Mémoire(AMROUCHE FOUZIA)

Embed Size (px)

Citation preview

Rpublique Algrienne Dmo cratique et Populaire Ministre de l Enseignement Suprieur et de la Recherche Scient ifique Universit de M'SILA

Facult des Lettres et Sciences Sociales Dpartement de Franais cole Doctorale de Franais Antenne de Biskra

Titre

Investissement symbolique et ractualisation du mythe d'Ulysse dans Les Sirnes de Bagdad de Yasmina KHADRA

Mmoire labor en vue de l obtention du diplme de Magistre Option : Sciences des textes littraires

Sous la direction du : Pr Said KHADRAOUI

Prsent & soutenu par : Melle Fouzia AMROUCHE

Membres du jury : Prsidente : Rapporteur : Examinateur : Examinateur : Dr Rachida SIMON Pr Said KHADRAOUI Dr Rachid R AISSI Dr Abdelouahab D AKHIA M. C. UNIVERSITE DE BATNA. Pr C. UNIVERSITE DE BATNA. M. C. UNIVERSITE DE OUARGLA. M. C. UNIVERSITE DE BISKRA.

Anne universitaire 2008/2009

1

RemerciementsHeureux qui, comme Fouzia, Au terme de ce mmoire-odysse Va pouvoir, humblement, s'incliner Et dire, dans toutes les langues : MERCI A tous ceux que j'ai tant drangs Durant mon cursus l'universit A mes respectueux directeurs qui, docilement, tolraient Mes changements d'horaire, mon instabilit A tous mes collgues que j'ai harcels Leurs emplois du temps que je perturbais Afin qu', avec mes bambins, je puisse rcuprer Les sances que mes dplacements privaient A toute ma famille, puisse-t-elle me pardonner ? L'intraitable que j'tais Et tout ce que je lui ai fait endurer Au Mentor, que j'avais la chance d'avoir mes cts : Pr Said Khadraoui A ce beau monde qui me permet De voir mon rve se raliser Heureux qui, comme Fouzia, Va pouvoir vous dire une vrit : Sans votre fil d'Ariane Ce mmoire n'aurait jamais t.

2

Ddicace

Chacun, au rythme de sa voix / voie, ils ont su et pu raviver et maintenir la flamme de mes ambitions quand les torrents du dsespoir allaient avoir raison de moi. C'est eux tous ; mes Parents, ma Famille, mes Amis, et mes Enseignants ; que je ddie ce mmoire dont toute lettre, tout point et toute virgule respirent leur indfinissable soutien et leur remarquable attention.

3

SOMMAIRE

INTRODUCTION

...

05

PREMIER CHAPITRE

YASMINA KHADRA : PARCOURS LITTERAIRE ET SENS D'UNE

UVRE

. ....... .

11 12 20

I-1 Yasmina Khadra dans le renouveau littraire algrien I-2 Yasmina Khadra : un auteur, des pseudonymes et des critures

DEUXIEME CHAPITRE ETUDE ANALYTIQUE DU ROMAN : LES SIRENES DE BAGDAD

34 35 45

II-1 Un paratexte rvlateur . II-2 Onomastique et images symboliques comme fil conducteur du roman

TROISIEME CHAPITRE DU MYTHE A SA REACTUALISATION. .

78 79 88 105 109 114 120

III-1 Dialogisme, Transtextualit via Intertextualit III-2 Le mythe pour tmoigner d'une ralit CONCLUSION ANNEXE REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES TABLE DES MATIERES... ... ...

4

INTRODUCTIONTout texte littraire comporte plusieurs dimensions. En effet, il part d'une situation donne et vhicule un message. Il vise aussi crer un effet particulier en fonction de son style, de ses thmes principaux ou encore des symboles et des images fortes qu'il couve. Dot de ce pouvoir de dire des choses sans les exprimer, ou de les dire de faon indirecte par omission ou par dissimulation, il nous offre cette possibilit de dvoiler les dires cachs travers son contenu qui, en plus d'tre une forme, est aussi porteur de sens. La critique littraire moderne ne se veut plus rductrice en enclavant et en confinant un texte dans son environnement immdiat, et dans la seule rigueur de l'immanence. Elle prne beaucoup plus sa dlocalisation tant donn que la vritable lecture est celle qui reoit la multiplicit symbolique du texte dans ses excs les plus attendus. Cela permettrait de dpasser le stade limit de la comprhension de la suite vnementielle. En effet, les notions de dialogisme, d'intertextualit ou de transtextualit ont, bnfiquement, "cass" toutes les frontires, et nous ont rvl qu'un texte n'existe pas par lui-mme ; il n'a de vie que par rapport d'autres textes qui l'ont prcds ; et qui lui donne un sens. Cela n'omet pas pour autant de gnrer sa propre originalit, car ancr dans son propre univers, lieu et source de sa procration et de sa gense. Le texte reste, pour nous, cette forme-sens qui est " faite de l'ensemble des mcanismes linguistiques actualisant des contenus smantiques qui lui correspondent."1 Ces notions qui en plus de leurs apports dans la destruction de la linarit du sens, ne se limitent pas au constat, celui que des textes entrent en relation avec d'autres textes. Elles engagent, plutt, notre mode de comprhension des textes littraires et envisagent la littrature comme un espace ou un rseau o un texte transforme d'autres qui le modifient son tour.

1

Henri Meschonic, Pour la potique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 19.

5

Aussi, faut-il penser coordonner les crits maghrbins, en gnral, et le texte algrien d'expression franaise, en particulier, les poser ou plutt, les exposer dans une perspective de corrlation plus large, plus universelle. Le roman de Yasmina khadra, Les Sirnes de Bagdad, crit dans un contexte historique et politique spcifique, ne saurait se concevoir en dehors du champ de significations politiques dont il procde. Cependant, dans la perspective thorique que nous avons envisage, cela semble plutt minimal et rducteur ; c'est aussi extrmement insuffisant. Nous avons donc choisi d'examiner, dans ce prsent travail, le problme de sa modernit littraire et de sa polysmie figurative et philosophique qui lui sont propres. Car ce roman qui explore explicitement le thme de la violence en relation avec le terrorisme qui svit dans le monde entier, s'inscrit en mme temps dans le sillage homrique parce que, si innocent qu'il soit, le lecteur ne peut ignorer son titre. Ce titre Ssame qui lui enjoint, comme degr minimal de lecture hypertextuelle ce questionnement qui a constitu nos interrogations prliminaires : Pourquoi Sirnes ? et Se pourrait-il qu'il ait un rapport avec Ulysse ? Autrement dit, la lecture du roman Les Sirnes de Bagdad comme un rcit sur l'Irak contemporain au sein des vnements qui ont eu lieu dans ce pays, avant et aprs l'invasion amricaine, est certes, possible. En revanche, une seule voie / voix d'interprtation n'est, malheureusement, que rductrice. Car on peut, belle et bien, percevoir des nuances plus subtiles effleurant le merveilleux pique sous forme d'une couche superficielle du palimpseste homrique. Mais, comme disait Barthes dans son clbre article, inaugurant la revue Potique : "Par o commencer" ? Bien entendu, par lire, mais lire en s'efforant de relever le maximum d'lments, dans les situations, le droulement des vnements, les personnages, ainsi que les lments du dcor afin de tenter de dchiffrer images et symboles dans le but d'arriver avec ce matriau atteindre des constellations qui dans leurs ramifications, peuvent en inflchir une signification comme nous le verrons plus loin dans les chapitres de ce prsent travail. Le titre, plutt le terme Sirnes, a t pour nous un dclic qui a dclench maintes rflexions propos de notre thme de recherche visant deux volets principaux qui sont et 6

l'investissement symbolique et la ractualisation du mythe d'Ulysse dans ce roman. Nous avons entam notre odysse scripturale en ctoyant une forte inquitude. Nous nous pouvions nous empcher de nous demander : Est-ce possible que les Sirnes soient prsentes et toujours actives, sous une autre forme, dans notre poque ? Cette forme o nous voyons leurs chants incarns par un pouvoir, comme lui, sonore, dtournant des esprits, et dtruisant des vies. Ceci dit, nous n'avons pas prmdit un sens quelconque, et qui soit en accord avec nos intentions prliminaires. Nous avons dcouvert cet enchainement au fur et mesure que notre lecture progressait. Le roman de Yasmina Khadra s'avre un creuset d'images symboliques, que nous avons tent de dcoder en essayant pour cela de comprendre le secret de certains mots cls qui traversent le texte, et qui fonctionnent comme des chanons imbriqus les uns aux autres. Du titre la couverture du roman, aux noms des personnages quelques images symboliques, c'est tout un fil conducteur qui tisse ce rseau de significations propres au roman. Ces chanons symboliques traduisent l'odysse du personnage principal, le jeune Bdouin qui s'est retrouv pied et poing lis, englouti par la sphre de la violence et de l'obscurantisme du discours radical au profit des fossoyeurs de la paix dans un Irak o l'horreur et l'ignominie frappe et touche son c ur palpitant : ses enfants envots par le discours trompeur, et qui servent enfin de sacrifice sur l'autel de la haine et de la barbarie. Nous estimons que Les Sirnes de Bagdad de Yasmina Khadra pourrait tre un remake actualis du texte homrique. Et que le titre en serait un indice contractuel menant une telle constatation. Notre grande attention fut porte donc sur l'ide du pouvoir du chant, celui des voix sductrices qui se manifestent dans notre corpus sous une autre forme, mais qui font cho au chant funeste des cratures mythiques. Nous avons donc essay de dceler, dans notre corpus, des indices rvlateurs de ce chant qui se dguise dans la parole, celle porteuse du discours trompeur attirant et dtournant, elle aussi, de jeunes vies vers les rcifs de la mort

7

Ce qui nous a menes, aussi, dire l'indicible du monde. Il est clair que toute

pressentir dans cette rfrence mythologique

revisite par l'auteur, un moyen qui lui permettrait de crer un espace particulier propre

uvre littraire est pour son auteur, une sorte d'investissement

symbolique plusieurs dimensions. Cela n'est pas une spcificit propre Yasmina Khadra. Il s'agit, belle et bien, d'une pratique qui inquite, qui hante et qui continue de possder l'imaginaire de tout crivain face un espace smantique qui appelle toujours l'exclusivit et l'originalit de l'crit. Sachant aussi que l'expression littraire a souvent permis d'assurer la

transfiguration et la transposition de contenus mythiques et par consquent leur prennisation, grce aussi leurs valeurs symboliques qui se manifestent diffremment d'un texte un autre, ce qui donne lieu par la suite une reprise de leurs sens dans un nouveau contexte spatiotemporel. Nous nous proposons, dans le prsent travail, de voir comment et par quel moyen est assur cet investissement symbolique dans le roman de Yasmina Khadra ; notamment ce recours au mythe d'Ulysse ; deux volets qui se superposent dans une complmentarit remarquable, au fur et mesure de l'analyse de notre corpus. Nous voudrions aussi, travers cette tude, mettre en vidence la manire dont un crivain en l'occurrence, Yasmina Khadra, s'investit en fonction de son imaginaire propre l'intgrant dans son projet littraire. En somme, ces constatations nous permettraient de dgager quelques pistes de lecture par rapport notre problmatique qui se rsume dans une question majeure : Le mythe d'Ulysse constitue-t-il un substrat symbolique des vises de sens dans Les Sirnes de Bagdad de Yasmina Khadra ? Nous nous proposons d'examiner cette question avec plus d'attention et de

profondeur, tout en fixant les objectifs suivants : Dceler par quels moyens ont eu et l'investissement symbolique et le remaniement du contenu du mythe dans le roman. Dans sa ractualisation hermneutique, le mythe d'Ulysse est-il repris pour tre (re)lu autrement ?

8

-

Dgager la vision du monde que le roman de Kasmina Khadra gnre travers ce mythe.

Pour atteindre ces objectifs, une mthodologie s'impose. Notre but tant de prouver que dans le corps de ce roman, le mythe et l'crit se rencontrent, s'affrontent et mutuellement s'enrichissent. Nous avons dcid de prendre notre bien l o nous pouvons le trouver et selon les exigences du texte lui-mme. De prime abord, nous tenons signaler que, dans le prsent travail, nous avons vis une finalit qui serait de parvenir atteindre la lisibilit la plus possible dans notre tentative de dcodage du texte, et ce par rapport la thmatique que nous nous proposons d'approcher. Nous n'avons pas appliqu une mthode prcise, nous avons emprunt nos concepts et certaines questions poser au texte, diverses disciplines appartenant au large rpertoire des sciences humaines, en l'occurrence la linguistique, la titrologie, la sociocritique, la smiologie, l'intertextualit et la mythocritique qui nous ont servi de tremplin pour rendre compte et de l'investissement symbolique et de la ractualisation du mythe d'Ulysse dans le roman. Nous nous sommes permises, aussi, dans cette activit interdisciplinaire, des

interprtations intuitives mais argumentes ; affichant certes, notre subjectivit, implication imprative de l'univers de la littrature, et qui est, surtout le lieu par excellence d'une libert non conditionne. Cela n'empche que la prsente approche s'avre d'une passion raisonnable, ce qui lui confre aussi sa dimension scientifique. Toutes ces considrations, nous ont conduites suivre un raisonnement allant du gnral au particulier. Notre travail commence par un chapitre premier prenant en charge une prsentation gnrique de l'auteur Yasmina Khadra, que nous avons estim judicieux, de lire travers ses uvres et ses critures varies. Cela nous permettrait aussi de situer sa production rgulire dans le contexte et les circonstances de la littrature algrienne d'expression franaise des annes quatre-vingt-dix, et de dgager quelques aspects qui font acte d'un renouvellement thmatique et esthtique spcifique cette priode. Les deux chapitres qui suivent ne pouvaient tre que complmentaires, vu cette intrication trs apparente entre, d'abord l'exploitation symbolique du chant des Sirnes 9

incarn par le discours trompeur qui nous fera aboutir, enfin la ractualisation du mythe d'Ulysse par l'auteur. Par consquent, nous avons fondu notre analyse sur les rapports qu'entretiennent forcment ces deux voies de recherche. Nous verrons alors, dans le deuxime chapitre, que cet indice officiel consolid par la prsence du mot Sirnes dans le titre du roman se prcise de plus en plus dans la trame du texte, travers d'autres indices certes, fugitifs mais voquant pertinemment le thme du chant des Sirnes. Ainsi l'approche titrologique sera notre outil prconis pour dmontrer que ce titre est mtaphorique puisqu'il est un quivalent symbolique du roman laissant libre court sa richesse polysmique. Par la suite, nous essayerons de rendre apparent que les personnages du roman sont marqus par une dimension symbolique grce laquelle ils rpondraient la thmatique que nous proposons d'approcher, et que la nomination de ces derniers n'est pas du tout gratuite. Car elle relverait d'un acte d'onomatomancie, c'est-dire l'art de prdire travers le nom, les qualits et les fonctions de l'tre. Dans le troisime chapitre, nous centrerons notre intrt sur cette dimension symbolique que porte le terme Sirnes, qui nous servirait de passerelle pour aller vers le comment de cette ractualisation du mythe d'Ulysse. Et qui s'avre un passage obligatoire pour entreprendre la prsence du motif mythologique dans le roman de Yasmina Khadra, en soulignant notamment que ce motif permettrait confrer au dire romanesque, qui soustend un projet d'auteur, un intermdiaire de cet appel intertextuel implicite qu'un lecteur averti peut reprer.

10

PREMIER CHAPITRE

YASMINA KHADRA : PARCOURS LITTERAIRE ET SENS D 'UNE UVRE

11

I.1 Yasmina Khadra dans le renouveau littraire algrienI.1.1 Aspects de la littrature algrienne des annes 90 La littrature algrienne d expression franaise s est toujours manifeste dans un mouvement loin d tre constant et statique, se refusant surtout de rester monotone dans ses choix thmatiques comme dans son renouvellement esthtique. C tait d abord celle des fondateurs, des classiques, marque par la prise de conscience identitaire et la rflexion sociale travers une littrature ethnographique suivie de celle du combat qui a caractris la priode coloniale. Les conditions socio-historiques au lendemain de l indpendance, imposent par la suite aux crivains d une gnration autre une rflexion sur les codes narratifs et les modles esthtiques, et la recherche d une criture originale donnant lieu une littrature qui bouscule et heurte les habitudes du lecteur, avec ces nouvelles formes de l criture, qui interpellent surtout son esprit critique travers des textes qui le place dans une remise en cause et dans la controverse. Un mouvement de renouvellement trs perceptible fait figure d une tendance littraire dans laquelle une autre gnration s affirme en Algrie partir des annes quatrevingt-dix s engageant davantage dans la ralit prsente, sociale et politique. Les annes quatre-vingt-dix sont, pour l'Algrie, synonymes d'une richesse en vnements de tout ordre. Elles sont galement fertiles concernant la littrature algrienne d'expression franaise qui, suite une actualit souvent grave et tragique, a conduit l'mergence d'une nouvelle vague d'crivains qui ont fait suivre un renouvellement d'critures en langue franaise. Une nouvelle gnration affiche une vision trs critique l'gard de l'volution sociale, religieuse et politique en Algrie. D'une situation qui ne peut tre qualifie que de paradoxale, o suite une srie d'assassinats d'intellectuels algriens, suite aussi aux massacres des populations et aux dflagrations des bombes au c ur des villes, il y a eu, en Algrie, l'closion de toute une gnration d'auteurs et la prolifration d'crits tous genres confondus. Un besoin urgent d'crire est ressenti chez les auteurs de cette gnration qui opposent la plume la balle et l'esprit l'absurde.

12

Renouant avec une dimension plus raliste, " les enfants de l'amertume " poursuivent le rle de dnonciateurs, que fut un temps, celui des " enfants terribles ", par le truchement d'une criture dimension tragique, raliste, surtout, par un retour au rfrent comme le mentionne Charles Bonn dans son article : " Paysages littraires algriens des annes 90 et post-modernisme littraire maghrbin " 1 Cette gnration d'crivains algriens d'expression franaise dont fait partie Yasmina Khadra, se distingue nettement de l'itinraire de leurs prdcesseurs dans la mesure o elle est marque par des fluctuations particulires. Bien videmment, le regard des auteurs change en fonction des bouleversements et des mutations que vit leur socit, et leurs crits ne peuvent tre lus dtachs de l'Histoire. Il s agit essentiellement d une littrature en prise avec l actualit donc grave, douloureuse et dnonciatrice.

I.1.2 Littrature de l'Urgence, criture de Tmoignage En Algrie, les vnements d'octobre 1988 ainsi que le climat d'horreur et de violence de la dcennie noire ont engag la littrature algrienne dans le sillage de l'criture du tmoignage, de la violence et de l'urgence qui semble tre le passage oblig des auteurs contemporains. Il est ressenti, dans les textes des crivains de cette priode, d'crire l'Algrie contemporaine qui passe par une prise en charge du rel. Ce que Charles Bonn a nomm " Le retour au rfrent ". Ou ce qu'atteste Assia Djebbar : " rendre compte de la violence ( ), du sang "2 Dans une thmatique qui envisage le tmoignage, cette criture a apport une remarquable production littraire. Cette littrature, dite de "l'urgence", se justifie et s'explique par le fait qu'elle ne puisse se dtacher de l'actualit sanglante, a produit contre vents et mares plusieurs textes. Les exemples de Boualam Sansal, Malika Mokeddem,1

Charles Bonn, "Paysages littraires algriens des annes 90 : tmoigner d'une tragdie ?", 1999, in www.limag.refer.org/Default.htm. 2 Assia Djebbar, "Territoire des langues : entretien", in Littrature, n 101, fvrier 1996, p.79

13

Salim Bachi, Maissa Bey, Yasmina Khadra

pour ne citer que ceux-ci, laisseront la

postrit des romans difiants. Des romans qui seront pour l'Algrie les romans venir Justement, propos de cette criture dite de "l'urgence" ou de tmoignage, l'essayiste et romancier algrien Rachid Mokhtari, dans une synthse thmatique des principaux ouvrages de la dcennie noire, voit, particulirement, dans les romans de Yasmina Khadra le reflet de cette ralit infernale puisqu'il y a une contigit temporelle entre l'auteur et ses tmoignages romancs. Cependant, il rfute tranquillement l'appellation de littrature de "l'urgence" : "Les crits abondants sous forme de tmoignages bruts ou romancs ont t produits dans la tragdie, dans son droulement mme. Le processus est de mme pour les fondateurs du roman algrien moderne." 1 Ainsi, il affirme que ce qu'on appelle criture "d'urgence" relverait d'un acte d'criture dj manifest par les fondateurs du roman algrien : Mouloud Fraoun, Mohamed Dib, Mouloud Mammeri, Assia Djebbar , acte d'criture que la condition coloniale imposait. Certes, ce tmoignage de leurs poques et de leurs socits a t dpass par la cration de l'esthtique du roman algrien moderne nourri par un formidable rservoir de l'oralit. En effet les crits de Yasmina Khadra, en particulier, et ceux des annes 90 en gnral seraient entrain de passer par le mme itinraire, qui d'une littrature "d'urgence" qu'a impos le climat que font rgn les extrmistes en Algrie, l'on parviendrait dans le futur en dceler une esthtique propre cette gnration, et qui n'est que signe d'enrichissement, de renouvellement, d'un nouveau souffle dans l'esthtique du roman algrien. Aussi, "Parce qu'on crit toujours dans l'urgence et que le geste vers l'criture est une faon de sauver sa peau et celle des autres" 2, nous nous permettons d'aligner ces propos de Rachid Boudjedra, sauver aussi la littrature algrienne de sa mort annonce par les saigneurs du verbe. De notre ct, nous pensons que si nous admettons que les crivains fondateurs du texte algrien d'expression franaise se sont mis crire exprimant leurs inquitude et celle1 2

Rachid Mokhtari, Le nouveau souffle du roman algrien, Chihab, 2006, p. 13 Rachid Boudjedra ( Prface), in Rachid Mokhtari, La graphie de l'horreur. Essai sur la littrature algrienne 1990/2000, Chihab, 2003, p.13

14

de tous le peuple algrien pour contourner le mauvais sort colonial, et que cette horreur coloniale a donn Dib, Fraoun, Mammeri, Kateb L'horreur des extrmistes donnerait elle aussi une autre gnration qui exprime galement une inquitude : l'inquitude de l'Algrien face l'Autre Algrien qui engendre et fait subir le Mal ses compatriotes. En dpit de sa valeur d'immdiatet et d'actualit, si ragir parce que inquiet relverait d'une criture dite de "l'urgence", quelle serait le nom que porteraient les crivains qui n'auraient fait aucun effort scriptural face ce nouveau Mal qui ronge le pays et dont les responsables, cette fois-ci, ne sont pas des conqurants, mais ses propres avortons qui mnent en Algrie une guerre contre l'Algrie ? Cette gnration aurait pu, littrairement, ne jamais natre et clore sans ce choque idologique qui a failli disloquer le pays, mais qui a galement fait couler beaucoup d'encre. Une situation de conjoncture pareille a certes, fait appel une criture de tmoignage par des descriptions nues et presqu'en direct, elle est aussi refus, prise de position et dnonciation afin de donner sens la brusque mouvance extrmiste. Dans un entretien ralis par Rachid Mokhtari terminologie de "Littrature d'urgence" comme qui a soulev avec l'auteur la

ne relevant que du factuel, o ces

nombreux tmoignages romancs ne seraient pas dignes de l'acte de la cration, Yasmina Khadra estime que : "Qualifier la littrature algrienne des annes quatre-vingt-dix de "Littrature d'urgence" relverait beaucoup plus d'une option de Marketing que d'une approche objective. Je pense, au contraire, qu'il s'agit d'une forme d'engagement et de combat que l'esprit algrien a choisi comme espace d'expression l'heure o son pays tait devenu un enclos sinistr livr la barbarie et l'obscurantisme." 1

I.1.3 L'Algrie au c ur de la cration littraire : Prennit de la violence. Face au climat de la peur et de la terreur dans lequel vit la population algrienne en gnral et les crivains en particulier, il est significatif de souligner que les romans de ces derniers ont construit des uvres tentant de comprendre la gense de cette guerre brusque et insense dans laquelle l'Algrie s'est engloutie. Cette Algrie qui devient noire dans son1

Rachid Mokhtari, La graphie de l'horreur. Essai sur la littrature algrienne 1990/2000, Chihab, 2003, p. 171

15

actualit, noire aussi par son expression littraire. C'est une " Littrature de la douleur, de la terreur, de l'exil et du dsespoir " 1 Le dbut des annes quatre-vingt-dix s'accompagne d'un retour au rel. D'abord chez les tenants mme de cette gnration qui continuent de s'exprimer selon la tonalit qui leur est propre. Rachid Boudjedra avait publi un pamphlet FIS de la haine2, suivi d'un roman, Timimoun3. Et Rachid Mimouni, dans le mme temps, publiait un essai : De la barbarie en gnral et de l'intgrisme en particulier (1992)4, galement suivi d'un roman intitul La Maldiction (1993)5. La vie quotidienne et les vnements qui taient d'actualit en Algrie, durant la dcennie noire, constituaient le matriau des thmes principaux des fictions de Yasmina Khadra. Ce qu'il confirme, lui-mme dans une interview : " Tout ce que je dis est vrai, romanc peut tre. Mais c'est un plagiat de la ralit algrienne, une analyse chirurgicale de l'intgrisme. Je suis un connaisseur de ce phnomne. Mon inspiration principale, c'est l'itinraire type de l'endoctrinement. Comment on fait d'un jeune homme le pire des btes."6. Il dclare aussi : " De mon ct, je tiens dire que je ne quitte pas des yeux les convulsions dramatiques de mon pays depuis le dclenchement des hostilits " 7 On attribue souvent la notion de l'criture de "l'urgence" cette littrature qui s'est manifeste par sa diversit et son abondance durant la dcennie noire. Ces textes dits de la violence ne pouvaient chapper dire vite cette Algrie meurtrie par les mains de ses propres enfants. N'est-il donc pas vident que dire dans l'urgence est un rflexe qui nat d'une pulsion ? N'est-ce pas une raction tout fait naturelle et lgitime de la conscience de tout intellectuel, que le devoir incite ragir par l'criture, unique et lgitime moyen, o peut intervenir son thique.

1 2

Eric Deschodt, " Algrie, terre blesse " in Lire, septembre 1999. Rachid Boudjedra, FIS de la haine, Paris, Denol, 1992. 3 Rachid Boudjedra, Timimoun,Paris, Denol, 1994. 4 Rachid Mimouni, De la barbarie en gnral et de l'intgrisme en particulier, Paris, le Pr aux Clercs, 1992 5 Rachid Mimouni, La Maldiction, Paris, Stock, 1993. 6 Douin, Jean Luc, " Yasmina Khadra lve une part de son mystre ", Le Monde, 10 septembre 1999. 7 In revue Algrie Littrature / Action, n 22-23, juin-septembre 1998, p.191.

16

Yasmina Khadra et tout autre crivain ayant contribu par leurs crits durant cette priode, o l'Etat, l'arme et la socit taient au plus fort de la dstabilisation, ont gr leurs critures par rapport une actualit quotidiennement meurtrire. Pouvaient-ils garder la tte froide et la plume range dans une telle situation de crise exacerbe ? Les crivains qui se sont manifests par leurs crits durant cette priode, se voient essentiellement sollicits sur des champs qui chappent souvent, d'abord leur statut d'crivains puis leurs comptences : la politique, l'conomie, la sociologie Un champ dans lequel, l'Algrie est fortement actualise. Ce qu'affirment les propos de Maissa Bey :

"Nous avons parfois l'impression d'tre considrs comme des auteurs d'essais et non de romans. Un crivain n'est ni journaliste, ni un politologue, mais un crateur qui s'interroge sur les destins singuliers de personnages pris dans l'histoire." 1

I.1.4 Renouvellements thmatiques et esthtiques dans le texte algrien d'expression franaise Malgr l'atmosphre tragique de cette dcennie noire et sanglante des annes quatre-vingt-dix, la production littraire, elle, ne tarit pas, en Algrie. Au contraire, elle persiste, se multiplie et, mieux encore, se renouvelle. En examinant quelques aspects des romans de la dernire dcennie, Zineb-Ali BenAli constate que " des renouvellements thmatiques et esthtiques qui se dgagent des textes de Salim Bachi, de Yasmina Khadra, de Boualem Sansal par exemple, montrent qu'un franchissement des frontires travers des personnages et des paysages diffrents, traduit plus que jamais une sortie du cadre national"2 A ct des auteurs dj connus et en activit rgulire et permanente tels que, Mohammed Dib, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni et Assia Djebbar ceux-ci pour ne citer que mergent en nombre des crivains ainsi qu'une multiplication spectaculaire des

textes et des genres qui, vivement, contribuent au renouveau du paysage littraire algrien.

1 2

Ameziane Ferhani , " Alger-sur-Garonne", in El Watan, 19 juin 2008. Zineb-Ali Benali " La littrature africaine au XIX sicle: Sortir du post-colonial". Colloque international. Universit de Tamanrasset. 09/05/2007.

17

D'abord, des thmes s'imposent, en premier lieu, le thme de la guerre de libration nationale qui continue de planer dans le ciel la littrature algrienne. Certes, ce thme a t au c ur de la littrature algrienne, et cela a dur jusqu'en 1980, puis s'est clips pour devenir, par la suite, secondaire. La guerre de libration nationale, comme thme, revient de loin et devient plus prsent, plus apparent depuis la recrudescence de la violence dans le pays en 1993. Il envahit les textes algriens contemporains mettant en scne ce miroir guerre de libration nationale / dcennie noire, entrecroisement de deux priodes historiques qui aboutiraient, peut tre comprendre ce regain de violence qui a plong l'Algrie dans l'horreur. Cependant, d'autres thmes, d'actualit surtout, comme l'injustice et la violence o l'amour se mlent aux souffrances du quotidien et aux dceptions multiples de la vie. La peur, la mort, la prennit de la violence, l'intgrisme et le fanatisme religieux, forment la toile de fond dans la majorit des uvres produites durant cette priode. Notons aussi, qu'afin d'intgrer les manifestations de la violence vcue en Algrie, les procds narratifs sont mis en uvre dans les crits de cette dcennie. Citons, par travers lequel, la violence, dans tous ses exemple le recourt l'intertextualit, par des allusions, des rfrences et des parodies de textes universels, qui s'avre un procd aspects, est perue et montre. Maints auteurs font, aussi, usage du procd du rcit enchss qui permet d'introduire, dans la trame du rcit principal, des squences issues directement du rfrent, le plus souvent, sous forme d'extraits de presse o la cruaut est prsente sans voile et dans toute son horreur. La narration subjective la premire personne est, aussi, devenue la technique la plus usite. Le "Je" qui, traditionnellement, est le procd du texte autobiographique, se retrouve dtourn de cette fonction pour donner naissance un style d'criture comparable au style documentaire, la chronique et au tmoignage pour narrer des expriences personnelles, le plus souvent, traumatisantes. La Prsence du mythe dans l'criture algrienne contemporaine se fait, aussi de plus en plus apparente. Certains crivains algriens y compris Yasmina Khadra, font rfrence, 18

mme d'une manire abstraite, au mythe comme lment essentiel dans leurs critures. Ils tentent de rcrire le mythe selon leurs propres interprtations, dotant leurs textes de plus de symbolique, plus de littrarit, donc plus de poticit. Il nous a t apparent que dans le renouveau littraire algrien durant les annes quatre-vingt-dix nos jours, l'intertextualit s'accentue comme procd narratif dans plusieurs uvres algriennes. Dans des romans de cette gnration, qu'on dit verss dans l'actualit nationale et internationale, l'exploitation des ressources de la littrature mythologique universelle prend de l'envergure. Le rfrent mythologique tient une place importante et laisse voir chez ces auteurs une volont de rinventer une perspective romanesque qui manquait cette littrature dite de "l'urgence et de tmoignage" Un survol, modeste qu'il soit, surtout loin de le prtendre exhaustif, et dans les limites du nombre de romans auxquels nous avons pu avoir accs, nous avons dcel, dans des romans concomitants notre objet d'tude: Les Sirnes de Bagdad1 de Yasmina Khadra, le recourt au mythe, celui d'Ulysse en particulier. Yamina Mechakra, avec Arris2, inscrit son criture dans la pure tradition de la fiction en puisant dans les anciennes cultures. Son texte est travaill autour du mythe d'Ulysse et dveloppe le thme de l'errance. Arris, le personnage de son intrigue, navigateur se lance dans la qute de son pass la recherche d'une enfance gare. Le chien d'Ulysse3, premier roman de Salim Bachi, est ancr dans un contexte historique et politique spcifique. Ce texte semble aussi, entre autre, avoir des caractristiques propres de L'Odysse 4 d'Homre au niveau thmatique en accumulant des comparaisons et des rfrences Ulysse et ses aventures.

1 2

Yasmina Khadra, Les Sirnes de Bagdad, Julliard, 2006. Yamina Mechakra, Arris, Marsa, Alger, 2000. 3 Salim Bachi, Le Chien d'Ulysse, Gallimard, 2001. 4 Homre, L'Odysse, traduction de Philippe Jaccottet, La Dcouverte, 1982.

19

Malika Mokkedem, dans N'Zid 1, intgre des thmes plus occidentaux travers son personnage principal, une femme, Nora, qui merge lentement d'une perte de conscience au bord d'un voilier qui drive. Certes, le thme de l'identit y est, mais son inscription dans le sillage homrique est, aussi clairement, annonce. La littrature algrienne se fraye un chemin pour aboutir la solution de ses problmes matriels qui la maintiennent la priphrie de la littrature mondiale. Elle dpasse le cadre territorial dans lequel elle se dbat pour rejoindre l universel en se librant de cette spectaculaire mtamorphose de moule qui fait d elle une forme de culture aline et alinante. C'est une littrature qui va vers l'exploration des valeurs culturelles du pays linguistiques, ethnologiques, sociologiques, historiques et reflte aussi l exprience de la vie culturelle et communautaire par la pratique esthtique du culte de la diffrence dans tous les domaines existentiels.

I.2 Yasmina Khadra : un auteur, des pseudonymes et des crituresI.2.1 Au commencement tait Mohammed Moulessehoul Mohammed Moulessehoul tait en activit littraire depuis les annes quatre- vingt. Il crit plusieurs romans et nouvelles2. Ces textes publis, sous sa vritable identit, sont autant d'ouvrages consacrs la vie des petites gens et aux pripties de la fatalit, uvres conformes aux strotypes et aux canons littraires en usage. Dans une interview, Yasmina Khadra dclare : " Vu ma position et l'ambiance de l'poque, dans mes premiers crits, je m'autocensurais dans le choix des sujets. Je ne m'attaquais jamais aux tabous, la hirarchie, au gouvernement. Je voulais crire tout prix et m'initier la littrature."3 Entre 1985 et 1988, Yasmina Khadra publie, sous son vrai nom, sa trilogie genres diffrents. Ces uvres, vocation documentaire, exploitent des donnes historiques de l Algrie coloniale sans verser cependant dans le discours nationaliste. Le privilge du Phnix est un roman historico-onirique qui relate la traverse en qute d une identit, du personnage Flen errant travers les montagnes du pays accompagn de1 2

Malika Mokkedem, N'Zid Grasset, 2001. Amen, compte d'auteur, Paris, 1984. Houria, ENAL, Alger, 1984. La Fille du pont, 1985, ENAL. El Kahira, ENAL, Alger, 1986. De l'autre ct de la ville, L'Harmattan, 1988. Le Privilge du Phnix, ENAL, Alger, 1989. 3 In http://www.geocities.com/polarnoir/total_polar2005.html.

20

sa mule nomme Saint-Heureuse. Aucune population des villages, par o il passait, ne l acceptait. On le rejetait violemment, seul un nain nomm Llaz demeurait sur ses pas. Au cours de sa traverse, il perdit son nesse et fut, par la suite, agress et laiss pour mort par un bandit d honneur. Seul le nain, longuement repouss par Flen, tait ses cts, et prit soin de lui. Ce rcit est entrecoup de dialogues philosophiques sur l existence, les problmes de l identit ainsi que l amiti paradoxale entre Flen et Llaz. Le roman s inscrit aussi dans cette symbolique du Phnix, l oiseau mythologique qui renait de ses cendres. Ce Phnix serait le personnage Flen qui incarne cette renaissance en retrouvant, en dernier lieu, son identit juste aprs la mort du nain Llaz. Ces mmes proccupations historiques, et ce mme contexte historique sont encore prsents dans le recueil de nouvelles La fille du pont. La nouvelle dont le titre est celui du recueil raconte la vie d un enfant dont la famille a t brle vive dans sa masure par les colons l poque de la dpossession des terres. Dans la ferme de riches colons o il finit Khammes, l enfant accomplit maintes tches. La patronne lui confiait aussi ses lettres d amour qu il portait un riche fermier habitant non loin du pont. Et dans ses allersretours, il tomba amoureux d une fille qu il voyait toujours sur le pont. Cette dernire devint sa raison de vivre et sa qute personnelle. Le roman intitul Kahira : la cellule de la mort est un tmoignage sur la guerre de libration crit partir de propos recueillis auprs des anciens condamns mort de Sarkadji, ddi Ahmed Zabana, le premier nationaliste algrien guillotin.

I.2.2 Dans les sentiers du Polar : l criture critique Le roman policier, genre, assez inhabituel dans la littrature algrienne d'avant 1990, a t propuls durant la dcennie noire. Sa prsence forte remarquable travers le roman noir dont le chef de file sera Yasmina Khadra et sa plume trempe au vitriol, sa langue frappante au curieux mlange d'humour et de dsespoir. Sous le pseudonyme Commissaire Llob, sont publis, chez Laphomic, Alger, deux romans policiers: Le Dingue au bistouri (1990) et La Foire des Enfoirs (1993). Ces derniers seront suivis d'une trilogie policire publie chez La Baleine Paris : Morituri (1997). L'Automne des Chimres (1998) et Double blanc (1998). Cette fois-ci l'auteur 21

signe Yasmina Khadra, pseudonyme, avec lequel il livrait, aux lecteurs, une peinture effrayante de la guerre civile qui broie la socit algrienne, ainsi qu'un univers de l'inhumain qui a cd aux facilits financires, la corruption et la complaisance. Yasmina Khadra revient, encore une fois, au polar en 2004 et fait ressusciter son personnage ftiche le Commissaire Llob, tu lors de la prcdente intrigue policire. Il lui redonne vie dans La Part du mort (2004), au sein d'une enqute, trs mystrieuse, qui le plonge dans l'affaire de la nuit du 12 au 13 mai 1962 et le drame des harkis qui se retrouvrent seuls face la colre des combattants de la guerre de Libration, aprs le dpart des forces coloniales franaises du sol algrien. 1 La critique sociale occupe une place centrale dans ces romans. Ecriture dont le contenu est, insparablement, li aux images relles de l'Algrie, de ses villes, de son marasme quotidien. Cette critique se manifeste surtout dans les rflexions du Commissaire Llob, ainsi que dans ses remarques explicites. L'aspect sociologique joue un rle prpondrant dans ces romans noirs dans lesquels apparat le dvoilement d'une problmatique politique et sociale paralllement l'enqute de dtective. Vanoncini dsigne les auteurs de ces romans comme "les radiologues"2 de la socit contemporaine. Yasmina Khadra en est, incontestablement, un parmi ces "radiologues" de la socit algrienne. Ce qu'atteste la critique Michle Gazier propos de ses crits : " La force de l'auteur ( ) est de conserver tout au long du rcit un double regard de sociologue et d'crivain. Au-del des passions, des douleurs, des ranc urs, Yasmina Khadra n'oublie jamais son rle d'observateur. Rien ne sert de dnoncer, de hurler, de pleurer. Il faut donner voir jusqu' l'pouvante, et mme au-del. Donner voir pour donner comprendre, pour carter l'irrationnel, le magique, la fatalit."3

1

Pour plus de dveloppement, propos des romans policiers de Yasmina Khadra, voir les travaux de recherche de Beate Bechter- Burtscher, " Entre affirmation et critique, le dveloppement du roman policier algrien d'expression franaise". Sous la direction des professeurs Guy Dugas et Robert Jouanny. Univ. Paris Sorbonne, 1998. Et D'Anne Griffon "Romans noirs et romans roses dans l'Algrie d'aprs 1989". Sous la direction de Jacques Chevrier et Guy Dugas. Univ. Paris Sorbonne, 2000. 2 Andr Vanoncini, Le Roman policier, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p.107 3 Michle Gazier, "La haine au village", in Tlrama, Algrie 46: Nouvelles critures , 23 septembre 1998.

22

I.2.3 Loin des sentiers du Polar. Yasmina Khadra continue d'explorer les mandres du peuple algrien avec Les Agneaux du Seigneur (1998) et A quoi rvent les loups (1999). Deux rcits compltement diffrents, et qui s'cartent du modle gnrique du polar. Ces deux romans dont la toile de fond est la violence de l'intgrisme signifi travers les meurtres qui se multiplient et se succdent. Ils relatent l'actualit sanglante de la priode noire de l'Algrie range par un intgrisme dvastateur. Dvelopps autour de deux jeunes personnages : Un enfant endoctrin qui revient de l'Afghanistan, agent, qui amorce l'irrversible mtamorphose de doux agneaux en monstres sanguinaires, et de Nafa Walid, jeune homme, remarquable par sa beaut et ses ambitions cinmatographiques, qui glisse progressivement vers le fanatisme destructeur, lui et toute un essaim de jeunes algriens. Un glissement qui finit par une descente l'enfer. Dans ces deux romans, essentiellement consacrs aux origines de l intgrisme rural et urbain, Yasmina Khadra plonge dans un monde de carnage o l actualit sanglante de l Algrie est trs apparente. L auteur observe et dcrit minutieusement cette boucherie humaine faisant, tout de mme, acte de distanciation qu il explique, dans ses propos : Mon regard est rest lucide parce que loyal vis--vis des situations que je dcris. Cette procdure a des avantages considrables. D abord, vous tes moins stress, vous ne vous sentez pas oblig de vous surpasser, et la ralit que vous apprhendez se prte plus facilement son exercice. Ensuite, il y a la simplicit des faits qui rend leur assimilation possible. J ai opt pour la mme formule dans mes romans d aprs ; Les agneaux du seigneur et A quoi rve les loups. Ainsi le lectorat n a pas eu besoin de mon avis personnel pour se faire une ide. Il a vcu troitement les drames et les aspirations de mes personnages. Comme eux, il a adopt une attitude et s en est sorti convaincu.1

I.2.4 Une criture autobiographique. "L'Ecrivain", l'enfant de Kenadsa, qui passe de l'anonymat au pseudonymat et qui reste fidle sa signature: Yasmina Khadra, dvoile enfin son identit : Mohammed

1

Cit par Rachid Mokhtari, La graphie de l horreur. Essai sur la littrature algrienne (1990-2000), Chihab, 2003, p. 143

23

Moulessehoul, et rvle son statut d'ex-militaire de l'arme algrienne dans une mission tlvise Bouillon de culture de Bernart Pivot. C'est une criture autobiographique1 que Yasmina Khadra manifeste dans son

roman l'Ecrivain (2001). C'est aussi sa propre existence, et ses souvenirs d'enfance, d'adolescence, de carrire militaire, qui deviennent source d'inspiration grce une reconstruction du moi et un retour sur soi. L'imposture des mots (2002) est la fois rcit, tmoignage et fiction. Il y raconte l'affrontement intrieur, fort bouleversant, entre "L'Ecrivain" et le soldat. Dans La Rose de Blida (2005), Yasmina Khadra voque ses premires amours ; celles de sa prime jeunesse, et raconte ce jeune adolescent qu'il fut ainsi que son pass lointain et intime.

I.2.5 Du ct du roman psychologique. A l'aise dans diffrents genres, Yasmina Khadra prouve par sa production varie, sa capacit de passer du polar, l'criture blanche, l'autobiographie. On en dcouvre, encore, une autre criture dans Cousine K (2003), celle d'une analyse psychologique. Yasmina Khadra affirme son talent pour l'tude d'un caractre travers un rcit sur la douleur et l'hystrie d'un jeune garon timide et mal aim de sa mre qui n'a d'yeux que pour son frre ; et qui s'prend d'amour pour une belle cousine qui, en change, ne lui offre que sarcasmes et mpris.

I.2.6 Un triptyque romanesque: dire l'homme partout. Chez Yasmina Khadra, les romans se suivent, mais ne se ressemblent pas ! Le voil qui dpasse le cadre territorial, et consacre une trilogie au " dialogue de sourds opposant l'Orient et l'Occident." Des crivains, d'horizons diffrents, se sont empars des attentats du 11 septembre pour en faire le c ur d'un roman. Dans ce climat de guerre, de violence et de haine qui se1

Pour plus de dveloppement sur cette criture, voir le mmoire de magistre de M. Slimani Ismail intitul " L'criture autobiographique chez Yasmina Khadra: Un acte de rsilience", sous la direction du Dr Khadraoui Said, Univ. El Hadj Lakhdar- Batna, 2006.

24

dchanent, et aprs avoir trait, dans ses crits, les conflits et les bouleversements qui ont secou l'Algrie durant la dcennie noire, Yasmina Khadra s'investit dans une trilogie ancre dans les trois principaux points de friction entre l'Occident et le monde musulman: L'Afghanistan, la Palestine et l'Irak. Yasmina Khadra explore, dans Les Hirondelles de Kaboul (2002), premier volet de cette trilogie, un vcu paradoxal de deux couples essayant de croire l'amour sans, pour autant, faire conomie de la guerre. Leurs vies se retrouvent bascules dans l'oppression, la banalit de la mort et surtout le rgne de l'absurde. Trois ans aprs, dans le deuxime volet, L'Attentat (2005), il sonde le dsarroi d'un mdecin palestinien tabli en Isral qui dcouvre, trop tard, que sa femme s'est rellement fait exploser dans un restaurant Tel Aviv. Le dernier volet de cette trilogie, Les Sirnes de Bagdad (2006), met en scne un jeune irakien, sans histoire qui, de l'indiffrence, passe la colre face l'invasion amricaine de sa patrie. L'innocent jeune Bdouin, qui rvait de devenir un homme de lettres, se transforme en un machine tuer suite une offense que sa famille, le pre surtout, ont subis.1

Ce que le jour doit la nuit

est le dernier roman de Yasmina khadra, paru en

juillet 2008. Aprs avoir franchi les frontires de l'Algrie dans sa dernire trilogie consacre au terrorisme international ; et de mme que la thmatique de la guerre de libration nationale fait son retour dans les critures algriennes en 1993 et les annes suivantes ; Yasmina Khadra convoque, lui aussi, l'Histoire de l'Algrie durant les annes trente relatant le dchirement de deux communauts, algriennes et pieds-noirs dont le facteur commun est l'Algrie. Dchirement incarn par son personnage Youns-Jonas cartel entre l'amiti exceptionnelle qui l'unit ces jeunes colons, amis d'enfance et la fiert, la dfrence envers ses anctres et les coutumes de son peuple.nes de Bagdadstoire

I.2.7 Les Sirnes de Bagdad : L'Histoire au c ur du romanesque

1

Yasmina Khadra, Ce que le jour doit la nuit, Julliard, 2008.

25

I.2.7 Les Sirnes de Bagdad : L'Histoire au c ur du romanesque En termes de rflexions entre le discours historique et le discours littraire, s'apprhendent les rapports entre l'Histoire et la littrature. Les notions d'HISTOIRE, Histoire, histoire, telles qu'elles sont dveloppes par Pierre Barberis1, sont penses en terme de discours ou de textes. L'Histoire se projette alors, travers un traitement d'analyse et de problmatisation, dans le texte de fiction. Les Sirnes de Bagdad est un roman certes, ancr dans un univers dfini clairement comme fictionnel. Cela n'empche que des faits et des lments vrifiables par l'Histoire y sont aussi reprables. Ces derniers offrent l'intrigue mise en scne un cadre prcis conjuguant une critique d'ordre sociopolitique. Il s'agit de l'incorporation des personnages un dcor encadr par des faits et des vnements auxquels le lecteur a sans doute t dj sensibilis, que ce soit dans le cadre d'une approche proprement historique ou plus couramment mdiatique. L'implantation de ce dcor, au c ur d'un univers proprement fictionnel, fait tablir un rapport intressant entre ralit, Histoire et fiction. Ainsi le traitement de l'Histoire ; dans le roman, consiste tayer un propos se voulant reprsentatif de la ralit tout en offrant une perspective quelque peu simplifie de situations souvent complexes personnages significatifs. Nous allons d'abord proposer un rsum de notre corpus qui mane de notre propre lecture, et qui va consolider ce flash historique, toile de fond sur lequel se projettent les vnements fictifs du roman qui pullule de clins d' il historiques travers lesquels, Yasmina Khadra use de rfrences spatiales et temporelles identifies produisant ainsi un effet du rel, et qui garantit l'authenticit des choses. et obscures ; et ce, par le recours la mise en scne d'une histoire trouble incarne par des

1

Pierre Barberis, Le Prince et le marchand, Fayard, Paris, 1980, p. 107

26

-Rsum Un jeune Bdouin, tudiant l'universit, n'ayant que vingt printemps ensoleills derrire lui et des projets d'avenir croyant pouvoir les raliser dans le temps Mais la guerre le surprend. L'universit et tous ses autres rves qu'il couvait dans son "tre de porcelaine" s'effacent l'obligeant rentrer chez lui Kafr Karam, un village serein du fin fond de l'Irak. Ce petit bout largu dans le dsert manquait de tout, mais savait surpasser le cap de la pauvret et de l'isolement extravagant jouissant quand mme d'une vie quotidienne, certes monotone mais abondamment gnreuse. Les bonnes choses ne vont pas durer dans ce village. Rattrap par les conflits de la guerre dont l'Irak fut entran, ml aux drapages de la boucherie humaine, surtout ceux des affrontements civils qui se rpandaient vertigineusement dans la capitale Bagdad. Dans ce tumulte, le jeune Bdouin, tmoin d'une bavure qui a cot la vie Souleyman, un simple d'esprit, souffre normment d'un tel mpris, mais arrive se surpasser une premire fois car encore une deuxime bavure viendra troubler "le sommeil du juste" de Kafr Karam. Le jeune Bdouin arrive se dominer, contenir et touffer sa colre lorsqu'un missile finit sa lance en se logeant au c ur de la proprit des Haitem qui clbrait le mariage de leur fils. Accabl et dsorient par ce drame, il ramassa tout de mme avec ses propres mains les corps, ou ce qu'il en restait, de femmes et d'enfants dchiquets. Un troisime drame fut fatal pour lui, et lui brisa l'chine. Le pre ; son pre vnr, axe autour duquel s'articulaient et son existence et ses esprances ; est sauvagement humili et offens lors d'une perquisition des forces amricaines. Sa dignit fut, alors prise dans une interminable tourmente. Il sombre longuement dans la confusion totale. A bras ouvert, l'intgrisme radical, qui poussait dans le village depuis que Sayed a su s'infiltrer par son discours dans les veines des jeunes villageois, accueille ce candidat novice. Sachant bien manipuler les esprits en greffant l'offense la cause, oprant ainsi une transformation profonde qui fera de cet "tre de porcelaine" une bte immonde assoiffe de haine et de violence, que seul le sang vers allait apaiser. Projet dans la voie/voix des transporteurs de la mort, aspir dans la spirale du discours radical, exacerb par l'humiliation vcue, il donne tout son oue la voix cynique, 27

au discours trompeur du terrorisme intgriste de Sayed, Ghany et Dr Jalal qui savent trs bien utiliser les valeurs sensibles au profit des actes terroristes. Le jeune Bdouin se dirige tout droit vers la nuit, mais il finit par aller vers la lumire. Il a su "se boucher les oreilles" , il a su chapper au chant des Sirnes et chanter son propre chant : l'hymne de l'amour, la paix et la tolrance. Dans ce roman, nous avons constat que des circonstances politiques et sociales qui ont marqu l'Irak ces dernires annes, sont massivement voques par l'auteur, se faufilant dans le rcit et dans les propos des personnages qui incarnent les voix d'un peuple qui a subi, et de la manire la plus radicale, des injustices intenses. Le roman brasse un nombre considrable d'vnements historiques qui y sont illustrs dans des passages dont nous essayerons de donner un relev aussi exhaustif que possible afin de mettre en vidence cette part de l'Histoire que l'auteur s'est assign la tche d'injecter dans son roman, nous pensons dans le but de dnoncer ces conflits qui habitent et anantissent l'Irak , et qui se veut, aussi, tmoignage d'une ralit. Il est connu que suite l'acte d'invasion sur Kowet en 1994, l'Irak a t soumis un embargo total. Inaugur en 1996. Le programme ptrole contre nourriture permet l'importation de nourritures et de mdicaments. Des victimes dans la population irakienne, y en avait quand mme. Selon des estimations irakiennes, 8000 personnes chaque mois, et 30% de cette population souffre toujours de malnutrition. Dans le roman Les Sirnes de Bagdad, chaque fois que ce fait est mentionn, il l'est sous une forme critique, car a des consquences ngatives, des fois mortelles sur de pauvres civils. Le jeune Bdouin tant gn face ce geste de sa s ur, presque quotidien, celui de lui glisser de l'argent dans sa main, exprime dans son soliloque, sa dception et son dsarroi, lui comme tous les autres jeunes de Kafr Karam, de n'tre rien que des ds uvrs, sans ressources malgr eux. "Mais les temps taient durs, les guerres et l'embargo avait mis le pays genou". (p. 26 )

28

Son cousin Kadem, lui aussi en a subi la plus grande peine qui a fait de lui un tre qui vit, la mort dans son me triste, au point de passer toutes ses journes au pied d'un mur pleurant un amour confisqu par cet embargo : "Sa premire pouse, une fille de chez nous mourut l'hpital suite une banale pneumonie. A l'poque le plan "nourriture contre ptrole" dcrt par l'ONU prenait l'eau, et le mdicaments de premire ncessit manquaient". (pp. 33-34) Il n'est pas question de cas seulement, l'embargo a aussi tait l'origine des souffrances d'un nombre infini de personnes, loin d'tre gtes par la nature, vivant dans des conditions austres : "J'avais poursuivi mon chemin jusqu' une bretelle qu'empruntaient d'habitude les camions-frigos qui ravitaillaient en fruits et lgumes les localits enclaves de la rgion. Depuis l'embargo, leurs dplacements avaient considrablement diminus". (p.129) Le peuple de l'Irak vivait ainsi dans un ternel chantage dont se permettaient les U.S.A chez eux. Basheer le Faucon en dnonce la prsence justifie des amricains dans leur pays : "Hier, c'tait "nourriture contre ptrole", aujourd'hui, c'est ptrole contre Saddam". (p.43) L'pisode de l'incident concernant le missile qui est tomb dans la proprit des Haitem ftant le mariage de leur fils, n'est probablement pas anodin, et rend compte des bavures de guerre dont les seules victimes, sont des innocents civils qui en subissent les consquences fcheuses. "Un pre endeuill leur montra le carnage en criant: -regardez, il n'y a que des femmes et des enfants. On clbrait un mariage. O sont les terroristes, tirant un cameramen par le bras pour lui montrer les corps gisant sur la pelouse". (p. 110) Rappelons que cet incident du missile tomb par erreur, disait un village irakien a t mondialement mdiatis et dnonc. Un autre incident qui relve quant lui de la sauvagerie, des actes abominables svissant en temps de guerre. Ces photos qui ont fait le tour du monde en 2004 le 30 avril, on sur une demeure dans

29

montrant des prisonniers irakiens humilis et mal traits par la police militaire amricaine dans la prison d'Abou Graib. Dans le tumulte des discussions qu'abritait le caf des jeunes, le Safir, Haroun, exprime amrement son dsappointement et sa vive colre suite au reportage diffus la tlvision : "Des impies sont en train d'assujettir des musulmans, d'avilir leurs notables et de jeter leurs hros dans des cages aux folles o des poufiasses en treillis leur tirent les oreilles et les testicules en se faisant photographier pour la postrit". (p.91) La politique rpressive de Saddam, ainsi que son rgime tyrannique ont longuement brutalis les irakiens et ont les emprisonns dans les murs du silence, font aussi cho dans la trame du texte : "Avant, les dbats tournaient autour du pot. Les sbirs de Saddam veillaient au grain. Pour un mot dplac, toute la famille tait dporte, les charniers et les gibets poussaient tout bout de champ". (p.40) La censure comme l'interdiction de toute forme de libert d'expression, a aussi beaucoup svi pendant le rgne de Saddam : "Je reconnais Jabir, dit doc, un septagnaire grincheux qui avait enseign deux dcennies plus tt la philosophie dans un lyce de Bassorah avant d'aller croupir trois annes durant dans les geles baathiste pour une obscure histoire tymologique". (p.40). Sa chute et les circonstances de sa capture, dans une cache, prs de Takrit, le 13 dcembre 2003, donnent lieu un sentiment de soulagement auprs des citoyens, cela n'empche qu'elles aient provoqu aussi un dsenchantement voyant en cela leur patrie humilie : "La capture de Saddam enchanta l'assistance dans un premier temps, avant de la frustrer. Le Rais pig comme un rat, mconnaissable avec sa barbe de clodo et son regard hbt, expos triomphalement et sans vergogne aux camras de la plante tait, aux yeux de Yacine, le plus grave affront fait aux Irakiens". (p.98). Le retrait et la non manifestation des forces Irakiennes quand le pays fut assig le 20 mars 2003 par la coalition allie, demeurent toujours nigmatiques et marquent de frustration dvorante la population dsempare dans un gouffre de confusion. Omar le caporal, est livr une vie insignifiante depuis qu'il a regagn le village. L'alcool est son unique et dfinitif refuge : 30

"Parti servir dans les rangs d'un bataillon en qualit de cuistot, cinq ans plutt, il tait revenu au village au lendemain du sige de Bagdad par les troupes amricaines, incapable d'expliquer ce qui c'tait pass". (p.49) On ne l'apprcie gure depuis son retour cause de la crudit de ses propos et ses allusions malsaines. Le narrateur, qui est aussi personnage principale, s'insurge la vue d'une caserne dserte, livre elle-mme dans un tat lamentable, fait le procs d'une arme qui a manqu son devoir, celui de dfendre la patrie en combattant jusqu'au dernier souffle tout ennemi osant offenser son territoire : "Parait qu'ils n'ont pas tir un seul coup de feu, les ntres. Ils s'taient dbins comme des lapins avant l'arrive des troupes amricaines. La honte !".(p.135) La ville de Bagdad est massivement convoque dans ce roman qui s'enracine en terre irakienne d'o l'auteur fait merger des images et des descriptions de la dchance de la capitale de L'Irak pour, d'une part rendre compte de l'aggravation du climat dans ce pays, et d'autre part ces images sont lies aussi la critique par rapport aux consquences de l'invasion amricaine, ainsi que les conflits intrieurs, principaux facteurs destructeurs causant la dgradation de Bagdad, jadis berceau de l'humanit et des civilisations. Le roman tmoigne d'un bouleversement. La ville de Bagdad a sombr dans le chaos, et les images symboliques ou relles attestent du dsordre qui s'y installe et qui perdure. L'auteur offre au lecteur des images de Bagdad entre un pass millnaire glorieux et un prsent obscur, dsolant et sanguinaire. L'opration militaire baptise "Irak Freedom" qui veut dire libert irakienne, label que les Etats-Unis affichent pour justifier leur intrusion sur les terres irakiennes, est transpos dans le roman avec un ton ironique manifest par le jeune Bdouin traduisant la lgret, si ce n'est pas la fausset, d'un tel prtexte :

"Nous tions pauvres, humbles, mais nous tions tranquilles. Jusqu'au jour o notre intimit fut viole, nos tabous profans, notre dignit trane dans la boue et le

31

sang

jusqu'au jour o, dans les jardins de Babylone, des brutes bardes de grenades et

de menottes sont venues apprendre aux potes tre des hommes libres." (p.20) Le faste pass port dans une description idyllique de la capitale Bagdad contraste, tristement, avec une description pathtique o le jeune Bdouin se rappelle, avec une nostalgie profondment amre, son sjour estudiantin dans cette capitale qu'il a connue radieuse et rayonnante : "C'tait une belle ville, Bagdad, avec ses grandes artres, ses boulevards hupps, rutilants de vitrines et de terrasses ensoleilles." (p. 149) Le jeune Bdouin retrouve, avec grande dsolation, Bagdad sous un autre visage. L'ge d'or n'y est plus : "J'avais quitt une ville coquette, je retrouvais une hydre ratatine, arcboute contre ses flures. (p. 166) Sous la plume de l'auteur s'crit et se laisse voir une ville ravage, victime d'une violence double. Offense d'abord par l'arme de la coalition : "Mais Bagdad tait une passoire. Elle prenait l'eau de partout. Les attentats y taient monnaie courante. On ne bouchait un trou que pour en dgager d'autres, plus meurtriers. Ce n'tait plus une ville ; c'tait un champ de bataille, un stand de tir, une gigantesque boucherie." (p. 166) Et malmene, par la suite, par les conflits civils qui l'affaiblissent et l'humilient encore plus. Ville qui a su faire face divers pressions politiques et chantages commerciaux est, perdument, mise genou par ses propres enfants qui lui portent le plus dur des coups qu'elle allait recevoir : "Si Bagdad avait survcu l'embargo onusien juste pour narguer l'Occident et ses trafics d'influence, elle ne survivrait assurment pas l'affront que lui infligeaient ses propres avortons." (p. 150) L'auteur pointe aussi le doigt sur ce mythique Babylone qui devient le triste Irak. Convoit pour ses richesses ptrolires et victime des intrts politico-commerciaux qui pitinent son pass glorieux et sa civilisation prestigieuse. Yacine qui porte dans le corps et dans l'me rancune et haine contre ces amricains qui ont foul les terres de son pays, rappelle au jeune Bdouin que ces derniers sont loin de se rendre compte du geste grave commis l'encontre de son pre, parce que pudeur et honneur ne reprsentent pas ce mode de valeurs primordial chez eux. Ils ignorent, 32

massacrent et humilient toutes les valeurs enracines dans ce pays, o on n'y voit que leurs propres intrts : "Que connaissent-ils de la Msopotamie, de cet Irak fantastique qu'ils foulent de leurs rangers pourris ? De la tour de Babel, des jardins suspendus, de Haroun al-Rachid, des Mille et Une nuits ? Rien ! Ils ne regardent jamais de ce ct de l'Histoire et ne voient en notre pays qu'une immense flaque de ptrole dans laquelle ils laperont jusqu' la dernire goutte de notre sang. (pp.195-196) Bagdad se porte trs mal. C'est une ville souffrante, n'ayant plus sa raison que rapporte ce roman dans une description qui laisse voir la mort partout : "Cette ville tait folle lier. Les camisoles ne lui seyant gure, elle leur prfrait les ceintures explosives et les tendards taills dans les suaires." (p. 167) Ainsi, se superposent dans ce roman, l'histoire d'un individu, le jeune Bdouin aspir par le courant de la violence que prnent les extrmistes l'invasion amricaine et par les conflits intrieurs. afin qu'il devienne transporteur et semeur de la mort, et l'histoire d'une Bagdad feu et sang range et par

33

DEUXIEME CHAPITRE

ETUDE ANALYTIQUE DU ROMAN : LES SIRENES DE BAGDAD

II.1 Un paratexte rvlateur

34

II.1 Un paratexte rvlateurLe paratexte, rappelons-le constitue "Ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel ses lecteurs, et plus gnralement au public."1 Il se compose de tous les lments qui ne font pas partie du texte proprement dit, mais qui demeurent susceptibles d'orienter la lecture, tels que la prface, l'pigraphe, titre et intertitres, illustration et collection. Le statut important que le paratexte a acquis depuis un certain nombre d'annes dans l'approche des uvres littraires, confre au domaine de la recherche un lan spectaculaire. Ce qu' approuve, Grard Genette : "Je m'apprte aujourd'hui aborder un autre monde de transcendance qui est la prsence fort active autour du texte, de cet ensemble, certes htrognes, de seuils et de sas que j'appelle : le paratexte: titre, sous titre, prface, notes, prires d'insrer, et bien d'autres enfouis, moins visibles, mais non moins efficace, qui sont pour le dire trop vite, le versant ditorial et pragmatique de son rapport au public et par lui, au monde."2 De ces lments "htrognes", nous n'allons traiter que deux uniquement : le titre et les composantes de la couverture du roman qui, suite nos lectures diverses, nous semblent investis d'une charge smantique considrable. Notre objectif tant d'tablir un rseau de significations, qui manent de ces deux lments et d'en dceler un lien de complmentarit, d'abord, entre ces lments eux-mmes, ensuite, dans leur rapport avec le texte. II.1.1 Un titre Ssame Nous qualifions le titre de notre corpus, Les Sirnes de Bagdad, de titre Ssame parce qu'il nous permet d'accder la grotte aux mille significations dcouvertes par la pratique d'une lecture analytique afin de dmontrer le fonctionnement de ce titre dans son rapport avec le texte et le hors texte.

1 2

Grard Genette, Seuils, Paris, seuil, coll Potique, 1987, p.7. Grard Genette, "Cent ans de critique littraire", in le Magazine Littraire, n192, Fvrier 1983, p.41.

35

II.1.2 Dfinition et fonctions du titre Le titre est donc l'un de ces lments "htrognes", le plus important aussi. Dclenchant le premier contact dcisif entre l' uvre et le lecteur, il nous interpelle et conditionne notre lecture avant de lire le texte lui-mme. "( ) la fois stimulation et dbut d assouvissement de la curiosit du lecteur; aussi runit-il les fonctions de tout texte publicitaire, rfrentielle, conative et potique."1 Plus ou moins nigmatique, il ne se dtache pas du contexte social et permet d'articuler des rflexions, de formuler des hypothses de lecture qui seront vrifies au terme de cette dernire. Pour sa part, Claude Duchet souligne la complexit du romanesque : " Le titre du roman est un message cod en situation de march, il rsulte de la rencontre d'un nonc romanesque et d'un nonc publicitaire, en lui se croisent littrarit et socialit: Il parle de l' uvre en terme de discours social mais le discours social en terme de roman." 2 Dans une complicit et une complmentarit, sont troitement lis le titre et le texte " l'un annonce, l'autre explique". De ce fait, le titre est la cl du texte qui l'annonce et le cache aussi. Certes, le titre est conu et travaill par l'auteur, mais les diteurs y laissent aussi leurs traces afin de rpondre au besoin du march littraire. C'est le Ssame de l'univers livresque qui sert de mdiateurs entre auteur et lecteur. Ainsi, il englobe plusieurs fonctions : " - Une fonction apritive: le titre doit appter, veiller l'intrt. - Une fonction abrviative: le titre doit rsumer, annoncer le contenu sans le dvoiler totalement. - Une fonction distinctive: le titre singularise le texte, qu'il annonce, le distingue de la srie gnrique des autres ouvrages dans laquelle il s'inscrit."3 Pour Christiane Achour et Simone Rezzoug, le titre se prsente respectivement comme "emballage", "mmoire ou cart" et "incipit romanesque"11

Christiane Achour et Simone Rezzoug, Convergences critiques, introduction la lecture du littraire, Alger, OPU, 1985, p.28 2 Claude Duchet, " Elments de titrologie romanesque" in LITTERATURE n12, dcembre 1973. 3 Lo Huib Hoek, La Marque du titre: dispositifs smiotiques d'une pratique textuelle, Paris, Mouton, 1981. Cit par Jean-Pierre Goldenste, in "Entres en littrature", Paris, Hachette, 1990, p.68

36

Emballage, car il promet savoir et plaisir ce qui fait de lui un acte de parole performatif. Mmoire, dans la mesure o il remplit une fonction mnsique quand il sollicite un savoir antrieur du lecteur. Enfin, comme incipit romanesque, il est un lment d'ouverture et d'entre dans le texte. Il assure, comme, le message publicitaire trois fonctions : Fonction rfrentielle : il doit informer. Fonction conative : il doit impliquer. Fonction potique : il doit susciter intrt et admiration.

Partant de ces indices, nous avons tent de dchiffrer ce mcanisme du refoul/cach qu'il y a dans le titre, et qui exige une certaine comptence interprtative de la part du lecteur.

II.1.3 Lecture analytique du titre Nous voudrions signaler, avant d'entamer l'analyse du titre que notre dmarche interprtative relve d'un effort personnel, suite aux lectures, maintes fois effectues de notre corpus dans le but de trouver refuge une principale interrogation persistante, en mme temps cl de tout le roman, celle de la prsence du mot Sirnes dans le titre. Et qui nous a confirm vers la fin les propos de Lo Huib Loek, disant du titre : "C'est un microsome d'un macrosome." 2 C'est pourquoi, nous avons rserv une partie importante l'tude du titre dans notre travail de recherche. Force est de constater que le titre, Les sirnes de Bagdad, semble remplir pleinement une fonction apritive, selon le langage de Lo Huib Hoek. Ce titre qui donne l'alerte et qui chante ds que l' il du lecteur l'embrasse, ou plutt, ds que le mot Sirne lui tombe des lvres. Compos de deux syntagmes nominaux, le second, Bagdad relve d'un nonc dnotatif, connu, donc, identifi comme tant la capitale de L'Irak. Le premier, quant lui, est loin de l'tre. Ambigu dans sa perception visuelle, le mot Sirnes voque aussi au1 2

Christiane Achour et Simone Rezzoug, op.cit, pp. 29-30. Lo Huib Hoek, op.cit.,p. 1 .

37

niveau auditif un son perant, pntrant et intrusif. Il renvoie encore un signal d'alarme : de pompiers, de policiers, de guerre, donc d'un tat d'alerte. Cependant le terme Sirnes au pluriel prenant une majuscule ferait du titre un nonc qui puise intertextuellement dans le texte homrique. Arm de ce mot, le titre remplit la fonction mnsique qui rappelle au lecteur un pisode de l'Odysse1, celui du chant XII relatant l'preuve d'Ulysse face aux redoutables Sirnes. La similarit au texte homrique est soulign d'abord par cet indice paratextuel, qu'est le titre ayant comme lment Sirnes. Mais aussi, plus ou moins transparent, dans l'incipit du roman, o nous retrouvons un dispositif lexico-smantique, qui sous-tend cet indice : "L'Occident n'est qu'un mensonge acidul, une perversit savamment dose, un chant de sirnes pour naufrags identitaires." (p. 18) Ou encore un peu plus loin : "Le chant des sirnes a beau claironner, l'appel des anciens le supplante toujours." (p. 26) Dans ce dispositif lexico-smantique du premier extrait, le rcit est encadr par ces allusions telles que : chant des sirnes, mensonge, naufrag qui nous renvoient ces cratures mythiques, mi-femme, mi-oiseau, des monstres marins avides de chair humaine. Pour se nourrir et assouvir leur apptit, elles envotaient et captivaient l'attention des hommes par leurs chants harmonieux afin de les dvorer ensuite. Le plus clbre des rescaps est, sans doute Ulysse, mais bien avant lui Orphe. Tous les deux ont pu, hroquement, viter leur chant et leur pige. Le second extrait, par le truchement du verbe claironner dont la dfinition est : "1 parler d'une voix aigue et forte. 2 fig. Annoncer avec clat, affectation."2, l'auteur n'aurait-il pas opt pour ce verbe qui incarne aussi tout forme de simulation dans le but de tromper l'autre, sans qu'il ne s'en rende compte de quoi que ce soit ? Cette image s'avre, pour nous, d'une grande importance. Elle traduit pertinemment une stratgie propre un

1 2 2

Homre, op.cit. Le Robert. Dictionnaire pratique de la langue franaise, Edition France Loisirs, Paris, 2002, p.294 Le Robert. Dictionnaire pratique de la langue franaise, Edition France Loisirs, Paris, 2002, p.294

38

personnage cl dans le roman, Sayed, dont nous avons consacr, ultrieurement, une tude onomastique1 dans ce mme chapitre. Cette image semble rendre compte aussi de ce que Yves Vad appelle : "l'imagemythe", que nous estimons valable en prose comme en posie : "C'est ce caractre fortement structur, "cristallis" de la pense mythique que l'on peut retrouver en posie dans certains vers qui en acquirent un clat particulier et qui prsentent ainsi, sous une forme exceptionnelle brve, l'quivalent d'un mythe en rduction." 2 Ceci dit, revenons aux deux syntagmes du titre, o complment du premier Bagdad figure comme

nom les Sirnes, nous renvoie la case de dpart et nous

replonge encore une fois dans la confusion qui nous met face ce clair-obscur de sa lecture. Effectivement, nous recevons l'cho des propos d'Eco : "Le titre doit embrouiller les ides." 3 Ce titre fortement connot, est donc charg de significations. Pour vaincre ce climat embrouill nous avons dcid de dterrer ces significations et de les interprter dans leur rapport avec le roman. La lecture du roman nous a mises devant un fait accompli : le texte de Yasmina Khadra ne traite pas le mythe des Sirnes dans le sens de ces cratures malfiques, dvoreuses de chair humaine. Enigmatique, ce titre cherche d'une part attiser la curiosit du lecteur, et en mme temps l'entrane dans un univers qui ne correspond pas celui annonc. C'est un titre qui exerce une rupture entre le texte et le paratexte. Mais ce rapport a t assez significatif pour nous. Parce que le choix du terme Sirnes, n'est pas du tout fortuit. Il s'agissait plutt d'attirer l'attention du lecteur sur ces cratures mythiques auxquelles se superposent cette attribution au niveau symbolique travers l'expression courante, o couter le chant des Sirnes signifie : se faire tromper par un langage mystifi, une apparence trompeuse Et qui rappelle, pertinemment, le verbe claironner. Le langage des Sirnes dsigne donc le fait de tendre un pige sous une apparence avantageuse, ou d'user de tout le pouvoir de langage de sduction pour arriver ses fins. C'est peut-tre ce1 2

Cf. Chapitre II-2.2 Sayed ou le chant du discours trompeur p. 49. Yves Vad, "Du cristal l'image-mythe", in Mythe et Cration, Pierre Cazier (textes runis par). 3 Umberto Eco, Apostille au nom de la rose, Grasset, 1988, p. 12.

39

que nous retrouverons comme profil chez le personnage Sayed. A ce propos, Claude Duchet confirme : " Le titre est un lment du texte global qui anticipe et mmorise, la fois prsent au dbut et au cours du rcit qu'il inaugure, il fonctionne comme embrayeur et modulateur de lecture. Mtonymie ou mtaphore du texte, selon qu'il actualise un lment de la digse ou prsente du roman un quivalent symbolique."1 Ainsi pouvons-nous pressentir partir de ce titre Ssame l'intrusion d'une charge symbolique du mythe des Sirnes dans la fiction romanesque de Yasmina Khadra ? Par le symbole des Sirnes, cratures envotantes et sductrices, aux desseins mortels, les Sirnes connotent, dans le roman de Yasmina Khadra, ces voix qui prchent la mort dans le discours radical des extrmistes visant endoctriner un jeune Bdouin, personnage principal et narrateur, pour faire de lui, comme de plusieurs autres jeunes vies, des transporteurs de la mort : des kamikazes. Tels ces navigateurs attirs par l'irrsistible voix mlodieuse des Sirnes, les candidats kamikazes, eux aussi coutent et suivent le chant sducteur, destructeur des nouvelles Sirnes pour embrasser dlibrment la mort. Le terme Sirnes octroie, donc au titre une fonction mnsique. C'est aussi un contrat implicite moderne.2

et allusif qui doit au moins alerter le lecteur sur l'existence probable pourrait ainsi voquer une Odysse

d'une relation entre ce roman et l'Odysse3. Il

II.1.4 Le hors-texte comme support du texte Nous avons vu qu'avec le titre, le contenu du roman s'annonce. Cependant si, "Le titre facile mmoriser, allusif, il oriente et programme l'acte de lecture.", il existe "d'autres signes gravitant autour du texte du roman, des lieux marqus, des balises qui sollicitent immdiatement le lecteur, l'aidant reprer, et orientent, presque malgr lui,1

Claude Duchet, "La fille abandonne et la bte humaine, lments de titrologie romanesque", in Litterature n12, dcembre 1973, p. 52 2 Grard Genette, Palimpseste. La littrature au second degr, Paris, Seuil, 1982, p. 17 3 Homre, op.cit. .

40

son activit de dcodage. Ce sont, au premier rang, tous les segments de texte qui prsentent le roman au lecteur, le dsignent, le dnomment, le commentent, le relie au monde." 1 Nous examinerons donc la couverture du roman, dans l'objectif d'tablir un lien de complmentarit entre cette page qui porte et le titre et les autres composantes qui s'y retrouvent. De ces indices paratextuelles qui accompagnent le titre, nous n'tudierons que ceux des couleurs prsentes et la photographie afin d'en dgager dans lments au titre, puis tout l'ensemble au co-texte. Nous commencerons d'abord par reprer l'agencement de ces composantes sur la couverture, qui est aussi significatif selon Basil. Bernstein : "Apprendre ne pas se ruer sur le texte comme seul lieu de sens convie exercer ce que l'on pourrait appeler sa sensibilit smiotique." 3 Nous passerons ensuite dgager la relation que pourraient avoir le texte avec ses lments environnants. "Cette zone intermdiaire entre le hors-texte et le texte." 2, ce rseau de significations unissant ces

1

Henri Mitterand, "Les titres des romans de Guy des Cars", in Sociocritique, Nathan Universit, 1979, p. 51 2 Antoine Compagnon, La Seconde main, Seuil, 1979, p. 15. 3 Basil Bernstein, Langage et classes sociales, PUF, 1990, p. 56.

41

En premier lieu, nous signalons le titre qui apparat sur un fond blanc pas trop clair. Nous soulignons galement cette mise en valeur sur le plan graphique du nom ou pseudonyme de l'auteur par rapport au titre. Le titre est apparent malgr cela par les deux majuscules qui ornent chacun de ses deux syntagmes : Sirnes et Bagdad. Aussi par leur disposition non aligne, qui dans cette superposition oblige le lecteur marquer une pose visuelle, pour fixer un un ces deux termes. En revanche, leurs caractres typographiques sont de la mme couleur, un rouge vif qui est aussi la couleur d'un trait vertical se rduisant de plus en plus vers le bas. Et qui semble aussi comme une limite sparant deux colombes qui voltigent du ct gauche et un enfant en train de courir leur droite. L'image tant un fort contenu symbolique, nous nous sommes appuyes dans l'analyse de la couleur rouge, trs prsente et trs apparente sur la couverture, en se 42

rfrant au dictionnaire des symboles, sachant bien que la symbolique des couleurs est issue de diffrentes sources, aussi bien de l'histoire, des traditions et des religions de pays divers. Cela n'empche qu'il y est universalit dans ces interprtations, ce qui est le cas de la couleur rouge, qui domine la couverture de notre corpus. L'analyse que nous tenterons propos de la couleur rouge, se fera surtout dans un rapport au texte partir duquel nous comptons donner un relev aussi exhaustif que possible. Le rouge est sang." 1 La couleur rouge associe au sang relve aussi du champ smantique de la violence et peut suggrer ostensiblement la mort. Les Sirnes de Bagdad est un roman sanguinolent. Cette couleur qui voque le sang, abondamment saignant travers une "syntaxe de sang"2 trs apparente dans le roman. Nous irons jusqu' dire que c'est du sang qui coule des verbes, des adjectifs et des substantifs, synonyme de la violence permanente en Irak qui devient un univers allant continuellement sa dliquescence o la mort est devenue l'ombre de tout Irakien. Pris dans ses griffes, il est doublement cibl. Qui, s'il russit chapper aux balles des soldats amricains, celles de ses compatriotes, nourrissant les conflits intrieurs, ne le rateraient pas ! Nous pensons galement qu'il puisse exister un rapport entre la "syntaxe de sang" apparente dans les textes de Yasmina Khadra et la couleur rouge synonyme de violence, de sang et de mort qui traduirait la vision militariste de l'auteur s'expliquant par la contigit entre le militaire qu'il fut et ses tmoignages romancs. Nous avons essay de reprer dans la trame du roman, un relev aussi exhaustif que possible afin de justifier le choix et la prsence intense de cette couleur qui cadre la couverture du roman. Nous signalons que seront mis en italique tous les termes et

"Universellement considr comme le symbole fondamental du

principe de vie, avec sa force, sa puissance et son clat, le rouge couleur de feu et de

1 2

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robbert Laffont, Jupiter, Paris, p. 831. Rachid Mokhtari, La graphie de l'horreur, Chihab, 2003, p. 204.

43

expressions qui renvoient au champ smantique pralablement cit (rouge, sang, violence, mort.) "La veste ouverte sur un tricot rouge sang." (p.10) "Ne sont-ce pas ces mains qui tirent dans le noir, gorgent et touffent." (p.12) "Les gens qui l'accueille ont des charniers leur actif." (p.12) "Ses camarades qui l'ont excut." (p.13) "Notre dignit fut trane dans la boue et le sang." (p. 120) "Les idylles les plus folles fondirent en larme et en sang." (p.27) "L'universit fut livre aux vandales et les rves aux fossoyeurs."(p.27) "a devient de plus en plus compliqu de se dplacer avec ces check point." (pp.38-39) "Souleyman tenait sa main ensanglante." (p.60) "Leurs armes prtes nous transformer en passoire."(p.66) "Leurs gueules me paraissaient plus grandes que celle d'un volcan, prtes nous ensevelir sous une dferlante de lave et de sang." (p.68) "Le premier coup de feu m'branla de la tte au pied." (p.69) "Secou par les balles qui lui criblaient le dos." (p.69) "La tte de Souleyman explosa." (p.69) "Un silence d'outre-tombe submergea la pleine." (p. 69) "Brandissaient des orteils taillads, bigars de sang." (p.71) "Son cadavre sur les bras, Kafr Karam s'emptrait dans ses faux-fuyants." (p.80) "On parlait d'une centaine de morts. On assistait, impuissants une vritable boucherie" (p.89) "Ce fut un capitaine jaloux qui lui logea cinq balles dans le buffet." (p.94) "Nous n'avons pas fini de manger lorsqu'une dflagration se fit entendre au loin." (p.105) "Un missile est tomb sur la fte." (p.106) "Le souffle de l'explosion avait projet siges et corps une trentaine de mtres." (p.108) "Quelques corps taient aligns sur le bord d'une alle, mutils, carboniss." (p.108) "Un homme ensanglant pleurait." (p.108) "J'avais les mains en sang." (p.109) "Les mains bandes, la chemise lacre et le pantalon macul de sang." (p.110) "Un filament de sang s'gouttait sur sa nuque." (p.116)

44

"J'tais condamn laver l'affront dans le sang jusqu' ce que les fleuves et les ocans deviennent aussi rouge que l'raflure sur la nuque de Bahia." (p.118) "Kadem est l, lui aussi, son bras saignait." (p.119) "Il avait les yeux carquills et la bouche grande ouverte, du sang coulait de son nez."(p.119) "Soudain, il libra une paire de roquettes qui fendit l'air dans un sifflement strident." (p. 142) "Pareil une bte blesse deux doigts de rendre l'me." (p.146) "L'offense se devait d'tre lave dans le sang." (p.150) "Tu as chapp une rafle ou bien tu sors indemne d'un attentat." (p.162) "Mais Bagdad tait une passoire ( gigantesque boucherie." (p.166) "Ds qu'un attentat tait perptr, se ruaient sur le drame comme des mouches sur une goutte de sang." (p.167) "Tout ce que je portais la bouche avait un got de sang." (p.178) "Je dbouchais sur un carnage encore fumant." (p.199) "Je regardais les ambulances ramasser les morceaux de chairs sur les trottoirs." (p.199) "Il y avait au moins une centaine de corps disloqus." (p.221) "Bagdad me rattrapa avec ses artres saignes." (p.234) "Le sang se mit giceler de sa figure." (p.241) "Je vis Hassan s'essuyer les mains macules de sang." (p.249) "J'ai divorc avec la vie. Je suis un mort qui attend une spulture dcente." (p.289) La couleur rouge est aussi celle de ce trait situ sur le ct gauche de la couverture. Un trait qui s'amincit suivant une trajectoire verticale, ressemblant lui aussi, un filament de sang qui s'goutte d'un corps bless. Ce trait semble galement sparer la page de couverture en deux territoires ingaux. Celui domin, plutt charg de la couleur rouge, dpasse de plus l'autre couloir troit, dpourvu du rouge, abritant deux colombes, symboles de la paix, occupant moins d'espace que le ct sang. Ce qui nous permet d'avancer que ces colombes signifieraient cette paix arrache l'Irak depuis l'invasion amricaine et qui ne retrouve plus son aura d'antan. Ce trait, filament rouge sang, qui perscute, dans son coulement, l'une des deux colombes serait une mise en garde rappelant que tant que violence et massacres humains svissent, la chance de la paix s'en retrouve de plus en ) un champ de bataille, un stand de tir, une

45

plus rduite et deviendrait prive, ampute de son droit d'tre, de rayonner, surtout de perdurer. Ces deux colombes seraient peut tre dans le roman, cette paix confisque au village qui menait des jours tranquilles jusqu' l'incident qui a empch Souleyman, un simple d'esprit, d'avoir ses autres printemps. Il portait dans l'atome de son nom d'origine hbreu, la paix1, elle-mme. Enterr, la paix fut aussi ensevelie Kafr Karam qui sera branl par l'atrocit de la guerre. Suite au crime commis l'encontre de Souleyman, le jeune Bdouin sent le danger venir : "Le malheur dbarque chez nous sans fard ni fanfare, quasiment sur la pointe des pieds" (p. 60) Ses doutes se prcisent lorsque les engins amricains survolaient pour la premire fois leur village : "Au village, on se prpara au pire." (p.100) Pench vers le ct des deux colombes, ce garon qui apparat de dos, en train de courir, serait-ce Souleyman le dficient au moment de son absurde excution ?

"Souleyman courait, courait, l'chine roide, les bras ballants, le corps ridiculement pench gauche. Rien qu' sa faon de courir, on voyait bien qu'il n'tait pas normal. Mais en temps de guerre, le bnfice du doute privilgie la bavure au dtriment du sang froid ( ) Souleyman courait, courait peine secou par les balles qui lui criblaient le dos." (p.69) Ce passage nous envoie plusieurs indices qui sont reprables sur la photo du garon. Lui aussi est en train de courir face un mur prsentant des traces de balles tires. Les balles qui ont rat Souleyman, peut-tre ? avant que son dos ne soit cribl. Une deuxime rfrence nous a interpelles. Celle du sol rocailleux qui apparat aussi sur la photo. Le jeune Bdouin accabl par la scne de l'excution de Souleyman qui s'est passe devant lui, revient pniblement lui-mme : "Lorsque je rcuprais une partie de mes facults, le soleil avait atteint son znith. Une chaleur caniculaire faisait bourdonner la rocaille." (p.70)

1

Cf. Chapitre II.2.1 Souleyman : une paix confisque p. 45

46

Nous en dduisons que ces lments prsents sur la couverture du roman n'mane pas du tout d'un simple hasard. Un fil conducteur imbrique des chanons symboliques qui tissent le roman. Le titre comme la couverture forment les premiers maillons dans la construction de sa trame.

II.2 Onomastique et images symboliques comme fil conducteur du roman II.2 Onomastique et images symboliques comme fil conducteur du romanLa lecture d'un roman est souvent rvlatrice menant le lecteur une prise de considration du jeu textuel que se tisse le signifiant discontinu qu'est le nom personnage son signifi. Tout personnage tant constitu par des signes linguistiques et des procds de dimensions variables. Hamon propose de nommer tiquette cet ensemble dissmin de marques : " Le personnage, "l'effet personnage", dans le texte n'est d'abord que la prise en considration, par le lecteur, du jeu textuel de ces marques, de leur importance qualitative et quantitative, de leur mode de distribution, de la concordance et discordance relative qui existe, dans un mme texte, entre marques stables ( le nom, le prnom ) et marques instables transformations possibles ( qualifications et actions ). L'ensemble de ces marques que nous appellerons "l'tiquette du personnage" constitue et construit le personnage. Le retour des marques stables organise le personnage comme foyer permanent d'information, organise la mmoire que le lecteur a de son texte: leur distribution alatoire et leurs transformations organisent l'intrt romanesque".1 Roland Barthes, quant lui, met l'accent sur "l'hypersmanticit" du nom propre et reconnat que " Un nom propre doit tre toujours interrog soigneusement, car le nom propre, si l'on peut dire, le prince des signifiants." 2 Le nom est donc la fois produit par un texte et producteur de sens dans ce texte. Cela nous a menes relever des effets de sens qu'il peut susciter au sein de ce que nous avons cern et dlimit comme tant les significations essentielles du roman, et qui s'articulent et se manifestent dans un ensemble de chanons symboliques autour desquels s'organisent l'intrt romanesque de l'auteur. "Souvent la nomination des personnages est "un acte d'onomatomancie" c'est-dire" l'art de prdire travers le nom " la qualit de l'tre" crit Maurice Molho 11

du

Hamon Philippe, Le personnel du roman. Le systme des personnage dans les Rougon Maquart d'Emile Zola, Droz, 1983, p.107. 2 www.semiotic/nom.propre.fr

47

A la lumire de ces quelques prcisions, nous pouvons avancer une prsence de cet acte d'onomatomancie dans notre corpus, et qui, en plus, est constitutive du texte. II.2.1 Souleyman : Une paix confisque Kafr Karam, ce village perdu dans le large du dsert, otage de sa vacuit et ses habitants qui vivaient reclus derrire ses remparts silencieux loin de l'autre monde et de ses btes immondes. Tranquille, il volue des annes lumires de ces centaines d'attentats et des vents de mort que ne cessaient de subir Fellouja, Mossoul et Bassorah. Mme au c ur de tous ces vnements qui branlent le pays, il demeure toujours cette bourgade bien ordonne avec ses airs de jeux, ses places d'armes, sa mosque, ses piceries, son garagiste, son barbier, son photographe, son postier, son cordonnier et ses deux cafs : Le Safir frquent par les jeunes, et el Hilal par les Anciens. Dans ce village, on connat tous Souleyman, fils du ferronnier, un simple d'esprit qu'on