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Médiation esthétique et communication La médiation esthétique est un champ d'étude assez récent. Fred Forrest a publié, dans les années 80', un manifeste: « Pour une esthétique de la communication ». Il travaille sur les phénomènes artistiques produits en utilisant les nouvelles technologies de l'information et de la communication. L'esthétique de la communication est un champ de recherche en évolution. Son objet et ses méthodes ne sont pas clairement définis. C'est donc un objet problématique. Il existe 2 ouvrages qui reprennent ces termes: - J. Caune, « Esthétique de la communication », Que sais-je ? - H. Parret, « L'esthétique de la communication », Ousia, Bruxelles, 1999 (possibilité de choisir cet ouvrage) Ces ouvrages s'intéressent à la culture et à la société, avec la question de la manière dont la culture va fonder la société en lui donnant du sens. Introduction 1. La médiation Le développement du terme « médiation » est assez récent. On parle beaucoup de médiation, mais celui-ci recouvre beaucoup de champs différents. L'usage de ce terme est assez proche du terme « lien social ». Le lien social s'effrite. Ce qui nous lie dans la société tend à disparaître, on ne sait plus ce qui nous lie (individualisme). Le terme de « médiation » est utilisé lorsque l'on dit que le lien social s'effrite, on parle donc de médiation dans le sens d'une action culturelle chargée de reconstruire du lien social. On parlera ici de « médiation culturelle ». La culture, l'art, sont susceptibles de favoriser l'intégration sociale des individus et des groupes. Deux idées émergent: tout d'abord, il faut partager un système de valeurs pour vivre 1

Médiation esthétique et communication

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Course de mediation estetique et comunication

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Médiation esthétique et communication

La médiation esthétique est un champ d'étude assez récent. Fred Forrest a publié, dans les années 80', un manifeste: « Pour une esthétique de la communication ». Il travaille sur les phénomènes artistiques produits en utilisant les nouvelles technologies de l'information et de la communication.L'esthétique de la communication est un champ de recherche en évolution. Son objet et ses méthodes ne sont pas clairement définis. C'est donc un objet problématique. Il existe 2 ouvrages qui reprennent ces termes: - J. Caune, « Esthétique de la communication », Que sais-je ?- H. Parret, « L'esthétique de la communication », Ousia, Bruxelles, 1999 (possibilité de choisir cet ouvrage)

Ces ouvrages s'intéressent à la culture et à la société, avec la question de la manière dont la culture va fonder la société en lui donnant du sens.

Introduction

1. La médiation

Le développement du terme « médiation » est assez récent. On parle beaucoup de médiation, mais celui-ci recouvre beaucoup de champs différents. L'usage de ce terme est assez proche du terme « lien social ». Le lien social s'effrite. Ce qui nous lie dans la société tend à disparaître, on ne sait plus ce qui nous lie (individualisme). Le terme de « médiation » est utilisé lorsque l'on dit que le lien social s'effrite, on parle donc de médiation dans le sens d'une action culturelle chargée de reconstruire du lien social. On parlera ici de « médiation culturelle ». La culture, l'art, sont susceptibles de favoriser l'intégration sociale des individus et des groupes. Deux idées émergent: tout d'abord, il faut partager un système de valeurs pour vivre ensemble (l'intégration va dans le sens de la création de quelque chose de commun), la culture aurait alors une fonction d'intégration. Ensuite, l'idée que l'art lui-même a une fonction de communication qui permet d'entrer en relation avec un collectif (pratiques renvoyant à l'animation culturelle). On utilise l'art pour aider des individus à se recréer un lien social. L'art et la culture font « médiation », ils recréent du lien. Le projet politique ne peut plus fournir de lien, on utilise donc la culture pour reproduire ce lien.

Autre explication de cet engouement pour la médiation, celle renvoyant au terme « communication ». Le terme « communication » est devenu l'otage

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de tous les systèmes qui cherchent le contrôle, c'est-à-dire de toute une série d'idéologies qui vont considérer la communication comme un outil pour se faire entendre. Cela concerne le monde de la publicité, mais aussi le monde managérial. La plupart des sphères d'activités économiques et politiques y ont vu un réservoir de techniques et d'outils pour obtenir quelque chose. Ce terme est alors devenu synonyme de propagande (« il fait sa comm. » = il fait sa pub). Le terme « communication » a donc aussi favorisé le terme « médiation ». Ce terme répond à cet évitement du terme « communication ». Il va être investi de tout ce qui échappe à la notion de communication conçue en termes de coût (ce qui est en trop, inutilisable, pas clair).À partir du moment où l'on travaille d'avantage sur la médiation, et plus on l'objective (plus on la comprend), plus elle pourra être utilisée, à son tour, par le système économique et marchand. Cependant, le terme « médiation » échappe encore aujourd'hui à cette logique de l'utilité.

La médiation est tiraillée entre une approche théorique et une approche pratique. L'approche théorique est assez générale et de nature plutôt philosophique.L'approche pratique (fait des praticiens sur le terrain), est très différente. Les praticiens sont liés à une quête d'efficacité, ils perdent ainsi les enjeux de leur travail.

Dans le dictionnaire encyclopédique des sciences de l'information et de la communication (Lamizet et Simmel), on trouve la définition de la médiation comme « l'appropriation singulière des codes collectifs ». Cette définition est fort générale et renvoie à beaucoup de choses. Tout ce qui relie l'individu au collectif est considéré comme une médiation.Il faut distinguer la communication intersubjective de la communication médiatée. La communication intersubjective est fondée sur le langage et sur le paraverbal. La communication médiatée, elle, est plutôt fondée sur les médias, c'est-à-dire toute une série d'institutions qui font le lien entre le collectif et le singulier, par exemple les lois, les médias, l'école, les normes, etc. La communication intersubjective est fondée sur la reconnaissance. Les individus se reconnaissent l'un l'autre, ils se parlent d'individu à individu et se distinguent de la foule. La communication médiatée, quant à elle, repose sur l'indistinction des sujets. Ils vont être pris en tant que foule, groupe, et non individus. Autre différence, la question que pose la communication intersubjective relève de l'identité (puisqu'on distingue l'individu), cela renvoie à la filiation. La communication médiatée ne pose pas la question de l'identité, mais la question de la légitimité (« au nom de qui la loi est-elle faite? »), c'est l'appartenance qui émerge ici. On oppose donc ici identité et légitimité, et filiation et appartenance.

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Le terme « médiation » désigne un processus, quelque chose qui se produit. La médiation est le passage du singulier au collectif, du réel au symbolique, et du symbolique au réel. Il faut un refoulement, un oubli du réel pour passer au symbolique. C’est cet accès au symbolique qui assure notre intégration dans notre communauté (Lacan et stade du miroir). La médiation est donc un rapport dialectique entre singulier et collectif, qui suppose la mise entre parenthèses de la singularité pour accéder à une forme collective d’appartenance. C’est ce qui fait qu’une société fonctionne, les membres se reconnaissent les uns les autres. Sans point commun, on se retrouve dans une société sans médiation, fondée sur la peur. Selon Philippe Val, c’est la culture de masse qui engendre la perte du point commun. Il s’interroge sur la relation entre production culturelle et règles de vivre ensemble. L’identité est plurielle, cependant, c’est l’institution qui fait qu’on se sent appartenir à quelque chose, qu’on peut s’identifier à un collectif.Ainsi, la médiation fait que l’on se reconnaît comme un ensemble partageant des règles communes. De plus, la médiation concerne le rapport à la culture mais aussi à l’espace public (politique). Se pose alors la question de savoir comment je peux me reconnaître dans l’autre, et reconnaître l’autre en moi, comment va se faire la relation à l’autre qui, sur le plan du réel, est radicalement différent. Cette relation à l’autre est possible grâce au symbolique, selon Lacan, car le symbolique s’impose en tiers entre nous 2, avec ses lois et ses normes. De plus, le symbolique ne dit pas tout, et il y a un refoulement de tout ce qui va échapper à la communication. C’est grâce à ce refoulement du symbolique que la médiation est possible.

La médiation apparaît toujours en tiers. La communication commence à 3, et non à 2 (car pas encore dans le symbolique). C’est le tiers qui va garantir l’échange. Dans le stade du miroir de Lacan, le bébé se reconnaît dans le miroir à 8 mois, il reconnaît que ce qu’il a devant lui est une image, et non le réel. Mais il ne se reconnaît pas seul, il a besoin de sa mère et de son père. Le fait de reconnaître que l’on n’est pas dans le réel nécessite d’être au moins 3 : le bébé, sa mère qui le tient dans ses bras, et le père. De ce point de vue, la mère intervient entre le bébé et sa propre image, car il peut la regarder elle et l’image. Elle interrompt le rapport du bébé à sa propre image (si personne ne nous disait « c’est une image », nous ne le comprendrions pas). Le symbolique vient interrompre l’ordre du rapport à soi-même comme un double. Un code est toujours fait pour 3 personnes minimum. À partir où on s’adresse à quelqu’un, et que celui-ci peut décoder le message, une tiers personne pourra le faire également. Toute communication suppose le tiers.

Pour Sennet (« La tyrannie de l’intimité), la violence physique, c’est l’absence de médiation. Il constate la disparition du tiers dans l’espace

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public. Pour lui, la relation à l’autre dans l’espace public est de plus en plus fondée sur la transparence, l’authenticité, la révélation de soi, et non pas sur l’appartenance à un groupe dont les normes sont claires pour tous. Par exemple, au 19ème, les individus entraient en relation à travers ces normes, on reconnaissait tout de suite l’aubergiste, le charpentier, le bourgeois. Les classes sociales étaient identifiables via leurs apparences, costumes. Les relations sociales étaient fondées sur la connaissance de ces codes qui réglaient la connaissance des groupes. L’existence de ces codes protégeait les individus car dans l’espace public (communication médiatée), ils étaient identifiés par les codes dont ils étaient porteurs, ils n’avaient pas besoin de dire qui ils étaient (rapport indirect).Au 20ème, les choses ont évolué. Chacun va essayer de deviner l’autre, qui il est vraiment, derrière les apparences (rapport direct). Dans ce face à face, il y a une mise en question de l’individu en tant qu’individu et non pas dans son rôle social. Les rapports sociaux sont déterminés par notre capacité à décoder. On met en œuvre des techniques de codage/décodage (par exemple, les vêtements) qui renvoient à l’individu et non à son rôle social. Sans l’intermédiaire de la norme, on se confronte à l’autre pour voir s’il est le même ou s’il est différent. Aujourd’hui, il y a une mise en avant de la révélation de soi, de sa singularité. On aboutit à une situation où chaque individu est si particulier qu’il est difficile de trouver du commun entre les individus. Le rapport à l’autre est fondé sur l’identification (« il est comme moi/il n’est pas comme moi »), et non plus sur la médiation. On doit traverser le code pour aboutir à une vérité qui dit la « mêmeté » ou la différence. Le commun est une sorte de personnalité collective.On ne peut plus se cacher (d’où le mot « tyrannie »), on ne peut plus avoir de secret. Ainsi, pour Sennet, la maladie du siècle est la dépression. C’est la maladie du narcissisme (croire que tout à un rapport avec soi). Il y a une disparition de la sphère de la médiation qui permet le rapport indirect à l’autre au profit d’un rapport direct. Ce que nous paraissons réfère à ce que nous sommes, l’apparence est le reflet de notre personnalité, et non plus une tradition liée à des conventions sociales.Au niveau politique, on passe d’un discours où le leader va dire ce qu’il faut faire, à un discours où il va expliquer pourquoi il est meilleur que les autres. Ce qui importe n’est plus l’action de la personne, mais sa personnalité.Finalement, cette évolution des sociétés au 20ème pourrait répondre à un idéal de société où il n’y aurait plus de médiation, où tout serait susceptible d’être dit ou montré. Tout peut être su, le savoir n’a pas de limite, on peut tout savoir des individus. La seule médiation qui serait encore efficace serait celle des techniques. Il manque donc à cette société l’explicitation (la mise dans le discours public) des normes. Sans cette explicitation, on tombe dans une société où le désir, la personnalité, le besoin sont mis en avant.

2. L’esthétique

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L’esthétique est un ensemble de règles qui déterminent le beau. Mais l’esthétique est aussi la philosophie de l’art. C’est dans la sphère de l’esthétique que se pose la question de la communication artistique. La question de l’esthétique, c’est « comment l’art communique-t-il » ?Il y a une étape essentielle dans la création de l’esthétique, c’est la théorie de Kant. La beauté n’existe pas en soi, mais dans un rapport avec des individus. Ce qui est beau, pour Kant, c’est ce que « je » trouve beau, cela renvoie au sujet, au spectateur. Il y a une rupture, l’esthétique ne concerne pas seulement l’œuvre, mais l’œuvre dans son rapport au spectateur.

On a souvent opposé communication et esthétique. Dans le modèle de Jakobson, la fonction poétique « brouille » la fonction référentielle. Le message va être brouillé par la fonction esthétique (ou poétique). A. Moles défendait également cette idée : il y a une opposition entre information et fonction poétique.Pour le dire de manière plus claire, l’esthétique s’oppose au code. Quand on veut faire passer une information, on utilise un code le plus simple possible, et ce code va être brouillé par la fonction esthétique. U. Eco, dans « La structure absente », défend la même idée.Cependant, l’œuvre d’art s’inscrit dans une forme de communication, elle nous dit ou fait quelque chose. Pour Adorno, « la communication des œuvres d’art […] se produit par la non-communication ». On ne peut pas décrire l’œuvre d’art par les théories de la communication. Il y a donc une communication de l’œuvre, mais celle-ci échappe aux théories de la communication. Pour Matisse, « chaque œuvre est un ensemble de signes inventés pendant l’exécution et pour les besoins de l’endroit ; sortis de la composition pour laquelle ils ont été créés, ces signes n’ont plus aucune action ». Il y a donc des signes mais ceux-ci ne se répètent pas, ils ne relèvent donc pas d’un code. À quoi pourrait donc se rapporter la communication artistique ? S’il y a de la norme dans les œuvres, est-ce que cette norme peut être source de plaisir ?

Le point de vue de l’esthétique intègre à la fois la singularité de l’expérience et la communauté d’un ensemble de norme. Ce que suppose l’esthétique, c’est d’une part un rapport à la perception sensible (ce que je vois, sens, touche, entend), et d’autre part un rapport à un collectif qui est une des formes de l’idéal. L’esthétique intègre donc la dimension singulière de l’expérience et la dimension collective de l’idéal. La médiation esthétique va poser la question du rapport établi entre le singulier et le collectif. Il faut voir quel type de communauté est créé.Le pouvoir est très lié à l’art, en effet, le pouvoir n’existe que lorsqu’il se met en scène. L’art, en général, a donc une fonction politique. Le rapport au politique s’inscrit dans le rapport entre un individu et un groupe, c’est ce qui va nous intéresser. Il en est de même pour les médias, on peut les interroger sur le plan esthétique (quel collectif créent-ils ?).

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Pour H. Arendt, « ce qui se communique dans l’art comme dans le politique, c’est l’appartenance à un monde commun », il a une relation directe entre l’art et le politique, et le point de vue esthétique.

I. La théorie de l’information et la sémiologie structurale

Il existe 2 modèles dominants en information et communication : la sémiologie structurale et la théorie de l’information. Ils permettent de comprendre ce que le modèle esthétique apporte de plus. Ces 2 approches sont objectivantes, c’est-à-dire qu’elles mettent leur objet à distance. Le langage est considéré comme un objet et est mis à distance. L’objectivation va couper le lien qui unit l’objet au sujet pour pouvoir manipuler cet objet, le soumettre à l’étude.

1. La théorie de l’information

La théorie de l’information suit le modèle de Shannon (émetteur/récepteur avec encodage/décodage). Ce modèle est applicable à toutes les situations. Ce modèle est lié au modèle behavioriste qui fonctionne sur le système stimulus/réponse. Le principe de ce modèle fonctionne sur la puissance du code (encodage/décodage). Le code est réputé univoque (peut toujours être décodé), comme précédent le message, et est indépendant de la source. Les sujets parlants que nous sommes ne peuvent pas prendre de liberté avec le code. Cependant, si nous ne prenions pas de liberté avec le code, la poésie n’existerait pas. La puissance de ce modèle vient du fait qu’il a l’air de refléter la réalité empirique. Le modèle va faire appel à des notions comme celle du besoin, de fonction. Ce modèle est compatible avec l’idée que le message a une influence sur le récepteur. Si on maîtrise le code, on pourra créer des messages que le récepteur va interpréter comme on le souhaite.Si on était tous fait dans le « même moule », qu’on avait tous le même code, le modèle fonctionnerait très bien. Tout ce qui relève de l’intersubjectivité, de quelque chose qui n’est pas objectivable, échappe à ce modèle.

2. La sémiologie structurale

La sémiologie structurale s’inspire du modèle de Shannon. L’idée de la sémiologie structurale, c’est que la structure (langage, règles sociales) est dominante. Ce ne sont pas les sujets qui parlent, mais la structure, le langage qui parle à travers eux. Le langage constitue donc une sorte de prison, il assujettit les sujets parlants. Pour Barthes, le langage est « totalitaire », non pas à cause de ce qu’il interdit de dire, mais à cause de ce qu’il oblige à dire. C’est un code qui s’impose à nous comme loi (par exemple, il faut mettre un « s » au mot au pluriel). Le code est tout puissant,

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et le sujet est « parlé » par le code, il n’est plus à l’origine de ses énoncés puisqu’il est dépendant du code. La seule chose que nous avons en commun, c’est le fait que nous sommes tous soumis au même code.

Les problèmes posés par ce modèle sont les suivants :

- Il postule l’identité du message à la réception et à l’émission, or, cette identité est une illusion, elle est fausse et pas nécessaire.

- Il y a le problème de l’invention, de la nouveauté, et donc de l’art. Pour Moles, le message esthétique met le code en question, mais comment en rendre compte ? Eco a proposé de distinguer code a priori et code a posteriori, mais cela ne permet toujours pas de comprendre comment on peut comprendre quelqu’un dont on ne détient pas le code.Tout ce qui se produit dans l’art ne peut être ramené à des codes. Du coup, on ne peut pas non plus travailler avec ce modèle. Le récepteur des œuvres ne peut pas être simplement décrit comme un usager, quelqu’un qui utilise un média (quel qu’il soit) pour communiquer, en vue de transmission de message. Les récepteurs doivent être considérer comme des sujets de médiation, des sujets qui ont une particularité singulière (ils sont tous différents) mais qui en même temps, s’inscrivent dans le collectif. Il faut réfléchir à la manière dont les œuvres permettent à l’individu d’éprouver quelque chose de singulier.

- Si on réduit le langage à être un instrument de transmission de message, on supprime la possibilité pour le langage de dire autre chose que ce qu’il veut dire, c’est-à-dire qu’on supprime la possibilité d’une signification étrangère aux intentions. Or, c’est une des propriétés du langage. Pour Hegel, « le langage a la propriété de renverser immédiatement l’intention ». Le langage dit autre chose que ce qu’il veut dire, il y a du négatif dans le langage. Il ne consiste pas seulement en affirmation. On ne dit pas nécessairement ce qu’on veut dire, et l’autre ne comprend pas toujours non plus ce qu’on veut dire. Notre intention n’est jamais remplie par notre message.

II. L’expérience esthétique

1. Définition

L’expérience esthétique renvoie à une part de ce qui échappe au langage. La notion d’expérience est un concept, du point de vue philosophique, assez récent, et qui a une double dimension. D’une part, l’expérience renvoie à l’immédiateté, c’est quelque chose qui est vécu avant toute médiation ou interprétation (l’expérience appartient au réel). D’autre part, l’expérience laisse des traces, notamment des traces psychiques.

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D’une manière générale, l’expérience est quelque chose qui n’est pas directement symbolisable et qui ne relève donc pas du savoir (« l’expérience est la science des imbéciles »). L’expérience laisserait donc des traces en nous, mais ce n’est pas quelque chose qui relève du savoir.

L’expérience esthétique ne peut être définie en partant de l’objet, de ce qui la produit. On ne peut pas dire que c’est ce que l’on éprouve face à de l’art. L’expérience esthétique renvoie à la singularité et à ce qui échappe au code.Le terme « expérience » vient de l’infinitif latin « experiri » (« traverser ») qui renvoie à l’idée d’un sujet passif qui subit l’expérience plus qu’il ne la fait. Cela renvoie aussi à l’idée de trajet, de route, de voyage, de traverser, et de frayage (tracer une voie qui n’existe pas encore). L’expérience met à l’épreuve. On peut dire que l’expérience met en question la subjectivité au sens où elle va interrompre notre identité, notre savoir. L’expérience interroge ce que nous sommes. Elle se caractérise par l’irruption de quelque chose qui n’est pas encore du savoir. Il y a donc quelque chose dans la notion d’expérience qui échappe à la subjectivité. Du coup, l’expérience serait quelque chose propre à chacun et donc difficile à partager et à communiquer.

Quand on pense que quelque chose est beau, cela se fait sur la base de critères. Il y aura 2 formes de «   beaux  » : un qui se fait sous forme de normes, et un autre qui nous touche.

L’expérience s’oppose à la reconnaissance. Elle est impartageable, incommunicable. Par exemple, l’extase religieuse est une forme d’expérience esthétique. Le sujet « s’évanouit » dans cette expérience, il n’est plus lui-même. Bataille appelait cela l’expérience intérieure : l’expérience arrive à quelqu’un qui n’est plus lui-même (le sujet n’est plus là pour l’éprouver). L’expérience elle-même interrompt le sentiment de son identité, et introduit donc quelque chose de neuf.L’expérience esthétique est donc liée à un évanouissement du sujet. Il y a donc dans l’expérience d’un côté les sensations, la perception, et d’un autre côté, un idéal. L’idéal se définit comme ce qui se conçoit sans être perçu. Dans l’expérience, on a le sentiment que l’idéal est incarné, par exemple dans la nature, dans un homme ou une femme, etc. Il y a donc quelque chose d’immédiat entre la perception et l’idéal qui renvoie au fait qu’on ne puisse en parler.Cela n’est pas compatible avec la notion de produit culturel car celui-ci est programmé, on peut le réduire à ses caractéristiques, le décrire, évaluer les effets… Il n’y a pas d’imprévisible, de rupture. Mais lorsqu’on se pose la question de la beauté de ces produits, il faut les mettre en relation avec quelque chose d’imprévisible.Le plaisir est relié au sentiment d’être en contact avec un idéal. Ce sentiment d’être relié à un idéal donne du sens. Mais l’expérience esthétique

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est aussi relative à la peine et à la souffrance. Celles-ci sont reliées au sentiment de se perdre.Le sentiment d’être relié vient certainement du fait que l’on est face à quelque chose qui est innapropriable, c’est-à-dire quelque chose qu’on ne peut intégrer et ramener à nos propres préoccupations. On ne peut pas comprendre, cela reste extérieur à nous. Cette perception va nous rester étrangère. Il y a donc dans l’expérience esthétique une forme d’ouverture à l’altérité, à l’étrangeté. Cette ouverture à l’altérité renvoie à la fascination, aux spectateurs que nous sommes. On se retrouve face à quelque chose, une peinture par exemple, que l’on ne pourra jamais s’approprier. Cela nous dépasse. Dans l’expérience esthétique, il y a cette forme d’ouverture à l’altérité, elle nous dispose à accueillir l’autre. L’art et la culture sont ainsi une dimension importante de la vie en société parce qu’il y a cette ouverture à l’autre, il y a quelque chose qui vient interrompre la reproduction du « même ». L’œuvre d’art me dispose à l’altérité et m’oblige à reconnaître l’existence de l’autre, à l’étrangeté. Il y a donc dans l’expérience esthétique quelque chose qui échappe au savoir. L’expérience esthétique m’ouvre et me met en relation avec l’autre, même si elle est absolument singulière (elle m’arrive à moi), c’est pour cela qu’elle est bouleversante. Du coup, l’expérience esthétique a lieu hors-médiation, car elle s’inscrit contre le savoir et la mémoire . C’est parce qu’elle est hors-médiation qu’elle n’est pas symbolisable, qu’il est difficile d’en parler. Mais alors, comment est-elle partageable ? C’est une rencontre où l’on ne peut pas dire que ce que l’on éprouve a été éprouvé par l’auteur. On reconnait un sentiment que l’on n’avait jamais vraiment identifié, mais on ne peut pas dire que l’auteur a ressenti la même chose. Même si on se sent mis en relation, cela ne va pas jusqu’au sentiment que l’on a quelque chose en commun.L’expérience esthétique nous met à l’épreuve de la séparation. Chacun va faire l’expérience pour soi.

2. Kant   : La notion du beau et du sublime  

Kant parle du beau, mais il s’intéresse aussi du sublime. Il les distingue. Le sentiment de beau n’est pas le même que le sentiment du sublime. Le beau se trouve plutôt dans l’art, et le sublime dans la nature. Le sentiment du beau est relatif à des formes. Le sentiment du sublime est plutôt relatif à l’informe, à ce qui n’a pas de forme, à quelque chose qui nous dépasse, qui est plus grand que nous. Le sentiment du sublime va s’éprouver, par exemple, lorsqu’on est pris dans une tempête mais que l’on est à l’abri. On retrouve cette idée de spectacle. Cela a donc à voir avec la mort, un sentiment d’être noyé. Les sentiments du beau et du sublime sont donc liés à des affects : le beau est lié au plaisir alors que le sublime est lié à la peur, la peine, etc.

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Pour Kant, dans le sublime, l’imagination défaille. Notre imagination ne peut pas suivre, elle atteint ses limites. Ce qu’on voit est au-delà de ce que l’on peut imaginer, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on est devant un tableau (beau). L’entendement, la compréhension, sont interrompus. Si l’imagination défaille, c’est parce que ce qui est ressenti, c’est quelque chose qui est infini, et on ne peut se représenter l’infini. Mais on a le sentiment qu’on pourrait presque atteindre cet infini. Il y a donc une forme de déchirure pour Kant : le sentiment que l’imagination ne peut plus suivre, et le sentiment que l’on a de toucher à quelque chose d’infini dans notre esprit. Ce rapport paradoxal à l’infini (on peut presque y toucher mais on ne peut l’imaginer) est caractéristique du sublime et de la déchirure que l’on va éprouver. On est donc sans cesse renvoyer à soi-même devant ce spectacle immense.Tout ce qui renvoie à la surprise, le dépaysement, etc. se trouve du côté du sublime. Il faut conserver le terme « expérience esthétique » pour tout ce qui relève du sublime, et le terme « émotion esthétique » pour ce qui relève du beau (car pas d’épreuve, de transformation).Pour J-C. Nancy, peut-être que le sublime n’existe pas tout seul, mais seulement en relation avec le beau. Ce qui nous touche dans le beau serait ce qui relève du sublime (différence entre « nous plaire » et « nous toucher »). La question qui se pose est  « est-ce qu’on peut imaginer quelque chose qui serait susceptible de nous toucher tous, de provoquer une expérience esthétique chez chacun » ? Si c’est toujours une expérience particulière, comment expliquer qu’une même œuvre nous plonge dans la même expérience esthétique ? L’art fait médiation. Cette idée est-elle fondée ?

3. Conclusion

En résumé, l’expérience esthétique est donc hors-médiation mais elle nous dispose à l’autre. Elle nous renvoie donc à un isolement qui nous met face à l’altérité. On reconnaît qu’il existe quelque chose qui n’est pas nous, qu’on n’aurait pas pu imaginer. L’expérience esthétique a à voir avec l’idéal.Dans le cas du sublime, l’idéal renvoie à quelque chose d’infini. Dans le cas du beau, l’idéal renvoie d’avantage à une forme, une harmonie. Par exemple, la publicité joue sur un idéal relatif au beau. Si le beau est du domaine de la règle, cela signifie que l’idéal relatif au beau est susceptible d’être représenté.C’est le partage d’un imaginaire qui nous permet de vivre ensemble. Comment peut-on concevoir le lien entre le singulier et le collectif à partir du point de vue esthétique ?

III. La relation entre le singulier et le collectif par la médiation

1. Point de vue de Kant

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Kant va analyser le rapport singulier/collectif dans son principe, c’est-à-dire comment il doit être pour rendre compte du fait que le plaisir esthétique est communicable. Comment doit être le plaisir esthétique pour que je puisse rendre compte de ce que j’observe dans la réalité ? Il s’intéresse donc au niveau transcendantal, et non au niveau empirique.

Le sens commun   :

Le sens commun tel que le définit Kant (« sensus communis ») n’est pas le « bon sens ». Pour Kant,

- Le plaisir esthétique est communicable.- Or, la sensation est toujours singulière. - Il n’y a pas de concept, d’argument pour le jugement du beau. - Ce qui rend le plaisir communicable, c’est quelque chose qui

est en nous. Ce « quelque chose », Kant l’appelle le sens commun.

Le sentiment de plaisir, pour Kant, est tout entier dans le présent. Il se communique sans l’intermédiaire du langage, par exemple, il se communique par la voix. Il s’agit là d’une communication muette, qui est aussi celle des animaux (Aristote). C’est une communication sentimentale car on communique des affects. La peinture, par exemple, peut nous affecter à travers le geste, le mouvement. Quelque chose peut nous affecter dans cette peinture, on peut éprouver un plaisir, une peine, sans la médiation du langage. On peut faire voir quelque chose qu’on ne peut transformer, qu’on ne peut utiliser. Pour Kant, ce sentiment ou affect que la peinture va nous transmettre ne sert à rien, « l’art est désintéressé », il ne sert à rien puisqu’on ne peut pas se l’approprier.Il n’y a pas d’appropriation possible du plaisir, on ne peut pas le faire sien une fois pour toute. C’est pour cela que Kant va dire que le plaisir est désintéressé, il n’est pas utilisé en vue de quelque chose.

Néanmoins, la sensation est singulière, lorsqu’on éprouve quelque chose, on l’éprouve pour soi-même. Cette sensation ne peut pas s’universaliser, tout le monde ne va pas nécessairement éprouver la même sensation.

Il n’y a pas de concept qui intervient dans le jugement esthétique, sinon on pourrait argumenter et prouver le beau, ce qui est impossible. On ne peut pas théoriser cette individualité. Le jugement esthétique, la beauté, n’a pas de référent réel. S’il n’y a pas de référent, il n’y a pas de preuve. La beauté n’est donc pas dans l’objet, mais dans le jugement lui-même, dans la relation entretenue avec cet objet. Les propriétés esthétiques sont donc dans le jugement de goût.Le jugement esthétique fait l’objet d’un partage qui a lieu hors argumentation. Il relève donc d’un autre univers que celui de la science.

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Si d’un côté l’art ne relève pas d’une connaissance, et que néanmoins il est susceptible d’être partagé, cela signifie que l’unanimité est impliquée dans chaque jugement de goût. Il y a donc un sentiment esthétique commun aux humains. Kant distingue le beau et l’agréable. L’agréable est toujours relatif à ce que l’on éprouve soi-même, aux goûts de chacun. Le beau, quant à lui, suppose toujours une forme de communication intersubjective. Je suppose toujours la possibilité de communiquer à autrui ce que j’éprouve, qu’il trouve cela beau également. Lorsque l’on dit que quelque chose est agréable, on n’attend pas l’assentiment des autres.

C’est à partir de là que Kant estime que le sentiment du beau est universel (doit pouvoir être éprouvé par chacun) et nécessaire (doit se produire). Le sentiment du beau est nécessaire car il est relatif à une norme que l’on ne trouve jamais. La vérité sera toujours universelle. Le jugement esthétique est également universel, mais seulement en puissance. Cela signifie que son universalité n’est pas la même que celle d’une vérité. C’est une universalité toujours en attente, possible. Ce qui pour Kant est universel, c’est le sens commun qui constitue cette norme indéterminée à laquelle se réfère le beau. Un exemple de cette norme indéterminée : lorsqu’on éprouve le sentiment du sublime. Ce n’est pas un sentiment pour un objet que l’on éprouve, mais le fait que grâce à cet objet, on va se sentir humain et appartenir à la communauté humaine. Ce sentiment est universel d’une part, et d’autre part relatif à ce sens commun. Pour Kant, le jugement esthétique est empiriquement personnel (c’est toujours à nous que cela arrive), mais il est transcendentalement nécessaire (il doit toujours pouvoir arriver). Il faut donc référer le jugement esthétique à une forme d’unanimité.Il ne s’agit pas d’une universalité empirique, sinon tout le monde devrait trouver beau la même chose. Cette universalité est en puissance, en attente, chacun a la possibilité de trouver l’objet beau. Cette universalité n’est jamais réelle, mais elle est exigée dans chaque sentiment esthétique, chaque jugement de goût. Cette universalité est relative au fait que l’entendement et l’imagination de chaque sujet s’accordent harmonieusement. C’est cet accord entre facultés que Kant va appeler le sens commun. Cet accord est en chacun de nous. C’est donc dans la nature de l’homme de pouvoir éprouver un sentiment esthétique. Ce rapport d’unisson des facultés fait le lien entre le pouvoir de comprendre et la liberté d’imagination. L’art occupe ainsi une position intermédiaire entre la sensibilité et la pensée.

Le sens commun nous prédispose aussi à la sociabilité, il nous prépare à vivre ensemble. Pour Kant, « le sens commun est une faculté de juger qui tient compte du mode de représentation de tous les autres êtres humains ».

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Il ne s’agit pas de comparer son jugement à celui des autres, mais il s’agit, à travers le jugement esthétique, de se mettre à la place de n’importe quel autre homme. Je me mets dans la position de pouvoir partager ce sentiment avec n’importe quel autre homme, je tiens compte de sa représentation. Il y a donc une sorte d’assentiment universel qui n’existe pas dans la réalité. Pour rendre compte du fait que le jugement esthétique est communicable, on doit postuler l’universalité du jugement de goût, que celui-ci doit se référer à une communauté universelle. Le jugement esthétique fait partie de ce qui nous fait homme, il y a donc une dimension sociale importante. L’universalité est donc bien une idée de communauté pour laquelle il n’y a pas de preuve d’existence.

Critique de Bourdieu   :

Quand Kant parle de sens commun, ce qui est commun n’est pas observable, mais c’est une capacité de l’esprit. Kant cherche à promouvoir les conditions d’une communauté humaine idéale. Bourdieu va critiquer Kant dans « La distinction ». Pour lui, Kant amalgame n’universalité à l’univers des gens distingués, il confond une sphère particulière à une sphère universelle. Les normes de la bourgeoisie ne sont pas universelles. Pour Bourdieu, le plaisir est matière de conditions sociales et de domination. La bourgeoisie impose ses normes. Le goût est aussi une affaire de distinction, c’est une manière pour la classe dominante d’assoir sa domination. Il reproche à Kant d’avoir penser une universalité qui s’amalgame avec les normes bourgeoises de l’époque. À travers le jugement esthétique, il y a donc une forme d’intersubjectivité (se mettre à la place de l’autre) puisqu’on va utiliser l’œuvre d’art pour se légitimer, pour briller. On va estimer que l’autre va trouver l’œuvre belle et entrer dans une classe sociale.

Esthétique et politique   :

Kant va parler de la Révolution française. Il cherche à mettre en relation cette exigence de communicabilité que suppose le jugement esthétique avec le projet qui anime la Révolution française. Kant veut isoler ce qui définit l’humain dans l’homme, ce par quoi l’homme est vraiment humain. À travers ce qui est vraiment humain, Kant espère pouvoir désigner une communauté idéale qui est aussi celle que cherche à mettre en place la Révolution. Il va mettre en relation cette communauté idéale avec l’existence politique d’une communauté universelle. C’est à travers cette forme d’universalité que la question esthétique est mise en relation avec la question politique. Le sentiment esthétique rend compte d’une communication intersubjective susceptible de fonder cette communauté idéale. Arendt et Lyotard vont, de leur côté, mettre l’accent sur le côté politique du jugement esthétique de Kant. Dans « La crise de la culture », Arendt estime

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que le jugement esthétique est une faculté éminemment politique parce que celui-ci rend capable de s’orienter dans le monde commun. D’après elle, c’est dans le sentiment de la perte du sens commun dont parle Kant, dans le sentiment d’étrangeté, d’isolement, que réside l’origine du totalitarisme.Lyotard va mettre en avant le fait que cette communauté est essentiellement idéale et inatteignable, et que cette communauté idéale doit nous « guider vers ».

Une communauté affective :

Le sens commun est ce sentiment présent en tout être humain. Quel type de communauté va-t-il produire ?Il faut d’abord remarquer que le plaisir esthétique ne vient pas remplir un manque ou un désir, il vient « en plus », on ne le cherche pas (pas lié à une volonté). Il est désintéressé. C’est comme si l’esprit découvrait qu’il pouvait faire autre chose que comprendre et vouloir, selon Lyotard. La communauté esthétique n’est donc pas liée à un vouloir, un projet. Elle ne sait pas ce qu’elle veut être. Elle ne doit pas non plus s’entendre comme une manière d’unifier la diversité (elle ne cherche pas à réunir tout le monde). Autre caractéristique, c’est une communauté qui se constitue sans médiation. Le sentiment esthétique est lui-même le message, il ne transmet rien d’autre que lui-même. Du coup se pose la question de l’usage que l’on va faire de l’art pour recréer du lien social.Pour Parret, le sujet, quand il éprouve le sentiment esthétique, va se sentir lié à l’ensemble de l’humanité, il va se sentir humain. Il se sentira humain par le sens commun, par la manière dont il est affecté. C’est pour cela que Kant parle d’une communauté « affective », et pas fondée sur la raison. Donc, quand Kant parle de sens commun, le « commun » ne désigne pas quelque chose d’objective que l’on aurait en commun, mais bien « communicable ». Cette communauté sentimentale n’est pas constituée de sujets, il faudrait donc parler d’une communauté de non-sujets, d’autant plus que, puisque ce sentiment est universel, il ne se rapporte pas à une individualité. La connaissance, elle-même, relèverait aussi de ce sens commun. Il y a donc un rapport entre connaissance et jouissance esthétique.

La communauté affective ne peut pas exister « de fait ». La pire chose qu’il pourrait arriver serait de contrôler les affects des individus. En effet l’affect est quelque chose d’intime, de plus on ne peu le vérifier. Vouloir produire cette communauté est nécessairement criminogène. Il faut donc différencier une réflexion sur les principes et une réflexion empirique.

Conclusion :

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Le sens commun est pris dans une tension entre la sensation (le singulier) et la communauté (le collectif).Ensuite, le sens commun prédispose à la socialité en tant que communauté affective. C’est pour cela que Parret nous parle de prédisposition à vivre en société. C’est ce qui nous permet d’être en relation les uns avec les autres, de se mettre à la place les uns les autres, et donc de communiquer.Le sens commun renvoie donc à une forme « d’être ensemble », mais dans l’absence. En effet, on n’est pas présent au même endroit au même moment. Cet « être ensemble » n’a pas de projet au sens où le plaisir esthétique est désintéressé, où il vient « en plus ».« Sens commun » signifie donc « en principe communicable ». J-L. Nancy propose que ce qu’on a en commun, c’est justement de partager quelque chose dont on ne sait pas ce que c’est, le partage de quelque chose qui nous tient un peu séparé de soi-même. Le sens commun serait le fait d’être séparé de soi-même, d’être mis en rapport avec le sentiment de la séparation. Il est question d’éprouver pour soi-même quelque chose dont on a du mal à parler, et ce serait cela que l’on a en commun.

2. Point de vue de Habermas

On retrouve la question du sens commun et de l’universalité chez Habermas. Beaucoup de choses ont été considérées comme universelles dans l’histoire. Habermas ne va pas se fonder sur une communauté affective mais sur une communauté rationnelle.

Habermas fait partie de l’école de Francfort. Cette école fait une critique de la raison instrumentale. Il s’agit d’une raison qui n’est pas libre, qui est asservie à une logique économique. Après la 2ème guerre mondiale, on a constaté que la raison était capable du pire. La critique de la raison instrumentale est issue du doute qui a pesé sur la raison. La destruction massive lors de cette guerre n’aurait pas été possible sans la raison et les techniques.L’école de Francfort critique également la culture de masse en tant qu’elle est hégémonique. Le terme « critique » signifie que l’on va mettre à nu le système, qu’on va l’expliciter, il s’agit d’une transformation cruciale. L’école de Francfort se fonde sur 2 héritages : celui du marxisme et celui de la psychanalyse.

Habermas est l’auteur de 2 œuvres principales : « Espace public : Archéologie de la publicité comme démarche constitutive de la société bourgeoise » et « Théorie de l’agir communicationnel » (80’).

L’espace public et la légitimation des normes   :

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Pour Habermas, l’espace public est le champ où va se dérouler la discussion, l’argumentation, qui vont mener à la fondation des cadres institutionnels de la société : les lois et les normes. À travers son livre, Habermas va chercher à comprendre comment une majorité de citoyens peuvent prendre part à des activités de communication qui constituent le politique. La question du politique est l’activité de communication. Il veut comprendre comment les discussions et l’argumentation mènent à des normes qui sont celles de la majorité. Les médias sont au cœur de cette question.

Pour Habermas, l’espace public est né avec le capitalisme au 18ème à partir du moment où on a commencé à discuter des normes et des règles liées au pouvoir politique. Il a remarqué que dans la sphère culturelle était né un espace de discussion, notamment autour des salons et expositions, où on a discuté de ce qui était de l’art et ce qui n’en était pas, ce qui était beau ou non. Ces discussions ont petit à petit envahi le politique, et trouvé une consécration dans différents lieux : le suffrage universel, le parlement, les médias, l’université, etc. C’est dans ces lieux que l’ont a discuté les normes et les règles qui devaient présider aux décisions politiques. Cela est lié au fait qu’à partir de la Révolution française, c’est le peuple qui est souverain.Le principe de publicité est au fondement de l’espace public : pour que la discussion puisse avoir lieu, il faut que les normes et les règles soient rendues publiques. Il faut savoir de quoi on parle pour pouvoir en discuter, et dans l’espace public, c’est la communication (le fait d’être rendu public et d’en parler) et les règles de communication qui vont établir la convenance et la légitimité des règles.

Dans ce cadre-là, Habermas va définir l’opinion publique comme un sujet fictif qui joue le rôle de médiateur entre les citoyens et l’Etat. Cette opinion publique a 2 rôles : celui de pédagogue (elle est censée expliquer) et celui de porte-parole (elle est censée écouter les citoyens). C’est un peu cette ambiguïté qui caractérise le rôle des médias. Ils sont un peu pédagogues (ils nous expliquent les choses) et porte-parole (ils nous représentent). Dans l’espace public, les sujets (citoyens) sont éclairés (informés), ils peuvent alors légitimer les normes et les lois en vertu de l’usage de la raison universelle (celle-ci est la source de l’autorité des lois).

Pour Habermas, ce mode de légitimation s’oppose aux modes de légitimation précédents, c’est-à-dire celui de droit divin, celui des ancêtres, celui des traditions. Ces 3 modes font référence à une origine transcendantale (viennent d’un principe extérieur). Cette autorité est donc intouchable. Dans le cas de l’espace public, cette autorité n’est plus transcendantale puisque les normes et les lois sont décidées par la

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discussion. La discussion, lorsqu’elle est menée par la raison, doit nécessairement aboutir à la meilleur solution possible, ce qui va alors faire consensus (tout le monde va se mettre d’accord). C’est l’opinion publique qui fait les lois et les normes, et qui les soumet au législateur. Cette opinion publique est évidemment instruite, éclairée et formée (par exemple par les intellectuels, les médias). Elle doit être, selon Habermas, émancipée (elle ne doit pas être subordonnée, mais bien libre). Seuls les sujets émancipés peuvent avoir accès à l’espace public.

Mais pour Habermas, ce principe d’espace public a été subverti par 2 éléments : l’administration et l’Etat d’une part, et la puissance économique d’autre part. Les sujets sont aliénés et ne peuvent dès lors plus participer à la discussion de l’espace public. L’espace public a alors cessé d’être un lieu de discussion. L’opinion publique n’est donc plus un lieu de médiateur et il y a donc une dépolitisation de la sphère publique. Habermas parle d’une « confiscation » de l’espace public par l’Etat et les puissances économiques. Il a dans l’idée de décrire une réalité, mais en la décrivant, il souhaite donner aux gens un principe de règles de conduite vers lesquelles il faut tendre.Il faut donc porter les normes à la connaissance de tous (publicité) et acquérir le consensus par le dialogue. Les normes auxquelles ont doit aboutir sont nécessairement impersonnelles et universelles. Comme pour Kant, cette universalité est une obligation si on veut établir une convention collective. La discussion, la communication sont donc absolument nécessaires. Mais qui discute ? Ce sont les sujets éclairés.

Le rôle de la raison :

Quel est le rôle de la raison dans tout cela ? La raison à laquelle Habermas se réfère est celle des Lumières, elle a une dimension éthique car elle est aussi une volonté d’éclairer les esprits pour les libérer de leur aliénation. Habermas postule que c’est par la raison universelle que peuvent se dépasser tous les particularismes, qu’ils soient personnels, individuels, politiques, ethniques, de classes, etc. C’est donc à travers la raison que les sujets vont pouvoir se réapproprier tous les modes de régulation sociale qui étaient auparavant tenus par la religion, la tradition et autres modes de légitimation. La raison nous permet de dépasser nos particularités, elle permet d’objectiver un intérêt commun à tous, l’intérêt général, et donc de fonder cet intérêt général en communauté. L’idée est qu’à travers la discussion, on a fait émerger le bien commun, et lorsque ce bien commun rencontre le consensus, il est légitimé et érigé en loi objective. Il s’agit d’une légitimation par consensus. Ce consensus rend les lois et les normes objectives. Puisque les sujets sont émancipés, ils vont légitimer les normes, car celles-ci sont consensuelles et fondées sur la raison universelle.

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Cela suppose que les sujets que nous sommes soient capables de dépasser les intérêts particuliers et donc d’objectiver quelque chose qui nous est commun à tous.

La communication non-stratégique :

Habermas essaye de mettre à jour les conditions de possibilité d’une communication sans contrainte, c’est-à-dire une communication qui n’est pas déterminée par les intérêts particuliers et la passion, ni par le désir de pouvoir.Cette communication sans contrainte, Habermas va en parler comme une communication non-stratégique (qui ne vise pas un objectif caché). Il n’y a donc pas de non-dit, la communication est ouverte et sincère. Pour Habermas, la nature première de la communication est d’être non-stratégique. Ce n’est que par accident, de manière secondaire, que la communication va être stratégique. La communication est donc, par nature, d’abord non-stratégique. Quelqu’un qui dans une discussion a une attitude stratégique doit nécessairement, pour arriver à ses buts, cacher le caractère stratégique de sa communication. La communication stratégique se cache donc toujours, elle est masquée par les individus. La communication entre sujets et qui aboutit à des normes est donc non-stratégique.L’approche d’Habermas est utopique puisqu’il postule que les sujets qui y participent agissent sans intérêts particuliers. Il est rare de voir quelqu’un agir sans intérêts et sans passion.

Apports et problèmes du modèle d’Habermas :

La théorie d’Habermas comporte quelques problèmes   :

- Tout d’abord, son modèle suppose qu’il y ait une forme de relation directe et presque transparente entre la discussion et l’action.

- Deuxièmement, toutes les normes sociales ne sont pas discursives, elles ne peuvent pas faire l’objet d’une discussion.

- Autre remarque, les sujets ne sont pas de purs sujets de raison. Ensuite, son modèle ne peut pas prendre en compte l’irresponsabilité ou irrationalité de l’opinion publique, qui elle, est variable.

- Le genre politique est fondé sur le conflit et la division, beaucoup plus que sur la discussion libre et rationnelle. Ce conflit, certains le comprennent comme éminemment constitutif du conflit politique et supposent que le consensus n’est pas un objectif. Devons-nous avoir un consensus, ou pouvons-nous conserver plusieurs systèmes de normes ? Sur quoi peut-on aboutir à une discussion si les systèmes de normes sont différents ?

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Néanmoins, le modèle d’Habermas met en lumière de nombreux points importants   :

- Il met en évidence le fait que l’activité de communication est fondatrice des sociétés, des différents dispositifs (médias, parlement).

- Son modèle montre également comment les normes et les lois ont une objectivité propre (par quel processus elles acquièrent leur objectivité).

- Troisième élément important, son modèle s’oppose au concept de la raison instrumentale. La raison instrumentale n’a pas besoin d’être validée par les normes, son seul objectif est le rendement.

- Habermas montre aussi que le capitalisme, en détruisant l’espace public, détruit cette instance de médiation qu’est l’opinion publique, et du coup, perd toute possibilité de se référer à l’universalité. À travers cette démonstration de ce qu’est l’espace public, Habermas met en évidence la relation entre le capitalisme et les normes. Dès lors que les seules normes se réfèrent à l’utilité, à la performance, et non pas à des normes éthiques, il y a une perte du sens du collectif et donc perte du sens du politique, et donc crise politique ou sociale.

L’institution :

L’institution, dans le système d’Habermas, a donc bien ce rôle de tiers. L’institution, c’est le miroir de la société. On n’est pas dans un simple rapport d’intersubjectivité, où la relation n’est pas fondée sur l’identité mais sur l’appartenance. L’institution, en fonctionnant sur la communication médiatée, donne sens au collectif. Toutes les manifestations de l’institution vont rendre la société visible à ses membres. Ce procédé permet aux individus de s’approprier cette société dans laquelle ils vivent, ils s’en sentent membres. Toutes les sociétés ont besoin de se rendre visibles à elles-mêmes. C’était par exemple le rôle de la tragédie antique, des cérémonies politiques et sociales, etc.

Position de l’art :

La question de l’art pose problème à Habermas. Il va postuler la séparation des différentes sphères du beau, du juste et du vrai. Il va isoler l’art et en faire une sphère autonome par rapport au monde social, ce qui fait que, de son point de vue, l’art n’est pas impliqué dans les changements sociaux, et qu’il a lui aussi une valeur universelle. Ce qui manque chez Habermas, c’est le rôle du corps, de l’imaginaire. De plus, les affects sont oubliés. Il s’agit d’une communauté idéale, rationnelle, dans laquelle il n’y a pas de place pour la différence puisque l’objectif est de supprimer l’altérité pour aboutir au consensus. Tout le monde est donc

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susceptible de partager les mêmes normes. Dans ce type de communauté, on se rend compte que le principe de médiation est bien l’indistinction (comme le disait Lamizet). On ne distingue pas les individus, ils sont considérés comme équivalents. Il est difficile de s’identifier à cette communauté, contrairement à celle de Kant. Il n’y a évidemment pas non plus de place pour le plaisir, élément constitutif du modèle de Kant fondé sur le jugement de goût. Mais quelle peut être la relation entre l’art et cette dimension institutionnelle des normes ? Pour Habermas, on n’a pas nécessairement besoin de l’art pour fonder une société.

Habermas vs Lyotard   :

Il y a eu un débat entre Habermas et Lyotard sur l’universalité des normes.Pour Lyotard, nous sommes passés, au 20ème, à une société dans laquelle les « grands récits » (système général de normes qui dicte les manières de faire la science) ont perdu leur légitimation. Lyotard identifie 2 grands récits de la Modernité :

- Le 1er de ces récits est le récit d’émancipation des Lumières qui légitime la science et amène le progrès.

- Le 2ème grand récit de légitimation est la philosophie spéculative. Notre société est dite post-moderne car nous ne sommes plus dans ces grands récits.

Les causes de la disparition de cette légitimation sont :

- La remise en question du discours philosophique. - La fin de la colonisation, qui n’autorise plus à concevoir l’existence

de normes universelles. La décolonisation a mis en évidence la pluralité des normes. Il devient impossible de croire en des normes universelles. En d’autres termes, il n’y a plus d’histoire universelle, mais bien des histoires particulières. Il n’y a plus de point de vue unique sur l’histoire (occidental), mais il y en a plusieurs.

Nous sommes donc dans une société post-moderne où ces 2 grands récits de légitimation n’ont plus de valeurs. Notre société se caractérise par la pluralité des normes, ce qui est contraire au modèle d’Habermas. Pour Lyotard, il n’est pas possible de trouver une « métanorme » qui permette de mettre tout le monde d’accord. Pour lui, le consensus n’est pas un objectif de la discussion, ce n’est pas sa fin, mais bien un état possible de cette discussion. Ainsi, Lyotard estime que les thèses d’Habermas ne sont qu’un grand récit de plus, qui prolonge le récit d’émancipation mais qui ne peut pas fonder l’existence d’une communauté universelle car on n’a pas de métanorme permettant de mettre tout le monde d’accord. Il n’est pas possible de trouver des normes sur lesquelles

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tout le monde serait d’accord. La raison ne peut plus fonder la base ultime sur laquelle on pourrait fonder des discussions.

On peut se demander comment Lyotard peut être sûr que les grands récits ont perdu leur légitimité. Il faudrait que Lyotard, pour affirmer cela, se base sur un critère. À partir du moment où aucune norme n’échappe à la critique, il n’y aura plus de norme susceptible de fonder la communication, il n’y a plus de différence entre la théorie et l’idéologie. Toute théorisation est simplement une idéologie, il n’y a plus de différence, ce qui constitue tout de même un problème. C’est notamment le reproche qu’Habermas va faire à des philosophes tels que Lyotard, Foucault et Deleuze. Foucault a voulu montrer comment, à certaines époques, se constituaient les bases sur lesquelles était fondée la connaissance (« epistemé »). Ces bases varient au cours du temps, et elles sont contingentes. Elles n’ont pas de valeur en dehors de celle que la société leur donne. Foucault remet en question la valeur universelle de la raison, toutes les cultures ne fondent pas la connaissance sur le même raison.Habermas reproche à Lyotard et Foucault que leur travail ne leurs permet pas de dire que l’on doit aller dans une direction plutôt que dans une autre. Or, Habermas cherche à mettre en évidence les règles que nous devons suivre. Pour Habermas, ce sont des « néo-conservateurs », leur travail ne s’inscrit pas dans une logique de progrès. Il estime également que les 2 philosophes ont une peur de s’inscrire dans un nouveau grand récit, et donc dans quelque chose qui les dépasserait, les amènerait à dire « nous ». Leur théorie ne permet pas de dire « nous ». Il estime donc que leur théorie rend impossible l’identification à une communauté.

Lyotard a beaucoup travaillé sur la notion de sublime chez Kant, ainsi que sur celle du différend (// désaccord). Pour lui, un différend est « un tort qui ne peut pas être réglé dans la langue de la victime ». Il va prendre l’exemple des victimes de l’Holocauste. Pour celles-ci, il est impossible d’obtenir réparation parce qu’elles sont dans l’incapacité de rendre compte de ce qu’elles ont subi, il y a donc un différend. Il est impossible de trouver une norme ou une langue commune susceptible de traduire une langue dans une autre.C’est par exemple aussi le cas des mauvais traitements envers les animaux.Reconnaître le différend, c’est reconnaître que dans beaucoup de cas, il n’y a pas de langue commune, et que c’est la langue du plus fort qui domine. Il y a de nombreux cas, par exemple, où le peuple n’a pas la parole, ou que celle-ci n’est pas reconnue comme valable. Il y a donc de nombreux cas où il est impossible de faire médiation. C’est ce qui va amener Lyotard à la question du sublime. Celui-ci suppose la désorganisation, la défaillance, alors que le beau permet le rassemblement.

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Pour Habermas, Lyotard garde une stupide idée de gauche qui est que l’art permet d’échapper aux institutions et qu’il faut les remettre en question. Pour Habermas, cette idée va dévaloriser le consensus puisqu’il est considéré comme suspect. Pour lui, Lyotard est un intellectuel qui ne veut pas se compromettre avec la masse, il cherche toujours à dévaloriser ce qui n’est pas de l’ordre de l’accord. Pour Habermas, si on veut servir des fins sociales, si on veut s’inscrire en tant que chercheur dans le progrès social, il ne faut pas, comme le fait Lyotard, chercher des façons sublimes de se détacher de l’intérêt général, mais au contraire travailler à découvrir des façons belles d’harmoniser les intérêts. C’est à travers le beau que l’on sert des fins sociales, et non pas en valorisant l’expérience singulière, individuelle. En définitive, ce débat porte sur la question de l’universalité.

3. Point de vue de la phénoménologie et de Merleau-Ponty

La phénoménologie pose la question de l’intersubjectivité (comment peut-on concevoir la relation entre 2 sujets). Elle s’intéresse à la perception et au corps ; réflexions laissées de côté par Habermas. Elle cherche à formaliser une forme d’intersubjectivité qui n’intègre pas l’institution, et qui passe notamment par le rapport entre les corps. Le rapport à l’autre ne passe pas seulement par le langage, le décodage. On aboutit à une communauté de fusion, par opposition à une communauté de jonction (les uns à côté des autres).

Merleau-Ponty représente la phénoménologie en France. Pour lui, le langage ou la pensée ne viennent pas exprimer par après quelque chose qui existerait avant eux, mais aussi bien le langage que la pensée constituent, avec le corps, un langage corporel, un « vécu » corporel, « le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis ». Percevoir le monde ne se fait pas par la pure pensée, mais bien à travers le corps. De même, un objet du monde n’existe pas en soi, il n’existe qu’en tant qu’il est pris dans ma perception. C’est ce que désigne le concept d’intentionnalité (la conscience va vers le monde). Nous sommes donc liés aux objets du monde à travers cette intentionnalité. Ces objets ne nous apparaissent qu’en tant qu’ils sont pris dans la relation que nous avons avec eux. Ce qui existe d’abord, c’est le fait que nous sommes reliés aux objets et au monde par cette intentionnalité, et que les objets existent « pour » les sujets. On ne peut pas les concevoir ni les connaître en soi. Les êtres existent ainsi dans leur rapport à autrui. La relation est primordiale. Nous ne pouvons connaître les objets et les autres sujets qu’à travers notre perception.

La vision   :

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Merleau-Ponty va essentiellement s’interroger sur la vision. Il va utiliser celle-ci pour décrire notre rapport au monde et aux autres. Pour lui, il y a quelque chose de particulier dans la vision. On ne pourrait pas voir si, d’une certaine manière, on n’y était pas préparé, si on ne « baignait » pas déjà dans la vision. Il faut imaginer un milieu invisible entre nous et les choses qui ferait naître ensemble le voyant et le vu.Ainsi, la vision est déjà préparée. Elle se précède d ans l’œil, elle se préexiste, et pour lui, voir c’est « avoir à distance ». La vision me met en relation avec le monde. Dans cette relation, l’objet et moi sommes du même milieu parce que nous appartenons au milieu du visible. Le monde et moi appartenons donc à un même élément qui est que nous sommes visibles. Cette appartenance au monde visible fait en sorte que je puisse voir le monde. Tout cela fait que le monde est donné, de telle sorte qu’on peut l’appréhender. On ne pourrait pas voir si le monde ne nous était pas donné.

La perception consiste pour Merleau-Ponty en une forme de sympathie envers ce qu’il appellera la « chair du monde ». Le sujet est lui aussi matériel, et l’objet que je regarde est déjà pris dans la perception parce que mon corps et lui appartiennent à la même chair du monde, parce qu’ils sont visibles. Il va citer de nombreux artistes peintres, dont Cézanne. Celui-ci disait « le paysage se pense en moi et je suis sa conscience ». Le paysage n’est donc pas « là-bas », mais il naît avec moi. La vision est donc à la fois distance et intimité. Le rôle du peintre est de cerner et projeter ce qui se voit en lui. Entre le peintre et le visible, les choses s’inversent, par exemple, ce n’est pas le peintre qui regarde la forêt, mais bien la forêt qui regarde le peintre. Pour Merleau-Ponty, le peintre fait écho à la chair du monde à travers son propre corps. Le monde et le peintre naissent en même temps. Ils naissent de la vision qui les fait surgir. Pour lui, la vision pourrait se définir ainsi : « une chair accueille l’image d’une autre chair ».

L’intersubjectivité :

L’art peut être, d’une certaine manière, le vrai par rapport à l’autre. Nous sommes à la fois voyants et vus, nous baignons dans le visible. C’est ce qui fait que mon corps va accueillir le corps de l’autre. Lui comme moi pouvons nous voir nous-mêmes, nous pouvons nous toucher nous même, car chacun d’entre nous est partagé par le fait d’être à la fois sujet et objet de la perception. C’est pour cela que nous pouvons entrer en relation les uns les autres. L’intersubjectivité tient donc du fait que l’autre est comme moi, et que je suis comme l’autre. Je suis un autre à moi-même, je fais l’expérience d’être un autre pour moi-même. L’intersubjectivité existe parce que

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chacun d’entre nous peut à la fois être vu et voyant. C’est pourquoi le lieu de la communauté, pour Merleau-Ponty, est la poignée de main. C’est dans cette relation où je suis « comme un autre » que peut naître l’intersubjectivité. Je me sens sensible comme l’autre est sensible pour moi.

La communauté fusionnelle :

On peut parler de communauté fusionnelle ici parce que Merleau-Ponty fait référence au bonheur d’être là au milieu des choses. Son expérience de l’autre est une expérience de la rencontre. Cette communauté peut être rapprochée à la communauté des amants, selon Nancy. À ce propos, Merleau-Ponty parle « d’inter-corps ». Il s’agit d’une manière de ramener le social au sensible. Il « sensibilise » le social, tandis que Kant faisait l’inverse puisqu’il s’agissait pour lui de socialiser le sensible (dimension sociale du sensible à travers le sens commun).Pour décrire la médiation esthétique, il faudrait recourir aux 2 approches.

4. L’école de Francfort   : Walter Benjamin

Benjamin va s’intéresser à la culture de masse et au système de reproduction et de diffusion des œuvres. Il s’intéresse du coup au rôle de l’art dans nos sociétés. Parmi les fondateurs de cette école, on trouve Adorno, Horkheimer, Marcuse, etc.

L’attitude que va avoir l’école de Francfort par rapport à l’art va être ambigüe. Elle va en général considérer l’art comme une diffusion des valeurs bourgeoises. Elle considère également le plaisir de l’art comme un plaisir bourgeois, antisocial (isole les individus) et religieux. En même temps, l’école de Francfort critique la raison instrumentale et estime que « la domination est dans la raison comme le ver est dans le fruit ». La raison peut toujours être utilisée pour la domination. A cette raison instrumentale, on oppose le jeu (le ludisme des enfants imitant les choses). Le jeu s’oppose au sérieux. Il faut réactiver ce ludisme de la réalité, et ce pour échapper à la raison instrumentale. Mais il y a aussi l’art : le plaisir esthétique est aussi une force qu’on peut opposer à la raison. Ce plaisir est une manière aussi de lutter contre la force de la raison instrumentale.Pour Adorno, l’art a une force de contestation, il permet de lutter contre les institutions, mais en même temps, il reflète la réalité sociale, les forces en jeu dans la réalité sociale. L’art est donc à la fois le symptôme et le remède de la domination. Il reflète la société mais en même temps il la critique.

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Cette ambiguïté, on va le retrouver chez Benjamin. On retrouve ces 2 dimensions dans la médiation esthétique : celle du plaisir qui remet en question et celle de la norme à partager.

La notion d’aura :

Cette notion permet de mettre en relation l’œuvre d’art avec la société, le collectif. Il a proposé le concept d’aura et de sa destruction. Ce concept va avoir un énorme succès, à tel point qu’il perdra de sa substance (on l’utilise pour tout et n’importe quoi, ça marche toujours). Pour Benjamin, la société est toujours en retard sur l’évolution technique, cela pose des problèmes. À un ordre technique donné correspond une société archaïque et inadaptée. Pour lui, l’art fait partie de cette inadaptation, et ne fait qu’entourer d’illusion nostalgique cette évolution technique. L’art « interdit » l’évolution de la société, il retarde l’évolution sociale et maintient la société dans une illusion. Il va donc chercher à revendiquer la destruction de l’aura des œuvres d’art. Mais cette volonté de destruction sera de moins en moins vigoureuse. Il va en réalité être de moins en moins convaincu de la réalité de destruction de l’aura, et cela pour plusieurs raisons (notamment liées à la montée du nazisme).

Le terme « d’aura » apparaît pour la 1ère fois dans le texte « Petite histoire de la photographie ». L’aura y désigne quelque chose comme « la magie du réel qui perce l’image », c’est-à-dire le hasard des circonstances, de l’instantané qui échappe à la technique, et qui apparaît dans l’image de manière inattendue. Il y a du réel dans la représentation. Pour Benjamin, l’aura désigne une « singulière trame d’espace et de temps », un ici-et-maintenant singulier, quelque chose qui ne se reproduit pas. Pour lui, l’aura est « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Il donne l’exemple d’une chaîne de montagne qu’on voit dans le lointain. Suivre du regard la ligne de cette chaîne de montagne ou l’ombre projetée d’un arbre, c’est respirer l’aura de l’arbre ou de la montagne. L’aura est donc quelque chose qui me touche, tout en restant à distance. De plus, on peut l’incorporer. C’est donc quelque chose qui renvoie à la présence et en même temps à la distance.Cela rappelle la notion de vision de Merleau-Ponty où voir, c’est avoir à distance. Si je peux respirer l’aura de la montagne, c’est parce que nous appartenons à la même chair du monde.

La valeur cultuelle de l’œuvre   :

S’agissant de l’œuvre d’art, Benjamin va associer l’aura à l’authenticité de l’œuvre. L’aura pointe vers le réel, dans le sens où l’aura d’une œuvre d’art,

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c’est aussi son caractère unique, original, qui fait que l’œuvre peut être un témoignage. Elle est liée au corps de l’artiste qui fait qu’elle témoigne d’une coprésence. Cela explique pourquoi les originaux ont tant de valeur. Pour Benjamin, cette aura est donc attachée à la valeur « cultuelle » de l’œuvre, par rapport à sa valeur d’exposition. La valeur cultuelle de l’œuvre est celle qui est relative au culte et donc toujours à une tradition. Cette valeur a un fondement théologique. Benjamin estime que l’œuvre d’art est attachée à un culte. Il prend l’exemple des statues qu’on promène en ville lors des processions. Celles-ci sont le reste du temps cachées. Elles représentent d’avantage que les autres œuvres d’art, elles ont un statut magique car elles sont en relation avec le religieux. On fait allusion ici à une forme de présence de la divinité à travers l’art. La présence de l’artiste à travers l’art, ou celle d’un Dieu, c’est la même chose. L’œuvre a valeur d’indice car sa présence signifie la présence de la divinité, elle a été en contact avec la divinité ou l’artiste (celui-ci l’a produite, l’a touchée). C’est ce qui distingue également l’original de la copie. C’est ce que Benjamin appelle l’aura de l’art. L’aura renvoie à l’unicité et à l’authenticité (voir livre).Pour qu’une œuvre conserve son aura, il est souvent nécessaire qu’elle ne soit pas accessible en permanence aux foules. Or, petit à petit, on est passé à des œuvres de plus en plus accessibles.

La valeur d’exposition de l’œuvre et la destruction de l’aura   :

La valeur cultuelle s’oppose ici à la valeur d’exposition. Dans ce cas, la valeur d’une œuvre lui vient de ce qui peut être vu du plus grand monde. Dans ce même cas, la reproduction détruit l’aura. L’exposition de l’œuvre est liée à un ensemble d’évolutions sociales et techniques qui font que l’œuvre va se rendre plus proche des publics. L’œuvre va sortir de son « halo », de son « écrin » pour aller vers les publics. Pour Benjamin, cette évolution a 2 explications :

Elle est liée aux techniques de reproduction. On peut alors reproduire une œuvre en masse.

Elle est aussi liée à l’évolution sociale qui voit la naissance de mouvements de masse, et qui ont le désir de posséder l’œuvre (pour l’accrocher dans leur salon par exemple).

La valeur d’exposition est, pour Benjamin, politique car il y a pour les masses une revendication de voir leur image reproduite. Il prend l’exemple du cinéma :

Le cinéma est une production collective. Le cinéma est par essence un art de masse (car trop cher pour être

vendu à une personne). Le cinéma doit toucher les masses pour être rentable.

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Le cinéma réduit la différence entre l’auteur et le public. L’auteur perd sa position de « sacré ». Le public n’est plus passif.

De cette façon, tout le monde peut être filmé et devenir acteur. Il y a une revendication des masses de se voir à l’image, estime Benjamin. Cela permet aux masses de prendre connaissance d’elles-mêmes, et de prendre conscience d’elles-mêmes en tant que masse. Elles se « voient ».

Par sa dimension collective, le cinéma a une essence révolutionnaire. Il va permettre une critique de la notion même d’art. Pour Benjamin, l’art doit devenir une « marchandise », au sens où c’est une manière de renoncer à l’Oeuvre, à l’aura de cette œuvre. Il s’agit  d’une étape nécessaire pour que le cinéma participe à l’évolution sociale de l’art. L’art peut avoir une valeur politique à condition qu’on substitue la valeur d’exposition à la valeur cultuelle, à condition que l’on détruise l’aura. C’est aussi ce qui permet de combattre la religiosité de l’art. Benjamin revendique le fait que l’art soit une marchandise et qu’il soit intégré à la vie de tous, des masses.C’est aussi quelque chose qu’on trouve chez Marx. La séparation de l’ art et du travail est pour lui une valeur bourgeoise. Pour lui, l’art doit être intégré au travail. Le travail « bien fait » intègre une valeur artistique.

Pour Benjamin, la fonction de l’art est du coup de modifier les rapports sociaux en modifiant la perception. En proposant aux masses de se voir elles-mêmes, il s’agit d’une modification de la perception. On voit le monde autrement. L’évolution technique est toujours en avance sur l’évolution sociale. Il faut intégrer ce changement technique pour changer la société. La société est donc toujours en retard sur la technique, et la technique produit des modifications sociales. Il faut donc enregistrer le déclin de l’aura et par là, le changement des rapports sociaux induits par l’art.L’art va alors avoir d’autres fonctions, et il est nécessaire d’en prendre acte pour avoir une autre conception sociale de la société. La reproductibilité technique nous permet de modifier la conception de l’art. Pour Benjamin, les choses ne se déroulent pas si facilement, il essaye alors de nous mettre en garde contre le retour de l’aura, par exemple les nouveaux cultes naissant pour les acteurs, les sportifs, etc. Il voit la montée du fascisme qui exploite l’aura, ce fascisme donne aux foules le culte de leur propre image. Il donne aux masses une image d’elles-mêmes de nouveau rendue à l’aura, on leur propose de célébrer leur image en tant qu’origine originale, en tant que cette image révèle leurs racines. L’image est donc de nouveau intégrée à un culte. Le fascisme combine ainsi la reproductivité des masses et l’aura, l’artiste est remplacé par le peuple. Le fascisme freine le pouvoir émancipateur des techniques parce qu’il les réintègre dans un régime politique bourgeois.

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Contradictions chez Benjamin   :

Benjamin reviendra sur ces positions à la fin de sa vie en regrettant le déclin de l’aura. Autant il regrettait que l’aura n’ait pas de conscience politique, autant il va se mettre à la défendre. Il est question ici de 2 dimensions : celle d’expérience au sens fort, et celle de la norme et du collectif.Dans le texte « Le conteur », il parle de la narration orale en expliquant que dans celle-ci, il y a une transmission qu’il n’y a plus dans le texte écrit. Pour lui, il y a une coprésence entre narrateur et écouteur dans l’oralité. Cette coprésence renvoie à l’aura.Benjamin cherche certainement ici à s’opposer au nazisme. Mais on ne peut s’y opposer avec les armes de la raison et de l’art. Pour s’y opposer, Benjamin estime qu’il faut conserver la mémoire ou la trace de l’aura, ne pas l’oublier, car elle donne une force, un pouvoir qu’on peut utiliser contre le nazisme.

Aujourd’hui, le développement du numérique produit une réception de plus en plus individuelle, ce que critiquait Benjamin à travers la conception bourgeoise de l’art. De ce fait, il y a aussi une diminution de la dimension politique de l’œuvre. Cette position par rapport à l’aura de Benjamin est donc ambigüe, mais celle-ci est intéressante car elle met en relation l’expérience esthétique et la dimension politique. De nos jours, la reproduction de masse n’a jamais été aussi forte.

Benjamin et le cinéma   :

Benjamin considérait que le cinéma était un média bien adapté à la vie moderne. Pour lui, le cinéma produit sans cesse des changements (de plans, de séquences), il nous permet ainsi de voir les choses autrement et nous prépare à la vie qu’on mène aujourd’hui, par exemple, à être sur le qui-vive, à être préparé aux nouvelles technologies. Le cinéma nous habitue à la vie moderne, et il modifie notre perception. Le cinéma développe une perception tactile car nous sommes plus frappés par les images qu’on ne les regarde. Par sa propre forme, le média peut permettre un changement. Benjamin voit dans le cinéma une célébration de la modernité au sens baudelairien du terme : « la modernité se définit à travers l’éphémère, le contingent ». La beauté, pour Baudelaire, est liée à cette conception de la modernité (est beau ce qui relève des circonstances, du hasard). Pour Benjamin, l’ art doit être moderne et relever de cette forme de rapidité. Si les valeurs de l’art sont la rapidité, la superficialité, elles ne sont plus celles de l’éternité, de l’intemporalité. La beauté moderne, à la différence de la beauté classique, n’est pas éternelle, elle est liée au transitoire.

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L’expérience esthétique, pour Benjamin, c’est l’expérience que les spectateurs font au cinéma. Cette expérience est superficielle, elle ne remet pas tout en question, ne bouleverse pas. Cette expérience esthétique est liée au choc auquel nous sommes confrontés lorsque les images se succèdent. Elle aurait un caractère quotidien (elle pourrait se produire tous les jours).

5. Vattimo et «   La société transparente   »

La question que l’on va poser est celle de l’expérience esthétique dans une culture de masse qui est la nôtre. Peut-on encore parler d’expérience esthétique à propos des médias de masse ?

Vattimo est un lecteur fervent de Lyotard, on retrouve chez lui les thèses de celui-ci. Vattimo reprend également Benjamin, il reprend l’idée que l’expérience esthétique est quelque chose de quotidien. Vattimo constate que l’esthétique de Benjamin n’a toujours pas été « digérée » aujourd’hui, on en est toujours à valoriser l’original au détriment de la copie. Nous n’avons toujours pas modifié notre regard sur la relation entre production et réception. Or, pour Benjamin, les nouvelles conditions de production de l’art devaient amener à modifier cette relation entre production et réception, et même la conception de l’art. L’œuvre d’art devait produire un « choc » destiné à nous « réveiller ». Ce choc était aussi lié à une mort empirique, quotidienne et familière. De fait, on peut constater que certaines manifestations artistiques aujourd’hui, par exemple le pop-art, vont vers cette quotidienneté, l’idée que le spectateur « crée » l’œuvre, mais aussi que l’œuvre doit « choquer ».On constate, pour Vattimo, que l’art a intégré cette idée de choc « familier », et que beaucoup d’artistes conçoivent l’art comme quelque chose de familier. La distance entre public et artiste est réduite.Pour Vattimo, c’est à travers le choc qu’on peut décrire aujourd’hui l’expérience esthétique. Ce choc s’oppose à l’éternité. C’est tout ce qu’il nous reste aujourd’hui de l’artiste, de l’expérience esthétique.

Pour Vattimo, l’expérience esthétique

doit se centrer sur le sujet et non sur l’objet, est superficielle et précaire, est un ensemble de changements minimes mais récurrents.

À partir de là, Vattimo va redéfinir ce qu’il appelle « expérience esthétique de masse ». Il va s’intéresser à la manière dont les mass-médias produisent cette expérience esthétique.

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Heidegger et la notion de «   stoss   »   :

Vattimo reprend la notion de « choc » de Benjamin. Il va associer cette notion à celle de Heidegger qui parle de « stoss ». Il s’agit d’une forme d’étonnement devant le fait qu’il existe quelque chose plutôt que rien, « nous existons ». Il y a aussi l’étonnement devant le fait qu’un autre monde existe, cela signifie que l’on va être confronté au fait que d’autres sujets construisent un autre monde que le mien. Heidegger associe ce « stoss » à une forme de dépaysement, qui s’oppose à la familiarité. Il existe un monde produit par un autre. Du coup, ce dépaysement nous met en situation de précarité, il nous « insécurise », remet en question ce qu’on croyait savoir. Cette précarité dans laquelle nous met le choc d’Heidegger ressemble à la structure d’existence en général qui est également précaire. On retrouve ici l’idée de mort.

Vattimo et la valeur d’exposition de Benjamin   :

Cette conception de l’œuvre d’art, Vattimo la rapproche aussi de la valeur d’exposition de Benjamin. Cette valeur d’exposition, Vattimo la retrouve dans notre exposition aux mass-médias. Si on considère l’expérience esthétique de cette manière, alors on peut établir une théorie esthétique qui parlerait des médias. L’intérêt de cette démarche est de relier la question de l’expérience esthétique à celle des médias de masse.

Les mass-médias et la multiplication des points de vue   :

Vattimo nous permet d’aborder la question des médias avec une autre question que celle de l’hégémonie, comme le faisait l’école de Francfort. Vattimo aborde les choses d’un autre point de vue. Il ne suffit pas de critiquer les mass-médias en disant qu’ils ont une dimension hégémonique, il est plus intéressant de s’intéresser à l’expérience esthétique, à la question de la réception. C’est l’avantage de la théorie des mass-médias.

Pour Vattimo, les mass-médias sont liés à la « postmodernité », c’est-à-dire que le développement des mass-médias est lié à la disparition du point de vue central des grands récits de légitimation. Pour lui, les mass-médias produisent une multiplication des points de vue, une pluralité où, finalement, le point de vue unique ne peut plus s’imposer. Pour Vattimo, notre mode de pensée a évolué. On ne peut plus avoir un point de vue unique sur le réel, l’histoire, etc. Il n’y a plus de rationalité centrale qui ordonnerait tout à partir de ses préceptes. Il n’y a plus une seule histoire.

En un mot, il devient de plus en plus difficile de croire qu’il n’existe qu’une seule réalité que nous pourrions connaître. Pour cela, les mass-médias

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sont extrêmement éclairants. C’est grâce à eux qu’on se rend compte qu’il n’y a plus qu’une seule réalité. À partir du moment où il y a plusieurs chaînes de TV qui rendent compte du même événement mais de façon différente, il faut faire son deuil de la réalité comme unique. Mais ce deuil est difficile, on est toujours dans la nostalgie de l’idée qu’il n’existe qu’une seule réalité.

Pour Vattimo, la réalité se définirait comme le croisement des différentes images, la rencontre de différents points de vue. La réalité serait le résultat de la contamination des images entre elles.Pour lui, les mass-médias continuent à revendiquer une position d’objectivité et à rechercher cet idéal de transparence, l’idée qu’à travers eux, nous pouvons avoir une bonne image de la réalité. Cependant, leur simple pluralité montre qu’il faut admettre qu’aujourd’hui, nous ne pouvons plus y prétendre, il s’agit d’un mythe. Il ne peut donc pas être question, dans les mass-médias, d’authenticité. On a donc conscience, grâce aux mass-médias, que notre point de vue ne peut être qu’un point de vue parmi d’autres ; c’est comme si on parlait un dialecte, et qu’il existe d’autres dialectes.

L’œuvre d’art consiste à faire l’expérience de d’autres formes d’existence, et à prendre conscience de la contingence de notre propre existence. L’œuvre d’art nous donne un autre point de vue. C’est ce qu’il se passe avec les mass-médias. Notre existence aujourd’hui est faite d’une oscillation constante entre rapatriement et dépaysement. Pour Vattimo, cette oscillation peut définir une autre manière de se sentir humain. À travers les mass-médias se révèle la multiplicité des communautés. Du coup, la culture de masse n’a pas tout nivelé, au contraire, elle a mis en évidence la multiplicité des points de vue, des communautés, et des beaux. Elle ne cesse de nous montrer des objets esthétiques appartenant à d’autres communautés. Les médias de masse nous permettent de nous voir tels que nous sommes.

Vattimo et la notion de partage :

L’expérience esthétique est donc un mouvement de sortie de soi qui permet de rencontrer une expérience qui nous est étrangère (du point de vue d’un autre). L’expérience esthétique est donc une «   expérience de soi comme expérience de l’autre   »  : elle permet d’expérimenter la vie de l’autre, mais elle permet aussi d’expérimenter soi-même en tant qu’un autre. Il m’est donc possible de m’approprier l’expérience de l’autre, mais du coup, on fait aussi l’expérience d’être soi-même un autre. Cela permet de nous mettre en relation avec l’autre. Elle suppose donc la rupture d’identité et de l’étrangeté à soi-même. L’expérience esthétique est donc une manière de devenir autre que soi, sinon, on n’aurait jamais que la reproduction du même. Cette expérience est

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donc liée au plaisir de sortir de soi, de s’identifier tout en gardant une distance.De ce point de vue, l’expérience esthétique est un pas vers l’altérité, c’est une disposition à l’autre. L’expérience esthétique serait la seule chose qui nous serait commune à tous.Ce qu’on partage dans l’expérience esthétique, ce serait la possibilité d’être divisé, de ne pas être soi. On ne partage que ce qui nous partage (>< Kant). Mais c’est aussi une possibilité de s’approprier le monde de l’autre.

C’est en cela que consiste la médiation esthétique. On pourrait dire que l’art propose toujours des normes (il ne les impose pas). Ces normes sont indéterminées, elles ne sont pas finies mais bien « à venir ». L’œuvre d’art propose toujours la possibilité d’un tiers, car le sentiment esthétique ne peut être jugé qu’à l’assentiment d’autrui (// Kant). Il propose donc toujours une possibilité d’accord, de participer à une norme en train de se créer. C’est ainsi que, par exemple, les changements de normes en art produisent des changements de normes sociales (à cause de la forme : plus les images vont vite, plus on s’habitue à l’absence de stabilité, à la diversité). Voila pourquoi le point de vue esthétique, puisqu’il reconnaît ces 2 pôles, est intéressant pour étudier la médiation.

La légitimation de la communauté

Pour Vattimo, à partir du moment où les médias nous mettent en relation avec la multiplicité des communautés, ils produisent un doute sur la réalité, mais ils amènent aussi à ce que chaque communauté reconnaisse sa contingence.La légitimité d’une communauté aujourd’hui vient de ce qu’elle reconnaît des autres (c’est-à-dire de sa propre contingence), et non de la raison, etc. Pour Vattimo, une communauté sera illégitime si elle prétend s’identifier à l’humanité, à l’universalité, si elle prétend que ses valeurs sont universelles, et que les autres communautés sont aussi légitimes qu’elle. On peut donc parler, aujourd’hui avec les mass-médias, « d’expérience esthétique de masse », qui renvoie à la fois à la singularité et au groupe. Pour lui, le danger, le risque politique, réside dans le fait que telle communauté ne reconnaitrait plus les autres comme légitimes. Du coup, les mass-médias ne peuvent pas être manipulateurs puisqu’ils nous font subir des expériences superficielles. Ils n’ont donc pas ce pouvoir d’aliénation que leurs reconnaît l’école de Francfort.

6. La médiation esthétique   : Synthèse des différents auteurs (facultatif)

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La médiation esthétique est donc d’abord un processus par lequel, à travers une expérience esthétique, un individu va éprouver son appartenance à un groupe possible. Ce groupe n’est pas nécessairement présent, ni même constitué d’humains (cela pourrait être les vivants, les animaux, etc).

Si on veut rendre compte de l’inscription de l’œuvre d’art dans le politique, il faut qu’on puisse rendre compte que, dans la médiation esthétique, on va retrouver cette dimension que l’être est aussi différent de lui-même :

C’est-à-dire la notion d’inter-corps chez Merleau-Ponty. La notion de partage chez Vattimo.

La médiation esthétique suppose aussi, à travers cette ouverture, la présence du tiers.Si dans la médiation esthétique, on retire l’expérience, il reste une forme de médiation institutionnelle. On va reconnaître la norme sans en faire l’expérience.

Il faut distinguer l’émotion esthétique, qui est de l’ordre de la reconnaissance fusionnelle (on est tous les mêmes), de l’expérience esthétique. Ces concepts vont nous permettre de distinguer un meeting politique d’une exposition rencontrant un grand succès.

III. Le mythe

Le mythe est une forme particulière de médiation esthétique. Le mythe établit une relation entre esthétique et politique, car à travers une narration, on est censé trouver les normes de la vie collective.

1. Caractéristiques du mythe

Dans le mythe, il n’y a pas d’histoire (au sens de ligne du temps). Le temps du mythe est cyclique, c’est un temps de la répétition. Ce qui arrive est toujours une forme d’actualisation de quelque chose qui était là dès l’origine. Tout s’explique par l’origine, celle-ci donne un sens. Le mythe ne peut donc pas concevoir le changement : il y a une équivalence entre le présent et l’origine. Le mythe s’accomplit donc à travers des rituels. La fonction de rituel est de répéter l’événement originaire, et en même temps, de l’actualiser (le rendre présent). On peut ranger ici l’origine théologique de l’art (Debray). Dans le rituel, il n’y a pas de mise à distance de la communauté par rapport à elle-même (>< Vattimo) car ceux qui participent à un rituel le voient, ils sont

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donc spectateurs mais également acteurs. Le symbolique est donc confondu avec le réel.

Le mythe est donc bien un type de médiation où l’identité est donnée par le groupe, et qui est fondé sur une croyance et sur l’imitation (tout le monde fait la même chose).Le rapport de l’individu au collectif est dicté par le mythe. On a également un rapport à une forme d’idéal, mais en même temps, on est dans une forme de médiation où la croyance va nier toute forme de différence ou d’altérité. On ne peut pas exister en dehors de ce qui a été fait de ce récit d’origine. On est donc dans une forme de communauté qui est présente à elle-même.

2. Nancy et «   La communauté affrontée   »

Il y a une nostalgie et une attente d’une incarnation de la communauté : une forme de communauté qui serait présente à elle-même (se réunissant, se rencontrant) et consciente d’elle-même.

Pour Nancy, cette nostalgie du mythe, de cette forme de communauté créée par le mythe, a toujours été une des « nourritures » essentielles du fascisme (désir de partage d’un commun qui nous définirait). Lorsqu’il analyse le mythe nazi (avec Ph. Lacoue-Labarthe), il considère que ce mythe s’est construit sur ce désir d’identification à une communauté présente et consciente d’elle-même, et également sur un désir dyonisien de fusion. Cela explique qu’un des arts préférés des Nazis était l’opéra, un drame musical (formes artistiques les plus aptes à produire l’identification et la fusion).

Il s’intéresse aussi aux cérémonies des Nazis. Dans ces cérémonies, il y a de fait une forme d’unification du peuple allemand qui, à travers ces cérémonies, se révèle comme existant comme tel. On retrouve donc bien l’idée d’un présent qui est absorbé par l’origine (le présent s’explique directement par l’origine). Le peuple allemand existerait depuis toujours et se présenterait à lui-même.Pour Nancy et Lacoue-Labarthe, une fusion de l’art et de la politique se produit dans ces cérémonies. Le rapport du peuple au collectif est produit comme une œuvre d’art. A travers la cérémonie, il y a une construction du peuple allemand par, et comme, une œuvre d’art, et donc production d’un collectif identifié et identique à lui-même. Ce rapport d’identité et d’appartenance est produit à travers l’art, et le peuple est lui-même produit comme une œuvre d’art. Le peuple se regarde lui-même comme une œuvre d’art.

On produit donc bien ici un mythe du peuple allemand, et l’Etat nazi est considéré comme la réalisation de ce mythe au sens où il est la réalisation

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de l’existence d’une race plus pure que les autres, qui existerait depuis toujours, et qui serait destinées à s’étendre aux autres collectivités. En effet, le mythe propose une identité collective entrant en conflit avec les autres identités.

Le mythe est puissant car il a la puissance du rêve, de la projection imaginaire. Plusieurs éléments sont importants dans un mythe :

La croyance (il faut y croire, croire au rêve). La notion d’incarnation (chacun doit avoir le sentiment d’incarner un

idéal, par exemple d’incarner le peuple allemand). L’expérience vécue à travers le rituel (le mythe n’a d’expérience que

vécue, sinon il reste une histoire ; nous devons faire l’expérience en groupe de l’appartenance à la communauté ; je dois m’éprouver comme l’idéal du peuple allemand).

Il y a donc un rapport direct et vécu entre l’idéal et le réel, entre le présent, l’origine et l’éternité (le peuple est éternel), et un rapport immédiat entre moi et le groupe, la singularité et le collectif.On arrive à une forme de collectivité qui ressemble beaucoup plus à ce que Nancy nomme la « communauté des amants », où l’autre incarne l’idéal.Dans cette communauté, il n’y a aucune place pour le partage, l’altérité, etc.

Bougnoux montre que l’exhibition du présent ou du réel détruit la représentation, et qu’il réintroduit le désir d’expérience et de fusion.

IV. Conclusion générale

Dans « La communauté affrontée », Nancy s’interroge aussi sur la mondialisation. La mondialisation produit-elle une communauté unique ? « Ce qu’on requiert de la communauté, c’est toujours la toute puissance et la toute présence ».

La question du rapport entre communauté et individu est une question qui est toujours politique et esthétique. Comment peut-on penser le rapport à l’autre autrement que sous la forme de l’individualisme ou du totalitarisme ? C’est ce que la plupart des auteurs essayent d’ailleurs de faire.Pour Nancy, il est impossible de fonder la question du politique sur celle de la communauté.

À travers les notions de « l’être singulier pluriel » et « l’être avec », Nancy voit l’idée d’un rapport à l’autre comme une sorte de confrontation à l’altérité qui me fait exister. Il faut penser que les individus n’existent que par le rapport qu’ils entretiennent les uns avec les autres.

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Ce n’est plus le consensus d’Habermas, ni la communauté de fusion dont il est question dans le mythe. Ici, la communauté se fonde sur le choc de la différence.

Examen :

Dans une dissertation (réflexion personnelle), citer des extraits ou des notions présents dans le livre. Ne pas parler de chose qu’on ne comprend pas.

Echec si pas d’éléments du cours ni du livre ; si juxtaposition d’éléments et non réflexion ni argumentation (pas de « comme le dis… », « … dit ça »).

Présenter l’idée de réponse au début de l’argumentation, puis développer cette idée dans la dissertation.

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