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L'Invention de la table de mortalité

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COLLECTIONS S O C I O L O G I E S

Hans ALBERT La sociologie critique en question

Raymond ARON Etudes sociologiques

Jean BAECHLER La solution indienne

Quentin BELL Mode et société Essai sur la sociologie du vêtement

Philippe BESNARD L'anomie

Philippe BESNARD (sous la direction de) Division du travail et lien social

Raymond BOUDON, Maurice CLAVELIN Le relativisme est-il résistible ?

Etienne BOURGEOIS et Jean NIZET Pression et légitimation

François BOURRICAUD L'individualisme institutionnel Essai sur la sociologie de Talcott Parsons

Alban BOUVIER L'argumentation philosophique Etude de sociologie cognitive

Giovanni BUSINO Critiques du savoir sociologique

François CHAZEL (sous la direction de) Action collective et mouvements sociaux

Mohamed CHERKAOUI Les changements du système éducatif en France

(1950-1980) Augustin COCHIN

L'esprit du jacobinisme Lewis A. COSER

Les fonctions du conflit social Charles-Henri CUIN

Les sociologies et la mobilité sociale Maurice CUSSON

Croissance et décroissance du crime Annette DISSELKAMP

L'éthique protestante de Max Weber Mattéi DOGAN et Robert PAHRE

L'innovation dans les sciences sociales Jean DUBOST

L'intervention psychosociologique Jacques DUPÂQUIER

L'invention de la table de mortalité Shmuel EISENSTADT

Approche comparative de la civilisation européenne Jon ELSTER

Karl Marx. Une interprétation analytique Ernest GELLNER

La ruse de la déraison Anthony GIDDENS

La constitution de la société Roger GIROD

Le savoir réel de l'homme moderne Essais introductifs

Jean-Jacques GISLAIN et Philippe STEINER La sociologie économique, 1890-1920

Yves GRAFMEYER Les gens de la banque

Anne-Marie GUILLEMARD Le déclin du social

Monique HIRSCHHORN L'ère des enseignants

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SOCIOLOGIES

Collection dirigée par Raymond Boudon

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Jacques Dupâquier

L'INVENTION DE LA TABLE DE MORTALITÉ

De Graunt à Wargentin 1662-1766

Presses Universitaires de France

Page 6: L'Invention de la table de mortalité

ISBN 2 13 047361 X

Dépôt légal — 1 édition : 1996, mars © Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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Introduction

La table de mortalité est un modèle qui met en relation l'âge (c'est-à-dire la durée écoulée entre naissance et moment présent), la probabilité de décéder à cet âge et l'espérance de vie (c'est-à-dire la durée moyenne entre moment présent et décès).

Ces notions ont une grande utilité pratique : l'assurance sur la vie n'est pas concevable en l'absence d'une table de mortalité. Pour- tant, ce ne fut pas pour les besoins des assureurs que celle-ci a été inventée En effet, l'idée de parier sur la vie et sur la mort était profondément étrangère à la morale chrétienne. Il existait bien, depuis l'Antiquité, des assurances sur les risques de navigation, et, depuis le Moyen Age, des contrats garantissant aux pèlerins le paie- ment éventuel d'un rançon s'ils étaient faits prisonniers; mais il eût semblé odieux que la mort donnât matière à des spéculations mercantiles : « La vie humaine n'est pas un objet de commerce », écrit encore, à la fin du XVIII siècle, l'auteur d'un Traité des Assu- rances. Aussi les assurances sur la vie furent-elles interdites en Espagne (1570), à Gênes (1588), en Hollande (1598), puis en France par l'Ordonnance de la Marine (1681).

Par contre, le système des rentes viagères était connu depuis l'Antiquité, et il prit une grande extension au XVII siècle en Europe occidentale. Pour bien fonctionner, il nécessitait une connaissance approximative du nombre d'annuités à payer. Au début du III siècle après J.-C., le juriste Ulpien avait entrepris une évaluation de ce type

1. Voir F. Hendricks, Contributions to the History of Insurance and of the Theory of Life Contin- gencies, Londres, C. et E. Layton, 1851.

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pour déterminer la valeur des rentes viagères à inclure dans le passif des successions Ce problème redevint d'actualité dans la seconde moitié du XVII s ièc le Le Grand Pensionnaire de Hollande, Jean de Witt, tenta de le résoudre, avec l'aide de son ami Hudde, comme on le verra ci-après, mais ce ne fut pas cette voie, qu'on peut quali- fier d'empirique, qui mena à l'invention de la table de mortalité. Contrairement à ce que prétend un courant de pensée utilitariste et fonctionnaliste, sous-jacent dans nombre de traités d'histoire des sciences, les découvertes ne sont pas le produit pur et simple de la demande sociale. Celle de la table de mortalité fut le couronne-

ment d'une aventure intellectuelle qui s'inscrit dans le mouvement scientifique de la seconde moitié du XVII siècle, et plus précisément dans le développement du calcul des probabilités

C'est pourquoi nous rencontrons en chemin, à côté du mar- chand londonien John Graunt, tant d'illustres savants : Christian et Louis Huygens, Gottfried-Wilhelm Leibniz, Edmund Halley, Nicolas

1. La Lex Falcidia avait institué une réserve d'un quart en faveur des héritiers naturels : le total des legs consentis par le défunt en faveur d'autres personnes avait donc été limité aux trois quarts de l'actif. Comme ces legs comportaient souvent des rentes viagères, il fallait pouvoir apprécier la valeur de ces rentes en fonction de l'âge des bénéficiaires, en vue d'une réduction éventuelle. Ce fut l'objet de la table d'Ulpien, que nous a trans- mise le juriste Aemilius Macer, lui-même cité dans le Digeste de Justinien : « Aemilius Macer livre 2. Commentaire de la vingtième loi sur les héritages. Ulpien écrit que, d'après le calcul qu'il a dû faire pour les pensions alimentaires, la règle est que de la première jusqu'à la vingtième année, le montant de la pension se calcule sur une durée de trente ans, et qu'on applique la loi Falcidia sur cette base; de la vingtième à la vingt- cinquième année sur une durée de vingt-huit; de la vingt-cinquième jusqu'à la tren- tième sur une durée de vingt-cinq; de la trentième jusqu'à la trente-cinquième, sur une durée de vingt; de la quarantième jusqu'à la cinquantième, le calcul se fait en déduisant une année chaque fois, de manière à trouver la différence entre l'âge donné et la soixantième année; de la cinquantième année à la cinquante-cinquième, neuf ans; de la cinquante-cinquième année à la soixantième, sept ans; à partir de la soixantième année, quel que soit l'âge, cinq ans ».

2. Dès le début du XIII siècle, certaines municipalités flamandes avaient eu l'idée de lan- cer des emprunts remboursables en rentes viagères, moyennant un taux d'intérêt plus élevé. On a ainsi retrouvé un certain nombre de titres de rente émis par la ville de Tour- nai en 1228 et 1229. Dans un exemple que cite le Bulletin hebdomadaire de la Société géné- rale néerlandaise d'Assurances sur la vie et de Rentes viagères, la commune de Tournai s'engage à verser annuellement 25 livres parisis de rente à un certain Jean Le Parcier, bourgeois d'Arras, avec report de la moitié de cette somme sur la tête d'une de ses pa- rentes, si Jean mourait avant elle, et faculté pour Jean de remplacer éventuellement cel- le-ci par son épouse légitime, s'il venait à se marier. Il semble que les conditions dans lesquelles se trouvaient passées de tels contrats aient été discutées au coup par coup, en fonction de l'âge du souscripteur et des reports envisagés sur d'autres têtes.

3. Voir lan Hacking, The Emergence of Probability, Cambridge University Press, 1975.

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Struyck, Pierre Wargentin, tous mathématiciens et astronomes, en nous étonnant tout de même un peu de l'absence de Descartes, de Pascal, qui ne semblent pas s'être intéressés à la ques t ion

Cette démarche — le raisonnement en termes de probabilités sur la durée de la vie humaine — rompt avec la conception chré- tienne traditionnelle de la mort. Dans le système clos de la pensée médiévale, la mort a un caractère sacré : non seulement elle ne peut être objet de spéculation, mais il est incongru, presque sacri- lège, de prétendre en chercher des lois; la destinée de chacun est soumise au bon plaisir du Tout-Puissant, qui peut l'interrompre à tout instant, soit pour récompenser le juste en l'appelant près de lui dans le Paradis, soit pour punir le méchant par les flammes de l'Enfer et la damnation éternelle. Ceci exclut toute prévision et, a fortiori, tout calcul : « Tous les hommes sont si persuadés de l'incer- titude de la mort qu'ils ne voudraient pas hasarder une partie de leur bien sur l'espérance d'une longue vie, tant ils croient cette espérance mal fondée », écrit le R. P. Claude de la Colombière en 1697 dans ses Réflexions chrétiennes. D'où la formule rituelle sur laquelle s'ouvrent la plupart des testaments : « Rien n'étant plus certain que la mort, ni plus incertain que l'heure d'icelle ... ».

Les inventeurs de la table de mortalité ne se sont pas laissés arrêter par cette difficulté. Probablement n'en ont-ils même pas eu claire conscience. Aucun théologien, aucune autorité ecclésias- tique, aucun inquisiteur n'a pensé à la soulever, signe évident du changement des mentalités. Mieux encore : la découverte de régu- larités statistiques dans les phénomènes humains allait bientôt être

1. Descartes est mort trop tôt : en 1650, la question n'était pas d'actualité. Pascal, mort l'année même où paraissait l'ouvrage pionnier de John Graunt (1662), avait alors d'autres soucis : après avoir beaucoup contribué au triomphe de la science des mathé- matiques et de la raison, il cherchait, en écrivant son Apologie, à en montrer les limites. Quant à Fermat (mort en 1665), il s'intéressait plus aux carrés magiques et à la numé- rologie en général qu'à la durée de la vie humaine. On reviendra un peu plus loin sur cette question.

2. Faut-il rappeler les paroles de Jésus à ses disciples à propos de l'avènement du Fils de l'Homme : « Alors deux hommes seront aux champs : l'un est pris, l'autre laissé; deux femmes en train de moudre : l'une est prise, l'autre laissée — Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour va venir votre Maître. Comprenez-le bien : si le maître de maison avait su à quelle heure de la nuit le voleur devait venir, il aurait veillé et n'aurait pas permis qu'on perçât les murs de sa demeure. Ainsi, tenez-vous prêts, vous aussi, car c'est à l'heure que vous ne pensez pas que le Fils de l'Homme viendra » (Mathieu XXIV, 40-42).

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interprétée comme une nouvelle preuve de l'existence d'un Ordre divin

La conception chrétienne de la mort interférait d'ailleurs avec une croyance plus ancienne, dont l'origine remonte aux premières civilisations de la Mésopotamie : celle des âges climatériques.

Encyclopédie définit l'âge climatérique comme « une année cri- tique, dans laquelle les astrologues prétendent qu'il se fait dans le corps une altération considérable qui conduit à la maladie, à la mort, ou qui signale cette année par des accidents funestes :

« Ce mot vient du grec klimax, degré ou échelle, parce qu'on monte de sept en sept ou de neuf en neuf ans, pour arriver à l'année qu'on appelle climactérique.

Ainsi, la première année climactérique de la vie de l'homme c'est, selon quelques-uns, la septième; les autres sont des multiples de celle-ci, savoir 14, 21, 28, 35, 42, 49, 56, 63, 70, 77, 84; mais les années 63 et 84 sont nommées en particulier grandes climactériques et l'on croit que le danger de mort y est beaucoup plus grand que dans les autres ».

On sait l'importance du chiffre 7 dans la mystique chaldéenne et la science antique en général : les sept planètes, les sept jours de la création, les sept jours de la semaine, les sept voyelles, les sept Sages, les sept merveilles du monde, les sept collines de Rome, etc. L'astrologie permettait de rationaliser la notion d'année climatérique : Marsile Ficin soutient ainsi que les sept planètes dominent tour à tour sur le corps de l'homme et que la septième année appartient à Saturne, la plus malfaisante de toutes

Le chiffre 9 occupe aussi une place importante dans la mystique des nombres (les neuf chiffres, les neuf Muses, etc.), d'où la notion

1. Tel sera le titre de l'ouvrage du pasteur luthérien Johann-Peter Süssmilch (Die Göttliche Ordnung in den Veränderungen des menschlichen Geschlechts) dont la première édition parut en 1741; mais, bien avant cette date, plusieurs Anglais avaient entrepris de mettre la science au service de la Bible, et de chercher dans la nature les secrets de la Providence. En 1712, John Arbuthnot, médecin de la reine Anne, présenta devant la Royal Society une communication démontrant que le rapport des sexes à la naissance, toujours en faveur des garçons, ne pouvait être l'effet du hasard, et qu'il fallait y voir la manifesta- tion d'une volonté divine : la mortalité des garçons étant plus forte que celle des filles, Dieu rétablissait de cette manière l'équilibre, afin que chacun puisse finalement trou- ver un époux de son âge.

2. Saturne accomplit sa révolution autour du soleil en 28 ans environ. Les périodes de conjonction, d'opposition et de quadrature reviennent donc tous les sept ans.

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de grande climatérique : la soixante-troisième année. 63 est en effet le produit des deux chiffres cabalistiques 7 et 9 Aulu-Gelle raconte que l'empereur Auguste écrivit à l'un de ses amis pour lui dire qu'il se félicitait d'avoir passé sans dommage sa grande climatérique, regardant ce passage heureux comme une seconde naissance.

Beaucoup d'auteurs des XVI et XVII siècles écrivirent gravement sur ce sujet (Evelius, Codronchi, Saumaise), et ce fut seulement en 1745 que Barbier du Bourg soutint une thèse négative sur l'influence néfaste des années climatériques. Il n'emporta pas la conviction du public, et la notion d'âge climatérique a survécu jusqu'à nos jours : toutefois, dans les milieux scientifiques, elle fut balayée, en même temps que le fatras astrologique, à partir de 1650

En effet, la notion d'âges climatériques est étroitement liée à l'astrologie et à la science des horoscopes Pendant des siècles, astronomie et astrologie avaient été étroitement liées, bien que Pto- lémée ait introduit, dès l'Antiquité, une distinction entre astrologie naturelle (étude et prédiction des mouvements des corps célestes) et astrologie judiciaire (étude de l'influence des astres sur la destinée des hommes). D'ailleurs la pratique de l'astrologie exigeait de bonnes connaissances dans l'observation des astres, les techniques de calcul et même en médecine.

A ses débuts, l'Eglise avait fermement combattu l'astrologie qui lui semblait nuire à l'idée de la toute puissance de Dieu; mais un con- sensus avait fini par s'établir au Moyen Age entre théologiens et astrologues : les premiers admirent l'influence des astres sur les hommes, tout en insistant sur la capacité des chrétiens à résister à cette influence. Ainsi le terrain devint libre pour le développement de

1. De Thou et Mezerai rapportent que Jean Bodin, qui était alors avocat du roi à Laon, voulant amener les habitants de cette ville à se prononcer en faveur de la Ligue, soutint qu'Henri III était funeste à la France, parce qu'il était le 63 souverain depuis Phara- mond.

2. Plus diffuse et plus confuse était la croyance aux années climatériques. Elle doit être rap- prochée de la notion d'année astrologique. On la retrouve dans d'autres civilisations, en particulier au Japon (cf. l'étude de J. N. Biraben sur l'année « Cheval et Feu », Popu- lation, 1968, n° 1, p. 154 à 162). En Europe, elle a eu la vie si dure que Voltaire écrit encore : « Les Etats ont leurs années climatériques aussi bien que les hommes ».

3. Tout ceci est remarquablement décrit dans l'ouvrage de Micheline Grenet, La passion des astres au XVII siècle. De l'astrologie à l'astronomie, Paris, Hachette, collection L'histoire en marche, 1994.

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l'astrologie qui connut un succès foudroyant aux XVI et XVII siècles, grâce à sa popularisation par les almanachs. On se mit à consulter les astrologues pour déterminer le moment propice à tous les actes de la vie. Faut-il rappeler l'influence qu'ils prirent successivement sur les deux reines Médicis? et citer l'anecdote de la Grande Mademoiselle interrogeant l'un d'entre eux avant de livrer bataille?

Sur le plan scientifique, les premiers grands astronomes (Tycho Brahé, Képler, et même Galilée jusqu'en 1624) furent aussi tireurs d'horoscopes; et un astrologue fut invité en tant que tel à siéger à la Royal Society en 1661 Comme l'écrit Micheline Grenet : « Partout, populaire ou savante, l'astrologie règne en maîtresse, et la foi des masses requiert un recours constant à l'astrologue. Per- sonnage-clé de la société, lui seul peut déchiffrer le message céleste et interpréter le langage des astres pour répondre à l'angoisse de l'avenir qui anime ses clients. »2

Or, cette situation va évoluer très vite au XVII siècle, du moins dans les milieux de la religion, du pouvoir et de la science.

Avec la réforme catholique, l'Eglise cesse de tolérer l'astrologie. Le Pape Sixte-Quint la condamne dès 1586, et Urbain VIII renforce encore ce verdict en 1631. Bossuet s'en fait l'écho dans son sermon de Noël 1669 : « Je ne consulte point les astres, ni leurs fabuleuses influences. Des chrétiens s'amuser à ces rêveries criminelles et attendre leur bonne fortune d'une autre source que la Divine Providence! Loin de nous ces prédictions! ». Peu à peu, la prédica- tion chrétienne diabolise l'astrologie.

De même, avec le développement de l'absolutisme, l'astrologie apparaît de plus en plus comme politiquement subversive. Richelieu fait enfermer le médecin Semelles, qui avait prédit la mort de Louis XIII pour 1631. Il commandite un traité contre l'astrologie. Mazarin plaisante sur son lit de mort lorsqu'on lui annonce l'apparition d'une comète. Louis XIV n'a pas d'astrologue, et, s'il choisit comme emblème le Soleil, c'est par référence à la mythologie, non à l'astro- logie. En 1682, après l'Affaire des poisons, il fait prendre un édit contre les astrologues qui,« sous prétexte d'horoscope et de divination »,

1. Rappelons que Leibniz s'est intéressé à l'occultisme, Newton à l'alchimie; et que Huygens a fourni des données à l'astronome Boulliau pour l'aider à faire l'horoscope de la Princesse d'Orange.

2. Micheline Grenet, op. cit. (voir page précédente), p. 50.

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entraînent leurs victimes « des vaines curiosités aux superstitions, et des superstitions aux impiétés et aux sacrilèges ». et même à « cette extré- mité criminelle d'ajouter le maléfice et le poison ».

Enfin, sur le plan scientifique, avec la victoire progressive de la théorie de Copernic, puis du système de Newton — que Voltaire contribuera à vulgariser — et avec les progrès de l'observation astro- nomique, la voûte céleste perd son mystère. Les planètes, remises à leur place réelle, reçoivent un nouveau statut, beaucoup plus modeste que celui qu'elles occupaient dans l'ancienne astrologie; leurs boucles ne sont plus que des orbites. De même pour les comètes, dont Halley prédit le retour périodique. Pour les savants, écrit encore Micheline Grenet, « le savoir astrologique est contraire à la vérité et au bon sens; réduisant l'influence des astres à leur lumière et à leur chaleur, ils excluent l'existence d'effluves occultes et estiment qu'une éclipse ne peut avoir plus de conséquences qu'un ciel chargé de nuages ».

Ainsi l'astrologie, après avoir guidé les premiers pas de l'astro- nomie, et permis les progrès de la connaissance du ciel, tomba peu à peu en désuétude : « L'Univers avait désormais cette étendue sans limites, cette profondeur insondable, qui rendaient ipso facto déri- soire la méthodologie même de l'astrologie. Il était normal que celle-ci fût écartée sans ménagement du champ des disciplines respectables. »

Le terrain était donc déblayé pour cette percée scientifique qu'allait constituer l'invention de la table de mortalité.

Toutefois cette invention était subordonnée à deux conditions : des données disponibles, une infrastructure mathématique.

Pour construire une table de mortalité, il faut connaître en prin- cipe la répartition de la population par âges (et, si possible, par années de naissance), et de même celle des décès. Or, on ne dispo- sait au XVII siècle que de dénombrements de feux : il faudra attendre Neumann pour avoir une statistique des décès par âge pour la ville de Breslau (1692) et Maitland pour celle de Londres (1739). Des données étaient disponibles dans les registres d'extinc- tion des rentes viagères — d'où l'avance prise par les Hollandais et

1. Ibidem, préface de Jean-Claude Pecker, p. 16.

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les Anglais dans l'élaboration de la table de mortalité — mais leur accès était réservé. Jusqu'à la seconde moitié du XVIII siècle la rareté des données a constitué un lourd handicap pour les savants

Du point de vue mathématique, le point fondamental était le progrès du calcul des probabilités. Les bases en avaient été posées, au XVI siècle, par J. Cardan (1501-1576) dans son livre posthume De ludo alae mais cette première exploration n'avait pas eu de suite sur le moment, et il faudra attendre trois-quarts de siècle pour qu'apparaissent les premiers éléments d'une théorie.

Le point de départ fut un problème de jeu posé en 1652 à Pascal par le chevalier de Méré : supposons un jeu de hasard en plu- sieurs parties; il est brusquement interrompu : comment partager la mise entre les joueurs, compte tenu des chances qu'il auraient eues aux parties suivantes? Pascal trouva une première solution, puis consulta son ami Fermat, qui fit une réponse plus élaborée, fondée sur les principes de l'analyse combinatoire. En 1657, Christian Huygens reprit la question dans son Ars conjectandi.

Ainsi naquit la théorie des probabilités, dont Pascal entrevit aus- sitôt les perspectives : « Joignant la rigueur des démonstrations de la science à l'incertitude du hasard, et conciliant ces choses en apparence contraires, elle peut, tirant son nom des deux, s'arroger à bon droit ce titre stupéfiant : la géométrie du hasard ».

Pourquoi, de l'étude des jeux de hasard, Pascal et Fermat ne sont-ils pas passés à celle de la mortalité, qui constitue un terrain d'élection pour le calcul des probabilités? La réponse n'est pas simple. Il ne suffit pas d'évoquer le retard pris par la France dans le développement du capitalisme et de l'entreprise individuelle car l'optique rationnelle n'est pas seulement le fait de négociants,

1. W. Petty préconisera la création, en Angleterre, d'un Office de Statistiques. 2. J. Cardan rapprochait le nombre de combinaisons possibles pour un résultat donné

(par exemple pour obtenir 10 points en jetant 3 dés), et la fréquence d'apparition de ce résultat dans une longue série. 3. Dans son livre Le métier de statisticien (Hachette, 1980), Michel Volle écrit : « A l'optique administrative, qui réclame l'information pour assurer une gestion correcte dans un monde considéré comme fixe, va s'ajouter l'optique rationnelle, qui vise à définir des modes d'action efficaces dans un monde qui s'agrandit. Cette optique est d'origine privée; elle est d'abord le fait de négociants, de banquiers, d'artisans qui ont découvert la démarche rationnelle dans la gestion de leurs affaires ».

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de banquiers et d'artisans, mais surtout des savants. De même, l'absence ou la rareté des données disponibles n'est pas rédhibitoire : Pascal et Fermat auraient pu raisonner in abstracto, comme le feront Leibniz, et, dans une certaine mesure, les frères Huygens. Enfin, le système des rentes viagères n'était pas inconnu en France, puisque Mazarin avait essayé de l'introduire en 1653, à l'instigation de son compatriote Lorenzo Tonti Peut-être faut-il évoquer le rôle du hasard dans l'éveil, de l'intérêt de tel ou tel savant pour tel ou tel problème : « Nous sommes instruits à satiété, écrit Jean Fourastié de ce que d'autres hommes ont découvert, mais on ne nous dit rien ou fort peu de chose de ce qu'ils n'ont pas découvert, si désirable qu'eût pu être leur découverte. On nous parle très rarement et mal de ce qu'ils ont cherché sans le trouver; quant à ce qu'ils auraient pu chercher, dans l'intérêt de la connaissance même, et plus généralement dans l'intérêt de l'humanité, je crois que personne n'a commencé d'y réfléchir ».

Au-delà du rôle du hasard, qui n'est pas niable, l'invention de la table de mortalité ne peut se comprendre que par le développe- ment d'un nouveau climat scientifique et la formation d'une com- munauté européenne des savants.

D'abord la passion du nombre, cette véritable rage de mesurer (orgy of measurement) qu'évoque William Letwin à propos de John Collins et de la fondation de la Royal Society : « Tout à coup, on se persuada que des choses qui avaient de tout temps été considérées comme conjecturelles pouvaient être comptées, ou pesées, ou réduites de quelque manière à l'état de nombres. En liaison avec cette idée révolutionnaire, se fit jour un pieux sophisme : que mesurer et comprendre c'était tout un. Les savants du temps de la Restauration croyaient qu'habiller un problème d'un surcot mathé- matique équivalait à le résoudre. »

Au delà de cette rage de mesurer — qu'on trouve à l'état pur chez William Petty, inventeur du terme « Arithmétique politique »

1. Le Napolitain Lorenzo Tonti avait imaginé de faire des rentes viagères une institution d'Etat dotée des attraits de la spéculation. Il proposa son système à Mazarin qui pré- senta un projet dans ce sens en 1653, mais l'affaire échoua, en raison de l'opposition du Parlement. Sur le système des tontines, voir plus loin, chapitre II.

2. Jean Fourastié, Les conditions de l'esprit scientifique, Coll. Idées, Gallimard, 1966. 3. W. Letwin, The Origins of Scientific Economics, Londres, Shenval Press, 1963, p. 99.

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— notons le développement des communications entre savants, par dessus les frontières et dans l'oubli des querelles religieuses. A l'instar du Père Mersenne, Christian Huygens et Gottfried Leibniz correspondent, généralement en français, avec tout ce que l'Europe compte d'esprits curieux et ouverts à l'innovation. Quelques-uns voyagent : les deux personnalités qu'on vient de citer font de longs séjours à Paris, Cassini s'y fixe. Des réseaux se constituent ainsi, par exemple autour de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc dès le début du siècle, puis du Père Marin de Mersenne, qui reçoit, dans son couvent de la place Royale, des hommes aussi divers que Pascal père et fils, Gassendi, Petty, Boulliau, Roberval, Desargues et Descartes; il passe pour le secrétaire de l'Europe savante et crée en 1935 l' Academia parisiensis. Il faudrait évoquer aussi les frères Dupuy, animateurs de l' Académie putéane et Hubert de Montmort, qui réunit chez lui les mathématiciens, chaque semaine, à jour fixe.

Des réunions informelles, on passe aux institutions : les univer- sités européennes, enfermées dans la scolastique ou la statistique descriptive, et paralysées par les querelles religieuses, ne jouent plus guère de rôle intellectuel sur le plan scientifique. Quant aux pres- tigieuses académies italiennes, elles s'en détournent au profit de l'art et de la littérature

C'est l'Etat qui intervient désormais, à la fois pour aider, institu- tionnaliser et contrôler : le 15 juillet 1662, Charles II transforme en Royal Society l'ancienne Société pour la promotion des sciences expérimen- tales physico-mathématiques et lui assigne pour but « d'expliquer tous les phénomènes produits par la nature et par l'art ».

En France, Louis XIV et Colbert, qui avaient déjà commencé à pensionner des savants de toutes nations, créent, le 22 décembre 1666, l'Académie des Sciences, autour d'un noyau dur de mathématiciens affranchis de la scolastique. En Allemagne, les efforts de Leibniz aboutiront en 1700 à la fondation de l'Académie

1. Même l' Academia dei Lincei, première des grandes académies scientifiques, fondée en 1603. Le relais fut assuré, à partir de 1657, par l' Academia del Cimento.

2. Dès 1645, des professeurs et des savants acquis aux idées nouvelles, avaient commencé à se réunir régulièrement. William Petty, revenu de Paris, se joignit à eux trois ans plus tard. Devenu professeur de musique au Collège de Gresham à Londres, il y fit transfé- rer le lieu des assemblées. Enfin, en 1660, les participants les plus actifs fondèrent la nouvelle Société. Le premier secrétaire en fut Henri Justel, un huguenot français réfu- gié à Londres.

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de Berlin. Celle de Saint-Petersbourg sera créée en 1725, celle de Stockholm en 1739.

Avec le concours de l'Etat, les publications deviennent financiè- rement possibles, et les savants trouvent un public; leurs travaux cessent ainsi d'être confidentiels. Ils se font connaître par le Journal des Savants, les Philosophical Transactions ou les Acta eruditorum de Leibniz.

A ce tableau un peu idyllique — on allait dire : académique — il convient d'ajouter quelques touches moins claires.

La première est que les communications entre Français et Anglais sont toujours restées difficiles, probablement à cause de l'obstacle de la langue (les Français ne lisent guère l'anglais au XVII siècle) : alors que Huygens et Leibniz, qui sont polyglottes, prennent rapidement connaissance de l'oeuvre de J. Graunt, il faut attendre 1706 — soit un intervalle de 44 ans — pour qu'il en soit question en France, à l'occasion d'un projet de création de rentes viagères présenté par l'Académicien Gilles Filleau des Billettes; et 1750 pour que certains fragments en soient traduits.

Une autre est la détérioration, à la fin du XVII siècle, des rela- tions entre pouvoir et savants, avec le réveil des querelles religieuses et la montée des nationalismes, exacerbés par la politique belliciste de Louis XIV. Graunt, converti au catholicisme, sera accusé, long- temps après sa mort, d'être responsable du grand incendie de Londres en 1666 Leibniz, qui avait fondé beaucoup d'espoirs sur la puissance du Grand Roi, quitte Paris en 1676, et Huygens, que la guerre de Hollande n'avait pas décidé à partir, le fait en 1680.

Enfin, si le rôle des astronomes a été éclatant dans les progrès de la construction de la table de la mortalité, il faut rappeler que c'est un simple marchand, John Graunt, dont la culture mathéma- tique ne dépassait pas les quatre opérations élémentaires et la règle de trois, qui l'a conçue, par un trait de génie, en 1662.

1. En 1723, l'évêque anglican de Salisbury l'accusa même rétrospectivement d'avoir cou- pé le système d'alimentation en eau de Londres la veille de l'incendie. Or, si Graunt a bien été administrateur de la New River Company, il n'a été nommé à ce poste que 23 jours après le début de l'incendie.

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