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Maupassant, Guy De - Contes Normands et Parisiens.pdf

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La couverture de cet ouvrage a été réalisée avec l'aimable collaboration de la Comédie-Française. Photographie : Philippe Sohiez.
Crédits photographiques : pp. 4, 8, 10 (Maupassant photographié par Nadar), 24 (B.N., Estampes), 47 (B.N., Est.), 64, 73 (B.N., Est.), 88, 90 (un sabotier), 99, 117, 125, 127 (moisson à la faux, photographie d'Aumenier), 136, 146, 156, 166, 186, 201 (Documentation Française), 208 (Guy de Maupassant à 30 ans, photographie d'Autin), 214 (Les premières batteuses, 1859, dessin de Lambert), 221, 222 (Le battage au fléau, dessin de Lambert), 231 (La moisson en Seine et Marne, août 1906), 241, 242 (Présentation d'un futur venant de Paris, gravure de F. Gre- nier), 251 (Le repas des moissonneurs, détail de la lithographie de V. Adam, Paris, B.N., Est.), 252-253 (Boutique et arriére boutique à Paris, dessin de E. Lorsay, B.N.) : photographies Hachette. pp. 9, 26, 49, 97, 174 : photographies Roger-Viollet. pp. 41 : photographie Harlingue-Viollet. p. 110 : photographie Documentation française. pp. 148, 256 (Guy de Maupassant, gravure de F. Desmoulin) : photographies Bibliothèque Nationale.
© Hachette Livre 1993, 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15
ISBN : 2.01.017877.7
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes des articles L.122-4 et L.122-5, d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collec- tive », et, d'autre part, que « les analyses et les courtes citations » dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite ». Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français de l'exploitation du droit de copie (3, rue Hautefeuille, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
SOMMAI RE
Maupassant et ses Contes 4 Les Contes d'hier à aujourd'hui 6
CONTES NORMANDS ET PARISIENS (Choix de textes intégraux) UNE PARTIE DE CAMPAGNE 11
MADEMOISELLE FIFI 27
LA VEILLÉE 43
HISTOIRE VRAIE 50
LA REMPAILLEUSE 57
REGRET 111
DÉCORÉ! 119
AMOUR 187
LES EPINGLES 194
MAUPASSANT ET SON TEMPS Chronologie 202 Ecrire au temps de Maupassant 206
À PROPOS DE L'ŒUVRE Les influences 209 La France de Maupassant 215 Critiques et jugements 218
PARCOURS THÉMATIQUE Le monde rural 223 Paris 232 Index thématique 243
ANNEXES Carte de la Normandie 254 Carte de Paris 255 Bibliographie, filmographie 256
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MAUPASSANT
ET SES CONTES
La fable, c'est La Fontaine; le roman, c'est Balzac; le conte, c'est Maupassant.
Deux amis d'enfance de sa mère, Gustave Flaubert et le poète Louis Bouilhet, son correspondant pendant
qu'il était pensionnaire au lycée de Rouen, ont certes contribué à le pousser vers la littérature. Flaubert a
même été son mentor, à la fois critique et chaleureux, et il lui soumettait régulièrement et respectueusement
ses premiers essais. Mais il aurait pu être poète (il a d'ailleurs composé quelques vers) ou dramaturge
(il est l'auteur de quelques petites pièces) ou, plus sûrement encore, vu l'époque où il vivait, romancier
(et il a en effet écrit des romans dont certains sont restés célèbres
comme Une vie. Bel Ami ou Pierre et Jean), mais c'est dans le conte que son génie s'est épanoui. Entre ce genre et lui on dirait qu'il existe une affinité
mystérieuse, et en quelque sorte organique. Il en a écrit près de trois cents au cours d'une période de
production littéraire extraordinairement féconde mais qui n'a guère excédé quinze années. Bien qu'il ait su, à maintes reprises et avec succès, dilater son talent à
la dimension d'une œuvre plus ample, Maupassant excelle surtout dans l'inspiration brève, dans le trait
brillant et profond, dans l'esquisse instantanée que sa justesse impose. Il n'est pas l'homme
d'une fresque immense à la Balzac ou à la Zola, mais les mille petites touches dont sont faits ses contes finissent par dessiner une société, traduire une humeur,
une philosophie, bref, constituer une grande œuvre. Reprocherait-on aux peintres impressionnistes, ses
contemporains, d'avoir su capter tant de lumière au prix de mille petits coups de pinceau?
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SUR LE PATOIS NORMAND
Il ne convient pas de s'attarder longuement sur le patois que Maupassant prête à ses paysans : c'est un patois de langue d'oïl fort proche du français littéraire dont il ne se sépare que par des différences de prononciation et quel- ques fautes de grammaire. Ce n'est qu'exceptionnellement que les paysans utilisent des termes spécifiques, dont nous donnons le sens dans des notes infrapaginales.
En fait, ce patois est peu original, mais il donne à certains contes « normands » du pittoresque et une certaine couleur locale. Il a surtout une signification sociale : il distingue les paysans, même enrichis (M. Omont dans Les Sabots, Maître Hauchecorne dans La Ficelle), des bourgeois de vieille souche, instruits et bien élevés.
. . . A AUJOURD'HUI
Maupassant a eu le bonheur, chichement accordé par le destin à un écrivain, de connaître la gloire de son vivant. Il est vrai qu'il n'a pas été un révolutionnaire
briseur d'idoles ou maudit, mais qu'il s'est avancé dans un chemin fortement balisé par d'illustres
prédécesseurs, celui du roman réaliste où Flaubert, son maître, s'était déjà engagé et illustré avant que Zola, son aîné de dix ans, aille plus loin encore et fonde
avec succès le naturalisme et le roman «expérimental» comme les sciences dont il se proposait d'utiliser la
méthode. Maupassant, lui, n'a jamais eu les excès d'un chef d'école, ce qui explique sans doute qu'il ait été apprécié d'emblée, dès la parution de son plus long conte Boule de Suif (1880). La société de la fin du
XIXe siècle aimait à se reconnaître dans le miroir, dans les innombrables petits miroirs qu'il lui tendait avec
ses contes. La critique, pourtant, était acerbe : Maupassant avait le sarcasme facile et le trait juste.
On n'en finirait pas d'évoquer toutes les figures, souvent inoubliables, de paysans ou de notables
normands, de bourgeois ou de boutiquiers parisiens dont il a saisi le ridicule ou l'ignominie, parfois aussi
la détresse, avec une sobriété puissante. Mais justement on apprécie encore de nos jours l'acuité du
regard sans complaisance qu'il portait sur ses contemporains, donc aussi sur les nôtres : il y a
encore des paysans rusés, ou «près de leurs sous», des femmes coquines et des maris naïfs, des filles
séduites et malheureuses. Maupassant nous parle d'eux et nous tient en haleine comme sait le faire
un bon conteur. Un siècle après sa mort, nous ne nous lassons pas d'entendre sa voix.
Le sultan des Mille et Une nuits ne se lassait pas non plus d'entendre Schéhérazade.
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GUY DE MAUPASSANT
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UNE PARTIE DE CAMPAGNE1
On avait projeté depuis cinq mois d'aller déjeuner aux environs de Paris, le jour de la fête de Mme Dufour, qui s'appelait Pétronille. Aussi, comme on avait attendu cette partie impatiemment, s'était-on levé de fort bonne
5 heure ce matin-là. M. Dufour, ayant emprunté la voiture du laitier,
conduisait lui-même. La carriole, à deux roues, était fort propre ; elle avait un toit supporté par quatre montants de fer où s'attachaient des rideaux qu'on avait relevés
10 pour voir le paysage. Celui de derrière, seul, flottait au vent, comme un drapeau. La femme, à côté de son époux, s'épanouissait dans une robe de soie cerise extra- ordinaire. Ensuite, sur deux chaises, se tenaient une vieille grand-mère et une jeune fille. On apercevait
15 encore la chevelure jaune d'un garçon qui, faute de siège, s'était étendu tout au fond, et dont la tête seule apparaissait.
Après avoir suivi l'avenue des Champs-Elysées et franchi les fortifications2 à la porte Maillot, on s'était mis
20 à regarder la contrée3. En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait dit :
«Voici la campagne, enfin!» et sa femme, à ce signal, s'était attendrie sur la nature.
Au rond-point de Courbevoie, une admiration les 25 avait saisis devant l'éloignement des horizons. À droite,
là-bas, c'était Argenteuil, dont le clocher se dressait; au- dessus apparaissaient les buttes de Sannois et le Moulin d'Orgemont. A gauche, l'aqueduc de Marly se dessinait sur le ciel clair du matin, et l'on apercevait aussi, de
30 loin, la terrasse de Saint-Germain ; tandis qu'en face, au bout d'une chaîne de collines, des terres remuées indi-
1. Première publication dans La Vie moderne (2 et 9 avril 1881). Repris dans La Maison Tellier (1881 et 1891). 2. fortifications : ceinture de murailles qui entouraient et défendaient la place de Paris, à l'emplacement des actuels boulevards des Maréchaux. 3. la contrée : la banlieue nord-ouest de Paris, où sont situées toutes les petites villes dont il sera question dans la suite du texte.
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CONTES NORMANDS ET PARISIENS
quaient le nouveau fort de Cormeilles. Tout au fond, dans un reculement formidable, par-dessus des plaines et des villages, on entrevoyait une sombre verdure de
35 forêts. Le soleil commençait à brûler les visages ; la poussière
emplissait les yeux continuellement, et, des deux côtés de la route, se développait une campagne interminable- ment nue, sale et puante. On eût dit qu'une lèpre l'avait
40 ravagée, qui rongeait jusqu'aux maisons, car des sque- lettes de bâtiments défoncés et abandonnés, ou bien des petites cabanes inachevées, faute de payement aux entrepreneurs, tendaient leurs quatre murs sans toit.
De loin en loin, poussaient dans le sol stérile de 45 longues cheminées de fabrique, seule végétation de ces
champs putrides où la brise du printemps promenait un parfum de pétrole et de schiste mêlé à une autre odeur moins agréable encore.
Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois, et, 50 sur le pont, c'avait été un ravissement. La rivière éclatait
de lumière ; une buée s'en élevait, pompée par le soleil, et l'on éprouvait une quiétude douce, un rafraî- chissement bienfaisant à respirer enfin un air plus pur qui n'avait point balayé la fumée noire des usines ou les
55 miasmes1 des dépotoirs. Un homme qui passait avait nommé le pays : Bezons. La voiture s'arrêta, et M. Dufour se mit à lire l'en-
seigne engageante d'une gargote2 : Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets3 de société, bosquets et balan-
60 çoires. « Eh bien ! madame Dufour, cela te va-t-il ? Te décideras-tu à la fin ? »
La femme lut à son tour : Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. Puis elle regarda la maison longuement.
65 C'était une auberge de campagne, blanche, plantée au bord de la route. Elle montrait, par la porte ouverte, le
1. miasmes : émanations pestilentielles. 2. gargote : restaurant de campagne, simple et bon marché. 3. cabinets : salles pour réunions.
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UNE PARTIE DE CAMPAGNE
zinc brillant du comptoir devant lequel se tenaient deux ouvrier endimanchés.
À la fin, Mme Dufour se décida : «Oui, c'est bien, 70 dit-elle ; et puis il y a la vue. » La voiture entra dans un
vaste terrain planté de grands arbres qui s'étendait der- rière l'auberge et qui n'était séparé de la Seine que par le chemin de halage1.
Alors on descendit. Le mari sauta le premier, puis 75 ouvrit les bras pour recevoir sa femme. Le marchepied,
tenu par deux branches de fer, était très loin, de sorte que, pour l'atteindre, Mme Dufour dut laisser voir le bas d'une jambe dont la finesse primitive disparaissait à présent sous un envahissement de graisse tombant des
80 cuisses. M. Dufour, que la campagne émoustillait déjà, lui
pinça vivement le mollet, puis, la prenant sous les bras, la déposa lourdement à terre, comme un énorme paquet.
85 Elle tapa avec la main sa robe de soie pour en faire tomber la poussière, puis regarda l'endroit où elle se trouvait.
C'était une femme de trente-six ans environ, forte en chair, épanouie et réjouissante à voir. Elle respirait avec
90 peine, étranglée violemment par l'étreinte de son corset trop serré ; et la pression de cette machine rejetait jusque dans son double menton la masse fluctuante de sa poitrine surabondante.
La jeune fille ensuite, posant la main sur l'épaule de 95 son père, sauta légèrement toute seule. Le garçon aux
cheveux jaunes était descendu en mettant un pied sur la roue, et il aida M. Dufour à décharger la grand-mère.
Alors on détela le cheval, qui fut attaché à un arbre ; et la voiture tomba sur le nez, les deux brancards à terre.
1oo Les hommes, ayant retiré leurs redingotes, se lavèrent
1. chemin de halage : chemin public emprunté par les chevaux qui tirent des péniches le long d'un cours d'eau.
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CONTES NORMANDS ET PARISIENS
les mains dans un seau d'eau, puis rejoignirent leurs dames installées déjà sur les escarpolettes1.
Mlle Dufour essayait de se balancer debout, toute seule, sans parvenir à se donner un élan suffisant. C'était
105 une belle fille de dix-huit à vingt ans; une de ces femmes dont la rencontre dans la rue vous fouette d'un désir subit, et vous laisse jusqu'à la nuit une inquiétude vague et un soulèvement des sens. Grande, mince de taille et large des hanches, elle avait la peau très brune,
110 les yeux très grands, les cheveux très noirs. Sa robe des- sinait nettement les plénitudes fermes de sa chair qu'ac- centuaient encore les efforts des reins qu'elle faisait pour s'enlever. Ses bras tendus tenaient les cordes au-dessus de sa tête, de sorte que sa poitrine se dressait, sans une
us secousse, à chaque impulsion qu'elle donnait. Son cha- peau, emporté par un coup de vent, était tombé derrière elle ; et l'escarpolette peu à peu se lançait, montrant à chaque retour ses jambes fines jusqu'au genou, et jetant à la figure des deux hommes, qui la regardaient en riant,
120 l'air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin. Assise sur l'autre balançoire, Mme Dufour gémissait
d'une façon monotone et continue : « Cyprien, viens me pousser ; viens donc me pousser, Cyprien !» À la fin, il y alla et, ayant retroussé les manches de sa chemise,
125 comme avant d'entreprendre un travail, il mit sa femme en mouvement avec une peine infinie.
Cramponnée aux cordes, elle tenait ses jambes droites, pour ne point rencontrer le sol, et elle jouissait d'être étourdie par le va-et-vient de la machine. Ses
130 formes, secouées, tremblotaient continuellement comme de la gelée sur un plat. Mais, comme les élans grandissaient, elle fut prise de vertige et de peur. À chaque descente, elle poussait un cri perçant qui faisait accourir tous les gamins du pays ; et là-bas, devant elle,
135 au-dessus de la haie du jardin, elle apercevait vaguement une garniture de têtes polissonnes que des rires faisaient grimacer diversement.
escarpolettes : balançoires.
UNE PARTIE DE CAMPAGNE
Une servante étant venue, on commanda le déjeuner. «Une friture de Seine, un lapin sauté, une salade et du
140 dessert», articula Mme Dufour, d'un air important. «Vous apporterez deux litres et une bouteille de bor- deaux », dit son mari. « Nous dînerons sur l'herbe », ajouta la jeune fille.
La grand-mère, prise de tendresse à la vue du chat de 145 la maison, le poursuivait depuis dix minutes en lui pro-
diguant inutilement les plus douces appellations. L'ani- mal, intérieurement flatté sans doute de cette attention, se tenait toujours tout près de la main de la bonne femme, sans se laisser atteindre cependant, et faisait
150 tranquillement le tour des arbres, contre lesquels il se frottait, la queue dressée, avec un petit ronron de plaisir.
«Tiens ! cria tout à coup le jeune homme aux cheveux jaunes qui furetait dans le terrain, en voilà des bateaux qui sont chouet1 ! » On alla voir. Sous un petit hangar en
155 bois étaient suspendues deux superbes yoles2 de cano- tiers, fines et travaillées comme des meubles de luxe. Elles reposaient côte à côte, pareilles à deux grandes filles minces, en leur longueur étroite et reluisante, et donnaient envie de filer sur l'eau par les belles soirées
160 douces ou les claires matinées d'été, de raser les berges fleuries où des arbres entiers trempent leurs branches dans l'eau, où tremblote l'éternel frisson des roseaux et d'où s'envolent, comme des éclairs bleus, de rapides martins-pêcheurs3 .
165 Toute la famille, avec respect, les contemplait. «Oh! ça, oui, c'est chouet», répéta gravement M. Dufour. Et il les détaillait en connaisseur. Il avait canoté, lui aussi, dans son jeune temps, disait-il ; voire même qu'avec ça dans la main - et il faisait le geste de tirer sur les
170 avirons - il se fichait de tout le monde. Il avait rossé en course plus d'un Anglais, jadis, à Joinville ; et il plai- santa sur le mot «dames», dont on désigne les
1. chouet : orthographe ancienne pour chouette. 2. yoles : embarcations légères, de forme allongée. 3. martins-pêcheurs : petits oiseaux qu'on trouve généralement au bord des cours d'eau et qui se nourrissent de petits poissons.
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CONTES NORMANDS ET PARISIENS UNE PARTIE DE CAMPAGNE
deux montants qui retiennent les avirons, disant que les canotiers1, et pour cause, ne sortaient jamais sans leurs
175 dames. Il s'échauffait en pérorant2 et proposait obstiné- ment de parier qu'avec un bateau comme ça, il ferait six lieues à l'heure sans se presser.
« C'est prêt », dit la servante qui apparut à l'entrée. On se précipita ; mais voilà qu'à la meilleure place, qu'en
180 son esprit Mme Dufour avait choisie pour s'installer, deux jeunes gens déjeunaient déjà. C'étaient les proprié- taires des yoles, sans doute, car ils portaient le costume des canotiers.
Ils étaient étendus sur des chaises, presque couchés. 185 Ils avaient la face noircie par le soleil et la poitrine cou-
verte seulement d'un mince maillot de coton blanc qui laissait passer leurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C'étaient deux solides gaillards, posant beau- coup pour la vigueur, mais qui montraient en tous leurs
190 mouvements cette grâce élastique des membres qu'on acquiert par l'exercice, si différente de la déformation qu'imprime à l'ouvrier l'effort pénible, toujours le même.
Ils échangèrent rapidement un sourire en voyant la 195 mère, puis un regard en apercevant la fille. «Donnons
notre place, dit l'un, ça nous fera faire connaissance. » L'autre aussitôt se leva et, tenant à la main sa toque mi-partie rouge et mi-partie noire, il offrit chevaleres- quement de céder aux dames le seul endroit du jardin où
200 ne tombât point le soleil. On accepta en se confondant en excuses ; et pour que ce fût plus champêtre, la famille s'installa sur l'herbe sans table ni sièges.
Les deux jeunes gens portèrent leur couvert quelques pas plus loin et se remirent à manger. Leurs bras nus,
205 qu'ils montraient sans cesse, gênaient un peu la jeune fille. Elle affectait même de tourner la tête et de ne point les remarquer, tandis que Mme Dufour, plus hardie, sol-
1. canotiers : gens qui pratiquent l'aviron sur divers types d'embarcations. Ils étaient ordinairement vêtus d'un pantalon et d'un maillot de corps à manches courtes (cf. le célèbre tableau de Renoir, Le déjeuner des canotiers). 2. pérorant : parlant sentencieusement.
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licitée par une curiosité féminine qui était peut-être du désir, les regardait à tout moment, les comparant sans
21O doute avec regret aux laideurs secrètes de son mari. Elle s'était éboulée1 sur l'herbe, les jambes pliées à la
façon des tailleurs, et elle se trémoussait continuelle- ment, sous prétexte que des fourmis lui étaient entrées quelque part. M. Dufour, rendu maussade par la pré-
215 sence et l'amabilité des étrangers, cherchait une position commode qu'il ne trouva pas du reste, et le jeune homme aux cheveux jaunes…