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Mérimée et ses amis espagnols: La Comtesse de Montijo et Estébanez Calderon

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This article was downloaded by: [Carnegie Mellon University]On: 09 November 2014, At: 03:14Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T3JH, UK

Studia NeophilologicaPublication details, including instructions forauthors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/snec20

Mérimée et ses amisespagnols: La Comtesse deMontijo et Estébanez CalderonCarin FahlinPublished online: 21 Jul 2008.

To cite this article: Carin Fahlin (1959) Mérimée et ses amis espagnols: La Comtessede Montijo et Estébanez Calderon, Studia Neophilologica, 31:1, 86-107, DOI:10.1080/00393275908587186

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Dans son étude sur YEspagnolisme des romantiques français1, M.Azorin se demande quels sont les Français illustres qui se sont le plusdistingués dans l'étude, dans l'amour des choses de l'Espagne, et ilconstate que le premier de tous est sans conteste Prosper Mérimée,premier en date et premier en importance. Quelques années auparavant,Rafael Mitjana, publiant quelques lettres de Mérimée à Serafin Estéba-nez Calderon2, avait attiré l'attention sur l'influence que cet ami espagnolavait pu exercer sur Mérimée. D'après Mitjana, « il est indiscutable que,pour un Espagnol et surtout pour un Andalou3, la puissante nouvelleCarmen de Mérimée est, de toute la littérature française ayant trait àl'Espagne, la seule œuvre qui, avec Gil Blas, sente véritablement leterroir ». Or, cette saveur caractéristique serait due, selon Mitjana, àl'heureuse influence d'Estébanez Calderon, dont il retrouve encore latrace dans les Ames du Purgatoire (p. 611).

D'autre part, M. Azorîn constate que, si l'on a parlé de l'influenceexercée par Mérimée sur Estébanez Calderon, on n'a pas signalé que lasobriété et la limpidité de Calderon dans ses Scènes andalouses procèdentévidemment de l'écrivain français. « II est singulier, très singulier, dit-il,que dans son livre Le Solitaire et son Temps Canovas n'ait point abordéce problème d'histoire littéraire. »

Ce problème est sans doute très intéressant, mais assez difficile à ré-soudre, car Mérimée aussi bien qu'Estébanez Calderon admirant pro-fondément Cervantes4, il est bien possible que leur sobriété et leur

1 V. Mercure de France, 1917, p. 624 ss.; cf. Entre España y Francia, (Páginasde un francófilo, 1917) (Obras completas, III, p. 1006, Madrid, 1947).

2 V. Lettres de Mérimée à Estébanez Calderon. (Revue politique et littéraire.Revue bleue 12 nov. et 19 nov. 1910, 48e année), par Rafael Mitjana, ministred'Espagne à Stockholm jusqu'à sa mort survenue en 1921.

3 Rafael Mitjana était né à Malaga.4 Dès 1826 Mérimée écrivit sur Cervantes une préface à la traduction française

de D. Quichotte; cf. Portraits Historiques et Littéraires, Paris, 1875, p. 1-54.

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limpidité de style dérivent parallèlement de leur amour pour l'auteur deDon Quichotte et des Nouvelles exemplaires.

D'après M. Trahard, c'est à la comtesse de Montijo que Mérimée doitl'Histoire de Don Pèdre Ier, Carmen et peut-être les Ames du Purgatoire.«.. . Limitée à ces trois œuvres, la dette n'est pas mince et elle constituele bon bilan d'une fructueuse amitié ...1 » II est incontestable quel'influence intellectuelle exercée sur Mérimée par Mme de Montijo futpour lui d'une grande importance. Il est pourtant difficile de décider sic'est à elle ou à Calderon que Mérimée est le plus redevable.

Après les autres études de M. Trahard2 ont paru les Lettres de Mériméeà la comtesse de Montijo3 et ensuite la Correspondance générale de Mériméejusqu'à l'année 18664. Ces lettres sont naturellement pour notre étudeune source de premier ordre en ce qui concerne l'influence de Mme deMontijo. En 1932 enfin fut publiée une biographie très utile de la « grandedame »5.

Pour Calderon nous n'avons par la même chance, car la plupart deslettres que Mérimée lui écrivit, semblent disparues. La biographie quelui a consacrée son neveu Canovas del Castillo6 nous est pourtant d'ungrand secours.

II

Qui était donc cette charmante comtesse de Montijo que Mériméerencontra à Madrid dès son premier voyage en Espagne en 1830? Par lemariage de sa fille Eugénie avec l'empereur Napoléon III Mmo deMontijo était devenue un personnage historique. Dans le grand nombre de

1 Pierre Trahard, La Jeunesse de Prosper Mérimée (1803-1834), Paris, 1925, II,p. 192. Nous citons en abrégé Trahard I, II.

2 Pierre Trahard, Prosper Mérimée de 1834 à 1853, Paris, 1928 (Trahard, III);La Vieillesse de Prosper Mérimée (1854-1870), Paris, 1930 (Trahard, IV).

3 Lettres de Prosper Mérimée à la comtesse de Montijo, mère de l'ImpératriceEugenie, I-II, publiées par les soins du duc d'Albe, Paris, X930, 1936.

4 Prosper Mérimée, Correspondance générale établie et annotée par M. Parturieravec la collaboration de Pierre Josserand et Jean Mallion, Paris (Le Divan), I(1822-1835), 1941; II (1836-1840), 1942; III (1841-1843), 1943; IV (1844-1846),1945; V (1847-1849), 1946; VI (1850-1852), 1947; ensuite publiées par E. Privat,Toulouse: VII (1853-1855), 1953; VIII (1856-1858), 1955; IX (1859-1860),1955; X (1860-1861), 1956; XI (1862-1863), 1957; XII (1864-1865), 1958; nouscitons en abrégé C.G.

5 Felix de Llanos y Torriglia, Maria Manuela Kirkpatrick, Condesa del Mon-tijo, La gran Dama. (Vidas españolas e hispanoamericanas delsiglo XIX), Madrid,1932.

6 A. Canovas del Castillo, « El solitario » y su tiempo. Biografia de D. SerafinEstébanez Calderon y critica de sus obras, I-II, Madrid, 1883 (Colección de escritorescastellanos).

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biographies consacrées à l'impératrice Eugénie, on relève aussi quelques

renseignements sur sa mère, mais de valeur très inégale. C'est pourquoi

nous voudrions commencer par quelques observations, tirées de sources

certainement authentiques, sur sa famille et sa jeunesse.

Son père William Kirkpatrick de Closeburn y Wilson, d'une vieille

famille noble d'Ecosse, naquit à Dumfrit. Un de ses oncles était déjà

fixé à Malaga1, et c'est peut-être pour cela que le jeune William s'y

rendit dans l'espoir de faire fortune. Il entra dans un commerce de vins

et de fruits dirigé par un Belge, M. Grivegnée, qui avait épousé une

jeune fille de Malaga, MUe Galegos. Kirkpatrick, à son tour, épousa une

des filles de son chef, Francisca. Une autre, Catalina, épousa un jeune

Français, Mathieu de Lesseps, dont le fils Ferdinand acquit une réputa-

tion mondiale en attachant son nom au percement de l'isthme de Suez.

Le mariage de Kirkpatrick avec Francisca Grivegnée eut probablement

lieu vers 1790. A cette époque, le jeune Kirkpatrick avait peut-être fait

connaissance avec un commerçant américain, George Cabot. Celui-ci

écrivit en tout cas au président Washington que Kirkpatrick serait très

heureux de servir les États-Unis comme consul de Malaga2. Jusqu'à1 Burke's Genealogical and Heraldic History of the Peerage, Baronetage and

Knightage, Privy Council and Order of Precedence by the last Sir Bernard Burke,C.B., LL.D.: Ulster King of Arms 1852-1892, 1947, Coronation Honours (9th)Edition. Shaw Publishing Co., Ltd, in conjunction with Burke's Peerage Limited.London, sous Kirkpatrick; Abraham b. 1707; m. at Malaga, Mary dau. of BernardTownsend, of Topsham and d. Sept. 1777 leaving issue.

2 C'est dans le livre de Robert Sencourt, The Life of the Empress Eugénie,London, 1931, p. 25, que se trouve sur le grand-père de l'impératrice Eugénie cerenseignement intéressant que nous a fourni le professeur S. E. Morison de Har-vard University, États-Unis. Grâce à l'intervention de M. Morison, nous avonsreçu une copie de cette lettre, publiée dans Life and Letters of George Cabot, parHenri Cabot Lodge, Boston, 1877, p. 43. Ce livre étant introuvable en Suède,c'est l'aimable conservateur de Boston Athenaeum M. Whitehall qui a bien voulunous en envoyer une copie. Comme cette lettre donne une bonne idée de l'im-portance et de la réputation de la maison Grivegnée, nous jugeons utile de laciter:

« Cabot to Washington, Beverly, January 29, 1791, Sir, Mr. William Kirk-patrick, a member of the house of Messieurs Grivegnée and Co., of Malaga,wishes to have the honor of serving the United States in the character of consulfor that port. Should it be thought expedient to institute such an office, it may befound that Mr. Kirkpatrick's situation as well as talents and disposition peculiarlyenable him to fill it with propriety. Permit me therfore, sir, to request that, whenthe qualification of candidates are under your examination, his also may be con-sidered. If any apology is necessary for this freedom, I hope it may not be deemedinsufficient, that, having been led by my profession to make frequent visits toSpain, among other intimacies I formed one with the principals of the commercialestablishement to which Mr. Kirkpatrick belongs; that these have desired mytestimony on this occasion, and that my experience of their integrity and theirfriendship to the people of this country constrains me to think well of a gentlemanthey recommend, and to confide in one for whose faithfulness they are willing tobe responsible. »

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présent nous n'avons pu retrouver la réponse de Washington. D'aprèsles informations qu'a bien voulu nous procurer l'Ambassade des États-Unis à Stockholm, Kirkpatrick fut nommé1 consul des États-Unis le8 janvier 1800. Il avait alors 35 ans.

A tout le moins, il ressort de la lettre envoyée par Cabot à Washingtonque la situation de Kirkpatrick aussi bien que ses talents étaient appréciéspar les clients et les chefs de la maison Grivegnée et que le beau-père deKirkpatrick jouissait d'une bonne réputation. On peut donc être sûrque Maria Manuela grandit dans une atmosphère de culture et d'aisanceoù elle apprit sans doute de très bonne heure le français et l'anglais. Sonéducation fut en fait excellente. Elle et sa sœur Carlotta, qui épousa plustard le comte de Gales, furent envoyées pour quelques années en Angle-terre et en France. A Paris, elles entrèrent dans une pension de jeunesfilles du faubourg Poissonnière, mais elles passèrent aussi beaucoup detemps chez leur tante, Mme de Lesseps. C'est là que Maria Manuelarencontra pour la première fois son futur mari, Cipriano de Palafox yPortocarrera, comte de Teba, qui avait accompagné le roi Joseph Bona-parte dans sa retraite. Il était grand admirateur de Napoléon et commandales élèves de l'École Polytechnique lors de la défense de Paris en 18142.

Le mariage de Maria Manuela eut lieu le 15 janvier 1817. Par cetteunion elle entra dans une très vieille famille espagnole appartenant à laplus haute noblesse. Son mari était grand d'Espagne, mais assez pauvre,car c'était le frère aîné qui, avec le titre de comte de Montijo, avaithérité de presque toute la fortune. Dans son journal, Lady Hollandraconte que la mère du comte de Teba, la comtesse de Montijo (morte en1808), avait la réputation d'être la plus spirituelle et la mieux informéedes femmes espagnoles. Sa société, composée de personnes très remar-quables, était la meilleure de Madrid3. A la date du 27 juin 1804, Lady

1 C'est à l'amabilité de Mme Dorothy Spofford, directrice de la Bibliothèquede l'ambassade, que nous devons ces renseignements. Nous nous permettons deciter la lettre qu'elle nous a écrite à ce sujet : United States Information Service,American Embassy, Stockholm, Sweden, August 23, 1950. Dear Miss Fahlin :In answer to our request concerning the dates of William Kirkpatrick, we havereceived the following information from Washington : « William Kirkpatrick wasborn in 1765 at Dotland, Scotland. He was living at Malaga at the time of hisappointment as Consul on January 8, 1800. After serving eighteen years he wasreplaced on June 26, 1818. A search of the Department's records has failed todisclose any information on the date of his death. » We regret that this is notcomplete but we trust it may be of some help. Yours sincerely, Dorothy E.Spofford, Director of Library Service.

2 Cf. Primoli, L'Enfance d'une Souveraine (Revue des deux Mondes, oct. 15,1923, p. 753).

3 V. The Spanish Journal of Elizabeth, Lady Holland, edited by the Earl ofIlchester, New York, Bombay and Calcutta, 1910, p. 102.

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Holland rapporte une visite que lui fit Mme de Montijo avec son plusjeune fils. C'était un beau jeune homme plein d'ardeur pour sa professionmilitaire1, élève de l'École militaire de Segovia et à ce moment en congé.Il n'avait alors que 20 ans, mais plus tard les guerres napoléoniennes lerendront invalide : II perdra un œil et ne pourra se servir de son brasdroit. Sa mère était l'animatrice du groupe janséniste de la cour et comp-tait parmi ses amis Jovellanes, qui dans ses idées pédagogiques était trèsinfluencé par Rousseau.

Après un voyage de noce en France, les nouveaux-mariés passèrentune partie de l'été à Madrid et rentrèrent ensuite à Malaga où ils s'instal-lèrent2.

Le jeune Américain George Ticknor, futur auteur de Spanish Literature,a donné de la jeune Mme de Teba une description enthousiaste3. Ilavait déjà fait sa connaissance à Madrid et alla vers la fin de septembre1818 passer quelques jours à Malaga. D'après lui, c'était la femme laplus cultivée et la plus intéressante de l'Espagne, jeune et belle, élevéeavec austérité par sa mère. Elle unissait d'une manière ravissante lagrâce et la franchise andalouses à la vivacité française et possédait enoutre des connaissances d'une solidité tout anglaise. Elle chantait, jouaitdu piano, peignait et dansait. Un soir, Ticknor l'avait vue jouer le rôleprincipal de la tragédie de Pelayo de Quintana. Aucune femme jouantce rôle ne lui avait tant fait penser à Corinne que Mme de Teba.

George Ticknor n'était pas seul à admirer la jeune comtesse. Ellesemble avoir fait la même impression sur le comte Cesare Balbo, neveu del'ambassadeur d'Italie à Madrid et auteur de Studî sulla guerra delVInde-pendensa di Spagna. Celui-ci, en réponse à une lettre de Ticknor,écrit :

Pensez donc si j'étais content des nouvelles que vous m'avez donnéesde la comtesse de Teba. Je n'ai pas dit et je ne dirai pas seulementqu'elle est une jolie femme andalouse, je dirais plutôt exactement commevous le pensez vous-même qu'elle est la dame espagnole la plus intéres-sante4.

1 Ib., p. 151.2 Llanos y Torriglia, op. cit. p. 27.3 V. Life, Letters and Journals of George Ticknor, publié par George S. Hillard,

I, Boston, 1876, p. 233; cf. aussi Llanos y Torriglia, op. cit., p. 9 ss. et p. 69.4 V. George Ticknor, op. cit., p. 309, lettre du comte Balbo datée Madrid 12

oct. 1818. Cf. aussi Llanos y Torriglia, op. cit., p. 10.

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II ressort de cette lettre que la comtesse a fait un nouveau séjour àMadrid. Elle a pu en effet voyager librement, tandis que s_on mariexilé à Saint-Jacques-de-Compostelle, ne put, semble-t-il, avant 1823habiter Grenade où son frère était gouverneur. En tout cas, leur filleaînée Francisca, future duchesse d'Albe, naquit à Malaga en 18251. Lacomtesse se rendit bientôt de Grenade à Madrid, et en 1828 le comte eutla permission de la rejoindre2. En tout cas, la famille était installée àMadrid en 1830, lorsque Mérimée y arriva.

Au début de cette même année, un de leurs amis intimes, le jeunepoète et avocat Serafin Estébahez Calderon, avait quitté Malaga pourchercher fortune à Madrid. Ce jeune homme, né à Malaga en 1799, fitses études à l'université de Grenade, où il devint docteur en droit en18253. Il retourna alors à Malaga, où il s'établit comme avocat. C'était unjeune homme très doué qui fut aussi un certain temps (en 1822) professeurde littérature et de rhétorique au séminaire de Malaga4. Il commença debonne heure à écrire des vers tantôt politiques, tantôt idylliques, maissans remporter un grand succès. Très gai de nature, vrai Andalou, ilfréquentait la meilleure société de Malaga et de Grenade et surtout lafamille de Teba, avec laquelle il était particulièrement lié. Mais il aimaitlui aussi, comme Mérimée, à fréquenter des gens du peuple, p. ex. lespêcheurs, les artisans, et il assistait avec beaucoup de plaisir à leursfêtes régionales, où il prenait part à leurs chants et à leurs jeux5. C'estpendant ces années passées à Malaga qu'il observa les personnages queses études de mœurs devaient rendre célèbres.

Pourtant nul n'est prophète en son pays. Le succès se faisait attendre.De plus, Estébanez, tombé amoureux d'une fille de commerçants, nepouvait obtenir l'approbation de ses parents. Il partit donc pour Madrid,le cœur lourd. Peu de temps après son arrivée, il publia une Colecciôn depoesias dans laquelle deux sonnets traitent de son amour malheureux6 : ils'y promet d'épouser la jeune fille qu'il aime, malgré l'opposition de la

1 Llanos y Torriglia, op. cit., p. 29 et Juan B. Enseñat, La emperatriz Eugeniaintima. Segûn las memorias, correspondencias, relaciones y documentos más autoriza-dos de la época, Barcelona, 1912, p. 10, où l'on trouve cité l'acte de baptêmed'Eugénie, née à Grenade en 1826; cf. Primoli, op. cit., p. 756.

2 Llanos y Torriglia, op. cit., p. 28.3 Cánovas del Castillo, op. cit., I, p. 35.4 Ib., I, p. 29.5 Canovas del Castillo, op. cit., p. 39.6 Ib., p. 46, 47 où sont cités ces sonnets: Juramento en sangre et El propósito

desperado; cf. Obras de D. Serafín Estébanez Calderón, IV, Poesias, p. 287(Colecciôn de escritores castellanos), Madrid, 1888.

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famille. Il avait déjà publié d'autres poésies à Malaga sous le nom deSafinio, mais maintenant il prend celui de El Solitario. Est-ce parce qu'ilse trouvait seul, loin de sa bien-aimée, se demande Canovas del Castillo1.Nous reviendrons sur cette question.

III

De même qu'Estébanez Čalderon, Mérimée quitta sa ville natale aumois de juin 1830 dans l'espoir de se guérir d'un amour malheureux2. Ilproposa à Alexandre Tourgueniev de l'accompagner, mais celui-cicraignait trop la chaleur et la police3. Mérimée partit donc seul de Parisle 27 juin, emportant une pile de lettres de recommandation4. Arrivé àMadrid au début de juillet, il apprit la nouvelle de la révolution de juillet.Il voulut immédiatement rentrer, mais ses parents lui écrivirent que lasituation était calme. Par une lettre envoyée à Albert Stapfer5 et datéede Seville 1830, on voit qu'il souffre encore de la solitude :

C'est une terrible chose que de voir de belles choses seul, ou avec desindifférens, ce qui est pis, et de ne pouvoir parler de ces belles chosesqu'en balbutiant une langue étrangère. J'ai souffert plus qu'un autrede tout cela...

Malgré la « pile de lettres de recommandation » il ne semble pas avoirrencontré à Madrid de personnes très intéressantes; ce sont surtout lesclasses inférieures de la société qui lui plaisent:

La canaille est ici intelligente, spirituelle, remplie d'imagination et lesclasses élevées me paraissent au-dessous des habitués d'estaminet etde roulette de Paris ... Il me semble qu'un savetier espagnol peutêtre bon pour les emplois les plus élevés, et un grand peut, tout au plus,devenir un bon toréador...

Ce jugement sévère sur la noblesse espagnole nous porte à croire quec'est seulement en retournant à Madrid, vers la fin d'octobre, queMérimée fit dans une diligence la connaissance du comte de Teba, qui

1 Ib., p. 60.2 Prosper Mérimée, Lettres d'Espagne (1830-1833) avec introduction de Mau-

rice Levaillant, Paris, 1927, p. XIV ss. et Mérimée, C.G., I, p. 23, note 1, de mémeque p. 184 (lettre à Jenny Dacquin, 25 sept. 1832). Cf. aussi Trahard, II, p. 178 ss.

3 C.G., I, p. 65, note I. M. Parturier cite ici un ouvrage russe d'AnatoleVinogradov, Mérimée et B. Doubensky, Lettres aux Lagrené, éditions de l'Acadé-mie des Sciences de l'U.R.S.S., Moscou, 1937. On y trouve aussi des lettres queTourguéniev avait envoyées à son frère Nicolas et des extraits de son Journal.

4 Ib., I, p. 66, note 2, et p. 68, note 2.5 Ib., I, p. 70 ss.

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le présenta à sa famille1. C'est sans doute dans ce milieu qu'il connutEstébanez Calderon, « roi des flâneurs », comme il l'appellera plus tard2,et que Mme de Teba lui raconta de belles histoires sur l'Alhambra y elcalife et celle de Carmen3, dont il fera plus tard sa plus célèbre nouvelle.

Mme de Teba détestait les courses de taureaux que Mérimée adorait4.Calderon étant lui amateur de ce genre de spectacle, il est probable queMérimée l'accompagna plus d'une fois au cirque. Il lui doit sans douteune part des renseignements extrêmement précis et corrects qu'il donnesur ces courses. Pendant leurs flâneries à travers Madrid les deuxhommes eurent le temps de nouer une amitié solide, qui devait durertoute leur vie. Ils avaient tous deux abandonné la carrière d'avocat pourembrasser celle des lettres. Tous deux s'intéressaient à la vieille littérature•française et espagnole, et de plus Mérimée arrivait en Espagne avec uneréputation de brillant écrivain. Comme Mérimée n'avait jamais fait quede la « vile prose », il nous paraît certain que leurs discussions littérairesont peu à peu amené Calderon à délaisser la poésie. En effet celui-ciabandonne plus ou moins les vers et se met à écrire des tableaux demœurs.

Mérimée fera de même après son retour en France, car les Lettresd'Espagne ne sont autre chose que des tableaux de mœurs. La lettre deMadrid du 25 octobre, Les Combats de taureaux5, est suivie A'UneExécution*, datée de Valence, le 15 nov. 1830 et d'une troisième lettre,Les Voleurs en Espagne"1, datée de Valence 1830 de même que Les Sorcièresespagnoles9, datées de Valence en 1830. On voit déjà par les titres de ceslettres qu'il s'agit d'études de mœurs9.

Mais il est frappant de constater qu'Estébanez commence lui aussi à1 Nous insistons sur ce point parce que M. Levaillant croit que c'est dès son

premier séjour à Madrid qu'il se lie, dans une diligence, avec le comte de Teba.Cf. Lettres d'Espagne, p. xxi. Robert Sencourt, op. cit., p. 28, pense que Mériméefit la connaissance du comte de Teba dans la diligence de Paris, mais ceci noussemble encore plus improbable. Nous nous rangerons plutôt à l'opinion de M.Parturier, selon laquelle Mérimée rencontra le comte sur la route de Grenade àMadrid. Cf. C.G., I, p. 68, note 1. Il avait alors passé presque trois mois enAndalousie, visitant Cordoue, Séville, Cadiz, Algesiras, Ronda, Loja, Grenade.

2 Ib., I, p. 141, lettre de recommandation du 12 déc. 1831.3 V. plus loin, p. 100.4 Voir son article sur les combats de taureaux dans Lettres d'Espagne, p. 6 :

« Pendant mon séjour en Espagne, je n'ai pas manqué un seul combat. »5 Revue de Paris, XXII, p. 30-43, le 2 janvier 1831.6 Revue de Paris, XXIV, p. 93-106, le 13 mars 1831.7 Revue de Paris, XLI, p. 211-323, le 26 août 1832.8 Revue de Paris, LVII, p. 288-299, le 21 décembre 1833.9 Cf. Trahard, II, p. 209 ss.

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écrire des tableaux analogues. Il publia en effet ses premières scènesandalouses {Pulpete y Balbeja, Los Filôsofos en el Figôn et Las Excelencîasde Madrid) avant janvier 18321. Or, ce sont ces tableaux de mœurs, lemeilleur titre à sa réputation d'écrivain2, qu'il réunira et complétera plustard sous le nom de Escenas Andaluzas. Avant de les publier en volume,Calderon les édita séparément sous le pseudonyme de El Solitariodans Cartas Espanolas, revue qui parut à Madrid depuis juillet 1831jusqu'à novembre de l'année suivante et dont il était le fondateur et ledirecteur. Il a reconnu lui-même dans une conversation que c'était lalecture des articles d'Etienne Jouy qui lui avait suggéré l'idée decomposer des tableaux de mœurs. Toutefois il revendiqua toujours lapriorité de ce genre pour ses chers auteurs espagnols du siècle d'or3.Très probablement Calderon, qui savait parfaitement le français, avaitdéjà pris connaissance, avant l'arrivée de Mérimée à Madrid, des œuvresd'Etienne Jouy qui parurent en volume dès 18234. Or, en parcourantles études de mœurs très nombreuses de ces volumes, nous y avonstrouvé en plusieurs endroits la signature Le Solitaire, pseudonymede Calderon. Ainsi une lettre de la Correspondance du Franc-Parleurporte la signature « Le Solitaire de la Roche-Saint-Nicolas ». Uneautre correspondante se nomme « La Solitaire du Rocher »5. Un articlede Jouy s'appelle « Le Solitaire des Landes »6. Il est bien probablequ'Estébanez a trouvé et adopté ici le pseudonyme qui correspondait sibien aux sentiments de son cœur à cette époque. Les articles de Jouyétaient sans doute connus également de Mérimée, et les deux écrivainsont peut-être discuté cet auteur, aujourd'hui complètement oublié.Peut-être aussi a-t-il conseillé à Calderon de publier ces histoires sur lebas peuple espagnol qu'il connaissait si bien; Mérimée, en effet, n'avaitguère pu trouver d'ami de son âge qui fût mieux qu'Estébanez au courantdes mœurs des Espagnols et des Bohémiens et familier avec les classiquesespagnols. Calderon était enfin depuis sa jeunesse un vrai bibliophile, quicollectionnait de vieux livres espagnols et arabes. Ceci ressort des nom-breuses lettres qu'il envoie à son meilleur ami Pascual de Gayanzos7. De

1 Cánovas del Castillo, op. cit., I, p. 139.2 Publiées pour la première fois en 1837. Cf. aussi Collectión Austral, Buenos

Aires, 1944.3 Ib., I, p. 137 ss.4 76., I, p. 139 et 141.5 Œuvres complètes d'Etienne Jouy de l'Académie française, Paris, 1823-28, V,

p. 388 et 391.6 Ib., VIII, p. 45 ss.7 Cánovas del Castillo, op. cit., II, p. 317 ss.

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plus, dans le prospectus des Carlas espanolas, qui porte le titre Frontis enpapel, Calderon fait le tableau d'une tertulia dont le modèle a très bien puêtre celle des comtes de Teba. C'est Canovas del Castillo qui tire cetteconclusion d'une lettre que Mérimée écrivit à Calderon bien des annéesplus tard. Cette lettre semble malheureusement perdue1. Voici le portraitqu'il y fait de l'Hôtesse de la maison :

. . . su trato ofrece todo el escrûpulo de la delicadeza y todo el ençanto dela urbanidad mâs fina. No es culta « latini parla ».. . pero habla de modas ytrajes con tina erudiciôn admirable; los peinados los sabe a dedillo, y esconocedora sublime de telas y todo género de bujerias. En su casa recibehospitalidad la tertulia, y esto le presta cierta autoridad que paga galana-mente ella, haciendo sacar conservas, bollos y agua de naranja de tiempoen cuando2...

Dans ce prospectus, il raconte qu'on avait pris l'habitude de l'appelerEl Solitario parce qu'il avait dans ses poèmes vanté la solitude, mais

. Canovas s'étonne avec raison de n'avoir jamais eu ces vers entre les mains.D'ailleurs Calderon pense sans doute à lui-même en disant d'un des rédac-teurs :

. . . que muy pocos libros traspirinâicos hallan gracia ante sus ojos, masen trueque siempre esta cercado de infolios y legajos empolvados ala espanola antigua, y para cuya caza trastea y escudrina los trebejosde las librerias y baratillos3...

Nous avons déjà dit que, selon nous, la lettre de Mérimée sur lesCombats de taureaux a pu être inspirée en partie par Calderon. On a déjàsignalé que la seconde lettre, Une Exécution, datée de Valence le 15novembre 1830, contient le thème de Carmen. On y trouve en effet àpeu près l'histoire de l'amant désespéré4. Il s'agit ici d'un paysan, lecoq de son village, un vrai majo, qui tue un volontaire royaliste et ensuiteun alguacil avant d'être arrêté et pendu. Est-ce la vraie histoire du penduque Mérimée nous raconte? C'est bien possible. Si l'on pense quel'athéisme de Mérimée était si connu que le ministre d'Espagne5 l'a

1 Ib., I, p. 131 : « All supone una tertulia que bien pudiera ser, disfrazada, ]ade los condes de Teba, lo cual sospecho por ciertas palabras que al célebreliterato francés M. Prosper de Mérimée, su íntimo amigo, le escribió años después;y en ella retrata picarescamente a todos los redactores sin exceptuarse a si mismo. »

2 V. Cartas españolas, I, Madrid, 1831. Cf. Obras de D. Serafín EstébanezCalderón, V, Noveļas, cuentos y articulos, p. 376 ss. (Colección de escritorescastellanos), Madrid, 1893.

3 Canovas del Castillo, op. cit., I, p. 132 et Obras, V, p. 378.4 Cf. Trahard, II, p. 192 ss.5 C.G., I, p. 66, note 2, passage cité par Vinogradov, op. cit., p. 26.

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prévenu « qu'un libéral et athée de sa notoriété courait grand risque enentreprenant ce voyage », on s'étonne de la bienveillance avec laquelleMérimée parle dans cette lettre de l'église catholique.

En vérité, dit-il, j'aime ces cérémonies catholiques et je voudrais ycroire. J'ai compris alors pourquoi les moines et surtout ceux des ordresmendiants exercent tant d'influence sur le bas peuple. N'en déplaise auxlibéraux intolérants, ils sont en réalité l'appui et la consolation desmalheureux depuis leur naissance jusqu'à leur mort. Quelle horriblecorvée par exemple que celle-ci : entretenir pendant trois jours unhomme qu'on va faire mourir. Je crois que si j'avais le malheur d'êtrependu, je ne serais pas fâché d'avoir deux franciscains pour causer avec

On se demande si ce n'est pas à l'influence de vrais catholiques commela famille de Teba et surtout Calderon que Mérimée doit ce respectpour l'Église. Le catholicisme des personnages du Théâtre de ClaraGazul, publié en 1825, était d'un genre tout différent2.

IV

Mérimée n'a pas entrepris moins de six voyages en Espagne (le dernieren 1863) mais c'est seulement au cours du premier qu'il visita l'Andalousieavec Grenade, Malaga, Cadix, Seville et plus tard Valence. Il garderatoujours un souvenir exquis de ce pays de soleil et de couleurs, qu'ilparcourut en diligence, à cheval ou à pied. Mais, chose curieuse, c'està Madrid qu'il fit connaissance avec de vrais Andalous de son propremilieu social, qui resteront ses amis pendant toute la vie. Dans ses autresvoyages en Espagne, il se contenta de voir ses amis andalous à Madrid etde visiter la Castille et la Catalogne. Grâce à son amitié pour Calderon ilcommença alors à s'intéresser_aux Bohémiens espagnols et à leur langue.Nous en avons la preuve dans le fait que l'exemplaire de Carmen quereçut Calderon, est dédié à son maître de chipe-calli3, Calderon étaitdéjà, avant de connaître Mérimée, maître consommé dans la connaissancede la langue et des mœurs des Bohémiens4.

1 Lettres d'Espagne, p. 48-50.2 Trahard, I, p. 214; cf. notre étude sur Merimée et Musset dans Stud. Neophil.,

XXI, p. 142.3 Mitjana, op. cit., p. 610, 611 et cf. plus loin, p. 107.4 Cf. Carlos Claverfa, Estudios sobre los gitanismos del español (Revista de

filologia española, LIII), Madrid, 1951, p. 34 ss.

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En 1835 Mérimée eut le plaisir d'accueillir à Paris1 la famille deMontijo. Le comte dut bientôt retourner à Madrid, mais sa femme et sesfilles s'installèrent à Paris et plus tard à Versailles2. Après la mort de sonbeau-frère (16 juillet 1834)3, Mme de M. put sortir de sa pauvreté etjouir d'une grande fortune, ce qui lui permit de recevoir ses amis françaiset espagnols. Mérimée, Mme Delessert et Stendhal furent parmi les plusassidus4.

La maladie et la mort du comte de Montijo rappelèrent sa femme àMadrid au début de 1839. C'est de cette époque que datent les premièreslettres conservées de Mérimée à Mme de M. Dans celle du 16 mars 1839il fait preuve de toute l'amitié qu'il ressent pour elle et ses filles, qu'ilaurait voulu accompagner à Madrid s'il n'avait pas compris que saprésence dans ces tristes circonstances serait un embarras pour tout lemonde5. Dans les lettres qui suivent, il tâche d'alléger le chagrin de sonamie en lui racontant avec sa verve habituelle les « on-dit » de Paris.

. VI

Mérimée profite de sa tournée dans le Midi de la France en 18406 pouraller jusqu'à Madrid, où il tombe au milieu de la révolution :

Je demeurais chez une amie intime, qui est pour moi une sœur dé-vouée; j'allais le matin à Madrid et je revenais dîner à la campagne avecsix femmes ... Je n'étais amoureux d'aucune et j'ai peut-être eu tort.Bien que je ne fusse pas dupe des avantages que me donnait la révolution,j'ai trouvé qu'il était très doux d'être ainsi sultan, même ad honores1.

1 C.G., I, p. 385, lettre à Léonce de Lavergne, 23 janv. 1835, dans laquelleil le prie de l'excuser auprès de Mme de M. de ne pas avoir répondu encore àun billet charmant qu'elle lui avait adressé. Cette lettre nous intéresse surtoutparce qu'elle nous prouve que la correspondance entre Mérimée et Mme de M.était bien antérieure aux lettres publiées par les soins du duc d'Albe; cf. aussiLlanos y Torriglia, op. cit., p. 38.

2 Cf. C.G., I, p. 444, 450.3 Llanos y Torriglia, op. cit., p. 37.4 C. G., II, p. 130, 131. — Pour la liaison de Mérimée avec Mme Delessert,

cf. Trahard, III, p. 260 ss. et C.G., II, p. 23, lettre à Requien, avril 1836, danslaquelle Mérimée parlé de sa grande passion.

5 C.G., II, p. 20s ss.6 Depuis 1834, Mérimée est Inspecteur des Monuments historiques de la

France; Trahard, III, p. 1.7 C.G., III, p. 154, lettre à Jenny Dacquin du iz mars 1842; cf. aussi ib., II,

p. 439, lettre à A. Allait du 22 août 1840.

7 ~ 5933^9 Studia Neophilologica

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Après une courte visite à Burgos et à Vitoria il retourne en France1.A-t-il revu Calderon pendant ce voyage? Nous ne le croyons guère, et

voici pourquoi : Après la mort de Ferdinand VII (septembre 1833) et ledébut de la guerre civile, Calderon fut nommé auditeur général de l'arméedu Nord le 26 janvier 1834.2

Dans ses Mémoires, F. Fernandez de Cordoba parle en ces termes del'amitié que son frère le général avait pour Calderon :

Gustâbale sorprender la tertulia de sus ayudantes, en la que tomabaparte nuestro querido y alegre amigo D. Serafi'n Estébanez Calderon,auditor del ejército y hombre de entendimiento tan claro como de agudoingenio y chispiante gracia, a quien générales y ayudantes contâbamossiempre entre los nuestros, porque en las batallas comunicaba ördenesy participaba del peligro como el mâs entrépido de todos3.

Nous savons aussi qu'à cette époque Calderon restait en correspon-dance avec le comte de Teba, qui déjà entretemps était devenu comte deMontijo4.

Après son retour à Madrid en 1836 il prit part à un cours d'arabe à El'Ateneo, société savante de Madrid5, et pendant l'année suivante il écrivitun court roman historique, Cristianos y Moriscos* et un volume de con-tes, Cuentos del Generalife. Il conservera toute sa vie son intérêt pour lesvieilles romances, et il en publia quelques-unes dans les Escenas andaluzas7.Vers la fin de 1837 il fut nommé préfet de la province de Seville et lagouverna pendant dix mois8. Des changements provoqués par la guerrecivile l'obligèrent alors à quitter son poste le 12 nov. 1838 au milieu dela nuit et sans un sou9.

Ce départ précipité fut tout de même le début de son bonheur person-nel, car il put enfin épouser son premier et unique amour, MUe MatildeLivermoore y Salas, fille d'un des plus grands commerçants de Malaga.

1 C.G., II, p. 460.2 Canovas del Castillo, op. cit., I, p. 209, 212 ss. et ses lettres à Gayangos, ib.,

II, p. 317 ss.3 Ib., I, p. 220, 221.4 Ib., I, p. 234, 23s, lettre à son ancien camarade d'école Andrés Borrego du

11 juillet 1835 :«. . . a poco supe tu llegada a esa corte por las cartas de nuestro Teba,persona con quien siempre he seguido la más cordial, como la mâs íntima amistad.Este me indicó tus proyectos respecto a un periódico, grande en miras . . .»

5 Ib., I, p. 299 ss. et 305.6 Ib., I, p. 307, 324. Cf. Obras de D. Serafln Estébanez Calderon, V, Madrid,

1893, p. 9 ss. (Colección de escritores castellanos).7 Ib., I, p. 301.8 Ib., II, p. 15.9 Ib., II, pp. 63, 69.

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Son père était d'origine anglaise; elle avait hérité de lui le type de sabeauté et la franchise de son caractère. Leur mariage eut lieu à Malaga le23 janvier 18391.

Grâce à sa correspondance avec Gayangos nous pouvons assez biensuivre les premières années du jeune ménage. Ils sont encore à Malagaau début de l'année 18402, mais Calderon a l'intention de partir bientôt(p. 370) pour Madrid, tout en laissant à Malaga sa femme et son fils.Dans une lettre datée Madrid le 16 juin 1841, il raconte que sa femmeest venue à Madrid au mois d'octobre 1840 (p. 371) et que le 6 décembreelle a eu encore un fils. Leur situation est très mauvaise. Calderon écritdes articles dans El Correo National et publie ses Cuentos del Generalifedans la Revista de Teātros (p. 371-72). Peu de mois après son arrivée larévolution éclate.

Même s'il était à Madrid en même temps que Mérimée il est trèspossible que celui-ci n'en ait rien su. Du reste, Mérimée quitte Madridpour Burgos le 13 octobre3 juste au moment où Calderon attendait safemme et son fils.

La situation de Calderon s'améliora bientôt; grâce à son beau-frèreSalamanca il reçut dès 1842 un poste assez lucratif dans l'administrationdu monopole du sel1. Il trouva enfin l'occasion d'aller à Paris avec lui en1843. Voici ce qu'en écrit Mérimée à Mme de M. :

L'autre jour j'ai été réveillé par la visite de Calderon. Il est ici avec sonbeau-frère, un M. Salamanca qui me semble être un banquier ou quelquechose de semblable. D'ailleurs il m'a paru aussi andalou et aussi fou quejamais. Il s'occupe assez peu de politique et m'a l'air d'avoir fait debonnes affaires depuis peu. J'en ai conclu qu'il ne s'occupe ni de cons-pirer ni d'écrire des livres5.

Une semaine après, il se reproche d'exercer très mal l'hospitalité àl'égard du « pauvre Calderon », tout en ajoutant : « Vous savez, du reste,.qu'un Andalou n'est jamais embarrassé, et celui-là n'est pas timide. »Le même jour il l'invite tout de même à dîner chez Very en compagniede Salamanca et de F. de Saulcy6.

1 Ib., II, pp. 95, 105.2 Ib., II, p. 366 ss.; lettre à Gayangos datée Malaga 13 janv. 1840; cf. aussi

pp. 105, 114.3 C.G., II, p. 447, lettre à Mme de M. datée de Madrid le 13 oct. et p. 449, lettre

de Burgos datée du 16 oct.4 Canovas del Castillo, op. cit., II, pp. 115, 376, 381.5 C.G., III, p. 335, 336, lettre du 18 mars 1843.6 Ib., III, p. 342.

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Après une courte visite à Londres où il va voir son ami Gayangos,Calderon retourne à Madrid1.

VII1843 fut une année heureuse pour les trois amis. Calderon a enfin

pu entreprendre un voyage si longtemps désiré à Paris et à Londres.Les années de deuil de Mme de Montijo ont pris fin. Ses filles sont main-tenant en âge d'être présentées dans la société. Le 26 février elle donneà cette occasion un grand bal costumé dans son palais de Madrid. Nousapprenons par une lettre de Mérimée à Jenny Dacquin que c'est luiqui s'est chargé des costumes des deux sœurs. Ainsi Paca fut habilléeen Cracovienne et Eugénie en Écossaise2.

C'est également cette année que Mérimée commence ses études appro-fondies sur l'histoire de D. Pedro. Il écrit en effet à Jenny Dacquin le 16février 1843 '•<( J>a* r e c u des M v r e s d'Espagne que j'attendais pour travail-ler à quelque chose; en sorte que je suis assez in high spirits pour lemoment .. .3 » II en parle pour la première fois à Mme de M. dans unelettre du 4 nov. 18434 en des termes qui montrent que le sujet est bienconnu d'elle. Pendant les années suivantes on trouvera dans sa corres-pondance des discussions infinies concernant ses études sur l'histoire deD. Pedro. Il les interrompt seulement pendant quelques semaines pourassurer son élection à l'Académie française (14 mars 1844) et pour écrireCarmen, dont Mme de M. lui avait raconté l'histoire dès sa première visiteà Madrid en 18305. Nous voyons que Carmen n'était qu'une parenthèsedans la production littéraire et historique de Mérimée. Il est vrai qu'elledoit sa plus grande célébrité à l'opéra de Bizet (1875), m a i s elle a égale-ment éveillé un très grand intérêt parmi les amateurs et spécialistes6.

VIII

Afin de compléter ses études sur D. Pedro, Mérimée fait encore unpetit voyage à Madrid vers la fin de l'année 18457. Nous pouvons être

1 Canovas del Castillo, op. cit., II, p. 117.2 C.G., III, p. 307; cf. Llanos y Torriglia, op. cit., p. 82.3 C.G., III, p. 312. Eugène Stauber croit qu'il s'agit d'histoires de Bohémiens,

mais à notre avis, il est ici question de chroniques sur D. Pedro. (V. Zeitschriftfür frans. Sprache und Lit., 50 (1927), p. 205).

4 CG., III, p. 450 et cf. Trahard, III, p. 229 ss.5 C.G., IV, p. 294 ss., lettre du 16 mai 1845.6 Voir plus loin, p. 106 ss.7 Cf. lettre à Calderon du I e r nov. 1845, C.G. IV, p. 393 et lettre à Jenny

Dacquin, ib., p. 396. Cf. aussi M. Battaillon, L'Espagne de Mérimée d'après sacorrespondance (Revue de littérature comparée, XXII, 1948, p. 42 et 44).

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sûrs que Calderon, avec sa complaisance habituelle, aura fait son possiblepour faciliter les études de Mérimée, comme celui-ci l'en avait prié danssa lettre. Du reste, Calderon s'était aussi consacré à l'histoire ces der-nières années et publia son Manual del Oficial de Marruecos, ouvrage dontil fut récompensé par son l'élection à la Real Academia de Historiale lymai 18441. Il fut nommé juge en 1847 et deux années après, il partitpour l'Italie comme auditeur général, avec la mission de veiller au main-tien du pouvoir temporel du Pape. C'est de cette époque que date sonamitié avec Juan Valera2.

Les lettres de Mérimée à Calderon publiées par Mitjana3 traitent sur-tout des recherches de livres que fit Mérimée à Paris pour son ami-Celui-ci avait reçu l'ordre, dès 1847, d'écrire une histoire de la Infanteriaespaitola; il y travailla pendant très longtemps sans jamais arriver à laterminer4. Il aurait bien des aventures tristes et gaies à lui conter, écritMérimée, « si vous étiez en ce moment au coin de ma cheminée. Maisles écrire dépasse mon faible courage ». Il lui assure qu'il a toujoursune place des plus belles dans ses souvenirs et dans son cœur. En mêmetemps il lui envoie un petit souvenir de leurs anciennes études sur laChipe calli, pour lequel il lui demande un coin dans sa bibliothèque.C'est un volume de ses Nouvelles où se trouve Carmen.

Après un voyage à Barcelone5 où il poursuivit ses études sur D. Pedro,il publia enfin ce livre en 1848. Il le dédia à Mme de M. en « témoignagede son respect et de son amitié ». C'est un grand ouvrage de près de600 pages, dans lequel Mérimée s'efforce de donner un jugement im-partial sur ce roi si discuté.

1 Cánovas del Castillo, op. cit., II, p. 148.2 Ib., pp. 137 et 158. D'après ce que nous avons su par Mme Hilda Falck de

Mitjana, une partie de la correspondance entre Calderon et Valera est encoreinédite et nous nous proposons de publier ces lettres plus tard.

3 Revue Bleue, 12 nov. 1910, p. 611. La première lettre ne saurait être adresséeà Calderon, puisque Mérimée dit à la fin : « N'oubliez pas de me donner l'adressede Calderon à Madrid » (17 oct. 1852).

4 C.G., VI, p. 444, lettre du 20 oct. 1852. Cf. aussi les lettres suivantes publiéespar Mitjana du 7 nov., 21 nov. 1852, 30 juillet 1853, 26 déc. 1853, op. cit., p. 6t2-14, et C.G., VI, p. 446-49, 455-56; ib., VII, p. 122-23, 231-33; on regrette quedeux lettres sans date publiées par Mitjana op. cit., p. 645-46 n'aient pas étéintroduites dans la C.G. On y trouve encore trois lettres datées, à savoir du 7avril, 2 nov. 1854; C.G., VII, p. 279, 375; du 31 août 1859, C.G., IX, p. 237.

5 C.G., IV, p. 558, lettre à Mme de M. de Barcelone le 15 nov. 1846 et lettreà Jenny Dacquin, ib., p. 557.

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102 CARIN FAHLIN

IX

Après le mariage de sa fille aînée Paca avec le duc D'Albe en 1844,Mme de M. devint Camarera mayor de la Reine1. Libérée de cette chargeen 1848, elle fit plusieurs voyages en France avec sa fille Eugénie, quiépousa, comme nous le savons, l'empereur Napoléon III le 30 janvier1853. Grâce à ce mariage, Mérimée commença à prendre part à la vieofficielle et intime des souverains. Il fut ainsi nommé sénateur le 23juin de la même année, ce dont il remercia vivement Mme de M2.

Ces honneurs officiels ne purent pourtant le consoler des pertescruelles qu'il avait faites l'année précédente : sa mère était morte le 30avril 1852 et vers la fin de l'année il perdait peu à peu l'amour de Mme

Delessert3. Pendant un nouveau séjour de trois mois à Madrid en 1853,il oublia pourtant ses chagrins dans l'agréable compagnie de Mma de M.et de ses belles amies Andalouses4. Dans les lettres à ses amis il parle ausside ses visites aux bibliothèques de Madrid et de l'Escurial, où il trouvebeaucoup de vieux manuscrits. Grâce à son histoire sur D. Pedro et sansdoute aussi par l'entremise de Calderon, il fut nommé membre honorairede la Real Academia de la historian. Coïncidence curieuse : Calderon, quiavait été plusieurs fois député, fut nommé sénateur la même année queMérimée, c.-à-d. en 18536.

X

Après le retour de Mérimée à Paris, ses lettres à Mme de M. sont avanttout remplies de nouvelles sur sa fille Eugénie et la cour impériale. Lacomtesse se rend à Paris en 1855 pour voir l'Exposition universelle.« II y a une masse d'Espagnols à promener à Paris », dit Mérimée, qui leursert de guide à l'Exposition et les invite à dîner7. Parmi ces visiteurs setrouvaient sans doute Calderon et sa famille à en juger par ce que ditCanovas del Castillo8. M n e de M. ne quitte Paris qu'après la naissance

1 Llanos y Torriglia, op. cit., p. 114 ss.2 C.G., VII, p. 74 ss. Cf. aussi ib., p. 88, lettre à Francisque Michel : « J'avais à

choisir entre un refus ridicule dans mon obscurité et les charmes de l'avenir »,et ib., p. 303, lettre à Veron du 31 mai 1854. Cf. aussi Trahard, IV, p. 315 etLlanos y Torriglia, op. cit., p. 125 ss.

3 Trahard, III, p. 316 ss.4 C.G., VII, p. 161, 216.5 Ib., VII, p. 209 ss., lettre à A. Boissonade, Madrid 10 nov. 1853.6 Cánovas del Castillo, op. cit., II, p. 225.7 Cf. C.G., VII, p. 500, 518, 530, 532.8 Canovas del Castillo, op. cit., II, p. 231.

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du prince impérial le 16 mars 1856, tandis que Calderon était sans dputedepuis longtemps de retour en Espagne. Au début d'avril Mériméereçoit une lettre où son ami lui apprend qu'il a perdu plusieurs membresde sa famille1. Quelques mois plus tard sa femme meurt à Malaga,pendant son absence, le 21 août 18562. Après ce terrible coup Calderonn'a jamais retrouvé la même gaîté qu'avant, mais il eut tout de même lasatisfaction d'être nommé conseiller d'État le 22 novembre 1856.. Sonchagrin semble avoir interrompu pendant longtemps sa correspondanceavec Mérimée, qui s'en plaint beaucoup dans ses lettres à Mme de M.3

Enfin, le 28 septembre 1857, Calderon écrit une longue lettre à Mériméeen s'excusant de son silence4. Mérimée a encore le plaisir de se rendre àMadrid en 1859 et d'y aller voir Calderon et ses enfants5. C'est sans douteen sa compagnie qu'il assiste à une séance académique. Il trouve que Mme

de M. est très vieillie mais que son activité est toujours la même. Parfoiselle l'inquiète et lui fait de la peine, car il trouve quelque chose demaladif dans ce besoin étrange de mouvement6.

Mérimée aura encore plusieurs fois l'occasion de prouver son affectionpour Mme de M., par exemple quand sa fille aînée, la duchesse d'Albe, estmorte subitement à Paris le 16 septembre i860' et lorsque la comtesse adû subir une opération des yeux le 19 mai 1865, pour ne pas devenircomplètement aveugle.8 Entre ces deux dates Mérimée eut encorel'occasion de se rendre une dernière fois à Madrid, cette fois-ci enchemin de fer9.

Son ami Calderon semble avoir souffert d'un accident mais va mieuxmaintenant, bien qu'il parle avec difficulté. Il a offert à Mérimée undîner splendide10. Celui-ci a aussi assisté à un grand concert à Cara-

1 C.G., VIII, p. 33, lettre à Victor Cousin du 18 avril 1856.2 Ib., VIII, p. 146, lettre à Mm e de M. du 19 octobre 1856 et Canovas del

Castillo, op. cit., II, p. 243.3 Ib., VIII, p. 241, 259, 280.4 Cf. Cánovas del Castillo, op. cit., II, p. 390. C'est la seule lettre de Calderon

à Mérimée qui soit conservée, et l'on se demande s'il s'agit d'une copie. En voicile début : « Querido Mérimée : Sin duda que soy perezoso; pero achaque V.también mi silencio a mis muchas ocupaciones, a mis infinitos cuidados y sinsa-bores domésticos, y no tienen tampoco poca parte los achaques que me acome-ten. »

5 C.G., IX, p. 277, lettre du 19 octobre à Fanny Lagden. Cf. aussi ib., pp. 274,278, 280.

6 Ib., IX, p. 289.7 C.G., X, p. 16, 17.8 Ib., XII, p. 406, 440, 464.

9 Ib., XII, p. 251.10 Ib., p. 256 et 280.

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banchel à l'occasion de la fête de l'impératrice1, mais il souffre beaucoupdu froid et regrette les beaux jours de Cannes2. Il commence à se sentirvieux et n'a pas trouvé les filles aussi jolies que leur mères, « grandsymptôme de vieillesse », dit-il lui-même3.

XI

Ce fut la dernière fois qu'il vit son ami Calderon. Il demanda plusieursfois de ses nouvelles à Mme de M. en 1865*. Il apprit enfin sa mort enouvrant un journal. « Cette mort m'a fait beaucoup de peine, écrit-il àMms de M. C'était un si bon garçon et qui avait tant de plaisir à vivre5. »II se réjouit beaucoup que le gouvernement eût acheté sa bibliothèque,qui pouvait avoir quelque valeur bien qu'elle fût dans un désordre abo-minable6.

Mérimée ne lui survécut que trois ans. La dernière année de sa vieil s'occupa d'une Vie de Cervantes, qui devait servir de préface à unegrande et belle édition de Don Quichotte11. Il fut encore témoin de lachute du Second Empire. Sa dernière lettre à Mmo de M., datée de Parisle 8 septembre 1870, respire une grande tristesse. « J'ai beaucoup re-gretté, écrit-il, de ne pouvoir dire adieu à une noble exilée8. » II mourutà Cannes le 23 septembre 18709. Sa maison à Paris fut brûlée pendantla Commune avec tous ses documents et ses livres.

Mme de M. vécut jusqu'au 22 novembre 1876; elle était devenuecomplètement aveugle10. Malgré tous les bruits qui ont couru sur sesrelations avec Mérimée, il ressort des lettres de ce dernier qu'il s'agissaituniquement d'une grande affection mutuelle.

XII

Ce que nous devons avant tout à cette longue amitié ce sont les lettresde Mérimée à Mme de M., document exceptionnel pour l'histoire du

1 Ib., pp. 287, 288.2 Ib., p. 289.3 Ib., p.297.4 Ib., p. 623. Cf. Édition du duc d'Albe, II, p. 311.5 Ib., II, p. 313. Lettre du 16 fèvrier 1867. Cf. Cánovas del Castillo, op. cit.,

II, p. 253 : « Por fin, en la tarde del 5 de Fevrero de 1867, acabó su existencia . . .todavía quiso ofr, antes de dar a Dios el alma, una o dos de las honestísimas yapasibles paginas del Don Quijote. »

6 Édition du duc d'Albe, II, p. 333.7 Lettres à une inconnue, précédées d'une étude sur Mérimée par H. Taine, II,

Paris, 1874, p. 356, lettre du 7 sept. 1869, et p. 365, lettre du 7 avril 1870.8 Édition du duc d'Albe, II, p. 391.9 Trahard, IV, p. 233, 234.

10 Llanos y Torriglia, op. cit., p. 236.

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second Empire. Il est évident qu'il lui doit quantité d'informations etde documents pour son Histoire de D. Pèdre. Quant à Carmen, il fautbien le croire lorsqu'il écrit qu'il s'agit d'une anecdote que lui avaitracontée Mme de M. en 18301.

M. Trahard dit avec raison que la parenté entre Carmen et l'Histoire deD. Pèdre n'est pas douteuse, « et la petite lampe qui donna son nom àla rue tragique de Candilejo éclaire pareillemment l'une et l'autre de salueur funèbre »2. Cette parenté suffit-elle à expliquer qu'il ait eu en cemoment-là l'impulsion d'écrire Carmen*.

Cette nouvelle a déjà fait l'objet de tant d'études que nous pouvonsnous contenter de peu de mots en renvoyant surtout à la belle édi-tion de M. Maurice Parturier, qui résume les théories émises sur sonorigine et sa formation3. « Carmen, c'est un vieux chagrin d'amour déguiséen jeune Bohémienne », dit Mme Gérard d'Houville4. Mais « de quellecruelle pouvait-il avoir à se plaindre », se demande M, Dupouy5.

A notre avis, il pourrait très bien s'agir de MUe Jenny Dacquin, lafameuse Inconnue, avec laquelle Mérimée allait se promener aux en-virons de Paris en 1844 et 1845. On voit par leur correspondance qu'ilest de plus en plus question entre eux d'une amitié amoureuse. Ce qu'illui reproche avant tout c'est son orgueil6 et sa froideur :

Tous les deux nous voulons l'impossible : vous, que je sois une statue;moi, que vous n'en soyez pas une. Chaque nouvelle preuve de cetteimpossibilité dont au fond nous n'avons jamais douté, est cruelle pourl'un et pour l'autre7.

Le curieux, c'est qu'on trouve dans l'ouvrage de Lefebvre8 uneesquisse par Mérimée, où Jenny Dacquin est habillée en Espagnoleavec un grand peigne dans ses cheveux noirs. Elle a dû être très jolieavec de beaux yeux noirs, des sourcils admirables et un pied grandcomme le doigt — bref un parfait type espagnol9.

1 C.G., IV, p. 294; cf. ci-dessus p. 100.2 Trahard, III, p. 234.3 Œuvres complètes de Mérimée. Carmen Texte établi et présenté par Maurice

Parturier (Textes Français, coll. des universités de France), Paris, 1930, p. xiv ss.;cf. aussi Trahard, III, p. 207 ss.

4 Préface à l'édition de Carmen, Trahard Chamipon, Paris, 1927, p. IX.5 A. Dupouy, Carmen de Mérimée (les Grands Événements littéraires), Paris,

1930, p. 105.6 C.G., IV, p. 22, 40.7 Ib., p. 192, lettre à Jenny Dacquin, sept. 1844.8 La célèbre Inconnue de Prosper Mérimée. Préface-introduction par Félix

Chambon, Paris, 1908, p. 118.9 C.G., I, p. 225. Cf. aussi Trahard, III, p. 260 ss. et A. Filon, Merimée et

ses amis, Paris 1894, p. 75 ss.

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II est bien connu que les lettres de Mérimée à Jenny Dacquin ne sontpas complètes. Avant de les publier, elle a sans doute brûlé celles qui luiparaissaient compromettantes1. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a pasune seule lettre conservée de l'année 1845 avant le 18 août (sauf deuxcourts petits billets du 6 et 7 février concernant la réception de Mériméeà l'Académie française)2. Or, c'est juste pendant le printemps de cetteannée que Mérimée a écrit Carmen, sans doute terminée avant le Ier

août et publiée dans la Revue des Deux Mondes à partir du ier octobre3.Dans une lettre de Madrid, il assure à Jenny qu'il la préfère aux Espa-gnoles4 :

Je pense quand je m'ennuie, c'est-à-dire tous les jours, que vous vien-drez peut-être me voir à mon débarquement, et cette idée me ranime.Malgré votre infernale coquetterie et votre aversion pour la vérité, jevous aime mieux que toutes ces personnes si franches. N'abusez pas decet aveu.

Sans doute Jenny Dacquin n'est pas tombée dans ses bras comme tantd'autres femmes. Elle ne pouvait penser à l'amour en dehors du mariage,et Mérimée n'a jamais voulu se marier. Ce serait donc pour se venger desa résistance qu'il aurait incarné son orgueil et son « infernale coquetterie »dans le personnage de Carmen.

Et Calderon, quelle part a-t-il eu dans la création de cette nouvelle?C'est lui qui a éveillé le premier chez Mérimée l'intérêt pour les Bohé-miens espagnols et leur langue chipe-calli. Il fut son maître, il le recon-naît lui-même5. Il est bien possible qu'il ait été influencé par les Escenasandaluzas*. De plus l'atmosphère qui les entourait pendant leurs coursesnocturnes dans Madrid (y compris les mauvais lieux du quartier bohé-mien) a certainement contribué à donner à cette œuvre une si fortecouleur locale.

Le chapitre final consacré à la langue et aux mœurs des Bohémiensespagnols fut seulement publié en 1847 lorsque Carmen parut en librairie7.Ici Mérimée a surtout utilisé les livres de George Borrow, dont il parleà Mmo de M8. Toute sa documentation se trouve dans le Zincali, constate

1 Alphonse Lefebvre, op. cit., p. 28.2 C.G., IV, pp. 236, 237.3 Jb., p. 374, lettre à Vitet du 21 sept. 1845 : « Adieu mon cher Président, vous

lirez dans quelque temps une petite drôlerie de votre serviteur, qui serait demeuréeinédite si l'auteur n'eût été obligé de s'acheter des pantalons. »

4 C.G., IV, p. 397, lettre du 18 nov. 1845.5 Mitjana, op. cit., p. 611.6 Ib., p. 610.7 Parturier, édition de Carmen, op. cit, p. xxx et 176 (note de la p. 7).8 The Zincali or An account of the gypsies of Spain by George Borrow, London,

1842. Cf. C.G., IV, p. 208 et Trahard, III, p. 213.

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M. Parturier1, et dans The Bible in Spain qu'il a sans dout lu dans letexte original paru en 18422.

Ici nous nous permettrons de signaler un petit fait qui, à notre con-naissance, n'a pas encore été relevé : même dans cette partie Mériméedépend sans doute de Calderon bien qu'indirectement, car c'est celui-ciqui a fourni à Borrow une grande partie de ses informations sur lesBohémiens. Cela ressort d'une lettre à Gayangos du 6 mai 1842, danslaquelle il lui demande d'acheter le livre de Borrow sur les Bohémiens3.

A quelle époque Calderon a-t-il fait la connaissance de Borrow?Sans doute en 1836-1837 à Madrid lorsque Borrow a fait imprimer leNouveau Testament en espagnol chez Andres Borrego4, fondateur de larevue El Espanol et grand ami de Calderon depuis l'enfance5.

« Ëvaluera-t-on jamais la dette littéraire que Mérimée contracte àl'égard de Calderon comme à l'égard des Montijo? » demande M. Tra-hard6. Le manque de documents rend quelquefois la tâche difficile,mais nous espérons tout de même que ce petit exposé sur les relationsamicales de Mérimée avec Mœe de Montijo et Calderon aura montrél'influence que ces derniers ont incontestablement exercée sur son œuvreespagnole. C'est Mme de Montijo et Calderon qui ont surtout inspiréa Mérimée son grand amour pour l'Espagne et les Espagnols.

1 Op. cit., p. xxv.2 George Borrow, The Bible in Spain or the Journeys, adventures, and im-

prisonments of an Englishman, in an attempt to circulate the scriptures in thePeninsula.

3 Canovas del Castillo, op. cit., p. 381 : « No sé ha acordado de remitirme unejemplar, cuando tantos datos le procuré. Dile que no sabe como se llama elpesebre. » Cette dernière phrase prouve que Calderon a déjà pris connaissancedu livre.

4 George Borrow, the Bible in Spain, Philadelphia, 1843, p. 86.5 Cánovas del Castillo, op. cit., I, p. 234, 255, 259, 294, 308; II, p. 15. Cf. plus

haut, p. 98, note 4.6 Trahard, IV, p. 34.

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