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L’ha
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me
L’habit ne fait pasla femme
Autobiographie
Victoire Forget
23.14 519613
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 302 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 23.14 ----------------------------------------------------------------------------
L’habit ne fait pas la femme
Victoire Forget
Vic
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For
get
Nov 2013
2 2
2 3
2035
2 4
2 5
Mon aïeule Victoire
Ah ! Mon aïeule Victoire, elle est morte l’an
dernier, le dix Novembre, jour de son anniversaire.
Avait-elle programmé sa mort ? Cela me semble
plausible, tant elle était devenue forte dans la
programmation mentale. Elle jouait avec le bus 21 qui
s’arrête près de sa Résidence. Elle se préparait en
pensant très fort qu’elle ne voulait pas l’attendre. Ça
n’était pas forcément magique, mais bien souvent elle
dévalait la pente de l’immeuble et hop ! Le bus
arrivait aussi. Elle disait alors : « C’est comme ça que
j’aime la vie ! Le hasard ? Le hasard ! » Elle n’y
croyait pas trop. Pour elle, nous sommes les artisans
de ce qui nous advient ; ça ne résout pas tout, mais
elle s’en arrangeait bien !
Elle est allée nager jusqu’à son centième
anniversaire et elle continuait à écrire. J’ai retrouvé
des textes écrits quelques jours avant sa mort.
Ces textes… C’est mon héritage. Le lien entre
nous. Pour ne fâcher personne je vais faire le tri selon
les destinataires.
Victoire riait souvent de ce qu’elle écrivait :
« Ariel, me disait-elle en mettant sa main devant sa
bouche pour pouffer à l’aise, Ariel, nous sommes tous
2 6
des égoïstes ridicules. ». « Tout ça, pour ça ! » Ma
Chérie, essaie de trouver ce qui tout au long de ta vie
correspondra à ton désir le plus essentiel. Tu as le
droit de te tromper, ça m’est arrivé souvent, mais je
suis toujours repartie avec énergie vers une nouvelle
portion de vie.
Tiens, ça me fait penser à mon amie Thérèse B, la
champenoise, elle avait une vision très culinaire de
l’existence. Elle disait : « La vie c’est un grand plat.
Il faut en prendre sa part quand il passe. La vie ne
repasse jamais les plats. »
Victoire, je pourrais faire son portrait à travers les
maximes, les bons mots, les sentences sérieuses ou les
récits de ses aventures amoureuses.
Elle a connu un très grand amour avec son
« dauphin blanc » pour lequel elle était sa
« Princesse. » Elle a été adulée. Je n’ai pas encore
écouté les bandes qu’ils s’envoyaient quand il était
aux Antilles. Il y a eu entre eux une histoire
complètement fantasmée. Ils s’étaient inventés « deux
enfants de rêve » un « petit dauphin » et une
« Maracuja. »
Victoire est arrivée à Pointe à Pitre en tenant
Maracuja dans ses bras. (Elle avait cinquante et
quelques années !) La petite poupée est encore
allongée sur la pile de draps dans sa chambre. Ses
bracelets sont des papiers de la Poste « pli urgent »
imprimé en rouge. Sa robe est taillée dans un tissu
aux impressions faites de signatures d’écrivains. (Où
avait-elle déniché ce tissu ?) J. M.G. Le CLEZIO est
en bonne place, juste sur le buste, Nathalie
SARRAUTE, vers la manche gauche et COLETTE
tout près du cou. Des nattes de laine rose partent de
2 7
dessus la tête de la poupée. Elle a le front bordé de
deux jolies mèches séparées au milieu et relevées.
Jusqu’à la fin, Victoire est restée très amie avec
François de Belfort. Il n’a pas de particule. Il habite
Belfort mais quand elle m’en parlait c’était toujours
ainsi qu’elle le nommait. Ils s’écrivaient beaucoup et
François a pris plaisir à lui raconter sa jeunesse, ses
études et surtout ses aventures amoureuses en Algérie
et ailleurs. Quand l’affaire D.S.K. est sortie en 2011 il
lui a raconté « sa » femme de chambre. C’était
absolument charmant et généreux. (Le paquet de
lettres est noué avec un ruban rouge.)
Quand elle me parlait de François elle disait : « Tu
vois, François, pendant longtemps, je le trouvais un
peu banal. Je le vois encore arriver chez moi, au
studio, en 81, avec son imperméable mastic et son
costume de jeune cadre dynamique. Il ne faut pas
juger trop vite les êtres. Il est devenu capable d’écrire
sa vie en suivant mon exemple et dans son récit de
Noël à Londres que j’ai baptisé « Christmas days » il
est bien meilleur que moi. J’en éprouve une joie
subtile et profonde à la fois. Il a découvert le plaisir
de l’écriture. C’est lui qui a relu tout mon texte. Il
m’a envoyé SEPT pages de correction, soit 215
erreurs J’ai été épatée par sa précision et touchée
par son affection. C’est lui qui m’a conseillée de
marquer les alinéas. J’ai détesté les contraintes
typographiques. Mais, révéler à quelqu’un un don
qu’il ignorait, quel bonheur ! La réciprocité du
partage est peut-être le meilleur de la vie. Et puis, il
continue à écrire.
Jusqu’à la fin, c’est « Fauny » qui a partagé le
plaisir avec Victoire. Quand, à soixante dix-huit ans,
elle a dit à sa gynécologue « nous jouons en extérieur
2 8
et c’est encore délicieux » elle a eu un certain succès.
D’ailleurs elle a eu beaucoup de succès. Elle se
demandait toujours d’où cela lui venait. Moi, son
Ariel, je sais bien que de toute la famille, c’est la
personne la plus vivante, la plus drôle, la plus vraie et
la plus généreuse. Elle a toujours eu des « histoires »
à nous raconter. Et des rêves. Elle a un peu téléguidé
maman pour mon prénom. Elle avait adoré la
représentation de « La TEMPÊTE » de W.
Shakespeare à la Comédie Française en 1982. Elle
aimait le personnage d’Ariel, à la fois aérien,
mythique et tellement efficace puisque chargé de
rassembler les partenaires de l’action.
Je n’ai pas encore dépouillé ses carnets de rêves :
c’est une mine et comme elle en écrivait
l’interprétation, c’est un jeu de piste qui nous donne
ses états d’âme, ses questionnements. Beaucoup de
rêves de maisons. Celui de la maison de La Bransle
est un de ceux que je préfère. Elle est dans la cour au
puits, c’était aussi un endroit où elle aimait
s’installer, en silence, pour lire ou écrire. C’est un
début d’après-midi, elle arrive avec son transat et son
panier. Elle voit alors une grande tringle en inox qui
est fixée sur la façade des granges et à laquelle est
accroché un immense rideau transparent qui va
jusqu’à terre. Elle est à la fois surprise, interloquée et
inquiète. Que veut dire cette interdiction. Qu’est-ce
qui lui est interdit dans sa vie en Janvier 2011. Elle
n’a pas su interpréter le rêve tout de suite, c’est
longtemps après qu’elle a compris le message.
Les hommes sont également présents, souvent
pour l’aider, la guider. Il y a ce rêve où elle est avec
J.M.G. Le Clézio, chez elle à Paris. Assis dans ses
fauteuils à roulettes, en cuir prune, ils discutent
2 9
littérature. J.M.G. la regarde intensément et lui dit
tout à trac : « Et si nous faisions l’amour ? » Réponse
de Victoire : « Oui, bien sûr mais JE RANGE
D’ABORD. » Elle était pliée de rire quand elle me
racontait ce rêve. Elle avait écrit le « je range
d’abord » sur le tableau blanc de sa cuisine. » En
effet, elle le reconnaissait volontiers, elle pouvait
vivre dans un certain désordre.
En 2012, elle avait accepté d’aller faire travailler
une fillette sénégalaise et les conditions matérielles
étaient trop basiques. Juste une petite table base de
cinquante centimètres pour poser le livre et le cahier
et se plier en deux pour écrire. Le reste de l’espace
était occupé par deux fois deux lits superposés. Elle
sortait de la chambre en nage. Malgré tout cela, dès la
première séance elle a senti, voulu, que cette fillette
progresse. Dans la semaine qui a suivi cette première
rencontre, elle a rêvé. DALO (c’était le nom de son
élève) avait installé toutes les photos de Victoire en
une sorte de dyptique dans l’encoignure du lit
superposé où elle dormait.
Elle m’a dit : « Ariel, en m’éveillant, j’ai cherché
quand j’avais éprouvé un bonheur aussi intense que
cette nuit-là. Un sentiment d’être propulsée ailleurs,
dans un lieu irréel qui doit être le Bonheur. Le
mercredi suivant, Dalo était méconnaissable. Elle
portait une jolie robe en écossais soyeux, elle s’était
coiffée avec soin : raie au milieu, cheveux lissés.
J’étais tellement émue que je n’ai pas fait le lien tout
de suite entre le rêve et le changement de tenue chez
Dalo, Je lui ai juste caressé la joue. ».
Qu’est-ce qui passe entre les êtres, à leur insu ; ça
me donne à penser qu’il faut quelquefois « remettre
2 10
les mots à leur place. » Ils ne disent pas tout… et
pourtant nous en usons et abusons, moi la première. »
La vieillesse de Victoire a été très programmée. Là
encore, elle disait : « Vieillir, ça s’apprend. » Elle a
veillé à garder des activités qui lui donnaient des
occasions de bénévolat dans son secteur préféré. Elle
répétait que ce à quoi nous renonçons, à lire, à voir, à
rencontrer, à admirer, à déguster, à refuser, à VIVRE,
après soixante ans, C’EST PERDU. Elle est encore
allée nager tous les matins à sept heures jusqu’à ses
cent ans. La piscine de la Butte aux Cailles a été en
travaux presque deux ans, et du coup, elle n’était plus
motivée.
Elle écrivait au lieu de nager, entre cinq et sept
heures du matin, ensuite elle se recouchait pour lire
avant son petit déjeuner qui était son meilleur repas
de la journée. Des céréales cuites à l’eau auxquelles
elle ajoutait une cuiller à café de noix écrasées, une
autre de myrtilles séchées, deux abricots secs en
morceaux et une cuiller de germes de blé frais… Elle
buvait son thé au cours de la matinée ou au déjeuner.
Les autres repas étaient très fantaisistes Elle se
maintenait à quarante-quatre kg.
La cuisine à la grecque était « sa base » aux
principes simples. Je vais hériter de son carnet de
recettes qu’elle a réécrit à la main pour moi. Mais « la
grecque » j’en connais la base par cœur : un oignon,
deux carottes et un double volume de champignons
ou de fenouil ou de céleri boule ou de fonds
d’artichauts. Tout cela cuit ensemble, en morceaux
avec un assaisonnement de deux cuillers à soupe
d’huile d’olive, un jus de citron, voire davantage et
quelques clous de girofles.
2 11
Ce qui est précieux dans son carnet de recettes ce
sont les « tours de main » que les livres de cuisine ne
donnent jamais. Le truc pour que le caramel soit juste
au top, comment beurrer le bord du moule pour la
crème anglaise, ce qu’il faut exactement pour les
crêpes Suzette ou pour la tarte Tatin. Pour le
« broyé » poitevin il faut avoir vu la façon de
travailler la farine et le beurre pour le réussir, et tout
ça elle me l’a fait voir.
Elle a toujours été très généreuse et disponible. En
1946 elle n’avait jamais pris l’avion mais c’est elle
qui à seize ans et demi est partie, seule, à Alger, pour
être avec son frère et sa belle-sœur qui venaient de
voir mourir leur petite fille de quelques mois. L’année
précédente c’est aussi elle que Papy et Mamy ont
envoyé à Paris – pour la première fois, conduire
Albert chez les orphelins d’Auteuil. Elle se souvenait
avec émotion de ce jour-là. Laisser Albert tout seul
dans cette grande maison… Et puis au retour, elle
s’est aperçue qu’elle avait perdu son ticket de train
(elle avait jeté le retour.) Elle ne devait guère avoir
d’argent, peut-être même pas du tout, elle est
retournée sur ses pas, là où elle se souvenait avoir jeté
un ticket, la peur au ventre de rater son train pour
rentrer et elle a retrouvé le ticket dans le caniveau.
Quand maman est née en Février 50 Mamy
Gabrielle devait rester couchée sur une planche
pendant six mois. C’est encore elle qui est rentrée de
Lille pour aider à tenir l’agence du Lude. Bien sûr,
elle avait son lot de défauts. A son énergie
correspondait une facilité à prendre parti avec
violence, à s’enflammer jusqu’à la colère, à aller au
bout de son engagement et hop ! Elle claquait la porte
à jamais. Elle pouvait sombrer dans une angoisse
2 12
silencieuse. Notre arrière-arrière Grand-Mamy avait
détecté cela très tôt. Quand dans la cuisine, elle allait
s’asseoir, inerte, dans l’espace où on pouvait juste
poser un tabouret, entre le bureau et la machine à
coudre notre arrière-arrière Grand-Mamy disait,
paraît-il, « Laissez-là ; elle ne peut rien faire
d’autre. » Victoire m’a expliqué comment l’angoisse
de repartir en pension la paralysait.
Elle, la rapide, la jamais fatiguée, le brise-fer
(pendant la guerre il avait fallu que notre arrière-
arrière Grand-Papy cloue une plaque de fer sous ses
sabots.) Elle n’avait aucune patience pour attendre
quoique ce soit. Il y eut un drame après son B.E.P.C.
En pleine guerre elle avait souhaité recevoir un
appareil photos en cadeau. Son frère aîné, le
Raymond, qui était parti faire l’école d’ingénieur à
Grenoble pour éviter le STO (service du travail
obligatoire) n’était pas arrivé à temps. (Il rentrait de
Grenoble à St Germain en vélo soit plus de six cents
kilomètres.) Tout ça n’existait pas, n’existait plus
pour elle. Elle s’est enfermée dans sa chambre en
sanglotant et n’en est ressortie que le lendemain matin
malgré les supplications du reste de la famille.
Aucune patience non plus pour ranger. Sa maman,
notre Grand-Mamy disait en riant : « Si vous
cherchez quelque chose, ouvrez les tiroirs du bureau,
des armoires, des placards, Thérèse a dû « ranger ça »
à l’intérieur.
Quand je pense à elle, et je pense souvent à elle, je
lui parle, je l’interroge, ce qui me réconforte est son
goût de la vie. Ainsi son bonheur d’avoir découvert la
vie qu’elle puisait dans les livres. Là encore, elle
« épuisait » un auteur. Elle a lu Tout Anaïs NIN, qui a
été son gourou dans les années 50. Tout CHATWIN
2 13
auquel elle doit en partie son goût des voyages. Elle
m’a raconté avec des éclairs dans les yeux comment
elle avait emporté « En Patagonie » quand, après
avoir attendu trois années, elle a pu enfin y aller, en
particulier pour découvrir le Perito Moreno. Elle lisait
le texte de Chatwin à haute voix dans le 4X4.
Elle a eu une longue période MALRAUX, mais,
quand même, ce caractère égoïste et exigeant l’a peu
à peu éloignée de lui. Tout J.M.G. LE CLEZIO. Elle
savait par cœur l’introduction à « DESERT » Elle me
racontait que ses amis d’alors la charriait car elle ne
parlait que de lui. C’est aussi l’époque où elle a
commencé à parcourir les grands déserts du Monde et
cela jusqu’en 2010.
En 2011 elle a refusé de retourner dans les dunes
de MERZOUGA, en Mauritanie. Déjà en 2010 les
lieux de camping étaient pollués par les motos et des
« hôtels de toile » montés en vitesse avec un mètre de
pierres dures à la base. Elle aimait tant le vrai silence
des dunes qu’elle n’a plus voulu « marcher dans le
sable de ses souvenirs, » mais cela lui manquait.
Elle a lu « La trilogie des confins » de Cormac Mc
CARTHY, mille cent quatre-vingt-dix pages, à sa
parution, en 2011. Elle a tout lu de lui aussi, avec une
préférence pour SUTTREE, et LA ROUTE parue en
2OO8. Elle a été choquée que « La Route » soit
devenue un film. Elle attendait chaque deux années la
sortie des polars de Déon Meyer. Les quelque sept
cents pages de cet auteur Sud-africain la
replongeaient dans ce continent qu’elle avait traversé
quand il était encore temps.
C.G. JUNG et Marie-Louise Von FRANCK ont
été ses maîtres dans la dernière décennie de sa vie.
2 14
Grâce à eux elle a compris qu’elle devait réconcilier
en elle un tyran et une midinette.
De M. YOURCENAR elle me récitait le passage
marqué d’un signet dans la Pléiade (page 1195) « Tu
pourrais t’effondrer d’un seul bloc dans le néant où
vont les morts. Je me consolerais si tu me laissais tes
mains. Elles seules subsisteraient, détachées de toi…
tristes comme des lévriers sans maîtres, déconcertées
comme des archanges auxquels nul dieu ne donnerait
plus d’ordres »… et j’ai encore une fois des trous de
mémoire de ce texte magnifique que Victoire savait
par cœur.
Elle revenait souvent à ALEXANDRA DAVID-
NEEL, en particulier « Au pays des brigands
gentilshommes » dont elle me disait : « Ariel, quand
tu seras triste, découragée par les aléas de la vie,
rappelle-toi ceci que je te dis aujourd’hui : « Il y a un
livre de réconfort pour chaque souffrance de la vie. ».
Tiens, quand le cancer de la Toubiba a récidivé
j’ai relu Suzanne Sontag et surtout le magnifique
hommage écrit par son fils David RIEFF « Mort
d’une inconsolée » et puis « Elégie pour Iris » (Iris
Murdoch, sa femme) de JOHN BAYLEY ; mais « last
but not least » va chercher LE DÉSERT DES
DÉSERTS ET LES ARABES DES MARAIS » DE
WILFRED THESIGER, dans la collection Plon.
Ariel, regarde seulement les photos en noir et
blanc, tu y verras toute la noblesse de ces populations
que notre « civilisation » n’avait pas encore atteints.
Et puis, tu verras la dernière photo de Wilfred
Thesiger, tu liras ses dernières paroles, dans la
nécrologie du journal Le Monde, daté du vendredi 29
Août 2003.
2 15
– A qui parler de ce monde de sable et de silence
qui fut le mien ?
Oh ! Ariel, j’ai vu fin 2011 – j’allais encore à la
B.N.F. Mitterrand par le bus 62, – une exposition
organisée par la collection TERRE HUMAINE créée
par Jean Malaurie. Wilfred Thesiger a donné plus de
six cents clichés à la Royal Academy Albert Londres
et il y avait là, une photo de lui à trente ans. Je l’ai
volée. Les photos étaient interdites. Il n’y avait
personne. (J’avais mon Canon) Tu la trouveras dans
mes PORTRAITS sur le « Mac. » Mais THEODORE
MONOD peut aussi faire l’affaire. Regarde – le dans
sa dernière expédition. Accroupi dans le sable,
presque couché, comme s’il allait mourir là.
Aller voir Victoire, aller chez elle, était toujours un
moment de réconfort. Elle avait réuni les objets qui
lui parlaient de ses voyages, de ses missions. Ainsi,
de Hongrie, un minuscule livre de photos d’André
KERTESZ « Imagines-tu Ariel qu’en Hongrie en
1992 il n’y avait aucune librairie digne de ce nom à
Budapest, mais tu liras le texte sur mon appartement
en haut de la Colline Fraîche. Les quelques livres
disponibles se trouvaient sur les marchés de la ville ;
la littérature « subversive » circulait sous le manteau,
souvent les échanges se faisaient dans les squares ou
aux bains de SECHENY. »
Le rognon de l’Indus… Encore une de ses
admirations : « L’INDUS. »
– « Ariel peux-tu m’imaginer voilée de noir de la
tête aux pieds, (il y a une photo) et découvrant ce
fleuve dont les eaux de deux couleurs très tranchées,
un courant gris vert et un courant rouge sombre,
coulent côte à côte sans se mélanger. – « Explique
2 16
Victoire » – « Tu as fait de la physique Ariel ? Eh
bien la différence de densité des eaux de l’Indus
génère cette rareté et d’ailleurs les deux courants
circulent aussi à une vitesse différente. Nous avions
vu le même phénomène en Islande. Les eaux d’un
torrent jaillissaient et se séparaient pour partir
chacune dans une direction opposée. »
Les livres envahissaient tous ses murs et jusqu’à la
fin, elle aura éprouvé ce plaisir rare de découper les
pages des « in quarto », les ouvrages de la collection
« Fata Morgana » ou du « Mercure de France » entre
autres.
« Ariel, prendre un coupe-papier et l’introduire
entre les feuilles de ce vélin pur fil LAFUMA tiré à
dix exemplaires, ainsi que quelques exemplaires hors
commerce, marquée H.C.-1963-Quel plaisir sensuel.
Sa curiosité pour les choses de la nature ou des
inventions récentes lui est venue très tardivement et
elle s’en désolait un peu. Elle y réfléchissait et me
disait « Nos parents étaient trop investis dans leur
travail, nécessaire pour que nous fassions des études,
et cela a inhibé leur curiosité, de plus ils n’avaient
pas les moyens de communications actuels. MAIS,
Ariel, ces téléphones portables sont des décerveleurs
de première classe. Dans les transports en commun,
je regarde les voyageurs qui arrivent. A peine
installés, ils se précipitent sur leur écran de portable.
Ils ne pensent à rien, j’en suis à peu près sûre, juste
voir, capter des mots, sans doute d’une grande
banalité, ou bien jouer. Tiens, il y a peu, je regardais
un jeune homme jouer avec des chiffres sur une jolie
tablette Samsung. Quand il s’est levé j’ai dit
« Dommage je ne verrai pas la fin de la partie. » Il a
eu l’humour de me répondre « A l’année prochaine. »
2 17
Nous avons ri tous les deux ; c’est déjà ça. Mais le
jeu était assez débile, aléatoire serait plus gentil. Il
faisait défiler des chiffres, un à chaque clic, et il
éliminait ceux qui ne coïncidaient pas avec sa
colonne. Il entassait des 7 quand nous sommes
arrivés à Bastille.
Bien sûr je suis d’accord pour les vélib et autres
engins moins polluants (Fauny va sans doute passer
au vélo électrique) Si j’avais été plus jeune, j’aurais
certainement basculé sur un scooter. Les rares fois où
nous nous déplacions ensemble, ça me snobait à tout
coup.
La toute première fois, tiens, non, je ne vais pas te
la raconter, elle ira grossir les rangs de mes
« premières fois. » Donc, le gain de temps est
considérable mais les risques d’accidents aussi.
Est-ce que je vais un jour acheter ces nouveaux
aspirateurs auto guidés ? S’ils sont silencieux, oui,
car je déteste le bruit de mon Electrolux. Je n’ai
toujours pas d’écran plat. Je ne vois pas où il ne
déparerait pas mon séjour (mon fidèle et bon Bang
Olufsen me suffit bien ; lui au moins sur son chariot à
roulettes quand il est rangé il sait se faire discret.) Si
je faisais un rêve de technologies… Ce serait d’aller
voir les galaxies d’un peu plus près, pour les
couleurs, les nuées de vapeurs, les masses
tourbillonnantes. Tiens, cela me rappelle le survol
des lignes de NASCA au Pérou. Dans son petit avion,
le pilote nous descendait en piqué sur une ligne pour
nous en faire voir de près le tracé, ça chahutait mais
que c’était donc grisant ! Tout comme le survol des
cratères des volcans au Kamtchatka. Sergueï nous
avait négocié de gros hélicoptères russes, et hublots
ouverts, à plat ventre, quelqu’un nous tenant par les
2 18
pieds, nous pouvions voir à l’intérieur de la bouche
du cratère… Les pronostics de découvertes pour 2040
me font froid dans le dos… Je compte à toute vitesse,
non, non, impossible, en dépit de tout ce qu’ils nous
disent, je sais bien que non, je ne verrai pas… ça me
pince.
Pour ne pas conclure dans la nostalgie je voudrais
encore te dire ceci, Ariel. « J’écris pour Toi, pour
quelques autres, mais aussi, mais surtout pour moi.
Je me raconte que l’écriture tient la mort en respect
(ça c’est du Laurent TERZIEFF) Il savait, LUI.
Les médecins lui avaient donné son tempo. Si mes
mots te permettent de ne pas m’oublier tout à fait, si
tu me relis de temps en temps alors oui, je veux bien
mourir.
OH ! Ariel, j’ai beaucoup mieux à t’offrir en
conclusion.
Ton arrière Grand-Mamy NOURY (c’est le soleil
en arabe), notre mère, m’a dit la veille de sa mort :
« Je veux bien mourir si je ressuscite demain. »
J’avais trouvé cela tellement porteur d’espérance
et d’humour que je n’ai pas eu de peine quand elle a
rendu son dernier soupir.
Ariel, ne sois pas triste, quand tu ne m’entendras
plus. La petite musique des mots, celle de tous les
grands vivants témoins, de mes préférés, sera là.
Enfin souviens-toi combien j’ai aimé ton
prénom :ARIEL : l’esprit des airs, pour Shakespeare.
« Nous avançons dans l’existence, revêtus de
l’étoffe dont sont tissés nos rêves »
Et, n’oublie pas, ARIEL,. « Cherche moi aussi
dans les nuages. ».
2 19
I Enfance
Me voilà ! Je suis née à minuit passé le onze
Novembre 1930 à St Germain-le-Fouilloux
(Mayenne) 53000. Je suis la troisième de la fratrie.
L’aîné est un garçon. Je n’ai pas à rougir d’être une
deuxième fille.
Ce village de St Germain-le-Fouilloux, situé à
douze kilomètres de Laval, compte cinq cent trente
sept habitants. Il est divisé en trois hameaux : Celui
de l’Eglise, celui de la Mairie et près du cimetière
celui d’en-haut.
Mes parents et mes grands-parents habitent le
Bourg, dans la rue principale, qui va de l’Eglise au
cimetière. Les gens du bourg savent déjà que je suis
née. Ma mère a accouché dans la chambre conjugale.
La sage-femme, madame Richard, est arrivée dans la
soirée. Elle habite le village où vit notre arrière grand-
mère, à sept kilomètres par les bois, et ne rentrera
chez elle, à Andouillé, que le lendemain matin, à
pied. Madame Richard m’a, paraît-il, promenée dans
2 20
la chambre en me tenant par un pied, la tête en bas,
disant à notre mère : « Regardez la belle petite fille
que vous avez fabriquée. »
Ce douze Novembre 1930 mon père doit aller me
déclarer à la mairie, ouverte dès sept heures du matin
car l’adjoint au maire est également, l’instituteur de
l’école laïque des garçons. Il ne faut qu’un bon quart
d’heure à pied pour se rendre à la mairie. Mon père
est en tenue de travail, il n’a pas oublié d’emporter le
livret de famille dans la grande poche de son bleu.
A quoi peut-il penser en chemin ? A notre mère, à
moi ? J’imagine qu’il a pensé aussi à ses parents.
L’instituteur est marié avec une grosse femme
élégante et fière. Ils n’auront pas d’enfants. Le poêle
à bois ronfle déjà dans la salle de la mairie fermée la
veille en raison de la commémoration du onze
Novembre et du défilé aux monuments aux Morts.
Après les salutations matinales, la conversation
s’engage : « – Alors Raymond, elle est belle ?
– C’est si petit, il paraît qu’elle a les yeux verts et
Madame Richard dit que ce sera une blonde.
– Donc, pas de ton côté… mais la petite Gabrielle,
c’est déjà une jolie brunette.
– Oui, c’est vrai. Elle a presque cinq ans.
– Celle-là, c’est une « fille de la Mission »…(rires)
Comment l’appelez-vous ?
– Attention, que je ne me trompe pas. J’ai écrit les
noms pour être sûr :
Marie-Thérèse, Baptistine, Victoire, Louise.
– Ton père va être content qu’elle porte son nom.
La Baptistine aussi.
– Oui, même que ce sera elle la marraine.