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L’ACINÉMA Repartons du point de départ. «Acinéma» est un néologisme forgé par Lyotard en 1973 (le terme se trouve aussi chez le cinéaste expérimental Peter Kubelka) et qui sert de titre à son premier texte d’importance sur le cinéma. Le terme se veut immédiatement troublant. Il retient l’attention du lecteur désorienté par la présence particulière du préfixe : on va lui parler de cinéma, mais d’un cinéma qui est a-, d’un cinéma qui tout à la fois n’est pas du cinéma (au sens du cinéma de grande distribution dominant), et qui donc va trancher sur la définition établie du cinéma, mais qui simultanément - c’est la thèse principale de l’article - est le seul cinéma qui soit véritablement un art (d’où l’intégration du préfixe et la disparition typologique du tiret). Il s’agit donc moins d’élaguer ou de couper stricto sensu, mais de tirer du cinéma, d’en extraire - au sens ici d’un a plus latin que grec - ce dont la pensée philosophique pourra faire son miel. Cet acinéma va recouvrir les deux tendances polaires du cinéma expérimental : l’extrême mobilisation (les clignotements de Paul Sharits et de Tony Conrad, les décentrements permanents chez Snow, les fulgurances polychromes d’un Kubelka ou d’un Lye, la matière moléculaire et nébuleuse de Jordan Belson) - là où, selon la perception ordinaire, ça devrait 23

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L’ACINÉMA

Repartons du point de départ. «Acinéma» est un néologisme forgé par Lyotard en 1973 (le terme se trouve aussi chez le cinéaste expérimental Peter Kubelka) et qui sert de titre à son premier texte d’importance sur le cinéma. Le terme se veut immédiatement troublant. Il retient l’attention du lecteur désorienté par la présence particulière du préfixe : on va lui parler de cinéma, mais d’un cinéma qui est a-, d’un cinéma qui tout à la fois n’est pas du cinéma (au sens du cinéma de grande distribution dominant), et qui donc va trancher sur la définition établie du cinéma, mais qui simultanément - c’est la thèse principale de l’article - est le seul cinéma qui soit véritablement un art (d’où l’intégration du préfixe et la disparition typologique du tiret). Il s’agit donc moins d’élaguer ou de couper stricto sensu, mais de tirer du cinéma, d’en extraire - au sens ici d’un a plus latin que grec - ce dont la pensée philosophique pourra faire son miel.

Cet acinéma va recouvrir les deux tendances polaires du cinéma expérimental : l’extrême mobilisation (les clignotements de Paul Sharits et de Tony Conrad, les décentrements permanents chez Snow, les fulgurances polychromes d’un Kubelka ou d’un Lye, la matière moléculaire et nébuleuse de Jordan Belson) - là où, selon la perception ordinaire, ça devrait être apaisé (la perception classe des « objets » et pose des repères immobiles) ; l’extrême immobilisation (les longs plans fixes sur des figures statiques chez Warhol) - là où, selon la même percep-tion ordinaire, ça devrait bouger (l’homme est animé).

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À l’époque, Lyotard n’était ni le premier ni le seul à s’inté resser de près au cinéma dit «expérimental». De nombreux théoriciens avaient alors commencé de prendre le contre-pied de toute une tendance de la critique française de l’époque encore dominée par le souvenir de la figure tutélaire et fondatrice d’André Bazin. Dans un texte de 1948 au titre apparemment quelque peu surprenant1, celui-ci avait, en effet, affirmé du cinéma que « toute recherche esthétique fondée sur une res -triction de son audience est donc d’abord une erreur historique vouée d’avance à l’échec : une voie de garage ». Tout en refusant de s’opposer, précise-t-il expressis verbis, à toute avant-garde2

- en témoigne sa participation à la fondation du groupe Objectif 49 se donnant pour but, dixit, de « soutenir une certaine avant- garde dans le cinéma contemporain» : encore faudra-t-il s’entendre sur ce que recouvre, sous sa plume, une telle expression -, l’auteur prenait néanmoins acte du caractère « congénitalement » populaire du cinéma, à la fois sa « lourde servitude » et sa « chance unique », et du fait que les films ne pouvaient se satisfaire de «tir[er] gloire de leur caractère d’exception». Comment cela était-il possible ? C’est que, eu égard aux exemples qu’il cite (Gance, Stroheim, Wyler, Renoir ou Preston Sturges), l’avant-garde selon Bazin a tout du cinéma que l’on appellera bientôt « d’auteur » (ou « des auteurs », voir la fameuse politique des futurs Cahiers jaunes), et que la plupart des critiques installés de l’époque éreintaient alors soigneusement. Il convient ainsi de distinguer une « avant-garde » non seulement acceptable mais désirable, qui relèverait de l’expérimentation et de l’innovation, dont l’échec commercial ne peut être « qu’accidentel », mais dont les trouvailles sont par la suite absorbées par les films y compris les plus commerciaux (ce qui prouve a posteriori sa fécondité), et une autre avant-garde, de l’expérimental (JJn chien andalou, La Coquille et le Clergyman), à la descendance clairsemée, « dont le ridicule rétrospectif prouve

1. André Bazin, Le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945- 1958), «Découverte du cinéma. Défense de l’avant-garde », Paris, Cahiers du cinéma, 1983, p. 225, et citations suivantes.

2. Sur cette notion complexe, nous renvoyons pour plus de détails à Nicole Brenez, Cinémas d’avant-garde, Paris, Cahiers du cinéma, 2007.

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aujourd’hui qu’il ne pouvait jamais avoir de commune mesure avec le goût du public, et, donc, avec le cinéma»1, et qui n’a jamais eu qu’une utilité négative (permettant au cinéma de prendre conscience de soi par le mauvais exemple). Cette acception large du cinéma expérimental sera encore, peu ou prou, celle de Jean Mitry en 1971 dans Le Cinéma expérimental. Histoire et perspectives. C’est à cette seule condition que ce dernier peut parler d’un cinéma expérimental dans les années dix et vingt, et y affilier « tout film ayant contribué à la découverte ou à la mise au point d’un langage encore à la recherche de ses moyens » 2 (à partir de procédés extérieurs au cinéma : venus de la peinture, de la musique), du Golem de Paul Wegener au Mécanicien d’Ubaldo del Colle, en passant par La Naissance d’une nation de Grifïïth : tous films - auxquels viendront s’ajouter ceux d’Eisenstein, de Poudovkine, de Flaherty - que personne ne qualifierait aujourd’hui d’expérimentaux.

Le Cinéma expérimental de Mitry, malgré ses défauts, ouvrait alors néanmoins une brèche dans laquelle allaient s’engouffrer plusieurs chercheurs qui se sont, dans les années soixante-dix, tout particulièrement, et pour la première fois aussi nombreux, passionnés pour le cinéma expérimental, jusque-là majoritairement délaissé. Ce nouvel état de fait culminera avec les trois livres publiés quasiment coup sur coup par Dominique Noguez (lequel avait consacré sa thèse de troisième cycle au cinéma alternatif nord-américain) - Le Cinéma, autrement (1977), Eloge du cinéma expérimental (1979), Trente ans de cinéma expérimental en France (1950- 1980) (1982) -, et pour qui le cinéma expérimental est «le cinéma même». L’article de Lyotard est initialement paru dans un numéro spécial de la Revue d’esthétique dirigé par le même Noguez et intitulé « Cinéma : théories, lectures ». Outre-Atlantique, le poète et critique Parker Tyler venait de publier en 1969 Underground Film, et le cinéaste Jonas Mekas, de regrouper dans son Ciné-journal des textes écrits entre

1. Ibid., p. 226.2. Jean Mitry, Le Cinéma expérimental. Histoire et perspectives, Paris, Seghers, 1974, p.

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1959 et 1971, dans lesquels il avait déjà montré que c’était dans l’excès de mouvement et d’immobilité que le cinéma expérimental pouvait bousculer le cinéma traditionnel. La jeune Annette Michelson s’intéressait depuis la fin de la décennie, dans les colonnes de Artforum, aux avant-gardes russes et françaises. Et d’autres allaient bientôt suivre : P. Adams Sitney en 1974, avec Visionary Film, ou encore Malcolm Le Grice en 1977, avec Abstract Film and Beyond.

1. LES MOUVEMENTS DU CINÉMA

Ce qui différencie l’acinéma du cinéma tient fondamentalement au mouvement (kinéma), c’est-à-dire précisément à ce qui différencie également l’image cinématographique des autres images, comme si à l’intérieur du cinéma se rejouait la question du propre du cinéma, comme si une partie du cinéma (la plus importante) était expropriée de son propre. Outre que cette inscription {graphein) du mouvement n’a pas été d’emblée, techniquement, ce qu’elle est aujourd’hui - le cinéma a plus émergé qu’il n’a été inventé1 -, les spectateurs ont dû s’habituer à la toute nouvelle mobilité des images. On se souvient du désarroi de Kafka, que d’aucuns d’entre nous pourraient trouver aujourd’hui fort paradoxal : «Je suis un homme de l’œil. Or le cinéma dérange la vision. La vitesse des mouvements et la rapidité de la succession des images contraignent l’homme à une sur-vision constante. Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles qui s’emparent du regard. » 2 En 1908, le journaliste Hermann Hâfker pouvait encore écrire que : « Manquent en outre à la cinématographie aussi bien le pur

1. Voir Charles Musser, The Emergence of Cinéma. The American Screen to 1907, New York, Charles Scribner’s Sons, 1990, p. 15-105. On rappellera juste que les techniques cinématographiques d’enregistrement et de projection des mouvements s’inscrivent dans toute une histoire des images animées, photographiques ou pas, qui avait connu depuis quelques décennies une nette accélération : améliorations des spectacles de lanterne magique, phénakistiscope de Plateau, choreutoscope de Beale, praxinoscope et théâtre optique de Reynaud, zoopraxi- scope de Muybridge, kinétoscope d’Edison, etc.

2. Cité in Gustav Janouch, Kafka m’a dit, Paris, Calmann-Lévy, 1952, p. 145-146.

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mouvement diagonal que le pur mouvement en profondeur. Un mouvement qui traverse l’image apparaît brouillé et saccadé ; un mouvement qui vient du lointain vers le spectateur, ou le mouvement inverse, est difficilement identifiable et sans beauté, parce qu’une part essentielle de la profondeur disparaît avec la plastique même. »1

Ce n’est qu’à partir des années vingt, une fois l’œil accoutumé, la technique mieux maîtrisée, le montage codifié, que l’on commença de mettre l’accent sur l’identité du cinéma et du mouvement 2. Quarante ans plus tard, ce sera sur le mouvement encore que Christian Metz fondera, dans ses Essais sur la signification au cinéma, la fameuse « impression de réalité ». Si l’image cinématographique apparaît dotée d’un crédit sup -plémentaire de « croyance » par rapport aux autres régimes d’images, quoique par ailleurs nous ne soyons pas dupes de l’artifice, c’est pour trois raisons, toutes attachées à la problématique du mouvement : 1/ une raison physique (le mouvement dynamise des figures jusque-là immobiles), 2/ une raison géométrique (le mouvement donne du volume à ce qui n’est que plat, substantialise), 3/ une raison psychologique (tout mouvement est perçu comme actuel). L’arrêt sur image en serait une preuve par l’absurde, en stoppant net l’impression de réalité, et, parallèlement, l’impression de réalité existe tout autant avec des images à caractère non photographique, comme les dessins animés. «La conjonction de la réalité du mouvement et de l’apparence des formes entraîne le sentiment de la vie concrète et la perception de la réalité objective. »3 Plusieurs inventions technologiques viendront par la suite appuyer sur ce lien mouvement/« impression de réalité», tel le «cinéma dynamique» (simulant des effets de mouvement réel par sentiment d’im-mersion accru comparables à ceux des simulateurs de vol).

1. Cité in Daniel Banda et José Moure, Le Cinéma: naissance d’un an 1895- 1920, Paris, Flammarion, 2008, p. 159-160.

2. C’était l’un des grands lieux communs rhétoriques de l’époque. Voir, par exemple, Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, Paris, UGE, 1972, p. 30 : «Voilà que moi, appareil, je me suis jeté le long de la résultante en louvoyant dans le chaos des mouvements, en fixant le mouvement à partir du mouvement issu des combinaisons les plus compliquées. »

3. Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Gonthier, 1958, p. 99.

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Le fait est, en réalité, plus complexe, ne serait-ce que parce que le cinéma ne s’occupe pas du mouvement mais des mouvements, et qu’il ne traite pas tous les mouvements de la même manière.

1.1 Centre

Avant d’en venir précisément au texte de Lyotard, il nous faut rappeler rapidement quelques points, que notre philosophe présuppose. On trouvera dans une scène filmique traditionnelle trois types de mouvements visuels1 : mouvement dans le plan (le champ : un objet bouge, un homme marche, une lumière chatoie), mouvement du plan (obtenu par la mobilité de l’appareil; le cadre: panoramique, travelling), mouvement entre les plans (le montage : champ-contrechamp, raccord dans l’axe, par exemple; dans une même scène ou d’une scène à l’autre). Ces mouvements, composés ensemble, constituent le rythme du film (succession des plans, durée de chaque plan, décalage image/son, et ainsi de suite), par lequel celui-ci accède de Vintérieur à son sens « comme le sens du geste est immédiatement lisible dans le geste »2.

Les deux premiers - effectifs au moment de l’enregistrement (du moins dans le cinéma traditionnel : le numérique a quelque peu changé la donne) : tel acteur s’est déplacé, la caméra a pivoté - n’existent plus stricto sensu dès que la scène est imprimée sur la pellicule : ils ne seront plus, a parte post, qu’au titre de mouvements perçus par un observateur, puisque un film n’est fait que de photogrammes qui, pris un par un, partes extra partes, sont statiques. Comme le fait remarquer sèchement Anthony McCall : « Le secret des images mobiles {moving pictures), c’est qu’il n’y a pas d’images mobiles.»3 Pourtant, rien de tel ne se remarque à la vision d’un film ordi

1. À ces mouvements, il conviendrait également d’ajouter des mouvements « audio » : dialogues, musique d’accompagnement, etc. Dans ce texte, nous nous attacherons, comme Lyotard, principalement à l’image vue.

2. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 73.3. Anthony McCall, «Line Describing a Cone and Related Films», October, n° 103,

hiver 2003, p. 50.

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naire. C’est que le spectateur va introduire de la continuité là où il n’y a que ruptures et fixités. Ainsi que le fait remarquer Hugo Münsterberg en 1916 dans The Photoplay: A Psychologycal Study : « Le mouvement au cinéma semble réel, mais il n’est qu’une création mentale. » Que se passe-t-il exactement ? En fait, le problème est double : comment éviter que soient perçus les noirs entre les images ? comment éviter que soit perçu le scintillement entre une image et un noir? La réponse, elle aussi, se fera en deux temps : la perception continue du mouvement est possible à la fois par le nombre de photogrammes enregistrés présents par seconde dans une image de film (16 - voire 18 - images/seconde pendant le muet, 24 images/seconde par la suite) et par le nombre d’ouvertures de l’obturateur et de coupures du flux lumineux au moment de la projection (on « multiplie » ainsi par deux ou trois le temps de présentation d’un photogramme pour que le scintillement devienne trop rapide pour être remarqué). L’effet phi, par lequel des images proches les unes des autres, séparées par des noirs, sont interprétées par le cerveau comme une image unique, fera le reste 1. Le nombre de photogrammes ou d’obturations par seconde de film, s’il a varié au cours de l’histoire du cinéma, est resté à chaque fois compris dans une fourchette moyenne, de telle sorte que la perception du mouvement par l’observateur soit, du point de vue des effets, la plus proche de la conception qu’on se fait de la perception naturelle fluide.

À partir de là, il est alors possible, dans un second temps, de faire varier la vitesse de succession des images de part et d’autre de la vitesse courante. On peut les enregistrer à une cadence moins rapide que celle de la projection - c’est l’accéléré (« tachyscopie », dans le vocabulaire de Jean Epstein) - ou plus rapide - c’est le ralenti (« bradyscopie »), pour faire mieux sentir la durée ou la célérité d’une action (un mouvement plus long/moins long que ce qui serait attendu). Dans le cinéma ordinaire (classique), accélérés et ralentis ne sont au mieux que des moments ponc

1. Contrairement à l’idée encore répandue, la persistance rétinienne ne joue aucun rôle au cinéma, bien au contraire (si tel était le cas, les images immédiate ment voisines se chevaucheraient les unes les autres).

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tuels dans un film et sont limités à certains plans courts (comme le bref plan accéléré au début du pugilat de L’Homme tranquille «accompagnant» l’assaut du personnage à l’écran, ou encore lors de l’avancée des moissonneurs vers la bru de L’Intruse pour mieux marquer leur empressement), à des genres codés (la précipitation du burlesque), à des fins stylistiques spécifiques : comiques (la parodie de la procession catholique lors de la bataille de polochons de Zéro de conduite filmée au ralenti, avec une introduction en montage inversé), lyriques (le meurtre étiré de Woyzeck), fantaisistes lato sensu (le voyage dans le temps signalé par une frénésie de nuages dans La Machine à explorer le temps première version), entre autres exemples. De proche en proche, mouvements du cadre, mouvements des personnages, etc., tous les mouvements présenteront, dans le cinéma traditionnel, le même caractère de neutralité perceptive. Ainsi, s’agis- sant du cadrage, la plupart des films éviteront les mouvements trop brusques (décentrages violents, saccades déconcertantes, caméra fébrile), tout autant que les mouvements trop lents (travellings à peine perceptibles), voire l’absence de mouvement (longs plans fixes sur un objet immobile), auxquels nous ne sommes pas habitués dans la « vitesse moyenne » de notre vie quotidienne, et privilégieront les enchaînements souples. Conclusion : de la « foule (dénombrable néanmoins) d’éléments en mouvement, une foule de mobiles possibles candidats à l’inscription sur la pellicule» 1, ont été «exclus» ou «effacés»2 les mouvements qui auraient emmêlé la perception du spectateur. Une remarque similaire avait déjà été faite en 1963 par Jonas Mekas dans son Ciné-joumal, qui parlait alors des mouve-ments « respectables, BCBG» du cinéma classique.

1.2. Marges

Tous ces mouvements «frondeurs», majoritairement évincés du cinéma de masse, ont été, en revanche, tout particulièrement ciselés par d’autres modes cinématographiques,

1. J.-F. Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 53.2. Ibid., p. 59.

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déréglant - volontairement le plus souvent mais parfois aussi involontairement - les habitus de notre perception subjective ordinaire, détachant le mouvement de la perception d'un mobile identifiable (visible) pour rendre visuel le mouvement pur en soi dans son essence « métrique » (Kubelka), « le changement pur, se suffisant à lui-même, nullement divisé, nullement attaché à une “chose” qui change »x. Trois principalement :

1/ Le cinéma (dit) expérimental. Ce cinéma couvre un champ très vaste, depuis les avant-gardes «rythmiques» des années vingt puis trente - picturales (Hans Richter : Rythmus 21, Fernand Léger et Dudley Murphy : Le Ballet mécanique, Viking Eggeling : Symphonie diagonale), picturo-musicales (Oskar Fischinger : Komposition in Blau2 ; Alexandre Alexeieff : Une nuit sur le mont Chauve3) ou cinématographiques (Henri Chomette : Jeux des reflets et de la vitesse, Epstein : La Glace à trois faces) -, jusqu’à une part essentielle du travail de certains créateurs contemporains comme David Lynch ou Philippe Grandrieux. En passant par Michael Snow (le zoom de trois quarts d’heure de Wavelength), Maya Deren (le déferlement des vagues monté à rebours dans At Land), Chantai Akerman (la succession de plans fixes en faux raccords de Hôtel Monterey), Yoko Ono (le craquement et la consumation d’une allumette distendus sur plus de quatre minutes dans One), Len Lye (le grattage de la pellicule au poinçon dans Free Radicals et Particles in Space), Kubelka (les alternances blanc/noir, bruit blanc/silence de Amulf Rainer), Stan Brakhage (le défilement d’ailes d’insectes et de pétales de fleurs collés sur la pellicule de Mothlight). Le travail sur les vitesses d’images et leur support matériel est, pour tout cinéaste se réclamant de l’expérimental, un passage obligé.

2/ Certains films du cinéma documentaire de type «direct» (Mario Ruspoli) ou «-vérité» (Edgar Morin, Jean Rouch), également appelé, à d’importantes nuances près (observation ou participation, longs plans-séquences ou montage court et rac

1. Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 1998, p. 164.2. Voire sculpturales : Komposition in Blau est fait à partir de pains de pâte à modeler

de différentes couleurs mélangés puis découpés en tranches.3. Obtenu à partir d’épingles plantées dans du caoutchouc à des hauteurs différentes

d’une image à l’autre et produisant des effets de soieries lumineuses.

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cords problématiques, téléobjectif ou grand angle, narration over ou son uniquement direct) : free cinéma, candid eye, « cinéma du comportement », living caméra, « cinéma du vécu ». Ces films - tournés en son synchrone (plus ou moins), par une équipe restreinte, avec une caméra portative (parfois bricolée), sans scénario, parmi les « gens ordinaires », enregistrant ce que Wolf Koenig appelle «la vie telle qu’elle est» - promeuvent, au moins idéologiquement (le réel étant toujours la proie de la façon dont on veut le voir, étant toujours, parce que sélectionné, une interprétation de réel), une esthétique « brute », « du réel », de la prise de vue sur le vif (le direct) et de l’improvisation (la vérité) : mouvements floutés de figures traversant le champ au premier plan, pertes de l’objet filmé puis brusques recadrages, zooms de mise au point, cuts soudains, tremblés, caméra baladeuse à l’épaule, images braconnées filmées précipitamment, à la sauvette, voire à la dérobée (par le truchement du téléobjectif). Pierre Perrault, à propos de Michel Brault : «Sa caméra bouge, avec lui, elle suit, devance, rencontre, salue, s’empresse, s’attarde au rythme de l’homme lui-même, lui permettant de quitter le rôle de témoin distant pour devenir un acteur, présent, impliqué, engagé dans une aventure. »1 Jean Rouch a qualifié cette technique de « pédovision ». Elle s’inspire, ainsi que la dénomination même de « cinéma-vérité », des écrits et des films de Dziga Vertov dans les années vingt.

3/ La myriade de films de famille ou « amateurs » {home movies) dont les auteurs n’ont aucune compétence technique particulière (décentrements, mises au point cavalières, zooms heurtés). Certains réalisateurs, revenant aux premières scènes domestiques des frères Lumière {Le Déjeuner du chat, Le Repas de bébé), en ont fait leur forme expressive de prédilection : ainsi les journaux filmés de Jonas Mekas {Walden, As I Was Moving Ahead, Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty), de David Perlov {Yoman) ou d’Alain Cavalier {Ce répondeur ne prend pas de message, Un étrange voyage). Mekas aime à se définir comme un «filmeur» {filmer), non comme un «cinéaste» {film-maker). D’autres utilisent de vieux films amateurs (des années vingt,

1. Pierre Perrault, Caméramages, Paris, Edilig, 1983, p. 18.

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trente; films de vacances, visites guidées filmées, etc.), avec les aléas subis par la pellicule de l’archive originale, comme matériel de récupération (found footage) pour monter un nouveau film, tel Sueoka Ichiro avec sa série filmique intitulée Re- Interpretation for the Private Films (lch bin der Welt abhanden gekommen ou Sinking Away).

Ces trois catégories peuvent parfaitement, chez certains cinéastes ou, plus ponctuellement, dans certains films, se recouper les unes les autres, et ne sont exposées ici telles quelles qu’à titre didactique. Le journal intime est envisageable comme une forme de documentaire (privé). Trop tôt, trop tard de Daniéle Huillet et Jean-Marie Straub est un documentaire tourné presque exclusivement en panoramiques circulaires. Etienne O’Leary conjugue le diary avec l’expérimental (Going Home : prises de vue image par image, teintage ; Chromo Sud : clignotements, défilement rapide). Harun Faroki monte des images « officielles » avec des images « officieuses » : pour retrouver la chronologie de la chute de Ceaucescu ( Vidéogrammes d’une révolution : reportages en direct/caméra amateur). Quant à Brakhage, il peut entrelacer l’expérimental et le film domestique (Window Water Baby Moving : accouchement de sa femme/travail sur la lumière), et affirmer que tous ses films, y compris ses plus abstraits (terme que, par ailleurs, il récusait), ne sont que des « documents » (sur la perception)1.

Ce n’est donc souvent qu’au bord du cinéma comme institution (selon les procédés de fabrication/exploitation et selon la forme), voire carrément en dehors, que de tels mouvements ont trouvé leur place au centre de l’image.

Des passerelles ont pu ainsi progressivement se profiler, notamment à partir des années quatre-vingt-dix, entre le cinéma et l’art contemporain. Ce sera d’ailleurs à un cinéma comme art contemporain que pensera Lyotard avec l’acinéma. Certains artistes visuels ont, par exemple, travaillé sur des films classiques pour en brouiller les vitesses. Douglas Gordon étirant la projection de La Prisonnière du désert de John Ford

1. Brakhage, cité in William C. Wees, «“Donner la vue au médium” : Stan Brakhage», Trafic, n° 42, été 2002, p. 41.

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sur cinq ans pour l’exposer, dans Five-Year Drive-by. Le projet de longue haleine The Nervous System, de Ken Jacobs, utilise deux projecteurs pour diffuser un même matériel de found footage (voyage en train des années cinquante, extraits de films de Laurel et Hardy, planches de Muybridge, vues des anciens trolleys new-yorkais...) : de légers décalages dans le synchronisme des deux appareils et l’utilisation de filtres spéciaux pro -duisent des effets stéréoscopiques, auxquels viennent s’ajouter boucles courtes de photogrammes, polyptiques, clignotements, montage inversé, etc. Dans Home Stories, la démarche de Matthias Müller est sensiblement différente et consiste à monter un seul mouvement de cinéma à partir de sources filmiques diverses. Il y raccorde ensemble des plans de films hollywoodiens classiques (filmés directement sur poste télévisé), passant sans heurt d’un film à l’autre, d’un corps d’actrice à l’autre, d’un décor à l’autre, d’un éclairage à l’autre, d’un geste à l’autre, d’une étape d’un déplacement à une autre, en jouant sur les clichés (visuels ou scénaristiques), pour faire un film à la fois collage et atlas, et souligner le voyeurisme des stéréotypes sexuels du cinéma hollywoodien.

Le cinéma est devenu désormais «élargi», «instable»1. Symétriquement, certains films récents présentent, sur quelques plans, un travail sur le temps et le mouvement proche de l’installation d’art contemporain. Dans Buffalo ’66 de Vincent Gallo, les deux morts par arme à feu de la fin du film sont chevillées, avec un souci plastique évident : le sang qui jaillit des crânes, figé, ressemble à de la résine modelée, et le mouvement « de la caméra », en fait produit au montage (les prises de vue sont statiques), comme girant autour des corps, veut donner un effet de relief proche de l’appréhension de la sculpture ou du déplacement du visiteur dans une exposition,

1. L’expression * expanded cinéma» vient de l’ouvrage fondateur de Gene Youngblood, Expanded Cinéma, New York, E. P. Dutton & Company, 1970. On croise là l’un des problèmes majeurs de l’historiographie du cinéma. Quand y a-t-il cinéma? Avec le visionnement de vues animées photographiques? Avec la projection dans une salle (kinétoscope et home cinéma sont-ils déjà/encore du cinéma) ? A partir de quel degré d’institutionnalisation ? Le cinéma n’est-il pas ce que l’on appelle « cinéma»? Le cinématographe est-il du cinéma? Etc.

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et qui, en l’état, reprend le procédé dit du « temps mort », utilisé pour la première fois par le photographe Emmanuel Carlier1.

2. LES DEUX ACINÉMAS (EXO-, ENDO-)

L’acinéma couvre-t-il les trois types de cinémas précités? À l’évidence, non. On pourrait se demander d’ailleurs pourquoi le cinéma amateur, par exemple, ne figure pas parmi les candidats à la qualification acinématographique. C’est qu’il y manque la dimension artistique (la volonté). Inversement, tout le cinéma expérimental ne sera pas acinématographique.

L’acinéma, parce qu’il ne sélectionne pas les mouvements consensuels, refuse - c’est le point primordial - la conception figurative-représentative, soit narrative, mimétique et iconique des films2. En un mot, c’est un cinéma à la dérive (au sens lyotardien du terme : à la fois tiré tangentiellement au cinéma dominant et expérimentant, tâtonnant, compulsant). Des deux formes d’acinéma annoncées, la première qui vient immédiatement à l’esprit est celle que nous qualifierons de perceptive : qu’elle soit perception-matière (particulaire) (Hollis Frampton, Paul Sharits, John Whitney) ou perception-forme (géométrique) (Hans Richter, Walter Ruttmann). Il s’agit de l’acinéma le plus radical, faisant de la perception, en deçà de toute forme reconnaissable, dans un flux d’images déferlant, le matériau premier de son expression. Lyotard le nomme, pour sa part, « abstraction lyrique »3. Il

1. Ce procédé, plus connu au cinéma sous le nom de bullet time, consiste à photographier une action à partir d’une multiplicité d’appareils photos disposés tout autour et déclenchés simultanément (ou avec un léger retard), afin de simuler, au montage, un mouvement de caméra (un travelling généralement) qui n’aurait pas été possible en direct, compte tenu de la rapidité du déroulement de ladite action.

2. Figuration et figuratif sont encore entendus, pour l’instant, comme des synonymes de mimétique et de représentatif, sur la base de l’identification précoce de la figura à l’imitation et au simulacre. Voir notamment le début du quatrième chant du De rehtm natura de Lucrèce. La suite montrera, à partir de Lyotard lui- même, qu’on ne saurait en rester là.

3. J.-F. Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 64. Le terme est repris par Lyotard de; la peinture, où il désigne la «seconde» abstraction, essentiellement américaine, apparue suite à l’immigration aux Etats-Unis de plusieurs artistes européens dans les années trente : Action painting (Jackson Pollock, Willem De Kooning), Color field painting (Mark Rothko), tachisme (Hans Hartung)... On

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tion et l’élimination de Y énergie que cet ensemble dépense pour subsister. »1

Le capitalisme, comme toutes les formes de pouvoir impérialiste (pour maîtriser, pour surveiller, pour discipliner), se livre donc à un radical refroidissement (solidification) des intensités et des affects. Mais le capitalisme va plus loin qu’aucun système n’est jamais allé parce qu’il repose sur la transformation (matière -*• produit) et la valeur d’échange (produit -*■ marchandise). Le capitalisme est une «dépression»2: effondrant, dépressurisant, affaissant l’événement en chose, les processus en mots, les sons en notes. Pour le capitalisme, la singularité, l’événement, les minorités, dont l’art fait son objet, ne sont tolérés (par exemple, le multiculturalisme), voire exigés pour que le système se renouvelle et perdure, que si cette singularité devient une nouvelle universalité (nous sommes tous différents) rémunératrice parce que, à un moment donné, « les gens s’ennuient, ils en ont assez de bouffer toujours les mêmes images, les mêmes idées au fast-food culturel, il leur faut du petit live inattendu »3. Le gratuit est rabattu sur la plus-value. Les désaccords sont intégrés parce qu’il y a accord sur les règles des désaccords.

Avec le capital, les «formes figúrales» atypiques de l’art (non iconico-indicielles, non ressemblantes, non rentables) ont été réduites à la portion congrue jusqu’à leur suffocation. Elles ont été muselées par l’industrie culturelle de la société de la consommation de masse (musée, télévision, presse, etc.). L’art, pour préserver ses formes du mieux possible, continuer de les exprimer, n’a, à la longue, pu que devenir un « anti-art» (comment faire des œuvres d’art qui ne soient pas des œuvres d’art?), quitte à s’isoler, à savoir le seul art qui en mérite le nom, qui refuse de faire partie intégrante du capital (de la reproduction, de la répétition), qui y résiste, pour retrouver « la fonction intégratrice de l’art, la possibilité de communiquer en dehors des modes que sont le langage et l’activité pratique»4.

1. J.-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, op. cit., p. 310.2. Ibid., p. 308.3. J.-F. Lyotard, Moralités postmodemes, op. cit., p. 21.4. J.-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, op. cit., p. 233-234.

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L’affaiblissement des intensités accompagnant la normalisation va investir (dans) la représentation mimétique, que le nouvel anti-art s’empressera de désaffecter (ready-made, cubisme, abstraction, minimalisme, etc.). À partir du moment où les intensités sont refroidies, elles vont devenir la proie de la parole qui en fera des objets d’énoncés, et qui plus est d’énoncés généraux (conceptuels) refoulant les différences. La parole (le logos) va muter les intensités en intentions. Et « quand les intensités deviennent intentions, on entre dans la représentation »1 : on quitte l’image imageante (toujours événementielle, c’est-à-dire faisant la différence) pour l’image imagée (qui rappelle, qui bisse, qui convient). Le règne des formes (froides et polies) : pour les figures et les concepts (ieidos, idea).

La coagulation normative des intensités par le capital a pour conséquence de chavirer ces intensités en énoncés, les affects en représentations, les événements en significations, l’avènement pur en analogie (mot/image/chose), les énergies en informations, les signes « tenseurs » en signes référentiels et conceptuels (qui valent pour une absence), la bande libidinale en volume (théâtrique), là où le sens est violation, différence, délit. L’intensité en tant que telle est proprement irreprésentable. N’est intensive que l’image qui n’est pas image d’un événement, mais image comme événement. La mimèsis (qu’elle soit servile ou idéale, scimmia délia natura ou originata nella natura, supera l’origine, peu importe2), travaillant à l’unité identificatoire de la représentation, n’est rien d’autre qu’un (pré-)avatar du Kapital : la figuration consiste à amasser/faire travailler la chose dans l’image, à amener la chose à produire une plus-value sous forme d’image (image = chose + image).

1. Ibid., p. 316.2. Sur la notion d’imitation, voir Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis, Paris, Macula,

1991, p. 21-37.

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de la figuration et de la narration, du visible et du lisible (du discursif), de l’écriture, sous la désignation unique de «pulsionnel », terme qu’il emprunte à la psychanalyse freudienne et qui est au centre de sa première pensée esthétique, notamment de Discours, Figure. Pour Freud, la pulsion (Trieb, du verbe trei- ben : entraîner, mener, mettre en mouvement) est une « poussée » (Drang) visant à rétablir un état antérieur (plus agréable) de la vie psychique On pourrait également y déceler - malgré tout ce qui l’oppose à Lyotard - un souvenir du Jacques Lacan des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, même si pour ce dernier « la pulsion n’est pas la poussée ». Lacan comparait déjà, en effet, la pulsion à un montage, qui plus est un montage fort semblable à ce qui sera le montage des films acinématographiques : «Je dirai que s’il y a quelque chose à quoi ressemble la pulsion, c’est à un montage. [...] Le montage de la pulsion est un montage qui, d’abord, se présente comme n’ayant ni queue ni tête - au sens où l’on parle de montage dans un collage surréaliste»; toute pulsion se caractérise par «le saut, sans transition, des images les plus hétérogènes les unes aux autres »1.

L’acinéma expérimental est pulsionnel, dans une acception néanmoins plus originairement freudienne, en ce qu’il est mouvement primitif, désorganisé, embrouillé, en deçà de la disjonction sujet/objet, mot/chose, et qu’il entend se situer « avant » la régularisation des puissances désirantes par la conscience, le langage et la société.

4.1. Merleau-Ponty

On sait ce que l’esthétique de Lyotard doit à la philosophie de Merleau-Ponty. Pour ce qui nous concerne, on constatera que, cinématographiquement parlant, cela l’a conduit à diverger notoirement de la position d’André Bazin, lui-même marqué, comme de nombreux jeunes intellectuels de sa génération, par La Phénoménologie de la perception. Là où Bazin a

1. Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1990, p. 190-191.

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mis l’accent sur le « retour aux choses mêmes », voyant dans le cinéma «l’art de la réalité»; dans son mode de production photographique (et achéïropoiète), « l’identité ontologique du modèle et du portrait »1 ; dans le montage, « le simple respect photographique de l’unité de l’image»2 (interdisant le montage quand le sens de l’événement filmé dépend de plusieurs facteurs concomitants dans le réel toujours ambigu, ne l’acceptant sous certaines conditions que sous sa forme la plus dis -crète) ; dans le film, ce qui devait donner à voir des faits représentés et non se donner à voir en tant que film (l’image ne doit rien ajouter à la réalité, les processus imageants sont gar- rotés au bénéfice de la réalité), Lyotard, quant à lui, a pris avec l’acinéma une voie globalement opposée (mais il y a, par exemple, peu de montage dans les films de l’immobilisation). Cette voie, c’est celle qui vient plutôt principalement des travaux inachevés de Merleau-Ponty, que sa mort a laissés en chantier (Le Visible et l’invisible et les Notes de travail), ou de réflexions qui se présentent ponctuellement ici ou là (quelques notes de cours pour le Collège de France, plusieurs chapitres de L’Œil et l’Esprit, la préface de Signes). C’est la voie de l’invisible, non pas comme antithèse duale du visible, mais (dans un dialogue accru avec le Heidegger de «L’origine de l’œuvre d’art » et du dévoilement de la vérité par l’art comme ouverture de l’œuvre à l’être de l’étant), comme sa « doublure » inhérente, que le visible « rend présent comme une certaine absence »3.

Dans L’Œil et l’Esprit, la peinture est envisagée moins comme pouvoir mimétique (habileté technique) que comme puissance métaphysique de visualisation, en ce qu’elle rompt le contrat « physico-optique » pour envisager les figures comme « des nervures, des axes d’un système d’activité et de passivité chamelles »4. Cézanne ne peint pas la montagne Sainte-Victoire

1. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma?, «Ontologie de l’image photographique» (1945), Paris, Le Cerf, 1975, p. 10. «L’image peut être floue, déformée, décolorée, sans valeur documentaire, elle procède par sa genèse [automatique et déterministe] de l’ontologie du modèle; elle est le modèle» (p. 14).

2. Ibid., «Montage interdit» (1953), p. 55.3. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 2006, p. 57.

4. Ibid., p. 52.

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comme une chose toute faite (Klee parlerait de natura naturata) mais comme point de convergence d’un réseau de forces géologiques par lesquelles elle (se) fait montagne sous nos yeux (;natura naturans). On ne voit pas un tableau : on voit « selon ou avec lui » 1. Autrement dit : la peinture nous donne accès à un « visible à la deuxième puissance » (c’est l’image, à la fois faisant apparaître le monde et contenue dans lui). Le peintre, en recourant à ce qui d’ordinaire n’est pas vu, ou plus exactement aperçu (lumière, reflets, ombres, etc.), permet à l’observateur d’aborder à la « pulpe » de l’être, la « tapisserie » du monde, de voir comme depuis l’intérieur des choses mêmes (le chiasme par lequel mon corps et le monde sont constamment entrelacés), dans l’intimité de leur surgissement. Le tableau est cet objet paradoxal où, comme le dira Lyotard, « se montre l’engendre- ment des objets » 2. Il n’y a que pour nous que les choses (comme spectacle) sont constituées ; en elles, elles se constituent toujours. Aussi, ce que vise le regard du peintre, qui peint avec son corps, c’est fondamentalement « la genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps », c’est « assister du dedans à la fission de l’être au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi»3. Expérience pré-objective et antéprédicative du monde, par laquelle nous entrons en « contact muet avec les choses, quand elles ne sont pas encore des choses dites»4, bus par elles, pour reprendre une image sartrienne, comme l’eau par un buvard.

Lyotard, donc, en partira. C’est d’ailleurs à Merleau-Ponty que l’on doit le néologisme de «figurai». Voici ce qu’on peut lire dans une note de travail de 1960 pour la préparation du Visible et l’invisible : «Tout visible 1) comporte un fond qui n’est pas visible au sens de la figure, 2) même en ce qu’il a de figurai ou de figuratif, n’est pas un quale objectif, un en Soi survolé, mais glisse sous le regard ou est balayé par le regard, naît en silence sous le regard. »5 Le mot, chez Merleau-Ponty,

1. Ibid., p. 17.2. J.-F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 28.3. M. Merleau-Ponty, L’Œil et ¡’Esprit, op. cit., p. 22, p. 57.4. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1979, p. 61.

5. Ibid., p. 300.

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ne doit pas pour autant être trop chargé d’intentions : il apparaît dans un aide-mémoire à usage personnel, il n’est pas encore complètement dissocié du figuratif. S’y fait jour surtout l’intuition d’une pensée en acte, qui cherche et se cherche, et n’entend pas se satisfaire de l’opposition factice entre la peinture figurative et la peinture non figurative (abstraite)1. La percée du figurai se manifeste d’abord dans une écriture qui tente de dire ce qui est vécu comme une rupture dans la confiance tranquille accordée au visible, ce qui est soudainement ressenti comme une inquiétude devant les images.

Lyotard fera, néanmoins, à la phénoménologie de Merleau- Ponty un reproche de conséquence : celui de n’avoir jamais remis en question la thèse du corps propre comme entente originaire, en deçà de la conscience, par le truchement du chiasme, entre l’extériorité sensible et l’intériorité « sentante »2. Or, il est patent que nous ne sommes pas toujours en harmonie avec le monde. « Il n’est pas vrai que nous soyons toujours au monde comme dans un bain de perceptions et de sens. [...] Le monde aussi est susceptible d’événements. Il y a des lapsus du monde, des émergences de zones non baignantes, des crises de “transcendance” sans répondant. [...] Ce monde de la présentation, quand bien même on aura cru l’ancrer dans le corps supposé propre et ainsi le soustraire à la néantisation du discours et le rendre à une présence indéniable, à une foi originaire, ce monde n’est pas exempt des risques de l’“insignifiance”, il l’est peut-être moins, il l’est surtout autrement. » 3 La phénoménologie merleau-pontienne ne prend pas suffisamment en compte les événements. L’événement est toujours un dérèglement. Notre perception est parfois offerte à la différence, désemparée devant l’écart, braquée par la fissure, trouée par la vrille.

1. Voir également au même moment les travaux d’Henri Maldiney, repris notamment dans Regard Parole Espace, Lausanne, L’Age d’Homme, 1978, en particulier le texte de 1953 intitulé «Le faux dilemme de la peinture : Abstraction ou Réalité ».

2. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit toujours garantie. Il s’agirait plutôt d’une sorte de pacte continué qui, seul, peut actualiser cette entente à chaque instant. Voir Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux (1951-1961), Lagrasse, Verdier, 2001, p. 40-41.

3. J.-F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 136.

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C’est précisément dans de tels moments que le monde, à l’opposé des perceptions conformes et conformistes, toujours déjà perçues, toujours déjà venues et convenues, se rend le plus sensible. La limite de la phénoménologie, c’est qu’elle pense encore l’événement dans l’entrelacs de notre corps propre et du monde : autrement dit, l’événement est toujours « intégré en monde (ou en histoire, etc.) »’, et reste un objet de savoir. La phénoménologie de Merleau-Ponty est, certes, une philosophie de la chair, mais de « la chair savante » 2. Devant de tels événements bouleversants, le corps en fait ne comprend pas plus que ne peut le faire le langage.

4.2. Freud

C’est pour penser ce dérèglement que Lyotard va donc avoir recours à Freud. Ce qu’apportera la psychanalyse freudienne (qui rencontre, elle aussi, avec l’inconscient les limites de notre conscience rationnelle et verbale), c’est le désir, qui est, depuis Husserl, la pièce manquante de l’édifice phénoménologique. Qu’est-ce que le désir, sinon cette fente où le corps (exproprié) et le monde (recalé) ne s’accordent plus ? L’art fera accueil de ce désir, évincé par la pensée rationnelle qui ne peut le « récupérer », le soumettre, le rendre docile (sinon à le désin- tensifier). Il devra donc être appréhendé dans le lieu même de son refoulement (dans l’inconscient), par quoi, plus loin que ne vont le langage ou le corps, le désir correspond à ce qui se voit pour la première fois vraiment interdit de reconnaissance et de compréhension.

L’origine d’une esthétique pensée à partir des « processus primaires » (non linguistiques et non représentatifs), opposant Y expression (rythmique) à la signification (codée), l’affect au concept, l’événement visuel au mot abstrait, l’invisible au visible (et au lisible), l’absentement incommensurable à la présence meublée, remonte aux années soixante pendant lesquelles Lyotard rédige son premier ouvrage majeur, Discours,

1. Ibid., p. 21.2. Ibid., p. 22.

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Figure, paru en 1971. En réaction à l’absolutisme du logos et des structures (qui triomphent à l’époque avec la sémiologie et le structuralisme), Lyotard va trouver chez Freud, en le combinant au legs merleau-pontien, de quoi lutter contre la négation de ce qui au sein(g) de la perception, intraitable, ne peut être que maraudé, qui entre avec la parole en différend.

Dans ce livre, c’est d’abord le rêve, violation de la parole, dont la théorie freudienne est exposée en 1899 dans la Traumdeutung, qui sert de soutènement à la réflexion esthétique lyotardienne pour penser le vandalisme de la figure en ce qu’elle a de frontalier au discours, du sensible en ce qu’il a de non réductible au textuel. «L’intuition centrale de cette esthétique est que le tableau, au même titre que la “scène” onirique, représente un objet, une situation absents, qu’il ouvre un espace scénique dans lequel, à défaut des choses mêmes, leurs repré-sentants du moins peuvent être donnés à voir, et qu’il a la capacité d’accueillir et de loger les produits du désir s’accomplissant. » 1 Lyotard s’appuie expressément pour rendre compte de l’événement disruptif d’image sur la distinction freudienne entre représentation (Vorstellung) et présentation (Darstellung). Que se passe-t-il dans le rêve ? En quoi consiste le travail du rêve, et spécifiquement, parmi ses différentes modalités, de la Rückischt auf Darstellbarkeit, « la prise en compte de la fïgurabilité » ? Il consiste à produire de la Darstellung, à savoir à rendre présentables, sous forme d’images figuratives et narratives (le rêve offre un scénario suscitant l’intérêt), un certain nombre de pensées et de désirs refoulés par la conscience et qui ne trouvent pas de satisfaction à l’état diurne. La présentation est d’abord une présentabilité. Cette Darstellung, cette figuration, est donc tout autant, par une activité de transformation (un-formen), une défiguration (Enstellung), celle précisément qui viendra alimenter chez Lyotard la notion, d’origine merleau- pontienne, de figurai. Les images du rêve présentent «autre chose » que ce qu’elles représentent en apparence : le refoulement élabore de la figuration symbolique. Les pensées transformées en images ne sont pas les images des pensées. La

1. J.-F. Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 73.

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représentation figurative (Darstellbarkeit) des images du rêve (qui ne sont pas linéairement iconico-indicielles) fait voler en éclats les mécanismes de la figuration représentative, leur logique, leur temporalité.

Le travail du rêve ouvre à l’expérience d’un « autre espace » (irrationnel et a-chronologique) que la représentation (consciente), qui sera également celle de l’œuvre d’art. « L’effet esthétique tend à s’identifier à l’effet de narcose. »1 L’artiste, à l’instar du névrosé, s’est retiré de la réalité dans l’imaginaire mais, à sa différence, il est capable de faire le chemin dans le sens inverse et de concevoir des formes plus transmissibles. La transgression transformatrice de la figure, par laquelle l’image s’ouvre à «la réalisation de la déréalité qu’est le fantasme»2, exprime et désigne l’événement alogique et a-discursif du désir dans l’image. Le désir est ce qui investit la figure de façon à y engouffrer l’embrasure de l’irreprésentable puisque le désir «contient en soi l’absence de l’objet»3, et plus généralement, ajouterons-nous, l’absence d’objet. La puissance du désir consiste justement à extérioriser la force transgressive qu’il est par nature et qui déborde toute configuration rationnelle : dès lors le désir ne se recueille pas identificatoirement dans une image ; il la traverse férocement et, la traversant, la brouille, la tord, la violente.

Mais le rêve suffit-il à rester dans l’événementiel ? Le fantasme ne permet pas de sortir complètement de la répétition (qui explique la formation du symptôme). Il est constamment menacé de s’effondrer en représentation, en écriture, c’est-à- dire en processus secondaires. Dans Discours, Figure, Lyotard enrayera le « retour du pensable » par le recours à la pulsion de mort. Le pulsionnel va permettre de rompre avec cette répétition (qui est, par ailleurs, le mode de fonctionnement du capital). La satisfaction (imaginaire ou symbolique) vient, par la répéti -tion, juguler la puissance dynamique et transgressive des pulsions, en les stoppant, en les contraignant à faire du surplace,

1. Ibid., p. 74.2. ld.3. J.-F. Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 273.

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comme un disque rayé fait revenir le bras de l’électrophone toujours sur le même sillon. La terminologie pulsionnelle, le passage d’un désir-fantasme (encore spectacle chosique, mise en scène : « autre scène », dit expressément Freud, die andere Schauplatz) à un désir-force, va apporter à l’esthétique lyotar- dienne un caractère énergétique et offensif plus marqué. Le figurai sera le mode d’expression même du désir dans l’image faisant sens par distinction en éclatant les structures et les codes de la figuration et de la storia. Il viendra déchirer, taillader, éventrer le voile figuratif comme un éclair, comme une faille pour présenter le « ça arrive » (quoà!), extravagant pour l’œil habitué aux choses (il se passe quelque chose dans cette image qui n’est pas la simple reproduction de ce qui se passe devant l’image), plus que représenter donc ce qui arrive, un quid (provenu figurativement et mimétiquement à partir d’un modèle extérieur).

Etre artiste, ce n’est pas exprimer ses fantasmes, leur laisser libre cours, mais travailler dans le fantasme contre le fantasme. L’art n’est pas une fantasmagorie ; l’œuvre d’art n’est pas un symptôme. Le fantasme ne suffit pas pour faire art. Là où le fantasme fixe, la pulsion fait que l’espace de l’œuvre est toujours un espace flottant (trait aussi, consécutif, des phrases sur l’art...), «espace du dessaisissement, qui est celui où circule l’énergie à l’état libre dans le processus primaire, [et qui] ne se laisse pas refermer, refouler par les liaisons d’ordre secondaire (langagières et réalistes)»1. L’artiste accepte que «l’unité soit absente », que « l’œuvre [soit] au bord de sa rupture ». Le fan tasme, au contraire, parvient toujours, par la répétition, à une forme d’équilibre. Dans l’art, comme l’écrit François Aubral, « “l’œuvre inaccomplit le désir” dans un choc commotionnel où plaisir et mort rompent et se fracassent »2.

En matière de cinéma, seul l’acinéma est proprement pul sionnel, c’est-à-dire proprement artistique, privilégiant, comme la pulsion freudienne, des « modes primitifs d’expres

1. Ibid., p. 382.2. François Aubral, «Variations figúrales», in François Aubral et Dominique Chateau

(dir.), Figure, figurai, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 240.

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sion et de figuration [qui] remplacent les modes habituels» 1. Et encore : pas la totalité du cinéma expérimental. Seulement les « 2/3 » 2. Quel en serait le dernier tiers ? Lyotard ne le précise pas. Il ne serait pas déraisonnable d’y voir les films d’obédience surréaliste. Ces films (L’Etoile de mer de Man Ray, Le Sang d’un poète de Jean Cocteau, La Souriante Madame Beudet de Dulac, The Cage ou The Petrified Dog de Peterson), par excellence fantasmatiques, sont, en effet, encore fondamentalement narratifs. Ils conservent l’image de l’homme ordinaire au centre de leurs dispositifs sonores et visuels, c’est-à-dire l’image privilégiée, la situation à partir de laquelle il y a histoire. La figure anthropomorphique (source des rêves...) - du réalisateur, d’un « acteur / personnage » - y est, d’ailleurs, omniprésente, et la forme principale de la métamorphose permanente que le montage emprunte (anamorphoses, mutations d’objets, surimpressions, cascade d’images, etc.), suppose une image « référence », c’est-à-dire est pensée comme une histoire (déclinaison : des péripéties, des retournements, des dénoue-ments) 3.

En 1977, Lyotard participe à un ouvrage collectif publié aux Etats-Unis sous la direction de Michel Benamou et Charles Caramello, Performance in Postmodern Culture. Son texte, intitulé « The Unconscious as Mise-en-Scène », présente une analyse de La Région centrale, réalisé par MlCHAEL SNOW entre 1969 et 1971.Le film de Snow, tourné au sommet d’une montagne québécoise et d’une durée de trois heures, est exemplaire d’un acinéma abstrait désanthropomorphisant notre perception par la mise en place d’une « espèce d’œil sans corps, flottant dans l’espace » 4, sans gravité (l’époque est celle de l’intensification du programme spatial améri-

1. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 2003, p. 570.2. J.-F. Lyotard, « Jean-François Lyotard/Entretien », avec Alain Pomarède, art. cit.,

p. 4.3. Le cinéma dominant n’aura d’ailleurs aucun mal à en exploiter isolément pour son

compte les processus d’images et à les intégrer dans le tissu narratif.4. Michael Snow, The Collected Writings of Michael Snow, «The Life and Times of

Michael Snow» (1971), entretien avec Joe Medjuk, Waterloo (Canada), Wilfrid Laurier University Press, 1994, p. 79.

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cain), roulant, torsadant, basculant, et ainsi de suite, rapportant tout volume à un ruban cosmique uniface sans verso (qui n’est pas sans faire songer au cruel étirement dépliant l’épaisseur corporelle en une « immense membrane libidinale » à l’ouverture de Economie libidinale^). Voulant exploiter tous les mouvements possibles d’une caméra autour de son axe, linéaires ou circulaires, Snow a conçu le dispositif suivant, qu’il a qualifié par la suite de «sculpture cinétique » : la caméra sera attachée par une sorte de gond rotatif à une hampe robotique fixée sur le sol et pouvant elle-même pivoter dans toutes les directions. Hampe et caméra peuvent alors bouger indépendamment l’une de l’autre, de telle sorte que les différents mouvements, horizontaux, verticaux, mais aussi circulaires, puissent se combiner les uns aux autres : zigzags, spirales, tournoiements, tores, zooms, etc. Le spectateur ne peut plus alors dire, non pas à quel moment du film on en est, ni où l’on est, mais à quel mouvement du film on se trouve. La vitesse desdits mouvements varie ; ainsi que la mise au point et les directions. Le paysage est composé, d’un côté, d’un site désertique ouvert (avec nuages, vallées, lac), et, de l’autre, d’une arête rocheuse qui, au contraire, barre la vue. Le dispositif permet également d’introduire dans le champ de l’objectif le ciel tout autant que le sol où est plantée la hampe (on voit parfois son ombre). Quant à ce que l’on entend, il s’agit, d’une part, d’une bande électronique préenregistrée et (la plupart du temps) synchronisée en temps réel avec les mouvements du dispositif, et d’autre part, des signaux sonores de la télécommande dirigeant l’appareil à distance.Lyotard pose trois analogies fortes entre les données perceptives produites par le dispositif de La Région centrale et le mécanisme psychique de l’inconscient, et ce tant autant à partir des textes de Freud sur le rêve que de ses études postérieures plus axées sur les pulsions. Il ne s’agit, évidemment, pas de prétendre que la machinerie cinématographique de Snow et la machinerie psychique de Freud seraient analogues, mais il existe, entre le matériel visuel de l’une et le matériel fantasmatique et pulsionnel de l’autre, quelques proximités.//■ Tout d’abord, la dysfïguration. L’arrangement de Snow élimine, par décentrements, affaissements, aplanissements, évacuations, épanchements, en un mot rupture du pacte illusionniste, le cadre de la mise en scène traditionnelle distinguant (et fédérant) trois espaces (de l’image, du spectateur, de la projection mécanique). Les images

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de La Région centrale ne sont plus des points géométriques, des atomes de films, mais des forces (pulsatives) brisant les configurations et exprimant, en une sorte de monadologie cinématographique, la totalité calorique de l’univers. Tout comme leurs équivalents oniriques et fantasmatiques, elles ne se jugent donc plus en termes de reconnaissance signalétique : « Elles créent leur propre référence, et leur objet n’est pas identifiable ; elles créent leur propre destinataire, un corps déconcerté, invité à étendre outre mesure ses capacités sensorielles. »1

2/ Ensuite, l’incompossibilité des mouvements. Les différentes zones de l’espace, et les mouvements qui les découvrent, sont rapportés à une unique «région centrale » : l’appareil. Le film seul, par l’intermédiaire de son foyer, rend coalescentes des données qui, dans le réel, ne sont pas congruentes. Mais il ne peut le faire que par rapport à un centre qui n’est lui-même qu’un «labyrinthe»2 et n’est composé que de la multiplicité événementielle, et instable, des jonctions, toujours différentialisées par les mouvements de la hampe et de la caméra, qui en émanent, y achoppent et y bifurquent. Ce balayage visuel poly-directionnel est comparable à l’éruption pulsionnelle à partir de l’inconscient, « région centrale » de la vie psychique 3.3! Enfin, le dyschronisme. Le temps de La Région centrale n ’est pas narratif ni linéaire. Il est constitué de différentes durées agglomérées, comme par un effet de condensation temporelle, dans le vortex du dispositif - astronomique, géologique, technologique, météorologique - permettant au spectateur d’introduire ponctuellement des « multi-temporalités » « racontant une histoire à propos d’horizons ou de forêts, ou de la substance de la terre, ou les nuages dans le ciel, etc. »4, comme il existe une micro-narrativité régionale des rêves.

1. J.-F. Lyotard, «The Unconscious as Mise-en-Scène», art. cit., p. 96.2. Ibid., p. 97.3. Le spectateur pourtant conscient réintroduit-il un centre unitaire et fixe dans cette

perception ? Ce n’est pas évident : il n’y a aucune trace humaine dans le paysage choisi, pas d’œil humain derrière le viseur de la caméra, etc., tant et si bien que la position anthropocentrique rassurante du spectateur est amenée progressivement à se diluer. Où pourrait se situer un corps humain dans le monde de La Région centrale ?

4. J.-F. Lyotard, « The Unconscious as Mise-en-Scène », art. cit., p. 97.

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5. DISPOSITIF ET PARODIE

La connexion opérée entre esthétique (représentative) et capital fait de «L’acinéma» un texte militant, dans lequel Lyotard ajoute sa pierre à l’histoire du cinéma pensé comme acte révolutionnaire (d’agitation, d’activisme, de sédition), depuis les cinéastes soviétiques jusqu’aux situationnistes, et sur lequel il serait beaucoup trop long de dire quoi que ce soit ici. Le cinéma, divertissement de masse, est ce « lien de contact avec le prolétariat » ', par où on peut, en touchant un maximum de gens, « retourner l’attention du spectateur, en renversant l’espace représentatif, l’obliger à inaccomplir son désir». Ce que Lyotard appelle en 1979, dans la mesure où toute perception est toujours sociale et culturelle, « désoccidentaliser » le regard2.

5.1. Un débat contemporain

En 1973, Lyotard ne pouvait ignorer l’article publié par Jean-Louis Baudry trois ans auparavant dans la revue Cinéthique, « Effets idéologiques de l’appareil de base ». Quoiqu’il s’éloigne par ailleurs sensiblement des thèses bau- dryennes - le cinéma de l’immobilisation provoque un comportement mobile chez le spectateur qui ne paraît guère

1. J.-F. Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, op. cit., p. 238.2. J.-F. Lyotard, «Jean-François Lyotard/Entretien », avec Alain Pomarède, art. cit.,

p. 6. Cet objectif social et politique, qui est également celui de Économie libidinale et vers lequel de nombreuses phrases de «L’acinéma» font signe par le choix de leur vocabulaire, pourrait expliquer la rareté, dans le texte, des références à des cinéastes - quelques noms sont cités, Eggeling ou Richter, ici ou là -, le manifeste déficit en titres de films acinématographiques et surtout, plus étonnant, en analyses de film un tant soit peu élaborées. Le film le plus longuement discuté, et seul discuté à dire vrai, qui plus est pris comme représentatif d’un cinéma aux normes, est Joe, c’est aussi l’Amérique, film tout à fait inofifensif d’un cinéaste de troisième ordre, John G. Avildsen, futur réalisateur de Rocky et des trois Karaté Kid. « L’acinéma » apparaît de fait assez souvent à la plupart des lecteurs comme un texte dans lequel il est fortement question de cinéma pulsionnel, mais assez peu de cinéma pulsionnel, et encore moins de films pulsionnels...

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Dans la première moitié des années soixante-dix, le cinéaste/installateur ANTHONY MCCALL a réalisé des «films » dans lesquels l’originalité esthétique (sensible) n’est pas dissociable d’une telle parodie des processus sociaux consensuels. McCall a appelé ses films « solid light films ». Le premier, Line Describing a Cone, est également le plus célèbre et plante l’originalité du dispositif mccallien. A partir d’un matériel sommaire, dont un stylo et un compas, on dessine avec de la gouache blanche une forme géométrique élémentaire sur une feuille de papier noir - un cercle, dessiné image par image, complet seulement après vingt minutes de projection. Mais ce terminus ad quem encore figuratif n’est pas ce qui intéresse McCall: ses films ne sont pas destinés à être projetés dans une salle de cinéma sur un écran (le cercle se forme sur un mur) devant lequel seraient assis des spectateurs, mais dans une pièce plane parmi des visiteurs mobiles, sans séparation cabine!salle. Un fumigène (selon l’endroit: fumée de cigarettes ou machine à fumée) est alors diffusé qui fera apercevoir aux spectateurs, évoluant entre le projecteur et le mur, la lumière sortant du projecteur, devenue plus «épaisse», c’est-à-dire le cône évolutif de lumière dont le sommet est l’objectif du projecteur et la base le cercle sur le mur.McCall, attirant notre attention non pas sur une image toujours déjà formée mais sur la formation d’une image, ne peut pas être qualifié rigoureusement de « cinéaste », puisqu’il fait de la projection l’événement cinématographique, c’est-à-dire se situe en deçà du point émetteur « transcendantal » à partir duquel l’expérience cinématographique traditionnelle est possible, en même temps qu’il a anticipé sur la migration du cinéma dans les galeries et les musées (qui allait caractériser la décennie suivante). Son geste est double: H perceptif (par le déplacement anti-illusionniste du cinéma vers la sculpture1 et, afférent, l’abandon « minimaliste » de la figuration optique perspectiviste des images usuelles du cinéma) ; 2/ « culturel » : le spectateur participant - évoluant dans la texture diaphane du cône - est amené à introduire de la narratio?i (des interruptions du faisceau, par exemple), à comprendre qu’il est toujours une fic-

1. Anthony McCall, « 1000 Words : Anthony McCall Talks About His “Solid Ligh” Films », Art Forum, été 2004, p. 219. « Sculpture filmiques » (George Baker) ou «films sculpturaux» (Benjamin Buchloch)... McCall avait débuté en réalisant des «performances sculpturales» pyrotechniques.

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lion, à prendre conscience du dispositif (couramment oublié), à tourner le dos à «l’écran » et à faire face au projecteur pour voir la manipulation devenue objet de l’expérience esthétique: l’art n’est plus que le process art. Line Describing a Cone est le premier film à exister dans l’espace tridimensionnel: il est «réel» (real), et non «référentiel» (referential) l, et il n’existe qu’au moment de sa projection effective. Le travail de McCall propose, en grande partie parce qu’il franchit un pas dont on a vu que Lyotard ne le franchissait pas, l’éviction du cérémonial traditionnel de la projection assise2

—une «dé-hiérarchisation », un «dérangement», de l’expérience filmique (il n’y a pas de place privilégiée), dans laquelle les spectateurs doivent négocier avec les autres pour pouvoir voir la forme lumineuse. Le caractère « social » de la perception apparaît ainsi clairement: elle résulte de l’interaction contractuelle de mon corps avec d’autres corps.

6. CONCLUSION SUR L’ACINÉMA.MARCHAND/MARCHEUR

Dans la revue Art Présent, Lyotard qualifie d’un mot la caractéristique principale de l’acinéma: c’est un cinéma «boi teux»3. La vitalité de l’acinéma (incontrôlable, expansive, cavalière, polissonne) remue toujours « m a l » en regard des nomenclatures, de ce qui « marche bien », de ce qui est « en marche », de ce qui roule, sans accident, sans surprise : sans événement. L’énergie, quand elle n’est pas canalisée, donc frelatée, ne se tient pas aux pas réglés. La marche du métèque jouit du risque, de l’incertitude qu’il y a dans la marche, pensée moins comme avancée linéaire (et anonyme, lancée une fois pour toutes), que vécue comme déséquilibre individuel à chaque fois rattrapé de justesse, comme progression par chutes successives pondérées, d’instant en instant, par un autre effondre

1. McCall, « Line Describing a Cone and Related Films », art. cit., p. 42.2. Il ira encore plus loin avec Long Film for Ambient Light, une installation pour

chambre préparée et lumière naturelle, se passant donc de la pellicule et du projecteur.

3. J.-F. Lyotard, « Jean-François Lyotard/Entretien », avec Alain Pomarède, art. cit., p. 4.

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ment symétrique (retenant), à son tour compensé vers l’avant, etc., l’ensemble de ces désarticulations stabilisées assurant in extremis le déplacement n’ayant plus besoin d’aucune méthode pour savoir comment mettre un pied devant l’autre. Seule la claudication, refusant les mouvements uniformes et officiels, sied à l’insoumission du métèque - philosophe ou cinéaste. Ne peut que boitiller celui pour qui le sol, l’appartenance à un sol pose problème, est jonchée d’embûches, de saillies déstabilisantes, de trous menaçants. Au contraire, il faut se méfier de celui pour qui - cinéma ou philosophie - le mouvement va de soi : ce mouvement-là n’est qu’un mouvement nivelé, arasé. C’est la marche tranquille du penseur absolu sur les sentiers plats de l’abstraction. C’est le mouvement du Kinéma, attaché sans péril, à un mobile représenté, c’est-à-dire déjà mobile à l'extérieur de l’image filmique, et acceptable parce que déjà testé (et reconnaissable par le spectateur, donc rentable) : les raccords ponctuant les entrées/sorties des personnages ou leurs dialogues (les mouvements de leur bouche), les travellings qui les accompagnent, etc. L’acinéma (marcheur : il porte ce qui cherche) fait sien ce qui au cinéma traditionnel (marchand : il cherche ce qui rapporte) fait horreur : la peur de trébucher, le faux «pas » - enjambée ou interdit - qu’il y a, par exemple, dans le faux raccord. L’acinéma est, stricto sensu, un cinéma scandaleux. Le bancal est sa vertu. Il ne s’oppose pas au Kinéma en le critiquant, mais, depuis son « puits » cryptique, en le « mettant en boîte ». La mise en boîte du Kinéma, l’enregistrement - dans la boîte - comme production d’un objet consommable, ne peut être à son tour mise en boîte - contrariée, moquée - que par un cinéma éclopé, un cinéma pour lequel boiter est de mise.

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LE CINÉMA

Notre proposition, dans ce livre, est que la philosophie de Lyotard est beaucoup plus passionnante et riche pour penser le cinéma qu’on pourrait le croire de prime abord avec l’acinéma (laissant apparemment sur le carreau de l’art cinématographique l’essentiel des images filmées sous le nom de cinéma). «L’acinéma» est incontestablement un texte marqué par une époque. Il est facile, à partir de là, de le réduire à la caricature : pages d’un homme qui, comme philosophe, se piquerait un peu de tout, mais qui, en matière de cinéma, ferait montre d’une ignorance certaine.

Il faut, à notre avis, lire cet article tout à fait autrement qu’on ne le fait depuis trente-cinq ans et réformer entièrement, en s’appuyant sur sa lettre, le sens (erroné) qu’on lui fait porter depuis autant de temps, réviser les fausses attaques qu’on lance généralement contre lui. Cette autre lecture s’appuie sur l’un des acquis majeurs de la partie précédente, et qui semble pourtant aller à rencontre de ce dont cette partie avait initialement fait son objet, le cinéma expérimental (mais qui n’avait jamais été ce que nous en aurions pu croire d’abord à tort) : s’il y a an en régime cinématographique, il ne se situe pas en extériorité avec la figuration, mais en tenant compte du travail figuratif de la figuration. Comment cela est-il possible et quelles en sont les modalités ?

L’acinéma - et nous allons voir que Lyotard en a pris conscience expressis verbis -, qu’il soit d’agitation ou d’immobilisation, est beaucoup trop restrictif. Il existe, par exemple, de

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