LES ORIGINES DE LABIBLE POLYGLOTTE DE PARIS : PHILOLOGIA
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LES ORIGINES DE LA BIBLE POLYGLOTTE DE PARIS : PHILOLOGIA SACRA, CONTRE-R^FORME ET RAISON D'ETAT ^ L'« accommodation » d6signe le processus par lequel l'insolite est assimile' au familier. Continuellement, et souvent au prix d'une grande, sinon toujours manifeste tension, un monde nouveau est refaconn6 dans les images et les termes de l'ancien. S'il est un seul theme dont on peut dire qu'il modele ^ Thorizon intellectuel et culturel de I'Europe moderae a ses d6buts, c'est I'accommodation. La « controverse des Rites », d£bat romain du XVIP siecle sur les ajustements que les missionnaires catholiquestels Roberto De* Nobili en Inde et Matteo Ricci en Chine faisaient subir a la pratique pour adapter le christianisme a la culture intellectuelle raffinee de leurs auditoires asiatiques, se situe explicitement dans ce cadre. L'accommodation, cependant, est un concept plus riche de sens. En effet, le d6fi d'ajuster des conditions manifeste- ment nouvelles a celles de Tage classique qui survivaient encore donne son contenu a la periode qui va de la Renaissance aux Lumieres. En termes de pens6e politique, il fallait lire et appliquer les connaissances et definitions nees de 1'expenence d'une r6publique antique dans une Europe de monar chies, de principaut6s et d'6tats. Philosophiquement, les conceptions de royaumes sublunaires ou supra-terrestres devaient etre harmonisees avec les implications des grandes revolutions intellectuelles du XVIC siecle dans Pexploration de la terre et du ciel. C'est dans le domaine th6ologique cepen dant, que le travail pour adapter une mappemonde immuable aux changements du present 6tait le plus complexe. Ici, en effet, les partisans de l'accommoda- tion avaient les mains liees : si la Bible constituait bien l'histoire du monde depuis la Creation, ou mettre les peuples, les plantes et les contrees nouvelle- ment d6couverts ? Si, de la position avantageuse que nous occupons, nous regardons en arrie- re, il est clair que nous nous trouvons de l'autre cote" d'une grande faute, soit que 1'accommodation ait echoue\ soit qu'elle ait trop bien reussi. Et si la Bible 6tait 1'encyclopedic des chr6tiens, la Bible polyglotte en 6tait la somme, l'encyclop6die des encyclopSdies. Avec leur versions du texte sacr6 en de nombreuses langues (jusqu'a neuf) et leurs volumes d'apparat critique qui refl&aient les arcanes philologiques d'avant-garde, ces bibles, produites a Acald (1522), Anvers (1572), Paris (1645) et Londres (1657), constituaient *"V des monuments de la foi en la suffisance de l'histoire sacr6e, en la Bible comme deYoulement de l'histoire universelle. La croyance selon laquelle le present et le futur 6taient contenus dans le pass6 signifiait pour les croyants que, comme les encyclop6dies, elles-memes barometres exquis de 1'adaptation culturelle pr^cisement en raison de leur necessaire exhaustivite\ la Bible avait toujours 6t€ capable d'expliquer les progres a travers le monde de plus en plus XVIIe SlfeCLE n° 194 (49cann&, n° I)
LES ORIGINES DE LABIBLE POLYGLOTTE DE PARIS : PHILOLOGIA
PHILOLOGIA SACRA, CONTRE-R^FORME ET RAISON D'ETAT
^ L'« accommodation » d6signe leprocessus par lequel l'insolite est
assimile' au familier. Continuellement, et souvent au prix d'une
grande, sinon toujours manifeste tension, un monde nouveau est
refaconn6 dans les images et les termes de l'ancien. S'il est un
seul theme dont on peut dire qu'il modele
^ Thorizon intellectuel et culturel de I'Europe moderae a ses
d6buts, c'est I'accommodation. La « controverse des Rites », d£bat
romain du XVIP siecle sur les ajustements que les missionnaires
catholiques tels Roberto De* Nobili en Inde et Matteo Ricci en
Chine faisaient subir a la pratique pour adapter le christianisme a
la culture intellectuelle raffinee de leurs auditoires asiatiques,
se situe explicitement dans ce cadre. L'accommodation, cependant,
est un concept plus riche de sens. En effet, le d6fi d'ajuster des
conditions manifeste- ment nouvelles a celles de Tage classique qui
survivaient encore donne son contenu a la periode qui va de la
Renaissance aux Lumieres. En termes de pens6e politique, il fallait
lire et appliquer les connaissances et definitions nees de
1'expenence d'une r6publique antique dans une Europe de monar
chies, de principaut6s et d'6tats. Philosophiquement, les
conceptions de royaumes sublunaires ou supra-terrestres devaient
etre harmonisees avec les implications des grandes revolutions
intellectuelles du XVIC siecle dans Pexploration de la terre et du
ciel. C'est dans le domaine th6ologique cepen dant, que le travail
pour adapter une mappemonde immuable aux changements du present
6tait le plus complexe. Ici, en effet, les partisans de
l'accommoda- tion avaient les mains liees : si la Bible constituait
bien l'histoire du monde depuis la Creation, ou mettre les peuples,
les plantes et les contrees nouvelle- ment d6couverts ?
Si, de la position avantageuse que nous occupons, nous regardons en
arrie- re, il est clair que nous nous trouvons de l'autre cote"
d'une grande faute, soit que 1'accommodation ait echoue\ soit
qu'elle ait trop bien reussi. Et si la Bible 6tait 1'encyclopedic
des chr6tiens, la Bible polyglotte en 6tait la somme,
l'encyclop6die des encyclopSdies. Avec leur versions du texte sacr6
en de nombreuses langues (jusqu'a neuf) et leurs volumes d'apparat
critique qui refl&aient les arcanes philologiques
d'avant-garde, ces bibles, produites a Acald (1522), An vers
(1572), Paris (1645) et Londres (1657), constituaient
*"V des monuments de la foi en la suffisance de l'histoire sacr6e,
en la Bible comme deYoulement de l'histoire universelle. La
croyance selon laquelle le present et le futur 6taient contenus
dans le pass6 signifiait pour les croyants que, comme les
encyclop6dies, elles-memes barometres exquis de 1'adaptation
culturelle pr^cisement en raison de leur necessaire exhaustivite\
la Bible avait toujours 6t€ capable d'expliquer les progres a
travers le monde de plus en plus
XVIIe SlfeCLE n° 194(49cann&, n° I)
58 peter N. Miller
vaste du savoir. Mais ceci faisait peser de grandes exigences sur
ses inter- pretes. L'apparition de ces bibles marque ainsi une
periode extraordinaire de confiance en soi et d'audace
intellectuelle du christianisme. Ces editions qui, a nos yeux
fatigues, paraissent constituees d'une matiere hautement inflam
mable, furent entreprises et souscrites sans trace aucune de peur
par des princes de PEglise. Si le stoi'cisme Chretien est
l'expression philosophique de 1'ideologic contre-reformiste d'une
continuity sans faille entre les mondes paien et Chretien, les
Polyglottes, les deux nSalisees au XVIF siecle en particu- lier, en
constituent la manifestation theologique; elles soulignent
l'aptitude de la tradition a harmoniser les variantes dans un texte
de toute evidence divin. Si l'« accommodation », au sens large, est
en mesure de donner acces aux plus essentielles notions d'une
culture - notionsde temps, d'autorite, de trans- cendance, par
exemple -, c'est la realisation des Polyglottes qui leur donne une
expression explicite, et consciente.
A cause du prestige, de la complexite technique et du cout des
Polyglottes, leur fabrication, tout comme la recherche spatiale de
la fin du XXe siecle, requerait une organisation que seuls,
l'liglise et l'fitat etaient en mesure de foumir. II fallait
rassembler des equipes de typographies, decoupeurs, impri- meurs,
erudits et editeurs, les payer et souvent les choyer pendant un
temps considerable. Alors que les bibles du XVIe siecle dues au
mecenat de l'Espagne etaient une affaire hautement orthodoxe, au
moins en apparence (bien que pesassent des charges d'henSsie contre
au moins un des editeurs de l'equipe d'Alcate et pratiquement
contre tous ceux d'Anvers), il en alia autre- ment de celles du
XVIIe siecle. La Polyglotte de Paris, qui est l'objet de cette
etude, fut une attaque sur fonds prives contre l'autorite
intellectuelle Rome. La Bible de Londres, encore plus bizarrement,
fut soutenue par des clercs et des erudits royalistes arminiens
durant les jours sombres du Protectorat crom- wellien, longtemps
apres que leur inspirateur spirituel, 1'archeveque Laud, avait eu
la tete tranchee. Les bibles du XVHe siecle, peuvent aussi etre
regar- dees comme le fruit d'un interet plus grand pour l'histoire
et la sauvegarde de la chretiente orientale. En effet, chaque texte
des Polyglottes successives ne put etre imprime dans une langue
nouvelle ou dans une nouvelle edition qu'a cause de l'intimite
grandissante entre I'Europe et le Levant durant le siecle
1550-1650. Finalement, on ne peut nier la relation entre la
pratique « compa- ratiste » des philologues sacres et un certain
irenisme theologique. La mesure dans laquelle on peut attribuer ce
lien a 1'influence d'firasme doit rester sujet- te a debat - bien
que des arguments persuasifs aient ete avances pou corrobo- rer son
impact sur les deux premieres Polyglottes, qui s'appliquent aussi
bien aux suivantes - mais il y a une relation indubitable entre une
hermeneutique sacree fondee sur la « comparison » et la theologie
non dogmatique embras- see par les catholiques erasmiens et les
protestants arminiens pendant la pre miere moitie du XVHe
siecle.
La Bible de Paris appartient a la periode de transition politique
embrouillee entre l'assassinat d'Henri IV et la consolidation de
l'autorite de Richelieu. Le mythe residuel d'une monarchic
catholique reformee, qui representait la solu tion de la fin du XVP
siecle et du debut du XVIF siecle a 1'effondrement de
Les origines de la Bible polyglotte de Paris 59
la constitution mixte, fut remplace par la raison d'etat.
L'installation d'une autorite royale « souveraine » etait liee a un
interet imperial francais de plus en plus serieux pour le Levant.
Cette etude comprend des lors deux themes principaux qui,
quoiqu'independants, convergent dans l'histoire de la Polyglotte de
Paris : les limites conceptuelles de 1'accommodation telle que la
fabrication d'une bible polyglotte en donne l'exemple, et la
relation entre l'interet pour les etudes orientales et l'interet de
I'Etat frangais.
Si la tache du monotheiste etait d'expliquer les voies de Dieu a
1'homme, alors il incombait aux « interpretes bibliques » et aux «
savants » de jeter un pont sur l'abime temporel et spatial sans
cesse eiargi entre le texte et ses lec- teurs en creant une
tradition identifiable. Differents moyens d'accomoder le texte
reveie au monde des vivants avaient ete pratiques par les Peres de
1'Iigli-
|» se primitive et furent ensuite reutilises au debut de I'epoque
moderae. Canoniquement, Ciceron avait defini l'aliegorie comme un «
flux continu de metaphores » (continue plures tralationes),
puisqu'en usant de la metaphore, on parle en effet une autre
langue, alia oratio (Orator, 94). Cette pratique de lecture avait
donne a l'Antiquite son plus puissant moyen d'accommodation :
l'aliegorie etait employee par les savants helienistiques qui «
modernisaient » Homere et la bible hebraique. Parmi les
monotheistes, des juifs (Philon d'Alexandrie, de la facon la plus
notable), et des Chretiens (Clement et Origene), ce sont de loin
les premiers Chretiens qui eurent les plus grandes difficultes. lis
avaient, en effet, a trouver un moyen d'expliquer a la fois la
prehistoire juive heritee de l'Ancien Testament et la primaute
pa'i'enne heritee de la civilisation classique. D'ou 1'apparition
de la figura et de Yallegorie comme reponses a la confrontation
necessaire avec des textes qui ne pou- vaient etre ni abandonnes,
ni ignores, ni aisement assimiles \
Dans l'Antiquite, comme 1'indiquent les termes memes de Ciceron,
l'alie gorie passait pour une sorte de traduction (voir aussi le De
Oratore, 3, 155 et suiv.). Mais pour ces Chretiens qui lisaient
leur bible hebraique en grec, la pra tique de 1'accommodation
recouvrait les deux sens de Yalia oratio : 1'interpre tation
metaphorique et la transliteration des graphemes. Origene est le
grand exemple de la poursuite de ces approches divergentes. Son
exegese biblique devint fameuse - et heretique - a cause de 1'usage
profus qu'elle faisait de l'aliegorie alors que, dans le meme
temps, il faconnait le premier outil pour 1'etude critique de la
Bible. Les Hexapla exposaient le texte hebreu (a la fois en
caracteres hebreux et grecs) en regard des quatre traductions
grecques exis- tant a son epoque. Sans aucun sens de rimpropriete,
mais pour des raisons qui
* ont provoque nombre de genes et de debats ulterieurs. Origene
s'astreignit a indiquer par les signes editoriaux conventionnels
des Alexandrins, l'asterisque
I. Pour cette lecture je dois beaucoup aux oeuvres de Pepin, Myihe
et Allegoric Les origines grecques et les contestations
judio-chritiennes, Paris, 1976, 2' €d.; Erich AllERBACH, « Figura
», Scenes from the drama of European Literature, Gloucester, 1973,
pp. 11-78; Robert Lamberton, Homer the theologian. Neoplatonist
allegorical reading and the growth of the epic tradition, Berkeley
and Les Angeles, 1986; D. C. ALLEN, Mysteriously Meant : the
rediscoveryof pagan symbolism and allegorical interpretation in the
Renaissance, Baltimore and London, 1970, ch. I; Angus FLETCHER,
Allegory. The theory ofa symbolic mode, Ithaca, 1964.
60 Peter N. Miller
(*) et 1'obelisque (t), les passages des autres versions ajoutes a
la Septante, ou absents dans celle-ci mais presents dans les
precedentes. En rendant ainsi plus aisee la comparaison des
diverses versions du texte sacre. Origene esperait demontrer la
polysemie du discours divin. Paradoxalement cependant, la reali
sation des Hexapla, comme celle des bibles polyglottes qui seraient
modelees a partir d'eux, impliquait que la collation des
traductions humaines pouvait donner le moyen de retrouver le moment
meme de la revelation, quand Dieu parla aux hommes en mots
concrets. Si la tradition est la mediation de cet absolu, le projet
lance par Origene transmit a I'Eglise catholique le devoir de
fondre la tradition et revelation en un savoir qui permit de
remonter la piste dans le temps a partir de n'importe quel present
donne.
C'est la meme difficile combinaison de la philologie et de
l'aliegorie qui nous permet de considerer Erasme, le grand disciple
d'Origene a la Renaissance, comme la figure centrale de l'histoire
de 1'accommodation a l'aube des temps modernes. Dans les
Antibarbari (1520), le locuteur d'Erasme soutenait que : « nous,
Chretiens, n'avons rien que nous n'ayons herite des pai'ens » 2. De
fait, la science paienne n'avait pas ete elle-meme « sans gou-
verne divine ». Invoquant les arguments de Clement, il demandait
d'admettre que la culture et la litterature des juifs et des
gentils annoncaient providentiel- lement la revelation chretienne.
Le locuteur identifiait explicitement l'aliegorie et la figura
comme justifications pour 1'assimilation du savoir pai'en par les
premiers Chretiens, alors meme qu'il affirmait sa legitimite pour
ses contem- porains 3. Pour des raisons de temps, je peux seulement
insister sur la relation entre les arguments des Antibarbari et
ceux du Ciceronianus de fa9on a indi- quer que la creation d'une
chretiente « moderae » dependait, precisement, de la possibilite
d'une telle accommodation.
La Bible procurait au croyant tout ce dont il avait besoin pour
vivre selon le bien a chaque epoque et en tout lieu. Elle etait,
ainsi qu'Erasme l'a souvent qua lified, Vorbs doctrines Christiana;
- ou encyclios paideia - et elle etait eternelle parce que complete
4. Le sens historico-grammatical, joint au sens allegorique,
permettait la constante applicabilite de I'immuable a travers le
temps et l'espa- ce. Mais, alors que l'insistance sur la philologie
placet le lecteur face a face avec les enigmes du texte, le recours
a la « solution » de l'aliegorie menacait de l'exposer aux propres
critiques d'Erasme contre Origene et dressait le spectre d'un «
mouvement essentiellement centrifuge hors de l'ecrit du texte » 5.
Cette tension ne pouvait etre evitee, encore que, pour Erasme, elle
ne posat pas de probleme theologique. An contraire, elle etait
reellement le moyen par lequel le caractere eternel et
encyclopedique de la Bible se manifestait a 1'humanite.
2. ERASMUS. The Antibarbarians. Collected Works of Erasmus, vol.
23. «5d. Craig R. THOMPSON, tr. Margaret Mann Philips (Toronto.
1978), pp. 56-57.
3. Antibarbarians, p. 59.
4. Terence Cave, The Cornucopian Text. Problems of writing in the
French Renaissance, Oxford. 1979, p. 179; voir aussi GODIN, Erasme
lecteur d'Origene, p. 681.
5. Cave. Cornucopian Text. p. 110.
v
N
Les origines de la Bible polyglotte de Paris 61
Comme il l'a ecrit dans son tardif Ecclesiastae (1535) : « Nee haec
est Scripturarum incertitude, sed fcecunditas » 6.
Les diverses obscurites textuelles de la Bible que le lecteur a
l'esprit cri tique et techniquement competent decouvrait etaient
bien connues a la fin du XVP siecle, mais on ne les considerait pas
comme des menaces pour l'integri- te de la revelation. La haie
eievee par la decision du Concile de Trente - qui faisait de la
Vulgate de Jerome la seule traduction latine authentique - laissait
intentionnellement ouverte la question plus large de la possibility
d'etablir un texte definitif en comparant les versions en
differentes langues et les traditions manuscrites 7. La creation
des commissions papales pour realiser des editions definitives des
bibles grecques et latines (Septante, Vetus et Vulgate) se trans-
forma en debacle quand la politique individuelle des erudits
conduisit a cor- rompre les editions de la Vulgate.
L'etablissement d'un texte de la Vulgate n'etait qu'une des taches
que la papaute reformee avait prises a son compte. L'heritage
pai'en et Chretien etait sans arret invoque et fouilie pendant que
les papes remodelaient leur cite comme une ceuvre d'art. C'est dans
une atmosphere empreinte a la fois de spi- ritualite et d'exigence
historique que Yarcheologia sacra est nee 8. La Rome souterraine
dessinait non seulement la mission de la cite terrestre mais
agissait comme une metaphore vivante de la direction dans laquelle
l'histoire pouvait etre exhumee pour servir aux combats en cours de
I'Eglise. On tenait le passe pour une preuve sans equivoque de la
l^gitimite et de l'autorite de I'Eglise romaine, tout comme on
estimait que les anciens textes coordonnes par les compilateurs des
Polyglottes maintenaient 1'unique verite divine. Bien enten- du,
dans les deux cas, 1'evidence etait equivoque. Ce qui unissait
Yarcheolo gia sacra et la philologia sacra etait la conception
id£ologique de l'histoire comme providentielle, et par consequent,
fondamentalement amicale. L'inex- plore ne pouvait servir qu'a
favoriser la cause de I'Eglise. L'activite mission- naire dans les
contrees lointaines et la collecte de l'etude d'une plus riche
bibliotheque du christianisme antique etaient done considerees
comme des choses bonnes en soi. Les missionnaires repandaient la
foi et ramenaient aussi les preuves de l'universalite de I'Eglise.
L'etude de leurs trouvailles etait faci- litee par le transfert a
Rome de gens parlant les langues indigenes et de savants capables
de dechiffrer et d'editer les textes sacres dans les langues
orientales.
L'Orient Chretien a retenu l'attention des Europeans a la fin du
XVP et au debut du XVIP siecles. Les catholiques cherchaient a
ramener ces communautes
6. ERASMUS, Ecclesiastae sive de ratione concionandi, p.
1047B.
7. Voir G.M. Voste, « La Volgata al Concilio di Trento », La Bibbia
e il Concilia di Trento, Rome, 1947, pp. 301-319; Edmund F.
SUTCLIFF, « The Council of Trent on the Authentica of the Vulgate
», Journal of Theological Studies 49 (1948), pp. 35-42. Pour
1'impact de cette decision sur l'&ude biblique du XV1IC siecle,
voir J.CH. Lebram, « Ein Streit urn die Hebraische Bibel une die
Septuaginta », An Exchange of Learning : Leiden University in the
Seventeenth Century, 6d. T.H.L. SCHEURLEER, Leiden, 1975, pp.
21-63, en particulier pp. 35-41.
8. Voir Gisela Wataghin Cantino, « Roma sotteranea. Appunti sulle
origini deH'archeologiacristiana», Rivista di storia dell'arte 10
(1980), pp. 5-14 et la bibliographic qui lui fait suite.
62 Peter N. Miller
dans le sein de I'Eglise romaine; quant aux protestants, ils
voyaient dans leur survivance une preuve des limites de l'autorite
de Rome 9. Mais ces Chretiens etaient precieux aussi comme
depositaires des documents conceraant cette £glise primitive si
admiree des deux cotes du rideau de fer confessionnel. La science
des philologues sacres et des antiquisants, comme Jacques Ier
d'Angleterre, par exemple, attestee par le seduisant Isaac Casaubon
venu de France, pouvait rapidement etre mise au service des
pretentions des gouver- nants a I'epoque ou l'histoire de l'figlise
fournissait des raisons d'etat.
C'est avec Pimprimeur orientaliste Giovanni Battista Raimondi et
les deux ambassadeurs de France successifs, le cardinal Du Perron
et Savary de Breves, qui lui prodiguerent leurs encouragements, que
l'histoire de la Polyglotte de Paris, commence reellement. Du
Perron avait avait ete le protec- teur des Maronites et avait
negocie l'Union de Brest-Litovsk (1596) qui avait cree I'Eglise
Uniate. De Breves avait ete ambassadeur aupres de la Sublime Porte
et connaissait.de premiere main la triste situation des Chretiens
d'Orient. Comme Raimondi, de Breves vit dans la presse a imprimer
un « agent de change ». Avec ses ressources intellectuelles, son
rayonnement international et ses solides m6cenes, Rome offrait le
lieu ideal pour installer une librairie d'imprimes consacres aux
langues orientales. De Breves avait prepare les poineons et les
matrices et recruta de jeunes traducteurs au sein du college des
Maronites (Victor Scialac et Gabriel Sionite). L'histoire de la
Typographia Savariana et de ses difficultes intellectuelles a ete
racontee dans le detail par Gerard Duverdier 10. Plus important
pour notre propos est le fait que l'effort pour trouver un support
a ['impression en France, apres le retour de de Breves, rapprocha
Jacques-Auguste de Thou, Guillaume du Vair et Du Perron lui-meme
sous la banniere d'une entreprise intellectuelle qui revendiquait
de placer la France a l'avant-garde des etudes orientalistes
europeennes, non sans lui procurer de considerables avantages
politiques et commerciaux.
Toutefois, prive de m6cenes puissants dans la haute hierarchie, le
projet d'imprimer une bible en arabe languissait. A la fin, il fut
sauve par la decision de l'assembiee du Clerge de refaire une
edition augmentee de la Polyglotte d'Anvers. Ce projet fonde par
Guy Michel Le Jay prit en fin de compte le nom de Polyglotte de
Paris. Sur des entrefaites, l'assembiee approuva la
9. Pour le point de vue romain, voir « Proem for the union of the
Eastern Churches », dans Giorgio Levi DELLA Vida, Documenti intotmo
alle relazioni delle chiese orientali con la S. Sede durante il
Pontificato di Gregorio XIII, Vatican City, 1948, pp. 48-49. Pour
aller plus loin, voir aussi G. BELTRAMI, La Chiesa caldea nel
secolo dell'unione, Roma, 1933; La Udienze e relazioni
concistoriali del Cardinale Giulio Santoro, per gli affari delta
Chiesa Orientate (1566-1602), supplement a Stoudion 5 (1928) et 8
(1931); V. Buri, L'Unione delta Chiesa copta con Roma sotto
Clemente VIII, Roma, 1931 et Orientalia Christiana 23, 2; A.
Castellucci, // Risveglio dell'attivitd missionaria a le prime
origini delta S. Congregazione De Propaganda Fide, nella seconda
metd des XVI secolo. Le Conferenze al Laterano, V mars-avril 1923.
Pour une vue generate de la position protestante, voir l'&ude
de Hugh Trevor-Roper, « The church of England and the Greek church
in the time of Charles I », Religious Motivation : Biographical and
Sociological Problems for the Church Historian, eU Derek Baker,
Studies in Church History XV, Oxford, 1978, pp. 213-240.
10. Voir « Les Caracteres de Savary de Breves et la presence
francaise au Levant au XVIIe siecle », L'Art du livre a
I'Imprimerie nationale, Paris, 1973, pp. 69-87; « Du Iivre
religieux a I'orientalisme. Gibra'il as-Sayuni et Francois Savary
de Breves », Le Livreet le Liban(s.p., s.d.), pp. 159-172.
Les origines de la Bible polyglotte de Paris 63
publication d'une nouvelle edition de la Septante de Rome avec une
traduc tion latine en regard. Dans cette conjoncture, le terrain
etait de nouveau pret pour les projets bibliques de la fin des
annees 1620. La Septante de 1628 et la Polyglotte de Paris
naquirent cette annee-Ia, meme si elles ne devaient etre publiees
qu'en 1645.
Les bibles pouvaient unir dans le meme lit d'etranges concubins.
Jacques- Davy du Perron et Jacques-Auguste de Thou paraissent les
hommes politiques frangais contemporains les plus opposes; le
premier est un defenseur ultra- montain du pouvoir de deposition
pontifical et le second est le principal
0 defenseur des parlements frangais et de la juridiction civile. Le
soutien appor- te par Jacques-Auguste de Thou a la Polyglotte
decoule de ses attaches poli tiques et intellectuelles. Celui de Du
Perron parait d'abord plus enigmatique.
km, Mais son attitude a regard de Annales de Baronius reveie
I'endroit precis du terrain d'entente. Baronius, ecrivait-il,
et tous les autres sont dans 1'erreur lorsqu'ils denient toute
autorite a TEmpereur dans le domaine spirituel, puisqu'il preside
les conciles pour le Tempore! comme le Pape le fait pour le
Spirituel.
Aucun des deux n'etait totalement independant de l'autre. De
surcroit, le pou voir du Pape etait decrit comme « trap grand »
dans les affaires temporelles, ce qui le rendait « odieux » aux
princes Chretiens ".
Generalement parlant, la periode de paix qui separe les grandes
guerres du XVP siecle et celles du XVIP siecle s'est etroitement
confinee entre 1610 et 1630. Ce furent les annees d'un gallicanisme
- ou d'un arminianisme - international, avec des ramifications a
Venise, Paris, Leyde, et Oxford, dont Trevor-Roper a peint les
contours de fagon tres suggestive. En France, la volonte d'asseoir
les succes de la restauration henricienne regla l'emploi du temps
de la reine-mere et du nouveau regent. Cependant, ce fut une
periode de vive instabilite politique, pendant laquelle les
terribles forces centrifuges des precedentes decennies menacerent
de resurgir. L'ascension et la chute des favo- ris tels que Concini
et Luynes coinciderent avec le deces des hommes de la generation
precedente comme J.-A. de Thou, Du Perron et Du Vair.
L'antagonisme traditionnel du XVP siecle entre les defenseurs
gallicans de l'autorite nationale et parlementaire et les partisans
ciericaux de 1'influence et des aspirations papales fut tempere,
plutot que ravive, par l'assassinat du roi. En veillant le defunt,
tous les adversaires s'unirent dans un langage patrio- tique et
repudierent le tyrannicide et ses fondements ideologiques : le
pouvoir de deposition du Pape et la theorie de la resistance
catholique. Les divisions ideologiques du XVP siecle - la crise de
l'ancienne constitution frangaise - furent englobees dans une
justification qui allait trouver sous Richelieu ses
^ contours les mieux definis : l'interet de la France. Les vieux
gallicans furent / commis a des institutions comme les parlements,
dans la croyance que la phi
lologie pourrait servir a la reforme du catholicisme. Dans cet
engagement, comme dans leur anthropologic, ils avaient beaucoup en
commun avec leurs
11. Perroniana, « Baronius », « Constantine », « Rome ».
64 Peter N. Miller
voisins arminiens. Mais dans le domaine politique, ils etaient
soumis a une condition differente de celle des Hollandais ou des
Venitiens : celle des Romains. Les gallicans pensaient en citoyens
d'une republique mais vivaient en sujets d'une monarchie.
Les projets bibliques de la fin des annees 1620, l'edition de la
Septante et de la Polyglotte, doivent ainsi etre consideres comme
le resultat d'un equilibre fragile gallican-devot aussi bien que
comme celui de la pratique ancienne de la philologia sacra. Les
arguments tires des bibles au profit du texte grec et au detriment
de la Vulgate refletent une assertion du catholicisme frangais qui
est parallele aux interets frangais de la raison d'etat. Que la
page de titre de l'edition de la Septante put user d'une traduction
latine autre que celle de la Vulgate (celle de l'edition de la
Vetus latina imprimee par Flaminio Nobili et publiee avec
Yimprimatur pontifical en 1587), dotee d'une preface ou se trou-
vait soulignee la superiorite de la bible grecque sur celle de
Jerome, etait une indubitable declaration d'independance. C'en
etait une aussi, que la decision de Le Jay d'utiliser les versions
de la Vulgate et de la Septante d'Anvers plu- tot que celle de la
Sixtine : elle faisait tres ouvertement fi du Vatican et s'offrait
a l'anatheme, comme l'observait une critique interessee l2. Cette
pre ference pour I'Eglise grecque, ainsi que Marc Fumaroli l'a
demontre, entre au moins pour quelque chose dans l'unanimite des
annees 1620, puisqu'une com mune anthropologic neo-platonicienne
fournissait un terrain d'entente a la fois aux gallicans
parlementaires comme du Vair et Bignon et aux devots comme Berulle
et Saint-Cyran ,3. Mais aussi, voila un domaine ou, alors que Rome
etayait ses pretentions sur l'inebranlable tradition ecclesiastique
latine, c'est a I'Eglise grecque qu'etait echu le lot de la plus
haute erudition. Et sur ce ter rain, on le croyait de plus en plus
- et a juste titre -, la France pouvait concurrencer Rome dans des
conditions avantageuses.
La bible greco-latine, publiee en 1628 grace au mecenat du devot
Berulle et dediee par ses imprimeurs a Mathieu Mole, Procureur
general au Parlement de Paris et ami intime du gallican Pierre
Dupuy, prouve I'existence et I'eten- due de l'accord des annees
1620. La preface en vingt-quatre folios de Jean Morin est un
mini-traite sur l'autorite, l'antiquite et l'histoire de la
traduction de la Septante, et elle explique les causes de ses
divergences avec la bible hebraique. L'opuscule attaque les
arguments de Bellarmin et des polemistes partisans de YHebraica
Veritas comme Montano et Pagnini, mais ce retour des debats
pretridentins prend un sens nouveau dans un climat politique et
culturel post-tridentin.
La justification de cette « comparaison », pratique dont la
Polyglotte constituait precisement le meilleur exemple, tourna a la
reevaluation d'Origene. II avait fait valoir {Comment, in Mat., 15,
14) que les variantes obligeaient a un retour a 1'original.
Pourquoi, s'etonnerent lourdement les cri tiques, Origene se
soucia-t-il de rappeler les materiaux bruts preserves dans la Bible
hebraique mais delaisses dans les bibles que I'Eglise avait
approuvees?
12. Lettre de Andreas DE LEON DE Zamora. Antiquitates Ecclesiae
Orientalis. Londres, 1682, leitre III.
13. Marc FUMAROU. L'Age de I'eloquence, Paris. 1980, pp. 517-519.
555. 560-564.
Les origines de la Bible polyglotte de Paris 65
Origene s'etait defendu en pretendant que la collation des editions
et traduc tions differentes etait le moyen de « mieux comprendre le
Septante et d'en tirer les significations sacrees ». Comme pour
firasme treize siecles plus tard, la foecunditas caracterisait le
discours divin.
J'ai prepare toutes les editions et versions et collationne les
differentes traduc tions afin de mieux comprendre la Septante et
d'en faire ressortir les significa tions sacrees. Ce n'est pas du
tout pour aboutir a un resultatdivergentdu texte regu par I'Eglise
catholique, non plus que le desir de donner pretexte a ceux qui
cherchent les occasions de chicaner sur les points reconnus et de
condam-
-9 ner le senscommun de I'Eglise. (§ 10, sig. [vPv]). Morin se
servait d'Augustin, le plus grand des Peres de I'Eglise pour
les
Frangais du XVIIC siecle, pour fonder son argument sur la
superiorite de la v Septante sur la Vulgate de Jerome. Augustin
avait en effet admis a la fois la * divinite de la Bible hebraique
et celle de la Bible grecque : cela impliquait,
selon Morin, que les differences restantes constituaient un
irreductible « mys- tdre » (§ 14, sig. **iir). Derriere la
preference de Morin pour la Bible grecque git un doute profond sur
la sincerite du texte hebreu et de toutes les versions qui reposent
sur lui. Dans une prefiguration de sa pratique exegetique des
trente annees suivantes, Morin combattait les Juifs en dehors des
textes rabbi- niques eux-memes.
En soulignant le caractere tardif et humain de la redaction de la
Bible hebraique, Morin pouvait manier une puissante 6p6e a double
tranchant. Leur histoire etant depourvue de heros anciens, Morin
faisait valoir que les masso- retes n'avaient rien d'admirable. En
les accusant d'avoir corrompu les textes, ou simplement d'etre des
ignorants, compares aux grammairiens grecs et latins, Morin pouvait
en outre preserver la reconnaissance augustinienne de la validite
du texte hebreu originel (§ 16, sig. **iiir). L'instabilite du
texte hebreu ancien demandait un jugement definitif. La question
que posait Morin etait de savoir si les decisions des massoretes
post-talmudiques ou des premiers Peres de I'Eglise devaient Her les
Chretiens. Morin se battait sur deux fronts : contre une Vulgate
anti-historique mais aussi contre le litteralisme protestant fonde
sur la Bible hebraique moderne. L'attaque contre les massoretes se
reveiait la voie la plus simple pour saper a la fois le Pape et les
Reformateurs (§ 21, sig. **iiiv; §40, sig. t ivr).
Par-dessus tout, Morin defendait son ceuvre en defendant en meme
temps Yerudition sacree :
J'estime qu'il est juste que par la diligence des derniers venus,
le labeur des -» atnes soit illustre, non pas oblitere : les hommes
les moins envieux veulent
ajouter aux decouvertes, non les rabaisser Cfl 44, + [vi]v).
Si le recouvrement de 1'antiquite paienne suscitait une telle
veneration, \ celui du monde Chretien antique devait surement avoir
un impact plus grand
encore (II 44, + [vi]v). Le lien entre l'archeologie sacree et la
philologie sacree montre l'importance de la place que les bibles
parisiennes, Septante et Polyglotte, prennent dans le projet
intellectuel ne dans la Rome de la fin du XVP siecle.
66 Peter N. Miller
L'histoire de la Polyglotte de Paris est au confluent de ces
developpements a la fois intellectuels et politiques. La confiance
en soi d'un catholicisme reforme se manifeste dans sa decision de
produire des textes dont le seul pro- pos etait d'attirer
l'attention sur les variantes du discours divin adresse a
l'humanite - avec le souhait, cependant, qu'un surcroft de gloire
en resulterait. La capacite de produire une bible polyglotte etait
toutefois liee a I'existence d'un niveau eieve de possibility
techniques - poingons, matrices at artisans pour les realiser - et
de ressources intellectuelles. Le developpement des etudes
orientalistes etait un pr£alable a 1'impression de la bible; mais
il b6ne- ficia en retour de patronages motives par des desseins
politiques. Les projets bibliques de la fin des annees 1620
n'etaient pas seulement le fruit d'une orientation philosophique et
d'une vocation intellectuelle en action depuis le debut du XVP
siecle; ils etaient devenus, en meme temps que beaucoup d'autres
elements que nous considerons comme le contenu de la culture de
I'epoque - le drame, la peinture, 1'architecture, la poesie - une
raison d'etat.
Peter N. MILLER