

« Que, au moins par ton aspect extérieur, tu sois semblable à eux34, Socrate, toi-même, je pense, tu ne le contesterais pas. Mais voici en quoi tu leur ressembles aussi pour le reste : écoute. Tu es insolent. Non ? Si tu n’es pas d’accord, je produirai des témoins. Mais tu n’es pas un joueur de flûte. Pourtant, tu es bien plus prodigieux que notre personnage35 [polu ge thaumasiôteros ekeinou]. Lui, c’est au moyen d’instruments qu’il charmait [ekèlei] les humains, par la puissance de sa bouche […]. Toi, tu es lui bien supérieur, parce que c’est sans instruments, par des discours nus, que tu produis le même effet. Nous en tout cas, quand nous entendons un autre que toi, un très bon orateur, prononcer d’autres discours que les tiens, nous n’en avons pour ainsi dire rien à faire. Mais quand c’est toi qu’on écoute, ou tes discours dits par un autre, même si celui qui parle est tout à fait nul, que l’auditeur soit une femme, un homme, ou un adolescent, nous sommes tout étourdis [ekpeplègmenoi esmen] et possédés [katechometha]. Moi en tout cas, messieurs, si je ne risquais pas de vous donner l’impression d’être complètement ivre, je vous dirais sous le sceau du serment quels effets les discours de cet homme ont produits, et produisent encore maintenant, sur moi [oia dè pepontha autos hupo tôn toutou logôn kai paschô eti kai nuni]. Quand

32 Éloge d’Hélène, § 14, Traduction de Paul Demont.33 Pour C. Collobert (« La rhétorique au cœur de l’examen réfutatif

socratique », p. 133), qui rapproche aussi les deux textes, Platon a en tête ce passage de l’Éloge d’Hélène en écrivant ces lignes.

34 Il s’agit des silènes.35 Il s’agit du satyre Marsyas.

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je l’écoute, j’ai le cœur qui bat bien plus que celui des corybantes, ses discours me font verser des larmes. Et je vois que d’autres aussi, et très nombreux, subissent les mêmes effets [ta auta paschontas]. Or quand c’est Périclès que j’écoute, et d’autres bons orateurs, je trouve certes qu’ils parlent bien, mais ils ne produisent pas sur moi les mêmes effets : mon âme n’est pas bouleversée [ouk etethorubèto mou hè psuchè], elle ne se révolte pas [oud’ èganaktei] à l’idée qu’elle est dans la disposition d’un esclave. Mais ce Marsyas m’a bien des fois mis dans un tel état [houtô dietethèn] que j’ai l’impression […] qu’on ne peut pas vivre comme je le fais. Et cela, Socrate, tu ne diras pas que ce n’est pas vrai. Maintenant encore j’ai bien conscience que si je consentais à lui prêter l’oreille, je ne résisterais pas [ouk karterèsaimi], mais j’éprouverais les mêmes effets [tauta an paschoimi]. C’est qu’il me force à reconnaître [anagkazei gar me homologeîn] que, alors que bien des choses me font défaut, je continue à ne pas m’occuper de moi, mais à intervenir dans les affaires des Athéniens. Me voilà donc forcé de fuir, comme si je me bouchais les oreilles pour échapper aux sirènes, fuir, pour ne pas vieillir en restant assis ici à côté de cet homme. Mais il est le seul parmi les humains devant qui j’éprouve [pepontha] quelque chose que personne ne penserait pouvoir m’atteindre : la honte [to aischunesthai] devant autrui. Sauf que moi, c’est devant lui seul que j’ai honte. Car j’ai conscience de ne pouvoir, ni tenir un discours contraire au sien [ou dunamenôi antilegein], ni dire qu’il ne faut pas faire ce qu’il recommande, et pourtant d’être faible, lorsque je le quitte, devant les marques d’honneur octroyées par la foule. Alors je le fuis comme un esclave qui s’échappe, et quand je le vois, j’ai honte [aischunomai] de ce que j’ai accepté [ta hômologèmena]. Bien souvent j’aurais plaisir à ne plus le voir parmi les humains ; mais je sais bien que, si cela arrivait, j’en aurais une grande peine, si bien que je ne sais comment me comporter vis-à-vis de cet individu. »

Les effets ici décrits sont d’abord physiques (les larmes, le cœur qui bat), puis affectifs (bouleversement, révolte, honte), et enfin « intellectuels » (la doxa éthique engendrée). Ils mettent en jeu les différentes parties de l’âme distinguées par Platon : les effets physiques correspondent à la partie « mortelle » de l’âme36, étroitement liée au corps37 ; la révolte et la

36 Cf. Timée, 69e.37 Les larmes, comme expression de la peine, pourraient être davantage le fait de

l’epithumètikon, tandis que les battements de cœur paraîtraient concerner le thumos : sur le lien entre cœur (kardia) et thumos, voir O. Renaut, Platon, La médiation des émotions. L’éducation du thymos dans les dialogues, p. 217-221.

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honte sont spécifiques de la partie thumètikon 38 ; enfin, la doxa relève de la partie rationnelle (logistikon), non pas au sens où elle est le fait de cette seule partie, mais au sens où la doxa étant un logos39, elle est exprimée par la partie qui a part au logos, ce qui n’est le cas, ni de l’epithumètikon, ni du thumètikon. L’ensemble de ces effets attestent le caractère affectif du pouvoir propre au logos. C’est évident pour les battements de cœur, les larmes, l’indignation, la honte. C’est aussi le cas de la doxa modifiée, car la doxa est la façon dont l’âme perçoit les choses, et cette façon dépend de son état général, c’est-à-dire de l’ordonnancement de ses parties et de leurs rapports réciproques :

« Le juste et l’injuste sont comme des peintures en trompe-l’œil : ce qui est injuste apparaissant opposé au juste, lorsqu’il est contemplé à partir d’un point de vue injuste et mauvais, il apparaît comme agréable, et ce qui est juste, parfaitement désagréable ; mais d’un point de vue juste c’est tout le contraire »40.

Reste le bouleversement, c’est-à-dire le tumulte (thorubeîn). Il me semble lui aussi assignable à la partie affective de l’âme. En effet, Platon emploie fréquemment ce terme et ses dérivés de manière péjorative, à propos de la foule41. Or la foule est chez Platon, en politique, l’équivalent de la partie irrationnelle de l’âme, avec laquelle elle partage la caractéristique de la multiplicité42, condition pour qu’il y ait tumulte. C’est parce que celle-ci laisse libre cours à ses affects, n’est pas soumise à la raison, qu’elle est « tumultueuse »43. Le tumulte est donc une façon

38 Cf. Phèdre, 254a-b, où le cocher et le cheval blanc s’indignent (aganakteîn) du comportement du cheval noir, puis 254c où ils en éprouvent de la honte (aischunè). En République IV, la partie thumètikon est décrite comme celle qui éprouve de l’irritation, mais les termes employés sont différents (duscherainoi en 439e13, chalepainei en 440c8).

39 Cf. Sophiste, 263e-264a.40 Lois, II 663c.41 Cf. Apologie, République, VI 429b1-c8, Lois, IX 876a9-b6.42 Rappelons qu’en grec, la foule se dit hoi polloi, les nombreux.43 Voir à ce sujet l’ouvrage de P. Pontier, Trouble et ordre chez Platon et

Xénophon. À propos des rapports entre le tumulte et la partie appétitive de l’âme (epithumia), voir l’article de M.-L. Desclos, « Platon et la démocratie », p. 103-125, notamment 110-112, ainsi que A. Matthey, « Traitement dramatique des auditeurs chez Platon », p. 292 : « Le tapage indigné témoigne de la réaction purement affective de l’auditoire » (à propos de l’Apologie).

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imagée de dire le tiraillement, le conflit psychique. Là encore, l’effet du logos socratique est affectif.

Tous ces effets sont décrits comme des pathè qui sont le résultat d’une contrainte exercée par le logos socratique (« il me force à reconnaître… »). Cette contrainte s’exerce en dernière instance au niveau doxique : le logos du philosophe contraint Alcibiade à une doxa, qui se manifeste par le biais d’un sentiment, la honte. Celle-ci résulte d’une contradiction entre l’impossibilité de tenir un logos contraire à celui de Socrate (antilegein), et la faiblesse, due au goût des honneurs que dispense la foule. Décrite ici comme la manifestation d’un désaccord intérieur entre une opinion et des actions, et plus précisément d’une incapacité à accorder ses actes et sa pensée44, elle est suscitée par un état intérieur de trouble et de désaccord, et elle est éprouvée devant un homme de bien (ici, Socrate)45. Elle est ici, in fine, le résultat de l’elenchos, conformément à la définition que donne de celui-ci le Sophiste46, et à ce qui se passe de facto dans le Gorgias47.

La fin du texte confirme la nature d’abord affective des effets du logos socratique : Socrate suscite chez Alcibiade des sentiments, puissants et ambivalents, d’amour et de haine. Comme pour Ménon, le discours socratique modifie celui qui se prête à lui, et exerce sur lui un pouvoir, d’ordre affectif et magique : Alcibiade compare le logos pourtant « nu » de Socrate à un air de flûte, un chant [ôidè], qui a des effets analogues à une incantation (epôidè, terme employé par Ménon) et, par conséquent, agit sur les émotions ; il évoque le chant des sirènes en suggérant que le discours de Socrate a la même puissance d’envoûtement48, ce qui se

44 Dans les pages qu’il consacre à la honte, O. Renaut a attiré à juste titre l’attention sur ce passage. Cependant, il me semble que, contrairement à ce qu’il dit (op. cit., p. 201-202), la seule honte dont il soit ici question soit celle qu’Alcibiade éprouve à ne pas parvenir à agir conformément à ce qu’il reconnaît comme juste (le discours de Socrate), et qu’il n’y a pas, par conséquent, de lutte chez lui entre cette honte-là et la honte d’être réfuté, qui serait plus forte : le combat est entre deux tendances propres au thumos, la honte et l’attrait des honneurs.

45 Cf. Lois, V 732b : « Tout être humain doit fuir l’amour excessif de soi-même, sans mettre en avant la honte qu’on éprouve devant un [meilleur que soi] ». Voir aussi Lois, I 648d.

46 230b-d.47 Cf. infra.48 Remarquons que les sirènes, ces êtres mi-femmes mi-poissons, sont des

monstres marins, de la même façon que la torpille évoquée par Ménon est

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traduit par les effets physiologiques qu’il a sur lui, en particulier par les battements de cœur frénétiques qu’il cause, état qu’Alcibiade compare à celui des corybantes, possédés par une transe49. On trouve dans ces deux textes (celui du Ménon et celui du Banquet) la description d’une même puissance magique du discours socratique, qui bouleverse l’âme tout entière. Ce bouleversement se traduit par des réactions affectives, évoquées ici par Alcibiade, et effectivement mises en scène dans plusieurs dialogues par Platon : tumulte, colère, honte.

III. « Provocation » philosophique et tumulte

Dans l’Apologie, Platon montre que la foule réagit par le tumulte (thorubos) à ce qui lui apparaît comme une provocation de la part du discours philosophique. À plusieurs reprises en effet, Socrate demande aux Athéniens rassemblés au tribunal pour le juger de ne pas faire de tapage (mè thorubeîn). On trouve cette injonction dès le début :

« Si vous m’entendez me défendre au moyen des mêmes discours que ceux que j’ai l’habitude de prononcer aussi bien sur la place publique, près des comptoirs des changeurs, où beaucoup d’entre vous m’ont entendu, qu’ailleurs, ne vous étonnez pas et ne faites pas de tapage pour autant »50.

Socrate la réitère au moment où il soumet son accusateur Mélétos à un elenchos, c’est-à-dire parle comme il a l’habitude de le faire sur la place publique aussi bien qu’ailleurs :

« Examinez avec moi, Messieurs, la façon dont je comprends ce qu’il dit. Et toi, Mélétos, réponds-nous. Quant à vous, rappelez-vous ce que je vous ai demandé au début, de ne pas faire de tapage si je parle à ma manière coutumière »51.

Dans les deux cas, il s’agit de prévenir un tumulte probable, dû à sa façon de parler. Comme on a vu, le thorubos est une réaction affective, une réaction de l’epithumia, propre à une multiplicité – seule une foule

un poisson de mer : Socrate, le philosophe, est aussi fascinant, dangereux et insondable que l’élément marin – en quoi il ressemble à ce poisson qu’est le sophiste.

49 Ceci est à mettre en parallèle avec la fin du Criton : cf. supra.50 Apologie, 17c-d.51 Apologie, 27a-b.

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peut faire du tapage. Or d’habitude, ce n’est pas à une foule que Socrate a affaire, lorsqu’il pratique l’elenchos, mais à un interlocuteur (auquel s’ajoute parfois le public assistant éventuellement à la discussion). S’il peut imaginer que l’elenchos auquel il est en train de soumettre Mélétos risque de déclencher cette réaction affective qu’est pour la foule le thorubos, c’est parce qu’il a l’habitude que son logos elenchtique déclenche pour les individus une réaction affective équivalente, comme il l’explique ensuite, lorsqu’il fait le récit de l’enquête qu’il a menée suite à la parole de l’oracle rapportée par Chéréphon : cherchant à réfuter le dieu, il a, dit-il, interrogé les savants, les poètes, les hommes politiques, les spécialistes en tous genres, et s’est aperçu que tous ces gens se croyaient effectivement savants, alors que, au moins en ce qui concerne les choses les plus importantes, ils ne l’étaient point. De là s’ensuivirent colère et inimitiés52, c’est-à-dire des réactions affectives, auxquelles s’opposent d’autres réactions qui, pour être inverses, n’en sont pas moins elles aussi affectives : certains prennent plaisir à se trouver avec Socrate53.

À ces occurrences du terme en lien avec l’elenchos s’ajoutent quelques autres, qui montrent elles aussi que le thorubos est la réaction de la foule au logos typiquement socratique. Ainsi, en 20e-21a, Socrate vient d’évoquer une sophia qu’on lui attribue, et nie la posséder. Il enchaîne :

« Ne m’interrompez pas par vos cris, Athéniens, même si je vous donne l’impression de me vanter. Car le discours que je vais vous rapporter n’est pas de moi, mais de quelqu’un que vous estimez digne d’être cru. Car de mon savoir, pour autant que savoir il y ait, et de cette nature, je citerai devant vous un témoin : le dieu de Delphes »54.

Socrate évoque alors son ami Chéréphon :

« S’étant rendu à Delphes, il osa consulter l’oracle sur le point suivant (mais encore une fois, messieurs, ne criez pas !) : il lui demanda s’il existait quelqu’un de plus savant que moi. La Pythie répondit que personne n’était plus savant ».

52 Apologie, 31a.53 Apologie, 33b-c. Le lien entre thorubos et elenchos, le fait que l’elenchos soit

ce qui déclenche le thorubos, est confirmé en 30c : Socrate déclare que, quoiqu’il arrive, il ne cessera jamais de pratiquer le discours à sa manière (elenchtique), et demande aussitôt aux Athéniens de ne pas faire de tapage, puis de ne plus en faire.

54 Apologie, 20e-21a.

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Les cris, le tumulte, sont ici, dans les deux cas, non pas une réaction effective que Socrate veut faire cesser, mais une réaction vraisemblable à ce qui va être dit (première citation), ou est dit (deuxième citation) et que Socrate anticipe et prévient. L’affirmation selon laquelle Socrate est le plus savant des êtres humains risque de déclencher un tumulte, mélange probable de ricanements, et protestations devant ce qui apparaît comme outrecuidant. Or c’est là une des rares thèses que le Socrate de Platon soutienne : qu’il sait au moins une chose, contrairement aux autres, c’est qu’il ne sait rien.

De même, en 30c, Socrate annonce qu’il a d’autres choses à dire qui risquent de déclencher un tumulte, et il tâche de le prévenir en demandant aux Athéniens de s’en abstenir. Or que dit-il ? Qu’en le condamnant, c’est à eux-mêmes que les Athéniens feraient tort, et non à lui. On reconnaît là un avatar du fameux paradoxe socratico-platonicien « nul n’est mauvais de son plein gré », qui déclenche dans le Gorgias des réactions tout aussi affectives – mais individuelles55. Ce qui risque de déclencher un tapage, c’est donc un logos typiquement socratique par son contenu (l’elenchos étant quant à lui un discours typiquement socratique par sa forme).

Le bouleversement (effet affectif ) suscité par le discours philosophique se traduit par deux types de sentiments mis en scène à plusieurs reprises par Platon : la colère et la honte, toutes deux propres au thumos56.

IV. L’action thumétique du logos socratique

L’elenchos débouche sur l’aporie, l’embarras des interlocuteurs, et leur réduction au silence : c’est le cas dans les dialogues dits socratiques, qui s’achèvent sur le logos arrêté des interlocuteurs du philosophe – effet thématisé dans le fameux passage du Ménon sur Socrate en poisson-torpille. Or l’aporie a deux effets internes au dialogue. D’abord, la question posée ne reçoit pas de réponse dont on se déclare satisfait. L’interlocuteur doit reconnaître qu’il ne sait pas, c’est-à-dire qu’il est incapable de fonder en raison sa doxa, son impression, sa vision des choses. L’effet sur l’interlocuteur, c’est donc le passage d’une certitude à

55 468d-471d, 481b-486d.56 Cf. République, IV 439e-440c.

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un aveu d’ignorance. Du coup (et c’est le second effet), la fin du dialogue n’est pas une clôture de la question, une réponse : la question subsiste.

Ceci ne signifie pas que le dialogue n’est pas achevé, et que quelque chose lui manque. Plus exactement : il y a bien quelque chose qui manque, mais ce quelque chose ne manque pas au dialogue. Ce qui manque, c’est la sophia, et le logos socratique rend manifeste ce manque. Or si, théoriquement, un manque manifeste de sophia doit déboucher sur le désir de sophia, pour autant, Platon ne met pas en scène les interlocuteurs de Socrate devenus philosophes. Cela pourrait être le cas : on aurait alors une réconciliation générale, un apaisement des tensions, l’interlocuteur de Socrate se rendrait au philosophe comme les affects se rendent, dans l’âme philosophe et bien ordonnée, à la raison, et se soumettent de bonne grâce à elle. Ce tableau idyllique fait sourire. Mais, dans le cadre de cette fiction qu’est le dialogue, pourquoi ne pas faire exister cet idéal ? Si Platon ne montre pas explicitement les interlocuteurs de Socrate réfutés devenus philosophes, il faut donc en conclure qu’il n’invite pas à lire dans les dialogues un tel happy end. Pourquoi ? C’est que, dans la réalité, Socrate a été mis à mort, ce qui n’aurait pas été le cas si ses interlocuteurs étaient devenus philosophes. Les dialogues rendent compte de cette réalité : comme l’atteste la mort de Socrate, l’effet réel du logos philosophique n’est pas (ou pas souvent) de faire devenir philosophe. C’est pourquoi Platon met en scène deux grands types de réactions à l’elenchos socratique : la colère (et ses avatars) et la honte.

1) La colère

La colère, du dépit et de la bouderie à l’emportement, est une réaction fréquente des interlocuteurs de Socrate, ou de celui qui en assume le rôle57. Il ne s’agit pas alors de la colère contre soi (effet escompté), mais bien d’une colère tournée contre le philosophe. Cet effet est thématisé dans le fameux passage du Théétète sur la maïeutique :

« Et si donc, en examinant quelqu’une des choses que tu aurais dites, j’en viens à la tenir pour une apparence inconsistante et non pas pour véritable, et qu’alors je la mets de côté et la rejette, ne te transforme pas en bête sauvage, comme les primipares qui veillent

57 Cf. par exemple République, I 336d (la colère de Thrasymaque), Gorgias, 481b (l’emportement de Calliclès), Protagoras, 333e, Lois, I 630d.

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sur leurs enfants. Beaucoup déjà, en effet, prodigieux garçon, se sont retrouvés à mon égard dans une disposition d’esprit telle qu’ils sont purement et simplement prêts à mordre lorsque je les prive de quelqu’une de leurs sottises : c’est qu’ils ne croient pas que je fasse cela par bienveillance, éloignés qu’ils sont de savoir qu’aucun dieu n’est malveillant envers les hommes, ni que moi non plus je n’agis pas de la sorte par malveillance, mais qu’il ne m’est d’aucune façon permis de concéder le faux et de dissimuler ce qui est véritable »58.

Cette réaction, interprétée par Socrate comme le résultat d’une mécompréhension de ses intentions, est manifestement affective : comme on a vu, la colère est un affect propre à la partie thumètikon de l’âme59. C’est donc le thumos qui réagit au logos socratique.

2) La honte

La honte est l’effet qui, dans le Gorgias, résulte explicitement de l’elenchos socratique. Comment l’interpréter ? Lorsque Gorgias est réfuté par Socrate, Polos en voit la cause dans la honte, qui, dit-il, l’a empêché de soutenir que l’orateur parle du juste et de l’injuste sans rien savoir à leur sujet, comme il le fait, de son propre aveu, pour tout le reste : Gorgias, dit Polos, a reculé devant cette thèse « politiquement et moralement non correcte », de peur d’être blâmé, et, de ce fait, a été mis en contradiction avec lui-même60. Lorsque Polos est à son tour réfuté, Calliclès interprète son échec de la même manière : Polos n’a pas osé, dit-il, affirmer, comme il le croit en réalité, que le plus laid n’est pas de commettre l’injustice, mais de la subir61. La honte n’est pas comprise comme l’effet, mais comme la cause de la réfutation.

Cette interprétation de la honte est-elle correcte ? Remarquons qu’elle est le fait de Polos et de Calliclès, pas de Socrate. Calliclès l’oppose à la parrèsia, qu’il valorise. Or la parrèsia est une notion toujours connotée négativement dans les dialogues, et ce, même dans ce fameux passage du Gorgias où Socrate déclare que Calliclès fera une excellente pierre de touche de la véracité de ses opinions car il possède savoir (sophia),

58 Théétète, 151c-d. Cf. aussi les effets de son discours exposés par Socrate dans l’Apologie.

59 Cf. supra.60 Cf. Gorgias, 460e-461b et l’interprétation de Polos en 461b-c.61 Cf. Gorgias, 474c, et l’interprétation de Calliclès en 482c-d.

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bienveillance (eunoia) et franc-parler (parrèsia)62. La honte en revanche me semble valorisée par Platon, et interprétée différemment.

À la fin du livre III des Lois, l’Étranger d’Athènes soutient que la désobéissance aux lois dans l’ancienne Athènes a pour origine la transgression des lois sur la musique par les poètes, transgression fondée sur la thèse, erronée selon Platon, qu’en ce domaine le plaisir de chacun est seul juge. Les poètes refusant de se soumettre aux règles de la composition, il s’ensuivit, explique l’Étranger d’Athènes, qu’au lieu de laisser les juges compétents décider du vainqueur lors des concours poétiques, la foule ignorante s’érigea en juge :

« Croyant savoir, ils perdirent toute crainte, et cette absence de peur engendra l’impudence [anaischuntia] : car ne pas craindre, par effronterie [dia thrasos], l’opinion du meilleur, voilà en quoi consiste la mauvaise impudence »63.

En Lois I, 646e, l’Étranger d’Athènes distingue en effet deux craintes (phoboi) opposées, la crainte des maux et la crainte de la doxa, « quand nous pensons qu’on nous juge (doxazesthai) mauvais (kakoi), lorsque nous faisons ou disons quelque chose de laid ». Cette crainte, c’est l’aischunè, qui a aussi pour nom aidôs (647a). Par définition, on ne peut avoir honte que lorsque l’on fait ou dit quelque chose de répréhensible, ou quand on pense ou éprouve quelque chose de répréhensible, qu’on se garde de manifester aux yeux d’autrui :

« Cette crainte nous préserve donc de nombreux maux : entre autres, à la guerre, dans le combat singulier, rien ne nous assure autant qu’elle la victoire et le salut : car deux choses nous assurent la victoire, la hardiesse face aux ennemis et la crainte d’avoir honte devant nos amis »64.

Dès lors, la honte est le signe que notre âme est la proie d’un conflit entre les affects et la raison. Lorsqu’à la guerre nous faisons face à l’ennemi

62 Je me permets de renvoyer sur ce point à un article à paraître, où j’ai essayé de montrer que, même dans ces lignes, la parrèsia n’est pas considérée par Socrate comme une qualité philosophique, et que la connotation négative qui lui est toujours attachée par ailleurs dans les dialogues subsiste (cf. L. Mouze, « Parrêsia rhétorique vs aichunè philosophique dans le Gorgias de Platon »).

63 Lois, III 701a.64 Lois, I 647b.

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parce que nous aurions honte de fuir devant les gens que nous aimons et estimons, c’est bien le signe qu’en réalité, si nous nous écoutions, nous tournerions les talons. Bref, c’est bien le signe que nous avons peur. Ce désaccord entre affects et raison, manifesté par la honte, est très clair dans la description du jugement esthétique au livre II. Ayant fait admettre à son interlocuteur que le beau c’est le bien (655b), l’Étranger d’Athènes constate que nous ne prenons pourtant pas tous plaisir aux mêmes représentations (655b-c). La raison, dit-il, en est que l’art de la chorée est une imitation de nos manières d’être, et que nous prenons plaisir à ce qui nous ressemble (655d sq.). Or on peut se trouver « désaccordé », c’est-à-dire avoir une nature et des habitudes contraires (l’une droite et les autres pas, ou l’inverse). Ceux-là, dit l’Étranger d’Athènes, « [décerneront] des éloges en sens inverse du plaisir qu’ils éprouvent » (655e) :

« Ils déclarent en effet agréables, mais mauvaises, chacune de ces choses, et, devant ceux qu’ils estiment intelligents, ils ont honte [aischunontai] de faire exécuter des mouvements de ce genre à leur corps, ils ont honte de chanter de telles choses, comme s’ils les déclaraient sérieusement belles, mais, intérieurement, elles leur donnent du plaisir »65.

La honte est ce qui empêche de manifester à l’extérieur des affects dont on estime qu’ils ne sont pas conformes à la loi et à la raison. Il y a donc bien honte parce que nous savons que nos affects sont déraisonnables. La honte suppose donc un regard extérieur, soit réel, soit imaginé : c’est devant quelqu’un (supposé bon) qu’on a honte66.

Ceci permet de comprendre la honte éprouvée par les interlocuteurs successifs de Socrate dans le Gorgias, et qui est la conséquence de l’elenchos, donc du logos socratique67. Je propose d’y voir un recul de l’âme devant des opinions qui sont certes la conséquence logique d’autres opinions qu’elle professe, mais qu’elle ne reconnaît pas comme réellement siennes, auxquelles elle n’adhère pas jusqu’au bout, qu’elle n’assume pas entièrement. Et peu importe, je crois, pour Platon, que ce soit devant autrui que l’on éprouve de la honte : il n’en reste pas moins que ce

65 Lois, II 655e-656a. O. Renaut commente ce passage en attirant à juste titre l’attention sur la honte (op. cit., p. 255).

66 Cf. Lois, V 732b.67 Pour une analyse plus détaillée, et dans une perspective proche de la

mienne, on se reportera à G. Pilote, « Honte et réfutation chez Platon ».

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sentiment, à ses yeux, est le signe que l’âme n’adhère pas complètement à une doxa « immorale », quelle que soit la raison de ce désaccord intérieur. En ce sens, la honte me paraît pour lui un sentiment toujours positif68. Celui qui éprouve de la honte reconnaît ainsi l’impossibilité où il est de penser jusqu’au bout ce que ses positions devraient l’amener à penser effectivement s’il était cohérent. La honte est donc un effet, et non une cause, de l’elenchos, ce qui est la thèse soutenue dans le Sophiste69.

Faut-il en conclure que la honte est le signe que le discours de Socrate a persuadé ses interlocuteurs ? Pas exactement70. Celui qui a honte est en effet celui qui fait ou éprouve quelque chose dont il a conscience qu’il ne devrait ni le faire ni l’éprouver. Si la honte est bon signe, au sens où elle manifeste qu’on est ou qu’on devient accessible au logos philosophique,

68 Je suis donc en désaccord avec les analyses, du reste très intéressantes, d’O. Renaut (op.cit., p. 102-113), dont l’approche me semble tributaire d’une conception trop moderne qui fustige la honte devant autrui comprise comme « l’hypocrisie sociale », dont Polos lui paraît l’incarnation : tel ne me semble pas être le système de valeurs platonicien. Je suis donc également en désaccord avec G. Pilote qui (note 22 p. 200) distingue entre ce qu’il appelle une « honte conventionnelle », dont il suggère, in fine, que Platon ne la valorise pas, et une honte « révélatrice de notre véritable soi » (« celle ressentie devant l’elenchos, lorsque nous ne pouvons accepter les conséquences qui découlent de nos positions », p. 190). En revanche, ma position est proche de celle défendue par C. H. Kahn (cf. Plato and the Socratic Dialogue. The Philosophical Use of Literary Form, p. 138).

69 Cf. Sophiste, 230d.70 Tel n’est pas l’avis de G. Pilote : cf. « Honte et réfutation », notamment

p. 192, 193, 194-195. Dans la mesure où la honte lui apparaît comme le résultat attendu de l’elenchos et le signe que celui-ci est effectivement en train d’adoucir celui qui le subit, et puisque la honte se manifeste par le rougissement, G. Pilote interprète l’intermède de République, I 350d1-3, où Platon signale que Thrasymaque rougit, comme le signe qu’il est sensible à l’elenchos, et que celui-ci agit sur lui en commençant à l’adoucir (p. 194-195). Si cette réaction me paraît effectivement le signe d’une sensibilité à l’elenchos socratique, il me semble cependant que cela n’implique pas d’adoucissement, et que Thrasymaque en République I comme Calliclès dans le Gorgias sont présentés comme résistant au logos du philosophe. Leur silence ne me paraît pas le signe d’un adoucissement, mais bien plutôt d’un refus de ce qui est proprement philosophique : le logos. Sur ce point, je renvoie à l’ouvrage d’E. Jouët-Pastre, Le plaisir à l’épreuve de la pensée. Lecture du Protagoras, du Gorgias et du Philèbe de Platon. G. Pilote reconnaît d’ailleurs que Thrasymaque est ironique lorsqu’il convient de répondre pour faire plaisir à Socrate (p. 194).

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elle est aussi le signe que quelque chose en nous résiste. Dès lors, mettre en scène la honte éprouvée par les interlocuteurs de Socrate, c’est montrer autant la perméabilité que la résistance au logos philosophique. Cet effet double (perméabilité et résistance) n’est pas rare dans les dialogues. Ainsi, Calliclès reconnaît à la fin du Gorgias que Socrate lui semble avoir raison, mais note que cependant il ne l’a pas tout à fait convaincu71. De même à la fin du Phédon, les interlocuteurs ne sont pas totalement persuadés : la peur subsiste, comme elle a été présente tout au long du dialogue72.

Colère et honte, ces deux affects communément provoqués par le discours de Socrate sont, comme on a vu, propres au thumos. La raison en est que cette partie de l’âme se caractérise par l’aspiration à la victoire et aux honneurs73, alors que la réfutation à laquelle Socrate soumet ses interlocuteurs est à double titre déshonorante : non seulement ceux-ci ont le dessous dans le dialogue, mais encore leurs contradictions internes, donc l’état « chancelant » de leur âme, éclatent au grand jour. Le logos philosophique a donc des effets affectifs, mais plus précisément encore il fait réagir le thumos, c’est-à-dire la partie éducable (et à éduquer) de l’âme74. Ayant un effet affectif, le logos philosophique a donc un effet éducatif.

V. Éducation et incantation

Le logos socratique, c’est-à-dire philosophique, a pour effet de mettre mal à l’aise, de « perturber » l’âme de ceux auxquels il s’adresse, sans pour autant forcément les persuader. Ce malaise et cette résistance sont précisément ce qu’éprouve le prisonnier fraîchement libéré de ses chaînes de la fameuse caverne, et qui, forcé de se tourner vers la lumière du feu, puis de sortir au grand jour, en éprouve de la douleur aux yeux – images de l’âme, selon Platon75 – et a besoin d’un temps d’accoutumance avant de pouvoir regarder la vérité en face :

71 Gorgias, 513c-d.72 Phédon, 107b-c.73 République, IX 581a-b.74 C’est ce que montre bien O. Renaut (op. cit., troisième partie, notamment

chapitre 7). C. Collobert (op. cit.) montre également que le discours socratique agit sur le thumos.

75 République, VI 508c-d.

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« Examine, dis-je, comment se déroulerait l’opération qui consisterait à les délier et guérir de leurs liens, si cela leur arrivait de façon naturelle. Si quelqu’un était délié et forcé [anagkazoito] brusquement de se lever, de tourner la tête, de se mettre en marche, et de lever les yeux vers la lumière, et que, faisant tout cela, il souffrait et était incapable, à cause du scintillement de la lumière, de distinguer [kathorân] les choses dont il voyait auparavant les ombres, que dirait-il, à ton avis, si quelqu’un lui disait qu’avant il ne voyait que des choses vaines, et que maintenant qu’il est plus proche de ce qui est et tourné vers ce qui est davantage, sa vision est plus correcte, et si en particulier, lui montrant chacune des choses présentes, on l’interrogeait et on le forçait [anagkazoi] à dire ce qu’elles sont ? Ne crois-tu pas qu’il serait en difficulté [aporeîn] et penserait que ce qu’il voyait avant est plus réel que ce qu’on lui montre maintenant ? – Et comment ! dit-il. – Alors, si quelqu’un le forçait [anagkazoi] à tourner les yeux vers la lumière elle-même, il aurait mal aux yeux et fuirait en se retournant vers ce qu’il est capable de distinguer [kathorân], et estimerait que cela est réellement plus clair que ce qu’on lui montre. – Oui, dit-il. – Et si quelqu’un le tirait de force hors d’ici, sur le chemin escarpé et rocailleux qui monte, et ne le lâchait pas avant de l’avoir arraché de son trou et amené à la lumière du soleil, est-ce qu’il n’éprouverait pas de la douleur [odunâsthai]76, et ne se révolterait-il pas d’être ainsi traîné ? Et lorsqu’il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l’éclat du soleil, est-ce qu’il ne serait pas incapable de voir ne serait-ce qu’une seule des choses dont nous parlons ? – Il en serait incapable, en effet, du moins dans l’immédiat. – Il aurait assurément besoin d’un temps d’accoutumance, pour voir ce qu’il y a là-haut »77.

Ce texte décrit ce qui se passe pour les interlocuteurs de Socrate. Ce qui cherche à délier et guérir, c’est le logos de Socrate, qui met en évidence le caractère obscur et incertain des opinions, et celui qui interroge et force à répondre, c’est bien évidemment encore Socrate. Le dialogue avec lui débouche sur l’aporie, l’embarras, qui s’éprouve comme souffrance, et suscite la colère et la révolte. Les termes employés ici sont les mêmes que ceux que l’on trouve aussi bien dans la description par Ménon et Alcibiade des effets du discours socratique que dans la mise en scène par

76 Terme employé dans le Phèdre pour le cheval noir livré aux douleurs par le cheval blanc. Il semble donc pouvoir évoquer ici la partie désirante de l’âme.

77 République, VII 515c-516a.

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Platon des effets de ce même discours sur les différents interlocuteurs de son personnage. Contrainte, aporie, douleur et colère : tout y est.

Or le texte de la caverne décrit l’état dans lequel les êtres humains se trouvent naturellement, et le processus éducatif qui le modifie. Socrate se concentre ici sur la difficulté qu’il y a à sortir de son état premier, à changer de doxa, et la douleur et le malaise qui résultent dans un premier temps de cet effort. Cette douleur et ce malaise sont dans l’image de la caverne ceux des yeux, c’est-à-dire ceux de l’âme78. Il s’agit donc dans ce texte des réactions de l’âme au processus éducatif. Ces effets étant ceux que suscite le logos socratique, celui-ci apparaît dès lors comme un logos éducatif, dont l’action est d’abord affective, et, seulement par là, intellectuelle.

Revenons en effet sur la transformation de l’ancien prisonnier de la caverne, une fois qu’il s’est accoutumé à contempler la lumière de ce qui est : la vie d’avant n’exerce alors plus aucun attrait sur lui. Or qu’y avait-il dans cette vie dans la caverne ? Ce que Platon appelle les timai (honneurs) et les éloges (epainoi)79, c’est-à-dire ce à quoi le thumos est sensible80. Cette précision suggère que si l’âme est changée, c’est avant tout parce que le thumos s’est rangé aux côtés de la raison. C’est donc lui qui est d’abord visé par le discours. De fait, la partie epithumètikon est par définition inaccessible au discours81, et s’adresser à la seule raison est insuffisant, car la raison a besoin d’un allié pour être efficace.

Éduquer c’est donc s’adresser au thumos82, agir sur les affects. C’est pourquoi éduquer, c’est incanter. L’éducation, dit en effet l’Étranger d’Athènes, consiste à « tirer et amener l’âme de l’enfant vers le discours que la loi déclare juste »83, et pour ce faire,

« … afin que l’âme de l’enfant ne prenne pas l’habitude d’éprouver des plaisirs et des peines contraires à la loi et à ceux qui lui obéissent,

78 Cf. note 72.79 République, VII 516c7.80 Cf. République, IX 581a-b, où l’âme thumètikon est dite amie des honneurs.81 Cf. République, IV 436a-442b.82 C’est la raison pour laquelle en République X, évoquant le conflit entre la

poésie et la philosophie, compare la première à « une chienne qui aboie contre son maître » (607b). Si la poésie est chienne, c’est parce qu’elle est du côté du thumos, qui a pour correspondant au niveau politique la classe des gardiens, comparés à des chiens.

83 Lois, II 659d.

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mais éprouve les mêmes plaisirs et peines que le vieillard, dans ce but, ce que nous appelons des chants [ôidas] sont devenus en réalité des incantations [epôidai] pour les âmes »84.

Éduquer, c’est agir sur les affects au moyen, non pas d’un discours « rationnel », aux effets intellectuels, mais d’un discours sensible, plaisant, qui produit une sorte d’effet magique. De la même façon, le logos éducatif qu’est le logos philosophique est une incantation qui agit sur les affects. C’est par ce biais qu’il produit des effets que l’on peut nommer, si l’on veut, intellectuels : modifier les affects, c’est modifier les doxai, la manière dont une âme se représente les choses. On comprend dès lors que l’action du logos éducatif soit décrite par Calliclès dans le Gorgias en termes de magie :

« C’est conformément à la nature du juste que ceux-là85 agissent comme ils le font, c’est-à-dire, par Zeus ! conformément à la loi de la nature, mais pas, sans doute, conformément à celle que nous édictons, nous, et par laquelle nous façonnons les meilleurs et les plus vigoureux d’entre nous : nous les prenons dès l’enfance, comme des lions, et nous les ensorcelons avec des incantations [katepaidontes] et des actes de magie [goèteuontes], faisant d’eux des esclaves en leur disant qu’il faut s’en tenir à l’égalité, et que c’est en cela que consiste le beau et le juste »86.

Si le discours éducatif est de l’ordre de l’incantation magique, c’est parce qu’il modifie la structure psychique. Il n’agit pas sur la raison indépendamment du reste, et même il agit d’abord sur les affects, et c’est cette action qui, débouchant sur une reconfiguration de l’âme dans sa totalité, a des conséquences « intellectuelles ».

Conclusion

Tout logos, rhétorique ou pas, produit des effets affectifs tout autant que cognitifs qui découlent de la manière dont il se déploie. La puissance propre au logos philosophique, c’est-à-dire habité par le désir de savoir, tient à ce désir dont découlent, comme on l’a vu, ses particularités.

84 Lois, II 659d-e.85 Il s’agit des individus bien doués, que l’éducation traditionnelle, selon

Calliclès, corrompt.86 Gorgias, 483e-484a.

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Celles-ci ne sont pas des ornements qui s’ajoutent à ce qui est dit : le contenu et la manière sont indissociables. Socrate est, dans les dialogues, le personnage qui produit un certain effet sur ses interlocuteurs, effet qui est à la fois commun, général (déstabilisation), et particulier (en fonction de leur personnalité, les interlocuteurs réagissent un peu différemment : adoucissement, dépit, colère, etc.). Ce qui provoque cela, c’est le dialogue, la manière de parler propre à Socrate qui consiste à alterner questions et réponses, au lieu de procéder par longs monologues, à la manière des rhéteurs. Cette manière a eu pour effet ultime, comme le rappelle l’Apologie, le procès et la mort de Socrate, dus à l’irritation engendrée par le logos socratique et à la confusion avec les sophistes.

Si la rhétorique traditionnelle se caractérise par un travail du style, de la forme, et une étude de la psychologie du public auquel on s’adresse, afin d’utiliser des arguments, des images qui correspondent à ses attentes et soient aptes à le persuader de quelque chose qu’il est dans l’intérêt de l’orateur de faire croire (que ce soit vrai ou non), la manière de parler du philosophe ne persuade pas grâce à des apprêts extérieurs au fond, mais elle est commandée par ce fond même, qui induit une manière : le dialogue.

Platon nous invite ainsi à penser le style, c’est-à-dire la manière de parler, non pas comme ornement qui s’ajoute au discours vrai et permet à celui-ci d’avoir plus d’efficacité, d’être plus persuasif, mais comme manière nécessairement et intrinsèquement liée au désir de vérité, et qui le rend actif, non pas de l’extérieur, mais en lui-même et par lui-même, parce qu’il y a une puissance communicative de ce désir87. Il s’agit de faire circuler, non pas le savoir, mais le désir. On comprend dès lors que les réactions suscitées par un tel logos soient d’abord de nature affective : Socrate ne persuade pas forcément (d’autant que souvent il ne soutient pas de thèse), mais il bouleverse les âmes88.

87 C’est ce que dit Rousseau dans La Nouvelle Héloïse, quand il oppose les lettres d’amour écrites dans les romans par ceux qui ne ressentent pas ce qu’ils écrivent, et celles banales, mais touchantes, qui sont authentiques. Le vrai se sent.

88 Cf. dans le même sens C. Collobert, op. cit., p. 131.

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