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Marcel Proust dans « la chambre claire » Marty, Éric, 1955- L'Esprit Créateur, Volume 46, Number 4, Winter 2006, pp. 125-133 (Article) Published by The Johns Hopkins University Press DOI: 10.1353/esp.2007.0009 For additional information about this article Access Provided by Universidad Nacional de Colombia at 09/25/12 3:32AM GMT http://muse.jhu.edu/journals/esp/summary/v046/46.4marty.html

Marcel Proust Dans La Chambre Claire

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Marcel Proust dans « la chambre claire »

Marty, Éric, 1955-

L'Esprit Créateur, Volume 46, Number 4, Winter 2006, pp. 125-133(Article)

Published by The Johns Hopkins University PressDOI: 10.1353/esp.2007.0009

For additional information about this article

Access Provided by Universidad Nacional de Colombia at 09/25/12 3:32AM GMT

http://muse.jhu.edu/journals/esp/summary/v046/46.4marty.html

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Marcel Proust dans « la chambre claire »

Éric Marty

IL Y A UNE OMNIPRÉSENCE DE PROUST dans l’œuvre de Barthes,mais cette omniprésence est bien particulière. Si elle infuse l’écriture enprofondeur, si elle est tapie dans la plupart de ses recoins—les plus

sombres comme les plus éclairés—, elle n’a jamais pris la forme massive etfrontale qu’on aurait pu espérer de la familiarité intime de Barthes avecProust. Cette familiarité qui lui faisait écrire dans Le Plaisir du texte :« Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle »1.

Dans un entretien de 1974, il en précise très clairement les contours enidentifiant La Recherche du temps perdu au texte biblique, référence qu’il fautlire bien entendu à l’intérieur de la généalogie protestante de Roland Barthes :

Proust, c’est un système complet de lecture du monde. Cela veut dire que, si nous admettons tantsoit peu ce système, ne serait-ce que parce qu’il nous séduit, il n’y a pas, dans notre vie quotidienne,d’incident, de rencontre, de trait, de situation, qui n’ait sa référence dans Proust : Proust peut êtrema mémoire, ma culture, mon langage ; je puis à tout instant rappeler Proust, comme le faisait lagrand-mère du narrateur avec Mme de Sévigné. Le plaisir de lire Proust—ou plutôt de le relire—tient donc, le sacré et le respect en moins, d’une consultation biblique2.

L’œuvre de Proust n’aura donc jamais été l’occasion d’une exégèse degrande ampleur. Les textes critiques se limitent à quelques articles trèstimides : « Une idée de recherche » (1971), « Proust et les noms » (1972),« Ça prend » (1979), auxquels on peut ajouter une conférence, « Longtempsje me suis couché de bonne heure » (1978), et une séance de séminaire duCollège de France consacrée aux figures constitutives du discours de Charlus3

(1977) : Barthes n’a consacré ni un livre, ni même un article de fond, ni latotalité d’un cours ou d’une recherche à ce qui s’est pourtant donné à lui sousla forme d’un texte canonique et aimé.

Ce qui frappe d’ailleurs, c’est, outre la date tardive du premier texte con-sacré à La Recherche du temps perdu (1971), le caractère très oblique et par-tiel des sujets traités (l’œuvre n’est jamais prise de face), et aussi l’extrêmediscrétion des supports éditoriaux qui caractérise la publication de cestextes4. Rien qui puisse attester le projet d’une lecture globale de l’œuvre oud’un désir d’en élucider le propos. De simples esquisses donc, des notes ounotules, des commentaires qui restent sans suite.

Il serait aisé de justifier le paradoxe en le renversant en nécessité logique.Ce n’est pas seulement parce qu’on échoue toujours à parler de ce qu’on aime,

© L’Esprit Créateur, Vol. 46, No. 4 (2006), pp. 125–133

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selon la formule qu’il applique à Stendhal dans l’un des derniers textes qu’ilait écrits ; mais on pourrait dire qu’au fond si Proust n’est nulle part, c’estqu’il est partout. Et, en effet, Proust est partout dans cette œuvre. Il est là avantmême que Barthes ne devînt Barthes, dès 1943, dans un article sur les problèmesdu roman paru dans la revue Existences du sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet où il séjourne alors en raison de sa tuberculose5. Et, lorsqu’on suit,année après année, l’index des noms cités des Œuvres complètes, on note uneconstance significative, une très régulière présence de Proust qui atteste quel’intimité réelle revendiquée par Barthes avec son œuvre n’est pas feinte.

Pourtant, il ne faut sans doute pas se satisfaire d’une telle explication.L’absence peut être un signe plus fort, plus profond, plus trouble qu’uneprésence, et, à vrai dire, il y a sans doute plus de matière à s’interroger sur cetteabsence de Proust que, par exemple, sur la présence, tout à fait légitime maissans grande surprise, d’Alain Robbe-Grillet dans les années soixante dans lestextes critiques. N’est-ce pas d’ailleurs à propos de ce dernier que Barthes,cédant à une sorte d’attraction militante pour l’idée de progrès en littérature,définit les expérimentations du Nouveau roman comme dépassement de« l’expérience proustienne », et caractérise Proust comme « une étape » dansl’échelle du Moderne ? Il oppose l’intériorité proustienne à la « blancheur » del’écriture de Robbe-Grillet ou bien voit dans l’écriture faite d’un « seul pointde vue » de ce dernier une rigueur qui va au-delà de l’écriture proustienne elle-même désignée comme celle d’une voix englobant plusieurs consciences6.

À une tout autre époque et d’un tout autre point de vue, Barthes, en 1976,donne un sens très profond, et donc une explication rétrospective, à cettediscrétion critique sur l’œuvre de Proust en justifiant ainsi son relatif silence :« La lecture de Proust, de Blanchot, de Kafka, d’Artaud ne m’a pas donnéenvie d’écrire sur ces auteurs (ni même, j’ajoute comme eux), mais d’écrire7 ».S’il ne faut sans doute pas tout à fait prendre pour argent comptant cettedéclaration concernant Artaud que Barthes n’a guère lu qu’au travers du filtredes lectures d’amis ou d’élèves, le propos est sans aucun doute décisif con-cernant Proust.

Reprenant le vocabulaire structural, on pourrait dire alors que Proust,plutôt que de susciter le métalangage, comme Flaubert, Racine ou Sade, offreà Barthes l’écriture sous sa forme absolue et intransitive : écrire et non« écrire sur ». On comprend alors qu’en effet les lectures de Proust demeurentdes lectures silencieuses dont les fruits sont comme le grain de bléévangélique : destinés à mourir pour mieux renaître sous une autre apparence,une autre identité, une autre forme.

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Il faut, tout de suite, se saisir de cette distinction capitale opérée parBarthes entre Proust et les auteurs objets d’exégèse, pour éclairer ce qui a puparaître une contradiction saillante et jamais véritablement levée dans le struc-turalisme de Barthes : le fait qu’en 1966, au moment même où il est le plusimpliqué dans la démarche structurale, au moment où il guerroie contre Ray-mond Picard et la Sorbonne et critique violemment le recours à la figure de‘l’auteur’ dont il va sous peu proclamer la mort, au moment où il rédige avecson « Introduction à l’analyse structurale des récits » un manuel radicalementopposé à toute prise en compte de la personne de l’écrivain8, il écrit un textetrès important, malgré sa minceur, intitulé, dans une allusion transparente àPlutarque, « Les Vies parallèles », où il fait l’éloge, sans aucune réticence, dela biographie de Proust de George Painter9.

Certes, dans cet article, Barthes ne rend nullement les armes, et il ne litpas cette biographie en contredisant totalement les principes sur lesquels ils’appuie par ailleurs pour mener la polémique contre la vision traditionnelledes liens entre œuvre et auteur. Il renverse en effet très explicitement leschoses en expliquant qu’avec Proust, nous ne retrouvons nullement dansl’œuvre l’influence et les effets d’une vie, mais qu’au contraire c’est l’œuvrede Proust que nous retrouvons dans sa vie : bref, la vie n’est pas l’explica-tion de l’œuvre, c’est l’œuvre qui explique la vie. La prédominance del’écriture est ainsi sauvegardée. Mais, il n’empêche : une brèche estouverte et quelles que soient les justifications paradoxales (ou non) quepropose Barthes, la question de la ‘vie de l’écrivain’, malgré son bannisse-ment méthodologique hors du champ de la théorie, demeure et persiste aumoins fragmentairement, et cela précisément grâce à Proust, grâce peut-être à lui seul.

Proust, donc, à défaut de devenir un ‘objet textuel’ au même titre queFlaubert ou James Bond, laisse ouvert un problème (ou plutôt le laisseentier) : celui de l’existence de l’auteur. Problème que Barthes ne reprendraque quelques années plus tard à partir de son Sade, Fourrier, Loyola, puis plusexplicitement encore avec Le Plaisir du texte où sera proclamé, cette fois-ciau plein jour, le retour amical de l’auteur.

La question biographique, ainsi repensée et réévaluée, sera bien sûrredéployée sur de nombreux plans, notamment avec le Roland Barthes parRoland Barthes, mais, il faut noter que Proust aura donc été le témoin isolé etexceptionnel de la validité de ce thème dans la période antérieure, et, à ce titre,un témoin anticipateur du virage poststructuraliste pris dans les années 70.

C’est ce statut qui, bien sûr, est précieux pour mieux comprendre encorela place d’exception dont Proust jouit jusqu’au bout puisque, à l’occasion de

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son dernier séminaire du Collège de France, jamais donné, de 1980, et quidevait porter sur la question photographique chez Proust, il emploie unenotion tout à fait impertinente aux yeux de la modernité pour caractériser sapropre lecture, celle du ‘marcellisme’ où l’objet n’est donc ni Proust, ni laRecherche, ni l’auteur, ni l’œuvre, mais un sujet plus complexe : Marcel10. Ceséminaire annulé par l’accident dont il est victime et dont il va mourir, est toutà fait passionnant, au moins par les traces que Barthes a laissées et que nousavons tenté de reconstituer dans l’édition de ce dernier cours du Collège deFrance11.

Ce qui intéresse Roland Barthes, comme la notion dilettante de ‘marcel-lisme’ le laissait prévoir, ce n’est pas la théorie photographique ou les énigmesphotographiques de la Recherche du temps perdu (et qui sont nombreuses àcommencer par la photographie d’une pièce de monnaie de l’ordre de Malte,immense au point qu’elle ne peut passer par une porte, que Swann offre à laduchesse de Guermantes), mais le fonds photographique de l’entourage his-torique de Proust. L’iconographie de l’auteur, du Moi social, du Moi familialou amoureux. Les photographies sont d’une grande beauté et les légendes quidevaient servir de support au commentaire que Barthes était censé faire durantla projection des diapositives, laisse deviner l’extrême plaisir, l’intérêt pas-sionné et le regard peut-être même légèrement fétichiste voire amoureux qu’ilportait sur cet ensemble en qui se mêlent le temps perdu et le temps retrouvé.

Choisissant l’ordre alphabétique, de Agostinelli à Amélie Weil, et nefaisant exception que pour Proust lui-même et pour son frère Robert et leursdeux parents qu’il place hors de cet ordre, Barthes se laisse aller sur le papier,en égrenant les photographies, à des réflexions entièrement libres, soumisesaux caprices du plaisir et de la fascination, pour l’exploration des visages ;celui de Julia Bartet, d’Armand de Guiche, de Charles Haas, de GabrielleSchwartz ou de Mme Strauss… Quinze ans après l’article sur Painter, il s’agitd’aller plus loin encore dans le maintien radical de l’importance de la questionbiographique dont Proust est le médium fondateur. L’opposition du texte et del’auteur théorisée dans les années 60 n’apparaît plus alors que pour ce qu’ellefut : une opposition méthodologique, expérimentale, nécessaire au bon accom-plissement d’un certain type de travail sur le texte, sur la langue et l’écriture,sur le signifiant mais n’induisant nullement qu’elle devienne un article de foi,un dogmatisme ou un manichéisme comme ses traductions pédagogiques ouuniversitaires tenteront et réussiront plus ou moins à l’institutionnaliser.

Cette dialectique barthésienne, si souple qu’elle en est presque infinie, siouverte qu’elle parvient au fond à tout inclure dans les mille et un degrés deses cercles et ses spirales, a toujours esquivé, et cela dans un implicite

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extrême, les traductions idéologiques des axiomes de la Modernité. Pour cela,il avait, bien entendu, une sorte de réservoir infini d’alibis et de masques : lalittérature. Et dans la littérature, le grand libérateur, c’était Proust.

On pourrait cependant également lire la relation de Barthes avec Proustsous un autre angle. Un angle moins heureux. Il y a peut-être dans ce statutd’exception de Proust au sein du paradis littéraire de Barthes, la trace ou lamarque symbolique d’une inhibition.

Certes, Barthes n’écrit pas sur Proust parce que Proust serait celui quiinvite et permet tout simplement d’écrire intransitivement. Mais Proust estpeut-être aussi celui qui empêche d’écrire ou en tout cas qui contribue à fairede l’écrivain moderne, ce nouveau Moïse dont une puissance lointaine etmystérieuse a interdit de jouir de la Terre promise de l’œuvre et l’a condamnéà mourir sur la mauvaise rive du Jourdain : telle est on le sait la thèse deBarthes, dès Le Degré zéro de l’écriture qui prophétise l’impossibilité duchef-d’œuvre moderne.

Alors il y a peut-être une place pour une relation plus conflictuelle, moinspositive en tout cas entre Barthes et Proust, dès lors que la malédiction sur lechef-d’œuvre moderne ne va plus entièrement de soi, dès lors que la questiond’écrire un chef-d’œuvre se pose sous un jour un peu différent que celui, aufond assez rassurant, de la pure impossibilité. C’est cette question à laquellepeut nous mener La Chambre claire.

La question de l’œuvre à faire s’est posée de manière particulièrementforte à la toute fin des années 70 pour Barthes. Il n’y avait pas seulement lacertitude que la période d’apparent égotisme entamée avec Le Plaisir du textedevait se clore avec sa dernière étape, Fragments d’un discours amoureux,mais aussi la tentation d’accéder à une autre sphère d’écriture où quelquechose comme la transcendance de l’œuvre plane. Cette tentation n’est pas uncaprice ou une vanité, elle est entièrement liée à l’expérience de la mort oud’une mort, celle de la Mère. Que peut la littérature par rapport à la mort ?Telle sera la question centrale de son cours La Préparation du roman (1978-1980) auquel nous avons fait allusion et qui est donc une longue méditationsur ce que Maurice Blanchot aurait appelé « l’œuvre à venir » et dont LaChambre claire est une première réponse. On dira alors que La Chambreclaire est précisément un texte qui, malgré les apparences, suppose unedémarche anti-proustienne ou plutôt contre-proustienne : non au sens duContre Sainte-Beuve mais au sens du contre Ut, du contre ténor ou du contre-point : soit une réponse formelle et musicale.

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Ce qui caractérise de manière immédiate La Chambre claire par opposi-tion symétrique avec la Recherche, c’est que le livre est construit sur une miseen abyme négative. Alors que chez Proust la mise en abyme est positivepuisque l’œuvre que le narrateur se promet d’écrire à la fin du Temps retrouvéest précisément celle que l’on vient de lire, tout à l’inverse Barthes joue surune dénégation savamment construite. Le titre même La Chambre claire qui,par son amplitude métaphorique pourrait laisser entendre qu’il s’agit d’uneœuvre ambitieuse et délivrée du métalangage critique, est doublement cassé,d’abord littéralement par la vignette représentant la camera lucida sur la cou-verture qui limite le sens du titre à ne désigner qu’un appareil optique plus oumoins précurseur de l’appareil photo mais surtout par le sous-titre « Note surla photographie » qui semble par avance balayer tous les espoirs d’une œuvrequi irait au-delà de l’essai ordinaire. Le dernier chapitre confirme la dénéga-tion : volontairement plat, adoptant la rhétorique dissertative de l’alternative,il désengage le livre de la voie étroite et intense dans laquelle il nous con-duisait : celui d’une sorte de méditation brûlante et pathétique, mi-poétiquemi-philosophique sur la mort, sur le chagrin comme impossibilité du deuil. Laplatitude extrême du ton adopté, les deux possibles ouverts par l’alternativeentre une photo sage et une photo folle comme les Vierges de l’Évangile,l’espèce de mesure purement intellectuelle que Barthes adopte alors sontextrêmement déconcertantes puisqu’elles neutralisent totalement ce qui avaitpu nous paraître comme étant l’essentiel et semblent confirmer en quelquesorte qu’il ne s’agissait bien que d’écrire une « note sur la photographie », unesorte de bilan circonspect et sobre laissant au lecteur le soin de choisir.

À l’intérieur du livre, il y a même une curieuse parenthèse qui explicite-ment indique que le livre que nous sommes en train de lire n’est en rien celuique l’on pouvait espérer : le mémorial de la Mère : « je voulais, selon le vœude Valéry à la mort de sa mère, “écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul”(peut-être l’écrirai-je un jour, afin qu’imprimée, sa mémoire dure au moins letemps de ma propre notoriété) »12.

L’œuvre que l’on croyait posséder nous est ainsi brutalement ôtée desmains et elle est reportée à plus tard. Un plus tard incertain (« peut-être ») etnon durable (« le temps de ma propre notoriété »). C’est l’exact contraire deProust chez qui la mise en abyme positive est gage de gloire et d’éternitéacquise dès à présent. À l’optimisme de la volonté proustienne s’oppose laposture mélancolique du sujet qui ne sait pas qu’il a déjà accompli son désir,qui ne le perçoit avec scepticisme que sous la forme d’un poids à venir.

Bien entendu, la dénégation que nous repérons ici ne doit pas être luenaïvement. C’est réellement une mise en abyme du texte et dont l’aspect

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négatif doit être pondéré voire renversé en son contraire : dire que l’œuvren’est pas là, qu’elle est encore à faire, qu’elle n’aura lieu que dans un futurlointain n’est qu’un mode (inverse à celui de Proust) de l’affirmer au présentdans une sorte de théologie négative de la littérature dont le Moïse duDeutéronome n’est pas le seul modèle mais avec lui, Mallarmé, Kafka, Blanchotet tant d’autres. La mise en abyme négative s’inscrit dans une ‘modernité’ toutautre que celle de Proust encore liée aux grandes cosmogonies du XIXe siècle.

Mais il y a autre chose dans la question que pose cette stratégie complexede mise au jour de l’œuvre si inverse à celle de Proust, et cette autre chose,c’est la photographie précisément. C’est du moins ainsi que l’on peut com-prendre le sens de l’incipit du chapitre 35 : « La Photographie ne remémorepas le passé (rien de proustien dans une photo) »13.

Si ce propos nous arrête, c’est que rien, dans La Chambre claire, nepréparait cette disjonction entre la démarche entreprise par Barthes etl’univers proustien si souvent sollicité par ailleurs. Ainsi l’émotion de Barthesface à la photographie de la « Mère enfant » est-elle identifiée à celle deProust lorsqu’à l’hôtel de Balbec le narrateur est submergé par l’émotion dela réminiscence involontaire de sa grand-mère dont la mort jusque-là n’avaitpas été véritablement vécue et ressentie.

Ce qu’il y a d’anti-proustien dans la photographie, c’est que, selon un para-doxe sur lequel Barthes s’explique longuement, elle n’est pas ‘développable’ :la photographie est plate, elle est littérale, pure émanation du réel, du ‘ça a été’et non métamorphose ou métaphore. En ce sens, si la photographie peut avoirun équivalent littéraire ce pourrait être le haïku, ce bref poème de la traditionjaponaise, qui est un art de la métonymie extrême, du détail, de la pure dénota-tion, et non l’ample et vertigineuse phrase proustienne propice aux vertigesanalogiques. Ce n’est en effet nullement la mémoire qui est en jeu avec laphotographie mais le réel, c’est-à-dire une instance épurée de tout imaginaire.Et c’est sur ce point qu’alors la séparation avec Proust se fait définitive :séparation entre le platonisme barthésien et la perversion proustienne.

L’exemple de la photographie de la grand-mère du narrateur est à ce titreparfaitement révélateur de ce qui en effet exclut Proust de « la chambreclaire » pour le maintenir dans le lieu qu’il s’est choisi définitivement enattente de la chambre de liège : la chambre noire.

Le motif photographique se dit en trois temps chez Proust. L’instantsadique d’abord quand Saint-Loup propose de photographier la grand-mèrede son ami. En se moquant de ce qu’il croit être de la vanité, le narrateurparvient à inscrire sur le visage photographié le stigmate de la souffrance. Lesecond temps est celui de la perversion. On apprend, dans La Fugitive, lors

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d’un des récits d’Aimé que la photographie prise par Saint-Loup fut l’occa-sion d’un scandale pédérastique dont celui-ci était le responsable :

La première année que Monsieur était à Balbec, M. le Marquis s’enferma avec mon liftier, sousprétexte de développer des photographies de Madame la grand’mère de Monsieur. Le petit voulaitse plaindre, nous avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose14.

Le troisième temps (qui est le deuxième dans l’ordre du récit) est celui dela réminiscence et de la culpabilité :

moi qui ne concevais plus de bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouver répandu dans monsouvenir sur les plans de ce visage modelés et inclinés par la tendresse, j’avais mis autrefois unerage insensée à chercher d’en extirper jusqu’aux plus petits plaisirs, tel ce jour où Saint-Loupavait fait la photographie de grand’mère et où, ayant peine à dissimuler à celle-ci la puérilitépresque ridicule de la coquetterie qu’elle mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dansun demi-jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants,qui, je l’avais senti à une contraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte15.

De ce mélodrame en trois moments, la photographie est le fétiche : sup-port dans ces trois instants du rituel pervers où la toute-puissance d’une jouis-sance du mal est autorisée depuis le sadisme, la profanation jusqu’aux larmesd’un remords face à une faute irréversible puisque précisément portée etéternisée par le fétiche photographique.

On dira qu’à l’inverse, Barthes fait tout pour protéger la photographie dela perversion. Celle-ci frappe souvent à la fenêtre de l’image ; par exemplelorsque Barthes convoque à la fin de la première partie du livre, juste avant dedécouvrir l’image de la « Mère enfant », une photographie de jeune hommeau bras étendue de Mapplethorpe ou quand la réflexion sur le punctumpourrait facilement donner lieu à une lecture précisément fétichiste de l’image :le punctum étant le support idéal du fantasme fétichiste.

Tout le travail de Barthes va consister à protéger la Mère du risque de laperversion, édifier un mémorial sans fantasme, sans perturbateur, sans doublemauvais, tel Saint-Loup. Et pour cela, il y a donc un contre-modèle : Proust.Barthes s’est souvent interrogé sur ce qui lui était une énigme : pourquoiProust avait-il dans son œuvre substitué sa grand-mère à sa mère16 ? Pourquoiavait-il opéré cette transposition ? La question, restée sans réponse, étaitprofonde. Comment ne pas y voir une opération où la figure maternelledemeure mais abritée par un corps avec lequel le fils n’a pas de lien de généra-tion ou de procréation directe et qui permet donc une inscription plus aisée,plus souple, moins difficile de cette instance de la Mère dans l’univers duroman pervers ? Cette substitution ouvre surtout à une relation d’où le père est

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naturellement absent. Absent réellement mais aussi symboliquement puisquenous sommes dans l’univers de la mère de la mère.

Rien de tel avec La Chambre claire. Nul besoin de transposer car le travailde Barthes est délibérément inverse à celui de Proust. La « chambre claire »,c’est clairement le refus de Sodome, c’est le maintien du corps maternel horsde Sodome, c’est toute une anabase dont le modèle alors serait Dante et dontProust serait en quelque sorte l’obscur-contre chant.

Université Paris VII

Notes

1. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Œuvres complètes (Paris: Éditions du Seuil, 2002),4:241.

2. Le Figaro, entretien avec Claude Jannoud (27 juillet 1974), in Œuvres complètes, 4:569.3. Cette séance est reproduite dans Comment vivre ensemble, cours et séminaires au Collège

de France (1976-1977), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, sous la directiond’Éric Marty (Paris: Seuil-Imec, 2002), 203-18.

4. Le premier paraît dans Paragone en 1971, le second dans un livre d’hommage à Jakobsonen anglais (il est vrai repris dans Les Nouveaux essais critiques), le troisième dans LeMagazine littéraire.

5. « À propos du numéro spécial de Confluences sur les problèmes du roman », Œuvres com-plètes, 1:52-53.

6. Voir sur ce point « Littérature objective » (1954), « Littérature et méta-langage » (1959) ou« La Littérature, aujourd’hui » (1961) dans Œuvres complètes, tome 2.

7. « Sur la lecture », Œuvres complètes, 4:934.8. Critique et vérité date de 1966, « La Mort de l’auteur » dans sa première version date de

1967, « Introduction à l’analyse structurale des récits » de 1966.9. « Les Vies parallèles », La Quinzaine littéraire (15 mars 1966), in Œuvres complètes, 2:811-

13.10. « Proust et la photographie », La Préparation du roman I et II, texte établi, annoté et

présenté par Nathalie Léger, sous la direction d’Éric Marty (Paris: Seuil, 2003), 391.11. Toutes les photographies sont reproduites dans ce volume avec les commentaires prévus par

Barthes.12. Roland Barthes, La Chambre claire (Paris: Gallimard, Le Seuil, 1980), 99.13. La Chambre claire, 129.14. Marcel Proust, La Fugitive, À la recherche du temps perdu, Jean-Yves Tadié, éd., 4 vol.

(Paris: Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-89), 4:259-60.15. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, À la recherche du temps perdu, 3:155-56.16. Voir par exemple dans « Les Vies parallèles », Œuvres complètes, 2:811.

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