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LES ORIGINES DE LA BIBLE POLYGLOTTE DE PARIS : PHILOLOGIA SACRA, CONTRE-R^FORME ET RAISON D'ETAT ^ L'« accommodation » d6signe le processus par lequel l'insolite est assimile' au familier. Continuellement, et souvent au prix d'une grande, sinon toujours manifeste tension, un monde nouveau est refaconn6 dans les images et les termes de l'ancien. S'il est un seul theme dont on peut dire qu'il modele ^ Thorizon intellectuel et culturel de I'Europe moderae a ses d6buts, c'est I'accommodation. La « controverse des Rites », d£bat romain du XVIP siecle sur les ajustements que les missionnaires catholiquestels Roberto De* Nobili en Inde et Matteo Ricci en Chine faisaient subir a la pratique pour adapter le christianisme a la culture intellectuelle raffinee de leurs auditoires asiatiques, se situe explicitement dans ce cadre. L'accommodation, cependant, est un concept plus riche de sens. En effet, le d6fi d'ajuster des conditions manifeste- ment nouvelles a celles de Tage classique qui survivaient encore donne son contenu a la periode qui va de la Renaissance aux Lumieres. En termes de pens6e politique, il fallait lire et appliquer les connaissances et definitions nees de 1'expenence d'une r6publique antique dans une Europe de monar chies, de principaut6s et d'6tats. Philosophiquement, les conceptions de royaumes sublunaires ou supra-terrestres devaient etre harmonisees avec les implications des grandes revolutions intellectuelles du XVIC siecle dans Pexploration de la terre et du ciel. C'est dans le domaine th6ologique cepen dant, que le travail pour adapter une mappemonde immuable aux changements du present 6tait le plus complexe. Ici, en effet, les partisans de l'accommoda- tion avaient les mains liees : si la Bible constituait bien l'histoire du monde depuis la Creation, ou mettre les peuples, les plantes et les contrees nouvelle- ment d6couverts ? Si, de la position avantageuse que nous occupons, nous regardons en arrie- re, il est clair que nous nous trouvons de l'autre cote" d'une grande faute, soit que 1'accommodation ait echoue\ soit qu'elle ait trop bien reussi. Et si la Bible 6tait 1'encyclopedic des chr6tiens, la Bible polyglotte en 6tait la somme, l'encyclop6die des encyclopSdies. Avec leur versions du texte sacr6 en de nombreuses langues (jusqu'a neuf) et leurs volumes d'apparat critique qui refl&aient les arcanes philologiques d'avant-garde, ces bibles, produites a Acald (1522), Anvers (1572), Paris (1645) et Londres (1657), constituaient *"V des monuments de la foi en la suffisance de l'histoire sacr6e, en la Bible comme deYoulement de l'histoire universelle. La croyance selon laquelle le present et le futur 6taient contenus dans le pass6 signifiait pour les croyants que, comme les encyclop6dies, elles-memes barometres exquis de 1'adaptation culturelle pr^cisement en raison de leur necessaire exhaustivite\ la Bible avait toujours 6t€ capable d'expliquer les progres a travers le monde de plus en plus XVIIe SlfeCLE n° 194 (49cann&, n° I)

LES ORIGINES DE LABIBLE POLYGLOTTE DE PARIS : PHILOLOGIA

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PHILOLOGIA SACRA, CONTRE-R^FORME ET RAISON D'ETAT
^ L'« accommodation » d6signe leprocessus par lequel l'insolite est assimile' au familier. Continuellement, et souvent au prix d'une grande, sinon toujours manifeste tension, un monde nouveau est refaconn6 dans les images et les termes de l'ancien. S'il est un seul theme dont on peut dire qu'il modele
^ Thorizon intellectuel et culturel de I'Europe moderae a ses d6buts, c'est I'accommodation. La « controverse des Rites », d£bat romain du XVIP siecle sur les ajustements que les missionnaires catholiques tels Roberto De* Nobili en Inde et Matteo Ricci en Chine faisaient subir a la pratique pour adapter le christianisme a la culture intellectuelle raffinee de leurs auditoires asiatiques, se situe explicitement dans ce cadre. L'accommodation, cependant, est un concept plus riche de sens. En effet, le d6fi d'ajuster des conditions manifeste- ment nouvelles a celles de Tage classique qui survivaient encore donne son contenu a la periode qui va de la Renaissance aux Lumieres. En termes de pens6e politique, il fallait lire et appliquer les connaissances et definitions nees de 1'expenence d'une r6publique antique dans une Europe de monar chies, de principaut6s et d'6tats. Philosophiquement, les conceptions de royaumes sublunaires ou supra-terrestres devaient etre harmonisees avec les implications des grandes revolutions intellectuelles du XVIC siecle dans Pexploration de la terre et du ciel. C'est dans le domaine th6ologique cepen dant, que le travail pour adapter une mappemonde immuable aux changements du present 6tait le plus complexe. Ici, en effet, les partisans de l'accommoda- tion avaient les mains liees : si la Bible constituait bien l'histoire du monde depuis la Creation, ou mettre les peuples, les plantes et les contrees nouvelle- ment d6couverts ?
Si, de la position avantageuse que nous occupons, nous regardons en arrie- re, il est clair que nous nous trouvons de l'autre cote" d'une grande faute, soit que 1'accommodation ait echoue\ soit qu'elle ait trop bien reussi. Et si la Bible 6tait 1'encyclopedic des chr6tiens, la Bible polyglotte en 6tait la somme, l'encyclop6die des encyclopSdies. Avec leur versions du texte sacr6 en de nombreuses langues (jusqu'a neuf) et leurs volumes d'apparat critique qui refl&aient les arcanes philologiques d'avant-garde, ces bibles, produites a Acald (1522), An vers (1572), Paris (1645) et Londres (1657), constituaient
*"V des monuments de la foi en la suffisance de l'histoire sacr6e, en la Bible comme deYoulement de l'histoire universelle. La croyance selon laquelle le present et le futur 6taient contenus dans le pass6 signifiait pour les croyants que, comme les encyclop6dies, elles-memes barometres exquis de 1'adaptation culturelle pr^cisement en raison de leur necessaire exhaustivite\ la Bible avait toujours 6t€ capable d'expliquer les progres a travers le monde de plus en plus
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vaste du savoir. Mais ceci faisait peser de grandes exigences sur ses inter- pretes. L'apparition de ces bibles marque ainsi une periode extraordinaire de confiance en soi et d'audace intellectuelle du christianisme. Ces editions qui, a nos yeux fatigues, paraissent constituees d'une matiere hautement inflam mable, furent entreprises et souscrites sans trace aucune de peur par des princes de PEglise. Si le stoi'cisme Chretien est l'expression philosophique de 1'ideologic contre-reformiste d'une continuity sans faille entre les mondes paien et Chretien, les Polyglottes, les deux nSalisees au XVIF siecle en particu- lier, en constituent la manifestation theologique; elles soulignent l'aptitude de la tradition a harmoniser les variantes dans un texte de toute evidence divin. Si l'« accommodation », au sens large, est en mesure de donner acces aux plus essentielles notions d'une culture - notionsde temps, d'autorite, de trans- cendance, par exemple -, c'est la realisation des Polyglottes qui leur donne une expression explicite, et consciente.
A cause du prestige, de la complexite technique et du cout des Polyglottes, leur fabrication, tout comme la recherche spatiale de la fin du XXe siecle, requerait une organisation que seuls, l'liglise et l'fitat etaient en mesure de foumir. II fallait rassembler des equipes de typographies, decoupeurs, impri- meurs, erudits et editeurs, les payer et souvent les choyer pendant un temps considerable. Alors que les bibles du XVIe siecle dues au mecenat de l'Espagne etaient une affaire hautement orthodoxe, au moins en apparence (bien que pesassent des charges d'henSsie contre au moins un des editeurs de l'equipe d'Alcate et pratiquement contre tous ceux d'Anvers), il en alia autre- ment de celles du XVIIe siecle. La Polyglotte de Paris, qui est l'objet de cette etude, fut une attaque sur fonds prives contre l'autorite intellectuelle Rome. La Bible de Londres, encore plus bizarrement, fut soutenue par des clercs et des erudits royalistes arminiens durant les jours sombres du Protectorat crom- wellien, longtemps apres que leur inspirateur spirituel, 1'archeveque Laud, avait eu la tete tranchee. Les bibles du XVHe siecle, peuvent aussi etre regar- dees comme le fruit d'un interet plus grand pour l'histoire et la sauvegarde de la chretiente orientale. En effet, chaque texte des Polyglottes successives ne put etre imprime dans une langue nouvelle ou dans une nouvelle edition qu'a cause de l'intimite grandissante entre I'Europe et le Levant durant le siecle 1550-1650. Finalement, on ne peut nier la relation entre la pratique « compa- ratiste » des philologues sacres et un certain irenisme theologique. La mesure dans laquelle on peut attribuer ce lien a 1'influence d'firasme doit rester sujet- te a debat - bien que des arguments persuasifs aient ete avances pou corrobo- rer son impact sur les deux premieres Polyglottes, qui s'appliquent aussi bien aux suivantes - mais il y a une relation indubitable entre une hermeneutique sacree fondee sur la « comparison » et la theologie non dogmatique embras- see par les catholiques erasmiens et les protestants arminiens pendant la pre miere moitie du XVHe siecle.
La Bible de Paris appartient a la periode de transition politique embrouillee entre l'assassinat d'Henri IV et la consolidation de l'autorite de Richelieu. Le mythe residuel d'une monarchic catholique reformee, qui representait la solu tion de la fin du XVP siecle et du debut du XVIF siecle a 1'effondrement de
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la constitution mixte, fut remplace par la raison d'etat. L'installation d'une autorite royale « souveraine » etait liee a un interet imperial francais de plus en plus serieux pour le Levant. Cette etude comprend des lors deux themes principaux qui, quoiqu'independants, convergent dans l'histoire de la Polyglotte de Paris : les limites conceptuelles de 1'accommodation telle que la fabrication d'une bible polyglotte en donne l'exemple, et la relation entre l'interet pour les etudes orientales et l'interet de I'Etat frangais.
Si la tache du monotheiste etait d'expliquer les voies de Dieu a 1'homme, alors il incombait aux « interpretes bibliques » et aux « savants » de jeter un pont sur l'abime temporel et spatial sans cesse eiargi entre le texte et ses lec- teurs en creant une tradition identifiable. Differents moyens d'accomoder le texte reveie au monde des vivants avaient ete pratiques par les Peres de 1'Iigli-
|» se primitive et furent ensuite reutilises au debut de I'epoque moderae. Canoniquement, Ciceron avait defini l'aliegorie comme un « flux continu de metaphores » (continue plures tralationes), puisqu'en usant de la metaphore, on parle en effet une autre langue, alia oratio (Orator, 94). Cette pratique de lecture avait donne a l'Antiquite son plus puissant moyen d'accommodation : l'aliegorie etait employee par les savants helienistiques qui « modernisaient » Homere et la bible hebraique. Parmi les monotheistes, des juifs (Philon d'Alexandrie, de la facon la plus notable), et des Chretiens (Clement et Origene), ce sont de loin les premiers Chretiens qui eurent les plus grandes difficultes. lis avaient, en effet, a trouver un moyen d'expliquer a la fois la prehistoire juive heritee de l'Ancien Testament et la primaute pa'i'enne heritee de la civilisation classique. D'ou 1'apparition de la figura et de Yallegorie comme reponses a la confrontation necessaire avec des textes qui ne pou- vaient etre ni abandonnes, ni ignores, ni aisement assimiles \
Dans l'Antiquite, comme 1'indiquent les termes memes de Ciceron, l'alie gorie passait pour une sorte de traduction (voir aussi le De Oratore, 3, 155 et suiv.). Mais pour ces Chretiens qui lisaient leur bible hebraique en grec, la pra tique de 1'accommodation recouvrait les deux sens de Yalia oratio : 1'interpre tation metaphorique et la transliteration des graphemes. Origene est le grand exemple de la poursuite de ces approches divergentes. Son exegese biblique devint fameuse - et heretique - a cause de 1'usage profus qu'elle faisait de l'aliegorie alors que, dans le meme temps, il faconnait le premier outil pour 1'etude critique de la Bible. Les Hexapla exposaient le texte hebreu (a la fois en caracteres hebreux et grecs) en regard des quatre traductions grecques exis- tant a son epoque. Sans aucun sens de rimpropriete, mais pour des raisons qui
* ont provoque nombre de genes et de debats ulterieurs. Origene s'astreignit a indiquer par les signes editoriaux conventionnels des Alexandrins, l'asterisque
I. Pour cette lecture je dois beaucoup aux oeuvres de Pepin, Myihe et Allegoric Les origines grecques et les contestations judio-chritiennes, Paris, 1976, 2' €d.; Erich AllERBACH, « Figura », Scenes from the drama of European Literature, Gloucester, 1973, pp. 11-78; Robert Lamberton, Homer the theologian. Neoplatonist allegorical reading and the growth of the epic tradition, Berkeley and Les Angeles, 1986; D. C. ALLEN, Mysteriously Meant : the rediscoveryof pagan symbolism and allegorical interpretation in the Renaissance, Baltimore and London, 1970, ch. I; Angus FLETCHER, Allegory. The theory ofa symbolic mode, Ithaca, 1964.
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(*) et 1'obelisque (t), les passages des autres versions ajoutes a la Septante, ou absents dans celle-ci mais presents dans les precedentes. En rendant ainsi plus aisee la comparaison des diverses versions du texte sacre. Origene esperait demontrer la polysemie du discours divin. Paradoxalement cependant, la reali sation des Hexapla, comme celle des bibles polyglottes qui seraient modelees a partir d'eux, impliquait que la collation des traductions humaines pouvait donner le moyen de retrouver le moment meme de la revelation, quand Dieu parla aux hommes en mots concrets. Si la tradition est la mediation de cet absolu, le projet lance par Origene transmit a I'Eglise catholique le devoir de fondre la tradition et revelation en un savoir qui permit de remonter la piste dans le temps a partir de n'importe quel present donne.
C'est la meme difficile combinaison de la philologie et de l'aliegorie qui nous permet de considerer Erasme, le grand disciple d'Origene a la Renaissance, comme la figure centrale de l'histoire de 1'accommodation a l'aube des temps modernes. Dans les Antibarbari (1520), le locuteur d'Erasme soutenait que : « nous, Chretiens, n'avons rien que nous n'ayons herite des pai'ens » 2. De fait, la science paienne n'avait pas ete elle-meme « sans gou- verne divine ». Invoquant les arguments de Clement, il demandait d'admettre que la culture et la litterature des juifs et des gentils annoncaient providentiel- lement la revelation chretienne. Le locuteur identifiait explicitement l'aliegorie et la figura comme justifications pour 1'assimilation du savoir pai'en par les premiers Chretiens, alors meme qu'il affirmait sa legitimite pour ses contem- porains 3. Pour des raisons de temps, je peux seulement insister sur la relation entre les arguments des Antibarbari et ceux du Ciceronianus de fa9on a indi- quer que la creation d'une chretiente « moderae » dependait, precisement, de la possibilite d'une telle accommodation.
La Bible procurait au croyant tout ce dont il avait besoin pour vivre selon le bien a chaque epoque et en tout lieu. Elle etait, ainsi qu'Erasme l'a souvent qua lified, Vorbs doctrines Christiana; - ou encyclios paideia - et elle etait eternelle parce que complete 4. Le sens historico-grammatical, joint au sens allegorique, permettait la constante applicabilite de I'immuable a travers le temps et l'espa- ce. Mais, alors que l'insistance sur la philologie placet le lecteur face a face avec les enigmes du texte, le recours a la « solution » de l'aliegorie menacait de l'exposer aux propres critiques d'Erasme contre Origene et dressait le spectre d'un « mouvement essentiellement centrifuge hors de l'ecrit du texte » 5. Cette tension ne pouvait etre evitee, encore que, pour Erasme, elle ne posat pas de probleme theologique. An contraire, elle etait reellement le moyen par lequel le caractere eternel et encyclopedique de la Bible se manifestait a 1'humanite.
2. ERASMUS. The Antibarbarians. Collected Works of Erasmus, vol. 23. «5d. Craig R. THOMPSON, tr. Margaret Mann Philips (Toronto. 1978), pp. 56-57.
3. Antibarbarians, p. 59.
4. Terence Cave, The Cornucopian Text. Problems of writing in the French Renaissance, Oxford. 1979, p. 179; voir aussi GODIN, Erasme lecteur d'Origene, p. 681.
5. Cave. Cornucopian Text. p. 110.
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Comme il l'a ecrit dans son tardif Ecclesiastae (1535) : « Nee haec est Scripturarum incertitude, sed fcecunditas » 6.
Les diverses obscurites textuelles de la Bible que le lecteur a l'esprit cri tique et techniquement competent decouvrait etaient bien connues a la fin du XVP siecle, mais on ne les considerait pas comme des menaces pour l'integri- te de la revelation. La haie eievee par la decision du Concile de Trente - qui faisait de la Vulgate de Jerome la seule traduction latine authentique - laissait intentionnellement ouverte la question plus large de la possibility d'etablir un texte definitif en comparant les versions en differentes langues et les traditions manuscrites 7. La creation des commissions papales pour realiser des editions definitives des bibles grecques et latines (Septante, Vetus et Vulgate) se trans- forma en debacle quand la politique individuelle des erudits conduisit a cor- rompre les editions de la Vulgate.
L'etablissement d'un texte de la Vulgate n'etait qu'une des taches que la papaute reformee avait prises a son compte. L'heritage pai'en et Chretien etait sans arret invoque et fouilie pendant que les papes remodelaient leur cite comme une ceuvre d'art. C'est dans une atmosphere empreinte a la fois de spi- ritualite et d'exigence historique que Yarcheologia sacra est nee 8. La Rome souterraine dessinait non seulement la mission de la cite terrestre mais agissait comme une metaphore vivante de la direction dans laquelle l'histoire pouvait etre exhumee pour servir aux combats en cours de I'Eglise. On tenait le passe pour une preuve sans equivoque de la l^gitimite et de l'autorite de I'Eglise romaine, tout comme on estimait que les anciens textes coordonnes par les compilateurs des Polyglottes maintenaient 1'unique verite divine. Bien enten- du, dans les deux cas, 1'evidence etait equivoque. Ce qui unissait Yarcheolo gia sacra et la philologia sacra etait la conception id£ologique de l'histoire comme providentielle, et par consequent, fondamentalement amicale. L'inex- plore ne pouvait servir qu'a favoriser la cause de I'Eglise. L'activite mission- naire dans les contrees lointaines et la collecte de l'etude d'une plus riche bibliotheque du christianisme antique etaient done considerees comme des choses bonnes en soi. Les missionnaires repandaient la foi et ramenaient aussi les preuves de l'universalite de I'Eglise. L'etude de leurs trouvailles etait faci- litee par le transfert a Rome de gens parlant les langues indigenes et de savants capables de dechiffrer et d'editer les textes sacres dans les langues orientales.
L'Orient Chretien a retenu l'attention des Europeans a la fin du XVP et au debut du XVIP siecles. Les catholiques cherchaient a ramener ces communautes
6. ERASMUS, Ecclesiastae sive de ratione concionandi, p. 1047B.
7. Voir G.M. Voste, « La Volgata al Concilio di Trento », La Bibbia e il Concilia di Trento, Rome, 1947, pp. 301-319; Edmund F. SUTCLIFF, « The Council of Trent on the Authentica of the Vulgate », Journal of Theological Studies 49 (1948), pp. 35-42. Pour 1'impact de cette decision sur l'&ude biblique du XV1IC siecle, voir J.CH. Lebram, « Ein Streit urn die Hebraische Bibel une die Septuaginta », An Exchange of Learning : Leiden University in the Seventeenth Century, 6d. T.H.L. SCHEURLEER, Leiden, 1975, pp. 21-63, en particulier pp. 35-41.
8. Voir Gisela Wataghin Cantino, « Roma sotteranea. Appunti sulle origini deH'archeologiacristiana», Rivista di storia dell'arte 10 (1980), pp. 5-14 et la bibliographic qui lui fait suite.
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dans le sein de I'Eglise romaine; quant aux protestants, ils voyaient dans leur survivance une preuve des limites de l'autorite de Rome 9. Mais ces Chretiens etaient precieux aussi comme depositaires des documents conceraant cette £glise primitive si admiree des deux cotes du rideau de fer confessionnel. La science des philologues sacres et des antiquisants, comme Jacques Ier d'Angleterre, par exemple, attestee par le seduisant Isaac Casaubon venu de France, pouvait rapidement etre mise au service des pretentions des gouver- nants a I'epoque ou l'histoire de l'figlise fournissait des raisons d'etat.
C'est avec Pimprimeur orientaliste Giovanni Battista Raimondi et les deux ambassadeurs de France successifs, le cardinal Du Perron et Savary de Breves, qui lui prodiguerent leurs encouragements, que l'histoire de la Polyglotte de Paris, commence reellement. Du Perron avait avait ete le protec- teur des Maronites et avait negocie l'Union de Brest-Litovsk (1596) qui avait cree I'Eglise Uniate. De Breves avait ete ambassadeur aupres de la Sublime Porte et connaissait.de premiere main la triste situation des Chretiens d'Orient. Comme Raimondi, de Breves vit dans la presse a imprimer un « agent de change ». Avec ses ressources intellectuelles, son rayonnement international et ses solides m6cenes, Rome offrait le lieu ideal pour installer une librairie d'imprimes consacres aux langues orientales. De Breves avait prepare les poineons et les matrices et recruta de jeunes traducteurs au sein du college des Maronites (Victor Scialac et Gabriel Sionite). L'histoire de la Typographia Savariana et de ses difficultes intellectuelles a ete racontee dans le detail par Gerard Duverdier 10. Plus important pour notre propos est le fait que l'effort pour trouver un support a ['impression en France, apres le retour de de Breves, rapprocha Jacques-Auguste de Thou, Guillaume du Vair et Du Perron lui-meme sous la banniere d'une entreprise intellectuelle qui revendiquait de placer la France a l'avant-garde des etudes orientalistes europeennes, non sans lui procurer de considerables avantages politiques et commerciaux.
Toutefois, prive de m6cenes puissants dans la haute hierarchie, le projet d'imprimer une bible en arabe languissait. A la fin, il fut sauve par la decision de l'assembiee du Clerge de refaire une edition augmentee de la Polyglotte d'Anvers. Ce projet fonde par Guy Michel Le Jay prit en fin de compte le nom de Polyglotte de Paris. Sur des entrefaites, l'assembiee approuva la
9. Pour le point de vue romain, voir « Proem for the union of the Eastern Churches », dans Giorgio Levi DELLA Vida, Documenti intotmo alle relazioni delle chiese orientali con la S. Sede durante il Pontificato di Gregorio XIII, Vatican City, 1948, pp. 48-49. Pour aller plus loin, voir aussi G. BELTRAMI, La Chiesa caldea nel secolo dell'unione, Roma, 1933; La Udienze e relazioni concistoriali del Cardinale Giulio Santoro, per gli affari delta Chiesa Orientate (1566-1602), supplement a Stoudion 5 (1928) et 8 (1931); V. Buri, L'Unione delta Chiesa copta con Roma sotto Clemente VIII, Roma, 1931 et Orientalia Christiana 23, 2; A. Castellucci, // Risveglio dell'attivitd missionaria a le prime origini delta S. Congregazione De Propaganda Fide, nella seconda metd des XVI secolo. Le Conferenze al Laterano, V mars-avril 1923. Pour une vue generate de la position protestante, voir l'&ude de Hugh Trevor-Roper, « The church of England and the Greek church in the time of Charles I », Religious Motivation : Biographical and Sociological Problems for the Church Historian, eU Derek Baker, Studies in Church History XV, Oxford, 1978, pp. 213-240.
10. Voir « Les Caracteres de Savary de Breves et la presence francaise au Levant au XVIIe siecle », L'Art du livre a I'Imprimerie nationale, Paris, 1973, pp. 69-87; « Du Iivre religieux a I'orientalisme. Gibra'il as-Sayuni et Francois Savary de Breves », Le Livreet le Liban(s.p., s.d.), pp. 159-172.
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publication d'une nouvelle edition de la Septante de Rome avec une traduc tion latine en regard. Dans cette conjoncture, le terrain etait de nouveau pret pour les projets bibliques de la fin des annees 1620. La Septante de 1628 et la Polyglotte de Paris naquirent cette annee-Ia, meme si elles ne devaient etre publiees qu'en 1645.
Les bibles pouvaient unir dans le meme lit d'etranges concubins. Jacques- Davy du Perron et Jacques-Auguste de Thou paraissent les hommes politiques frangais contemporains les plus opposes; le premier est un defenseur ultra- montain du pouvoir de deposition pontifical et le second est le principal
0 defenseur des parlements frangais et de la juridiction civile. Le soutien appor- te par Jacques-Auguste de Thou a la Polyglotte decoule de ses attaches poli tiques et intellectuelles. Celui de Du Perron parait d'abord plus enigmatique.
km, Mais son attitude a regard de Annales de Baronius reveie I'endroit precis du terrain d'entente. Baronius, ecrivait-il,
et tous les autres sont dans 1'erreur lorsqu'ils denient toute autorite a TEmpereur dans le domaine spirituel, puisqu'il preside les conciles pour le Tempore! comme le Pape le fait pour le Spirituel.
Aucun des deux n'etait totalement independant de l'autre. De surcroit, le pou voir du Pape etait decrit comme « trap grand » dans les affaires temporelles, ce qui le rendait « odieux » aux princes Chretiens ".
Generalement parlant, la periode de paix qui separe les grandes guerres du XVP siecle et celles du XVIP siecle s'est etroitement confinee entre 1610 et 1630. Ce furent les annees d'un gallicanisme - ou d'un arminianisme - international, avec des ramifications a Venise, Paris, Leyde, et Oxford, dont Trevor-Roper a peint les contours de fagon tres suggestive. En France, la volonte d'asseoir les succes de la restauration henricienne regla l'emploi du temps de la reine-mere et du nouveau regent. Cependant, ce fut une periode de vive instabilite politique, pendant laquelle les terribles forces centrifuges des precedentes decennies menacerent de resurgir. L'ascension et la chute des favo- ris tels que Concini et Luynes coinciderent avec le deces des hommes de la generation precedente comme J.-A. de Thou, Du Perron et Du Vair.
L'antagonisme traditionnel du XVP siecle entre les defenseurs gallicans de l'autorite nationale et parlementaire et les partisans ciericaux de 1'influence et des aspirations papales fut tempere, plutot que ravive, par l'assassinat du roi. En veillant le defunt, tous les adversaires s'unirent dans un langage patrio- tique et repudierent le tyrannicide et ses fondements ideologiques : le pouvoir de deposition du Pape et la theorie de la resistance catholique. Les divisions ideologiques du XVP siecle - la crise de l'ancienne constitution frangaise - furent englobees dans une justification qui allait trouver sous Richelieu ses
^ contours les mieux definis : l'interet de la France. Les vieux gallicans furent / commis a des institutions comme les parlements, dans la croyance que la phi
lologie pourrait servir a la reforme du catholicisme. Dans cet engagement, comme dans leur anthropologic, ils avaient beaucoup en commun avec leurs
11. Perroniana, « Baronius », « Constantine », « Rome ».
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voisins arminiens. Mais dans le domaine politique, ils etaient soumis a une condition differente de celle des Hollandais ou des Venitiens : celle des Romains. Les gallicans pensaient en citoyens d'une republique mais vivaient en sujets d'une monarchie.
Les projets bibliques de la fin des annees 1620, l'edition de la Septante et de la Polyglotte, doivent ainsi etre consideres comme le resultat d'un equilibre fragile gallican-devot aussi bien que comme celui de la pratique ancienne de la philologia sacra. Les arguments tires des bibles au profit du texte grec et au detriment de la Vulgate refletent une assertion du catholicisme frangais qui est parallele aux interets frangais de la raison d'etat. Que la page de titre de l'edition de la Septante put user d'une traduction latine autre que celle de la Vulgate (celle de l'edition de la Vetus latina imprimee par Flaminio Nobili et publiee avec Yimprimatur pontifical en 1587), dotee d'une preface ou se trou- vait soulignee la superiorite de la bible grecque sur celle de Jerome, etait une indubitable declaration d'independance. C'en etait une aussi, que la decision de Le Jay d'utiliser les versions de la Vulgate et de la Septante d'Anvers plu- tot que celle de la Sixtine : elle faisait tres ouvertement fi du Vatican et s'offrait a l'anatheme, comme l'observait une critique interessee l2. Cette pre ference pour I'Eglise grecque, ainsi que Marc Fumaroli l'a demontre, entre au moins pour quelque chose dans l'unanimite des annees 1620, puisqu'une com mune anthropologic neo-platonicienne fournissait un terrain d'entente a la fois aux gallicans parlementaires comme du Vair et Bignon et aux devots comme Berulle et Saint-Cyran ,3. Mais aussi, voila un domaine ou, alors que Rome etayait ses pretentions sur l'inebranlable tradition ecclesiastique latine, c'est a I'Eglise grecque qu'etait echu le lot de la plus haute erudition. Et sur ce ter rain, on le croyait de plus en plus - et a juste titre -, la France pouvait concurrencer Rome dans des conditions avantageuses.
La bible greco-latine, publiee en 1628 grace au mecenat du devot Berulle et dediee par ses imprimeurs a Mathieu Mole, Procureur general au Parlement de Paris et ami intime du gallican Pierre Dupuy, prouve I'existence et I'eten- due de l'accord des annees 1620. La preface en vingt-quatre folios de Jean Morin est un mini-traite sur l'autorite, l'antiquite et l'histoire de la traduction de la Septante, et elle explique les causes de ses divergences avec la bible hebraique. L'opuscule attaque les arguments de Bellarmin et des polemistes partisans de YHebraica Veritas comme Montano et Pagnini, mais ce retour des debats pretridentins prend un sens nouveau dans un climat politique et culturel post-tridentin.
La justification de cette « comparaison », pratique dont la Polyglotte constituait precisement le meilleur exemple, tourna a la reevaluation d'Origene. II avait fait valoir {Comment, in Mat., 15, 14) que les variantes obligeaient a un retour a 1'original. Pourquoi, s'etonnerent lourdement les cri tiques, Origene se soucia-t-il de rappeler les materiaux bruts preserves dans la Bible hebraique mais delaisses dans les bibles que I'Eglise avait approuvees?
12. Lettre de Andreas DE LEON DE Zamora. Antiquitates Ecclesiae Orientalis. Londres, 1682, leitre III.
13. Marc FUMAROU. L'Age de I'eloquence, Paris. 1980, pp. 517-519. 555. 560-564.
Les origines de la Bible polyglotte de Paris 65
Origene s'etait defendu en pretendant que la collation des editions et traduc tions differentes etait le moyen de « mieux comprendre le Septante et d'en tirer les significations sacrees ». Comme pour firasme treize siecles plus tard, la foecunditas caracterisait le discours divin.
J'ai prepare toutes les editions et versions et collationne les differentes traduc tions afin de mieux comprendre la Septante et d'en faire ressortir les significa tions sacrees. Ce n'est pas du tout pour aboutir a un resultatdivergentdu texte regu par I'Eglise catholique, non plus que le desir de donner pretexte a ceux qui cherchent les occasions de chicaner sur les points reconnus et de condam-
-9 ner le senscommun de I'Eglise. (§ 10, sig. [vPv]). Morin se servait d'Augustin, le plus grand des Peres de I'Eglise pour les
Frangais du XVIIC siecle, pour fonder son argument sur la superiorite de la v Septante sur la Vulgate de Jerome. Augustin avait en effet admis a la fois la * divinite de la Bible hebraique et celle de la Bible grecque : cela impliquait,
selon Morin, que les differences restantes constituaient un irreductible « mys- tdre » (§ 14, sig. **iir). Derriere la preference de Morin pour la Bible grecque git un doute profond sur la sincerite du texte hebreu et de toutes les versions qui reposent sur lui. Dans une prefiguration de sa pratique exegetique des trente annees suivantes, Morin combattait les Juifs en dehors des textes rabbi- niques eux-memes.
En soulignant le caractere tardif et humain de la redaction de la Bible hebraique, Morin pouvait manier une puissante 6p6e a double tranchant. Leur histoire etant depourvue de heros anciens, Morin faisait valoir que les masso- retes n'avaient rien d'admirable. En les accusant d'avoir corrompu les textes, ou simplement d'etre des ignorants, compares aux grammairiens grecs et latins, Morin pouvait en outre preserver la reconnaissance augustinienne de la validite du texte hebreu originel (§ 16, sig. **iiir). L'instabilite du texte hebreu ancien demandait un jugement definitif. La question que posait Morin etait de savoir si les decisions des massoretes post-talmudiques ou des premiers Peres de I'Eglise devaient Her les Chretiens. Morin se battait sur deux fronts : contre une Vulgate anti-historique mais aussi contre le litteralisme protestant fonde sur la Bible hebraique moderne. L'attaque contre les massoretes se reveiait la voie la plus simple pour saper a la fois le Pape et les Reformateurs (§ 21, sig. **iiiv; §40, sig. t ivr).
Par-dessus tout, Morin defendait son ceuvre en defendant en meme temps Yerudition sacree :
J'estime qu'il est juste que par la diligence des derniers venus, le labeur des -» atnes soit illustre, non pas oblitere : les hommes les moins envieux veulent
ajouter aux decouvertes, non les rabaisser Cfl 44, + [vi]v).
Si le recouvrement de 1'antiquite paienne suscitait une telle veneration, \ celui du monde Chretien antique devait surement avoir un impact plus grand
encore (II 44, + [vi]v). Le lien entre l'archeologie sacree et la philologie sacree montre l'importance de la place que les bibles parisiennes, Septante et Polyglotte, prennent dans le projet intellectuel ne dans la Rome de la fin du XVP siecle.
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L'histoire de la Polyglotte de Paris est au confluent de ces developpements a la fois intellectuels et politiques. La confiance en soi d'un catholicisme reforme se manifeste dans sa decision de produire des textes dont le seul pro- pos etait d'attirer l'attention sur les variantes du discours divin adresse a l'humanite - avec le souhait, cependant, qu'un surcroft de gloire en resulterait. La capacite de produire une bible polyglotte etait toutefois liee a I'existence d'un niveau eieve de possibility techniques - poingons, matrices at artisans pour les realiser - et de ressources intellectuelles. Le developpement des etudes orientalistes etait un pr£alable a 1'impression de la bible; mais il b6ne- ficia en retour de patronages motives par des desseins politiques. Les projets bibliques de la fin des annees 1620 n'etaient pas seulement le fruit d'une orientation philosophique et d'une vocation intellectuelle en action depuis le debut du XVP siecle; ils etaient devenus, en meme temps que beaucoup d'autres elements que nous considerons comme le contenu de la culture de I'epoque - le drame, la peinture, 1'architecture, la poesie - une raison d'etat.
Peter N. MILLER