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Katja Gvozdeva
Humboldt-Universität Berlin
Les rangs et les rondes de la morisque dans le Chastel de joyeuse destinée.
La morisque qui tient autant de la danse rituelle que du jeu dramatique, a profondément
marqué le monde du spectacle du Moyen Âge finissant et de la Renaissance. Cette forme
expressive, qu’elle soit une mise en scène autonome ou juste un élément de la représentation
théâtrale, exécutée en mouvements ou en paroles, par un seul ou plusieurs personnages, entre
en relations multiples avec le théâtre médiéval autant religieux que profane.1 En dépit du
grand nombre d’études qui lui ont été consacrées, ce genre protéiforme garde son mystère. En
1933 Kurt Sachs constatait que tout en étant la danse la plus souvent mentionnée au XVe
siècle, la morisque résiste aux tentatives de définition et de description.2 Les résultats des
investigations récentes ne sont pas plus encourageants. Selon Jelle Koopmans, la morisque
«reste un phénomène troublant pour le médiéviste. Le sens précis de ces chorégraphies
rituelles n’est pas toujours facile à retrouver. […] Entre les différentes parentés thématiques
[…] il est extrêmement difficile de ‘lire’ une structure ou une évolution».3 Les travaux qui se
bornent à l’étude d’une seule tradition régionale, ne parviennent pas non plus à établir une
cohérence entre ses différentes manifestations.4
La variabilité et la mutabilité de la morisque déconcertent. D’après quels critères peut-on
l’identifier? Les mouvements grotesques ainsi que les attributs comme les grelots attachés aux
jambes, les visages noircis, les habits exotiques ou sauvages, qui semblent constituer ses
1 Pour les différentes images de la morisque ainsi que leurs fonctions dans les représentations théâtrales voir les études de Jelle Koopmans: Le théâtre des exclus au Moyen Âge: hérétiques, sorcières et marginaux, Chapitre 6. Les morisques. Paris, Imago, 1997, p. 205-214; « Les Sots du théâtre et les sauts de la Morisque à la fin du moyen âge », in: Les lettres romanes, vol. 43, No. 1-2 (1989), p. 43-59. 2 Kurt Sachs: Eine Weltgeschichte des Tanzes (1933). Georg Olms, Hildesheit – Zürich - New York, 1984, p. 224. 3 Koopmas, Le théâtre des exclus, p. 213. 4 Voir Beatrice Premoli: « Note iconografiche a proposito di alcune moresche del Rinascimento italiano », in: La Moresca nell’aerea mediterranea. A cura di Roberto Lorenzetti, Arnaldo Forni 1991, p. 44: « La Moresca […] assume forme sempre più varie e complesse, capaci da eludere ogni tentativo di costituirla in genere con precise forme coreografiche e contenutistiche»; John Forrest: The History of morris dancing (1458-1750), Cambridge, Clarke, 1999.
11
particularités principales, se manifestent aussi dans certaines autres danses rituelles.5 Les
anciens théoriciens de la danse, Arbeau (1588) ou Mercenne (1636) insistent sur le rythme
spécifique de la morisque, mais les musicologues modernes constatent que ces auteurs parlent
de rythmes différents.6 La morisque dispose d’un arsenal de rôles fixes qui apparaissent
pourtant dans des combinaisons très différentes. Si l’ensemble des formes représente un
genre, celui-ci échappe en tout cas à une classification taxonomique et ne semble qu’obéir au
principe wittgensteinien des ressemblances familiales. La parenté entre les différentes
morisques s’établit à chaque fois d’une nouvelle façon en constituant ainsi une «famille»
extrêmement étendue, dont les membres éloignés ne se ressemblent guère.
Le problème de l’unité du genre se pose d’une manière particulièrement aigue dans le cas des
manifestations dramatiques collectives de la morisque qui serviront d’objet à la présente
étude. Il consiste dans la coexistence paradoxale des deux scénarios principaux de ce
spectacle, le guerrier et l’amoureux. La relation entre eux se présente comme une opposition
radicale des chorégraphies ainsi que des contenus. Tandis que la morisque martiale dansée en
deux rangs de combattants dramatise la confrontation et le rejet, la morisque amoureuse
dansée en ronde centrée autour d’une figure féminine met en scène la séduction.
La présente étude envisage d’aborder le problème des relations entre les rangs et les rondes de
la morisque médiévale à l’exemple d’un texte semi-dramatique, Le chastel de Joyeuse
destinée, dont le fragment central a été identifié jusqu’à présent comme «le seul et unique
exemple de la morisque en paroles en France».7 Dans la première partie de notre investigation
consacrée aux différentes approches historiques et anthropologiques de la morisque, nous
essayerons d’accéder à sa structure profonde pour tenter de saisir la nature du lien inhérent
entre les deux scénarios contradictoires. Dans la deuxième partie consacrée à l’analyse du
texte, cette structure servira à démontrer que non seulement le fragment dramatique du
Chastel de joyeuse destinée représente une morisque, mais que l’ensemble de cette œuvre
littéraire à laquelle on a jusqu’à présent refusé la moindre cohérence, s’inspire des
chorégraphies rituelles de cette danse dramatique. Dans une perspective plus générale, cet
exemple servira à s’interroger sur le rapport entre la création littéraire et la performance
rituelle à l’époque prémoderne.
5 Voir Sachs, op. cit., p. 225-229. 6 Arbeitsgruppe « Ritual »: « Differenz und Alterität im Ritual », in: Praktiken des Performativen, Paragrana, vol. 13, 1 (2004), p. 212. 7 Giuseppe di Stefano: « La morisque en France », in: Le Moyen Français, 8 (1981), p. 264-290.
22
L’origine et la structure profonde de la morisque.
C’est en remontant vers les origines du phénomène qu’on a cherché à résoudre le problème
des chorégraphies de la morisque ainsi que des messages que celles-ci véhiculent.
L’approche historique, dominante jusqu’aux années 30–40 du XXème siècle et aujourd’hui
encore défendue par certains savants, 8 a donné la priorité absolue au modèle des rangs. Ses
partisans se sont laissés guider par l’étymologie du nom «morisque» qui nous amène vers la
péninsule ibérique, ayant été pendant des siècles le champ des luttes acharnées entre les
Chrétiens et les Maures. La morisque dite la plus ancienne, una batalla de moros y cristianos,
a été exécutée à Lerida (Aragón) en 1150.9 Cette danse armée, exécutée à l’occasion d’un
mariage royal, représentait la confrontation de deux rangs de combattants, l’armée blanche et
l’armée noire. Dans cette cultural performance tout comme dans une multitude d’exemples
similaires qu’on retrouve à partir de cette date en Espagne et en Portugal, on a reconnu des
représentations commémoratives des batailles de la Reconquista.10
D’après plusieurs historiens de la morisque, cette danse épique s’est progressivement
répandue à partir de la péninsule ibérique dans plusieurs pays européens. Dans chaque
nouveau contexte culturel, elle était adaptée pour dramatiser le propre passé épique ou bien
l’actualité politique locale. Ainsi, en Italie qui n’avait pas connu les Maures, la morisque a
symbolisé la bataille de Lépante contre les Turcs (1571).11 Les différentes variantes
nationales de cette danse prouvent qu’elle ne se limite pas à mettre en scène le conflit entre les
chrétiens et les musulmans, mais est capable d’exprimer toute sorte d’oppositions ethniques et
religieuses en modifiant souvent la distribution des rôles que le scénario de la Reconquista
impose. Dans la morisque adriatique on rencontre deux armées musulmanes, les Arabes et les
Turcs, le rôle de l’armée blanche étant cette fois réservé pour les Arabes.12 Au Mexique au
début de l’ère coloniale on dansait la morisque de la confrontation armée entre les troupes de
Fernand Cortès (le roi blanc) et celles de Moctezuma Celinapila (le roi noir). L’appropriation
8 Voir Adolf Sandberger: Ausgewählte Aufsätze zur Musikgeschichte I, München, 1921, p. 52ff; Francesco Pospisjl: « La moresca », in: Folklore italiano 9 (1934), p. 1-18; Bianca Maria Galanti : « La Moresca », in: La Moresca nell’aerea mediterranea, p 13; Ingrid Brainard: « An exotic court dance and dance spectacle of the Renaissance: La moresca. », in: Report of the twelfth congress of the international musicological society. Kassel, American musicological society, 1981, p. 715-716. 9 Henk Driessen: « Mock battles between Moors and Christians. Playing the Confrontation of Crescent with Cross in Spain’s South », in: Ethnologia Europaea XV (1985), p. 110. 10 Ibid., p. 110-113. 11 Voir Galanti, La moresca, p. 15. 12 Ibid., p. 29.
33
de cette danse par l’élite créole a conditionné l’inversion du scénario: le roi blanc est devenu
le symbole de la population indigène et le roi noir celui de l’envahisseur européen.13
L’opposition que la morisque met en scène peut acquérir des sens qui ne sont plus en relation
avec des batailles historiques ni avec l’identité nationale. Ainsi, à partir de 1377, les
morisques viennent à être incorporées dans le cadre de fêtes religieuses, en Espagne et
ailleurs, où l’image de l’armée noire n’est plus rattachée à l’envahisseur étranger, mais vient à
représenter l’élément païen interne à expulser.14
L’approche historique conçoit tous ces exemples où l’altérité fait apparition sous formes
multiples en termes de mutation progressive du scénario d’origine épique. Conformément à
cette vision, les souvenirs de la Reconquista ont dû fournir le modèle chorégraphique à toutes
les représentations guerrières dans le cadre des fêtes aristocratiques de la Renaissance en
France et en Italie, non seulement aux mises en scènes des batailles entre les Croisés et les
Sarrasins, comme celle qui fut présentée à la cour de France en 137815 ou celle qui fut
exécutée lors de l’entrée d’Isabelle de Bavière à Paris en 1389,16 mais aussi à toutes sortes de
morisques mettant en scène la confrontation avec le monde exotique et sauvage, comme celles
qui ont eu lieu dans le cadre du Banquet du vœux du Phaisan (1454) et dans Le pas d’arbre
d’or bourguignons (1468), mais aussi à Urbino (1513), Binche (1549), Tournon (1583) etc.17
Grâce à un dessin représentant la fête royale à Binche en 1549 ainsi qu’à l’ analyse détaillée
qu’Heartz en a faite,18 on arrive à obtenir une idée précise de cette mise en scène guerrière de
la morisque qui dans le cas présent se manifeste comme le combat des courtisans contre les
hommes sauvages.
13 César Delgado Martínez: « La moriama in Messico », in: La Moresca nell’aerea mediterranea., p. 161-175. 14 Elvira Stefania Tiberini: « La moresca europea e ispano-americana. Persistenza e mutatione du valori nel mondo simbolico, religioso e socio-economico », in: La Moresca nell’aerea mediterranea., p. 138-139. 15 Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roy Charles V, éd. S. Solente, 1940, p. 113. Ouvrage cité par Daniel Heartz: « Un divertissement de Palais pour Charles Quint à Binche », in: Fêtes de la Renaissance II, éd. Marcel Bataillon, Paris. Éditions du CNRS, 1960, p. 334, note 15. 16 Oeuvres de Froissart, éd. Kervyn de Lettenhove, XIV, p. 9. Cité par Heartz, op. cit, p. 334, note 16. 17 Pour une liste plus détaillée des morisques guerrières voir Brainard, op. cit., p. 718. 18 Heartz, op. cit.
44
Centrant son observation sur les rangs de la morisque guerrière, l’approche historique néglige
considérablement le rapport de cette mise en scène avec la morisque amoureuse dansée en
ronde, tout en reconnaissant que cette danse existe en deux formes. Les réflexions sur
l’éventuel rapport entre les scénarios se bornent à deux constatations concernant la forme
ainsi que le contenu: la combinaison des rondes et des rangs dans le cadre du même spectacle
n’est pas exclue; 19 plusieurs danses armées contiennent également un sujet érotique. Dans la
plupart des cas il s’agit de l’introduction d’une figure féminine dans le spectacle, libérée de
l’esclavage à l’issue de la bataille pour devenir l’épouse du roi blanc. 20 La morisque martiale
de Binche dont le dessin fixe le moment de l’enlèvement des femmes par les hommes
sauvages, représente une variante de ce scénario.
19 Cf. Brainard, op. zit. 20 Voir p. ex. Tiberini, op. cit, p. 144; Galanti, op. cit, p. 29.
55
En suivant la logique généalogique des historiens de la morisque on est conduit à supposer
que la combinaison des contenus guerriers et amoureux représente une étape intermédiaire du
développement du genre. La morisque amoureuse en ronde serait une forme secondaire de
cette danse s’étant développé à partir du germe érotique que le modèle des rangs parfois
comporte. Mais l’hypothèse historique manque de clarté à ce sujet.
L’approche anthropologique, discutée avec beaucoup de réserve à partir la fin du XIXème
siècle21 s’est établie avec l’étude de Sachs.22 Elle abandonne l’idée de percevoir les multiples
21 Voir par exemple Franz M. Böhme: Geschichte des Tanzes in Deutschland. Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1886, p. 133. 22 Sachs, op. cit.
66
variantes de la morisque comme étapes d’un processus historique linéaire pour les définir
comme les différentes manifestations contextuelles d’une structure paradigmatique profonde.
On essaye d’identifier celle-ci au niveau du geste anthropologique que les danses rituelles
pourraient exprimer. Plusieurs morisques populaires - comme par exemple celle de Salento
(Italie), représentant la lutte contre le monstre mythologique taranta, personnification de
l’épidémie connue sous le nom de tarantismo, - permettent de supposer que l’origine de la
morisque réside dans le contexte des rites apotropaïques.23 Les visages noircis, les grelots et
les déguisements exotiques et sauvages rapprochant les personnages des morisques de la
figure symbolique de l’homme noir, représentant le mal dans le cadre des croyances et rites
populaires, témoignent en faveurs de cette hypothèse.24 La perspective apotropaïque réduit au
dénominateur commun nombre de différents scénarios dramatisant la lutte entre les valeurs
positives de la communauté, propre identité ethnique ou religieuse, civilisation, santé, belle
saison d’un côté et les valeurs négatives, étrangers, païens, dragons, épidémie, hiver etc. de
l’autre.25 La tradition anglo-saxonne du morris dance représente un argument fort en faveur
de l’hypothèse anthropologique. L’absence évidente de souvenir collectif des batailles
historiques contre les Maures sur ce territoire n’empêche que le morris dance, dansé en rangs
autant qu’en ronde, utilise dans une grande mesure le même répertoire symbolique et les
mêmes moyens expressifs que las batallas de moros y cristianos.26 Aussi peut-on penser que
la forme embryonnaire de la morisque a existé bien avant l’envahissement musulman de la
péninsule ibérique. Le modèle épique se révèle à partir de cette perspective comme une des
multiples contextualisations possibles de la chorégraphie apotropaïque. 27
Cette approche anthropologique partagée aujourd’hui par la majorité des historiens de la
morisque, n’a pourtant jamais été suffisamment précisée. Si certains affirment que c’est la
bataille entre le bien et le mal des rites apotropaïques qui constitue la forme embryonnaire de
cette danse, ce qui fait ressortir le modèle des rangs guerriers comme primaire et la ronde
comme secondaire28, d’autres considèrent au contraire «la ronde de fertilité des rites
apotropaïques» comme le noyau à partir duquel la morisque s’est développée.29 L’accent fort
qui est mis sur l’aspect apotropaïque de ce rite dansé fait que non seulement la chorégraphie 23 Lorenzetti, Premessa, in: La Moresca nell’aerea mediterranea, p. 8. 24 Paul Nettl: « Die Moresca », in: Archiv für Musikwissenschaft, 3 (1957), p. 166-167. 25 Lorenzetti, Premessa, p. 9. 26 Sachs, op. cit., p. 226 ; Nettl, op. cit., p. 170-171. 27 Sachs, op. cit., p. 229; Roberto Lorenzetti: « Turchi, christiani e zanni nelle moresche della Sabina », in: La Moresca nell’aerea mediterranea, p 79. 28 Franz Böhme: Geschichte des Tanzes in Deutschland, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1886, p. 133; Nettl, op. cit., p. 164-165; Lorenzetti, Turchi, p. 79; Di Stefano, op. cit., p. 270. 29 Sachs, op. cit., p. 226, Tiberini, op. cit., p. 139.
77
des rangs mais aussi celle de la ronde est souvent perçue uniquement comme une mise en
scène de l’exclusion rituelle.30 C’est donc par la similitude d’intentions qu’on essaye souvent
de relier les deux formes contradictoires. Les travaux des folkloristes et ethnologues nous
démontrent pourtant que la ronde rituelle qui encercle une personne ou un objet ne symbolise
pas à l’origine l’exclusion mais crée au contraire un espace sacré de l’adoration.31 Il s’agit
ainsi dans le cas de la ronde des gestes anthropologique contraires à celui du rejet que la
bataille rituelle contre les forces du mal implique.
Examinons de plus près le contexte dans lequel les deux formes surgissent. Dans la plupart
des cas les morisques surviennent lors des fêtes saisonnières, rites de passage (les noces, le
carnaval, les coutumes du cycle de Mai, etc.), dans le cadre des entrées royales. À partir de
cette perspective générale de la liminalité collective l’hypothèse que la morisque sert toujours
à exprimer une attitude vers l’Autre se révèle juste, mais seulement à moitié, car définir cette
attitude uniquement comme un geste d’exclusion, en la privant de l’éventuel aspect positif, est
réducteur. L’altérité provoque une attitude ambiguë de fascination et répulsion: invité ou
intrus, exotique et étranger, quelque chose de bénéfique ou maléfique, la fonction du procès
rituel étant de canaliser ces ambiguïtés afin de séparer le bien du mal et formuler une attitude
culturelle.32 Il serait donc possible de supposer que la matrice anthropologique de la morisque
qui est une forme rituelle qui s’adresse à l’Autre, au niveau de sa structure profonde est
obligée de disposer de deux attitudes contraires. Si la forme circulaire de la morisque dont on
a vu l’origine dans les rondes magiques de fertilité exprime l’aspiration vers l’Autre dont on
se rapproche (le printemps, la femme), la forme martiale des rangs qui relève du geste
apotropaïque remplit la fonction du rejet de l’Autre maléfique (envahisseur, hiver, épidémie).
Donc au lieu de suivre les approches qui cherchent des ressemblances entre les deux
scénarios, on pourrait voir leur unité structurelle dans l'opposition même. La manifestation
concrète de cette structure est affaire de contexte.
Comme les différentes mises en scène de la morisque le démontrent, les deux formes,
guerrière et érotique, peuvent se manifester indépendamment l’une de l’autre, mais elles
peuvent aussi être combinées dans le cadre de la même représentation, le mal repoussé par les
rangs des combattants, le bien entrant en scène comme une figure féminine, ce qui amène à la
chorégraphie de la ronde. N’ayant pas d’accès direct aux images des rites médiévaux, on est
obligé de s’adresser á leurs adaptations artistiques qui sont susceptibles de nous démontrent le
30 Cf. Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 214. 31 Pour les rondes magiques des rites populaires voir Van Gennep, Le folklore français, p. 864-865. 32 Differenz und Alterität im Ritual, p. 192.
88
lien entre les deux modèles. La conception d’un coffret en ivoire du XVème siècle, conservée
au Musée du Louvre33, est particulièrement intéressante grâce à l’association que fait l’artiste
entre le modèle amoureux et guerrier qui nous intéresse ici. Si la représentation des
personnages traditionnels de la ronde occupe le couvercle du coffret, ses panneaux sont
décorés d’un combat grotesque.34
33 Raymond Koechlin: Ivoires gothiques français, Paris, Picard, 1924 vol. II, Planche CCXXIX, No. 1317. 34 Pour le rapport inhérent entre la danse martiale des chevaux de bois et la morisque voir Sachs, op. cit., Lorenzetti, Premessa, p. 10. Comme on sait, le rôle du hobbyhorse est largement exploité par le morris dance. Voir Forrest, op. cit., p. 154.
99
La morisque allemande exécutée lors d’une entrée royale, décrite en rimes par Hans Folz,
appartient au type de la ronde amoureuse, sauf que les amoureux sont habillés en maures, ce
qui représente une autre contamination curieuse des images en provenance des deux modèles
de la danse.35
Comment pourrait-on définir la fonction du grotesque qui marque dans la même mesure les
représentations de la ronde amoureuse et celles des rangs guerriers? L’approche historique a
perçu l’emploi de cette technique uniquement en termes de dérision prenant son origine dans
l’intention de ridiculiser l’adversaire. Les Maures devaient être symboliquement écrasés, y
compris par le rire des spectateurs, dans les mises en scènes martiales, ce qui expliquerait les
mouvements outrés et les habits désordonnés des danseurs.36 Cette dérision rituelle aurait
conditionné la transformation des fiestas de moros y cristianos rituelles en comedias de
moros y cristianos de l’Âge d’or du théâtre espagnol.37
Si dans le cas des rangs cette explication semble être évidente, elle devient problématique
dans le cas de la ronde érotique qui comprend souvent la figure symbolique du fou et
s’exprime également en mouvements désordonnés de tous les personnages masculins. C’est
surtout grâce à l’emploi de ces moyens que la ronde peut être perçue aujourd’hui comme une
forme exprimant l’exclusion. L’étude récente de Peter Fuß consacrée à l’approche
anthropologique du grotesque propose une façon plus nuancée de voir le lien entre cette
technique culturelle et la notion de l’altérité. L’auteur définit la fonction cognitive du
grotesque comme un moyen symbolique de gérer de façon ambivalente le rapport entre la
culture et ce qu’elle secrète en tant que son Autre.38
Les formes qui perdent leurs contours
habituels en devenant l’objet des jeux grotesques de déformation, inversion et hybridation, ne
traduisent pas un message fixe mais servent pour constituer une zone de marge où les rapports
avec l’altérité peuvent être réfléchis et négociés de différentes façons. Ces réflexions se
révèlent très utiles pour l’interprétation de plusieurs manifestations carnavalesques qui ont
recours au répertoire grotesque de la folie, par exemple le charivari: en traitant de façon
ambivalente le problème de l’intégration de l’inintégrable, il représente ainsi un phénomène
beaucoup plus nuancé que juste un geste d’exclusion.39. Cela ouvre également une nouvelle
35 Hans Folz, König Maximilian in Nürnberg, in: Folz, Hans, Die reimpaarsprüche. Hg. v. Hans Fischer. München, 1961, Nr. 38, vv. 344-366. 36 Brainard., op. cit., p. 719; Differenz und Alterität im Ritual, p. 200. 37 Driessen, op. cit., p. 110. 38 Peter Fuß: Das Groteske: ein Medium des kulturellen Wandels, Köln 2001, p. 73. 39 Pour la dialectique de l’exclusion et inclusion dans le charivari voir Martin Scharfe: « Zum Rügebrauc », in: Hessische Blätter für Volkskunde 61 (1970), p. 45-68.
101
perspective sur la l’expressivité de la morisque comme une forme rituelle ayant sa place dans
le cadre de la liminalité collective.
Le lien de la morisque médiévale avec les sociétés de jeunes, souligné par différents auteurs,40
donne à la notion de liminalité un sens plus précis. Situé dans le cadre des manifestations
ludiques qui relèvent du complexe des rites de passage, chaque type chorégraphique remplit
sa propre fonction. Si la forme martiale des danses à épées symbolise la force de la jeunesse
masculine, nécessaire pour déjouer les dangers qui se dressent sur le seuil entre l’enfance et la
maturité,41 les morisques amoureuses en ronde traduisent l’aspiration des jeunes mâles vers le
mariage qui marquait á l’époque le passage vers le statut d’un homme adulte.42 La morisque
comme toute forme d’expression rituelle est capable d’absorber les contenus d’ordre
différents, cosmologique, naturel, anthropologique, pour les combiner et superposer. Ainsi les
combats carnavalesques de jeunes dans le cadre des fêtes saisonnières dramatisent
l’antagonisme entre l’hiver et le printemps.43 La figure féminine constituant le centre de la
ronde masculine représente non seulement la fiancée mais aussi la belle saison.44 À la
différence de la structure agonale des rangs exprimant toujours la lutte du bien contre le mal,
quel que soit son contenu concret, la question de la morisque en ronde est plus intriquée.
Considérons-la à partir du rite de passage que la figure féminine située au centre de la ronde
de fertilité évoque: le mariage.
Les travaux d’anthropologues et d’historiens nous permettent de percevoir le lien inhérent qui
existait au sein des petites communautés médiévales entre la notion du mariage et celle de
l’honneur masculin, défendu dans les rites des sociétés de jeunes.45 Le théâtre et la littérature
de l’époque (par exemple les jeux de carnaval allemands, le Jeu de la Feuillée ou le Tiers
Livre de Rabelais) développent ce sujet en nous présentant la conscience collective des
jeunes compagnons à marier comme un mélange de l’enthousiasme et l’angoisse que le futur
mariage provoque. Les différents sens de la chorégraphie de la ronde se laissent déduire de
40 Brainard, op. cit., p. 725; Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 209 (voir les notes 290 et 291 pour les ouvrages des folkloristes et anthropologues cités); Lorenzetti, Premessa, p. 10., Driessen, op.cit., p. 109. 41 R. Wolfram, Schwerttänze und Männerbund, Cassel, 1936. 42 Cf. Lorenzetti, Premessa, p. 9. Exécutées par les sociétés de jeunes, les rondes rituelles font valoir leurs droits primordiaux sur les femmes. Voir Henri Rey-Flaud: Le Charivari: Les rituels fondamentaux de la sexualité. Paris: Payot, 1985, p. 41. 43 Voir Robert Stumpfl: Kultspiele der Germanen als Ursprung des mittelalterlichen Dramas, Berlin, Junker & Dünnhaut, 1936, p. 207. 44 Cf. Premoli, op. cit., p. 44-45. 45 Voir Natalie Zemon Davis: Society and culture in early modern France. Stanford, Stanford University Press, 1975, p. 104 ff; Edward Muir: Ritual in Early Modern Europe. Cambridge, Cambridge University press, 1997, p. 26 ff.; Rey-Flaud., op. cit.
111
cette configuration ambiguë. Essayons d’y accéder à l’aide des descriptions historiques ainsi
que des images iconographiques de la morisque en ronde.
Le premier sens de la ronde, l’attrait érotique authentique, se laisse le mieux illustrer par une
gravure italienne qui rehausse et hyperbolise certains traits de cette danse - la nudité ainsi que
les mouvements grotesques des jeunes mâles autour de la femme - sans qu’on puisse y
reconnaître une dérision quelconque.
Philippe de Vigneulles dans un épisode de sa Chronique, consacré aux réjouissances
carnavalesques des joyeux compagnons (galants) à Metz en 1511, évoque apparemment le
même type de la ronde amoureuse autour d’«une josne fillette».46 Un grand nombre de
représentations iconographiques du XVème siècle permet de visualiser les personnages et la
chorégraphie de la danse évoquée par cette description, par exemple la gravure d’Israel von
Meckenem (1470).
46 Philippe de Vigneulles: La Chronique. Éd. Par C. Bruneau. Metz, 1927-1933, 4 vol., tome IV, p. 106-107. Le texte est cité dans Koopmans, Les sots du théâtre, p. 52.
121
Comme cette représentation ainsi que bien d’autres47 permettent de le constater, la morisque
amoureuse comporte souvent le personnage du fou dont la fonction n’a pas encore été
considérée de près. Faisant partie de la ronde des jeunes compagnons, le fou pourrait incarner
l’esprit joyeux de la jeunesse dont les corporations se présentent comme des sociétés de fous
et de sots.48 En même temps la position du fou dans la chorégraphie de la danse – le fou est
tourné vers le public, tandis que les figures masculines sont toutes tournées vers la jeune
fille49- est indice de la fonction métacommunicative et réflexive que cette figure symbolique
de marge joue dans le rite.50 À partir de cette perspective de réflexivité collective le rôle du
fou dans le cadre de la danse rituelle des jeunes consisterait à révéler le double aspect, à la
fois fascinant et dangereux du mariage pour mettre en garde contre une «folie».
47 Voir par exemple Fig. 3 ainsi que l’illustration en provenance du Roman d’Apollonius de Tyr, Bruxelles, B.R. 9632-9633, fol.168. L’illustration est reproduite par Danielle Queruel dans « Des gestes à la danse: l’exemple de la «morisque» à la fin du Moyen Âge ». In: Le geste et les gestes au Moyen Âge, Senefiance No 41 (1998). p. 517. 48 Pour les multiples exemples de ces organisations voir Davis, op. cit., p. 97-123. 49 L’illustration (Apollonius de Tyr), Meckenem aussi, Forrest confirmation de la même chorégraphie dans le morris dance. 50 Cf. Don Handelman: The Ritual-Clown: Attributes and Affinities, in: Anthropos 76 (1981). P. 321-369.
131
L’aspect problématique du mariage se profile encore plus nettement dans la forme secondaire
de la ronde qu’on désigne souvent comme «parodique»,51 mais qu’il serait plus juste de
définir comme charivarique. C’est toujours une figure féminine qui constitue le centre de la
ronde, mais au lieu de la belle Dame Jeunesse c’est la vieillesse hideuse qui se montre.
Rappelons que multiples manifestations charivariques de la jeunesse sont centrées autour de
la figure de la vieille grotesque.52 Un exemple en provenance de l’histoire des abbayes de
jeunesse témoigne qu’une danse grotesque autour de la tombe d’une vieille femme,
accompagnée d’une chanson moqueuse, mettait en scène la figure d’une vieille fiancée, ce qui
permet d’interpréter cette danse comme un rite prophylactique, une mise en garde contre un
mariage ridicule à éviter.53 Une gravure italienne de la fin du XVème siècle permet de
visualiser ce genre de mise en scène: la vieille carnavalesque au milieu de la ronde,
symbolisant le changement de saisons ainsi que l’opposition entre la vieillesse féminine et la
jeunesse masculine, s’est accaparée de plusieurs objets à contours phalliques, ce qui traduit sa
connotation sexuelle négative. 54
51 Voir la critique de cette définition par Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 208. 52 Voir Katja Gvozdeva: « Groteske Ehe in der Frühen Neuzeit und ihre medialen (Re-)Inszenierungen. » In: Zeitschrift für Germanistik, Neue Folge 3, 204, S. 476-490. 53 Adolphe Rochas : L’Abbaye joyeuse de Pierrelatte, Grenoble 1881, p. 63–66. 54 Monogrammista SE: Moresca della Vecchia del Carnevale (1470-90), reproduite dans La Moresca nell’aerea mediterranea, p. 55.
141
Aussi peut-on constater que comme forme opposée aux rangs la ronde rituelle symbolise
toujours la séduction féminine qui peut pourtant acquérir deux connotations différentes,
positive et négative.
La culture élitaire et savante, en reproduisant la chorégraphie de la ronde, l’a remplie de
nouveaux sens éloignés de la magie rituelle qui est á son origine.55 L’image de la pulsion
érotique ainsi que le geste charivarique de la ronde sont souvent mis au service de la
moralisation. Dans ce cadre, plusieurs modifications au niveau des figures sont possibles:
dans la plupart des cas c’est le centre de la ronde qui détermine son sens concret.56 Mais
d’autres variantes peuvent également se présenter. Ainsi le dessin de Erhard Schön (1542) 57
transforme tous les hommes en fous tandis que la figure féminine reste neutre. Le texte du jeu
du carnaval Morischgentanz, permet de déchiffrer le message moralisant de cette mise en
scène: c’est la folie amoureuse des hommes qui les transforme en fous. 58 Les adaptations
satiriques des scénarios rituels transforment souvent le geste charivariseur en un message
intellectuel constitué sur la base des normes chrétiennes.59 Les rôles masculins et féminins,
sans perdre complètement leur charge symbolique en provenance des rites carnavalesques de
la jeunesse, revêtent alors les couleurs de l’allégorie érudite. La morisque se présente dans ce
cas comme une «morisque de moralité», la notion qu’on retrouve dans des documents
historiques du XVème siècle.60 La gravure suivante de Dominicus Custos, mettant en scène la
ronde des péchés centrée autour d’une figure féminine du Monde (Frau Welt), s’inspire
directement de ce genre de spectacle.61 62
55 Voir là-dessus Premoli, op. cit., p. 44. 56 Koopmans, Théâtre des exclus, p. 208 57 Erhard Schön, 1542, Fürstenbergische Sammlung, Donaueschingen. 58 Fastnachtspiele aus dem 15. Jh. (Keller 1853), Nr.14, p. 121-127. Voir l’analyse de ce jeu par Werner Röcke: « Ehekrieg und Affentanz. Rituale der Gewalt und Gewaltvermeidung in der komischen Literatur des späten Mittelalters ». In: Historische Anthropologie: Kultur – Gesellschaft – Alltag 10 (2002), H. 3, S. 354-373. 59 Voir Röcke, op. cit. Songeons à La nef des fous de Brant qui a recours à la même technique. 60 Voir Howard M.Brown: Music in the French Secular Theater, 1400-1550. Cambridge, Harvard University Press, 1963, p. 163. 61 Vers 1600, Nürnberg. Germanisches Nationalmuseum, Kupferstichkabinett. HB 14158. 62 Cette gravure nous aiderait à visualiser certaines chorégraphies survenant dans le cadre du théâtre religieux et profane, par exemple la scène entre Orgueil, Despit et Desroy et dame Oiseuse dans la Passion de Semur, ou bien certaines mises en scènes des sotties dans lesquelles Jelle Koopmans a deviné des rondes de la morisque. Voir là-dessus Koopmans, Le théâtre des exclus, p. 208, 212.
151
Comme on vient de le voir, les pratiques artistiques s’approprient les chorégraphies rituelles
pour les développer à l’aide des procédés esthétiques qui ne relèvent plus du rite, comme par
exemple l’allégorie. Cette zone de contact et d’échange entre l’espace du rite et l’espace de
l’art mérite d’une attention particulière, comme les études consacrées à la poétique du
charivari dans les textes littéraires médiévaux le démontrent.63 Adressons-nous maintenant,
en suivant la piste que ces ouvrages nous indiquent, au Chastel de joyeuse destinée et sa
relation avec la morisque. Une structure rituelle essentiellement performative, qui n’existe que
dans la mise en acte, comment peut-elle être transposée dans l’espace littéraire ?
Le Chastel de joyeuse destinée
Le Chastel de joyeuse destinée représente un long poème narratif conçu dans la tradition
allégorique du Roman de la Rose qui, à son tour, fait partie du recueil poétique Jardin de
Plaisance. Ni l’auteur ni la date exacte de la composition de cette œuvre, écrite probablement
63 Voir Nancy Freeman Regalado: « Masques réels dans le monde de l’imaginaire. Le rite et l’écrit dans le charivari du Roman de Fauvel », Ms.B.N. Fr.146, in: Masques et déguisements dans la littérature médiévale. Ed. Marie-Louise Ollier. Montréal-Paris: PUM-Vrin, 1988; Eugene Vance: « Le Jeu de la feuillée and the poetics of charivari », in MLN, Vol.100, No 4, French Issue (1985), p. 815-828.
161
vers la fin du XVème siècle, n’ont pas été établis.64 Un fragment de cette œuvre revendique
pourtant son appartenance au monde du spectacle, portant les indications scéniques et
«renvoyant à la composante musicale ainsi qu’à la danse».65 Di Stefano dont l’ambition était
de présenter aux lecteurs modernes «la seule et unique morisque française»,66 a extrait le
fragment dramatique, identifié par lui comme une «morisque de moralité», du poème et l’a
publié séparément, en le vouant ainsi à l’existence autonome.67 Cette démarche basée sur une
vision très restreinte de la morisque et violente par rapport à l’œuvre littéraire, ne nous paraît
aucunement justifiée. Même si aucune indication historique sur l’éventuelle mise en scène de
cette morisque n’existe, l’éditeur moderne du texte ne fait pas de différence entre cette
représentation fictionnelle, située au milieu du souper des personnages en grande partie
allégoriques, et les représentations réelles ayant souvent eu lieu à l’occasion d’un dîner.68
Cela le conduit à définir la position du fragment dramatique par rapport à la narration qui
l’encadre en termes suivants: «Il ne faut pas voir dans le texte plus qu’un simple
divertissement, un «entremets», destiné à solenniser un souper».69 Son verdict rejoint en
partie l’opinion de Picot qui ne voyait aucune unité dans la suite des vers réunis sous le titre
Chastel de joyeuse destinée. Pour lui il s’agissait plutôt de trois œuvres différentes, dont une
«moralité», comme il a défini le fragment dramatique.70 Droz et Piaget considèrent dans leur
introduction que «le poème est assez mal intitulé le Chastel de joyeuse destinée. Ce château
est décrit dans un court épisode […], et il n’en est plus question. Le poème serait mieux
nommé La queste amoureuse. »71 Cette attitude qui s’exprime dans des tentatives de
fragmenter ou réintituler le texte afin de le remodeler selon nos critères modernes, ne serait-
elle pas l’indice d’une profonde incompréhension du dessein de cette œuvre, dont le titre
choisi par l’auteur serait garant de l’unité ?
Précisons les questions qu’il s’agira de résoudre. Quelle fonction, à part son rôle évident
d’entremets, est affectée à la morisque dramatique insérée dans ce poème narratif ? Et
inversement: dans quelle mesure ce texte littéraire, conçu à l’époque du fleurissement de la
64 Le manuscrit de ce texte, qui fait sa première apparition dans l’édition Vérard du Jardin de Plaisance (1501?), n’a pas été retrouvé. Nous citerons le texte d’après la reproduction en fac-simile de cette édition en deux volumes avec l’introductions et notes par A. Piaget et E. Droz: Le jardin de plaisance et fleur de rhétorique. Paris Champion (1909) 1968, Johnson reprint corporation USA. 65 Pour les détails voir Giuseppe Di Stefano: « La morisque en France », in: Le Moyen Français, 8 (1981), p. 269. 66 Di Stefano, op. cit, p. 264. 67 Ibid., p. 265-290. 68 Ibid., p. 269. 69 Ibid., p. 270. 70 Catalogue Rotschild, T. IV, p. 105. 71 Jardin de Plaisance, Tome II, p. 90.
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morisque, peut-il nous renseigner sur la configuration de ce genre dramatique dans
l’imaginaire de ses contemporains ?
Afin de définir la fonction de la morisque dans la structure de l’œuvre, il est nécessaire de
récapituler les principales étapes du cheminement de cette longue narration comportant plus
de 4000 vers, qui se résume pourtant facilement grâce à plusieurs répétitions de scènes
similaires. Il s’agira de s’interroger sur les raisons de cette composition redondante.
I. La trame du récit se construit d’après le modèle initiatique, l’armée de jeunes amoureux
surmontant plusieurs obstacles dressés sur leur chemin vers la «joyeuse destinée». Le
leitmotiv du passage est annoncé dès les premières lignes de l’œuvre: nous rencontrons le
premier futur combattant de cette armée à la frontière entre le «temps de l’exil douloureux »
et « la saison tres doulce et gracieuse du fleurissement des joyeuses pensées » (eii, v. 4-5), la
formule qui associe le début de la quête amoureuse avec le réveil de la nature. Un «desir
rigoreux». (eii, v. 3) projette l’amoureux par le biais d’une vision vers l’entrée d’une
merveilleuse contrée, dont le roi, ayant obtenu les renseignements sur son «estat», lui donne la
permission d’accès. Cet endroit imaginaire, défini comme «le vray repos de joyeuse jeunesse
et seul sejour d’amoureuse liesse» (eii, v. 101-102), présidé par un roi et situé dans le cadre du
changement de saisons, fait penser aux joyeux royaumes de jeunesse tellement répandus au
Moyen âge. Les textes littéraires en ont fourni des images qui évoquent plusieurs associations
avec Le Chastel de joyeuse destinée. Le début de ce poème qui représente l’espace
symbolique de la jeunesse masculine comme un «plaisant bocage» (eii, v. 7-88) et un peu plus
tard comme un «lieu clos de toutes pars/ De fueilles largement espars» rappelle le Le jeu de la
feuillée,72 la ressemblance qui va devenir encore plus nette dans les parties suivantes du texte.
L’aspect utopique de cet espace qui plus tard va acquérir les contours d’un château de la
joyeuse jeunesse, permet de rapprocher notre texte d’utopies carnavalesques, comme par
exemple Le monologue des Sotz joyeulx de la nouvelle bande.73 Ce dernier commence
également dans un bocage qui rassemble «tous les plaisirs de ce monde» (eii, v. 16-17), d’où
le héros part à la recherche de la compagnie joyeuse rassemblé pour un festin dans un château
idyllique.
72 Michel Rousse: « Le jeu de la feuillée et les coutumes du cycle de Mai », in: Michel Rousse: La scène et les tréteaux. Le théâtre de la farce au Moyen Âge. Orléans, Paradigme, 2004, p. 169-195. 73 Recueil des poésies françoises des XVe et XVIe siècles, Éd. par Anatole de Montaiglon, Paris 1867, t. 3, p. 11-25.
181
L’image du «lieu de plaisance» (eii, v. 34) de la jeunesse apparaissant au début du poème
dans une vision n’est qu’une indication de la direction à prendre, ce paradis est loin d’être
acquis. Ce n’est pas une quête individuelle mais une entreprise collective qui permettra
finalement à la compagnie des jeunes d’accéder à l’accomplissement de leurs aspirations.
Tout au long de la narration la compagnie de jeunesse va croître en nombre et en force.
L’acteur rencontre un autre amoureux qu’il reconnaît comme «frère» et ami de jeune âge, en
passant avec lui une «nouvelle alliance» (eiii, v. 356-358). Cette rencontre de deux jeunes
gens donne à l’auteur l’occasion de peindre un tableau de la joyeuse jeunesse et de ses
occupations collectives (eiii, v. 392 ff). À la différence de la chasse, les armes, le chant et les
danses qui apportent aux jeunes les «plaisirs dont ils sont contents» (eiii, v. 415), l’entreprise
amoureuse qui constitue leur but principal ressort dans toute son ambiguïté. «Joyeux
commencement» (eiii, v. 155), elle est également ressentie comme un «grant dueil» (eiii, v.
8). L’espace symbolique du passage, imaginé au début comme un plaisant bocage, réapparaît
dans les lignes suivantes comme une forêt sombre, «un lieu clos de toutes pars/De fueilles
largemens espars/Et separe de tous esgars» (eiii, v. 14-16). C’est surtout à partir de ce
moment que les analogies avec Le Roman de la Rose se profilent clairement. L’image de
l’amour á laquelle le jeune homme aspire se dédouble, en faisant sortir sur la scène les
allégories positives et négatives de ses sentiments: Espérance opposée à Vengeance,
Amoureuse partie à Haineuse ennuye, Joye au Torment, Joyeuse plaisance à Douloureuse
tristesse etc. (eiii, v. 33-192). Il est à noter que les aspects négatifs de la quête amoureuse se
personnifient ici sous deux formes:
1. celle d’un ennemi mortel (eiii, v. 69-70) qui menace de « meurtri[r] entierement [le] joyeux
commencement » (eiii v. 153-155), ce qui amène à l’image de combat:
« Je resve/je songe […] je voy batailles et assaulx de ceulx quonques ne furent vits […] tant
me trouve d’amour espris » (hi, v. 96-100);
2. ainsi que celle d’une vielle femme hideuse: Faulce fortune est définie comme « mauldicte
vieille escervelee » (eiii, v. 53-56).
Les allégories littéraires nous renvoient de la sorte aux figures qu’on retrouve dans les deux
scénarios rituels de la morisque.
Le jeu des métaphores qui marque cette réflexion sur l’amour laisse également deviner la
chorégraphie de la ronde autour d’une dame avec une fleur («la fleur des dames», eiii, v. 438):
«Vous qui scavez dancer les tours Com douloureux […] Dictes par vostre conscience / Se en amour a
plus joye que deul» (eiii, v. 458-459, 462-463).
Ainsi non seulement l’image de l’ennemi armé et de la vieille maléfique, mais aussi la figure
attrayante de la dame de la morisque à la fleur qui sera définie vers la fin du texte comme
191
«dame jeunesse» (hiii, v. 342), apparaît dans ce passage introductif. C’est le moment de se
rappeler la comparaison faite par Danielle Queruel entre la morisque autour d’une dame avec
une fleur et Le Roman de la Rose basé sur le jeu des allégories positives et négatives, comme
celles de Doux Regard et Dangier que nous retrouverons dans Le Chastel: «Ce roman dont
l’importance a nourri tout le Moyen Age n’était-il pas une sorte de ballet dans lequel le héros
fait tantôt un pas en avant, tantôt un pas en arrière en direction du bouton de rose qu’il veut
séduire?».74 La même étude cite un rondeau de Charles d’Orléans, dans lequel nous
retrouvons le même dédoublement de la conscience amoureuse sous forme allégorique
amenant une image de la morisque: «Beauté […] qui fait de morisque l’entrée» et Raison,
«vieille rassottee» qui harcèle le jeune homme, «coeur demy-mort».75 Ces exemples
permettent de constater que l’allégorie courtoise se combine avec les images de la morisque
lorsqu’il s’agit de mettre en scène les contradictions de l’amour.
Le Chastel de joyeuse destinée nous en donne une preuve éloquente. Le texte s’approprie la
forme de la ronde à l’aide des moyens symboliques et rhétoriques qui sont à sa disposition.
Ayant pris la décision d’accéder à la joie «non obstant tout dangier» (eiii, 475), les deux
amoureux s’adressent à Espérance qui leur apparaît comme une dame située au centre d’une
structure circulaire, le château de joyeuse destinée (eiii, v. 521). Le mot «tour», évoqué une
première fois par rapport à la danse, acquiert ici une nouvelle dimension spatiale:
«La Place estoit fort de tours […] Et la fundation fut telle/que le gent fleuve a lentour delle/Tresfort
couroit/Et ceste place environnoit» (eiii, v. 538-548).
La figure d’Espérance est pourtant surdéterminée: elle se met en scène pour les jeunes non
seulement comme une belle dame séduisante, mais évoque en même temps l’image de la
France76 à protéger contre l’ennemi77, en renvoyant ainsi à la structure profonde de la
morisque qui à partir de ce moment va ressurgir plusieurs fois, tantôt sous forme de
confrontation, tantôt sous celle de séduction.
L’entreprise amoureuse des jeunes acquière les traits d’une campagne militaire, montée pour
libérer le pays de la «tyrannie/De faux ennuieux parlement […] De Soupecon et de sa gent»
(fiii, 17-18, 51-52):
«Nous firent […] Apporter deux tresgentz harnois/ Pour conduire nostre entreprise» (fii, v. 98-
99).
74 Queruel, op. cit., p. 504. 75 Charles d’Orléans, Poésies, éd. Pierre Champion, Paris, H.Champion, Rondeau 260, pp. 439-440. 76 «native de France» (eiii, v. 532) 77 fii, v. 28-29.
202
Haut Vouloir et Bon Advis, deux allégories masculines armées jusqu’aux dents «d’armes de
vray amour» (fii, v. 110), comme les représente l’illustration de ce passage, viennent se
joindre aux jeunes pour former ainsi tout un régiment de combattant.
Les deux armées sont clairement opposées. Pour leur part, les envahisseurs définissent
l’armée des jeunes comme «sotz coquars estrangiers» (fiiii, v. 3). Dans ce contexte militaire,
les oppositions entre les allégories positives et négatives des sentiments, afin d’être
intensifiées, acquièrent des connotations supplémentaires nationales et religieuses, bons
chrétiens contre les hérétiques, les Français contre les étrangers, ce qui transmet l’image de
deux rangs opposés de combattants.
L’envahisseur allégorique se révèle soudain comme une armée des Vaudois:
«Faulx Dangier, Oultrageuse ennuie, haine mesdit et fole jalousie sont des mauldiz vaudois
grant assemblee» (giii, v. 13-15).
Les Vaudois à leur tour se présentent comme un essaim de diables sortant directement de
l’enfer (fiii, v. 64).78
78 «pays douloureux / […] obscur et tenebreux / Plain dune espesse et puante fumee» (fiii, v. 72-73).
212
Une figure féminine se dégage sur le fond de ce scénario martial, celle de « Soupecon la
vieille damnee […] toute eschevelee/desbauchee et deffiguree/Layde et hydeuse
aladvantage » (fiii, 107-111). La réaction collective des « galans » (fiii, V. 24) à la « folie » de
la vieille s’exprime d’abord en une « grant risee » prolongée.79. Cette scène de dérision
collective de la vieille grotesque, pourrait-elle être imaginée comme une mise en scène de la
ronde charivarique ? Il faudra attendre la partie dramatique du texte pour pouvoir répondre à
cette question.
Dans les lignes suivantes la structure centrée autour d’une femme se transforme
explicitement en deux rangs de combattants, car Soupecon abandonne ses allures féminines en
se mettant à la tête des Vaudois et donnant le signal de la bataille collective. Signalons que
cette confrontation avec l’armée sombre est un combat à l’épée qui évoque l’image classique
de la morisque armée:
« Et nous tenions nos espes nues Chacun en regardant la croix » (fiiii, v. 158).
II. L’armée de Soupecon reculée sous l’effet des risées et les coups d’épées, les compagnons
voient apparaitre par miracle une société de « jeunes gens de joyeuse semblance » réunis pour
célébrer leur victoire. L’auteur souligne l’identité nationale (française) de cette compagnie
joyeuse.80. La représentation de la morisque aura lieu dans le cadre de ce festin. Signalons que
le texte semble suivre en ce moment la logique de plusieurs scénarios des morisques armées
aboutissant à la cristallisation d’une figure féminine qui récompense le vainqueur: Après la
scène guerrière c’est l’amour qui «fait de morisque l’entrée».
Ce jeu théâtral qui occupe la partie centrale de l’œuvre ne représente pas autre chose qu’une
nouvelle mise en scène du drame d’amour qui vient de se dérouler dans la première partie du
poème. Tandis que les images guerrières explicites sont ici absentes, les deux mouvements
contradictoires de la morisque, l’attrait et le rejet, sont là. La distribution des rôles est
identique: quatre amoureux, une belle dame et une vieille hideuse. Si dans la première partie
c’étaient l’acteur, l’amoureux, Haut Vouloir et Bon Advis entre Esperance et Soupecon, dans
la partie dramatique ce sont Amoureux Languissant, Espoir de Parvenir, Tout Abandonné et
Sot Penser exécutant les pas de danse entre Amoureuse Grace et Jalousie. Les quatre
personnages de l’action principale deviennent ainsi les spectateurs de leur propre histoire,
acquérant une nouvelle dimension métacommunicative grâce à l’introduction de la figure du
fou (Sot Penser) qui se joint aux figures masculines.
79 « Dus quatre a rire commencames » (fiii, v. 131-133, fiiii, v. 4, v. 16). 80 fiiii, v. 222- 223.
222
Comment pourrait-on visualiser la chorégraphie de ce spectacle ? Les jeunes gens viennent en
« dancant » (fiiii, v. 278) vers Amoureuse Grace, qui figure dans leurs monologues comme
« Fleur de douceur tres amoureuse rose » (fiiii, v. 313). On peut donc supposer qu’ils essayent
de former une ronde autour d’elle, en essayant d’obtenir la rose. Mais Jalousie, « vieille
edentee et renfroignee » (fiiii,v. 346), leur défend de s’approcher: « Jalousie mest ennemye ».
Même si le texte ne donne pas ici d’indications scéniques, mais la suite des répliques indique
que la même dérision de la vieille que la narration principale nous a déjà décrite, prend dans
la partie dramatique la forme explicite d’une ronde charivarique. Les quatre amoureux
chantent tous l’un après l’autre les louanges grotesques à la « vieille fiancée » en lui
demandant de récompenser leur zèle, par exemple:
« Gente de corps droicte comme une souche/ Par despit faicte du puys denfer
venant/Noire/hideuse/tres esgueusee bouche Donnez un don au povre languissant” ( gi, v.
11-14); « Vieille foillarde de mauvais penser plaine Songe malice pour tout contrepenser
Sote/Bigote/ aux vrays amants grevaine Radotee/noubliez sot penser. »
Jalousie qui apparait dans cette mise en scène comme « fausse fille », distribue des « bouquets
blancs » aux amants, symbolisant « temps perdu », « travail en vain », etc. (gii, v. 27-46).
Le mouvement de la fausse séduction se transforme ici - comme dans la narration principale -
en celui de l’authentique rejet. La ronde charivarique des amoureux se défait pour chasser la
vieille81 qui arbore à ce moment la couleur symbolique de l’ennemi – « noire barbouilée et
hideuse » (gii, 88).
Rien ne s’oppose plus à la ronde authentique de séduction autour d’Amoureuse Grace,
accompagnée du son de tambour. Cette partie du spectacle met en scène la ronde classique de
quatre personnages, dont le fou, autour de la dame à la fleur, comme les représente par
exemple le couvercle du coffret du musée du Louvre. La dame de la morisque distribue les
roses aux « vrays amants » (gii, v. 24-57). À la différence des faux cadeaux de la vieille
Soupecon, ce sont des vrais cadeaux courtois.82
Vers la fin du spectacle le lien entre le jeu est son public fictionnel, défini plus haut comme
une société de jeunes, vient à être souligné: Avant de quitter la scène, le Sot s’adresse au
Prince d’Amour, en évoquant ainsi le titre entre autre connu comme le grade supérieur dans la
hiérarchie de la jeunesse.83
81 « Vuidez jalousie mortelle Hors de toute place amoureuse » (gii, 81-82). 82 Cette suite de cadeaux, comme l’a justement remarqué Di Stefano, rapproche cette morisque du Jeu de la Feuillée . Voir Di Stefano, op. cit., p. 270-271. 83 Du Tilliot mentionne la troupe du prince d'Amour de Tournay ainsi que le prince d'Amour à Lille qui se nommait aussi le Prince des Foux. Voir Du Tilliot: Mémoires pour servir à l’histoire de la fête des fous. Lausanne et Genève, 1741, Bousquet, p. 87. L’abbé de jeunesse en Provence apparaît dans les documents du
232
III. La quête amoureuse qui reprendra son cours après le souper démontrera que la
progression de la jeunesse organisée en une compagnie84 vers la joyeuse destinée ne cesse pas
de reproduire les gestes que l’entremets nous a présentés, le rejet et l’attrait. Le rapport entre
les deux niveaux du texte se précise donc encore: l’action de la morisque sert de modèle à
l’action principale qui l’encadre. Observons les manières dont les chorégraphies rituelles
viennent à être incorporées dans le tissu narratif dans la partie finale.
La forme circulaire continue à marquer les étapes du chemin. Une fois elle apparait comme
une structure spatiale, tour «cloux despines tout a lentour» et représentant la prison d’amour
que les jeunes prennent d’assaut (giii, v. 158). L’autre fois elle constitue une structure verbale,
les tours de langage utilisés par Dangier et d’autres personnages allégoriques masculins
essayant d’obtenir de la part d’Enuie la permission de détruire les Amants. Ici on a affaire à
une nouvelle inversion sémantique de la ronde de séduction:
« doulce enuuie je t’en supplie […] et tout cela se faisoit en etranges tours » (hiii, v. 488-494).
La figure des rangs est pourtant dominante dans la deuxième partie du texte consacré à la
bataille décisive des deux armées, les «loyaux» contre les «jalousiaux» (gii102-103):
«Danger […] rangea ses gens Et pour nous plus tost decevoir […]fierement nous deffendions
et contre eulx le pas gardions » (hiii, v. 619-620 - ii , v. 8-9.
En avançant dans la lecture de ce texte, on se rend compte qu’il utilise un nombre très
restreint de scènes. Lorsque leur sens varie à peine, leur intensité croît constamment, grâce à
la longueur des descriptions, les détails, l’utilisation d’épithètes laudatifs autant que
dépréciatifs et d’autres effets rhétoriques comme la rime et le rythme, p.ex.:
«La oyssiez cris merveilleux De toutes pars […] On fiert/on frappe/ on tue/on maille/ Cest
grant horreur de ce voir Amours commande quon assaille Incontinent cette chiennaille» (iii, v.
101-111).
Le «prince d’amour» évoqué dans la morisque est élevé au rang de «dieu d’amour» qui se met
à la tête de l’armée de la jeunesse. Le nombre des oppositions mises dès le début en jeu dans
le scénario guerrier augmente: la jeunesse et la vieillesse,85 les Français et les envahisseurs
étrangers,86 les bons chrétiens et les hérétiques,87 les hommes et les bêtes,88 l’humain et le
XVIIème siècle également comme Prince d'Amour. Voir Archives de Serignan, BB, 3., cité par Rochas, op. cit., p. 18. 84 «la compagnie qu’ils estoient devenus», giii, v. 146-147. 85 Cf. le discours de Mensonge: «On ne tiendra compte de nous Qui sommes en nostre vieillesse Pour ceux qui seront devant tous Appelez de dame jeunesse » (hiii, v. 339-442). 86 «ces estrangiers Qui nous cuident rabaisser» ( iii, v. 39-40). 87 «Des desloyaux diables vaudois” (hii, v. 42). 88 «Et toute cette tirannie vint a ennuie faire hommage qui estait assez haut jonchee En une chaire sauvage » (hiii, v. 84-87).
242
diabolique, le haut et le bas,89 le blanc et le noir. Deux formes différentes qu’une
confrontation peut prendre, verbale («contredire») et corporelle («combattre»), fusionnent
dans la description de cette bataille allégorique qui est mise en scène comme un échange de
coups autant que de discours :
«Coment hault vouloir combat a contredit contre ennuie et ses gens” (hiii, v. 615-616).
Il s’agit une nouvelle fois d’un combat à l’épée dont l’acharnement n’arrête pas de croître:
« Haut Vouloir […] feroit despee et de lance Sur ceste gent […9 Il fiert: il tue: il coupe: il
blesse Mains vaudois a la bonne espee […] en frappant de loin et de pres sur cette gens a
bonne espee » (iiii, v. 25-59).
Le texte emprunte au vocabulaire des arts martiaux la formule « on frappoit destoc et de
taille» (iii, v. 107) qu’on rencontre également comme dans la description des figures de la
danse chez Arbeau. Heartz a identifié ces figures sur le dessin représentant la morisque de
Binche.90
La ressemblance de cette description avec le spectacle d’une morisque armée est accusée par
les visages noircis et les foulards noirs sur la tête:
« grosse teste [de Dangier] entouaille Dune touaille en verite Plus noire qune crameillee »
L’aspect ridicule de l’ennemi, que las batallas de moros y cristianos mettaient en scène, est
également souligné plusieurs fois dans la description de l’armée des allégories noires aux
épées vétustes et rompues (hiii, v. 4-43). Cette mise en scène de l’altérité a recours aux
images en provenante des croyances est rites populaires: Dangier à la grande masse, cet
homme sauvage (hii, v. 93-116), accompagné de « Soupecon la vielle ridee » (hiii, v. 176),
barbue et fardée de suie (hii, v. 77-84) et toute une armée des « petits dangers » noirs forment
une « infernalle mesngnee » (hiii, v. 169).91 Il s’agit ici d’une représentation allégorique de la
maisnie Hellequin, ce qui rapproche le poème du Roman de Fauvel imprégné des énergies du
charivari92
« Lung de ces petits dangereaulx Avoit ung dart tout enfume Et lautre avoit grans paleteaulx
Dung vieilaseran desmaillie Ung vieil baccinet enrouille Portoient aucuns pour tout potaige
Ung autre estoit tout despoullie […] Ce sembloit une passion Painte qua voir ceste merdaille »
(hiii, v. 4- 29)
89 «Tout ceste gent diffamee estoit enclose en la valee de doleur et de desplaisance Et nous etions en la montee de gracieuse renommee en la contree desperance » (ii, v. 21-24). 90 Voir Thoinot Arbeau: Orchésographie. (Langres 1589) Hildesheim 1989, p. 98. Voir Heartz, op. cit., p. 333. 91 «Et cent mille petits dangiers le suivoient testes levees Qui sembloyent droiz charbonniers Tant avoient leur chair tainturee Et noircie […] tous allerent a lassemblee pour faire a tous vrays amants dueil” (hii, v. 114- hiii, v. 3). 92 Pour les images de la horde sauvage d’ Hellequin voir Rey-Flaud., op. cit., p. 89 ff ; Regalado., op. cit.
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La victoire définitive remportée par les jeunes dans cette bataille contre les forces du mal leur
permet finalement d’accéder au « lieu de plaisance » (iiii, 427 ff.) ébauché au début de
l’œuvre, le château dont la construction est basée sur la forme symbolique du cercle
(« tour »)93. La différence entre le début et la fin est que maintenant les amants ayant prouvé
leur vaillance et loyauté à l’amour dans la bataille sont « dignes dy estre » pour éprouver une
« joye infinie » (v. iiii, v. 532-533). Si la première fois l’image du château de la joyeuse
destinée était cachée dans la forêt sombre du passage, la deuxième fois, toute en gardant son
caractère de vision, elle se dresse sur le champ libéré d’ennemi, étant introduite au son
triomphant des « trompettes et clerons » (iiii, 368). La description de cet endroit utopique, lieu
de séjour de la « plaisant jeunesse En joie » (iiii, v. 645-646), qui déjà au début ressemblait
aux utopies carnavalesques, rappelle de plus en plus la célèbre abbaye de Thélème, dans
laquelle les historiens ont deviné également une représentation idéalisée de l’abbaye de
jeunesse94
« La veizziez jeunes amans Amoureusement passer temps Avec mainte dame jolie Gracieusement devisans En doux langaiges et plaisans Sans penser mal ne villanie […] Les aucuns des amans dancoient Avec les dames qui chantoyent […] La veissiez ces jeunes amants Des belles dames regarder Et faire mains tours tant plaisans » (iiii, v. 613-644).
Tout comme au début du texte l’auteur joue ici sur la polysémie du mot « tour » en conduisant
l’amant de l’endroit où on danse « mains tours plaisans » vers « une tour d’espérance », lieu
de l’accomplissement de la quête amoureuse. Un lit dressé en son milieu ne laisse pas de
doutes sur le sens de la notion de joyeuse destinée.
Le texte, foisonnant de figures circulaires, représente également dans son ensemble un tour de
la morisque, car il revient sur la fin vers l’image de la joyeuse destinée constituant son point
de départ. Nous pouvons donc affirmer qu’il s’agit d’une composition bien réfléchie et non
pas d’une suite incohérente de vers, d’une seule œuvre et non pas de trois œuvres différentes.
La place centrale de la morisque dramatique sert à souligner sa valeur essentielle pour la
composition: la danse descend de la scène dressée au milieu du poème pour mettre la
narration en mouvement.
La longueur démesurée de ce texte, inexplicable pour les lecteurs modernes, se justifie par la
structure performative de la danse qui n’existe que dans plusieurs répétitions des mêmes
figures. Nous avons eu l’occasion de noter que c’est dans la direction de l’intensité et non pas 93 «œuvre merveilleuse De fortes tours […] un gent fleuve […] Qui ce lieu tout environnoit » (iiii, v. 445- 463). 94 «L’abbaye de Theleme n’est-elle pas une abbaye de jeunesse idéalisée?». Robert Mandrou: Introduction à la France moderne. Paris, Michel, 1961, p. 184, note 212. Voir aussi Katja Gvozdeva: « Celebrating Men in Rabelais », in: Romance studies 23 (2005), No. 2. S. 77-90.
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dans celle du sens que ces figures sont développées par l’auteur. C’est la raison pour laquelle
on peut parler du Chastel de joyeuse destinée non seulement comme d’un exemple de la
morisque dramatique, mais avant tout comme du seul et unique exemple de la morisque
littéraire. Transposés dans l’espace de la textualité, les modèles performatifs sont refondus à
l’aide des procédés que l’auteur puise dans la tradition de la littérature courtoise, sans que les
significations symboliques d’origine, ancrées dans la culture ritualisée des sociétés de jeunes,
soient effacées. Au contraire, on peut supposer que cette mise en scène littéraire de la
morisque destinée aux milieux lettrés, contribue à sa manière à la survivance de cette danse
rituelle dans la culture du Moyen Âge finissant.
La combinaison de deux images différentes de la morisque dans le cadre de cette œuvre
permet de percevoir leur lien inhérent dans l’imagination de l’auteur, ce qui nous conduit vers
la structure profonde de ce genre élaborée dans la première partie de la présente étude.
Ce texte curieux qui crée une zone commune de contact et échange entre le rite, le théâtre et la
littérature, semble témoigner en faveur du concept culturel de Kenneth Burke formulé dans sa
Philosophie de la forme littéraire comme suit: «Language is a dancing of an attitude».95
95 The philosophy of literary form. Studies in symbolic action. (1941). Berkeley, University of California Press, 1973, p. 9.
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