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Les Malheurs de La Perspective Contrmporaine - Thibaut de Ruyter

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Thibaut de Ruyter

Les malheursde la perspective contemporaine

AU TRAITIl existe, pour les architectes et les urbanistes, deux usages du mot pers-

pective. Le premier est réservé à la méthode de représentation graphiqued’un projet simulant la profondeur sur deux dimensions. Connaissant plu-sieurs formes et techniques, évolutions historiques et utilisations, la pers-pective dessinée n’a cessé d’évoluer depuis son invention au XVe siècle. Ellepeut, désormais, tenter de montrer au plus près une réalité construite, évo-quer librement les idées qui sous-tendent le projet architectural ou user etabuser d’artifices de séduction afin de mieux « vendre » un futur bâtiment.C’est un moyen de représentation (et de présentation) essentiel, car peu declients, privés comme publics, maîtrisent les autres formes traditionnellesde description de l’architecture, dont la géométrie relève d’un langagemoins « universel » (plans, coupes, façades, écorchés, axonométries). Laperspective, présentant un projet qui n’est pas encore bâti, qu’il s’agissed’un dessin à main levée ou d’une image de synthèse générée par ordina-teur, est le lieu de la communication avec le public, de la visualisation d’uneatmosphère et de la séduction de l’investisseur potentiel. Elle se doit, dansle pire des cas, de convaincre en donnant une ambiance vivante et agréablede ce que sera le projet une fois bâti – quitte à tricher avec les proportions,les hauteurs des volumes, l’importance d’un détail ou d’un ornement, labrillance des matériaux, la taille des fenêtres, que sais-je encore ? Docu-ment dépourvu d’échelle – ce qui veut dire qu’il peut difficilement êtrevérifié ou contrôlé à l’aide d’une règle graduée –, la perspective est aussiun temps d’interprétation et de leurre, de fabrication et de déformation. Ilsuffit d’un personnage au premier plan, un peu trop grand ou un peu troppetit, pour changer toute l’impression d’espace. Les architectes utilisentsouvent, pour critiquer les perspectives trop belles, au ciel trop bleu, auxarbres trop verts et aux rues trop propres, l’expression « perspective depromoteur », en référence à toutes ces entreprises de construction prêtes à

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vendre de tristes pavillons individuels au plus vite. Reste que, pour la plu-part des regardeurs (et parce qu’elle est issue d’une science appelée géo-métrie), la perspective est une réalité future, certaine et certifiée.

PAYSAGE CONSTRUITLe second emploi du mot perspective en architecture nous amène à la

construction même. Bâtir un axe qui traverse une ville de part en part,associer des volumes de manière qu’ils mènent les visiteurs vers un pointprécis, border une rue avec des bâtiments aux hauteurs et aux décorsréglés afin qu’ils tracent des lignes convergeant vers un même point defuite sont autant de méthodes qui permettent de construire la perspectivedans l’espace urbain. De fait, le mot perspective ne définit pas uniquementune forme de représentation graphique mais aussi un outil d’agencementdes volumes architecturaux dans l’espace. Elle détermine alors l’usageque les habitants auront de la ville et l’image qu’elle donnera à ses visi-teurs. Et lorsqu’il s’agit de construire des quartiers d’une ville, le recoursà la perspective bâtie relève de questions d’idéologie. Pourquoi tracer cetaxe plutôt que tel autre ? Quel bâtiment – ou plutôt quelle fonction –viendra terminer la rue ? Pourquoi (et comment) amener les passantsvers ce bâtiment au lieu de cet autre ? Pourquoi ordonner la ville afinque, d’un endroit précis choisi, un point de fuite laisse notre regard allerplus loin que l’horizon habituellement bloqué par les façades ? La pers-pective construite, qui vécut son heure de gloire au temps du baronHaussmann (mais déjà bien avant avec l’agencement des jardins), connutensuite un faible succès dans le courant moderne, vécut un retour engloire avec le monumentalisme de l’architecture des dictatures duXXe siècle et réapparaît désormais, à intervalles irréguliers, lorsqu’unhomme politique souhaite laisser une trace visible de son passage dansune ville (telle la Grande Arche de La Défense, objet symbolique plusque bâtiment fonctionnaliste qui vient à la fois terminer l’axe est/ouestparisien, fermer la perspective historique et, dans le même temps, cadreret ouvrir sa possible prolongation dans la banlieue). La perspective bâtieest, aujourd’hui, de par son approche idéologique un peu trop « classi-ciste », souvent monumentale et dominatrice, un point fortuit du projetde ville ou d’architecture. Mais, période de « politiquement correct »oblige, les hommes politiques hésitent à se confronter à la vindicte popu-laire, à exposer leur pouvoir aux yeux de tous, à affirmer leur existencepar des constructions trop chères, purement symboliques et tristementmonumentales.

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PROMENADE

La perspective dessinée et la perspective construite furent mises à malpar la modernité architecturale. On pense, bien sûr, à la « promenadearchitecturale » chère à Le Corbusier et qui consiste à concevoir le bâti-ment comme un objet spatial dans lequel on se déplace assez librement,multipliant à l’infini les points de vue (et, de fait, les perspectives). Enassociant deux systèmes de circulation verticale (voir la rampe et l’escalierde la Villa Savoye à Poissy, 1928-1931), Le Corbusier fabrique un longcheminement dans ses espaces, créant à chaque nouveau détour, à chaquenouveau pas, un nouveau point de vue dans une nouvelle direction quirévèle les qualités sculpturales et spatiales de son bâtiment. Il met alorsen pratique dans l’espace les théories cubistes et la quatrième dimensionque les peintres cherchent à représenter sur leurs toiles. Le mouvementdéconstructiviste, à partir des années 1970, ira encore plus loin en libérantl’espace des dogmes du mouvement moderne (murs, sols et plafondsviendront s’associer dans un joyeux chaos formel), ouvrant la porte à desreprésentations graphiques fantasques et spectaculaires. Enfin, depuis lesannées 1990, et malgré la prise d’importance de la maquette dans laconception et la représentation des bâtiments (il suffit, pour s’enconvaincre, de voir la place que les expositions d’architecture lui réserventaujourd’hui), la perspective a sauvé son existence grâce au besoin constantde communiquer l’architecture par le papier afin de convaincre les inves-tisseurs et le public de la validité d’un projet (difficile en effet de fairevoyager une maquette, alors qu’il est chaque jour plus facile d’imprimerune image ou de l’envoyer par Internet).

PLUS-VALUE

La perspective a aussi, depuis le début du XXe siècle, connu de nom-breux emplois moins réalistes et, pourrait-on dire, plus artistiques, où ils’agit de représenter non plus une réalité future mais, au plus près, lesidées de l’architecte. Elle devient alors un outil de recherche et de concep-tion à très forte plus-value esthétique et un objet facilement accrochabledans les musées, au même rang que les œuvres d’art figuratives, abstraitesou conceptuelles (on pense bien sûr à Le Corbusier et à ses perspectivesterriblement déformées mais aussi, plus récemment, au surréalisme cri-tique de Madelon Vriesendorp, à l’abstraction expressionniste de ZahaHadid ou au digital clinquant de Greg Lynn). Mais si ces images opèrentune grande séduction de par leur capacité d’invention, simplement, leurcontenu ne s’adresse pas véritablement au public mais, de manière codée,aux seuls architectes ou aux amateurs d’architecture capables de les

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déchiffrer. Le problème étant la confusion des genres qui s’opère lorsqueles musées accrochent ces « représentations » (même s’il s’agit d’un bâti-ment utopique) au rang des œuvres d’art qui, elles, ne sont pas desévocations mais la création même. Finalement, la perspective est devenue,en se libérant des contraintes et des règles géométriques inventées auXVe siècle, un moyen de communiquer des idées architecturales sans avoirpour autant à écrire des pages et des pages de texte. Aujourd’hui – maisc’est sans doute un phénomène valide dans un nombre de cas plus impor-tant et dans un sens plus large que la simple profession d’architecte –,l’image a pris la place des manifestes et il suffit de faire bonne figurepour convaincre tout le monde.

MISÈRE CONTEMPORAINEDe fait, après un siècle de révolutions en termes de représentation et

de construction, la perspective traditionnelle est actuellement mise à mal,tant dans son existence sur le papier que dans sa réalité bâtie. Peud’hommes politiques tenteront d’ériger un nouveau point sur un axe afinde célébrer leur propre existence, peu de projets se contenteront d’unsimple dessin pour se vendre (on y ajoutera des maquettes, des imagesde synthèse et des films d’animation au réalisme toujours plus surpre-nant). Les moyens de représentation se transforment, peu à peu, enmoyens de communication. Vouloir aujourd’hui dessiner ou construireune perspective centrée, c’est se réclamer d’un autre temps, d’autresoutils, d’autres idéologies.

BERLINBerlin est un étrange musée d’architecture à ciel ouvert. La première

raison, invoquée et connue de tous, est que les plus grands architectes duXXe siècle ont œuvré dans la ville, et aucune autre métropole mondiale nepeut se vanter de posséder un pareil florilège d’architectes et de bâtiments.La seconde raison – un peu moins sensible puisqu’il ne s’agit pas obli-gatoirement de constructions spectaculaires censées nous émerveiller – estque la ville a connu, de par sa division physique et politique durant prèsde quatre décennies, un développement urbain parallèle et non concerté.De fait, les rues de Berlin, son urbanisme mais aussi certains bâtiments(même si les travaux des quinze dernières années tendent à effacer cephénomène) révèlent les affrontements idéologiques entre deux blocs ou,parfois, leur ressemblance fortuite.

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1953Cette année-là, les ouvriers du bâtiment de Berlin-Est descendent dans

les rues afin de manifester. Quittant le chantier et les cadences infernalesde la Karl-Marx-Allee (qui portera le nom de Stalinallee de 1950 à 1961),ils décident d’exprimer leur mécontentement – la répression, particuliè-rement dure, marque le premier pas vers la radicalisation de la Répu-blique démocratique allemande. Ce très long (2,7 km) axe est la preuveconstruite de ce que la jeune RDA – et surtout ses instances politiques –pouvait vouloir réaliser. Après les premières esquisses de Hans Scharounet un bâtiment de facture moderne qui ne séduisent pas les instancesdirigeantes, l’État est-allemand envoie ses architectes faire un voyage àMoscou afin qu’ils y trouvent l’inspiration. Ils en reviennent plus ou moinsemplis d’exemples et d’images et livrent, sous forme de collectif (HermannHenselmann est le « chef d’orchestre » de l’ensemble du projet mais,communisme oblige, les architectes travaillent en groupe et conçoiventdes bâtiments qui ne doivent pas être des œuvres « d’auteur »), un axequi, si on le regarde depuis l’Alexanderplatz (soit le centre de représen-tation de Berlin-Est, capitale de la RDA), trace tout droit vers l’Est, laPologne et l’Union soviétique… Le point de fuite que fixe le regard cana-lisé par la perspective bâtie est alors hautement symbolique.

1957Dans le même temps, à Berlin-Ouest, se développe un projet d’urba-

nisme radicalement différent. Là, au bord du Tiergarten, dans le quartierdu Hansaviertel fortement démoli par les bombardements (la Karl-Marx-Allee a, elle aussi, grandement souffert), se livre une amusante « compé-tition » architecturale. Sur une plaque verte, avec sentiers piétons sinueuxet axes routiers directs, Walter Gropius, Oscar Niemeyer, Arne Jacobsen,Egon Eiermann, Jo Van den Broek & Jaap Bakema, Alva Aalto et quelquesautres réalisent ce qui sera pendant longtemps le grand laboratoired’architecture moderne à ciel ouvert de Berlin-Ouest et reste, aujourd’huiencore, une incroyable concentration de grands noms de la modernité.Actuellement, par son statut de monument historique et la qualité cliniquede son entretien, ce quartier est un exemple et une collection incroyabled’architectures de la seconde moitié du XXe siècle. Et on y croise, par tousles temps, des grappes d’étudiants venus découvrir l’histoire de l’archi-tecture en réalité et non plus en images.

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CONTEMPORAINS

Conception et construction du Hansaviertel et de la Stalinallee sont(presque) contemporaines. Si quelques années les séparent, ils sont tousdeux le fruit de l’après-guerre, de l’important besoin de logements à Berlinet de la volonté de la part des deux pouvoirs qui dirigent la ville occupée(mais pas encore « murée ») de marquer leur territoire avec des architec-tures qui, si elles ne sont pas forcément spectaculaires ou programmati-quement extraordinaires, n’en sont pas moins fortement symboliques.Surtout, ces deux parties de la ville sont l’expression de deux idéologieset, afin de bâtir des quartiers entiers, leur usage de la perspective estdiamétralement opposé. Que les formes ou le rapport à l’ornementationsoient, eux aussi, différents pourrait ne relever que d’une querelle declocher ou de l’image qu’il s’agit de transmettre. Mais, en construisantd’un côté une rue et, de l’autre, une plaque verte où déposer plus oumoins librement les bâtiments, ce sont deux formes d’urbanisme (etd’usage de la perspective construite) qui s’opposent.

L’INTERNATIONALE

Il est intéressant de noter, cependant, que le Hansaviertel est une col-lection d’architectures à l’internationalisme certain (on y trouve presqueautant d’architectes étrangers, pour la plupart de renom, que d’architectesallemands) tandis que la Stalinallee est un chantier intégralement alle-mand qui, lui, regarde et imite ostensiblement l’architecture moscovite.Ainsi, le cas de Berlin-Ouest, ville occupée par trois puissances alliées(États-Unis, Royaume-Uni, France), montre que c’est dans le mélange,la disparition des frontières à l’aide de l’internationalisme stylistique del’architecture moderne, que se trouve l’avenir de l’Allemagne tandis quela RDA, occupée par l’Union soviétique, se contente d’une manifestationd’ordre purement « national » mais dont la facture et le style évoquentouvertement le pays d’origine de l’occupant. Or les différences propres àces manifestations sont stylistiques avant d’être fonctionnalistes (des deuxcôtés, les appartements sont de qualité et répondent à des standardsd’habitation innovants pour l’époque) et, surtout, elles dépendent del’idéologie qui les a vues naître.

URBANISME (1)Plutôt que de s’attarder sur un bâtiment ou un style, il faut comparer

l’urbanisme du Hansaviertel et celui de la Karl-Marx-Allee. Dans les deuxcas, il s’agit de parties de Berlin qui, largement détruites durant la

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Seconde Guerre mondiale, permettent une écriture nouvelle de la ville.Les initiateurs du projet ont cette « chance » de pouvoir travailler à partird’une page (presque) blanche, chose rare dans l’urbanisme des centresdes grandes villes contemporaines. La RDA décide, finalement, deretrouver et de respecter le tracé de l’avenue qui, initialement, se trouvaitlà. Les plus grandes modifications apportées à l’ensemble résident doncdans le style, l’ordonnancement des blocs, le plan des logements (intégrantune salle de bains, un interphone et d’autres éléments ajoutant du confortaux habitations) et, enfin, les deux places qui marquent l’entrée (Straus-berger Platz) et le milieu (Frankfurter Tor) de l’avenue. Le tissu urbainn’est pas foncièrement transformé, et ce qui s’opère ici est de l’ordre duboulevard réglé, traçant une ligne droite d’un point à un autre, pourterminer symboliquement en URSS. Seule la voirie, en offrant deux foistrois voies aux automobiles, prend en compte cette nouvelle donne etfabrique une quasi-autoroute au cœur de Berlin.

URBANISME (2)Les urbanistes et paysagistes du Hansaviertel ont fonctionné de manière

absolument différente tout en prenant en compte, eux aussi, l’augmen-tation future du nombre de voitures en centre-ville. Le quartier de lahanse, avec ses rues, ses immeubles typiques de la Gründerzeit et leTiergarten qui hante les écrits de Walter Benjamin, possédait un charmebourgeois que la grande avenue de Berlin-Est n’a sans doute jamais eu.À l’Ouest, plutôt que de rechercher le tracé des rues et des parcelleshistoriques, la décision fut prise de faire table rase du passé et de créerdes circulations hiérarchisées (un axe routier, l’Altonaer Strasse, des rues« secondaires » parfois pavées puis des chemins piétons plus ou moinssinueux) définissant un vaste territoire qui n’est plus la ville du XIXe siècleet pas encore le parc limitrophe. Un idéal moderne : habiter à la ville avecles avantages de la campagne, l’air pur et la lumière du soleil. Le quartierrelève d’un entre-deux où les bâtiments reposent sur un rez-de-chausséeouvert (le plus souvent des pilotis, un des canons de la modernité corbu-séenne), cherchant la meilleure orientation par rapport au soleil et nonpas des façades créant un front à rue et définissant, de fait, une perspec-tive. Les architectes et les urbanistes placent alors assez librement leursbâtiments sans chercher réellement à savoir ce que font leurs confrères,sans créer de dialogue particulier, et, finalement, c’est le style moderneplus que l’implantation des volumes qui donne sa cohésion à l’ensemble.

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COLONNE DES VICTOIRES

Quoique. Dans le Hansaviertel, la colonne des Victoires est un point defuite que le regard peut fixer d’un peu partout. Cependant, cela est plusfortuit que voulu, les bâtiments cherchant davantage le meilleur ensoleil-lement possible que le cadrage de la vue. C’est surtout à partir du cin-quième étage que le panorama sur le Tiergarten offre une « perspective »mais celle-ci, à l’opposé de la Karl-Marx-Allee, ne focalise pas sur unpoint précis. Elle est une ligne d’horizon constituée par la cime des arbresavec quelques points majeurs (clochers, colonne des Victoires, Fernseh-turm et, désormais, Potsdamer Platz) posés à intervalles irréguliers.

EGO

Si, à Berlin-Est, l’architecture est une affaire de collectifs où il estimpossible de reconnaître le style de chaque architecte tout en sentantcertaines différences dans la qualité des ornements, à Berlin-Ouest, c’estun concours entre individus qui s’affrontent par formes architecturalesinterposées. Et ceci est clairement l’expression, dans une même profession,des deux idéologies qui entrent lentement en conflit à l’époque.

RÉTROGRADE

Mais dans les deux cas il s’agit de montrer que la ville peut êtreconstruite « à nouveau » sans tomber dans le mimétisme, la fabricationà l’identique d’un état disparu ou le faux historicisme (qui sont alors,malheureusement, la théorie et la pratique quotidiennes dans la villeréunifiée). Si les deux idéologies témoignent d’une approche de la villedifférente, l’une préservant l’axe préexistant et renforçant l’idée de pers-pective à l’aide de places à caractère monumental, l’autre refusant touteforme d’ordre afin d’inventer des rapports humains nouveaux, lesconstructions n’en sont pas moins innovantes (dans la conception deslogements et leurs qualités fonctionnelles dans les deux cas, et aussi dansl’emploi des matériaux au Hansaviertel). Ce qui importe ici est de montrerque Berlin n’est plus et ne sera pas la capitale du IIIe Reich, mais uneville où les ouvriers pourront vivre dans des conditions décentes, dansdes immeubles aux allures de palais (Stalinallee), et où l’homme modernepourra jouir des plaisirs de la nature et du chauffage central avec safamille modèle (Hansaviertel).

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PANOPTIQUE

En construisant une rue ou une large avenue, la RDA n’oublie sansdoute pas le besoin de contrôle et de surveillance des populations. Ce quele baron Haussmann avait déjà compris avec Paris et qui, dans les grandesvilles des régimes dictatoriaux, deviendra un savant mélange de panop-tique, de grands espaces verts dépourvus d’arbres et d’esplanades bienéclairées. La perspective, dans ce cas, est évidemment un outil de contrôlede la population où un garde, depuis un point élevé, peut avoir à l’œiltout ou partie de la rue. Il est rare que le progrès, lorsqu’il est décidé pardes hommes politiques à une telle échelle, soit totalement désintéressé.

AUJOURD’HUI

Le Hansaviertel et la Karl-Marx-Allee sont aujourd’hui classés monu-ments historiques. Y habiter est une façon d’affirmer son appartenanceà une classe sociale, son intelligence et son goût assuré. Les habitants dela première heure, arrivés à la fin des années 1950, ont presque tousquitté leur logement et ont été remplacés par des classes moyennes fina-lement identiques des deux côtés. Certains préfèrent l’aspect paysager,d’autres privilégient la centralité et l’urbanité de l’Allee. Mais, tout commeles deux villes qui les ont vu naître, les deux idéologies qui les ont sup-portés, les raisons d’être profondes de ces bâtiments ont disparu.

PROPAGANDE

Le dernier outil de propagande en date à Berlin est une maquette. Car,finalement, ne peut-on pas ramener le Hansaviertel comme la Stalinallee/Karl-Marx-Allee à de purs outils de propagande ? Simplement, le besoinde logements à l’époque était tel que personne n’avait le temps deconvaincre de la validité architecturale et urbaine des projets. Les quar-tiers se sont construits avant même d’être communiqués et ils n’avaient,d’une certaine façon, rien à montrer d’autre qu’eux-mêmes. Pas besoinde prêcher : la propagande était bâtie avant même d’être dite. Enrevanche, à notre époque, il faut trouver des investisseurs afin de pouvoirconstruire et les questions de représentation deviennent alors cruciales.À côté du Märkisches Museum, abrité dans le bâtiment de la Senatsver-waltung für Stadtentwicklung, se trouvent plusieurs grandes maquettesreprésentant Berlin à diverses étapes et plusieurs échelles (un peu commeles célèbres plans-reliefs commandés par Vauban). Là, l’enjeu idéologiqueest celui de la Blockbebauung (l’aménagement en pâtés de maisons) : soitla misère de la perspective et la pauvreté des concepts de la reconstruction

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du Berlin contemporain. Au centre de la salle d’exposition, à l’échelle du1/500, se trouve le centre-ville de la capitale réunifiée. Le Hansaviertelet la Karl-Marx-Allee en sont, étrangement, absents. Berlin, ville de des-tructions et de dents creuses, a décidé après la chute du Mur de retrouverau plus près le tracé des rues d’avant la Seconde Guerre mondiale. Peuimporte que l’idéologie, ici, fasse table rase de soixante années d’histoireet d’expérimentations architecturales. Et cette maquette, comme unpuzzle auquel on viendrait ajouter les pièces manquantes jusqu’à ce qu’ilsoit complet, séduira tout urbaniste en herbe. Pas besoin de montrerl’allure des façades, la couleur des matériaux, la forme des fenêtres pourprouver la nécessité de construire un bâtiment : la maquette se charge devalider la théorie urbaine sur l’ensemble de la ville. Sauf que, pas tri-cheuse pour deux sous, elle n’intègre pas uniquement les bâtimentsconstruits depuis la réunification mais aussi quelques projets que la villeaimerait bien voir, dans l’avenir, sortir de terre. Des fois qu’un investisseurse montrerait intéressé.

OISEAU

Surtout, face à cette maquette, le regardeur se retrouve dans la posturede l’oiseau volant dans le ciel, du dictateur tout-puissant contemplant saville future ou du super-héros de bande dessinée capable de sauter debâtiment en bâtiment. Mais elle a aussi ceci de séduisant qu’elle nous faitcroire en un possible retour à la cohésion de la ville, en une forme d’unicitéet de cohérence disparue et dont il n’était plus question. Elle propose unensemble où les bâtiments présentent des liens visuels (des perspectives ?)qu’ils n’entretiendront jamais dans la réalité (c’est-à-dire dans l’œil decelui qui marche dans les rues). Elle justifie l’envie de reconstruire lesbâtiments en front à rue afin de redonner à la ville une urbanité qu’ellea perdue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La perspective,ici, n’est plus simplement la construction d’un axe avec un point de fuitedéfini (comme à la Karl-Marx-Allee) mais bien la volonté de bâtir untissu urbain dense, de retrouver les anciens tracés de rues, de border lesplaces afin de leur rendre leur géométrie et de fabriquer une découpeparcellaire claire. Comme si l’expérience du Hansaviertel, avec ses bâti-ments librement posés sur un espace vert, n’avait jamais existé. Commesi Berlin n’avait jamais été bombardée. Et, plus pervers que la Karl-Marx-Allee, son style moscovite et sa monumentalité écrasante, ce qui se conçoitici et se construit un peu plus loin dans la ville est un ensemble debâtiments disjoints, plus ou moins discrets, au style tristement uniforme,mais qui ne jouent plus de la cohésion par un axe fort. Plus besoin dedessiner ou de construire un ensemble d’un seul tenant, c’est la maquette

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qui se charge d’unifier le tout et de convaincre de la beauté du projeturbain. L’œil de l’homme contemporain ne se situe plus au niveau desrues, il contemple son avenir depuis les airs et avec détachement.

POKER MENTEUR

La perspective n’est pas une forme exacte. C’est un outil de représen-tation et ce n’est pas parce qu’il est issu d’une science exacte (la géométrie)qu’il ne peut pas tricher ou mentir. Pourtant, dans l’esprit des décideurs(publics comme privés), la perspective conserve une certaine « aura » deréalité, comme si les ciels bleus qu’elle affiche ostensiblement étaientgarantis pour les trois prochaines décennies. Il est important de prévenirles habitants des villes que nous sommes : une image d’un bâtiment n’estrien d’autre qu’une image d’un bâtiment, et il faut apprendre à s’enméfier.

SCIENCE

Ernst Gombrich écrit, dans sa célèbre histoire de l’art : « La scienceneuve de la perspective accentue encore l’illusion de la réalité. » Oui, laperspective est un procédé illusionniste, qu’il s’agisse de sa forme dessinéecomme, dans certains cas, de sa forme réelle (voir la célèbre perspectiveaccélérée de la galerie du Palazzo Spada construite par Borromini en1652). Et cette illusion continue à faire croire, rêver et vendre. C’est sansdoute pour son pouvoir illusionniste que la représentation de l’architec-ture en perspective a toujours un tel impact dans la communication desprojets. Mais les techniques de fabrication des images ont changé, ren-forçant encore plus leur chance de faire croire à leur réalité.

AVENIR

Une représentation ne cherchera jamais à montrer autre chose que l’étatet l’image qu’elle veut bien fabriquer et souhaite donner d’elle-même.Elle est ce qui, sans doute, ne sera jamais. Procédé illusionniste, tour demagie optique, simulation d’une réalité idéalisée : pour toutes ces raisons,la perspective a bien un avenir.

INFORMATIQUE

Aujourd’hui, lorsque l’on construit des modèles informatiques en troisdimensions où « focale », « point de vue », « ligne d’horizon » et « point(s)

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de fuite(s) » peuvent être manipulés librement, c’est une infinité de pers-pectives qui est potentiellement créée et, de fait, le bâtiment cesse de seprésenter sous un unique angle idéal. Bien sûr, l’architecture s’est trans-formée avec l’avènement du mouvement moderne et peu d’architectesimaginent encore utiliser le vocabulaire de l’architecture classique, tantdans les formes que dans la composition (plus de perron ni de symétrieen façade, plus de balustrade ni de nombre d’or). Il ne s’agit plus deconcevoir le bâtiment en fonction d’un point de vue privilégié et le sursautde la postmodernité architecturale face à cette nouvelle donne a fait longfeu. Actuellement, l’architecture se débat entre un minimalisme de bonton et des créations spectaculaires aux prouesses formelles et techniques.Les formes architecturales qui allaient de pair avec une représentationen perspective offrant un point de fuite plus ou moins centré n’ont plusvoix au chapitre. Et ce sont les tours (comme à la Potsdamer Platz) qui,peu à peu, ont remplacé les grandes avenues terminées par un monument(on passe alors d’une perspective « horizontale » à une perspective « ver-ticale »). Nous sommes arrivés à une époque où un outil à peine vieux detrois décennies, l’ordinateur personnel, est entré « en phase » avec lesformes construites. Si, à ses débuts, les géométries étaient limitées par lescapacités techniques de l’informatique, c’est l’inverse qui s’opère désor-mais et aucun architecte ne peut concevoir des espaces qui ne puissentêtre modélisés en trois dimensions et dont les différentes formes de repré-sentation – perspective en premier – ne puissent être calculées par lamachine. L’informatique a, dans un certain sens, libéré les créateurs etouvert la porte à de nouvelles formes architecturales. Mieux, les logiciels,aujourd’hui, permettent aux architectes (mais aussi aux designers indus-triels, aux charpentiers, aux ingénieurs aéronautiques, etc.) de concevoirdirectement leurs formes en perspectives. Il ne s’agit plus de « monter unplan » (ce qui veut dire faire passer le plan bidimensionnel du bâtimenten une image simulant la troisième dimension), il s’agit de « rabattre »le volume sur un plan qui pourra ensuite être exécuté sur le chantier. Etsi la perspective comme moyen de composition architecturale perd de sonimpact idéologique, c’est sans doute parce que les architectes ont recoursà l’outil informatique pour créer des formes complexes.

INFORMATIQUE (BIS)Et ce serait encore se tromper que de croire que l’informatique, parce

qu’elle relève d’une gigantesque « machine à calculer », produit des pers-pectives à l’exactitude certaine. Là encore, architectes et promoteurs sontpassés maîtres dans la production d’images truquées (et, pour ce faire,

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ils utilisent parfois les mêmes outils que les créateurs d’images des studioshollywoodiens).

POLITIQUE

Dans le même temps, il faut admettre que les conditions politiques dela société contemporaine ne demandent plus véritablement la constructionde grandes perspectives censées honorer un homme d’État et l’idéologiequ’il représente. Aujourd’hui, ce sont plutôt les grandes entreprises ouinstitutions qui veulent « poser » dans le territoire de la ville un bel objetcapable de transmettre le signal de leur dynamisme et de leur efficacité.L’architecture se rapproche alors du design, fournissant une œuvre quipuisse être photographiée sous plusieurs angles et donner, sous n’importequel angle, une belle image.

AXONOMÉTRIE MON AMOUR

La perspective centrée perd de son importance et de son pouvoir avecla prise de conscience et la libération des possibilités de l’espace quereprésente le mouvement moderne. Qu’il s’agisse de la « promenade archi-tecturale », de l’importance des doubles hauteurs sous plafond ou de laséparation entre systèmes porteurs et cloisonnements, la modernité dudébut du XXe siècle avait besoin d’une forme de représentation qui luipermette d’exprimer au mieux ses inventions formelles et conceptuelles.Elle la trouve à l’époque dans l’axonométrie isométrique. Cette techniquede représentation a connu un grand succès jusqu’à la fin des années 1970(l’arrivée de l’informatique est sans doute pour beaucoup dans sonactuelle désuétude). Il s’agit de représenter la troisième dimension demanière normée, avec assez peu de libertés graphiques. Le dessin estentièrement « à l’échelle », c’est-à-dire qu’à l’aide d’une règle graduée ilest possible de vérifier les hauteurs et que les rapports de proportion entreplan et élévation sont respectés. En prenant le plan du bâtiment, puis enle faisant pivoter de trente, quarante-cinq ou soixante degrés, on peutensuite tracer des lignes verticales qui indiquent les arêtes hautes de laconstruction. Ici, les parallèles restent parallèles, les dimensions sontexactes, c’est une géométrie qui ne peut mentir ou tricher. Parfois prochedes illusions d’optique, c’est une forme de représentation qui demandeune certaine concentration, un œil entraîné, et peut, chez certaines per-sonnes, ne pas fonctionner (elles ont alors du mal à discerner ce qui esten avant-plan de ce qui est en arrière, l’illusion de profondeur n’étantpas créée par des différences de hauteur entre les plans successifs). C’est

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une représentation sans profondeur de champ et, le plus souvent, sanssouci d’ambiance ou d’atmosphère.

HEJDUKOn les surnomme les « New York Five », un peu comme une bande de

super-héros capables de réaliser l’impossible. En fait, ce sont juste cinqarchitectes qui, en 1972, se retrouvent dans un même livre au titre sim-plissime : Five Architects. Peter Eisenman, Michael Graves, CharlesGwathmey, John Hejduk et Richard Meier, cinq destinées qui, à cemoment-là, se croisent puis suivront leur chemin. Ils partagent à l’époqueun même soin pour l’usage et l’interprétation des formes établies par lemouvement moderne, une même passion pour l’utilisation de figures géo-métriques simples et la recherche d’un nouveau style par la complexitéde leurs compositions. Le livre, pour l’essentiel une compilation de projetsou de constructions pour de luxueuses villas, est surtout uni par une formede représentation : l’axonométrie.

Et à ce jeu, c’est l’architecte qui construira le moins qui livre les plusbeaux dessins : John Hejduk. Ses projets, entre utopie et poésie, montrentune véritable fascination pour la représentation. Pour John Hejduk,l’architecture est affaire de dessin plus que de construction : un « jeusavant, correct et magnifique » des lignes sur le papier. Car l’axonométrieest un système de projections, la possibilité de retrouver plusieurs« plans » (verticaux, horizontaux) sur un même dessin sans avoir à leshiérarchiser autrement que par leur présence ou leur absence. Sans avoirà décider ce qui doit être devant et ce qui peut être derrière. Un principeobjectif dont la capacité de séduction est avant tout dans sa capacité àexprimer une composition.

FORCELa force des dessins de John Hejduk réside dans leur extrême raideur

et, dans le même temps, dans leur capacité à exprimer une poésie qui necherche pas pour autant à devenir un argument de communication duprojet (ce que fait Daniel Libeskind fréquemment). L’axonométrie permetd’abord à Hejduk de composer au mieux ses grilles et leurs décalagespuis, lorsque son style se libère des jeux de composition, d’exprimer sansemphase la simplicité d’assemblage des volumes qu’il utilise. Ce ne sontpas des dessins à la séduction visuelle instantanée mais l’expression d’unepensée de l’architecture.

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KOOLHAAS

L’architecte néerlandais Rem Koolhaas a pratiqué longuement la pers-pective axonométrique (il suffit de voir l’importance de cette forme dereprésentation dans son diplôme à l’Architectural Association de Londres,Voluntary Prisoners of Architecture [1972], ou dans la dernière partie deson livre Delirious New York : A Retroactive Manifesto for Manhattan[1978] et les dessins de Madelon Vriesendorp). Ayant intelligemmentflirté avec la mode déconstructiviste et y ayant survécu, il est sans douteun des architectes contemporains les plus inventifs.

AXONOMÉTRIE CONSTRUITE

Avec le Kunsthal (1992) de Rotterdam et, plus encore, avec l’ambassadedes Pays-Bas (2003) à Berlin, Rem Koolhaas démontre que l’on peutconstruire un bâtiment en suivant les règles du jeu de l’axonométrie commeon peut construire une rue en suivant celles de la perspective. Un des dessinsles plus célèbres concernant le Kunsthal montre les différents niveaux dubâtiment, les plis et les rampes qui les unissent. Murs et cloisons ne sontpas représentés. L’axonométrie permet de comprendre comment, à lamanière d’une ribambelle de papier, les surfaces de plancher et de plafondsont assemblées et constitueront, au final, l’espace. Ce que Koolhaascherche à démontrer ici est bien plus l’intelligence de sa création et sonimpact sur l’espace que le charme ambiant du futur bâtiment. D’unemanière encore plus sensible, la perspective de l’ambassade des Pays-Basest une ascension qui termine sur une fenêtre – en réalité, un « trou » dansle bâtiment – cadrant le sommet de la Fernsehturm de Berlin. Il s’agit sansdoute d’un bâtiment conçu davantage à l’aide de maquettes que de dessins,mais les principes d’espaces qui en sont la source sont en partie issus despossibilités de l’axonométrie. Il faut imaginer un grand escalier qui, depalier en palier, distribue les fonctions de l’ambassade jusqu’à une terrassepanoramique. Cet escalier est ensuite enroulé sur lui-même, plié et fracturéafin de « rentrer » dans un cube presque parfait. De l’extérieur, rien nepermet de deviner la complexité spatiale qui se trouve à l’intérieur et,puisque la ville de Berlin impose des règlements urbains draconiens afin devoir ses rues réapparaître, ceux-ci sont respectés et détournés à la lettre.Aujourd’hui, avant d’atteindre le point de vue idéal, il vous faudra fairedes tours et des détours, passer trois marches et utiliser des rampes pourune « promenade architecturale » dont même Le Corbusier n’aurait pasosé rêver. Encore faudra-t-il que le gardien ait accepté de vous laisser entrerdans le bâtiment, et cela n’a rien d’évident.

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JUSTESSEL’axonométrie représente, avant tout, les idées qui fédèrent le projet

architectural et elle permet, ensuite, de concevoir des espaces à la com-plexité géométrique certaine. En cela elle séduit les architectes, qui, enun dessin, peuvent voir ce que leur confrère a voulu dire. Mais elle restetrop exacte et trop abstraite pour séduire les non-initiés.

RIGUEURLa rigueur de la perspective axonométrique, son absence de toute illu-

sion réaliste (pas de ciels bleus, d’enfants souriants ni d’arbres toujoursverts) et la difficulté que certains rencontrent à visualiser son résultat enfont une technique de représentation peu pratique. Mais c’est aussi pourcette justesse et pour l’importance qu’elle confère aux idées qui fédèrentle projet qu’elle devrait retrouver un rôle essentiel dans la conception etla communication de l’architecture.

INTÉRIEURSi, aujourd’hui, l’homme comme l’architecture ont encore une pers-

pective, celle-ci est définitivement intérieure. Elle se déroule au cœur desbâtiments (tel l’escalier déstructuré de l’ambassade des Pays-Bas) et nese donne plus à voir dans les rues comme au temps des grandes dictatures.Et parce qu’elle devient alors d’une extrême difficulté à être représentée,car il ne s’agit plus de décider d’un simple point de fuite, puis de tricherla future beauté du bâtiment, la perspective demande à être au plus prèsde la réalité afin de ne pas se résumer à un simple outil de communication.Et c’est là que l’axonométrie trouve toute sa raison d’être.

Thibaut DE [email protected]

architecte

RÉSUMÉ

En architecture, le mot perspective est à double emploi. En effet, il évoque autant le fait dedessiner un projet en trois dimensions de façon plus ou moins exacte que la possibilité de bâtirun axe qui, traversant toute une ville, crée des perspectives construites et dirige le regard deshabitants. En analysant d’abord la façon dont l’architecture est actuellement représentée, puis enfaisant un retour historique sur la reconstruction de Berlin après la Seconde Guerre mondiale, letexte évoque certaines réalités de la perspective contemporaine.

Thibaut de Ruyter