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L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude La critique philosophique de la technique au 20e siècle Mémoire Dominic Richard Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A) Québec, Canada © Dominic Richard, 2018

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L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude La critique philosophique de la technique au 20e siècle

Mémoire

Dominic Richard

Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A)

Québec, Canada

© Dominic Richard, 2018

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L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude. La critique philosophique de la technique au 20e siècle

Mémoire

Dominic Richard

Sous la direction de :

Olivier Clain, directeur de recherche

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Résumé

S'il existe une différence fondamentale entre l’espèce humaine et les autres, elle réside sans doute

dans la capacité de la première à « faire monde ». Cette capacité repose sur le fait que l'homme est un

« animal symbolique ». La symbolisation lui confère une liberté, une aptitude à l’innovation et une

inventivité sans commune mesure avec celles que manifestent les autres espèces. La construction

d’un monde, qui mêle ainsi disposition à l’innovation technique et inventivité culturelle, est au

fondement de l'historialité. L’histoire, en particulier au 20e siècle, a été marquée par le développement

sans précédent de la technique et par le fait que l’innovation technique repose de plus en plus sur les

savoirs scientifiques. Or si l’on en croit certains penseurs, dont Heidegger, Ellul, Mumford ou Anders,

la mutation de la technique en technologie, son organisation en système et l’autonomisation rapide

dudit système de toute régulation politique et éthique mettent en péril la liberté, individuelle et

collective, créatrice de culture et d’histoire. Autrement dit, franchi un certain seuil du développement

de la technique, la liberté donnée avec la disposition à l’innovation et l’invention se serait retournée

contre elle-même. L’ordre technique, qui pour Heidegger est un « non-monde », serait ainsi devenu

un lieu d’asservissement. Cette thèse commune aux penseurs critiques de la modernité technique,

doit- elle être considérée comme définitive? L'homme est-il vraiment en train de perdre sa liberté au

détriment de la machine devenue la mesure et le maître de toute chose? Voilà la question que tente de

réfléchir cette étude.

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Table des matières

Résumé ...................................................................................................................................................... iii INTRODUCTION ........................................................................................................................................ 1 Première partie ......................................................................................................................................... 7 Le monde comme produit de la technicité humaine ................................................................................. 7 Chapitre 1 La technique : une dimension essentielle du rapport de l’animal à son milieu .................... 8 1.1 Le monde, l’homme et l’animalité ........................................................................................................ 8 1.2 Le mythe de Prométhée ..................................................................................................................... 9 1.3 L’indétermination du produire-technique ........................................................................................... 11

1.3.1 Le phénotype étendu ................................................................................................................. 12 1.4 Fonction technique et fonction biologique ........................................................................................ 14

1.4.1 Similitude entre fonction biologique et fonction technique ...................................................... 15 1.4.2 Évolution biologique et évolution technique ............................................................................. 15

Chapitre 2 : Le monde comme ustensilité ............................................................................................... 19 2.1 L’étant comme util .............................................................................................................................. 19 2.2 Les réseaux de renvois ...................................................................................................................... 20

2.2.1 La niche existentielle : l’appropriation et l’usage...................................................................... 21 2.2.2 La dialectique de la transparence ............................................................................................. 22 2.2.3 Une ouverture de possibilités .................................................................................................... 23

2.3 La technicité comme fondement d’une liberté ontologique .............................................................. 24 2.3 L’essence de la technique ................................................................................................................. 25

2.4.1 Le voir primordial comme condition a priori de la technicité humaine .................................... 25 2.3.2 La technique comme dévoilement de l'être .............................................................................. 26 2.3.5 Une mainmise sur le tout de l'étant .......................................................................................... 28

Chapitre 3 : Mondéité et historicité .......................................................................................................... 31 3.1 Qu'est-ce que l'homme? .................................................................................................................... 31 3.2 Les mondes préhistoriquess : sortir de l’animalité pour gagner en liberté ...................................... 33 3.3 La révolution néolithique ................................................................................................................... 36 3.4 La naissance des mondes civilisationnels et le déphasage de la magie ..................................... 37 3.5 Deux types de mondes distincts dès l’aube de la civilisation .......................................................... 40 3.6 Le progrès technique en pleine expansion : la modernité ............................................................. 42

3.6.1 La méthode scientifique et le nouvel ordre symbolique .......................................................... 42 3.6.1.1 L'homme des mondes éotechniques ............................................................................... 44

3.6.2 La civilisation industrielle ou la technique au service de l’exploitation de l’homme et de la nature .................................................................................................................................................. 45 3.6.3 Une exploitation bienveillante ................................................................................................... 46

3.7 Qu’est-ce que l’histoire? .................................................................................................................... 47 Conclusion : la technique comme destin de l’homme ............................................................................ 49 DEUXIÈME PARTIE : ............................................................................................................................... 51 LES CRITIQUES PHILOSOPHIQUES DE LA TECHNIQUE MODERNE ............................................. 51 Chapitre 4: Heidegger ou la technique comme accomplissement de la métaphysique ....................... 52 4.1 La technologie comme intentionnalité erronée ................................................................................. 52 4.2 La technologie en tant que métaphysique accomplie .................................................................... 54

4.2.1 Platon et le projet de la métaphysique ..................................................................................... 54 4.2.2 La métaphysique comme structure du réel : Hegel ................................................................ 55

4.3 L’homme de la métaphysique effective ............................................................................................. 56 Chapitre 5 : Ellul ou l’autonomie de la technique ................................................................................... 58 5.1 La technique comme milieu ............................................................................................................... 58

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5.2 Le système technicien ....................................................................................................................... 59 5.3 L’autonomie de la technique .............................................................................................................. 61 5.4 Conséquences de l’autonomie de la technique sur les autres sphères sociales ........................... 63

5.4.1 L’autonomie de la Technique et la politique ............................................................................. 63 5.4.1.1 L’illusion politique .............................................................................................................. 65

5.4.2 Autonomie de la technique et économie .................................................................................. 66 5.4.3 Autonomie de la technique et éthique ...................................................................................... 69

5.4.3.1 L’exemple de la bioéthique .............................................................................................. 69 5.5 Une liberté de matelot ........................................................................................................................ 70 5.6 La conscience technicienne ............................................................................................................. 71 5.7 L’homme intégré ou l’impossible symbolisation ............................................................................... 72 Chapitre 6 : Anders et le décalage prométhéen .................................................................................... 75 6.1 L’aliénation technicienne.................................................................................................................... 75 6.2 L’appareil universel : Le devenir machine du monde, le devenir monde des machines ................ 76 6.3 Des êtres-tous-juste-encore .............................................................................................................. 78 6.4 Une a-synchronicité entre l’homme et le monde qu’il produit ......................................................... 79 6.5 Le défaut moral à l’âge des hautes technologies : l’homme médial ................................................ 81 6.6 L’homme sans monde ou le travail comme collaboration ................................................................ 83 6.7 L’obsolescence de la liberté du jugé ................................................................................................. 85 6.8 L’homme de masse : un idéaliste servile .......................................................................................... 86 Conclusion: En route vers une nouvelle forme de totalitarisme?........................................................... 89 CONCLUSION.......................................................................................................................................... 92 Annexe 1 ................................................................................................................................................... 99 BIBLIOGRAPHIE.................................................................................................................................... 100

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INTRODUCTION

L’historien britannique Eric Hobsbawm avait choisi d’entamer sa longue histoire du court 20e siècle

par un premier chapitre dans lequel il réservait une place de choix à l’analyse des caractéristiques

nouvelles des guerres du dernier siècle1. Elles ont non seulement été particulièrement meurtrières,

nous expliquait-il, mais elles ont étendu leur emprise sur la vie collective de façon inédite. Plongeant

ses racines dans les rivalités impériales du 19e siècle, celle de 1914-1918 fut non seulement

authentiquement mondiale, mais dura bien plus longtemps qu’il n’y paraît. Pour Hobsbawm, elle ne

prit pas vraiment fin avec le Traité de Versailles, qui ne fit que permettre à chacun des États

belligérants de se lancer dans une course encore plus folle à l’armement, pour reprendre les hostilités

dès qu’il l’estimerait possible. Bref, ce qu’on appelle communément la Seconde Guerre mondiale ne

fut pour lui que la continuation et l’aboutissement de la première. C’est une des thèses centrales du

célèbre historien britannique : les deux guerres, dites mondiales, n’en font qu’une et, en gros, elle a

occupé toute la première moitié du 20e siècle. Sa deuxième thèse centrale est que cette omniprésente

préoccupation pour la guerre a fait apparaître une nouvelle forme de conflit, à savoir la « guerre

totale ». Cette dernière suppose la mobilisation de toutes les dimensions de la vie collective au service

de la conduite de la guerre. Pour Hobsbawm, cela signifiait que les dimensions économiques,

culturelles, politiques et scientifiques de la vie collective avaient été mises au service de

l’accroissement de la puissance militaire et que l’expression de celle-ci culmina avec la production

de la bombe atomique et son explosion à Hiroshima et Nagasaki. La guerre totale a encore

abondamment usé des exterminations de masse et il n’était pas question pour l’historien de diminuer

la portée de ces meurtres de masse. Mais, à ses yeux, la guerre totale avait d’abord été l’occasion

d’une formidable subordination des efforts collectifs au développement de la technologie militaire.

La seconde moitié du 20e siècle a vu se déployer un autre conflit chronique, qu’on a appelé la « guerre

froide ». Or là encore, dans le cadre de la rivalité entre les deux blocs, la compétition technologique

fut centrale, même si cette fois elle a d’abord revêtu un sens économique. Selon Hobsbawm,

l'accélération qui s'est opérée dans le développement des hautes technologies est en grande partie due

aux efforts de guerre qui ont maintenu en haleine les adversaires des deux blocs. Somme toute, « […]

War or the preparation for war has been a major device for accelerating technical progress by «

carrying » the development costs of technological innovations […]. » 2 Sans cette longue période

1 Eric Hobsbawm, The short twentieth century (1914-1991), Abacus, 1995 2 Ibid. p.48

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d'extrême tension idéologique et géopolitique, nous dit-il, les innovations techniques et les

découvertes scientifiques qui ont marqué ce siècle se seraient sans doute concrétisées, mais seulement

« [...] more slowly and hesitantly. » 3 La guerre et la préparation à la guerre ont ainsi servi de moteur

au progrès technique tout au long du dernier siècle. On doit ajouter maintenant : elles ont aussi servi

de moteur au progrès scientifique. Elles ont poussé à la transformation de l’esprit scientifique, de plus

en plus tourné vers l’intégration de la recherche scientifique à la recherche technologique, dans

l’industrie de l’armement d’abord, mais bientôt dans tous les autres domaines de recherche. Le dernier

siècle a ainsi été une période de découvertes scientifiques exceptionnelles et, en même temps, de

transformation profonde de l’esprit scientifique. À vrai dire, aucune discipline scientifique ne sera

véritablement épargnée par une succession d'innovations dont le rythme était jusqu’ici inconnu. Or

ce qui est le plus inédit au dernier siècle, c’est le développement technique fondé sur la science et les

découvertes scientifiques. Le développement sans précédent des moyens de transport et de

communication, le développement de nouvelles formes d'énergie et de l’ingénierie, les progrès dans

le domaine sanitaire, la conquête des airs et de l'espace, le séquençage du génome, sans oublier les

avancées remarquables faites en médecine et en chimie, avec la première greffe d'organes et la

découverte d'une panoplie de molécules pouvant soulager plusieurs maladies, tout cela a été rendu

possible par les progrès de la science. Désormais la majeure partie des innovations techniques

reposent sur les progrès de la science et la science elle-même paraît avoir pour vocation de servir le

progrès technique.

Le 20e siècle a ainsi été le siècle de la transition de la technique à la technologie et de la science à la

technoscience en même temps qu’il a été celui de la guerre mondiale et de la guerre totale. D'un côté,

nous avons assisté à un progrès technoscientifique inouï; de l’autre, à plusieurs occasions, on a pu

croire à une régression morale de l'humanité. Cette période, à la fois trouble et remarquable, deviendra

ainsi le point de départ d'une véritable remise en question des fondements et aboutissements de notre

civilisation « technologique ». Si la plupart des penseurs critiques avaient, après Marx, le regard

tourné vers le capitalisme en plein essor pour expliquer les malheurs qui frappent encore l'homme

moderne, c'est maintenant vers la technique que certains se tourneront pour expliquer l'aliénation.

Ainsi, des penseurs de tous les horizons tenteront de démontrer qu'une poursuite du progrès

technoscientifique est incompatible avec l'épanouissement de la vie, le maintien des écosystèmes et

la survie des sociétés humaines. Certains iront même plus loin en affirmant haut et fort que la

technologie est incompatible avec la liberté humaine, et que, du même coup, c'est précisément elle

qui est à l'origine des malheurs qui ont frappé le 20e siècle. Parmi les auteurs qui ont défendu une

3 Ibid.

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telle idée, certains auront une influence considérable dans les milieux intellectuels, notamment en

philosophie et en sciences humaines. Nous nous attarderons en particulier à trois d'entre eux : Martin

Heidegger, Jacques Ellul et Günther Anders. Dans une moindre mesure, nous nous intéresserons aussi

à un quatrième, Lewis Mumford. Pourquoi avons-nous choisi ces auteurs? Chacun à sa manière, ils

nous proposent un même diagnostic fondamental. Ils développent des idées et des concepts allant

dans le même sens et endossent la même vision pessimiste de la technologie, vision qui se cristallisera

chez certains en véritable techno-phobie. Par exemple, on se souvient que le terroriste écologiste

américain Unabomber avait été notamment influencé par les écrits de Jacques Ellul qui furent

introduits aux États-Unis sous l'impulsion d'Aldous Huxley, le célèbre auteur du Meilleur des Mondes.

Bref, pour ces auteurs, la technique finira tôt ou tard par engloutir la nature et les hommes qui y

habitent. Et si cela est devenu possible, c'est parce que l'homme a perdu la maîtrise de celle-ci, qui

poursuit désormais sa propre course. De leur point de vue, c'est l’autonomisation du développement

de la technique de toute régulation politique ou éthique qui est la source véritable des drames qui ont

frappé le 20e siècle et qui sera à l’origine de ceux qui inéluctablement frapperont ultérieurement.

La présente étude se donne pour tâche de rappeler et d’analyser les principales thèses proposées par

ces auteurs. Sans entrer dans une analyse comparative systématique, nous verrons justement en quoi

on peut dire qu’ils endossent une vision semblable de la technique moderne, de la civilisation

technologique et de l'homme qui y habite. Nous verrons aussi que pour eux, la technique a changé de

nature. De simple médiation dans le rapport de l’homme à la nature, toujours locale et particularisée,

elle est devenue une entité systémique, dont l’autonomie pose problème. La thèse centrale que tous

défendent en fait, est qu’elle constitue désormais un nouveau milieu pour l'homme qui se matérialise

sous la forme d'un « ordre technologique ». Qu'on le nomme « Arraisonnement » ou « Gestell »

(Heidegger), « système technicien » (Ellul), « Megamachine » (Mumford) ou encore « Appareil

universel » (Anders), il semblerait que l’ordre autosuffisant de la technique détermine dorénavant

plusieurs dimensions fondamentales de notre existence, à un point tel qu’on peut dire que l’ordre en

question dirige notre action dans « le monde ». Bien plus, « le monde » lui-même serait précisément

mis en péril par notre soumission collective à cet ordre. Peut-être, est-il même sur le point de

transformer l'humanité en « quelque chose » d'obsolète. Car, pour ces penseurs, l’homme est devenu

étranger à son monde : cet ordre dans lequel nous vivons serait en réalité un « non-monde ». Fruit du

progrès technologique, ce « non-monde » supposerait une rupture si radicale avec le passé, qu'il

mettrait fin à l’histoire : l'ère historique aurait laissé sa place à l'ère technologique. Nous serions donc

sur le seuil d'une civilisation totalement nouvelle, mais aussi, parallèlement, au seuil d'un totalitarisme

inédit. Car pour la pensée critique de la modernité technique, se dessine la possibilité que, dorénavant,

tous les aspects de la vie soient soumis à un nouveau type d’injonction émanant de l’ordre

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technologique, qui en raison du son universalisation, se cristallisera tôt ou tard en une nouvelle forme

de totalitarisme qui pourrait dominer pour la première fois partout sur la planète.

L’« homme » est-il réellement en train de perdre sa liberté au détriment de la machine? C’est la

question que nous tenterons de laisser ouverte tout au long de ce mémoire. Mais d'abord, afin de bien

apprécier la critique de ces auteurs, nous devons tenter d’analyser les notions de « monde »,

d’« humanité » et de « technique ». C'est pourquoi une première partie sera consacrée à définir ces

concepts afin de mieux comprendre le lien qui les unit. Pour ce faire, dans un premier temps, nous

tenterons de définir ce qu'est la technique, notamment en comparant la technique humaine et celle qui

est à l’œuvre chez les autres espèces. Les hommes ont, de tout temps et partout, su produire des

techniques pour utiliser et modifier le monde qui les entoure. La technique est donc présente partout

où il y a des hommes. « On pourrait trouver des sociétés humaines sans institution juridique ou

politique, mais pas des sociétés humaines sans technique. » 4 Pour le philosophe des techniques Jean-

Yves Gouffi, la production de la technique « est l’activité première de l’homme. » 5 Elle est au cœur

même de son humanisation, humanisation qui s’est concrétisée bien avant l’avènement de la science

telle qu’on la connaît. La science qui est à l’origine de bien des appareils technologiques que nous

utilisons dans notre quotidien n’est pas à l’origine de la technique, car on retrouve des artefacts

techniques ou symboliques vieux de dix mille ans. D'entrée de jeu nous introduirons ici une

distinction terminologique que la plupart des auteurs anglo-saxons ne font pas : nous parlerons de

« techniques » pour désigner les techniques des sociétés traditionnelles et éventuellement les

techniques de toutes les époques de l’histoire de l’humanité et celles développées par les différentes

espèces, mais nous réserverons le terme de « technologie » pour parler des techniques issues du seul

développement de la science.

Toute la première partie du mémoire est consacrée à l’élucidation de la nature de la technique. Or,

comme nous le verrons, la technique n’est pas le seul fait de l’homme, car elle est au cœur même de

l’agir qui caractérise le vivant en général. Non seulement faut-il dire que plusieurs espèces vivantes

ont un authentique rapport technique au monde, via les fonctions biologiques qui les caractérisent, et

disposent aussi bien d’une capacité à améliorer d’une certaine manière les techniques reçues par

apprentissage, mais tout organisme met en acte une certaine techné. La technique est donc avant tout

une dimension fondamentale de l’agir en général. Nous nommerons cette dimension l’« agir-

technique ». En plus de cet agir-technique commun à plusieurs espèces, l’homme possède la capacité

d’abstraire cette dimension de son actualisation immédiate et de la modifier consciemment, ce qui

4 GOUFFI, Jean-Yves, La philosophie de la technique, p. 15 5 Ibid., p.20

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donnera lieu à ce que nous nommerons le « produire-technique ». On pourrait définir le produire-

technique comme étant la capacité pour l'homme de produire consciemment des fonctions artificielles

qui transcendent ses limites biologiques apparentes et de modifier constamment les techniques dont

il dispose déjà. Afin d'élaborer ces concepts, nous allons examiner de plus près ce que sont l'humanité

et l'animalité, ainsi que la nature du lien qu'elles entretiennent avec l'ordre naturel. Ensuite, afin

d'approfondir notre compréhension du produire-technique, nous nous attarderons à cerner la nature

du monde entrouvert par celui-ci. Cela nous permettra de mieux comprendre son rôle dans le

processus de « production d’un monde », ce qu’après d’autres, nous appellerons l’advenir de « la

mondéité ». Nous verrons ainsi comment le développement de la technique a joué un rôle de premier

plan dans le processus d'actualisation qui mit en œuvre l'histoire. Nous soutiendrons que le

développement de la technique a joué un rôle plus important que la production symbolique dans la

production de l’histoire. Comme la technique n'est pas un phénomène neutre, elle peut amener les

hommes à modifier leurs mœurs, leurs manières de penser et surtout, elle modifie le milieu dans

lequel ils évoluent. Nous pouvons notamment répertorier trois grandes révolutions techniques qui ont

modifié considérablement les modes de vie antérieurs : la révolution du feu, la révolution néolithique

et la révolution industrielle. 6

La seconde partie de notre étude sera consacrée à la critique de la technologie, en commençant par

celle qui a sans doute eu le plus de répercussions, à savoir la critique heideggérienne. Pour Heidegger,

la technique proprement contemporaine, ce que nous appelons la technologie, qui s’appuie sur la

science actuelle, et les techniques « anciennes », partagent le fait de rassembler des moyens en vue

de réaliser une fin. Mais elles diffèrent aussi bien puisque la technique, celle qu’il appelle « moderne »,

accomplit la métaphysique occidentale telle qu’elle s’est développée depuis Platon. « De nos jours la

métaphysique arrive à sa domination absolue » 7 , nous dit Heidegger. Pour lui, l’homme du Gestell

n'est pas libre, car il est soumis à cette métaphysique qui le commet à détruire l’étant et le monde. Il

s’agira donc d’abord pour nous d’éclairer le lien entre technique et métaphysique. Nous verrons que

l'on retrouve aussi un tel lien dans la pensée d’Ellul. Dans le chapitre consacré à Ellul, nous

examinerons comment nous sommes selon lui devenus des « esclaves techniques ».8 Non seulement

l'homme ne serait plus libre de pouvoir choisir sa destinée en raison du principe d'autonomisation qui

gouverne le devenir de la technologie et qui condamnerait l'homme à n'avoir désormais aucune

6 On remarquera que c’est seulement dans la période qui précède la Révolution française, à savoir au milieu du

18e siècle, avec la révolution industrielle, qu’on assiste au commencement de « l’autonomisation » de la sphère

technique, autonomisation qui demeurera toujours partielle mais qui renvoie d’abord à l’apparition d’une

cumulativité du savoir technique. 7 HEIDEGGER, Martin, Dépassement de la métaphysique, dans Essais et conférences, p. 81 8 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p.107

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maîtrise sur son avenir, mais il le contraindrait encore à n'avoir aucun recul sur son milieu : l'homme

serait donc dans l'impossibilité de symboliser son monde et par le fait même, dans l'impossibilité de

se faire libre. Anders suit un peu le même raisonnement que Jacques Ellul dans sa critique de la

modernité technicienne. Par exemple, il nous dit : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission se

sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. » 9 Par contre, contrairement à

Ellul, il est plus soucieux de conceptualiser cet homme nouveau, produit de l'appareil universel, que

l'appareil universel lui-même. Il attire aussi notre attention sur les médias de masse qui, selon lui,

servent à nous intégrer dans l'appareil universel et à nous faire accepter la fulgurante ascension des

machines10.

Dans toute cette seconde partie, l’essentiel de notre propos concernera donc la thèse selon laquelle

la technologie s’oppose au libre arbitre, notamment en raison de son principe d'autonomisation. Nous

tenterons à la fois de suivre, autant qu’il est possible, les critiques du développement technologique

desdits auteurs, et de cerner les limites éventuelles de ces critiques. Nous examinerons ainsi la

tendance à ramener tous les problèmes contemporains qu’affronte l’humanité à ceux que pose la

technologie. Nous discuterons notamment du fait que l’avancement technologique ouvre

possiblement à l’homme de nouvelles opportunités qui, sans être purement et simplement assimilables

à des « espaces de liberté », n’en sont pas moins des lieux possibles de construction de soi et de

communautés. De nouveaux espaces de mise en commun de l’expérience sont, soit rendus effectifs,

soit du moins posés en puissance, grâce à la démocratisation de l’informatique, d’internet, des réseaux

sociaux et de l’accès à l'information en général. L’ère de l’information pose peut-être les prémisses

d’une humanité, sinon libérée, du moins « moins aliénée ». Cette possibilité semble maintenant

ouverte par la technologie elle-même. L’avancement technologique lui-même a donc peut-être rendu

obsolètes certaines des thèses de nos auteurs.

9 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l’homme, Tome 1, p. 50 10 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l'homme, Tome 2, p. 118

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Première partie

Le monde comme produit de la technicité humaine

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Chapitre 1 La technique : une dimension essentielle du rapport de l’animal à son milieu

1.1 Le monde, l’homme et l’animalité

Le monde n’est sans doute pas une chose donnée et, surtout, une même chose donnée à tous. Il n’est

pas le même pour toutes les espèces qui peuplent la terre. Seul l’homme semble posséder une vision

d’ensemble des choses qui l’entourent et, si l’on en croit Heidegger, c’est cette appréhension d’une

totalité sur le fond de laquelle se découpe la consistance de chacun des étants, qui fait qu’il y a monde

pour lui et seulement pour lui. Pour Heidegger, de ce fait, l’homme et l’animal ne partagent pas le

même monde. À vrai dire, à ses yeux, le « monde » lui-même n'existe comme « monde » que pour

l’homme, car « le monde est la manifestation de l’étant en tant que tel et en entier »11, et seul l’homme

semble avoir la capacité de s’ouvrir à l’étant dans sa totalité. Cette disposition à s’ouvrir à l’étant en

sa totalité est en même temps disposition à s’ouvrir à lui en tant qu’étant : « Il appartient précisément

à l’essence même de l’animalité de ne pouvoir en aucune manière s’ouvrir à l’étant comme tel et

s’impliquer en lui. »12 Le monde n’est donc pas formé d'un simple espace tridimensionnel dans lequel

évolueraient toutes les espèces. Il s’en suit qu’il n’existe pas de monde unique pouvant être perçu par

tous les vivants :

Il apparaît non seulement qu’il n’y a pas de monde unique déjà là pour les espèces

vivantes, mais qu’il n’y a pas du tout de monde pour elles, seulement une infinie variété

de milieux environnants clos sur eux-mêmes et tous différents. Et ces milieux se superposent et s’enchevêtrent les uns avec les autres sans se rencontrer dans la mesure

où un même « lieu » peut en abriter une multitude et prendre ainsi à chaque fois un

« sens » totalement différent. Chaque espèce animale a ainsi sa manière bien à elle de s’ouvrir à l’étant, de le percevoir au moyen des organes des sens, et de le prendre en vue

en fonction de ses intérêts vitaux. Cependant dans cette extraordinaire variété de

perspectives ouvertes sur l’étant, jamais celui-ci n’est pris en vue sous l’angle de son « être-étant », c’est-à-dire comme tel. 13

Seul l’homme, saisi phénoménologiquement comme lieu de manifestation de la question de l’être,

c’est-à-dire le Dasein, possède une ouverture au monde lui permettant d’appréhender l’étant dans sa

totalité. Nous verrons qu’en raison de cette transcendance, le Dasein devient le producteur de son

propre monde via la technique. Pour ce qui est de l’animalité, elle se développe plutôt elle-même dans

un environnement clos. L'animal vit dans l’immanence de son agir-technique : « la tâche vitale de

11 HEIDEGGER, Martin, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 479-48O 12 BALAZUT, Joël, L’homme, l’animal et la question du monde chez Heidegger, p. 16 13 Ibid., p.16

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l’animal consiste à utiliser les porteurs de signification conformément à son propre plan

d’organisation. »14 Pour Heidegger, l'animalité est prisonnière de l'immanence. C'est l'emprise des

pulsions qui détourne chaque animal d'un agir sur la technique elle-même.

L’animal, quant à lui, entretient avec l’étant un rapport qui consiste, précisément, à ne

pas s’ouvrir à lui comme tel, mais bien à l’« écarter » en tant que simple désinhibiteur. C’est dans la mesure même où il est exclusivement voué à l’emprise pulsionnelle qui

l’accapare entièrement et qui le pousse ainsi irrésistiblement vers l’étant afin de

l’« écarter » — par exemple en le détruisant ou en le consommant – que l’animal ne peut jamais se mettre en regard de celui-ci et le prendre en vue comme tel en son altérité

retenue en elle-même. C’est pourquoi, jamais l’animal n’est ouvert aux choses comme telles. 15

Cette première distinction entre l’humanité et l’animalité, sans doute moins tranchée dans le réel

qu’elle ne l’est pour Heidegger, est importante. Car la technique de l’homme et celle de l’animal ne

se concrétiseront pas de la même manière suivant leur propre rapport à la nature. Pour le premier,

caractérisée par une certaine transcendance vis à vis de la nature, la technique sera ouverte et

indéterminée alors que pour l’autre, prisonnier de l’immanence, elle sera plutôt fermée et déterminée.

On retrouve d’ores et déjà des traces de cette distinction dans l’une des premières réflexions

consacrées à la technique, à savoir le mythe de Prométhée. Pour ces raisons, nous allons nous y

attarder quelque peu.

1.2 Le mythe de Prométhée

Les premières réflexions sur la technique sont apparues bien avant la philosophie. C’est dans la

mythologie, en effet, que l’on retrouve les premières traces de l’interrogation de l’homme sur la

technique et en particulier dans le mythe de Prométhée. Ce mythe nous est rapporté dans les

Théogonies d’Hésiode, mais aussi dans le Protagoras de Platon [320c-322d]. Le mythe témoigne de

la création des êtres mortels par les dieux. En voici un bref résumé. Pour donner suite au façonnage

de la race des mortels, qu’ils forgèrent à partir des quatre éléments primordiaux que sont la terre, l’air

l’eau et le feu, les dieux devaient procéder à la distribution de différentes qualités nécessaires à leur

survie et à leur prolifération. Cette tâche fut prescrite à Prométhée et son frère Épiméthée, deux titans.

Ce dernier demanda à son frère de le laisser faire seul la répartition des diverses qualités disponibles.

Il dispensa donc des plumes et des griffes pour les uns, afin qu’ils puissent fuir ou combattre le danger,

14 Von UEXKULL, Jacob, La théorie de la signification in Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël,

p. 106 15 BALAZUT, Joël, L’homme, l’animal et la question du monde chez Heidegger, p. 15

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des fourrures ou des carapaces à d’autres, afin que cela leur serve de protection ou de couverture en

cas de mauvais temps. C’est ainsi qu’il distribua aux différentes espèces animales qui peupleront la

terre, les organes spécialisés dans l’accomplissement de fonctions nécessaires à leurs survies. Or,

comme Épiméthée n’était pas avisé, comme il était celui des deux frères qui réfléchit seulement après

coup, il ne se rendit pas compte qu’il avait omis de distribuer des qualités à la race des mortels dotés

de raison, c’est-à-dire celle des hommes. C’est ainsi que l’homme se retrouva nu, sans aucune

« arme » pour se défendre des intempéries de la nature, ni des animaux qui la peuplent. Suite à cette

grossière erreur, Épiméthée ne savait que faire. Et, pourtant, le jour où l’homme devait s’élever sur la

terre était arrivé. Poussé par l’embarras, Prométhée vola « à Héphaïos et à Athêna le génie créateur

des arts en dérobant le feu », 16 car sans celui-ci il est « impossible d’acquérir et d’utiliser le génie

nécessaire à la pratique des arts. » 17 Pour réparer son erreur, Prométhée donna ainsi aux hommes le

feu, leur permettant l'actualisation de l’art. Puisqu’il leur donne le feu avant même qu’ils ne viennent

vraiment à l’être, il peut représenter ou symboliser une sorte de connaissance préthéorique a priori

permettant aux hommes de développer l’art. Qu’est-ce que l’art? L’artiste, chez les Grecs, c’est celui

qui travaille de ses mains, celui qui manie un outil, bref celui qui produit. Ce que Prométhée donne

ainsi aux hommes, c’est donc le produire-technique. La production, ainsi que l’action efficace qui la

caractérise, sont appelées « techné », mot à l’origine du mot « technique » que nous utilisons

aujourd’hui. C’est aussi une technique particulière que Prométhée offre à l’homme lorsqu’il lui offre

le feu, car celui-ci « n’est incontestablement pas une donnée naturelle de notre existence, c’est un

artefact technologique, produit et entretenu par une technique spécifiquement humaine. »18 Le feu

peut donc représenter ici, une connaissance a priori, c’est-à-dire une condition de possibilité

permettant l’actualisation de l’art et, d’un autre côté, il peut représenter aussi, par analogie, l’artefact

technique en tant que tel. C'est pourquoi cette technique diffère fondamentalement de celles offertes

aux autres espèces. Certes, il existe une certaine forme de produire chez les animaux, mais leur

production ne dépasse pas les limites de leurs fonctions biologiques. Cette production est une

émanation de leur agir-technique par laquelle ils se reproduisent eux-mêmes et non une production

technique à proprement parler, puisque la production dont nous parlons transcende les simples

fonctions biologiques. Et pour qu’il y ait production à proprement parler, suivant les mots d’Aristote,

on doit pouvoir rencontrer en elle une volonté accompagnée de raison.

Pour Aristote, la production animale ressemble plutôt à une forme de développement, fruit de

l'instinct : « L'instinct est une certaine faculté de construire comme si c’était un développement,

16 PLATON, Protagoras, [321d] 17 Ibid. 18 PUECH, Michel, Homo sapiens technologicus, p.27

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comme si c’était une manière de croître chez le végétal. » 19 Il n'y aurait donc pas de production

authentique chez l’animal, mais plutôt un développement instinctuel. Pour Aristote, encore, la techné

n’est pas le lieu de l’agir, mais bien celui de la production. Il la définit comme un « état accompagné

de raison vraie qui porte à la production »20 d’un étant artificiel. Il existe ainsi aux yeux du stagirite

une différence entre les étants naturels et les étants artificiels. Les premiers sont tels que leur existence

est le plus souvent soumise à la nécessité, alors que l’existence des seconds, relève toujours de la

contingence. Le domaine de l’action pour sa part relève de la sagacité ou encore de la « prudence »

(phronesis) qu’Aristote distingue de l’intelligence. Dans son texte intitulé « Les parties des animaux »,

Aristote mentionne que la technique, dont on vient de dire qu’elle concerne pour lui la production,

est liée à l’intelligence. L’homme, dit-il, « a des mains parce qu’il est le plus intelligent. »21 Il ajoute :

« La main semble n’être non pas un outil, mais plusieurs. »22 Pour lui, la main est l’outil des outils,

car elle peut accomplir une multitude de tâches suivant l’objet qu’elle empoigne. Contrairement aux

organes des autres espèces animales, la main humaine a une fonction indéterminée. Rappelons que

pour « Aristote […] c'est le caractère indéterminé de la main qui constitue l’homme comme animal

technicien ». 23 S’il en est ainsi dans la vision aristotélicienne, c’est que la main peut accomplir

plusieurs fonctions. Quoi qu’il en soit, on touche ici à une différence fondamentale entre la technique

de l’homme et celle de l’animal donnée par l’organisation corporelle elle-même.

1.3 L’indétermination du produire-technique

Bien que pour certains il n’existe pas de différence fondamentale entre l’homme et l’animal, mais

plutôt des différences de degrés, il n’en demeure pas moins qu’il existe une différence essentielle en

lien avec la technique, différence dont témoigne le mythe : alors qu’Épiméthée offre aux êtres

déraisonnables, des griffes, des plumes, des ailes, bref des organes qui remplissent des fonctions bien

déterminées, afin de réaliser des actions bien précises, Prométhée offre à l’homme nu le feu nécessaire

à l’actualisation de l'art de produire, qualité d'une tout autre nature, puisqu’elle ouvre à une production

d’artefacts divers et qu’elle laisse cette même production indéterminée au moment où seul le feu

existe. D’aucuns, sur cette base, pourraient affirmer que les techniques ne sont que le seul fait de

l’homme, que les animaux et les insectes n’usent point de technique pour subvenir à leurs besoins.

19 SIMONDON, Gilbert, Deux leçons sur l'animal et l'homme, p.48 20 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 1440a 5 -10 21 ARISTOTE, Les parties des animaux, section 10, 687b 22 ARISTOTE, Les parties des animaux, section 10, 687b 23 GOUFFI, Jean Yves, Philosophie de la technique, p. 36

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C’est peut-être ce qu’affirmerait Ellul puisque pour lui « la technique est le souci des hommes de

maîtriser les choses par la raison »24. Mais nier les techniques animales ne va pas non plus sans

objection. Il est préférable d’opposer la fixité des techniques animales à l’indétermination du produire

technique des hommes. Quoi qu'il en soit, dans le mythe, lorsqu’Épiméthée distribue les différents

organes et qualités aux animaux, lorsqu’il leur offre les moyens de survivre, c’est la capacité d’agir

techniquement dans leur milieu qu'il leur offre. Plus fondamentalement, il leur attribue des organes

remplissant des fonctions biologiques déterminées. L’aile d’un oiseau ou les griffes d’un chat ont des

fonctions propres ou dérivées, et la fonction est aussi l’une des caractéristiques centrales des objets

techniques. Que ce soit pour permettre aux hommes de chasser le gros gibier, de couper du papier ou

simplement de se déplacer, chaque objet technique qu’il façonne possède sa propre fonction et lui

permet ainsi d’accomplir une tâche bien précise. Mais le produire de ces objets, lui demeure ouvert

et connaît son propre devenir traversé, par une contingence relative.

Ce que nous dit le mythe, c’est encore que c’est son propre être que l’animal développe par son agir-

technique et que sa « production » est déterminée a priori par sa constitution biologique. Aujourd’hui

on dirait que cette constitution est présente via l’expression de ses gènes. Mais le mythe se contente

de poser la constitution comme une donnée de fait. Les techniques animales et les fonctions qu’elles

déploient, d’une manière pré-orientée, suivent certaines lois que les animaux ne peuvent transgresser.

Si l’abeille construit une ruche et le castor un barrage, c’est qu’ils sont constitués biologiquement

pour agir de cette manière. Un barrage de castors sera toujours construit de la même manière, suivant

le même plan. Certes, comparés les uns avec les autres, les barrages différeront quelque peu. Mais ils

le feront pour la simple raison qu’ils doivent à chaque fois se conformer à un milieu particulier. Le

résultat de cet agir-technique animal, selon certains biologistes et, en particulier Richard Dawkins, a

un statut ontologique peu commun dans la mesure où il fait partie de « l’être » même de l’animal en

question.

1.3.1 Le phénotype étendu

Selon Dawkins on ne doit pas limiter le phénotype de l’animal à la seule expression de ses gènes. Le

produit de l’activité technique qui découle de cette expression, comme un barrage ou un nid, doit

aussi être considéré comme faisant partir de celui-ci; d’où son concept de « phénotype étendu » 25

24 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu de siècle, p. 39 25 DAWKINS, Richard, The Extended Phenotype: The Long Reach of the Gene, Oxford University Press (T);

1989-12-01; 320 p.

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pour qualifier les résultats de l’activité animale. Les produits de son activité doivent être considérés

en quelque sorte comme le prolongement même du corps de l’animal. C’est encore son propre être

que produit l’animal en produisant. Si on applique cette logique à l’homme, comme le faisait déjà

Marx, on observe une première différence entre l’expression du phénotype de l'homme et celui des

autres espèces. Son phénotype étendu est indéfini. Il prendra des formes et des matières différentes

selon le milieu, ses besoins, mais aussi selon ses désirs : l’homme a une certaine liberté, une ouverture,

que les autres animaux ne possèdent pas. Personne ne peut nier qu’un même objet technique peut se

présenter à nous de plusieurs manières, sous plusieurs formes, sous différentes matières. Ces

« qualités secondes », pour employer les mots de Locke, peuvent se présenter à nous selon des

modalités infinies. L’aspect esthétique des objets qu’il utilise est important pour l’homme et cet aspect

peut s’objectiver de bien des manières. Bref, l’homme peut créer une grande variété d’objets

techniques, pouvant réaliser toute une gamme de fonctions, tout en leur ajoutant une qualité esthétique

non déterminée a priori.

Néanmoins, Dawkins refuserait sans doute de considérer les centrales nucléaires comme faisant partie

du phénotype étendu de l’homme. Pour lui, le phénotype étendu doit être compris en lien avec

l’adaptation biologique. Si le castor construit un barrage, c’est qu’il lui permet de survivre et de se

reproduire. Le phénotype étendu doit avoir une base génétique, alors que la centrale nucléaire ne tire

pas son origine de nos gènes. De plus, pour Dawkins, le phénotype étendu est lié au niveau de

sélection et il n’y a pas de sélection au niveau planétaire. Il rejette en effet « l’hypothèse Gaia ». La

sélection se déroule donc pour lui au niveau des gènes. Il faut ajouter que des penseurs comme

Bergson, Leroi-Gourhan ou encore Canguilhem avaient déjà tenté de remettre en question l’idée

d’une démarcation ontologique forte entre le vivant et son milieu, en montrant que les outils et autres

artefacts technologiques sont le prolongement des organes vitaux. Pour Leroi-Gourhan, le

développement de la technique est un phénomène d’extériorisation de l’homme relatif à l’évolution

biologique : « La première conquête du métal était une victoire de la main, celle de la vapeur

consacra définitivement l’extériorisation de muscle. » 26 Suivant cette théorie, nous sommes

présentement au stade de l’extériorisation du cerveau avec le développement de l’intelligence

artificielle. Ceci précisé, qu’on puisse la considérer ou non comme le prolongement de notre

phénotype ou de nos organes vitaux, la centrale nucléaire fait incontestablement partie de notre

« monde » constitué par le produire-technique. On va voir cependant que pour nous elle est d’abord

le résultat de l’insertion du symbolique dans le rapport de l’animal au monde.

26 LEROI-GOURHAM, Le geste et la parole, La mémoire et les rythmes, p.49

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Bref, alors que l’animalité se développe en général elle-même dans un milieu donné par son agir-

technique, en raison notamment d’une complète ouverture au monde et d’une expression de ses gènes

indéterminée, cette forme spécifique d’animalité qu’est l’humanité a la capacité de transformer le

monde et de le faire habiter par des monstres technologiques, possiblement mortifères, comme le sont

incontestablement les centrales nucléaires. La technique humaine, contrairement à celle des autres

espèces, a un caractère plutôt ouvert et indéfini. On pourra toujours prédire, certes avec plus ou moins

de précision, la forme que prendra le phénotype étendu d’un animal ou d'un insecte, comme son

habitation, ainsi que les différents matériaux et les méthodes qu’il utilisera pour la produire. Au

contraire, il sera toujours très difficile de prédire la manière dont le phénotype étendu de l’homme va

se matérialiser, comme les matériaux utilisés pour la construction et la forme que prendra, dans un

lieu donné, sa demeure par exemple. La liberté de choix fait partie des « conditions a priori » du

produire-technique chez l’homme. L’homme a probablement toujours su se construire des abris.

Avant d’être soumis aux dictats de la technologie et de la standardisation, il existait autant de manières

de construire son habitat que de techniques de construction utilisées pour y arriver. Par exemple, les

Iroquois ne construisaient pas leurs abris de la même manière que les Inuits. Il est vrai que les

techniques des uns et des autres doivent se conformer à un milieu donné, la forêt pour l’Amérindien

et les plaines glacées pour l’Inuit. Mais, même soumise aux « mêmes » contraintes d’un

environnement déterminé, la technique humaine demeure relativement « indéfinie ». C’est

probablement en vertu de ce caractère que, contrairement aux autres espèces, l'espèce humaine peut

s’adapter à une grande gamme de milieux. Malgré la standardisation qui sévit de nos jours, les

constructions humaines demeurent indéterminées en ce qui a trait à leur forme esthétique. En raison

de toutes ces considérations, il est difficile de nier le caractère indéfini de la technique humaine. Il ne

serait pas faux de dire que la technique de l’homme se détermine plutôt a posteriori, alors que celle

de l’animal est déterminée a priori.27 Quoique, comme nous allons le voir, la technique humaine aussi

a un caractère a priori, mais celui-ci est d’un autre ordre.

Que ce soit en ce qui a trait aux multiples usages de la main, à sa manière de concevoir les choses ou

à l’expression de ses gènes, l’indétermination caractérise bien l’essence de l’activité technique

humaine. Pour réaliser un même but ou une même fonction, l'homme peut s'y prendre de plusieurs

manières. C’est l’invention qui détermine l’activité technicienne de l’homme. C’est sur ce premier

point qu’insiste Ellul. Selon lui, l’inventivité humaine est « un phénomène mystérieux que rien ne

27 La technique de l’animal n’est pas non plus totalement déterminée a priori; l’animal peut apprendre par

l’expérience et améliorer ses techniques, comme ses techniques de chasse par exemple. Il n’en demeure pas

moins que ces techniques sont déterminées a priori par les fonctions précises que possède l’animal. Il ne

développera pas des techniques qui outrepassent ses fonctions biologiques comme c’est le cas pour l’homme.

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permet d’expliquer. » 28 De toute évidence, l’invention aussi est par essence indéterminée : l’homme

peut inventer une panoplie d’objets techniques à partir des étants naturels. Nous touchons ici à une

caractéristique importante de la technique humaine, elle peut prendre toutes les formes et servir une

myriade de buts, car elle dépasse les limites du nos fonctions biologiques apparentes. Elle peut remplir

plusieurs gammes de fonctions en raison de son caractère indéfini. Mais, quoi qu’il en soit de ce point,

en volant le feu divin, ce n'est pas simplement le produire-technique que Prométhée a offert aux

hommes. Plus fondamentalement, avec Vioulac qui se fait ici l’interprète fidèle du mythe et de

Heidegger lui-même, on dira qu’il a « offert la prévoyance aux hommes c.-à-d. la condition de

possibilité de la mise en œuvre de son essence. » 29 Le produire-technique a ainsi une essence qui est

l’invention et, en sa possibilité ultime, l’invention repose elle-même sur la prévoyance, elle est

tournée vers le futur. Si pour Ellul l’inventivité technicienne de l’homme demeure mystérieuse, pour

Heidegger, c’est la constitution même de l’être-au-monde qui est à l’origine de cette activité créatrice.

La technique est donc en lien avec l’essence même de l’homme et le produire-technique qui

caractérise l’activité technicienne est au cœur même de cette essence comme nous le verrons au

deuxième chapitre. Mais pour l’instant, examinons de plus près la notion de fonction, car elle

témoigne d’une ressemblance entre organisme biologique et artefact technique.

1.4 Fonction technique et fonction biologique

Tout comme les artefacts techniques utilisés par l’homme, les entités biologiques possèdent des

fonctions. Mon iPod a pour fonction de lire des fichiers numériques qui contiennent de la musique,

tout comme l’aile de l’aigle a pour fonction de rendre possible le vol. Y a- t- il une différence entre

les fonctions biologiques et les fonctions techniques? Sont-elles de nature différente ou identique?

Plusieurs penseurs comparent la technique à un organisme vivant et usent de concepts provenant de

la biologie afin de la caractériser d’un point de vue évolutif. Si ces analogies sont bien possibles, c’est

notamment en raison du fait que la fonction technique suit une évolution quelque peu semblable à

celle que suit la fonction biologique. Ces analogies sont utilisées par des penseurs issus de la tradition

de philosophie analytique, et spécialisés en biologie, comme Françoise Longy ou Karen Neander.

Elles sont également pratiquées par des penseurs continentaux comme Gilbert Simondon et Bernard

Stiegler. Il existe sans aucun doute une distinction ontologique centrale entre organismes et artefacts,

pour la simple et bonne raison que ceux-ci sont artificiels et que la contingence qui préside à

28 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p. 20 29 VIOULAC. Jean, l'époque de la technique, p.93

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l’existence des uns et des autres est d’un autre ordre pour chacun. Mais il existe aussi plusieurs

similitudes.

1.4.1 Similitude entre fonction biologique et fonction technique

Dans les organismes biologiques, comme dans les artefacts les plus complexes, nous rencontrons une

organisation hiérarchique systémique. Cette thèse a été formulée par Simondon, mais aussi par

certains philosophes analytiques spécialisés en biologie. Les artefacts et les organismes forment les

uns et les autres des systèmes relativement complexes pour lesquels on peut établir une hiérarchie

d’ensemble. Par exemple, ma voiture est composée d’un système moteur et d’un système de

refroidissement, ayant toutes deux une place bien précise dans le tout qu’est ma voiture. De plus, ces

systèmes sont établis selon une certaine hiérarchie : c’est le moteur qui fournit l’énergie motrice de

l’automobile, mais sans le système de refroidissement il ne peut accomplir sa fonction centrale. Il en

va de même pour les organismes biologiques. Mon corps est composé lui aussi de plusieurs systèmes

et une hiérarchie d’ensemble peut être établie. De plus, on retrouve un certain plan de construction à

l'origine de ces deux types d’entités. Comme le souligne Ulrich Krohs : « biological development

finds its equivalent in technical construction ». 30 Lorsque les entités biologiques se développent,

elles suivent un plan inscrit dans leur génotype. Au terme de ce développement, si tout va bien, un

phénotype correspondant au plan prendra forme. 31 Le développement d’un organisme peut être plus

au moins bien réussi, en raison de certaines contraintes imposées par le milieu dans lequel évolue

l’organisme ou du fait d’autres phénomènes qui peuvent être intrinsèques à l’organisme, c’est-à-dire

d’ordre structurel. On retrouve, en effet, cette similarité dans le monde artificiel. Un concepteur doit

suivre un certain plan pour mener à terme son projet. De même, il peut avoir à tenir compte de

certaines contraintes techniques lors de la fabrication, qu’elles soient d’ordre culturel, structurel ou

autre. En outre, les entités biologiques et les artefacts conservent leur intégrité de manière semblable :

« biological recovery, regulation, and self-repair can be seen as countreparts to technical

maintenance and repair »32. Les caractéristiques communes que nous avons repérées jusqu’à présent

ne sont pas liées directement à la fonction des entités. Ce sont plutôt des généralités, mais elles nous

30 Ulrich Krohs et Peter Kroes, Philosophical perspectives on organismic and artifactual fonction, p.9 31 Par « génotype » on entend l’ensemble ou une partie seulement de l’information génétique d’un individu ou

organisme. C’est lui qui détermine les caractères d’un individu. Le phénotype, pour sa part, est l’ensemble de

ces caractères observables et ce, à toutes les échelles. 32 Ibid., p.9

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permettent d’apprécier certaines similitudes dans la manière dont ces différentes entités se

développent et maintiennent leur intégrité. Ceci dit l’intention qui se cache derrière le développement

de l’intégrité artefactuelle demeure un trait différentiel ineffaçable de la technique humaine.

1.4.2 Évolution biologique et évolution technique

Il existe une ressemblance fondamentale entre ces deux types d’évolution que sont l’évolution

biologique et l’évolution technique. S’il est vrai que les oiseaux ont évolué à partir des reptiles, il est

aussi vrai que les avions à réaction ont comme ancêtres des avions moins performants. Bien qu’il soit

beaucoup plus difficile de retracer l’histoire évolutive des artefacts que celle des organismes

biologiques, ces deux types d’entité semblent évoluer du plus simple au plus complexe. Quoique cette

vision du monde vivant allant du simple au complexe (« From monads to man ») était caractéristique

de la pensée évolutionniste de la fin du 19e siècle, elle n’a plus cours aujourd’hui. Nous examinons

donc de plus près l’évolution qui se cache derrière les fonctions de ces deux types d’entité. En biologie

évolutionniste, il est généralement admis que la fonction propre d’un organisme doit s’articuler autour

de trois concepts clefs : la sélection, le fitness et la reproduction.33 Un trait biologique possède une

fonction propre si la performance associée à cette fonction a contribué au fitness de l’ancêtre de

l’organisme actuel possédant le trait et si le trait en question est héréditaire. La fonction propre est

donc le fruit de la sélection naturelle. On retrouve aussi une sélection dans le monde des artefacts,

mais celle-ci est d’ordre culturel. S’il doit exister, malgré tout, une analogie entre ces deux types

d’évolution, « cultural selection must involve competing variant of items of material culture, one of

which proliferates while the others disappear. » 34 Retrouve-t-on ces analogues dans la culture? Dans

le monde culturel, les « designers » offrent généralement un bon nombre de prototypes dont certains

vont être sélectionnés alors que d’autres vont disparaître. On retrouve donc une sélection culturelle

analogue à la sélection naturelle. De plus, les processus économiques du marché font en sorte que

plusieurs variantes compétitives d’une même fonction peuvent évoluer ensemble, que certaines vont

être rejetées alors que d’autres vont être sélectionnés. Il peut effectivement exister plusieurs versions

du lecteur DVD selon le fabricant et les consommateurs peuvent préférer une version plutôt qu’une

autre favorisant ainsi la prolifération d’une version et la disparition de l’autre. Dans le monde artificiel,

on peut aussi modifier l’apparence d’un artefact sans en modifier l’efficience du point de vue

fonctionnel; dans le monde biologique ce principe peut trouver son analogue dans la dérive génétique.

33 PRESTON, Beth, Biological and cultural proper function in comparative perspective, p.1 34 Ibid., p.39

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En effet, « This phenomenon bears some resemblance to genetic drift in biology, where the frequency

of genes in a population can change for reason extraneous to natural selection, like natural disasters

that randomly wipe out members of a population whith no regard to their fitness, or locally favorable

condition in which otherwise non adaptative feature can persist. » 35

Compte tenu de ce qui précède, on peut conclure que la structure logique fondamentale qui sous-tend

la fonction propre en biologie, soit la sélection naturelle, trouve son équivalent dans le royaume de

l’artificialité via la sélection culturelle. Approfondissons notre recherche et voyons maintenant si nous

pouvons retrouver un concept analogue à celui de « fitness ». Dans une conception généralement

acceptée de ce qu’on appelle le fitness, on retrouve ces quatre composantes : la viabilité, la fertilité,

la fécondité et l’habileté à trouver un partenaire sexuel. La viabilité est une composante importante

du fitness, car un organisme doit survivre jusqu’à maturité pour pouvoir être fécond, trouver un

partenaire et se reproduire. Les artefacts n'ont pas de cycle de vie dans le même sens. Mais certains

artefacts possédant des composantes organiques ont besoin d’une période de maturation, comme le

whisky ou le yogourt par exemple. Par contre, ce processus de maturation n’est pas un véritable

analogue du processus biologique, car il n’a aucun lien avec la reproduction, mais plutôt avec la

performance de la fonction. De plus, si les organismes ne sont pas viables, leurs lignées s’éteindront,

ce qui n’est pas le cas pour les artefacts, car leur reproduction dans le temps ne dépend pas de la

viabilité des éléments qui les constituent, mais d’une technique de fabrication qui demeure même si

tous les artefacts qui en sont issus sont disparus; un concepteur peut très bien suivre le plan de

construction et en recréer de nouveau. Donc, on ne retrouve pas vraiment de concept analogue à la

viabilité dans le monde des artefacts. L’habileté pour trouver des partenaires ne s’applique pas, car la

reproduction des artefacts n’a rien de sexuel. De plus ce ne sont pas tous les organismes vivants qui

se reproduisent via la sexualité. On peut donc la laisser de côté. Pour ce qui est des autres composantes

du « fitness », on peut retrouver des analogies à la fertilité et à la fécondité quoique ces analogies

demeurent vagues. Pour ce qui est de la fertilité, certains prototypes d’artefacts peuvent être reproduits

alors que d’autres seront écartés. Il peut y avoir plusieurs raisons à l’origine de ce phénomène.

Certains prototypes peuvent ne pas fonctionner comme les créateurs le souhaitent et sont ainsi laissés

de côté. Certains ne seront pas mis sur le marché, mais peuvent servir pour des cas particuliers, pour

de la recherche scientifique par exemple, ils sont donc moins « fertiles ». Pour ce qui est de la

fécondité, il y aura toujours une différence dans le nombre d’artefacts reproduit, certains seront

reproduits en grand nombre alors que d’autres le seront en nombre plus restreint. « For example there

always seem to be a lot more chocolate cakes than red velvet cakes, and in that sense chocolate cakes

35 Ibid., p.40

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are more « fecund » ». 36 Pour ce qui est de la reproduction, les artefacts ont un stade intermédiaire

que l’on ne retrouve pas dans le monde biologique : les artefacts ne se reproduisent pas d’eux-mêmes,

leur reproduction est médiatisée par l'activité humaine.

Que peut-on conclure de cette analyse? La sélection culturelle est comparable à la sélection naturelle

sur plusieurs points. Mais dès qu’on entend construire de manière un peu serrée l’analogie, on

rencontre un ensemble de difficultés insurmontable. Les artefacts et les organismes ont donc tous une

fonction normale pour laquelle ils ont été sélectionnés; ils sont donc analogues sur ce point. Par contre

les artefacts semblent évoluer beaucoup plus vite. Peut-on affirmer que la fonction des artefacts et

celle des entités biologiques sont de même nature? Sans doute, car les mêmes théories peuvent servir

à les expliquer.37 Nous pouvons donc affirmer que « la technique joue dans l’espèce humaine, un rôle

analogue à celui de l’instinct dans les autres espèces. » 38 Car si l’animal interagit avec son milieu,

via son instinct, suivant des fonctions biologiques qui lui sont propres, l’homme interagit avec son

milieu en grande partie par la voie des fonctions techniques qu’il opère et produit. Ce n’est donc pas

la technique en tant que telle qui peut poser une distinction nette entre l’homme et l’animal, mais

plutôt l’action propre qui régit chaque fonction. Chez l’animal cette action n’est qu’un agir immanent,

alors que chez l’homme, elle peut prendre la forme d'une production. Avec un ton quasi marxiste, du

point de vue d’une philosophie de la technique, on pourrait affirmer que c’est « mon travail [qui]

révèle d’une façon objective en quoi je suis différent de l’animal et révèle donc l’essence de

l’homme »39. C'est donc bien le travail conscient et productif, accompli en vue de certains effets à

chaque fois déterminé, mais en lui-même ouvert à l’invention et donc essentiellement libre et

indéterminé qui se cache derrière la technique humaine qui essentiellement la distingue des

techniques des autres espèces.

36 Ibid., p.45 37 Voir annexe pour les différentes théories de la fonction 38 GOFFI, Jean-Yves, La philosophie de la technique, p. 16 39 ELLUL, Jacques, La pensée marxiste, p. 150

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Chapitre 2 : Le monde comme ustensilité

Dans notre premier chapitre, nous avons tenté de distinguer la technique de l’homme de celle des

autres espèces. Nous allons maintenant nous attarder à la nature du monde qui se déploie pour

l’homme à travers sa conscience et la technicité de son agir. Comme nous l’avons mentionné,

l’homme possède une ouverture au monde particulière. C’est la manière dont le monde lui apparaît

qui va nous intéresser ici. Par la suite, nous serons en mesure de mieux distinguer l’essence du

produire-technique. Pour ce faire, nous allons plonger au cœur de l’analyse de Martin Heidegger.

2.1 L’étant comme util

Heidegger nous propose une ontologie phénoménologique. Autrement dit, il prend pour point de

départ l'expérience première des différents sens possibles de l’existence pour celui qui est affecté par

eux, afin d'appréhender la manière dont l’être et les étants apparaissent au Dasein. Chez Heidegger,

l’analyse de la technique passe ainsi par l’analyse existentielle de « l’être-au-monde ». Les objets qui

nous entourent ont un statut phénoménologique particulier, ils ne sont pas simplement des étants

susceptibles d’être connus ou systématisés par la science. Pour Heidegger, le rapport primordial que

nous entretenons avec eux est un rapport d’« ustensilité ». C’est-à-dire que les étants qui nous

entourent sont d’abord pour nous des choses utiles, car c’est dans l’usage lié à son expérience

quotidienne que l’homme les découvre. C’est pourquoi Heidegger appelle « util » (Zeug) l’étant tel

que l’existant le rencontre à travers ses soucis quotidiens. Le mot de l’ancien français « util », nous

dit François Vezin, un des traducteurs français d’« Être et temps », a un sens plus large que le mot

outil qui ressort des arts mécaniques : « dans le commerce avec l’étant au sein du monde se rencontre

des utils pour écrire, des utils pour coudre, des outils, des utils de transport, des utils de mesure. »40

Ainsi les objets apparaissent avant tout à la conscience comme quelque chose d’utile. Mais encore,

ce ne sont pas seulement les objets fabriqués par l’homme qui sont des utils, les étants naturels le sont

aussi. En effet, d’un point de vue phénoménologique, le soleil ne nous apparaît pas comme une étoile

composée d’hydrogène et d’hélium, c’est la science qui nous permet de le voir ainsi, mais comme ce

qui nous réchauffe et nous éclaire. Il est chose utile et par conséquent « ustensile ». C’est, de ce fait,

« la totalité de l’étant qui est découvert dans et par l’usage quotidien, et l’ustensilité est le mode

40 HEIDEGGER, Martin, Être et temps, § 15, p.104

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d’être de tout ce qui fait encontre dans le monde. » 41 Les objets naturels ou artificiels que nous

retrouvons partout autour de nous sont donc pour nous avant tout des choses utiles avant même d’être

des objets de connaissance catégorielle ou scientifique. L’étant se présente devant nous comme

quelque chose d’utile, car il accomplit une certaine fonction. L’ustensilité caractérise donc l’ouverture

au monde qui caractérise le Dasein.

2.2 Les réseaux de renvois

Comme l’essence même de l’util est le « fait pour », autrement dit comme les utils remplissent pour

nous une fonction bien précise, l’objet dont on fait usage renvoie nécessairement à autre chose que

lui-même. Comme l'indique Heidegger : « Dans la structure du « fait pour » réside un renvoi de

quelque chose à quelques choses. » 42 C’est donc tout un réseau de renvois qu'il met à jour à travers

son analyse de la quotidienneté du Dasein. Si je prends par exemple mon ordinateur, il renvoie à des

programmes informatiques, à internet que j’utilise pour faire mes recherches, il renvoie au langage

informatique utilisé pour la programmation et d’un autre côté, il renvoie aussi aux fils électriques sur

lequel il est branché. Le fil électrique renvoi quant à lui à la prise électrique encastrée dans le mur et

le mur renvoie à la maison, etc. De cette manière, nous pouvons dégager la structure ontologique de

tous les objets qui nous entourent qu’ils soient naturels ou artificiels. C'est tout un univers de

possibilités qui se découvre à l’intérieur de cette structure, c'est le monde lui-même qui se déploie à

l’intérieur de ces possibles. Pour Heidegger, c’est à travers le déploiement de ces réseaux de renvois

que se structure la « mondéité » du monde, que le monde se constitue comme monde : « Renvoi et

réseau entier des renvois deviennent, en un certain sens, constitutifs de la mondéité elle-même. »43

Pour Heidegger, la mondéité est ce qui désigne la structure phénoménologique du monde appartenant

au Dasein, c'est-à-dire la structure à partir de laquelle celui-ci constitue son être. C’est à travers celle-

ci que le monde fait sens et c’est à même ce sens que l’être de l’homme prend forme. Le monde n'est

donc ni un contenant, ni un objet, il est constitué par le Dasein lui-même comme le tout de l’étant à

partir duquel chacun se donne immédiatement à l’intérieur d’un ensemble de réseau de renvois. La

pierre est sans monde; et le monde de l’animal, autre que l’homme, est pauvre, puisqu’il n’appréhende

pas ces réseaux de renvois constitutifs comme tels ou dans toute leur ustensilité. C’est à travers les

réseaux de renvois formés par l’ustensilité de l'étant que le monde prend forme pour l’homme dans

41 VIOULAC, Jean, L’époque de la technique, p. 29 42 HEIDEGGER, Martin, Être et temps, §15, p. 104 43 HEIDEGGER, Martin, Être et temps, §17, p. 113

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son essence la plus intime de Dasein.

Bien que dans son analyse phénoménologique Heidegger n’analyse pas l’objet technique, mais

l’utilité, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, il existe aussi un tel réseau de renvois pour la

technicité. Les objets techniques, tout comme les utils d’Heidegger, renvoient à autre chose qu’eux-

mêmes, à d’autres objets de même nature en l’occurrence. On peut donc dire que c’est à travers les

objets techniques qu'il déploie et utilise à même l'ustensilité de l'étant que le monde se constitue

comme monde pour l'homme. C'est pourquoi nous pouvons affirmer que « le monde est

fondamentalement et primitivement configuré par la technique. »44 On peut donc affirmer que c'est

dans la tendance que manifeste la technicité humaine à se déployer en réseaux de renvois, à même

d'autres réseaux utilitaires naturels déterminés par la manière dont l'être lui-même se déploie pour

nous en tant qu'étant, que notre monde se constitue en tant que monde. C’est à travers ces réseaux et

les utils qu’ils nous procurent que nous édifions notre être. Le monde n’est donc pas donné à un être

passif, mais il est construit par la technicité d'un sujet qui se déploie à travers l’ustensilité du monde,

et parallèlement, le monde produit transforme l’être de l’homme par la manière dont il se déploie. On

retrouve une idée semblable chez Marx, pour qui l’homme se constitue par une production qui le

détermine :

Cette production des biens matériels par le travail ne permet pas seulement aux hommes

de vivre; elle manifeste une manière de vivre déterminée, car les individus manifestent

leur existence en travaillant, et ce qu’ils produisent et la manière dont ils produisent les déterminent. 45

C’est donc à travers ces réseaux de renvois naturels et artificiels que l’homme produit et constitue

son monde et du même coup son être.

2.2.1 La niche existentielle : l’appropriation et l’usage

En analysant de plus près ces réseaux de renvois, on peut faire ressortir d’autres caractéristiques de

la technique. Tout d’abord, les artefacts techniques qui constituent les réseaux de renvois ont une

place bien précise à l’intérieur de chacun d’eux et c’est à l’intérieur de celui-ci qu’ils épuiseront la

totalité de leur être. Par contre, ce ne sont pas tous les objets techniques qui y trouveront leur place.

Puech nomme « niche existentielle » cette place bien précise que trouve l’objet technique par

l’appropriation et l’usage que l’on en fait. L’invention ne confère pas à l’objet technique une place

44 VIOULAC, l’époque de la technique, p.48 45 AXELOS, Kostas, Marx penseur de la technique, p.76

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existentielle immédiate dans un réseau utilitaire. Certains objets techniques seront laissés de côté.

Avant de trouver sa niche existentielle, l’objet technique doit faire l’objet d’une appropriation dans

l’usage quotidien. Si nous utilisons l’ordinateur aujourd’hui ce n’est pas d’abord parce qu’il a été

inventé, mais bien parce qu’il est entré dans nos usages. Conçu à l’origine pour assister les militaires

dans le déchiffrage des communications ennemies, l’ordinateur est vite devenu un objet d’usage

courant, car il peut réaliser une multitude de tâches et permet une communication rapide et efficace.

Son usage maîtrisé, il fait sauver du temps à ses usagers. Il fit donc vite l’objet d’une appropriation

et trouva vite sa place à travers le réseau de renvois qui structure notre quotidienneté. Conséquemment,

c’est l’usage et l’approbation qu’en fait l’homme qui permet à l’artefact de trouver sa place à

l’intérieur de ce réseau et parfois l’usage que l’homme fait d’un objet n’est pas celui pour laquelle il

a été pensé. Puesch nous rappelle par exemple que le téléphone avait été conçu à l’origine pour écouter

des concerts musicaux à distance. Or s'il a parfaitement échoué dans cet usage, il n'est pas disparu

pour autant, car nous nous le sommes approprié pour d'autres usages : « la pression de sélection

technologique l’a installé dans une autre niche existentielle, celle de la conversation « un à un » entre

individus. » 46 Le téléphone fait ainsi désormais partie des « outils à usages multiples » et il

accompagne le quotidien d'une majorité d'individus sur la planète, désormais partout où ils se trouvent.

Il a su se trouver une place de choix, car il permet de communiquer rapidement et efficacement.

Chacun a donc su en tirer usage et il a vite trouvé sa niche existentielle. Une journée ou deux passés

sans notre téléphone intelligent et nous sentons qu’il nous manque quelque chose : c’est comme s’il

y avait un trou ou un vide dans notre existence. En résumé, c’est dans l’appropriation et l’usage que

les artefacts trouvent leur niche existentielle parmi les objets qui gravitent autour de nous et qui nous

accommodent dans nos usages quotidiens.

2.2.2 La dialectique de la transparence

Lorsque leurs places dans le réseau sont bien fixées et que l’usage que l’on en fait est adéquat, la

médiation entre l’homme et les objets se fait oublier dans un mouvement dialectique laissant place à

une relation immédiate; autrement dit l’objet se fait oublier. Les artefacts techniques que nous

utilisons sont pour nous des moyens en vue de réaliser une visée intentionnelle renvoyant à autre

chose, nous permettant de découvrir le monde. Plus l’objet utilisé est performant, plus il se fondera

dans la visée qui lui donne sens, devenant ainsi transparent pour nous. Par exemple, lorsque j’utilise

un crayon pour rédiger un texte sur du papier, je ne suis pas en train d’utiliser un crayon et du papier :

46 PUECH, Michel, Homo sapiens technologicus, p. 64.

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je suis en train d’écrire. Pour Heidegger, l’objet technique bien maîtrisé c’est celui qui se fait oublier,

c’est celui qui n’est plus perçu comme objet. Il en va de même pour tous les objets techniques que

nous nous sommes appropriés par l’usage. Ils perdent leur nature de médiateur : un internaute

expérimenté oublie qu’il navigue sur internet, il ne fait qu’un avec la toile et les sites qui la composent;

il s’oriente facilement et avec aise parmi les millions de liens que contient la toile. C’est dans cette

symbiose qui s'installe entre lui et la machine que l'homme assis devant son ordinateur en oublie qu’il

utilise internet. Au contraire, l’apprenti internaute doit constamment regarder où pointe sa souris et

où il clique pour ne pas se perdre dans ce fatras de liens que constitue pour lui internet. De plus, il

demeure timide dans sa manière de s’orienter à travers les multitudes de liens lui rappelant

constamment qu’il use présentement d’internet. L’appropriation d’une technique est à l’origine de ce

premier niveau d’oubli concernant l’objet en lui-même. Mais l’oubli se fait aussi sentir à un autre

niveau. L’approbation est à l’origine d’un deuxième oubli, ne concernant pas l’objet en lui-même,

mais l’infrastructure correspondant aux réseaux de renvois à travers lesquels l’objet technique épuise

son être. En effets, l’interdépendance des objets technique se fait oublier à travers ces réseaux. Pour

rester dans le domaine de l’informatique, lorsque j’utilise un ordinateur neuf je n’ai pas conscience

de la dépendance qui existe entre celui-ci et les différents programmes informatiques qui le composent.

Par contre, lorsque mon ordinateur est infecté par un virus, cette dépendance me saute aux yeux,

puisque l’utilisation de certains programmes tout comme la navigation sur internet peut se faire tout

à coup avec beaucoup plus de difficulté. Ces deux premiers niveaux d’oubli sont en lien avec la nature

du réseau de renvois qui structure les techniques; or il existe un autre niveau d’oubli d’une tout autre

nature. Il concerne le passé des techniques, comme le mentionne Guchet : « une technique qui a réussi

à s’imposer socialement, qui a été appropriée par ses utilisateurs, est une technique qui fait oublier

ses origines. » 47 L’innovation technique est toujours à chercher dans la controverse, car elle donne

lieu à des conflits entre plusieurs visions de projet et des intérêts divergeant. Or, quand l’innovation

est un succès, la controverse se laisse oublier, car « un récit d’allure évolutionniste finit par recouvrir

la réalité conflictuelle de l’innovation. » 48 De ce fait, sa place parmi nous semble aller de soi comme

si tous les acteurs en jeu avaient été d’accord depuis le début sur la nécessité de l’innovation ainsi

que sur les caractéristiques fonctionnelles de l’artefact en question.

47 GUCHET, Xavier, les sens de l’évolution technique, p.14. 48 Idem., p.15

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2.2.3 Une ouverture de possibilités

La technique n’est pas un phénomène neutre, car elle ouvre des possibilités à travers les réseaux de

renvois qui transforment et modifie le monde en même temps qu’ils le constituent. Puisque la

technique est constituante du monde, les possibles ouverts peuvent le transformer suivant les diverses

modalités qui sont les siennes et parallèlement les hommes pour lesquels ces possibles se sont ouverts

aussi peuvent en sortir transformés. Autrement dit, la technique peut transformer le monde suivant

son utilisation et par conséquent celui qui en use. Puisqu’elle peut transformer le monde par

l’actualisation des possibles qu’elle dévoile, la technique ne peut pas être un phénomène neutre. La

technique nous a permis de marcher sur la lune, elle nous a aussi permis d’observer le système solaire

et de découvrir l'existence des galaxies. L’actualisation de ces possibles ouverts par la technique a

complètement modifié notre compréhension et notre vision du monde, elle nous a même permis de

développer une vision beaucoup plus juste que celle qu’en avaient les Anciens. Il est également

aujourd’hui possible de détruire en quelques secondes une métropole entière seulement en appuyant

sur un bouton relié à un ordinateur. Par conséquent, la technique n’est pas un phénomène neutre,

puisque certains possibles peuvent s’ouvrir par son action et une fois actualisés, ils peuvent

bouleverser le monde, modifier les mentalités, remettre en cause les idéologies et les croyances ou

avoir de graves conséquences sur la vie ou sur l’environnement comme nous le constatons aujourd’hui.

2.3 La technicité comme fondement d’une liberté ontologique

Malgré les possibilités qui s’ouvrent devant lui par le déploiement de la technique, l’homme demeure

relativement libre d’actualiser ou non l'une des possibilités ouvertes. Il demeure libre de ne pas

appuyer sur le bouton ou de ne pas concevoir la bombe, de même qu'il aurait pu décider de ne pas se

rendre sur la lune malgré cette possibilité qui s’ouvrait pour lui. Puisque c’est à travers ces réseaux

que le monde se déploie et que c’est à travers eux que s’ouvre tout le champ des possibles, c’est à

travers ces réseaux de possibilité configurateurs du monde ouvert par la technicité que se constitue

une part fondamentale de la liberté humaine, car le déploiement des possibles confère à l’homme la

possibilité d’un choix à travers les différentes manières de faire monde entrouvert par sa technicité.

Le produire-technique qui se déploie et s'actualise à travers le réseau d’ustensilité ouvre des

possibilités qui n’existaient pas, ce qui permet à l’homme d’élargir ses horizons, sa conscience, tout

en modifiant le monde qui l’entoure suivant de nouvelles modalités. De ce fait, la technique, qui se

configure à même l’ustensilité du monde, est garante d’une forme de liberté que l’on ne retrouve pas

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chez les autres espèces vivantes. Une liberté ontologique, car a priori et essentielle, de l'homme en

tant qu'homme, se configure à travers les réseaux de renvois utilitaires qui structure « la mondéité »

du monde. Comme nous l’avons mentionné, la pierre et l’animal sont pauvres en monde,

conséquemment ils le sont aussi en liberté. La pierre ne possède aucune liberté, car aucune structure

ne fait sens pour elle, alors que l’animal dispose d’une liberté relative. Comme nous l’avons vu, les

animaux disposent d’organes qui exercent des fonctions bien définies et qui posent par là même des

limites à leur liberté et de leur environnement en le structurant d’une manière déterminée et a priori.

L’animal et l’insecte ne peuvent s’adapter à n’importe quel milieu, car ces possibles leur sont fermés,

ils évoluent dans leur propre structure d’ustensilité et ils ne peuvent en élargir les limites ni l’ouvrir

à quelconque possibilité. Au contraire, il est possible pour l’homme de s’adapter à une gamme de

milieux. Ces possibilités d’adaptation lui sont ouvertes par sa technique et puisque, comme nous

l’avons mentionné, elle est indéfinie et indéterminée, l'homme peut faire monde suivant un amalgame

de milieux naturels et d’une multitude de manières. Bergson nous résume bien le phénomène lorsqu'il

analyse l'« organe inorganique », fruit de l'intelligence : « Pour chaque besoin qu'il satisfait, il crée

un besoin nouveau, et ainsi, au lieu de fermer, comme l'instinct, le cercle d'action où l'animal va se

mouvoir automatiquement, il ouvre à cette activité un champ indéfini où il la pousse de plus en plus

loin et le fait de plus et plus libre. »49 La technique est donc garante et constituante d’une certaine

forme de liberté ontologique, soit la liberté de faire monde suivant une multitude de manières, et ce,

en raison d'une transcendance spécifiquement humaine.

2.4 L’essence de la technique

La technique ne se présente pas seulement sous la forme d'un objet matériel; elle peut revêtir d’autres

formes. Fondamentalement, deux formes de technique peuvent être distinguées. Premièrement, il y a

la technique comme artefact : c’est l’objet technique matériel que nous utilisons dans notre

quotidienneté, comme un couteau pour cuisiner ou un crayon pour écrire. D’une autre manière, elle

peut aussi prendre la forme d’une méthode. Il existe ainsi deux niveaux de techniques pouvant être

distingués : les techniques matérielles, soit l’artefact directement lié à la satisfaction d’un besoin et

celles plus ou moins abstraites, qui servent à fabriquer des artefacts ou à atteindre un but. Sous cette

forme elle peut prendre la forme d'une méthode systématique ou d’un plan, plus ou moins subjectif.

Les méthodes utilisées par nos ancêtres pour tailler le silex en sont un exemple. Dans la pratique ces

49BERGSON, L'évolution créatrice, p. 142

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deux niveaux de technique interagissent afin de donner sens au monde qui nous entoure.

2.4.1 Le voir primordial comme condition a priori de la technicité humaine

Nous allons maintenant nous attarder à l’essence même de la technique. Les techniques peuvent

prendre plusieurs formes : un procédé, une méthode ou un moyen objectif. Ces techniques sont « a

postériori », car elles tirent leur existence de l’expérience humaine et de l’environnement dans

laquelle les hommes évoluent. Comme nous l’avons mainte fois souligné, la technique humaine

possède un caractère indéfini. Par contre, en son essence primitive, la technique prend aussi la forme

d’un a priori. Car elle « est en cela le mode primordial du voir qui rend possible l’usage et la

production ».50 Si l’homme peut utiliser les étant d’une manière qui n’est pas donné aux autres

espèces, s’il possède une ouverture lui permettant d’appréhender l’entièreté de l’ustensilité de l’étant,

s’il peut, à même ces utils, confectionner d’autres utils, c’est en raison de ce voir que ne possèdent

pas les autres espèces. Ce voir n’est pas une technique, mais la condition a priori qui les rend possibles,

il est donc constitutif de l’essence même des techniques. Sans se « voir » donner par Prométhée aux

hommes sous la forme du feu, point de technique possible pour l’homme, du moins tel qu’on la

connaît en son caractère d’indétermination. La technique humaine a donc un caractère double. Un

caractère a priori, dont l’essence, est le voir primordial caractérisé par une ouverture totale à

l’ustensilité du monde et un caractère a postériori, dont le produire-technique fait partie, mais qu’il

nous reste à préciser.

2.3.2 La technique comme dévoilement de l'être

Pour celui qui en use, la technique est un moyen en vue de réaliser une fin. Mais est-il précisément

juste de voir en elle un simple moyen en vue d’une fin? Si nous demandons à un technicien ou à un

scientifique de définir la technique, c’est probablement le genre de réponse qu’ils nous proposeront :

la technique est soit un instrument soit une méthode qui garantit l’obtention du résultat attendu. Et il

est vrai que d’un point de vue phénoménologique, autrement dit du point de vue de celui qui en fait

l’expérience, c’est ce qu’elle est fondamentalement. Or, si cette réponse peut satisfaire le sens

commun, elle ne peut satisfaire le philosophe qu’est Martin Heidegger. Nous allons voir que pour lui,

la technique est plus qu’un simple moyen, puisqu’elle s’inscrit dans l’histoire du dévoilement de

50 VIOULAC, Jean, l’époque de la technique, p.42

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« l’être ». Nous avons mentionné que les étant, dont les artefacts techniques, sont avant tout

phénoménologiquement des « utils ». Par contre, l’ustensilité n’est pas l’essence de de la technique

selon Heidegger. En effet, il caractérise la technique d’une manière peu commune. Pour lui elle est

en lien avec la vérité et l’Être. Sa théorie de la technique s’inspire de la pensée grecque et d’une

conception particulière de la vérité. Avant d’aller plus loin, il est important de noter qu’il existe, pour

Heidegger, deux types de vérités qui sont en lien l’une avec l’autre, mais qu’on ne peut pas réduire

l’une à l’autre. Ces deux types de vérité se retrouvent aussi chez d'autres philosophes, dont Platon.

Du moins, c’est ce que cherche à montrer Heidegger lui-même, par exemple dans L’essence de la

vérité.

Ces vérités correspondent à des niveaux d’interrogations différents, soit le niveau ontique et le niveau

ontologique. Heidegger nomme la séparation de ces deux niveaux la distinction ontologique. Elle

correspond à la différence conceptuelle que l'on retrouve sous sa plume entre l’être et l’étant. Comme

nous l’avons déjà mentionné, l’étant correspond aux objets que nous expérimentons dans le monde

qui nous entoure : un arbre, un livre, la lune, mon ordinateur. Bref tout ce qu’on observe, touche,

expérimente, fait partie des étants. La science telle qu’on la connaît se rapporte à ces étants ainsi

qu’au type de vérité qui lui correspond. Lorsqu’un scientifique calcule ou expérimente en laboratoire,

ce sont les étant qu’il cherche à connaître. Et ses théories sont dites vraies si elles correspondent à la

réalité de ceux-ci, la correspondance en question étant normée par l’exactitude. Nous sommes ici en

présence d’un type de vérité qui correspond à la définition classique de la vérité comme adéquation.

Heidegger nomme ce type de vérité la vérité comme « rectitude ». Par exemple, si j’émets un

jugement comme « la fleur est jaune », il est vrai si et seulement si la fleur est effectivement jaune;

dans le cas contraire, il sera faux. Pour connaître la véracité de mon jugement, il nous suffira d’aller

vérifier empiriquement si effectivement l’étant « fleur » est bien comme j’ai dit qu’il était. Laissons

de côté cette conception de la vérité, car ce n’est pas celle qui nous intéresse.

La techné, telle que définie par Heidegger, est en lien avec le deuxième type de vérité. Voyons plus

en détail ce qu’elle est. Ce type de vérité correspond à la conception de la vérité que l’on retrouve

chez les Grecs anciens. La vérité chez les Grecs, Heidegger la qualifie d’« ouverte sans retrait ». C’est

pour cette raison, nous dit-ils, qu’ils la nommaient « a- léthéia », ce qui échappe au retrait et l’oubli.

Ici, la vérité est quelque chose qui se libère, qui se dévoile à nous dans sa présence. Il la qualifie

d’« ouverte sans retrait », car elle nous est a priori cachée; c’est au fil de l’expérience qu’elle se

dévoile. Cette vérité est dite ontologique, car elle est en lien avec l’être et non avec les étants de la

sphère ontique, comme c’était le cas pour la vérité comme rectitude. Ce qu’il importe de retenir ici,

c’est que la vérité n’est plus relative à un énoncé, mais à l’étant lui-même. Selon cette perspective,

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c’est l’étant qui peut être dit vrai ou faux, comme on dirait de l’or ou d’un billet de banque qu’il est

faux. Puisque ce type de vérité correspond à l’Être, essayons de le définir. L'Être est le référent de

l’étonnement philosophique que l'on ressent devant le mystère de l’existence mais son concept

renvoie plus simplement au fait d’être de ce qui est. La philosophie selon Heidegger a pour objet

l’Être, c’est-à-dire qu’elle doit s’interroger sur la venue en présence des étants et non, comme la

science, s’interroger sur les choses elles-mêmes. En revanche, lorsqu’on répond à la fameuse question

« du pourquoi des choses » en affirmant, par exemple, qu’il doit exister un étant suprême, cause

première de toute chose, qu’on lui donne le nom de Dieu comme dans les religions monothéistes, ou

encore de premier moteur comme chez Aristote, nous ne sommes plus dans la sphère de l’Être. En

nommant un étant primordial et en le proposant en réponse au questionnement sur l'être, nous sommes

dans ce qu’il a appelé l’« ontothéologie ». Pour Heidegger, l’art de l’artisan, la poésie et la philosophie,

sont des moyens d’accès à l’être.

La techné, pour Heidegger, offre ainsi un accès à l’Être. Il est important de noter que chez les Grecs

anciens, il n’existait pas de distinction fondamentale entre l’art de l’artisan et celui de l’artiste. Tous

deux sont des moyens d’accès à l’être, car ils sont un acte de dévoilement de l’être. Mais de qu’elle

manière est-ce possible? Lorsqu’un artiste produit un objet, il conduit quelque chose vers son

apparaître, il le fait venir dans sa présence. La techné est donc une production, qu’on peut définir

comme le faire venir de l’état caché à l’état non caché. La technique est donc bien un mode de

dévoilement. Nous allons voir que la technologie est aussi un mode de dévoilement, mais elle institue

ce dernier de manière différente pour Heidegger. Notons encore que les techniques sont pour lui un

moyen d’atteindre « la vérité », car elles ouvrent les possibilités à l’existence de l’étant. Non

seulement la technique dévoile des possibilités inapparentes, mais elle laisse encore apparaître l’Être,

alors que l’étant vient à nous dans toute sa présence. L’essence de l’art « consiste à ce que l’artiste a

le regard essentiel pour le possible, qui porte à l’œuvre ce qui dans l’étant est possibilité en retrait et

rend par là pour la première fois les hommes voyant quant à l’étant effectif au sein duquel ils vont et

vienne en aveugle. » 51 Sur ce point la pensée de Heidegger est très proche de celle d’Aristote pour

qui la technique est caractérisée par un « voir » particulier qui permet à l’artiste d'entrevoir ce qui

pourrait être. Cédons la parole à Aristote lui-même : « [...] toute technique met en jeu une création.

Autrement dit, exercer une technique, c’est également voir à ce que soit générée l’une des choses qui

peuvent être ou n’être pas et dont l’origine se trouve dans le producteur, mais pas dans le produit. » 52

La technique est une production, un savoir-faire; l’artiste est celui qui s’y connaît, celui qui voit, et

51 HEIDEGGER, Martin, De l’essence de la vérité p. 83-84 52 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI [11140a 10-15]

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qui ouvre des possibles et des accès à l’être à travers les réseaux de renvois dont nous avons parlé. La

technique est avant tout une production qui permet à l’homme d’ouvrir et de voir des possibles, tout

en transformant et créant des étants qui deviendront constitutifs et configurateurs de son monde par

l'entremise notamment d'une appropriation collective de la nature, par une maîtrise de la nature.

2.3.5 Une mainmise sur le tout de l'étant

Examinons de plus près ce savoir-faire, afin de mieux cerner le lien essentiel que l’on retrouve entre

l’homme et la technique. Lorsqu’un artisan construit un objet, la production se déroule à deux niveaux.

Premièrement, l’artisan possède le plan de l’objet qu’il doit produire et les méthodes à suivre afin de

réaliser l’objet en question. Ce plan et ces méthodes sont les techniques abstraites dont nous avons

parlé. Afin de concrétiser ces méthodes et réaliser le plan, l’artisan doit utiliser certains outils, certains

ustensiles qui lui permettrons de donner forme à l’objet en question. Ces ustensiles correspondent aux

techniques matérielles. L’outil seul, tout comme la méthode seule, ne peut être garant de la venue à

l’être d’un étant. C’est seulement par le maniement de l’outil que l’étant se dévoile en son être : dans

le geste de l’artisan, le plan et l’ustensile fusionnent pour dévoiler un objet dans sa présence et sa

vérité. Cette logique s’applique aussi pour l’objet technique qui ne produit pas directement un objet

comme les ustensiles liés à la chasse. Le chasseur aussi, afin de tuer un gibier, a besoin de manier

certains outils et il doit aussi connaître certaines méthodes s’il veut être plus efficace. C’est la

combinaison des méthodes de chasse et des outils qui permet au chasseur d’abattre efficacement son

gibier. De ce fait, on peut donc affirmer avec Vioulac que « la technique est une mainmise de l’existant

sur le tout de l’étant ».53 On peut donc affirmer que le maniement, qui objective le produire, est

l’essence la plus intime de l’homme, car c’est par celle-ci qu’il construit son être à travers les réseaux

de renvois qui constituent la mondéité du monde. Par le fait même, on peut affirmer que la mainmise

sur le tout de l’étant est l’essence première de la technique. On retrouve une idée allant de ce sens

chez un autre penseur du produire-technique tel que Marx, pour qui toute production « est

appropriation de la nature par l’individu au sein et par l’intermédiaire d’un type de société bien

déterminé. » 54

Pour résumer, on peut affirmer que la technique est une praxis, qui se caractérise par une

« mainmise » ou une « appropriation » par homme sur la nature. C’est à travers cette praxis que

l’homme constitue son monde et son être d’un point de vue matériel : « L’homme en agissant, en

53 VIOULAC, Jean, l'époque de la technique p. 57 54 MARX, Karl, Introduction générale à la critique de l’économie politique, p. 240

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travaillant, par un mouvement qui s’exerce sur la nature, transforme du même coup sa propre nature.

L’homme constitue son être lui-même par la praxis. L’homme se crée en travaillant sur la nature. »55

Par le fait même, la technique est une puissance faisant advenir la mondéité. Son essence la plus

profonde est le maniement qui actualise le produire-technique. C’est la praxis qui caractérise l’essence

de la technique pour Heidegger, praxis qui s’actualise par le maniement d’un outil et qui donne lieu

à une production. Elle est aussi constitutive de l’essence humaine chez un penseur comme Marx.

Cependant, les techniques ne sont pas seulement des artefacts matériels permettant la production

matérielle. L’analyse phénoménologique Heideggérienne concerne l’objet technique matériel et la

manière dont celui-ci apparaît dans le tout de l’étant qui constitue notre quotidienneté. Cette analyse

a permis de faire ressortir plusieurs caractéristiques importantes de la technique ainsi que plusieurs

principes qui sous-tendent son ontologie phénoménologique comme le principe de transparence ou

celui de l’appropriation qui place l’objet dans sa niche existentielle. Il est vrai que l’objet matériel est

la forme la plus évidente et finit que peut prendre la technique. Par contre, au cours de son histoire

l’homme a souvent utilisé des techniques qui n’ont à première vue rien de matériel et qui n’ont pas

pour fonction la confection d’un objet ou d’une autre technique. Je pense à la magie, une technique

qui fut largement utilisée par les anciens et qui est encore largement utilisée de nos jours, et ce malgré

son efficacité douteuse. Contrairement aux artefacts techniques, aux plans ou aux méthodes, cette

technique n’a pas pour finalité la découverte de ce qui est en retrait. Elle demeure cependant une

forme de maniement, mais un maniement d’un autre ordre. Si l’homme a inventé la magie, c’est par

souci de contrôle : contrôle de la nature et des forces qui la régissent. La magie fait figure de tentative

humaine de manier ces forces afin qu’elles soient favorables. Mais elle demeure tout de même une

production, car c’est l’homme qui produit les formules ou les incantations magiques. Pour Ellul, la

technique est anthropologiquement une protection que l’homme se donne pour minimiser les

nécessités naturelles. L’homme se met à l’abri de la nature grâce au produire-technique. Celui-ci agit

comme un organe, une protection entre l’homme et la nature. Il permet aussi une assimilation de la

nature par l’homme : « par l’intermédiaire de la technique, l’homme arrive à utiliser à son profit des

puissances qui lui soient étrangères ou hostiles. » 56 Qu’elle soit de nature magique ou artefactuelle,

pour lui, elle est avant tout une protection et une assimilation de la nature qui s’actualise par une

production. Elle est une protection entre l’homme et les forces de la nature (magie) et une protection

entre l’homme et la matière (artefact). L'homme doit produire son propre monde afin de se protéger

et c'est notamment par l’entremise de sa technicité qu'il parvient à faire d'une nature qui peut lui être

d'abord hostile un monde humain. Fondamentalement, la technique est une maîtrise de la matière par

55 ELLUL, Jacques, la pensée marxiste, p. 91 56 Ellul, Jacques, la technique ou l’enjeu du siècle, p. 22.

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l'homme.

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Chapitre 3 : Mondéité et historicité

Dans un premier temps, nous avons examiné ce qu’est la technique sans vraiment la considérer sous

l’angle historique. Nous avons affirmé que la technique humaine est une production d’artefacts, mais

aussi de méthodes. Comme nous l’avons vu au premier chapitre, la technicité est un caractère essentiel

de l’homme et, dans une moindre mesure, du vivant en général. Nous avons affirmé que la technique

de l’homme est indéfinie, alors que celle des autres espèces est plutôt déterminée. L’homme peut

donc fabriquer et concevoir divers outils de natures fort différentes et inventer toutes sortes de

méthodes suivant ses besoins et ses expériences, contrairement aux autres animaux qui doivent, pour

le dire vite, « suivre leur instinct ». Comme nous l'avons vu, la technique évolue un peu à la manière

d'un organisme vivant. En raison de ce principe qui sous-tend sa progression, elle participe ou

accompagne l'historialité. C'est ce lien que nous allons tenter d'éclaircir maintenant. Les chercheurs

s'accordent pour distinguer trois grandes révolutions techniques qui ont transformé en profondeur les

modes de vie et les modes d’organisation sociale : la révolution du feu, la révolution néolithique et la

révolution industrielle, dont on distingue en général des temps successifs (première, deuxième,

troisième, et peut-être quatrième). Le postulat fondamental de cette perspective est précisément que

l'évolution et les révolutions techniques jouent un rôle primordial dans le processus de transformation

des « mondes historique ».

3.1 Qu'est-ce que l'homme?

En raison de la transcendance qui le caractérise et contrairement aux autres espèces qui sont

prisonnières de l'immanence, l'homme est un « animal » sans monde. Les espèces animales vivent en

général dans un « lieu » bien défini qui les détermine. Les individus de ces espèces sont adaptés à

leur environnement et évoluent ou disparaissent suivant les modifications de ce même environnement.

S'il en est ainsi, c'est que l’immanence caractérise leurs relations à leur environnement. De son côté,

l'homme, en quittant tranquillement le régime animal du rapport à l’environnement, participe d'un

être nouveau, un être « sans monde ». En brisant les chaînes de l'immanence, l'homme se retrouve

devant une nature hostile, seul devant l'inconnu, démuni devant le tout de l'étant, mais inventif et

créatif sur le seuil d'un monde à construire. Voilà que commence l'histoire humaine. Comme nous

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l'avons vu, l'homme produit son monde en grande partie par l'entremise du produire-technique qui a

pour fonction de l'intégrer par une maîtrise de l’environnement. En produisant ses conditions

d'existence l'homme essaie en quelque sorte de réintégrer le lieu de l'immense qu'il a quitté; mais ce

faisant, il se transforme lui-même. C'est pourquoi, pour un penseur comme Marx, la production

technique est centrale pour le développement humain. C'est du moins ainsi qu'Ellul le comprend :

« L’homme en agissant, en travaillant, par un mouvement qui s’exerce sur la nature, transforme du

même coup sa propre nature. L’homme se fait lui-même par la praxis. L’homme se crée en travaillant

sur la nature. » 57 Ce phénomène d’autocréation par le produire-technique sera à l'origine d'une

conception de l'homme que l'on retrouve chez bien d’autres penseurs, notamment chez Bergson, pour

qui si « nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme

la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo

sapiens, mais Homo faber. » 58 Pour ce philosophe évolutionniste, l’homme se caractérise avant tout

par « la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en

varier indéfiniment la fabrication. » 59 Le philosophe des techniques Bernard Simondon endosse lui

aussi cette thèse : « L'intelligence [...] est orientée vers la matière. Elle l'arrange et l'organise. Elle

la segmente. Elle construit des cabanes ou des buildings, qu'importe la complexité puisqu'à l'origine,

ce sont toujours les mêmes procédés : regarder la matière, inventer une forme, imposer la forme à la

matière. » 60 Il est vrai que l'homme est un producteur de techniques et que « […] tout le processus

technique est [...] un mécanisme d’intégration de l’homme, » 61 essentiel à sa survie.

L'homme doit réintégrer la nature qu'il a quittée en la transformant. Mais cette intégration de l'homme

par la production de ses conditions d'existence, ne donne point de signification au mystère qui

l'entoure. Or, l'intelligence qui le caractérise l’a pourvu d'un autre type de production servant avant

tout à « créer de l’ordre ou de la signification là où il n’en existe point. » 62 Ce dont nous parle ici

Simondon est donc cette fois la faculté de symboliser la nature, les rapports à la nature et les rapports

que chacun des individus entretient avec les autres : « À l’égard de la nature, l’univers symbolique

[est] un univers imaginaire, un reflet sur-ordonné, entièrement institué par l’homme par rapport à ce

monde naturel et grâce auquel il [peut] à la fois se distancier, se différencier de cette réalité, et en

même temps maîtriser le réel par la médiation du symbolique qui [attribue] un sens au monde par

57 ELLUL, Jacques, la pensée marxiste p. 91 58 BERGSON, Henry, L’évolution créatrice, p. 140 59 Ibid., p.140 60 CHABOT, Pascal, La philosophie de Simondon, p. 147 61 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p.196 62 MUMFORD, Lewis, Mythe de la machine, Tome 1, p. 82

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ailleurs indifférencié. » 63 Nous nommerons cette forme de production, distincte de la première, le

« produire-symbolique ». La culture, la philosophie, la religion et la mythologie sont des exemples

de ce produire-symbolique qui caractérise l’homme. La technique et le symbole sont tous deux des

médiations entre l’homme et son milieu. L’une permet à l’homme de se distancer de son milieu et

l’autre lui permet de le réintégrer. Est-ce que l’un de ces modes de production est plus important que

l’autre? Lequel joue un rôle clef dans le développement de l’homme? Entretiennent-ils un lien étroit?

Ou au contraire, devons-nous les voir comme constitutifs de deux dynamiques autonomes, voire

opposées? Lequel de ces modes de production est le plus important dans l’historicité de l’homme ou

dans le développement des sociétés humaines? Voilà quelques questions qui vont nous intéresser ici.

3.2 Les mondes préhistoriques : sortir de l’animalité pour gagner en liberté

Il n’est sans doute pas faux de croire, comme le fait Mumford, que la première étape que l’homme a

dû franchir pour devenir pleinement humain, est la fabrication de son moi, qui l’éloigne du règne

animal. Pour Mumford, « l’homme est avant tout un animal créateur d’esprit, qui se maitrise soi-

même et se crée soi-même. » 64 De ce fait, la première activité de l’homme a sans doute consisté à

donner un sens à ce qui l’entoure. Mumford cherche notamment à démontrer que l’homme n’est pas,

par essence, un homo faber et, par la même occasion, que Marx s’est trompé dans son analyse

historique qui pose les instruments comme vecteurs fondamentaux du développement humain.65 Il

est sans doute encore juste de penser qu’avant de devenir ce qu’ils sont aujourd’hui, les hommes ont

dû franchir plusieurs étapes avant d’entrer dans le produire-technique en tant que tel. Même si les

hommes ont sans doute toujours utilisé certains objets ou outils modestes ceux qui s’en servaient

réaliser certaines tâches rudimentaires dans faire de la production d’outils une activité constante et

surtout séparée dans la division du travail. Sans doute que l’une de ces premières tâches, nous dit

Mumford, « fut de se fabriquer un moi nouveau, enrichi d’esprit […]. 66 La fabrication d’outils

sophistiqués est un art « tardif », même si l’industrie lithique a su progresser tout au long de la

préhistoire. L'homme primitif a constamment amélioré ses outils de pierre pour les rendre plus

performants. Homo sapiens aurait très bien pu disparaître, comme son plus proche cousin l'Homo

erectus. L’une des hypothèses envisagées par les chercheurs pour expliquer le fait que l’Homo erectus

63 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 194 64 MUMFORD, Lewis, mythe de la machine, Tome 1, p.9 65 Ibid., p. 2 66 Ibid., p. 59

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ait disparu alors que l’Homo sapiens, pour sa part, a survécu n’est pas en lien avec la fabrication

d’outils. Selon cette hypothèse, ce n’est pas parce qu’il possédait des outils plus perfectionnés que ce

dernier a survécu, mais en raison d’une culture plus élaborée. Pour Mumford, si l’on peut surestimer

l’importance des outils pour le développement humain, c’est que les inventions primitives les plus

significatives n’ont pas laissé de traces pouvant être étudiées par un archéologue. Par exemple, la

ritualisation des gestes en vue de maintenir la cohésion de la communauté est plutôt de l’ordre de

l’immatériel. Elle ne laisse pas de traces dans la matière comme le font des bâtiments en pierres ou

des outils, demeurés enterrés pendant des milliers d’années avant d’être trouvés et étudiés par

l’archéologie.

Ainsi, l'une des premières tâches vraiment importantes pour l’homme, selon Mumford, ne fut pas

l’utilisation d’un outil matériel, mais le maintien d’une certaine cohésion au sein du groupe,

notamment grâce à l’élaboration des rituels : « Bien avant que la taille et le polissage des pierres

aient lié l’œil et la main en une solide chaîne de réflexes, le rituel doit avoir établis l’ordre, conservé

le passé et maintenu ensemble le monde nouvellement découvert. » 67 Pour Mumford, le rituel est un

travail sacré et sans lui l’homme n’aurait sans doute pu survivre longtemps dans une nature qui lui

était d’abord hostile. Par le rituel, l’homme mit de l’ordre dans son esprit et du sens dans la nature

qui était aussi pour l’homme de l’ordre du sacré. Avec le rituel est aussi né le tabou, c’est-à-dire

l’interdit, prémisse de la moralité humaine. On peut donc affirmer que la production d’un espace du

sacré qui peut comporter plusieurs dimensions comme le rituel, le totem, le tabou, la magie, est une

manière particulière de maintenir la cohésion du groupe, indispensable à l’homme primitif qui dût

apprendre à se connaître et apprendre à être homme. Bref, il est sans doute vrai comme le mentionne

Mumford que « la stricte discipline du rituel et le sévère enseignement du tabou furent essentiels pour

l’homme, à sa maîtrise de soi, et à sa créativité culturelle dans tous les domaines », 68 que le langage

et le rituel sont « les deux plus anciens instruments de coopération et de contrôle social, fondamental

pour tout progrès ultérieur dans l’humanisation »69 et que par le fait même « ce n’est pas simple

conjecture, mais déduction très probable, que de suggérer que ce fût grâce aux activités sociales du

rituel et du langage, plutôt que grâce à la maîtrise des outils seuls, que prospéra l’homme primitif. »70

Le symbole a sans doute côtoyé la technique dès les premiers Âges. Les mondes dans lesquels évolue

l'homme préhistorique sont donc, à la fois le produit d'un ensemble de symboles, mais aussi, d'un

ensemble de savoir-faire techniques.

67 Ibid., p. 88 68 Ibid., p. 93 69 Ibid., p. 117 70 Ibid., p. 84

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La première des révolutions techniques dont il nous faut traiter est, selon les hypothèses, advenue

entre 800 000 et 400 000 ans alors que l'homme apprenait à maîtriser le feu. Le feu, qui fut sans doute

d'abord perçu par l'homme primitif comme une source de danger, devenait maintenant un outil

multifonctionnel. La révolution du feu est sans doute le premier témoin de la maîtrise de la nature par

l'homme. Cette première révolution technique est sans doute un fait saillant dans l'histoire de l'homme

qui transforma le mode de vie de l'homme primitif de manière plus substantielle que toute autre

transformation soit technique soit symbolique. Néanmoins, si on en croit Simondon, il ne faut pas

séparer ces deux modes de production chez l'homme primitif. Car, pour ce penseur, la production

symbolique tout comme la production technique participe du tout qu'il nomme la magie : « Au

commencement était la magie. Le mot désigne l'existence harmonieuse et sensée des premiers temps.

La magie n'est pas un ensemble de superstitions, d'incantation ou d'actions paranormales. Elle est

une expérience dans laquelle l'homme n'est pas distant du monde. Il participe. Son action a une portée

sur le cosmos, comme le monde agit sur lui. » 71 Il est donc vain de vouloir identifier lesquels de ces

deux modes de production est le plus important pour l'homme primitif, car l'ordre symbolique et le

savoir-faire technique ne sont pas dissociés dans les premiers âges : « [...] le mode d'existence de

l'homme dans le monde correspond à une union primitive, avant tout dédoublement, de la subjectivité

et de l'objectivité. » 72 Il n'y a donc pas deux modes de production distincte pour l'homme primitif,

mais une unité harmonieuse et magique qui donne sens à ses actions : « L'unité magique est la relation

de liaison vitale entre l'homme et le monde, définissant un univers à la fois subjectif et objectif

antérieur à toute distinction de l'objet et du sujet, et par conséquent aussi à toute apparition de l'objet

séparé. »73 Pour l'homme primitif, chaque action possède une signification magique, qu'elle relève

d'une ritualisation symbolique ou d'une production technique. Néanmoins, la révolution du feu, qui

est une véritable révolution technique, a transformé les hommes en les éloignant un peu plus du règne

animal. Ce n'est sans doute pas par hasard si c'est le feu qui symbolise l'art dans le mythe de Prométhée,

sa maîtrise est l'un des plus grands exploits techniques des premiers âges.

3.3 La révolution néolithique

La deuxième grande révolution technique, qui marquera à jamais le destin des sociétés humaines, est

survenue entre 9000 à 3000 ans avant notre ère, avec des différences significatives de début et de fin

selon les aires géographiques. Il s'agit de la révolution néolithique marquée par la sédentarisation du

71 CHABOT, Pascal, La philosophie de Simondon, p. 128 72 SIMONDON, Gilbert, Du mode d'existence des objets technique, p. 228 73 Ibid., p. 227

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genre humain, le développement de l'agriculture et de la domestication animale. La connaissance du

milieu naturel est certainement à l’origine de cette révolution qui transforma le cours de l’histoire

humaine. Même si, pour Mumford, l'amélioration des outils n'a joué aucun rôle dans cette seconde

révolution, certains facteurs ont contribué à l’émergence des techniques particulières qu’elle suppose

et ils demeurent de l’ordre de ce que nous avons appelé le « produire-technique ». Mumford affirme

ainsi : « l’énorme accroissement de récoltes dont nous avons gardé trace pour le Proche-Orient

reposait sur l’utilisation de sol riche en humus, d’ancien marais, sur le fumage, sur l’irrigation et

surtout sur la sélection des graines : cet accroissement devait peu de choses ou ne devait rien à

l’amélioration des outils. »74 Or selon nous, même si l’irrigation, le fumage, la sélection des graines

ne sont pas effectivement de l’ordre de l’artefact technique, même s’ils ne sont pas issus de

l’amélioration des outils en tant que telle, il reste qu’ils demeurent tout de même des techniques issues

du produire-technique, car ce sont des méthodes que l’homme a élaborées via la structure d’ustensilité

que forme son monde afin que la nature réponde mieux à ses besoins. Ces techniques sont donc bien

l’expression d’un certain « progrès technique ». Avec la sédentarisation, la naissance de l’agriculture

et de la domestication, l’homme découvrait un nouveau mode de vie qui allait transformer son

existence. Il s’agit de la vie en communauté rassemblée dans ce lieu fixe que l’on nomme le village.

C’est sans doute à partir de ce moment que les hommes purent commencer à perfectionner l’artisanat

et l'art de la construction, car ils disposaient de plus de temps pour eux-mêmes : la plupart de leurs

besoins primaires étaient satisfaits. Ils gagnèrent donc en liberté. La naissance du village archaïque

coïncide avec l’exploitation du sol et les plantes deviennent alors l’une des principales sources

d’alimentation pour l’homme. Marx nomme « communauté tribale » ou « primitive » ce mode de

production. Avec ce nouveau mode de vie, tous les membres de la tribu sont à la fois égaux et

copropriétaires de la terre. Par contre, la production et le travail n’ont pas pour finalité l’accumulation,

la puissance ou la richesse, mais « […] la conservation de chaque propriétaire individuel et de sa

famille, tout comme la conservation de la communauté dans son ensemble. » 75 Dans ce monde, il n’y

a pas encore d’exploitation, car chacun n’est pas tributaire d’une élite ou de grandes corporations

pour satisfaire ses besoins; « il n'y a ni exploitation de l’homme par l’homme, ni classe sociale. » 76

La communauté y est libre et maîtresse de son destin. Bref, par son nouveau savoir-faire, l'homme

s’est créé un monde inédit, celui qui repose sur l'agriculture, tout comme le monde de la chasse a

favorisé un type d’organisation sociale propre aux chasseurs cueilleurs qui les ont précédés

produisirent. Ces mondes ne sont pas encore ce qu’on a appelé des « civilisations », comme le serait

74 MUMFORD, Lewis, Le Mythe de la machine p. 188 75 MARX, Karl, Principes d’une critique de l’économie politique, p. 313 76 ELLUL, Jacques, La pensée marxiste, p117

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le monde grec, ou le monde égyptien. Mais ils sont ce qui a rendu possible leu émergence. On notera

toutefois que le passage à la propriété privée de la terre va jouer un rôle central dans cette transition.

Mais elle est trop complexe et diversifiée pour être discutée ici.

3.4 Naissance des mondes civilisationnels et déphasage de la magie

Suite à ces révolutions historiques, sur certains coins du globe densément peuplés, on voit s’implanter

une nouvelle forme d’organisation sociale fondée pour la première fois sur la division du travail et la

religion : la hiérarchie sociale. Pour Mumford, la nouvelle structure politique dont il est ici question

constitue « l’invention fondamentale du nouvel âge »77 :

Nul outil ou machine, au sens ordinaire, ne fut responsable de la forme que prit cette

organisation, étant donné que le nouveau complexe institutionnel et idéologique

s’implanta, certainement en Égypte et probablement en Mésopotamie et ailleurs, avant l’invention des véhicules à roue et des charrues, ou même d’un langage écrit. Ce que

firent les inventions mécaniques ordinaires, ce fut d’accélérer et de faciliter la nouvelle forme d’organisation sociale. 78

Pour Simondon, cette époque est aussi marquée par le découplage de la magie en deux entités

distinctes, à savoir la religion qui se veut universelle et la technique particularisée : « [La religion]

est la phase subjective du résultat du dédoublement, tandis que la technique est la phase objective de

ce même dédoublement. » 79 Simondon retrouve ici une thèse classique de la sociologie wébérienne

qui fait de la magie l’ancêtre commun de la technique et de la religion. Si on compare sa thèse à celle

de Mumford on rencontre la question du poids de la dimension symbolique avant l’innovation

technique et aussi bien celle de la réorganisation qui intervient après. Mumford nomme la nouvelle

organisation sociale, combinant hiérarchie du pouvoir et religion, la « mégamachine ». Ainsi, pour la

première fois, grâce à cette mégamachine, essentiellement composée d’hommes soumis au groupe et

disposant de peu d’individualité, le collectif sera capable d’accomplir de grands travaux, dont certains

échappent encore à notre compréhension, comme la construction des grandes pyramides d’Égypte.

Les bâtisseurs de pyramides n’avaient que des outils simples pour construire. Toutefois, sous le règne

des pharaons, les Égyptiens avaient établi un type hautement efficace d’organisation sociale qui leur

permit d'accomplir de véritables prouesses techniques. Qu’est-ce que la mégamachine ? Voyons de

77 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine, p.222 78 Ibid., p. 222 79 SIMONDON, Du mode d'existence des objets techniques p. 242

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plus près la signification de ce concept ainsi que l’idéologie qui sous-tend cette nouvelle forme

d’organisation.

Si on en croit Mumford, la mégamachine est une forme d’organisation totalitaire, qui préexiste au

totalitarisme fasciste moderne, que l’on retrouve incarné dans les grandes villes de l’Antiquité,

notamment égyptiennes et sumériennes. Ce nouveau monde principalement orienté vers la puissance

s’accompagne d’une idéologie forte : le culte du roi, incarnation du divin sur la terre. Cette

organisation est donc celle d’un pouvoir hautement centralisé qui tire sa légitimité de la figure d’un

roi divinisé, qui a droit de vie ou de mort sur des sujets, qui eux, ne doivent en aucun cas discuter les

ordres et les tâches qui leur sont attribuées. Cette forme d’organisation qui prend la forme d’une

machine sociale atteint son paroxysme dans l’Égypte pharaonique avec notamment la construction

des grandes pyramides. Suivant cette optique, pour Mumford « […] la puissance d’une invisible

machine précéda la machine elle-même, »80 et cette machine à caractère humain apparaît bien avant

l’âge des Métaux. Cette organisation sociale est une organisation qui pour la première fois de

l’histoire est centralisée, c’est-à-dire telle que tous ceux qui la composent reçoivent les ordres d’un

pourvoir central incarné dans la figure d'un roi qui est soit divinisé soit pensé comme le représentant

d’un dieu important et dont « l’acte unique […] fut d’assembler la main-d’œuvre et de discipliner

l’organisation sociale qui permis la réalisation de travail à une échelle jamais testée auparavant. »

81 Non seulement le roi tire sa légitimité de la religion et de la caste des prêtres, mais également de

connaissances occultes, dont l’astronomie et les mathématiques, que monopolise cette caste. Ces

connaissances étaient alors réservées à une élite et reflétaient l’image de l’ordre que doit incarner

cette nouvelle société. En effet, cette organisation doit incarner l’ordre et la cohérence que l’on

retrouve dans les cieux alors que les étoiles et les planètes suivent un ordre établi observable depuis

la terre par les astronomes de l’Antiquité. Pour ce faire, une telle organisation doit s’accompagner de

structures et d’institutions strictes permettant de donner les ordres et surtout de les faire exécuter :

soit une bureaucratie. La bureaucratie n’est donc pas née avec la modernité, elle était indispensable

pour effectuer de grands travaux et coordonner les hommes sur un grand territoire. De même, avec la

bureaucratie vient une technique qui changera le cours de l’histoire : l’écriture. En effet, selon

Mumford celle-ci est née dans un but bien précis, celui de tenir les comptes de la mégamachine. Elle

est même la seule invention qui fut nécessaire au bon fonctionnement de cette machine. Même si la

production d’objets n’est pas comme telle au fondement de cette nouvelle forme d’organisation, le

produire-technique a néanmoins joué un rôle clef dans l’élaboration de cette nouvelle forme

80 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine, p. 223 81 Ibid., p. 251

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d’organisation sociale. L’écriture et la bureaucratisation sont des émanations du produire-technique

de l’homme. Elles sont des méthodes élaborées afin de réaliser un but et des fonctions bien précises :

celles de maintenir la cohésion de cette structure sociétale. Le produire-symbolique aussi a eu un rôle

à jouer, car les croyances religieuses permettaient elles aussi la cohésion sociale. On peut donc

affirmer que ces mondes civilisationnels sont à la fois le fruit du produire-symbolique et du produire-

technique. De plus, le but de cette organisation est purement technique, car c’est la production sous

forme de grands travaux, grands travaux réalisés sans doute dans le but de célébrer l'ordre symbolique.

Voyons maintenant les conséquences d’une telle structure sur la vie de l’homme du quotidien.

La production d'un tel monde hiérarchique a-t-elle eu des conséquences sur la liberté humaine?

L'homme est-il sorti de cette époque plus libre ou plus servile? L’homme vivant sous une telle

structure sociale perd sa personnalité, car pour être performant chacun doit être conditionné et

mécanisé à l’excès : « seules des machines peuvent effectuer un travail de machine, » 82 et une

machine, ça ne pense pas ni ne réfléchit. L’individu membre du groupe doit devenir une fonction de

la mégamachine et si par malheur il refuse de se prêter au jeu, s’il désobéit, il est sévèrement puni,

souvent par la mort. De cette manière, le roi peut maintenir, par la peur et la pénitence, l’ordre

cosmique que doit manifester la machine humaine. Chacun a une tâche bien précise à remplir et il

doit l’accomplir sous peine d’être sanctionné, voire exécuté, car « l’initiative et la responsabilité

individuelle n’avaient dans la mégamachine aucune place. » 83 Sous cette forme d’organisation,

l’homme est doublement dégradé puisqu’il n’a pas conscience de sa condition. Alors que dans les

communautés villageoises l’homme est libre et maître de ses conditions et le châtiment est inexistant.

3.5 Deux types de mondes distincts dès l’aube de la civilisation

Que peut-on conclure de cette analyse sur les débuts de la civilisation? Dès le début de l’antiquité, il

existe deux formes de régime politique distinctes que Mumford appelle des « technologies ». Ils sont

en réalité deux mondes créés par le savoir humain. Deux mondes archétypiques qui serviront de

fondement pour les mondes historiques à venir. Le premier qui s’incarne dans le village est de type

démocratique. Son principe est tel que « les caractères, les besoins et les intérêts partagés par tous

les hommes ont des droits supérieurs à ceux qui sont manifestés par n’importe quelle organisation

82 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine Tome 1, p. 263 83 Ibid., p. 242

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institution ou groupe particulier. » 84 Sous un tel régime, c’est le groupe qui prime et non les intérêts

particuliers. Les hommes sont libres et sont les possesseurs de leur condition d'existence qu'ils

produisent eux-mêmes. Les villages qui fonctionnent suivant ce principe sont formés de petits

groupes qui vivent de troc, d’agriculture, de domestication et sans doute quelque peu de chasse.

L’artisanat y existe, mais à une échelle réduite. Il y a très peu de spécialisation. Les gens qui y vivent

ont la satisfaction de leur travail et le fruit de celui-ci leur appartient. Le but d’une telle organisation?

Satisfaire la vie, modeler le caractère et la personnalité. Bref, la construction de l’être humain en est

la finalité. Ce mode de production correspond à ce que Marx a nommé « la communauté primitive ».

La deuxième technologie ou forme d’organisation est plutôt totalitaire. Elle s’incarne dans la grande

ville où le pouvoir est centralisé et dans les mains d’une élite qui obéit à un Dieu-roi. Le but d’un tel

système est de favoriser la puissance technique. Et pour y arriver, il compte sur l’uniformisation et la

standardisation non seulement des structures, mais avant tout des hommes. Le monde égyptien et le

monde sumérien en sont des exemples. Ce type d’organisation sociale correspond au mode de

production esclavagiste dans la pensée marxiste. L’artisanat y est présent, mais il n’est pas le but de

cette organisation totalitaire qui a pour finalité les grands travaux, le prestige et la richesse, gage de

puissance. Ces derniers sont prioritaires, et ce au détriment de la vie et de la personnalité des hommes.

L’avoir et la richesse sont la finalité d’une telle entreprise hiérarchique totalisante. Dans la perspective

de Mumford, ces deux mondes « antiques » serviront de fondement aux mondes historiques à venir.

Certains mondes seront faits d'un mélange des deux, alors que d'autres prendront plutôt la forme de

l'une ou l'autre. Le monde grec, le monde chinois, le monde indien sont nés soit de la succession, soit

d'un mélange de ces deux mondes. Même s'ils sont nés d'un savoir-faire technique similaire, le monde

grec est différent du monde chinois, tout comme le monde chinois se distingue du monde romain par

exemple. Ce n'est donc pas le savoir-faire technique seul qui permet de distinguer véritablement ces

mondes, car le produire-technique peut y être pratiquement semblable. Ils produisent tous (à leur

manière bien évidemment) des techniques de navigation, des techniques de guerre, des techniques

agricoles, des techniques artistiques, etc. et leur mode de production, si on en croit Marx, est assez

similaire. Qu'est-ce qui permet alors de bien différencier ces mondes qui ont façonné l'histoire? C'est

la culture, c'est-à-dire l'ordre symbolique qu'ils actualisent. Si nous pouvons facilement différencier

ces mondes en procédant à une analyse historique, ce n'est pas en raison de leur produire-technique

seul, mais plutôt en raison de leurs productions culturelles. Ce sont leurs cultures qui diffèrent

essentiellement. Leur savoir-faire est intégré dans un ordre symbolique et une grande part de l'effort

de production sert à alimenter ou à célébrer cet ordre par l'entremise de l'art. L'art c'est la

84 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine, tome 1 p. 316

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matérialisation de l'ordre symbolique par la production technique. Un monde humain est d’abord et

avant tout composé d'un ordre symbolique et d'un savoir-faire technique. Le produire-symbolique

tout comme le produire-technique permettent à l’homme de construire son monde. Parfois, ces

productions libèrent l’homme, comme dans le cadre du village, tantôt, elles auront tendance à réduire

sa liberté, comme dans le cadre des mondes esclavagistes. Le produire-technique peut donc être

libérateur, tout comme il peut être aliénant, et ce, dès les premiers Âges dans l’histoire de la technique.

L'ordre symbolique a encore sans doute un rôle à jouer dans le processus d'aliénation ou de

désaliénation des libertés humaines. Bref, l'ordre symbolique donne de la signification à l'être, qu'elle

soit de nature religieuse ou philosophique. L'homme cherche à donner du sens à l'être, que celui-ci

soit considéré comme le tout ou comme une réalité transcendante déterminante. Dans les sociétés

archaïques, l'ordre cosmique est d'une importance cruciale selon Simondon, et c'est pourquoi :

L'invention est interdite dans les sociétés archaïques : elle dérange le cosmos. Les

peuples transitionnels ont des cosmogonies qui racontent la naissance du monde et la vie

des dieux. Ils imitent ces récits mythiques. Leurs actes n'ont de sens, de « réalité », que

lorsqu'ils répètent les actes divins ou ancestraux. [...] Les objets et les actions doivent leur valeur au fait qu'ils participent à une réalité qui les transcende. 85

Cette réalité décrite par Simondon se retrouve à la fois chez les peuples antiques et les peuple du

moyen-âge. Certes, les techniques existent et évoluent, mais elles ne doivent pas laisser place à la

démesure (hybris). L'Être est au centre des modèles symboliques construits par l'homme et celui-ci

lui donne sa raison d'être. Par contre, sous ses ordres symboliques qui cherchent à signifier l'Être, la

technique poursuit son chemin, et bientôt, on observera un changement radical au niveau de la

production symbolique occidentale. Cette nouvelle façon de concevoir l'homme et le monde aura un

impact non négligeable sur l’accélération exponentielle du développement technique.

3.6 Le progrès technique en pleine expansion : la modernité

Nous allons maintenant nous rapprocher de notre époque qui correspond au mode de production

capitaliste qui fut rendu possible en raison d'un produire-technique bien particulier. La technique telle

que nous l’avons définie a joué un rôle clef dans le développement de l’homme et de la civilisation.

Plus nous avançons dans l’histoire, plus nous nous rapprochons de notre époque, plus le rôle des

85 CHABOT, Pascal, La philosophie de Simondon, p. 23

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techniques est important et évident. Comme nous l’avons fait remarquer au premier chapitre, le

produire-technique n’est pas un phénomène neutre, car son actualisation peut avoir des conséquences

sur les sociétés humaines. Prenons par exemple l’horloge, qui est le premier représentant de la

technique moderne pour Mumford. Créée au XIIIe siècle, elle a eu pour conséquence la dissociation

du temps de ce que Bergson a appelé la durée (des événements humains). Un temps abstrait, mais

objectif, devenait un nouveau milieu pour l’homme. Elle est donc à l’origine du monde objectif de la

science, monde indépendant de notre subjectivité. De cette manière, l'homme créa plusieurs

techniques qui modifièrent nos visions du monde et bouleversèrent le fonctionnement des sociétés.

Mumford divise le développement de la technique moderne en plusieurs phases qu’il caractérise selon

les matériaux et les formes d’énergie utilisés. Ces phases nous sont présentées dans son livre

« Technique et civilisation », ce sont chronologiquement les phases éotechnique, paléotechnique,

néotechnique et biotechnique. Le produire-technique est donc à l’origine de plusieurs types de

civilisations techniques qui peuvent se chevaucher dans le temps.

3.6.1 La méthode scientifique à l'origine d’un nouvel ordre symbolique

La phase éotechnique est la première phase dans l’histoire de la technique moderne. Les mondes

éotechniques se caractérisent avant tout par un savoir-faire utilisant l'eau et le vent comme principale

source d’énergie et le bois comme principale matière première. L’un des faits les plus importants de

cette phase c’est « la restriction de l’emploi des êtres humains comme source d’énergie et la

séparation entre la production de l’énergie, ses applications et son contrôle immédiat »86. Puisque

les mondes antiques utilisent largement l’homme comme source d’énergie, on peut conclure que

l'économie éotechnique correspond au mode de production féodal théorisé par Marx. Si ces mondes

étaient de culture chrétienne en Europe, on retrouve sans doute des mondes éotechniques endossant

un ordre symbolique différent ailleurs sur la planète. Cette époque est celle où l’on voit apparaître les

premières machines pouvant fonctionner sans un apport humain direct comme l’Horloge ou le moulin,

mais l’une des principales inventions du monde féodal chrétien fut le verre. Cette invention a eu

plusieurs conséquences. Elle permit à l’homme, nous dit Mumford, de découvrir de nouveaux

horizons. Pour lui, grâce au télescope, perfectionné par Galilée, l’astronomie moderne était née. Le

télescope serait ainsi le point de départ d'une véritable révolution dans notre compréhension de

l'univers. Toutefois, pour le philosophe et historien des sciences Alexandre Koyré, c’est plutôt le

passage d’un « monde clos » à un « univers infini » qui marque l’apparition d’une nouvelle conception

86 Ibid., p. 108

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de l’univers. C’est donc la theoria qui est à l’origine de la nouvelle conception de l’univers, theoria

qui tire son origine des techniques mathématique et de la géométrisation du monde mais pas de

l’instrument qu’est le télescope. De ce point de vue le télescope et donc la technique elle-même ne

jouerait qu’un rôle minime ici, contrairement à ce qu’affirme Mumford.

On vit aussi apparaître à cette époque la presse à imprimerie, ce qui permit la démocratisation de

l’écriture, du livre et de la pensée, qui était autrefois réservée à une élite. Toutefois, la plus grande

réalisation de cette époque ne fut pas un objet technique, mais plutôt une méthode qui est à l’origine

de la science moderne : la méthode scientifique. L’élaboration de cette méthode fut sans doute rendue

possible en raison d’un long ensemble déterminé de découvertes techniques. Ce processus commença

sans doute avec l’Horloge qui permit la conceptualisation d’un monde objectif indépendant de notre

subjectivité pour se poursuivre avec l’invention du télescope qui rendit possible une nouvelle science

l’astrophysique. Sans ces deux inventions qui furent primordiales pour la science, les travaux de

Newton n’auraient sans doute jamais pu avoir lieu. Bref, les techniques développées à cette époque

ont ouvert de nouvelles possibilités, dont la science moderne, qui constitue en elle-même l’ultime

produit de la « technique » des temps modernes, mais qui n’est sans doute pas réductible à une

technique ni non plus exclusivement due au progrès de la technique. Pour le philosophe Alexandre

Koyré, la science moderne n’est pas le fruit du développement technique, mais bien celui d’« une

révolution spirituelle très profonde […] qui modifia les fondements et les cadres même notre pensée,

et dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit ». 87 Néanmoins, avec l'avènement de la

science moderne, l’homme commença à symboliser le monde de manière différente. Désormais, l'Être

ne sera plus au centre du système, il sera remplacé par l'homme en tant que sujet conscient de ses

opérations de pensée sur le monde. Ce changement radical dans la manière de voir le monde aura un

impact non négligeable sur le destin de la civilisation occidentale. Le monde ne sera plus perçu

comme un ordre cosmique à préserver, mais comme quelque chose à découvrir, à maîtriser, à

transformer. Descartes est sans doute l'instigateur de cette révolution symbolique qui plaça l'homme

au centre du système. Rappelons-nous cette phrase célèbre : « […] au lieu de cette philosophie

spéculative […] on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du

feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent […] nous

les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre

comme maîtres et possesseurs de la nature. » 88 Ce changement radical de l'ordre symbolique,

désormais centré sur la conscience de soi plutôt que sur l'être, a été rendu possible par la science

87 KOYRÉ, Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, p. 9 88 DESCARTES, Discours de la méthode, p. 98

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moderne qui faisait son apparition. On peut donc dire que ce changement radical dans la manière de

symboliser l'homme et le monde est le fruit du développement technique, qu'ici le développement

technique a influencé l'ordre symbolique.

3.6.1.1 L'homme des mondes éotechniques

Quelles ont été les conséquences de la civilisation éotechnique? Selon Mumford le « but de la

civilisation éotechnique dans son ensemble, avant la décadence du XVIIIe siècle, n’était pas

d’accroître sa puissance, mais d’intensifier la vie : couleurs, parfums, images, musiques, extases

sexuelles, aussi bien qu’audacieux exploits, dans les armes, la pensée et l’exploration. » 89 Le

développement technique a donc permis à l’homme de découvrir de nouveaux plaisirs. Les plaisirs

sensibles étaient alors en pleine expansion avec l’élaboration des arts, des images et de la musique et

avec l'apparition des premiers parfums extraits des fleurs et plantes de toutes sortes. Bref, au cours de

cette période historique la culture et la technique étaient au service de la vie. Cette époque a largement

contribué à augmenter le bien-être général des hommes, sauf dans de rares situations, comme dans

l’exploitation des mines ou sur les champs de bataille. Or, à cette époque le métier de mineur était un

châtiment réservé aux prisonniers de guerre et aux criminels et non à l’homme du commun. Quant à

la guerre, elle n’est point une conséquence directe de la technique même si celle-ci transforma

considérablement ses modes d’action et ses conséquences. De plus, cette civilisation fonctionnait en

harmonie avec l'ordre nature, à laquelle elle était intimement liée, et de laquelle elle était dépendante

en raison des principales sources d’énergie utilisées que sont l’eau et le vent. De ce fait, cette

économie était entièrement dépendante des caprices de mère nature, ce qui constitua sa plus grande

faiblesse. On peut donc affirmer que l’économie éotechnique a eu dans l’ensemble des conséquences

positives sur l’homme d'un point de vue matériel. Mais cette tendance ne durera pas, car la nouvelle

économie qui se met tranquillement en place vers la fin de cette phase n’aura pas autant de respect

pour l’homme et la nature, « au fur et à mesure que l’industrie progressait du point de vue mécanique,

elle rétrogradait du point de vue humain. » 90 L’économie capitaliste prend de plus en plus de place

vers la fin de cette phase. Le basculement arrive lorsque l’industrie aidée des grands capitaux

commence l’exploitation d’une nouvelle source d’énergie pouvant être entreposée : le charbon. Nous

allons maintenant examiner de plus près cette nouvelle phase de la technique qui se construit sur

l’effondrement de la société européenne donc en rupture complète avec le passé.

89 MUMFORD, Lewis, Techniques et civilisation, p.129 90 Ibid., p.37

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3.6.2 La civilisation industrielle ou la technique au service de l’exploitation de l’homme et de la nature

La première révolution industrielle, qui commença en Angleterre vers 1780 et qu’on fait en général

se terminer vers 1840, a considérablement modifié nos modes de vie et la société dans son ensemble.

Elle affectera en profondeur l’agriculture, l'économie, la politique et l’environnement. C'est pourquoi

elle peut être considérée comme la troisième grande révolution technique. Ce monde « paléo-

technique », né en Europe, se caractérise par un savoir-faire qui utilise le charbon comme principale

source d’énergie et le fer comme principale matière. Comme le mentionne Mumford, cette révolution

technique « […] fut dirigée vers la quantification de la vie, et son succès ne pouvait que s’évaluer

qu’avec une table de multiplication. » 91 Désormais, l’homme n’est plus au centre du système, l'argent

et le profil l'ont remplacé. Sommes-nous passés d'un symbolisme qui place l'homme au centre du

système à un symbolisme qui y place l'objet? La question se pose, car les nouveaux pouvoirs n’avaient

rien à faire d’une moralité comme celle de Kant, pour laquelle l’homme se doit d’être compris comme

une fin et non comme un moyen. Tout se passe désormais comme si l’homme n’était plus qu’un

moyen servant à l’accroissement du capital. L’ouvrier prit la place de l’esclave et du prisonnier de

guerre dans les mines. Grâce au charbon, nouvelle source d’énergie exploitée par le capital, on vit

apparaître d'autres inventions, mais surtout de nouvelles méthodes de fabrication et d’exploitation.

La machine à vapeur et l’éclairage au gaz permirent d’allonger la journée de travail et ainsi

d'augmenter le profit des industriels. Mais en même temps la révolution industrielle réduisit largement

la qualité de vie de certaines couches sociales : « Les pauvres se multipliaient comme des mouches,

atteignaient la maturité industrielle à dix ou douze ans, faisaient leurs temps dans les nouvelles

filatures ou les nouvelles mines, et mouraient sans coûter cher. » 92 C’est à cette époque en particulier

que l’ouvrier devient le serviteur de la machine. Une autre conséquence négative de la naissance

d’une économie industrielle, encore très présente aujourd’hui, est bien la détérioration de

l’environnement. En effet, c’est à cette époque que pour la première fois on voit apparaître la pollution

comme résidu industriel; « le premier signe de l’industrie paléotechnique était la pollution de

l’air. »93 Du point de vue des réalisations techniques, la construction du chemin de fer, indispensable

pour la nouvelle économie capitaliste, demeure selon Mumford le summum de cette phase. La

production de masse commence aussi à cette époque et celle-ci aurait probablement été impossible

sans l’invention du chemin de fer, indispensable pour le transport des marchandises nouvellement

91 Ibid., p.141 92 Ibid., p.160 93 Ibid., p. 155

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produites.

3.6.3 Une exploitation bienveillante

Avec la découverte de l’électricité et l’utilisation du pétrole comme nouvelle source d’énergie

commence une nouvelle phase du développement de la technique. Les historiens de la technique

parlent alors d’une seconde révolution industrielle à la fin du 19e siècle. Un monde nouveau s'ouvre

pour l'homme. Les découvertes scientifiques participent désormais de façon beaucoup plus

systématique aux progrès des techniques. La science commence à transformer le fonctionnement de

nos sociétés et notre quotidien. Sans l’électricité ou le pétrole notre monde serait totalement différent.

C’est sans doute à partir de cette même, peut-être un peu plus tard, au milieu du 20e siècle, que la

science et la technique deviennent suffisamment dépendantes l’une de l’autre pour qu’on soit autorisé

à parler de technoscience, comme le fait le philosophe Gilbert Hottois 94. On vit les conditions de

travail et les conditions vie s’améliorer, notamment grâce à de nouvelle connaissance en chimie et en

biologie. On commença notamment à établir pour la première fois dans l’industrie certaines mesures

d’hygiène. L’élaboration de nouvelles techniques sanitaires améliora grandement la santé des

travailleurs et prolongea leur espérance de vie. C’est aussi à cette époque de la technique qu’on prît

pour la première fois conscience des pertes et gaspillages résultant de l’industrie paléotechnique. De

ce fait, grâce aux nouvelles connaissances issues de la technoscience la nouvelle industrie a tendu « à

remplacer l’exploitation destructive du début par l’emploi économe et conservateur de

l’environnement naturel. » 95 Ce fut donc une période de prise de conscience des conséquences

négatives de l’industrie, non seulement sur l’environnement, mais aussi sur les conditions des ouvriers,

notamment grâce aux travaux de Marx et Engels qui donneront naissance à une nouvelle idéologie

politique : le socialisme. De nouvelles finalités sociales naissent de cette phase. Bref, cette phase de

la civilisation technique remet un peu d’humanité dans l’industrie. Les travailleurs ont désormais

accès à la consommation et à un niveau de vie plus élevé, et ce, malgré l’exploitation capitaliste

toujours présente. Le travail y est moins ardu et la machine tend à remplacer l’homme pour plusieurs

tâches, surtout depuis l’avènement de l’informatique. La technoscience nous a permis notamment de

scruter l’étant en profondeur, d’en découvrir différents niveaux ontologiques, et d'en augmenter

grandement son potentiel d’ustensilité. Ce phénomène d'ouverture donnera lieu au développement

94 Ce néologisme fut introduit en 1977 par Hottois pour mettre en évidence le caractère désormais intriqué des

sciences et des techniques. Il s’agissait de rompre avec la conception traditionnelle de la science comme

discours et représentation et d’insister sur sa capacité à orienter, voire à déterminer le devenir des techniques.

De plus, cette notion est tournée vers le futur et souligne un rapport opératoire de l’espèce humaine au cosmos

et à elle-même. Voir HOTTOIS, Gilbert, Généalogie philosophique, politique et imaginaire de la technoscience,

p. 12 95 Ibid., p. 230

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exponentiel des techniques que nous observons encore de nos jours. Les trois grands auteurs critiques

de la technique qui vont nous intéresser ont vécu durant cette phase de la technique. Aujourd'hui cette

phase se rapproche sans doute de sa fin et laissera place à une phase que l'on pourrait qualifier de

biotechnique.

3.7 Qu’est-ce que l’histoire?

Nous venons de survoler brièvement l’histoire de l’homme et du même coup, celle des techniques,

telles qu’elle nous est décrite par Mumford, mais une question demeure : qu’est-ce que l’histoire? Par

quel principe l'homme devient-il un animal historique? L’histoire émane de l'expérience humaine,

elle progresse par le fait de l’homme et non par celui de l’animal. L’animal n’a pas d’histoire. Oui,

on peut retracer la lignée évolutive des différentes espèces qui peuplent la terre, mais l’animal en tant

que tel n’a pas d’histoire. L’éléphant en tant qu’éléphant, tout comme le chien en tant que chien, n’ont

pas d’histoire. L’historialité est donc un caractère essentiellement humain. Quelle production

humaine est au fondement de l'historicité? Est-ce le produire-symbolique? Est-ce l’esprit qui fait

l’histoire, comme tentent de le démontrer certains philosophes, dont Hegel? Ou, au contraire, est-ce

le produire-technique, comme le soutient Marx, c’est-à-dire le maniement de l’étant dans toute son

ustensilité? L’histoire c’est d’abord un mouvement, un mouvement du réel, un mouvement qui

transforme notre réalité matérielle et spirituelle. Pour Marx ce mouvement ne peut pas être autre chose

que la transmission et la transformation des moyens de production :

L’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, qui viennent l’une après

l’autre et dont chacun exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par toutes les générations précédentes; par conséquent, chacune d’elle continue, d’une

part, l’activité traditionnelle dans des circonstances entièrement modifiées et, d’autre part, elle modifie les anciennes conditions, par une activité totalement différente. 96

Plus précisément, selon Ellul, interprétant Marx :

L’histoire est la transformation incessante de ce milieu naturel par des moyens artificiels

constitués par le travail de l’homme. […] Le travail constitue d’abord le lien entre l’homme et la nature : c’est la praxis. Ce travail constitue autour de l’homme un nouveau

milieu, qui évolue sans cesse, améliorant ses méthodes de travail. C’est cette transformation qui est la matière de l’histoire. 97

Dans la pensée marxiste, c'est la praxis, c'est-à-dire la transformation de la nature par l’homme qui

96MARX, Karl, l'idéologie allemande, p. 1069 97 ELLUL, Jacques, la pensée marxiste p. 89

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fait l’histoire, et non le symbole. Cette thèse recèle sans doute une part de vérité. Imaginons des

hommes vivant dans la forêt et se nourrissant de petits fruits, agissant certes « techniquement » dans

le monde, mais sans le transformer : ne possédant pas d’outils, ces hommes vivent de leur agir-

technique corporel. Imaginons-les avec une culture élaborée, un langage, des rites, des fêtes et des

danses. Pouvons-nous affirmer que ces hommes ont une histoire? Du point de vue marxiste, même

s’ils ont un ensemble de symboles et un langage élaboré, ces hommes n’auraient pas vraiment

d’histoire. Pourquoi? Parce qu’ils ne transforment pas la nature. En ce sens, même s’ils ont un esprit

élaboré, ces hommes ne se distingueraient pas des autres animaux. L’histoire entretient donc de ce

point de vue un lien privilégié avec le produire-technique. Par contre, l'ordre symbolique a aussi son

importance, comme nous avons tenté de le montrer. De manière globale, il a d’abord contraint

l'homme à respecter l'ordre cosmique, pour ensuite le rendre maître et possesseur de la nature. Mais,

ce changement radical qui est à l'origine de notre civilisation technologique est le fruit de l'évolution

technique. Avant, la technique était incorporée dans un ordre symbolique et elle était souvent

développée pour célébrer cet ordre. Pensons aux pyramides d’Égypte ou aux temples grecs. La culture

peut, sans doute, influencer le développement technique de plusieurs manières et l'inverse aussi est

vrai, la technique a, s'en doute, influencé les cultures. Ellul aime bien nous rappeler que la roue était

connue du monde égyptien, mais qu'ils en refusaient l’usage en raison de leurs croyances : le cercle

était un symbole sacré représentant le disque solaire. Ellul utilise cette anecdote pour nous montrer

que la culture était plus importante que la technique pour les peuples des mondes anciens. Mais c’est

précisément aussi pour cette raison que l'ordre culturel n'a pas le réel vecteur de changement. À partir

de la modernité, la technique sera développée par elle-même, c'est-à-dire pour sa capacité à

transformer le réel.

L’histoire, à la fois pour Marx et Heidegger, c’est la succession des mondes configurés par la

technique. En ce sens, l’histoire est une structure au même type que le monde : « La mise au jour de

la transcendance comme essence de l’existence découvre tout à la fois la mondanéisation et

l’historialisation comme ses modes d’être fondamentaux, si bien que faire monde et faire histoire sont,

dit Heidegger, le même : […] » 98 Comme nous l’avons vu, la technique a joué un rôle clef dans les

grandes évolutions historiques dont nous avons parlé. La technique est savoir-faire et ce sont ces

savoir-faire soumis à un ordre symbolique qui déterminent des types de monde particulier, et c'est

cette « succession de monde » que l’on a nommée l’histoire :

L’histoire n’est autre que la suite des mondes, ainsi l’histoire de l’Occident est

succession des mondes grecs, romain, médiéval et moderne, mais elle n’est cette suite

98 VIOULAC, Jean, L’époque de la technique, p. 58

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des mondes que parce qu’elle est la succession d’existences distinctes : s’il y a un monde

primitif, un monde grec, un monde médiéval…, c’est pour cette seule raison qu’il y a

une existence primitive, une existence grecque, une existence médiévale…, et que ces existences ne se définissent pas par les mêmes comportements essentiels, les mêmes possibilités ontologiques, le même projet. 99

Le monde est configuré avant toute chose par la technique, l’histoire de l’homme avant d'être

« histoire des cultures » est « histoire des techniques » : « Si l’histoire est succession des mondes, elle

est alors plus fondamentalement succession des manières du maniement, c’est-à-dire – pris cependant

en ce sens existentiel fondamental – histoire des techniques ». 100 En actualisant son essence

technicienne, l’homme entre dans l’histoire et devient historique. Si la technique est moins importante

pour l’homme primitif, c’est qu’elle n’est pas pleinement objectivée, elle fait partie d'un ordre

magique, d'un tout qui détermine l'action des hommes. Le déphasage de ce tout donnera naissance à

la subjectivité et à l'objectivité. Leur concrétisation donnera naissance à la religion ainsi qu'à la

technique. Cette dernière finira par prendre une place de plus en plus importante dans la vie des

hommes et finira par éclipser la religion.

Conclusion : la technique comme destin de l’homme

L’histoire de l’homme commence avec le symbole, mais surtout avec la technique. Contrairement

aux autres animaux, l’homme est nu. Il n’est fait pour aucun milieu. La technique est donc nécessaire

à son intégration. Le premier acte historique a été la production des moyens permettant à l’homme de

satisfaire ses besoins :

Pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir, et plein d'autres choses.

Le premier acte historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire

ces besoins, la production de la vie matérielle même, et cela est en effet un acte historique, une condition fondamentale de toute histoire, qui doit être accomplie encore aujourd’hui

comme il y a des milliers d’années, chaque jour et à toutes heures, rien que pour

maintenir les hommes en vie. 101

L’histoire de l’homme, c’est fondamentalement l’histoire de la technique. Sauf peut-être dans

quelques rares cas, on ne peut retracer l’histoire d’une dimension de la vie humaine sans faire

parallèlement une histoire des techniques. Faire l’histoire de la science, c’est du même coup faire une

histoire des techniques et instruments d’observation et d’expérimentation comme faire l’histoire de

99 Ibid., p. 58 100 Ibid., p. 63 101 MARX, Karl, Idéologie allemande, œuvre ph. T. VI, p. 166

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la guerre, c’est sans doute encore faire une histoire des techniques de combat et des armes. Le

produire-technique détermine la possibilité ou l’impossibilité de types donnés de mondes et donc de

sociétés. Bref, la technique n’est pas un phénomène neutre, comme disait Ellul « [elle] a en soi un

certain nombre de conséquences. » 102 Ce sont ces conséquences, positives ou négatives, qui font

l’histoire. Le phénotype étendu de l'homme est indéterminé, il évolue et se transforme sans cesse :

« L’histoire des sociétés humaines se fait par la production des moyens permettant aux hommes de

satisfaire leurs besoins matériels. » 103 Certes, la culture est aussi importante. Mais elle n’a pas le

caractère cumulatif du savoir technique qui, à mesure qu’on avance dans l’histoire, lui confère

précisément un rôle de plus en plus important au point qu’elle finit bien par être le moteur du devenir

de la société toute entière. L’autonomie de la culture est sans aucun doute bien réelle, car en dépit de

ce qu’a soutenu un certain marxisme, et même Marx lui-même, on ne peut pas dire qu’un certain

degré de développement technique « détermine » une culture. Mais il contraint sans aucun doute

l’éventail des possibilités de manifestation culturelle. La culture peut servir de régulation à l’action,

définir des buts et les orientations que devrait suivre le phénotype étendu des hommes en raison de la

distanciation qui est sienne. Sous ses déterminations symboliques et techniques, l’homme du

quotidien est parfois libre, parfois esclave. Par contre, en soi, l'homme, entendons ici l’espèce, est

ontologiquement libre, car il produit lui-même, par le symbole et la technique, « le monde ». Le

symbole met à distance l'homme de la nature, alors que la technique l’y réintègre. C'est sans doute ce

jeu complexe et dialectique entre distanciation symbolique et intégration technique qui est le véritable

principe de l’advenir de la mondéité, plutôt que la technique seule. L'homme est donc par essence un

animal symbolique et technique. On ne doit donc pas le réduire qu'à l'une de ses dimensions

fondamentales comme l'ont fait certains auteurs. Ces deux dimensions sont importantes et cruciales

pour la survie de l'homme. Nous plongerons maintenant au cœur de la critique philosophique qu'a

subie la technique au milieu du 20e siècle. La thèse fondamentale que nous analyserons : la

technologie aliène l'homme en brimant sa liberté.

102 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 169 103 AXELOS, Kostas, Marx penseur de la technique, p. 75

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DEUXIÈME PARTIE :

LES CRITIQUES PHILOSOPHIQUES DE LA TECHNIQUE MODERNE

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Chapitre 4 : Heidegger ou la technique comme accomplissement de la métaphysique

Heidegger est un héritier de la phénoménologie de Husserl. C’est ainsi que pour lui, la connaissance

de l’être doit passer par celle de celui qui la construit, en l’occurrence par la connaissance analytique

du Dasein, de cet étant ouvert qui donne l’être-là à l’être de ce qui se présente à lui. La connaissance

préalable à la construction ontologique est ainsi celle de l’homme considéré comme un « être-au-

monde », c’est-à-dire un étant ouvert aux autres étants du monde. Nous ne reviendrons pas sur ces

considérations ontologiques dont nous avons abondamment parlé au deuxième chapitre. Ce qu’il est

important de retenir, c’est que le rapport primordial qu’entretient le Dasein avec son monde est

technique et pratique : « C’est par la médiation de l’outil qu’il cherche à s’approprier le monde et le

rendre utilisable. L’« utilisabilité » est une des formes premières de l’être-au-monde de l’homme en

tant qu’il cherche à domestiquer la nature. » 104 Cette thèse n’a pas en soi un caractère critique mais

elle est de nature ontologique. C’est seulement après ce qu’il appelle « son tournant » (Kéré)

qu’Heidegger entamera sa critique des sciences et de la technique. Ce tournant ne marque pas la fin

de sa recherche ontologique, mais plutôt un nouveau point de départ : ce n’est plus le Dasein, mais le

langage qui servira alors de fil conducteur à ses recherches.

4.1 La technologie comme intentionnalité erronée

La philosophie d’Heidegger et la célèbre critique de la technique moderne qu’elle rend possible, nous

propose une réponse à la question de l'origine de la destruction de notre environnement. La pollution

et la destruction des écosystèmes sont apparues avec la technologie qui a rendu possible les grandes

phases d’industrialisation. Si nous détruisons notre environnement, c’est que la technologie agit

différemment de la technique dans son mode de dévoilement et que celle-là nous induit en erreur en

ce qui a trait à l’essence des choses. Pour citer Heidegger, la technique moderne « recèle le danger

que l’homme se trompe au sujet du non-caché et qu’il l’interprète mal. »105 Cette interprétation

erronée se manifeste lorsque le « non-caché n’est plus un objet pour l’homme, mais qu’il le concerne

exclusivement comme fond, et que l’homme, à l’intérieur du sans objet, n’est plus que le commettant

du fond [...]. » 106 . La technique moderne nous induirait en erreur au sujet des étants et par le fait

104 PARAIRE, Michael, 20 philosophes pour le bac et après, p. 164 105 HEIDEGGER, Martin, la question de la technique, p. 17 106 Ibid., p. 17

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même à propos de l’essence même des choses, car elle ne dévoile pas la venue en présence de l’être

comme le fait la techné ou la technique traditionnelle. Son mode de dévoilement est d'une tout autre

nature. De la même manière qu’elle nous induit en erreur, elle donne une réponse au mystère de l’être

en qualifiant l’étant comme fond, occultant ainsi son mystère. Elle nous masque « l’éclat et la

puissance de la vérité » 107 comme dévoilement. Dans son dépassement de la métaphysique,

Heidegger affirme que c’est ce « déclin de la vérité de l’étant qui mène à la dévastation de la terre. »

108 Autrement dit, si nous assistons aujourd’hui à une telle dévastation, c’est que nous sommes induits

en erreur par la technologie elle-même. Elle nous offre une représentation du monde erronée. Cette

« interprétation » du monde par la technique nous la prenons pour le vrai, pour ce que sont les choses

dans leur essence, c’est-à-dire fond disponible. Heidegger appelle « Gestell », le dispositif qui

commet l’homme à l’exploitation de l’étant et aujourd’hui, « [il] arrive à sa domination absolue, au

sein de l’étant lui-même en tant que celui-ci sous la forme dénuée de vérité du réel et des objets. » 109

Dans la vision heideggérienne, la technique moderne forme maintenant une entité qui commet

l’homme à détruire la terre. La technologie ne correspond plus à cette production qui permettait à

l’homme de faire advenir la mondéité alors que se dévoile à lui le mystère de l’être. Elle dévoile autre

chose; elle dévoile un fond de matière disponible et nécessaire à sa propre continuation, à son propre

développement. Par la même occasion, elle détruit la terre et les mondes humains qui la peuplent.

Mais, pourquoi dévoile-t-elle alors l’étant comme fond, plutôt que comme présence à l’être, comme

c’est le cas pour la techné? Alors que la techné dévoile l’étant par l'usage et la production, la technique

moderne, pour sa part, dévoile dans l’usure par provocation et celle-ci a lieu « lorsque l’énergie

cachée dans la nature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est

accumulé, l’accumulé à son tour reparti et la reparti à nouveau commué. » 110 Ainsi, les étants et le

monde lui-même ne sont plus ce qu’ils sont dans leur présence, comme ustensilité, mais autres choses;

ils deviennent énergies disponibles selon des modalités autres que ce qu’ils sont en tant qu’objet :

« Ce qui est là au sens de fond n’est plus en face du nous comme objet. » 111 Dans ce non-monde

l’entièreté de l’étant devient pour nous une source d’énergie, une matière première occultant ainsi

l’être même des choses dans leur présence : l’arbre que se trouve devant moi n’est plus un arbre, un

objet phénoménologique, mais une fibre pouvant devenir papier. L’arbre n’est plus un objet dans la

mesure où il est commis dans un système de commisération. La rivière n’est plus une rivière, car elle

est commise à travers un système hydroélectrique, etc. « Le dévoilement, qui provoque dans la

107 Ibid., p.18 108 HEIDEGGER, Martin, dépassement de la métaphysique, essaie et conférence, p. 82 109 Ibid., p. 81 110 HEIDEGGER, Martin, La question de la technique p. 13 111 Ibid., p.13

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technique moderne, est une interpellation de la nature » 112 et cette interpellation « […] exige de toute

chose dans la nature qu’elle donne sa raison. » 113 Sous cet ordre technologique, la raison d’être des

choses c’est l’exploitation sans limites.

De ce fait, lorsque l’étant n’est plus qu'un simple fond et que l’homme se retrouve ainsi abandonné

loin de l’être même des choses, il n’a aucun scrupule à s’approprier l’étant dans l’usure, en opposition

à l’usage, comme s’il en était le maître absolu, d’où la destruction de l’étant lui-même. Bref, alors

que la techné contribuait à la production du monde par sa capacité à faire advenir la mondéité, la

technologie contribuerait plutôt à sa destruction par sa puissance d’universalisation; elle tend à

transformer les différents mondes humains en un seul non-monde. Le monde ainsi obtenu est qualifié

de non-monde par Heidegger, car il devient matière première et sujet de toute usure; les objets qui le

composent ne sont plus des objets, mais du commissible. L’intentionnalité est différente dans la

pensée technique : l’homme n’a plus une visée du monde comme étant un ensemble d’objets utiles

pouvant servir à la production d’un monde, il intentionnalise dorénavant le monde à travers le Gestell

qui le perçoit comme un « complexe calculable et prévisible de forces » 114 exploitables. Le Gestell,

suivant les mots de Heidegger, est un appel provocant qui réquisitionne l’homme à commettre comme

fond ce qui se dévoile. Bref, la technologie dévoile l’étant comme énergie pouvant être commise dans

un futur proche selon des directions prédéterminées d’avance. Inversement, les techniques anciennes

comme le moulin à vent n’accumulaient pas de l’énergie, car il est livré à une énergie qui se manifeste

de soi-même. Elle est aussi incalculable, donc accidentelle, l’homme n’a aucun contrôle sur la

quantité d’énergie livrée et il n'a aucun moyen de l’accumuler.

4.2 La technologie en tant que métaphysique accomplie

Si la technique moderne est qualifiée de métaphysique, c’est notamment parce qu’elle donne une

réponse en mystère de l’être, comme la plupart des métaphysiques occidentales, en affirmant que

l’étant se trouve là pour servir de fond, mais surtout, c'est qu'elle est devenue l’universel abstrait qui

détermine toute chose, la nature et l’homme, comme fond disponible, réquisitionnable. Elle a donc

accompli le projet de la métaphysique occidentale en devenant la structure rationnelle qui détermine

l’être des choses, sous laquelle toutes choses sont subsumées, ordonnées. Pour mieux comprendre

112 KALINGA, Métaphysique et technique moderne chez Martin Heidegger, p. 191 113 Ibid., p. 194 114 HEIDEGGER, Martin, La question de la technique, p. 15

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cette idée, nous allons retourner brièvement à Platon et Hegel.

4.2.1 Platon et le projet de la métaphysique

C’est avec Platon, pense Heidegger, que se définit pour la première fois la métaphysique comme

projet de l’ontologie fondé sur l’axiome selon laquelle la pensée et l’être sont liés par le Bien. C’est

donc le Bien qui assure la vérité comme adéquation. Le philosophe a accès à l’Être par la pensée et

le projet métaphysique se définit comme la soumission du réel éphémère et mouvant à la rationalité

de l’être immobile et éternel. En d’autres mots, le projet de la métaphysique consiste à soumettre le

réel au logos. On retrouve ce projet dans la République de Platon, ou l’idée fondamentale « […]

consiste à attribuer les pleins pouvoirs au logos, et la république platonicienne peut se définir comme

logocratie […] ».115 Le projet platonicien comporte la croyance en la possibilité d'une société où

tout est soumis au logos, à la rationalité, aux universaux. La métaphysique n’est pas qu'un simple

savoir, « elle est partie intégrante d’un projet de reconfiguration intégrale du monde et de la vie

humaine, projet dont Platon affirme qu’il est « difficile, mais possible, » ainsi réservé aux « hommes

de l’avenir. » 116

4.2.2 La métaphysique comme structure du réel : Hegel

Hegel pour sa part, prétend avoir accompli la métaphysique en dépassant les limites posées par Kant.

En effet, Kant avait discrédité l’ancienne métaphysique en montrant, notamment, que l’on tombait

sur des antinomies lorsqu’on essayait de résoudre certains problèmes métaphysiques. Or Hegel

contourne cette difficulté en faisant de la métaphysique, des antinomies de la raison qui l’actualisent

aussi bien, la structure même du réel en mouvement par laquelle le concept acquiert son propre

contenu. L’histoire universelle, pour Hegel « est l’effectuation de l’universel, c’est-à-dire l’activité

par laquelle l’Absolu produit sa propre effectivité par la médiation du temps. » 117 L’absolu n’est

donc pas une entité séparée, il est mis en œuvre par l’histoire. Hegel nous démontre que le concept

acquiert lui-même son contenu avec le temps. Un exemple simple : quelqu’un peut très bien se

représenter le concept de richesse sans être riche or, cette richesse pourra devenir effective pour

l’individu qui se la représente par l’activité, par le travail. En travaillant, l’individu peut actualiser le

115 VIOUAC, Jean, l’époque de la technique, p. 187 116 VIOULAC, Jean, l’époque de la technique p. 187 117 Ibid., p. 198

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concept de richesse qui lui était jusque-là seulement présent dans l’esprit. Il en va de même pour tous

les concepts, dont celui d’absolu qui acquiert son contenu au fil de l’histoire. « Or, le temps de

l’accomplissement de l’absolu, c’est le nôtre : l’époque qui s’est ouverte avec la révolution

scientifique du 17e siècle, la révolution industrielle, la révolution technologique et celle d’une

rationalisation intégrale du réel […] » 118 Si pour Hegel l’Absolu se concrétise dans l’État moderne,

il n’en est rien pour Heidegger. Pour ce dernier, la métaphysique n’est pas accomplie avec Hegel, elle

est seulement au début de son achèvement. S’il en est ainsi pour Heidegger, c’est que « la volonté

n’est pas encore apparue comme volonté de volonté […]. »119 Or, c’est seulement à travers le Gestell

que la métaphysique apparaît comme volonté de volonté et c’est en celle-ci que la métaphysique

s’accomplit. Par le calcul absolu de toutes choses qui régit la technique moderne, la technique s’assure

elle-même de sa propre continuité tout en accroissant sa puissance, « la volonté de volonté dite

Heidegger rejette tout but, elle ne veut qu’elle-même […]. » 120 Le Gestell ne veut que sa propre

continuation, il existe que pour son propre progrès, et c’est pour ça qu’il exploite la terre, « la

technique se donne comme volonté de puissance, c’est-à-dire volonté de disposer d’une

chose. » 121 Kalinga résume bien le lien entre technique et métaphysique dans la perspective

heideggérienne :

Dans la technique, la question de l’être n’existe plus. En elle, il n’y a que des étants. La technique, comme métaphysique achevée, met en place un certain ordre du monde, une

organisation des choses. La technique devient une métaphysique achevée en ce sens

qu’elle a réalisé toutes les tâches assignées à la métaphysique, notamment le règne de la volonté de puissance, l’oubli de l’être, la pensée rationaliste de la fondation, l’application

du principe de raison suffisante, la maîtrise ou le pouvoir de l’homme : exiger de toutes choses sa raison et laisser les choses être vues ou perçues par l’homme. 122

4.3 L’homme de la métaphysique effective

Cette métaphysique effective régit désormais tous les aspects de la vie humaine, dont la culture et la

politique en leur montrant les voient à suivre, tout en les maintenant en mouvement; c’est elle qui en

détermine les buts. Le Dasein, tout comme les étants, sont désormais déterminés par l’Absolu incarné

par la technique. Les hommes, devenus hommes de labeur, travaillent pour l’universel, pour la

puissance du rationnel. Or, ce but, qui consiste en l’accroissement de la puissance, donc des moyens,

118 Ibid., p. 199 119 HEIDEGGER, Martin, Dépassement de la métaphysique, p. 87 120 WEYMBERGH, Maurice, J. Ellul et M. Heidegger le prophète et le penseur. p. 90 121 KALINGA, Asana, Métaphysique et technique moderne chez Martin Heidegger, p. 158 122 Ibid., p. 158

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est en réalité absence de but. Le technique ne cherche qu’à s’accroître pour elle-même, d’où le concept

de « volonté de volonté ». Par contre, si cette métaphysique nous semble vraie c’est parce qu’elle

nous permet de manipuler le réel selon nos désirs et notre volonté et que l’homme met en sûreté les

choses pour une utilisation future. Mais « si quotidiennement c’est l’homme qui est consommateur, il

ne l’est qu’en tant que fonctionnaire d’une machine qui lui impose de remplir cette fonction. » 123

Dans la mesure où ce but est l’absence de but, l’usage devient une usure. Cette usure se manifeste par

la destruction de l’étant et des choses pour la mise en sûreté. Le grand danger réside dans le fait que

l’homme lui-même puisse devenir l’objet de cette usure, occultant ainsi la vérité de son être comme

Dasein. Dans cette usure dirigée le monde devient non-monde et les hommes des non-hommes,

puisque les objets ne sont plus de simple présence et l’homme n’est plus homme, mais homme de

labeur, une fonction dans l’appareil qui le commet à l’exploitation : « Toute la pensée technique, de

même que la pensée métaphysique dont elle est l’achèvement, est une pensée rationaliste, de la

présentation et de la représentation soutenue par l’homme comme maître. Dans cette pensée

technique, l’homme et la chose sont pensés en termes d’instruments. »124 Puisque la rationalisation

technique nous montre le moyen le plus efficace, et que celui-ci n’est pas pluriel, elle entraîne

l’uniformisation de la direction et des hommes. La technique moderne détruit donc la terre et les

mondes qui y vivent en universalisant sa visée intentionnelle mettant ainsi fin à l’histoire. Pour ces

raisons : « L’homme n’est plus aujourd’hui maître ni possesseur de quoi que ce soit, il est au contraire

asservi et dépossédé par une machinerie planétaire qui dévaste méthodiquement une nature réduite

au rang de matière première […] » 125 Pour Heidegger, nous sommes désormais tous soumis et

réquisitionnés par l’absolu technique à détruire l’étant. L’homme n’est plus libre, car non seulement

il ne produit plus de monde, mais il est devenu la simple fonction d’une immense machine qui détruit

la terre.

123 VIOULAC, Jean, l’époque de la technique p. 171 124 KALINGA, Asana, Métaphysique et technique moderne chez Martin Heidegger, p. 157 125 VIOULAC, Jean, l’époque de la technique p. 82

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Chapitre 5 : Ellul ou l’autonomie de la technique

Jacques Ellul est un théologien protestant et un sociologue. Il enseigna aussi la pensée de Marx

pendant plus de 30 ans, mais il s’est toujours tenu à l’écart de cette doctrine, même si elle l’a sans

doute influencé. Il est connu notamment pour sa critique de la technique, qui est, pour lui, le vecteur

de l’aliénation. Son œuvre est entièrement axée sur la notion de liberté : « Rien de ce que j’ai fait,

vécu, pensé ne se comprend si on ne le réfère pas à la liberté » 126 . Défendre la liberté face à ce qui

la menace, tel est le combat d’Ellul tout au long de son œuvre. Pour lui, la plus grande menace à la

liberté au 20e siècle ce n’est pas un régime politique ou une idéologie, mais bien le développement

de la technique.

5.1 La technique comme milieu

Aujourd’hui, l’homme vit dans un monde nouveau. La technique est présente partout et notre monde

est technicisé à l’extrême. Peu importe où nous posons les yeux, nous voyons des objets techniques :

ordinateur, radio, télévision, crayon… Nous vivons littéralement entourés d’objets techniques; même

à l’extérieur de notre demeure la technique règne en maître sur une nature évanescente. C’est pourquoi,

pour Ellul, la technique a changé de statut par rapport à l’homme. Elle est devenue son milieu, son

monde : nous n’habitons plus un milieu naturel, mais un milieu artificiel, un milieu technique. Qui

dit nouveau milieu, dit aussi nouvelle détermination : « Au-delà d’un degré de technicisation, on

passe d’une société déterminée par les facteurs naturels à une société déterminée par les facteurs

techniques. » 127 Dans ce nouveau type de société, « c’est la cohérence technicienne qui fait

maintenant la cohérence sociale, mais ce n’est pas une technocratie au sens propre du terme » 128 .

Autrement dit, ce ne sont pas les techniciens qui exercent le pouvoir comme classe sociale, dit Ellul,

et la cohésion sociale n’est plus maintenue par une idéologie forte, comme le culte du dieu-roi de la

mégamachine ou le catholicisme du moyen-âge. Ce qui reproduit l’unité est une nécessité technique

en mouvement. La technique n’est plus un simple intermédiaire entre l’homme et son milieu, elle est

donc devenue objective par rapport à la civilisation : « [Elle] a pris corps, elle est devenue réalité par

elle-même. Elle n’est plus seulement moyenne et intermédiaire, mais objet en soi, réalité

126 ELLUL, Jacques, À temps et à contretemps, Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, p. 162 127 ELLUL Jacques, Le système technicien, p. 77 128 Ibid. p. 19

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indépendante avec qui il faut compter. » 129 L’homme évolue donc dans un monde nouveau, libéré

des contraintes de la nature. Or en s’affranchissant par la technique, l’homme n’est pas parvenu au

bout de ses peines, car non seulement son nouveau milieu ne l’a pas rendu plus libre, mais il a perdu

une grande part de sa liberté. Le monde de la technique ne serait pas conforme à ce qu’est l’homme.

Il ne serait pas un monde fait pour l’homme, ou plutôt, l’homme ne serait pas fait pour vivre dans ce

monde. Pour l’homme, ce monde serait donc un non-monde, car ce monde est celui de la technique,

créé par la technique, pour la technique : « Le milieu dans lequel vit l’homme n’est pas son milieu »130.

Parmi les conséquences de cet état de fait, nous dit Ellul, il y a l’augmentation de nombre de maladies

mentales (dépression, anxiété, insomnie) et des maladies physiques (cancers de toutes sortes). Dans

ces circonstances, le but fondamental d’Ellul dans son œuvre : « Affirmer et défendre la liberté de

l’homme face aux périls qui la menacent » 131 . Outre le fait d’être devenu un nouveau milieu pour

l’homme, la technique est devenue un ensemble de méthodes et de moyens rationnels abstraits. C’est

pourquoi Ellul peut affirmer que « la technique a accompli une autonomie à peu près complète à

l’égard de la machine. » 132 Or, comme nous l’avons vu, la technique ancienne est autonome aussi

par rapport à la machine, elle est un maniement du réel qui peut prendre toutes les formes décrites par

Ellul. Bref, pour la première fois l’homme vit dans une société technicienne et l’avènement de ce

nouveau type de société marque la fin de l’histoire. En effet, « la société technicienne apparaît à la

fin de la période historique et avec l’émergence du système technicien l’on passe à la post-

histoire. »133 La fin de l’histoire est donc accomplie selon Ellul. Elle n’est donc plus une construction

philosophique, mais une réalité accomplie en raison du développement technique. Qu’est-ce qui

caractérise la post-histoire? Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la technique forme

désormais un système qui s’étend sur l’ensemble de la planète. Pour Ellul ce phénomène a modifié

fondamentalement nos sociétés et notre façon d'être : nous sommes passés d’une société de l’écrit, à

une société de l’image; d’un déterminisme psychologique à un déterminisme technique, d’une

médiation symbolique à une médiation technique. Ce système, devenu autonome, brimerait une

grande part de la liberté humaine. L’obsolescence de la liberté est aussi rendue effective en raison

d’un autre phénomène lié au premier, l’intégration totale de l’homme à son milieu.

129 ELLUL, Jacques, La technique ou enjeu du siècle p. 58 130 Ibid, p. 294 131 TROUDE-CHASTENET, Patrick, Ellul l’inclassable, p. 21 132 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu de siècle, p. 2 133 WEYEMBERGH, Maurice, J. Ellul et M. Heidegger le prophète et le penseur, p. 86

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5.2 Le système technicien

Affirmer que la technique forme maintenant un système, qu’est-ce que cela implique concrètement?

De quelle manière se constitue le système? Avant et afin répondre à ces questions, nous allons

examiner de plus près ce qu’implique la notion de système. Ellul définit un système comme un

ensemble d’éléments qui sont en interaction les uns avec les autres, de telle sorte que toutes

modifications de l’ensemble ou d’une partie de l’ensemble se répercutent sur tous les éléments. C’est-

à-dire que toutes modifications d’une partie du système affectent d’une manière plus un moins trouble,

plus ou moins positive, toutes les autres parties du système. Comme nous l’avons vu au deuxième

chapitre, la technique forme des réseaux de renvois. Or ces réseaux ne peuvent pas être considérés

comme des systèmes dans la perspective d’Ellul. Ils sont plutôt de nature phénoménologique, même

si parfois ils peuvent s’incarner de manière plus concrète. Si on prend par exemple un marteau et que

l’on trace son réseau de renvois, on se rend vite compte que les éléments formant le réseau ne sont

pas dépendants les uns des autres. En effet, si mon marteau est défectueux, cela n’aura aucun effet

sur le clou que j’ai enfoncé dans le mur pour soutenir un cadre. Il continuera à retenir mon cadre,

comme avant, et de manière aussi efficace. Le marteau ne forme pas un système avec le clou, le cadre

et le mur, même s’ils ont ensemble un certain lien d’ordre existentiel, voire ontologique, alors que

dans un système les liens sont plus concrets, plus forts. De plus, les éléments d’un système ont

tendance à se combiner et à entrer en relation avec d’autres éléments du système plutôt que d’entrer

en relation avec d’autres facteurs. Ainsi, un système a tendance à se clore sur lui-même et à former

un tout. Dire que la technique forme maintenant un système, c’est exprimer l’idée que les grands

ensembles techniques sont devenus co-dépendants. Par contre, pour Ellul, « le système technicien

n’est pas achevé : il n’est pas clos, il n’est pas un système évoluant par sa seule et unique logique

interne : il comporte donc une grande marge d’aléa. »134 Cette ouverture confère au système

technicien la possibilité d’une évolution constante, il est souple et dynamique, nous ne pouvons donc

pas prévoir ce qu’il sera ni comment il va évoluer dans le futur. Il ouvre sans cesse de nouvelles

possibilités techniques prêtes à être exploitées. Il évolue donc sans finalité. L’homme évoluant dans

ce système reste donc devant l’inconnu, il ne peut prévoir les aboutissements d’un tel système en

constante évolution. Puisque l’homme n’a pas choisi consciemment de vivre dans un tel système, il

n'a aucunement la mainmise sur celui-ci; il est la résultante de travaux isolés et a priori sans lien et

non le résultat d’une finalité bien comprise que les techniciens ou les hommes en général se seraient

donné.

134 ELLUL, Jacques, le système technicien p.90

Page 68: Mémoire Dominic Richard...Le développement sans précédent des moyens de transport et de communication, le développement de nouvelles formes d'énergie et de l’ingénierie, les

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Plus concrètement, chez Ellul, le système technicien est composé de plusieurs sous-systèmes

techniques, qui entrent en relation les uns avec les autres pour finalement former un tout englobant et

déterminant. Parmi ces sous-systèmes, on peut nommer les systèmes de transport, le système

ferroviaire, le militaire, la poste, les réseaux de distribution, le système financier, etc. De ce fait, pour

lui le système technicien n’est pas une essence fantasmagorique, il n’est pas une idée, il n’est « […]

pas abstrait ni théorique, il est seulement la résultante de la relation entre ces multiples sous-systèmes

[…]. » 135 De manière plus fondamentale, cette entité technicienne est, selon Ellul, la résultante de

deux dimensions qui s’entrecoupent et à travers lesquelles se concrétisent plusieurs aspects et

caractéristiques de la technique moderne : le phénomène technique et la progression technique. Si

« le phénomène technique est […] la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre

temps, de rechercher, en toute chose la méthode absolument la plus efficace »136 , la progression

technique, quant à elle, est le fait que le changement s’explique par une relation d’interdépendance

entre les techniques et que le tout progresse sans finalité. Comme le souligne Weyemberg, dans un

article consacré à comparer la philosophie de Heidegger et celle d’Ellul, le dispositif et le système

peuvent être mis en parallèle : « L’homme ne dispose en effet pas plus du dispositif qu’il ne commande

le système : la technique au stade planétaire n’est pas un instrument neutre […], elle réquisitionne et

mobilise l’homme. »137 De même, « la volonté de volonté, dit Heidegger, rejette tout but, elle ne veut

qu’elle-même, comme le système. » 138 Comme le Gestell, ce système forme une unité et cette unité a

accompli l’un des grands projets de la métaphysique: « [...] Il y a un désir bien plus fondamental chez

l’homme que celui de marcher sur la lune, et c’est le désir de l’unité — arriver à tous ramener à l’un

– […] grand souci des philosophes : et une fois de plus, ce que l’homme avait ébauché

intellectuellement c’est la technique qui l’accomplit. » 139 Dans cette perspective, pour Ellul aussi, la

technique a accompli la métaphysique, car « l’unité cesse d’être une construction métaphysique, elle

est maintenant assurée, donnée, dans le système. » 140 De plus, l’ordre naturel sous ce système,

comme sous le Gestell, est réduit à sa plus simple expression, c’est-à-dire réduit au rang de matière

première : « L’homme vivait dans un milieu naturel et utilisait des instruments techniques pour vivre

mieux, s’en défendre et l’utiliser. Maintenant l’homme vit dans un milieu technicien et l’ancien monde

naturel lui fournit seulement son espace et des matières premières. » 141 Plusieurs rapprochements

peuvent donc être faits entre le système technicien chez Ellul et le Gestell heideggérien. Nous allons

135 Ibid., p. 271 136 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu du siècle p. 19 137 WEYEMBERGH, Maurice, J. Ellul et M. Heidegger, le prophète et le penseur, p. 90 138 Ibid., p. 90 139 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 220 140Ibid., p. 220 141Ibid., p. 58

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maintenant nous attarder à une des caractéristiques du système qui brime la liberté humaine soit

l’autonomie.

5.3 L’autonomie de la technique

« Autonomie de la technique », voilà une expression qui peut nous sembler surprenante. Cette

expression sonne comme un oxymore à nos oreilles, car « autonomie » rime en quelque sorte avec

« liberté », et en aucun cas la technique ne saurait être libre. Aucun objet et aucune méthode ne sont

libres, car ils ne sont qu’intermédiaires entre l’homme et ses activités, une médiation entre l’homme

et son milieu. Une médiation ne saurait être autonome vis-à-vis de ce qu’elle médiatise, puisque c'est

elle-même qui fait le pont entre les deux. Mais pour Ellul, ironiquement, c’est dans la médiation que

l’on peut voir s'incarner le plus haut degré d’autonomie de la technique : « Le système technique

médiateur devint médiateur universel, excluant toute autre médiation que la sienne. C’est le plus haut

degré de son autonomie. » 142 La technique est devenue le médiateur universel, elle médiatise

désormais les hommes entre eux, elle médiatise aussi l’homme et le milieu naturel, tout comme elle

médiatise l’homme et le système technicien. Bref, « la conscience sociale ou individuelle aujourd’hui

est formée directement par la présence de la technique, par l’immersion de l’homme dans ce milieu

[…] sans médiation d’une culture. » 143 L'ordre technicien remplace la culture selon Ellul, voilà

comment se concrétise concrètement l'autonomie de la technique. Par contre, chez cet auteur, cette

thèse semble poser certains problèmes d’ordre conceptuel. Ellul écrit dans un style particulier qui

frôle parfois la polémique et on a parfois l’impression que la thèse de l’autonomie de la technique

relève de l’ontologie; comme si la technique était devenue une entité ontologique complètement

autonome par rapport aux autres sphères de l’existence, les absorbant dans son sillage, un genre de

trou noir ontologique engloutissant tout sur son passage. Heureusement, nous allons voir qu’il n’en

est pas ainsi. La technique n’est pas devenue une entité ontologique autonome et anthropomorphique

détruisant toute sur son passage, même si l’on peut avoir cette impression parfois, en lisant Ellul :

« L’affirmation de cette autonomie doit être comprise comme une proposition sociologique et non

comme une proposition ontologique. » 144

La société humaine peut être comprise comme une interaction entre plusieurs dimensions comme

l’économie, la politique, la culture, la morale, etc. Dans cette perspective « l’idée de l’autonomie

142 Ibid., p. 47 143 Ibid. 144 CEREZUELLE, Daniel, Réflexion sur l’autonomie de la technique, p.110

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consiste précisément à considérer que le niveau technique s’est automatisé par rapport à la décision

politique, aux contraintes économiques, et aux considérations morales. » 145 Il faut donc interpréter

cette autonomie comme le fait que la technique est devenue une dimension sociale en elle-même qui

tend vers son indépendance complète, quoique cette indépendance ne puisse probablement jamais

être complétée. Fondamentalement, l’idée de l’autonomie de la technique sous la plume d’Ellul

signifie que les lois auxquelles la technique obéit sont indépendantes de la politique, de l’économie,

de l'éthique et des valeurs spirituelles; que la technique est devenue une dimension sociale à part

entière obéissant à ses propres lois tout comme le politique ou l'économique obéissent à des lois et

des règles qui leur sont propres. Ellul va même plus loin en affirmant que « la technique conditionne

et provoque les changements sociaux politiques et économiques. » 146 Non seulement la technique est

devenue une dimension sociale en elle-même, cette dernière conditionnerait les autres dimensions!

Par le passé la technique était un intermédiaire entre l’homme et son milieu, elle ne formait pas une

dimension sociétale à part entière. Elle était incorporée en quelque sorte dans les autres dimensions.

Le déterminé est devenu le déterminant, le rôle s’est inversé dans la relation entre société/technique,

mais aussi dans la relation technique/homme. Voilà que signifie l’autonomie de la dimension

technique. Cette détermination peut aussi être comprise comme une subordination des autres sphères

à la technique. Il faut donc comprendre l’idée de l’autonomie aussi comme le fait que « le

développement technique obéit à une logique propre aveugle aux besoins et aux finalités. La science,

l’état, l’économie, la culture lui sont subordonnés ». 147 Ellul va même plus loin. Pour lui il y a non

seulement une subordination des différentes sphères de l’activité humaine au profit de la technique,

mais cette dernière transforme et réorganise ces activités. Cerezuelle interprète la thèse de

l’autonomie de manière légèrement différente. Pour lui, l’autonomie signifie fondamentalement que :

« Les effets très importants de la technique échappent, en fait au choix individuel et collectif et qu’ils

sont le résultat d’un fonctionnement propre de la technique, laquelle n’offre qu’une faible prise aux

décisions et aux préférences morales, culturelles et/ou politiques. » 148 Cette interprétation semble

être correcte, car comme nous l’avons vu, pour Ellul la technique évolue de manière causale, et ce en

l’absence de toute finalité consciemment exprimée par l’homme. De plus, en raison de son

ambivalence149, il est impossible d’échapper aux effets négatifs de la technique. Voilà pourquoi une

145 VITALIS, André, Information et autonomie de la technique p. 158 146 ELLUL, Jacques, Technique ou enjeu du siècle, p. 122 147 VITALIS, André, Information et autonomie de la technique p.158 148 CEREZUELLE, Daniel, Réflexion sur l’autonomie de la technique, p. 99 149 L’ambivalence exprime l’idée que le progrès technique n’est en soi ni bon ni mauvais, ni neutre, mais fait

d’un complexe d’éléments positifs et négatifs. On ne peut donc pas séparer les effets négatifs des effets positifs.

Un exemple donné par Ellul: la pilule contraceptive a permis à la femme de se libérer sexuellement, mais d’un

autre côté, elle a provoqué une augmentation, voire une explosion, des maladies transmises sexuellement.

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grande part du phénomène technique échappe à l’homme et à ses institutions qu’elles soient d’ordre

moral, économique ou politique. Les effets de la technique ne sont pas sans conséquence sur les autres

sphères, c’est ce que tente de nous démontrer Ellul tout au long de sa trilogie sur la technique. Bref,

de manière fort simplifiée, l’autonomie de la technique signifie qu’elle n’est pas complètement

soumise au vouloir humain. Cette autonomie brime notamment deux des libertés fondamentales de

l'homme, soit sa liberté politique et sa liberté éthique.

5.4 Conséquences de l’autonomie de la technique sur les autres sphères sociales

5.4.1 L’autonomie de la Technique et la politique

Pour Ellul, non seulement le développement technique échappe à la décision politique, mais il

modifierait la dimension politique de plusieurs manières. Premièrement, dans son ascension vers la

puissance et dans son expansion planétaire, la technique a mis fin à une guerre qui perdurait en

occidents, et en détruisant les protagonistes elle est devenue maître et reine de la destinée humaine.

La technique sonne le glas des idéologies. Le technicisme est devenu la seule manière d’appréhender

le monde, il est devenu la pensée unique à laquelle il nous faut tous nous plier sous peine d’être

étiqueté de rétrograde, de réactionnaire, voire de primitivisme! On n’arrête pas le progrès, voilà la

maxime que tout le monde a à la bouche lorsque l’on critique le progrès technique. Si pour Ellul nous

ne sommes pas encore totalement entrés dans un monde post-idéologique contrairement à ce

qu’affirme Anders. Celui-ci n’est pas loin à l’horizon, car les idéologies semblent vouloir s’effacer

sous le poids de la technique et leurs différenciations devenir illusion, car pour ce dernier « la

technique induit un rapprochement des régimes politiques, une réduction du rôle des idéologies : par

exemple entre le système soviétique et le système américain. » 150 La technique entraîne donc

tranquillement les idéologies vers la mort, du moins vers l’obsolescence. Deuxièmement, l’autonomie

de la technique fait en sorte que la décision politique n’a plus d’emprise sur le développement de la

technique. Si un état refuse le progrès technique, il est voué à l’échec, car il ne sera pas compétitif sur

le plan mondial. De toute manière, comme la technique évolue de manière causale et intrinsèque les

politiques n’ont que très peu de pouvoir sur celle-ci. Dans la perspective d’Ellul, c’est l’État qui obéit

à la technique et non l’inverse, car, l’État est devenu une gigantesque organisation technique, une

puissance technicienne. Dans ces conditions : « […] Il ne peut donc aller que dans le sens de la

croissance, il est strictement conditionné par la technique à prendre que des décisions

150 ELLUL, Jacques, Le Système technicien, p. 154

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d’augmentation de puissance, la sienne et celle du corps social. » 151 De plus, comme l’état est

technicisé, les problématiques rencontrées sont des problèmes d’ordre technique plutôt que purement

politique et seuls des spécialistes de la question posant problème, donc des experts et des techniciens,

peuvent se pencher sur le problème et trouver la solution la plus efficace. Dans cette optique, ce sont

les techniciens et les experts qui prennent les vraies décisions et non l’homme politique élu. Bref,

dans nos états technicisés ce sont les décisions techniques et non politiques qui l'emportent, car

l’impératif technicien de rechercher l’efficacité optimale dans tous les domaines oriente et détermine

la politique; « cela veut dire que la souveraineté du peuple ou de ces représentants perd une grande

partie de son pouvoir en faveur de la science et de la technique. » 152 Or, il ne faut pas croire que

l’homme politique a laissé place aux techniciens ou aux scientifiques dans le processus de décision,

car ce n’est plus l’homme le réel agent du choix ici, c’est la technique. Comme l’affirme Ellul : « Il

n’y a pas de choix entre deux méthodes techniques : l’une s’impose totalement parce que ses résultats

se compte, se mesure, se voit et son indiscutable. » 153 Le choix est effectué, a priori, par la technique

elle-même, « l’homme n’est plus l’agent du choix ». 154 L’homme n’a que pour fonction d’enregistrer

et de déterminer quelle technique est la plus efficace. Nos États n’ont plus d’idéaux, ils n’ont plus de

finalité, outre le progrès technique et la croissance économique. L’état n’est plus qu’un appareil de

gestion soumis à la technique. Une phrase de Troude-Chastenet résume bien la pensée d’Ellul : « La

société moderne est « technicienne », car créatrice de technique et technicisée, car organisée en vue

du développement technique. » 155 Par contre, cette politique technicisée use de techniques de toutes

sortes afin que l’homme croie qu’il possède encore le contrôle sur sa destinée. La politique à travers

le spectacle médiatique nous donne l’illusion d’une certaine emprise sur le réel.

5.4.1.1 l’illusion politique

Pour Ellul, la politique moderne tend à devenir une illusion, une chimère que l’on alimente pour faire

croire aux hommes qu’ils sont libres et qu’ils détiennent entre leurs mains le pouvoir de changer le

monde, s’ils en ont la volonté. Or, il n’en est rien. Deux grands phénomènes techniques sont à

l’origine de l’illusion politique : la bureaucratisation (dans laquelle nous incluons l’expertise) et la

propagande médiatique (politique ou commerciale). En résumé, « les gouvernements s’agitent pour

151 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 142 152 LATOUCHE, Serge, Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien p. 33 153 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 260 154 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu du siècle, p. 47 155 TROUDE-CHASTENET, Lire Ellul, p. 33

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conserver l’apparence d’une initiative abonnée en réalité aux experts. » 156 La propagande, dans la

perspective d’Ellul, est une technique qui sert avant tout à façonner l’opinion publique, à lui donner

une certaine orientation, elle sert à pré-orienter notre vision du monde et des choses. Ce qu’on appelle

opinion publique dans les médias, ce n’est pas la pensée claire et réfléchie d’un peuple qui sait ce

qu’il veut, mais plutôt la pensée confuse, apparente et manipulée de l’homme de masse, de l’homme

assis devant l’écran. Or, puisque les politiques gouvernent d’après l’opinion publique, « celui qui crée

l’opinion publique lie par-là l’action du gouvernement et l’oblige à aller dans un certain sens. » 157

Les politiciens gouvernent donc suivant la pensée confuse de l’opinion publique créée par les médias.

Selon Ellul, ces dimensions nécessaires de la démocratie moderne sont en constante interaction et se

déterminent réciproquement : « L’homme politique agit dans l’univers d’images et d’opinions, mais

il peut aussi créer ces images et les modifier par ses moyens d’information et de propagande,

inversement, l’opinion se forme dans cet univers, détermine le politique qui ne peut gouverner qu’en

fonction d’elle. »158 Ce qui provoque, selon Ellul, une paralysie totale de la politique, car, même si

ces deux dimensions de la démocratie moderne sont en combat constant, nul n’a de réel pouvoir dans

cet univers médiatique : « C’est dans ces termes et par rapport à cet univers d’images que se

développe l’illusion politique, illusion de ceux qui croient aujourd’hui modifier la réalité même par

l’exercice du pouvoir politique. Illusion identique, mais inverse de ceux qui croient pouvoir maîtriser

et contrôler l’état par la voie d’une participation politique. » 159 Aussi, il n’y a plus de liberté

politique possible pour l’homme, car l’action politique, ce jeu illusoire entre opinion publique et

pouvoir politique, se joue dans ce qu’Ellul a appelé l’éphémère alors que tous les enjeux importants

se jouent au niveau du nécessaire. 160 Bref, sous un ordre technicien, l’homme perd sa liberté

politique, c’est-à-dire la liberté de choisir lui-même sa destinée. La liberté de choisir dans quel monde

il veut réellement vivre.

5.4.2 Autonomie de la technique et économie

L’autonomie de la technique face à l’économie est sans doute l’une des dimensions les plus critiquées

dans l’œuvre de Jacques Ellul. Il est clair que la dimension technique et la dimension économique

156 Ibid. p. 135 157 ELLUL, Jacques, L’illusion politique, p. 177 158 ELLUL, Jacques, L’illusion politique, p. 186 159 Ibid. p.187 160 Pour qu’il y ait un choix politique, on doit pouvoir choisir entre plusieurs options. Or, les décisions politiques

importantes, qui orientent la marche historique, n’offrent pas la possibilité d’un choix, car elles sont dictées par

la technique. Les politiciens n’ont pas le choix de prendre ces décisions, elles sont nécessaires. Les seuls choix

qui restent à l’homme politique se trouvent dans la sphère de l’éphémère, de l’actualité changeante et mouvante;

elles n’ont donc pas de réelle emprise sur l’avenir (comme la construction d'un pont par exemple).

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entretiennent des liens étroits et difficiles à analyser. La technique et son progrès général sont

indispensables pour les investissements économiques : « Plus nous avançons dans le monde nouveau,

plus la vie économique est dépendante dans ses détails du développement technique. » 161 En effet,

les divers acteurs économiques doivent sans cesse innover pour rester dans la course et compétitif et

l’innovation passe essentiellement par le développement et le progrès de la technique. L’autonomie

de la technique face à l’économie signifie d’abord que la croissance économique dans une économie

capitaliste (que ce soit un capitalisme privé comme aux États-Unis ou un capitalisme d’État comme

dans l’ancienne U.R.S.S) est dépendante du progrès technique et non l’inverse. Pour progresser la

croissance économique doit s’aligner sur l’impératif technicien. Cela signifie aussi que l’économie

n’a pas de véritable emprise sur le développement technique. Jamais elle ne la détermine. C’est plutôt

l’inverse qui se produit, dans un souci de performance et d’efficacité l’économie doit se soumettre

aux impératifs techniques. Concrètement, cela a pour conséquence la centralisation des entreprises et

des banques, qui doivent fusionner par souci d’efficacité. La technique suppose un centralisme, en

raison notamment des capitaux immenses qu’elle requiert. C’est pour cette raison que l’on assiste

selon lui à la montée des trusts et des monopoles. Car pour Ellul, la technique est anti-libérale, elle

tend au planisme et à la centralisation. Il est clair que la grande décision économique échappe de plus

en plus à l’état démocratique, on peut très bien le voir aujourd’hui, dans cette perspective, selon Ellul :

« Il n’y a plus de démocratie possible face à une technique économique perfectionnée. » 162

Il croyait notamment que le planisme allait l’emporter sur le libéralisme. Il faut se rappeler qu’il a

écrit une grande part de son œuvre alors que différentes formes de planisme dominaient en Europe

comme en URSS. On assiste aujourd’hui plutôt à un mélange des deux. Si planisme il y a, c’est un

planisme subtil qui s’effectue au niveau des Banques, des multinationales, et des structures

internationales qui dépassent les frontières des nations. Il y a très peu de planisme au niveau des États.

Comme l’affirme Bérard, dans un mémoire consacré à Ellul, et qui tente de de déconstruire sa thèse

de l’avènement d'une société technicienne post-industrielle : « Il n’y a [...] pas dans les sociétés

occidentales les plus industrialisées, un centre de coordination sociale incarné par l’état, mais une

multitude d’agents de planification. Ce sont les firmes privées. » 163 L’autonomie de la technique face

à la dimension économique a largement été critiquée par de nombreux auteurs, dont l’économiste

Serge Latouche, favorable à la décroissance. Pour ce dernier : « On peut objecter à Ellul, en effet, que

la logique technique n’est pas totalement autonome, car elle n’est jamais vraiment émancipée de

161 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p.141 162 ELLUL, Jacques, La technique ou l'enjeu du siècle, p.150 163 BÉRARD, André, Ellul contre la métaphysique de la technique, p.156

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l’économie. Les recherches les plus sophistiquées sont abandonnées si elles ne sont pas rentables. »164

Pour ce dernier la technique ne serait pas autonome, car « la recherche de la puissance se heurte au

seuil de la rentabilité. » 165 Selon lui, Ellul n’a pas su prévoir la révolution néolibérale et « toute son

analyse reste marquée par le contexte bien particulier des trente glorieuses et de la guerre froide. »166

Gouffi va dans le même sens en démontrant que le marché peut être un contrepoids à l’auto-

accroissement technique. 167

S’il est vrai qu’Ellul a postulé une autonomie complète de la technique face à l’économie dans son

premier ouvrage sur la technique, la technique ou l’enjeu du siècle, notamment en démontrant que la

technique évoluait dans des secteurs non soumis aux lois du marché, la course à l’armement et la

conquête spatiale en sont des exemples. À partir de son second volume sur la technique, sa position

est par contre beaucoup plus nuancée. En effet, il mentionne dans le système technicien qu'« il est [...]

évident que la technique se développe à partir d’un certain nombre de possibilités offertes par

l’Économie, et lorsque les ressources économiques manquent, la technique ne peut prendre sa

plénitude et réaliser ce que ses possibilités lui donnent de réaliser. »168 Plus loin, il nous dit : « […]

je maintiendrai le concept d’autonomie de la technique en ce sens que l’économie peut être un moyen

de développement, une condition du progrès, ou inversement elle peut être un obstacle, jamais elle

ne le détermine ni ne le provoque, ni ne le domine : comme pour le pouvoir politique, un économique

qui récuserait l’impératif technique est condamné. » 169 Bref, Ellul avoue lui-même que la technique

et l'économie sont plus ou moins autonomes dans le temps. Elles entretiennent donc une relation

complexe qui se modifie au fil du temps. Mais pour Ellul, « c’est bien la technique qui est toujours

l’élément créateur le plus important, mais elle est loin de couvrir ses propres exigences. » 170 De plus,

le marché et la finance sont composés en grande partie de réseau informatique, ils ne seraient pas ce

qu’ils sont aujourd’hui sans l’invention des ordinateurs. La technique détermine donc bien d’une

certaine manière l’économie. De ce fait, les critiques adressés à Ellul à propos de l’autonomie de la

technique sur la dimension économique sont plus ou moins fondés, si l’on prend en compte

l’ensemble de son œuvre.

164 LATOUCHE, Serge, Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien, p.35 165 Ibid. P.35 166 Ibid., p.39 167 GOUFFI, Jean-Yves, La philosophie de la technique, p.122-123 168 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 151 169 Ibid., p.154 p. 153 170 ELLUL, Jacques, Le bluff technologique, p. 447

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5.4.3 Autonomie de la technique et éthique

L’Éthique semble aussi être dépassée en raison de l’autonomie de la technique. Ce qui n’est pas sans

conséquence, car pour Ellul, le jugement moral est la plus haute incarnation de la liberté humaine.

L’autonomie de la technique face à la dimension éthique s'actualise de deux manières. Elle signifie

avant tout que « la technique ne progresse pas en fonction d’un idéal moral, ne cherche pas à réaliser

des valeurs, ni ne vise une vertu ou un bien. » 171 Comme nous l’avons vu, la technique est un monde

de moyen qui progresse sans finalité. Cette autonomie de la technique face à l’éthique se concrétise

aussi par le fait que « […] la technique ne supporte aucun jugement moral. » 172 La technique

continue son évolution malgré tous les jugements moraux que l'on peut porter à son égard. La

technique et les sciences sont légitimes aux yeux des hommes et cette légitimité leur confère une

certaine autonomie face à l’éthique. De plus, les problèmes relevant de la science et de la technique

ne sont pas d’ordre moral donc celle-ci n’a rien à y faire : ils sont de l’ordre des moyens et non des

fins. Elle s’inscrit donc dans une logique par-delà bien et mal. Aussi, la technique crée de nouvelles

valeurs, comme l’efficacité, la précision, le sérieux, le réalisme, etc. Et ce sont ces nouvelles valeurs

qui font acte de vertu pour l’homme alors qu’il évolue dans le système technicien. Bref, « […]

jusqu’ici l’homme a toujours cherché à référer ce qu’il faisait à une valeur supérieure qui à la fois

jugeait et fondait cette action, cette entreprise. Or, ceci disparaît au profit de la technique. » 173

5.4.3.1 L’exemple de la bioéthique

Dans un article dédié à une analyse de la thèse de l’autonomie, particulièrement en lien avec l’éthique,

Cerezuelle confirme qu’Ellul a raison sur plusieurs aspects. La Bioéthique174 est plus ou moins

efficace face au développement des sciences biologique, et ce, en raison de phénomènes explicités

par Ellul : l’auto-accroissement, l’autorégulation et l’auto-organisation. La bioéthique reste sans

véritable pouvoir face au progrès des sciences biologiques. Pourquoi? Tout d’abord, parce que la

bioéthique répond au fur et à mesure au problème soulevé par de nouvelles techniques et elle analyse

les problèmes de manière fragmentaire : « Il manque à cette démarche la capacité à se guider à partir

d’une analyse plus compréhensive et rigoureuse de l’import général des biotechniques sur l’homme

et sur la société. » 175 La bioéthique n’est pas capable de saisir pleinement le phénomène, il lui

171 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 158 172 Ibid., p. 158 173 Ibid., p. 162 174 La bioéthique est un champ d’étude interdisciplinaire, apparu dans les année 1960, qui cherche à résoudre

les problèmes éthiques posés par l’avancé des techniques biologiques et médicales. 175 CEREZUELLE, Daniel, réflexion sur l’autonomie de la technique, p. 115

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manque une vue synthétique. De plus, en raison du principe de l’auto-accroissement et par le fait que

les techniques se combinent entre elles : « Le processus laborieux et délicat de formulation de règles

déontologiques ou juridiques est sans cesse dépassé par la mouvance du champ technique : le travail

de codification sera sans cesse à reprendre, de sorte que pour être efficace et à jour il faut que la

bioéthique produise de la règle à un débit industriel. » 176 Il est donc impossible pour la bioéthique

d’avoir une vision d’ensemble du processus, il est encore moins possible de le maîtriser. Par contre,

pour ce dernier « cette autonomie de la technique est limitée par le fait qu’elle ne peut pas fonctionner,

et a fortiori se développer sans action humaine. » 177 Il ne faut donc pas l’absolutiser. L’homme

pourrait donc, s’il le souhaite vraiment, assurer un certain contrôle sur la puissance qu’il déploie. Par

exemple, en créant un moratoire technique concernant toute innovation. 178 Par contre, comme nous

allons voir, cela n’est pas aussi simple, car la conscience même de l’homme est aliénée par la

technique selon Ellul. Mais d’abord, examinons de plus près la place de l’homme dans son nouveau

milieu.

5.5 Une liberté de matelot

Dans la vision chère à Ellul, les hommes sont devenus des « esclaves techniques »,179 car c’est la

technique qui trace le chemin que l’homme doit suivre, il n’est plus maître de sa destinée : « L’homme

obéit, il n’y a plus aucune victoire qui lui soit propre. » 180 Bien sûr, on pourrait rétorquer que

l’homme décide toujours, qu’il est encore l’agent d’un choix. Or pour Ellul il n’en est rien, car « […]

la croissance technique lui a fabriqué une idéologie, une morale, une mystique, qui détermine

rigoureusement et exclusivement ses choix dans le sens de cette croissance. » 181 La seule liberté que

l’homme moderne possède, c’est la liberté de consommer, la liberté de choisir entre différents objets

de consommation. Cette pseudo-liberté est celle que nous promet le système et celle qui nous est

dictée par les médias, comme nous le rappelle Ellul : « […] L’homme complet promu par la télévision

est exclusivement l’homme consommateur. » 182 Cet homme a la mainmise sur rien, ni sur sa vie,

encore moins sur le destin de l'humanité; pour Ellul cette liberté est une liberté de matelot : « À bord

176 Ibid., p. 104 177 Ibid., p. 111 178 Il a existé de tels moratoires, comme celui auquel appelait la conférence d’Asilomar, qui portait sur le

génie génétique et qui était organisée par Paul Berg, en 1974. 179 ELLUL Jacques., la technique ou l’enjeu du siècle, p.107 180 Ibid., p. 134 181 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 257 182 ELLUL, Jacques, le bluff technologique, p. 633

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d’un navire, celui qui a la maîtrise c’est le capitaine. Et ce qu’on l’on nous propose ici, c’est la liberté

pour le matelot de mettre des gants ou non pour faire les manœuvres qui lui sont commandées. » 183

Ce choix, le seul choix qui nous reste, n’est pas un véritable choix, car il n’est pas de nature

existentielle ou éthique. Comme le souligne Ellul : « Le choix entre des objets techniques n’est pas

de même nature que le choix d’une conduite humaine. » 184 Il rajoute : « Le mot choix n’a aucun

contenu éthique par lui-même et ce n’est pas dans le choix d’objets que s’exprime la liberté. » 185

L’homme n’est pas libre dans la mesure où il n’est pas libre de choisir sa destinée ou une conduite

qui lui soit propre. L’homme est devenu une simple « fonction » dans le système.

5.6 La conscience technicienne

Malgré ce qu’on est porté à croire, pour Ellul, le nœud du problème n’est pas la technique en soi, ce

n’est pas elle qui nous asservit et qui fait de nous les pièces interchangeables d’un système qui nous

dépasse et nous échappe. L’ennemi véritable d’Ellul ce n’est pas la technique. En fait, il sait très bien

que l’homme vit de technique. Pour lui, « ce n'est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré

transféré à la technique. » 186 Troude-Chatenet, l’un de ses commentateurs, affirme même que :

« Sans ce sacré, sans cette sacralisation qui paralyse notre sens critique, la technique pourrait servir

au développement humain. » 187 La technique est devenue le sacré pour l’homme et c’est cette

sacralisation de la technique qui serait le véritable problème. En détruisant la nature pour le

développement de sa technique, l’homme se serait détourné de lui-même en détruisant ce qui était

pour lui sacré et comme l’homme ne peut vivre sans sacralisation, c’est la technique qui devient sacrée

pour l'homme technologique :

Chacun de ces objets, télévision, ordinateur, moto, fusée, prend une dimension fabuleuse à la fois par le sentiment de puissance, d’ubiquité, de domination, d’ouverture illimitée

qu’il donne, mais aussi par le secret qu’il contient, qui nous reste complètement étranger,

et encore par un fond, de terreur sacrée, que nous retrouvons face à la désintégration de l’atome. Tout ce complexe est typiquement religieux, et tout le religieux et le sacré qui

sont évacué de la nature sont maintenant rapportés sur les objets. 188

183 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu du siècle, p. 293 184 ELLUL, Le bluff technologique, p. 356 185 Ibid. 186 ELLUL, Jacques, Les Nouveaux Possédés, p. 316 187 TROUDE-CHASTENET, Patrick, critique de la politique et du politique dans l’œuvre de Jacques Ellul,

p. 132 188 ELLUL, Jacques, le bluff technologique, p. 236

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Pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi la technique devient-elle le sacré pour l’homme? La réponse est

simple; comme toujours « [l’homme] confère le sacré à ce qui compose son milieu. » 189 Puisqu’il a

détruit son milieu naturel, c’est désormais vers l'ordre technologique qu’il dirige son admiration. C’est

ainsi que « la machine a conquis le cerveau et le cœur de l’homme. » 190 Bien plus, cette sacralisation

de la technique est au fondement du technicisme, c'est-à-dire du fait de tout appréhender d’un point

de vue technique, de faire de tous les problèmes des problèmes techniques et, surtout, du fait de croire

que tous les problèmes humains seront un jour résolus par la technique. S’il en est ainsi, c’est que

notre conscience est imprégnée par la technique, que notre conscience est devenue « technicienne ».

D’ailleurs, pour Bérard « son livre intitulé la technique (1954) n’est rien d’autre qu’une

« phénoménologie de l’état d’esprit technique. » 191 Ellul chercherait notamment à démontrer

comment les civilisations sont passées d’un déterministe psychologiste à un déterminisme technique.

Chez les sociétés anciennes, « les agents sociaux de ces sociétés auraient orienté consciemment leurs

évolutions historiques, »192 alors que de nos jours, puisque la conscience est devenue technicienne,

c’est un déterminisme technique qui oriente l’histoire des sociétés, « […] la conscience est devenue

le simple reflet du milieu technicien. » 193 Il faudrait donc libérer la conscience en premier lieu, car

sous ces circonstances, « L’homme de notre société n’a aucun point de référence individuel, moral,

spirituel à partir duquel il pourrait juger et critiquer la technique » 194 et « porteur de tout discours

technologique il est finalement l’esclave, et ne peut que suivre le chemin commun du progrès. » 195

Mais ce n'est pas tout, la liberté de l’homme est d’autant plus réduite, car désormais il serait

entièrement intégré à son milieu!

5.7 L’homme intégré ou l’impossible symbolisation

À l’image de l’animal évoluant dans la nature, l’homme qui évolue dans le système technicien n’est

pas libre pour Ellul, car il est désormais entièrement intégré dans son milieu par l’entremise de sa

technique. De quelle manière est-ce possible? Premièrement pour Ellul : « Cet environnement de bruit

et d’image est tellement envahissant, suggestif et attractif, que l’homme ne peut pas continuer à vivre

sur le mode de la distanciation, de la médiation, de la réflexion, mais seulement sur le mode

l’immédiateté, de l’évidence, et de l’action hypnotique. C’est-à-dire trois caractères de l’absurde, au

189 Ibid., p. 236 190 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu du siècle, p. 274 191 BÉRARD André, Ellul et la métaphysique de la technique, p. 10 192 Ibid., p. 149 193 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 47 194 Ibid., p. 352 195 ELLUL, Jacques, le bluff technologique, p. 362

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sens existentiel. » 196 Notre conscience est tellement imprégnée par l’univers technique et

technologique que nous n’avons pas le choix de rester collés sur l’objet. Ce n’est pas tout. Selon Ellul,

« le système technicien est un univers réel qui se constitue lui-même en système symbolique » 197

interdisant à l’homme toute symbolisation. Dans la vision de l’homme qu’adopte Ellul, cela est lourd

de conséquences, car pour lui, la symbolisation, qu’il assimile à la culture, est avant tout

compréhension et distanciation, deux dimensions du symbolique, garantes de la liberté humaine.

Selon Hottois, interprétant Ellul : « Ils sont même condition de liberté, car l’homme ne peut choisir

que parce qu’il est capable de se représenter symboliquement des possibles, c’est-à-dire des lignes

d’action conduisant à des situations différentes, en tenant compte à la fois des contraintes causales

physiques et des relations symboliques des sens et de valeur. »198 Sans ce produire-symbolique,

l’homme serait une espèce animale comme les autres. Sans cette faculté de l’intelligence qui permet

à l’homme une certaine distanciation par rapport à ce qui l'entoure, l'homme est dans l'impossibilité

de se construire un système de valeurs pour s'élever de sa condition animale. Sous le système

technicien, dans un monde ou la technique est devenue médiateur universelle, il semble que l’homme

ne puisse plus symboliser. Autrement dit, la technique remplace la culture et intègre l’homme dans

son milieu. Contrairement à la culture, la technique est avant tout transformation et intégration, elle

ne permet donc plus cette distanciation, gage de liberté. D'ailleurs pour Ellul, « […] la culture n’existe

que si elle soulève la question du sens de la vie et la recherche des valeurs […] on peut dire que c’est

l’objet central de toute culture. » 199 Or, la technologie ne fait pas naître en l’homme ce genre de quête

spirituelle. « Dans le système technicien, il n’y a plus aucune possibilité de symboliser […], d’abord

parce que le réel est produit par l’homme, qui n’éprouve pas le sentiment de mystère et d’étrangeté.

Il se prétend toujours directement le maître. Ensuite parce que si la symbolisation est un processus

de distanciation, tout le processus technique est un mécanisme d’intégration de l’homme. » 200 De ce

fait, « là où la technique prime, soit il n’y a plus de symbole, soit il s’agit d’un pseudo-symbole qui

mime la technique ou qui est à son service. » 201 En effet, pour Ellul, « une culture technicienne est

essentiellement impossible. Pour la rendre possible […], les technologues la réduisent à une

accumulation de connaissance. » 202 Si c’est le cas, c’est que l’homme ne ressent plus ce sentiment

d’étrangeté que lui conférait son ancien milieu. Sentiment qui est à l’origine des grandes questions

existentielles qui façonnent toutes cultures. De plus, une culture selon Ellul doit se former à vitesse

196 Ibid., p. 396 197 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 195 198 HOTTOIS, Gilbert, l’impossible symbolisation, p. 275 199 ELLUL, Jacques, le bluff technologique, p. 277 200 ELLUL, Jacques, le système technicien. p. 195 201 HOTTOIS, Gilbert, l’impossible symbolisation, p. 278 202 ELLUL, Jacques, le bluff technologique, p. 270

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humaine or, la technique évolue trop vite. Mais encore, une culture porte en elle une dimension de

groupe, alors que la technique isole. Ce que l’on nomme culture aujourd’hui, ce n’est rien d’autre

qu’une accumulation de connaissances nous permettant de nous intégrer et de trouver notre place

dans l'ordre technicien; ou pire, un ensemble de connaissances inutiles concernant le monde des

chimères qui nous sont présentées à la télévision. Si l'on en croit Ellul, cet homme sans culture et sans

monde, dorénavant collé sur son milieu, semble être retourné à sa condition animale. Même si cette

idée n’est pas chez lui clairement formulée, n’est-ce pas çela qu’il nous signifie lorsqu’il affirme

qu’« une adaptation de cet ordre est une régression à l’âge le plus élémentaire de l’homme. » 203

203 Ibid., p. 336

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Chapitre 6 : Anders et le décalage prométhéen

Günther Anders est un philosophe allemand qui a vécu au 20e siècle. Il fut l’élève d’Husserl et

d’Heidegger. Il est un penseur matérialiste, dont le principal sujet est de préoccupation est la

destruction de l’humanité. Toute sa philosophie a été grandement influencée par les évènements

tragiques qui ont façonné le 20e siècle. Il est notamment reconnu pour son militantisme antinucléaire

et sa critique de la technique. Pour lui, si nous ne faisons rien, nous risquons de faire face à une

apocalypse technique.

6.1 L’aliénation technicienne

À l’ère des hautes technologies et de la technoscience, non seulement nous sommes toujours victimes

de l’aliénation économique telle que décrite par Marx dans son œuvre, mais encore, pour Anders,

l’aliénation va beaucoup plus loin, ce n’est plus seulement par le travail que nous sommes aliénés,

mais par l’ordre technologique dans son ensemble, car désormais « nous sommes consommateurs,

utilisateurs et victimes potentielles des machines et de leurs produits. » 204 Nous examinerons de

quelle manière la liberté de l’homme est aliénée alors qu’il évolue dans un non-monde technique dans

la perspective d’Anders. Selon son diagnostic, l’aliénation touche désormais plusieurs dimensions de

l’essence humaine, outre le travail, comme l’éthique par exemple, qui est probablement la nouvelle

forme d’aliénation la plus importante pour lui comme le souligne Sonolet : « L’aliénation de

l’humanité à l’âge industriel avancé consiste justement en ceci que l’agir indépendant et responsable,

attribut de la personne autonome et morale, il ne reste pratiquement plus rien. » 205 Les thèses

d’Anders se rapprochent beaucoup de celles de Jacques Ellul. L’homme perdrait une grande part de

sa liberté morale en raison du développement de la technique. Il perdrait non seulement la liberté

d’énoncer des jugements éthiques sur les finalités, il perdrait aussi la liberté de juger et d’interpréter

le monde, pire encore, celle de le produire : celle de choisir sa destinée par le travail; de pouvoir bâtir

un monde qui est réellement sien, à son image, et non à l’image des machines. Bref, il « […] explore

la façon dont la technique s’interpose entre le monde et nous et nous coupe de l’expérience

première. » 206 Ce phénomène par lequel l’homme s’aliène une part de lui-même n’est pas sans

conséquence. Pour Anders, les horreurs du 20e siècle comme la Shoah ou les bombardements

204 ANDERS, Günther, l'Obsolescence de l’homme, Tome 1, p.21 205 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p. 91 206 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p.128

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nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki sont directement liées à ce défaut moral engendré par

l’enrégimentement technique, par le fait que nous sommes tous devenus des « collabos » insérés de

manière hiérarchique dans une « mégamachine » dont les finalités nous échappent.

Les horreurs de la guerre qui ont frappé l’Europe au 20e siècle sont le point de départ de la réflexion

d’Anders. Il cherche notamment à comprendre comment cette barbarie a pu advenir. Comment des

hommes ont-ils pu être exterminés en toute impunité dans un pays où la culture, la philosophie et les

sciences étaient en avance sur les autres à la même époque? Voilà l’une des grandes questions qui

sillonne la philosophie de Günther Anders. La réponse qu’il propose est simple : l’homme perd une

part de sa liberté aux mains de la technique. Voilà l’une des principales thèses que nous analyserons

dans les pages qui vont suivre. Mais d’abord, examinons de plus près sa vision de la technique

moderne, vision qui se rapproche beaucoup de celle de Jacques Ellul, tout comme le reste de son

diagnostic pessimiste sur les conditions de l’homme technologique.

6.2 L’appareil universel : le devenir machine du monde, le devenir monde des machines

Pour Anders, la technologie tend à devenir une unité, une seule et même machine, un peu à l’image

du système d’Ellul. D’ailleurs, Anders exprime bien la notion de système, mais aussi celle d’auto-

accroissement de la technique lorsqu’il nous décrit l’appareil universel : « Chaque instrument isolé

n’est qu’une partie d’instrument, il n’est qu’un rouage, un simple morceau du système, un morceau

qui répond aux besoins d’autres instruments et leur impose à son tour, par son existence même, le

besoin de nouveaux instruments. » 207 Dans le même ordre d’idée, Anders exprime souvent l’idée

d’un devenir-monde des machines et d’un devenir-machine du monde, car selon lui pour la technique

devenue sujet de l’histoire « l’univers doit devenir une machine »208 Si pour ce dernier ce n’est pas

encore le cas, lorsqu'il écrit ces lignes, l’appareil universel n’est pas complet, toutefois nous nous

dirigeons fondamentalement vers cette possibilité : « […] Les appareils sont pour la première fois en

chemin vers cette équation, mais même s’ils ne sont qu'en chemin, ils se considèrent partout déjà

comme des candidates à l’appareil universel, en devenir, comme des pièces de celle-ci. » 209

L’appareil semble donc vouloir transformer le monde en immense machine afin de prendre sa place

207 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, p. 17 208 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, tome 2 p. 113 209 Ibid., p.112

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et pour se faire : « Il s’acquitte de sa mission de transformer le monde, perçu comme matériaux bruts,

« contingent », « inachevé » et non authentique en un monde fabriquer et authentique et d’assumer

par cette activité la rédemption du monde. » 210 Pour l'appareil universel, la nature, tout comme

l'homme, doivent devenir semblable à une machine. Selon Anders, nous sommes tellement obnubilés

par la perfection de nos machines, par leur immortalité, par leur puissance, que devant elle nous

ressentons de la honte. L’homme cherche alors à tout transformer à l’image de la machine, y compris

son propre Être. Comme le mentionne Anders : « […] Le scandale moderne est que ce soient

désormais les instruments qui servent de modèles aux mutations souhaitées que nous renoncions à

être nous-mêmes la mesure de toute chose et que partant nous abdiquons notre liberté. » 211 À cause

de la honte qu’il ressent lorsqu’il se compare au monde d'objets qu’il a produit, l’homme

technologique souhaite et cherche à être comme « un produit artificiel », à l’image de ses machines.

À sa Honte prométhéenne s’ajoute ainsi un malaise de la singularité devant l’immortalité de ses

produits. L’homme sombre alors dans une iconomanie 212 effrénée, et ce, toujours dans le but de

devenir à l’image ses produits techniques, c'est-à-dire « immortel » et présent en « plusieurs

exemplaires ». L’homme se juge à travers les regards supérieurs de la machine devenue la mesure de

toute chose; ce qui le pousse à tout transformer en « produit fini ». Anders nomme « honte

prométhéenne » le sentiment d'infériorité que ressent l'homme face aux machines qu'il a lui-même

fabriquées. Anders n’explicite pas comme le fait Ellul sa thèse sur l’autonomie de la technique. Il ne

la formule pas de manière nette et précise. Par contre, on peut tirer de son œuvre quelques idées qui

vont dans le sens de cette autonomie, des phrases qui auraient très bien pu être écrites par Ellul lui-

même, comme lorsqu’il nous dit : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission se sont intervertis :

les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. » 213 Pourquoi Anders parle-t-il de la sorte?

Tout simplement parce que le monde des instruments est un processus flexible et adaptatif :

Notre monde de produits ne se définit pas comme la somme des différents

produits finis qui le composent, mais comme un processus : la production toujours

nouvelle de produits toujours nouveaux. Il ne se « définit » donc pas à proprement parler;

il est plutôt produit indéfini, ouvert, plastique, toujours prêt pour de nouvelles

transformations, toujours prêt à s’adapter à de nouvelles transformations, toujours prêt à

s’adapter à de nouvelles situations, toujours disponibles pour de nouvelles tâches. 214

210 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique p. 84 211 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique p. 38 212 L'iconomanie désigne la manie qu'a l'homme technologique de constamment se prendre en photo ou en

vidéo. 213 ANDERS, Günther, Obsolescence de l’homme p. 50 214 Ibid., p. 50

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Alors que l’homme ne peut s’adapter dans un monde technique constamment en mouvement : « Il est

stable sur le plan morphologique, moralement parlant, il est raide récalcitrant et borné; du point de

vue des instruments : conservateur, imperfectible, obsolète — un poids mort dans l’irrésistible

ascension des instruments. » 215 Bref, dans la perspective d’Anders « […] les appareils se dirigent

fondamentalement vers un état idéal, vers un état dans laquelle n’existe plus qu’un appareil unique

et complet […]. » 216 La technique en mouvement se dirige vers un tout englobant. Sans doute,

Anders utilise-t-il l’exagération comme méthode. Il nous en avertit d’ailleurs dès le début de son

premier tome sur l’obsolescence de l’homme. Il le fait afin de faire réfléchir son lecteur sur des sujets

et des problématiques auxquels il n’aurait probablement pas pensé. Voilà l’une des raisons pour

laquelle Christophe David défend l’idée que la thèse sur l’autonomie de la technique chez Anders est

avant tout une grille de lecture et non un portrait sociologique de la réalité : « L’hypothèse de

l’autonomie de la technique, qui est la clé de son herméneutique pronostique, est donc en dernière

analyse un exercice de l’imagination, un exercice par lequel l’imagination peut lire à l’intérieur de

la mégamachine actuelle ce vers quoi elle évolue. » 217 Anders se compare même à un Huxley ou un

Orwell qui sont pour lui des philosophes dans l’âme. Qu’est-ce que cette méthode? L’herméneutique

pronostique consiste à interpréter dans les entrailles du monde, dans une réalité qui est de plus en plus

complexe, les conditions dans lesquelles il se trouve et l’avenir qui est réservé à l’homme sous ces

conditions, un peu à la manière d’un augure. Pour ce faire, l’herméneutique pronostique « exploite

les ressources de l’exagération afin d’anticiper sur le développement de la mégamachine. » 218 Pour

ces raisons, il nous faut interpréter la thèse de l’autonomie chez Anders au second degré. De plus,

selon David, la thèse de l’autonomie est une thèse militante marquée par le contexte allemand d’après-

guerre. Cependant, même si sa thèse sur l’autonomie relève de la philo-fiction plutôt que de la

sociologie, Anders nous assure dès le début de son deuxième tome sur l’obsolescence de l'homme

que le portrait qu’il porte sur l’homme « ne représente pas seulement l’homme d’aujourd’hui, mais

déjà celui de demain et d’après-demain et qu’il est donc un portrait définitif » et « irrévocable ». 219

Si la thèse de l’autonomie se trouve à être une métaphore, si « l’hypothèse de l’autonomie de la

technique sert seulement à construire un Warnbild, une image d’alarme […] » 220, les conditions de

l’homme qu’il nous décrit, elles, semblent être bien réelles à en croire Anders lui-même. D’ailleurs,

Anders n’explicite pas, à la manière d’Ellul, les modalités et les caractéristiques de l’appareil

215 Ibid., p. 49 216 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l’homme, tome 2, p. 111 217 DAVID, Christophe, Günther Anders et la question de l’autonomie de la technique, p. 191 218 Ibid., p. 190 219 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l’homme, tome 2, p. 9 220 DAVID, Christophe, Günther Anders et la question de l’autonomie de la technique, p. 192

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universel. Sa tâche consiste à analyser les conséquences de la technique moderne sur l’homme du

quotidien devenu, selon ses dires, « homme de masse ». Pour ce faire, il nous propose une

phénoménologie de la technique et use de la méthode philosophique peu commune, l’exagération.

Voyons maintenant plus en détail les concepts clefs de sa philosophie.

6.3 Des êtres-tout-juste-encore

Suite au développement prodigieux des techniques qui s’est effectué au courant du 20e siècle, nous

sommes devenus pour Anders les seigneurs de l’apocalypse; l’homme possède au creux de sa main

le pouvoir de provoquer la fin du monde. Nous pouvons anéantir une grande ville en quelques minutes

voire en quelques secondes. C’est pourquoi, selon Anders, nous avons maintenant atteint le temps

de la fin, celui où l’humanité peut disparaître en un rien de temps. Voilà pourquoi l’homme a changé

de statut métaphysique. Il est passé du « genre des mortels » au « genre mortel ». Avant 1945,

l’humanité était considérée comme intemporelle, c’est-à-dire qu’elle était là pour rester. Rien ne

laissait présumer une possible extinction du genre humain. Mais maintenant, en raison de

développement technique, il suffit d’une catastrophe pour que l’humanité disparaisse dans son

entièreté. Nous sommes donc devenus un genre mortel. Nous nous approchons de plus en plus de

cette heure fatidique ou l’homme redeviendra poussière ou la terre ne sera plus qu’un champ de ruines.

Même si Anders a en tête les techniques liées à l’énergie nucléaire lorsqu’il prononce ce diagnostic

pessimiste, l’industrie nucléaire n’est pas le seul phénomène susceptible de produire la « fin du

monde ». Les polluants de toutes sortes qui envahissent la terre, le réchauffement climatique et la

fragilité de l’appareil économique et financier peuvent provoquer dans un avenir plus ou moins

éloigné des catastrophes aussi graves que celles pouvant être provoquées par une explosion nucléaire.

Bref, technique rime avec puissance, mais non avec sécurité, et c’est elle qui nous a mis dans cette

situation où, chaque jour, la fin est possible. Pour Anders nous sommes donc devenus des « êtres-

tout-juste-encore ». Nous avons atteint le Kairos de l’ontologie, c’est-à-dire que le non-être peut

devenir pour la première fois réalité pour le « Nous les hommes ». Il ne relève plus d’une construction

métaphysique. Il est bien là, au bout du chemin que nous avons choisi, celui de développement

technique. Non seulement la technique a accompli le destin de la métaphysique (Anders endosse la

thèse heideggérienne) mais elle donne même un contenu à certain de ses concepts les plus abstraits!

C’est pourquoi, selon Anders, les philosophes d’aujourd’hui se doivent de porter leurs regards

ailleurs : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter et transformer le monde, désormais, il importe

de le conserver. » 221 Par contre, l’homme reste aveugle face à l’apocalypse technique qui le guette,

221 ANDERS, Günther, Le temps de la fin, p. 10

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notamment en raison de ce qu’Anders nomme le décalage prométhéen, l’une des causes, avec

l’enrégimentement technique, de l’aliénation éthique dont il est victime.

6.4 Une a-synchronicité entre l’homme et le monde qu’il produit

L’un des principaux problèmes qu’affrontent les hommes, en ces temps de haute technologie, est un

défaut psychique qu’Anders nomme le « décalage prométhéen ». Nous l’interpréterons comme suit.

Alors que des techniques de plus en plus puissantes sont utilisées et développées, alors que les

hommes auraient besoin, comme disait Bergson, d’un supplément d’âme afin de bien maîtriser la

puissance qu’ils déploient, alors que « […] la mécanique exigerait une mystique » 222 , c’est le

contraire qui advient : le psychisme de l’homme est rendu obsolète en raison d’une a-synchronicité

entre sa capacité de représentation et ce qu’il est capable de produire. Plus de puissance appelle plus

de sagesse ; or l’homme est dans l’impossibilité de se représenter l’ensemble des conséquences, des

risques, et des transformations que peuvent provoquer ses techniques. Par conséquent, il est difficile

pour lui d’utiliser avec sagesse la puissance qu’il déploie. Le décalage prométhéen est l’un des

concepts les plus importants de la philosophie d’Anders. Ce concept cherche, entre autres, à expliquer

les raisons pour lesquelles l’homme construit des armes de destructions massives ou développe des

sources d’énergie dangereuses sans s’inquiéter outre mesure des conséquences catastrophiques qui

peuvent survenir suite à une dysfonction ou à la simple utilisation de telles techniques. L’homme est

capable de produire la bombe à hydrogène, mais il ne peut se représenter mentalement toutes les

conséquences que son utilisation peut avoir sur les populations et sur la nature. C’est aussi pourquoi

les productions et l’ensemble de l’appareil universel technique qui se déploient dans le monde

dépassent et excèdent notre responsabilité. L’homme est donc plus petit que ce qu’il produit, voire

plus petit que lui-même, alors que « l’outillage de l’humanité est […] un prolongement de son

corps. »223 Le phénotype étendu de l’homme excède ses capacités de représentation, d’où le fameux

supplément d’âme bergsonien requis afin de pouvoir bien maîtriser la technique. Pour Anders, comme

pour Bergson avant lui, il existe un gouffre entre les capacités psychiques de l’homme et ses capacités

techniques.

Suivant cette logique, Anders réinterprétera le Dasein heideggérien et « plutôt que comme un être-en-

avant-de-soi-même, il faut selon Anders concevoir le Dasein comme un être-en-arrière-de-soi-

222 BERGSON, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, p.330 223 Ibid.

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même. » 224 Ce nouveau Dasein, cet être-là en retard sur lui-même, est aliéné de deux manières ; non

seulement sa représentation est en retard sur ses actes; il peut construire la bombe à hydrogène, mais

ne peut se représenter l’entièreté des conséquences d’un tel acte ; il lui est impossible de se représenter

les millions de morts et toute la souffrance que pourrait provoquer une explosion, tout comme les

conséquences d’une telle explosion sur la nature; de même, ses sentiments sont en retard sur ses actes;

l’homme est capable d’anéantir dans l’immédiat des millions de personnes sans remords. Rappelons-

nous Hiroshima et Nagasaki ou les atrocités commises dans les camps Nazis. Bref, « les hommes ne

savent pas ce qu’ils font; ils sont plus petits qu’eux-mêmes »225. C’est là, pour Anders, une des causes

du caractère tragique du 20e siècle. Comme l’homme ne s’est pas assagi et en raison de son manque

d’esprit et d’imagination, on peut s’attendre au pire. La catastrophe est là; elle nous attend sur le seuil.

6.5 Le défaut moral à l’âge des hautes technologies : l’homme médial

Dans l’impossibilité d’avoir une vision globale de l'ordre technicien qui se déploie, les hommes sont

aussi dans l’impossibilité d’avoir un regard critique efficient sur ce qu’ils font. On ne peut en effet

juger d’une finalité alors qu’elle n’existe pas ou que l'on ne la connait pas; tout comme on ne peut

juger adéquatement d’une fonction technique alors qu'on ne connaît pas l'entièreté des conséquences

provoquées par son actualisation. Dans cette optique, les techniciens et les scientifiques qui travaillent

à l’élaboration de techniques ne sont pas et ne doivent pas être tenus responsables pour les

catastrophes engendrées par les puissances qu’ils produisent; ceux qui ont travaillé sur le

développement de l'industrie nucléaire ne sont pas tenus responsables pour les catastrophes que cette

industrie, qu’elle soit civile ou militaire, peut provoquer. Personne n’est tenu responsable et personne

ne se sent responsable, tellement ces catastrophes semblent éloignées du travail que les techniciens

ont accompli. Anders étend ce constat à l’ensemble des travailleurs œuvrant pour une entreprise. À

l’image des ouvriers ouvrant au sein de la mégamachine de Mumford, l’homme est devenu un homme

« médial », c'est-à-dire dépourvu de toute personnalité individuelle et de tout sens moral pour la tâche

qu’il a à accomplir. Insérés dans une structure hiérarchique, les hommes sont déchargés de leurs

responsabilités morales.

Le concept de l’homme médial est un concept élaboré par Anders pour qualifier l’homme qui reste

aveugle aux finalités de son travail, c’est-à-dire l’homme qui accomplit une tâche technique bien

224 SONOLET, Daglind, Gunther Anders phénoménologue de la technique, p. 70 225 ANDERS, le temps de la fin, p. 9

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précise, insérée dans un ensemble d’actions qui le dépasse. C’est l’homme conformiste, celui qui

accomplit sa tâche sans la questionner outre mesure, sans porter sur elle de jugement de valeur. Ce

qui est moral pour l’homme médial, ce qui est bien pour lui, consiste à accomplir la tâche technique

qu’on lui a confiée. Les finalités, les intérêts ou les motifs de l’entreprise technique pour laquelle il

travaille ne le regardent pas : « La médialité répond aux exigences de l’univers technique et

commercial qui est le nôtre : par sa collaboration placée sous le signe du conformisme, l’homme

s’insère dans un ensemble d’activités dont il n’a pas défini l’objectif et dont les finalités lui

échappent. » 226

Qu’elles sont les conséquences de cette médialité ? Elle impose une dichotomie dans la relation entre

l’acte et la culpabilité. Il est difficile de rendre un homme coupable lorsque ce dernier n’a qu’une

tâche à accomplir dans un ensemble d’opérations bien plus grand que ce que son imagination peut en

saisir. Aussi l’homme spécialisé qui a une tâche technique partielle à accomplir n’est pas coupable de

l’acte global accompli par l'ordre technique dans lequel il est intégré. Bref, la médialité nous exclut

de la possibilité même de nous poser des problèmes de responsabilité morale. On retrouve un exemple

type de cette médialité dans la figure d’Eichmann, le célèbre criminel nazi qui, pour sa défense, plaida

tout simplement qu’il ne faisait que suivre les ordres. Eichmann est l’exemple type de cet homme

médial pour qui la moralité s'arrête à l’accomplissement de la tâche technique qu’on lui a confiée. De

plus, comme les machines ont de moins en moins besoin de l’homme pour fonctionner, l’acte tend à

devenir un événement dissocié de l'action qui l’a fait naître. Dans cette optique, nul n’a besoin d’être

malveillant pour commettre des actes d'une moralité douteuse. L’homme qui appuie sur le bouton

d’un panneau militaire larguant une bombe qui fera des centaines de milliers de victimes innocentes

n’est pas nécessairement mal intentionné ou mauvais. Il ne fait que son travail et comme les

conséquences de son action sont fort éloignées de la simple action qu'il a accomplie il est lui-même

moralement et ontologiquement dissocié de ces conséquences qui deviennent elles-mêmes un simple

« événement ». Anders tire de ce constat général une loi, qu’il appelle la « loi de l’innocence » ou

« loi de l’inversion » qui se formule ainsi : « Plus l’effet est grand, plus petite est la méchanceté

requise pour le produire. » 227 Un exemple simple : violer ou torturer une victime requiert plus de

méchanceté que d’appuyer sur un bouton et causer la mort de milliers d’innocents. Appuyer sur un

bouton sur le panneau de contrôle d’une usine ou sur un panneau de contrôle militaire, c’est la même

« opération » du point de vue de l’opérateur technique. Cependant, les conséquences ne sont pas les

mêmes, alors que violer et torturer ne constituent pas des « opérations » qui relèvent de la technique.

226 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p. 92 227 ANDERS, Günther, Le temps de la fin, p. 51

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Bref, dans le monde de la technique, inséré de manière hiérarchique dans une mégamachine militaire

ou commerciale, l’homme peut commettre des actes immoraux sans être lui-même une personne

immorale : « […] L’autonomie de la technique produit ainsi l’amoralisation de l’homme » 228disait

Ellul, pour souligner le fait que les finalités du système techniciens ou de l’entreprise en général

transcendent la compréhension éthique des travailleurs. L’homme moyen est donc exclu des choses

morales et doit le rester.

6.6 L’homme sans monde ou le travail comme collaboration

Pour Anders, le travail, qui est l’essence même de l’homme, est non seulement aliéné, il a aussi changé

de nature. Le travail est une dimension importante pour l'homme, comme nous l'avons vu au premier

chapitre. Il fait partir de l’essence même de l'homme et, « comme Marx, Anders semble penser que

l’homme se sert de sa liberté avant tout pour produire. » 229 Pour Marx le travail est aliéné par le

capital et la propriété privée des moyens de production. Anders endosse ce diagnostic selon lequel

l’homme ne peut plus jouir directement du fruit de son travail, car celui-ci est extorqué sous forme

de plus-value par la classe capitaliste et que désormais « le travail est devenu une collaboration

organisée et imposée par l’entreprise. » 230 Soumis à cette organisation entrepreneuriale le travail est

devenu une collaboration neutre qui oscille entre activité et passivité : l’employé travaille, il pose des

actions, mais d'un autre côté, il doit rester passif, il ne doit rien dire ni rien faire de sa propre initiative.

C'est pourquoi, pour Anders, le travail a changé de nature. Il n'est plus un agir-avec-les-autres dans

un but bien précis, réfléchi et intéressé, mais une collaboration-pour-autrui passive. Anders pousse

même l’argument plus loin. Pour lui, le collaborateur n’est pas un homme, car il agit comme une

machine devant effectuer une fonction bien précise, sans réfléchir. L’homme véritable, contrairement

au « collaborateur », agit suivant une idée qui est sienne et son travail se termine par la réalisation de

quelque chose qui lui apporte une satisfaction. Bref, alors que « le collaborateur » agit et ne fait

qu’agir, l’homme pour sa part réfléchit et agit en conséquence; l’homme est comblé dans la réalisation

de son travail alors que « le collaborateur » n’en retire aucune satisfaction. C’est pour ces raisons

qu’il compense dans la consommation et le divertissement de toute sorte, pour y trouver un semblant

de satisfaction, car elle est immédiate, mais surtout, réalisée sans effort. On est loin ici de la

satisfaction existentielle qu’est censé procurer le travail.

228 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 160 229 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p. 40 230 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l’homme, Tome I, p. 318

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De plus, puisque les activités personnelles et les actes qu’il exerce au quotidien en dehors de sa

fonction officielle, comme faire du ski ou écouter la télévision, n’ont pas de véritable finalité (elles

recommencent tous les jours) ce non-homme n’entretient pas de véritable rapport avec l’avenir :

l’avenir ne se joue pas entre ses mains. D’ailleurs, l’avenir n’est entre les mains de personne, car

l’homme n’est plus le sujet historique qu’il a été et l'histoire est révolue. Dans la logique d’Anders,

on « […] ne peut parler d’histoire que lorsqu’une classe agit consciemment dans ses propres intérêts

et lorsque ces intérêts déterminent entièrement une époque historique. » 231 Suivant sa théorie de

l'histoire, il peut y avoir des peuples historiques, co-historiques, non-historiques. Ce ne sont donc pas

tous les peuples qui participent à l’histoire. L’homme a participé à l’histoire de différentes manières

tout au long de son cheminement vers la modernité, quoique ce ne soit jamais tous les hommes qui

sont sujets de l’histoire, mais seulement des classes d’hommes bien déterminées. Par exemple, la

bourgeoisie a été, à une époque, un sujet historique déterminant, tout comme les clergés catholiques

l’ont été avant elle. Dans la perspective marxiste, le prolétariat est désigné pour devenir sujet

historique, et ainsi « sauver » l’humanité de l’exploitation par la révolution. Or, pour Anders la

révolution prolétarienne est impossible, car l’homme n’incarne d’aucune manière un sujet historique :

« […] C’est la technique, à côté de laquelle nous ne sommes plus que des êtres « co-historiques » qui

est devenue le Sujet. » 232 Seul un sujet peut être véritablement autonome. Or il semble que l’homme

n’en soit plus un. C'est pourquoi, désormais, tous les hommes vivent dans un monde qui n’est pas le

leur et qu’ils n’ont pas choisi, mais qu’ils ont néanmoins construit par leurs collaborations passives :

un monde fait pour la machine par la machine nommée par Anders « l'appareil universel ». Bref :

« Tandis que Marx avait lié l’aliénation du prolétariat au fait que celui-ci ne possède pas lui-même

les moyens de production avec lesquels il crée et maintient en état le monde de la classe dominante,

Anders veut étendre cette condition d’étrangeté à toute la société. »233 Qu'il soit prolétaire ou

bourgeois, les hommes sont tous dépossédés de leur monde par l'appareil univers tout en l’ayant

produit par leur collaboration. Or, Anders « ne les définit […] pas par rapport à leur fonction dans la

production, mais plutôt conformément à la philosophie existentielle, comme existence

inauthentique. » 234Notre existence est rendue inauthentique par le fait que le monde n'est plus produit

par le travail conscient des hommes, mais par une nécessité technique en mouvement qui produit un

monde à l'image des machines plutôt qu'à l'image de l'homme. Sous cette catégorie existentielle, on

peut subsumer la grande majorité des hommes, tous ces gens qui subissent le monde plutôt que de le

produire. Aujourd’hui, c’est la technique, par son déploiement et son progrès constant, qui construit

231 SONOLET, Daglind, Günther Anders, Phénoménologue de la technique, p. 146 232 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, tome 2 p. 9 233 SONOLET, Daglind, Gunther Anders phénoménologue de la technique, p. 40 234 Ibid., p. 46

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le monde et qui détermine notre futur, alors que techniciens et experts ne sont que co-sujets historiques.

Eux aussi d’une certaine manière sont des « collabos », car ils agissent selon les injonctions et les

impératifs que leur confère le développement technique. L'homme perd donc la liberté de choisir sa

propre destinée aux mains de la technologie.

6.7 L’obsolescence de la liberté du jugé

L'homme en devenant co-sujet historique perd une liberté fondamentale et existentielle : celle de

produire consciemment par son travail un monde qui soit réellement sien. En évoluant dans le monde

des machines, l'homme perd d'autres libertés tout aussi fondamentales, notamment celle de pouvoir

juger par lui-même le monde qui l'entoure. Cela est rendu possible en raison du développement des

techniques de communication de masse, comme la radio et la télévision, qui sont devenues pour nous,

hommes du 21e siècle, des objets banals de notre quotidien. Nous nous servons tous les jours de la

télévision que ce soit pour nous informer ou simplement nous divertir. Ce média peut paraître sans

conséquence, il est un outil composé de matériaux divers nous proposant des images que nous

pouvons faire venir à notre guise et renvoyer au néant comme il nous plaît. Or, si nous pensons ainsi,

nous nous trompons, car, comme toutes techniques, cet outil n'est pas neutre. Pour Anders, une grande

part de l’aliénation moderne passe par ce média: « Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous

aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en

compagnie de ces êtres faussement intimes¸ de ces esclaves fantomatiques que nous faisons entrer

dans notre salon. » 235 Beaucoup de gens passent une grande part de leur temps libre devant le

téléviseur à écouter toutes sortes de programmations banales et sans grand intérêt. Derrière toutes ces

images qui nous sont offertes, c’est le monde lui-même qui nous est livré à domicile. Bien sûr, un

monde artificiel, une matrice, que malheureusement, trop souvent, nous prenons pour la réalité elle-

même. Notre connaissance du monde, notre perception de celui-ci, voire même la vision idéologique

que nous endossons, passent désormais principalement par ce média. Pour Anders, ce média prive

l’homme d’une liberté fondamentale, celle d’interpréter et de juger par lui-même les faits du monde.

Pour Anders, comme pour Ellul, cette technique de communication de masse est très importante pour

l’ordre technicien, car elle assure la formation des esprits et divertit l’homme des choses essentielles.

Elle sert en quelque sorte à l’intégrer dans l'appareil universel et à lui faire apprécier l’ordre technique

qui se déploie devant lui. Examinons de plus près l’homme « produit » par les médias de masse.

235 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, Tome 1, p. 148

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6.8 L’homme de masse : un idéaliste servile

En consommant les marchandises télévisuelles qui lui sont livrées à domicile, l’homme participe à la

création d’une figure sociologique nouvelle, l’homme de masse. Pour Anders « on produit les hommes

de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse » 236 comme des programmes, des

publicités, des informations de toutes sortes, dédiées à une utilisation grand public. L’homme de

masse se conduit comme un seul individu. C’est lui que l’on entend parfois par la voix de l’opinion

publique. Il est cette masse manipulable à laquelle s’adresse la propagande politique et commerciale.

On pourrait facilement croire que cette masse pèse lourd sur le cours de l’histoire, mais c’est le

contraire : « Gavée d’émissions identiques, la masse n’a plus que la qualité d’un seul individu, privée

de sa diversité individuelle, elle ne peut plus prétendre au rôle de sujet de l’histoire. »237 Composée

d’hommes provenant de divers milieux mais qui tendent à devenir semblables en raison de leur mode

de vie, qui se résume à la consommation de produit de masse, cette masse n’est pas une classe sociale

et elle ne peut donc prendre conscience d’elle-même à la manière du prolétariat. L’homme de masse,

c’est l’esclave moderne dont une grande partie de sa liberté se résume à la consommation de

marchandises futiles afin de combler des désirs insatiables. Or, contrairement à l’esclave du passé,

l’esclave moderne « […] paie […] pour vendre, sa propre servitude, celle-là même qu’il contribue à

produire, il doit l’acquérir en l’achetant, puisqu’elle est, elle aussi, devenue marchandise. » 238 En

consomment les différentes programmations qui lui sont offertes par l’entremise des médias de masse

et tous les autres objets techniques futiles qui lui sont offerts, l’homme contribue à sa propre servitude

et à son abêtissement. Il suffit de regarder et analyser quelque temps la télévision pour se rendre

compte qu'elle est « un outil consciemment employé pour abêtir le peuple par des émissions

stéréotypées d’un niveau vulgaire. » 239 De plus, nous sommes passés d’une société de l’écrit à une

société de l’image. Pour Ellul, la télévision est le média qui a définitivement opéré la transition : « elle

est le grand médium du passage d’une société de l’écrit à une société de l’image. » 240 Ce qui n’est

pas sans conséquence, car comme nous allons le voir, contrairement à l’écrit qui nous permet de

réfléchir, l’image porte plutôt en elle le stéréotype. Les images que l’on consomme façonnent notre

vision du monde à l’aide de stéréotypes et de préjugés de toutes sortes. Dans cette société de l’image,

236 Ibid., p.122 237 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p.110 238 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, p.122 239 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p.134 240 ELLUL, Jacques, Le bluff technologique, p. 596

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l’événement se caractérise par une ambiguïté ontologique. Pourquoi? « Parce que les événements

retransmis sont en même temps présents et absents, sont en même temps réels et apparents, sont là et

en même temps, ne sont pas là; parce qu’ils sont des fantômes. » 241 L’événement et le monde

fantomatique que l’image façonne sont devenus des marchandises à l’image de nos artefacts

techniques, qui peuvent être reproduites et transmises n'importe où en un rien de temps. De ce fait,

selon Anders, l’espace dans lequel l'événement a lieu n’est plus son principe d’individuation :

l’évènement ne devient un évènement que parce qu’il passe sur l’écran, que parce qu’il a été reproduit

en image. Ellul émet une idée allant dans le même sens lorsqu’il affirme que « […] seul ce qui est

filtré pour l’écran a une existence ». 242 Or, l’image ne représente jamais le fait brut, elle se présente

de manière unilatérale, suivant un plan et un point de vue bien précis. Parfois travaillée et modifiée,

elle nous présente l’événement de l’extérieur de manière subjective. De plus, elle ne présente qu’une

partie de l’événement hors de sa durée. C’est pourquoi, pour Anders, ce voyeur universel, qui vit le

monde par procuration à travers les fantômes qu’on lui présente à l’écran, n’expérimente pas

réellement le monde; un peu à l'image des hommes de la caverne platonicienne, il n'expérimente que

des apparences. Voilà pourquoi pour l’homme de masse, le concept d’expérience peut être aboli.

Anders pousse même la logique plus loin en affirmant que le monde lui-même est aboli, car le voyeur

universel ne vit pas dans le monde; le monde n’est pas ce dans quoi il vit, mais une chose dont il

dispose. Il est vrai que l’homme idéaliste semble disposer d’un immense pouvoir, celui de faire venir

le monde à sa guise. Par contre, sous cette apparence de liberté se cache une nouvelle forme de

servitude.

Premièrement, le monde vient à l’homme sans qu’il puisse s’exprimer sur celui-ci. Devant le

téléviseur, c’est un homme passif qui est assis, un homme qu’on inonde d’images et d’informations

sans qu’il puisse exprimer ses opinions. Il est comme l’esclave qui ne doit pas parler et doit obéir à

ses maîtres. Deuxièmement, l’homme de l’appareil universel est rendu servile par l’essence même de

la nouvelle qu'il consomme, car après analyse, elle se trouve n’être rien d’autre qu’un préjugé

matérialisé, un fait déjà interprété. L’homme est donc privé de son propre jugement par la nouvelle

qu’il appelle tous les soirs dans son salon : « L’effet négatif de la nouvelle consistait à priver son

destinataire une partie de sa liberté, à l’orienté, à fixer avec le prédicat le point de vue sous laquelle

celui-ci devait appréhender ce qui est absent […] » 243 Les nouvelles qui sont présentées ne sont pas

les faits réels, elles ne sont que leurs fantômes, que des apparences. Alors que dans l’essence même

241 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, p.153 242 ELLUL, Jacques, Le bluff technologique, p.600 243 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, p. 186

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du fait nous retrouvons normalement un sujet et un prédicat, l’image qui porte la nouvelle est une

marchandise et comme dans toute marchandise, on n'y voit que ce que le sujet prétend être sous forme

de prédicat : « La première chose qu’on offre à celui qui regarde, c’est la perspective selon laquelle

il doit l’appréhender. Cette perspective est fixée, déjà livrée, avant même que la marchandise elle-

même ne soit livrée. » 244

L’homme devant l’écran vit donc dans un monde fantomatique fait de préjugés et de stéréotypes. À

force de côtoyer ces fantômes stéréotypés, à force de se faire montrer une manière d’appréhender le

monde, lorsqu’il se tourne vers le monde réel, l’homme ne voit plus que les stéréotypes pour lesquels

on l’a conditionné. L'homme de l'appareil universel n'expérimente plus de monde, il dispose plutôt

d'un monde virtuel qu'il peut faire venir à sa guise, mais sur lequel il ne peut interagir. Quand le

monde se présente à nous sans que l’on puisse interagir, quand nous sommes relégués au rôle de

voyeur universel, nous abdiquons en fait notre liberté. Dans un monde d’apparences et entièrement

construit par des préjugés, l’homme possède-t-il encore un quelconque pouvoir politique? Pas pour

Anders puisqu’à ses yeux, la politique semble impuissante face à l’ordre technicien. Anders suit le

même raisonnement qu’Ellul. Il le pousse plus loin en affirmant que le monde qui nous est proposé

par les masses média devient une matrice, une image artificiellement créée qui conditionne le monde

réel; une image qui devient en quelque sorte le modèle idéal vers lequel doit tendre la réalité : « la

matrice ne conditionne pas que nous, mais aussi le monde lui-même ». L’une des thèses

fondamentales que défend Anders, veut notamment qu’il y ait dorénavant plus d’être dans « l’être

image » que dans « l’être réel ». De ce fait, pour avoir le sentiment d’exister il faut être reproduit en

photographie ou en vidéo (l'iconomanie) afin d’ « exister » en plusieurs exemplaires (à l’image de

nos artefacts) et de trouver notre place dans un monde des fantômes. J'existe en image donc je suis :

telle pourrait être la maxime de notre temps. Comme nous sommes conditionnés à voir le monde à

travers l’image qui nous en est offerte, notre conscience est aliénée, car « celui dont l’esprit a été

ainsi conditionné n’est désormais plus disposé qu’à ce à quoi les émissions particulières l’ont préparé

à domicile. » 245 De ce fait, pour Anders, l’homme qui agit dans le monde agit en réalité sur une

chimère; il agit dans un « non-monde » bien particulier, le tout artificiellement créé par les émissions

particulières, que nous imposent les masses média. Quand l’homme croit agir dans le monde, il agit

en réalité sur un modèle artificiellement créé de ce monde. Cette matrice modèle qui nous sommes et

qui nous serons, car nous voulons tous ressembler à ces fantômes qui nous sont imposés par l’écran;

ressembler à tous ces héros qui accompagnent notre quotidien. Si bien qu'une fois tournés vers le

244 Ibid. 245 Ibid., p. 194

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monde réel, nous ne voyons plus que les stéréotypes qu’on nous a conditionnés à voir. Combien de

jeunes veulent ressembler à leur idole alors qu’ils sont à la recherche de leur identité? Ce sont les

grands personnages stéréotypés du spectacle marchand qui servent de modèle et c'est vers eux que les

jeunes se tournent pour construire leur identité. Bref, le tout qui nous est proposé est pour Anders :

« un instrument destiné à nous exercer à modeler nos actes, notre résistance, notre comportement,

nos lacunes. »246 La maxime cachée de notre époque serait ainsi : « apprends à avoir besoin de ce qui

t’est offert. » 247 Notre liberté, notre conscience, nos désirs et nos passions semblent désormais nous

échapper, et ce, au profil de la technologie et de l’autoproduction de l'appareil universel. Alors que la

technique poursuit sa fulgurante ascension en traçant le chemin que désormais tous les hommes

devront suivre, ces derniers ne produisent plus de monde, ni d'histoire et vivent désormais dans un

univers d’apparences et d'illusions.

Conclusion : En route vers une nouvelle forme de totalitarisme?

Pour les auteurs que nous venons d’étudier, il existe un lien patent entre l’autonomie de la technique

et le totalitarisme. Selon eux, l'ordre technicien, ainsi que son processus d’autonomisation, mènent

inévitablement vers un ordre totalitaire : « On peut même dire que les philosophies de l’autonomie de

la technique sont toutes des réflexions sur le totalitarisme. » 248 Chacun, à sa manière, nous met en

garde contre un totalitarisme planétaire qui pourrait s’installer en raison du technicisme ambiant qui

façonne les esprits. Dans sa critique de la modernité technique, Mumford défend des thèses allant

dans le même sens. La mégamachine de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique ne sont que des

étapes vers une mégamachine transnationale ayant pour objectif le contrôle planétaire. 249 Il est vrai

que les régimes politiques dits totalitaires ont pratiquement disparu. Mais il ne faut pas croire que la

mégamachine ait cessé d’exister. Pour Mumford, « la mégamachine se trouva reconstruite par les

alliés occidentaux selon des directives scientifiques d’avant-garde, ces éléments humains déficients

remplacés par des substituts mécaniques, électroniques et chimiques […]. 250 Elle est donc toujours

en activité et le processus de mondialisation aura tôt fait de l’universaliser. « Dans le mythe de la

machine, Mumford reconnait un projet humain de contrôle total, de « conquête » de la nature et de

la vie par une technologie qui prend le risque de développer des puissances de mort […].251 Pour

246 Ibid., p. 189 247 Ibid., p. 197 248 DAVID, Christophe, Günther Anders et la question de l’autonomie de la technique, p. 186 249 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine tome 2, p. 229-242 250 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine, tome 2, p. 332 251 PUECH, Michel, Homo sapiens technologicus, p. 147

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Heidegger, aussi, l’usure illimitée de l’étant ne peut que conduire à une forme de totalitarisme et, à

l'aide de la méthode du calcul, les chefs se doivent d’assurer la direction dans la mise en sûreté du

tout de l’étant.252 Ellul, va-lui aussi dans ce sens. Pour lui, « la technique conduit l’État à se faire

totalitaire, c’est-à-dire, à tout absorber de la vie. » 253 Plus l’État devient perfectionné, plus il possède

des moyens de contrôle efficaces comme des techniques de surveillance, de fichage, de pistage ou de

propagande, plus il participe lui-même du système technique autonomisé. La technique conduit donc

l’État vers un État policier perpétuel : Big Brother devient réalité grâce à la technique. Ellul va plus

loin encore, en affirmant que le progrès technique conduira l’humanité vers une dictature mondiale.

L’explication donnée par Ellul est simple : l'ordre technologique va tellement provoquer de problèmes

et de bouleversements à l’échelle mondiale que les hommes n’auront d’autre choix que d’instaurer

un régime totalitaire pour tenter de remédier à cette situation : « À la vérité, il y a une voie, mais une

seule : la dictature mondiale la plus totalitaire qui puisse exister. C’est exactement le seul moyen pour

permettre à la technique son plein essor et pour résoudre les prodigieuses difficultés qu’elle

accumule. » 254 La pollution, le réchauffement climatique et la rareté croissante des matières

premières sont des exemples types de problèmes mondiaux pouvant mener à une dictature mondiale.

Seule une approche globale, donc totalitaire, poursuit Ellul, pourra résoudre ces problèmes : « Dans

tous les domaines la seule issue est de toute façon une approche globale des problèmes […] ce qui

implique donc un système volontairement total, une organisation autoritaire mondiale, jouant d’une

technique encore beaucoup plus développée qu’elle ne l’est aujourd’hui. » 255 Même que pour lui, le

« brave new world » serait en vue : nous avons beaucoup de moyens pour le réaliser, il manque

l’impulsion idéologique. » 256 Pour Anders le modèle de la technocratie qui se met tranquillement en

place à l’échelle mondiale trouve son archétype dans l’Allemagne nazie. Mais attention, Anders

n’utilise pas le concept de technocratie dans son sens habituel. Par technocratie il « n’entend pas la

domination des technocrates […], mais le fait que le monde, dans laquelle nous vivions et qui décide

au-dessus de nous, est un monde technique. » 257 Suivant les traces d'Heidegger : « […] Pour Anders,

la technique engendre une économie, une société et une politique qui se correspondent et dont

l’objectif commun est l’intégration totale de l’individu dans une structure totalitaire, que ce soit un

système politique ou un appareil économique et social voué à l’exploitation de la terre. » 258 Dans

252 HEIDEGGER, Martin, Dépassement de la métaphysique, essais et conférences, p. 108 253 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p. 158 254 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 287 255 Ibid., p. 206 256 Ibid., p. 285 257 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, tome 2 p. 9 258 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique p. 90

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certains milieux on commence même à parler de « dictature verte » 259, alors que pour certains la

démocratie échoue dans la lutte liée aux problèmes environnementaux. Qui sait…? L’avenir donnera

peut-être raison à nos auteurs sur ce point.

259 ROBITAILLE, Antoine, La tentation de la dictature verte, la démocratie va-t-elle tuer la planète, Le

devoir 12 avril 2008

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CONCLUSION

Nous venons d'étudier trois des grands penseurs du 20e siècle qui ont proposé une critique radicale de

la technique. Pour eux, l'homme n'est plus libre en raison d'une transformation qu'a subie la dimension

technique de l’agir humain. À leurs yeux, l'essence de l'homme, qui consiste à produire son monde, à

la fois par la technique et par la distanciation symbolique, et qui se structure sous forme de culture,

est ainsi « aliénée ». Cette aliénation qui affecte l'essence même de l'homme se concrétiserait par

l'incapacité pour l'homme à faire monde, et, par le fait même, à se rendre libre. Comme nous l'avons

vu, la dimension technique de l'homme est au fondement même de son historicité. C'est elle qui

constitue le réel vecteur du changement et c’est encore qui joue un rôle clef dans le processus toujours

recommencé qui consiste à faire exister un monde. Elle est à l'origine d'une liberté ontologique

fondamentale séparant l'homme de l'animalité. Un monde humain, est un ensemble de compétences

techniques entremêlées de croyances symboliques. Ces savoir-faire, tout comme ces croyances, en

s’influencent et se modifient constamment. Ce sont ces transformations qui forment la matière de

l'histoire. Dans l’histoire, le produire-technique semble peser plus lourd que le produire-symbolique

même si les orientations du développement technique demeurent contingentes à chacune de ses étapes.

C’est ainsi que les pyramides d'Égypte ne sont pas le fruit d'une nécessité qui préexisterait de toute

éternité à leur construction mais ce sont des croyances religieuses, elles-mêmes contingentes, des

savoirs géométriques et des savoirs techniques, aussi bien que la division du travail qui existait à ce

moment-là et qui faisait exister un esclavage de masse, qui en sont à l'origine. Mais leur contingence

ou leur nécessité toute relative étant donné la rencontre de ces facteurs en Égypte à ce moment-là

n’empêche nullement qu’elles demeurent de toute façon l’expression d’un exploit technique.

La technique a toujours été une dimension déterminante de l'histoire et de la destinée humaine.

Pourtant nos auteurs en sont venus à défendre la thèse selon laquelle la servitude et la barbarie qui

frappèrent leurs contemporains sont dues au fait que la technique était devenue l’entité déterminante

de la destinée humaine. Chacun à sa manière a endossé l'idée que la technique est longtemps demeurée

soumise à un ordre symbolique qui guidait l'action des hommes, de sorte qu’il a longtemps existé un

équilibre entre technique et culture. Mais, pour nos auteurs, la technique a changé de nature; dans son

processus de transformation, elle a brisé cet équilibre : de simple « intermédiaire » la technique est

devenue « milieu ». Ce nouveau milieu, qui prend la forme d'un ordre rationnel technicien, est devenu

autonome par rapport à l'ordre symbolique. En suivant son mouvement d'autonomisation et

d'universalisation, cet ordre technicien annihile les différents ordres symboliques tout comme l'ordre

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naturel. Ce phénomène est, pour nos auteurs, la pire des catastrophes que l'humanité ait connues, alors

que les hommes sont devenus de simples fonctions intégrées dans une machinerie planétaire.

Et si ces penseurs étaient dans l'erreur? Si le nœud du problème ne se trouvait pas du côté de la

dimension technique de l'homme, mais bien ailleurs? Nos auteurs ont sans doute raison sur plusieurs

points. Une intégration technique totale sans symbolisme mène vers une évolution humaine

incontrôlée, c'est à dire vers une modification destructrice de l'homme et de l'ordre naturel. Ce qui

finit par bloquer toute évolution et toute histoire humaine. De l'autre côté, un symbolisme sans

technique mènerait sans doute à un mysticisme contemplatif sclérosé qui empêcherait, lui aussi, toute

évolution humaine. L'équilibre est donc nécessaire entre l'ordre technique et l'ordre symbolique, sans

oublier l'ordre naturel qui se conjugue nécessairement aux deux autres. L’équilibre est indispensable

pour une évolution optimale, responsable et humaniste. Mais est-ce bien nécessairement la dimension

technique qui pose problème lorsque cet équilibre fait défaut? Certains auteurs pensent que non. Pour

Puech, par exemple, un penseur contemporain beaucoup plus optimiste, la critique de la technologie

est devenue obsolète. Pour lui, « la première désuétude dont Homo sapiens technologiques doit

prendre conscience, paradoxalement, est la désuétude de la dénonciation technologique elle-

même. »260 Tout comme nos institutions politiques et la société marchande, la critique de la technique

repose sur les valeurs d’un monde ancien, rendu obsolète par la technologie elle-même :

Martin Heidegger, Jacques Ellul, Hans Jonas, Michel Henry, Roger Garaudy : la

dénonciation de la technologie est une revanche du religieux. Ces prophètes dénoncent

le présent au nom d’une idéologie venue du passé, dans des versions plus ou moins dogmatiques, mais toujours et partout inquiétantes. Ce n’est pas un retour du religieux,

mais une revanche. En réclamant autre chose que la civilisation technologique, ce n’est

pas à nos motos qu’ils en veulent directement, mais plutôt aux valeurs « modernes » qui ont supplanté les valeurs traditionnelles de la religion. La technologie est le mal parce

qu’elle est un faux dieu dans un monde qui selon eux, ne peut se passer de Dieu — le

vrai ou le faux. 261

Du point de vue qui s'exprime ici, les critiques de la technologie émanent de valeurs révolues, issues

d’un monde ancien. C'est pourquoi « [...] pour Homo sapiens technologicus, la protestation

métaphysique contre la technologie est doublement désuète : elle ranime un métarécit religieux d’hier,

et n’a rien à dire sur le passage d’ici à demain. » 262 De ce point de vue, les problèmes soulevés par

nos auteurs dérivent d’un ordre symbolique devenue obsolète, en retard sur la technique. On dira bien

260 PUECH, Michel, Homo sapiens technologicus, p. 14 261 Ibid., p. 152 262 Ibid., p. 145

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que la culture et la technique ont co-évolué en maintenant un certain équilibre au cours de l'histoire

mais que le progrès technique, qui a d’abord évolué lentement, évolue maintenant de manière

exponentielle. C'est pourquoi, pour Simondon par exemple, l'ordre technicien n’est pas « le »

problème, mais bien les différents ordres culturels qui sont dépassés :

[…] lorsque les techniques se modifient, certains des phénomènes humains constituant

une culture se modifient moins vite et moins radicalement que l’objet technique : les

institutions juridiques, le langage, les coutumes, les rites religieux se modifient moins

vite que les objets techniques. Ces contenues culturels à évolution lente, qui était jadis en relation de causalité réciproque, dans une totalité organique constituant la culture,

avec les formes techniques qui leur étaient adéquates, se trouve maintenant des réalités

partiellement en porte-à-faux. 263

Si on en croit cette thèse, « l'erreur de l'humanisme technophobe consiste en somme, à se tromper de

cible : l'ennemi n'est pas la technique qui invite à une évolution ou l'homme à beaucoup à gagner,

mais la culture close, incapable de s'approprier cet avenir humain et tombée hors du sens vital du

devenir. » 264 Le nœud du problème n'émanerait donc pas d'un ordre technicien autonome en

constante évolution, mais bien du retard d’un certain nombre de systèmes symboliques, incarnés dans

des cultures déterminées, devenus obsolètes en regard de l'évolution de l’humanité. Pour résoudre le

problème que pose bien le hiatus entre la culture et la technique, il suffirait donc de produire un nouvel

ordre symbolique « universel », pouvant incorporer en son sein l'ordre technicien en le rendant

significatif, en lui conférant un sens. Car, pour maintenir l'équilibre, l'ordre technicien doit bien

demeurer soumis à la culture, même chez Simondon :

[…] C’est la culture, considérée comme totalité vécue, qui doit incorporer les ensembles

techniques en connaissant leur nature, pour pouvoir régler la vie humaine d'après ces

ensembles techniques. La culture est ce par quoi l’homme règle sa relation au monde et sa relation à lui-même; or, si la culture n'incorporait pas la technologie, elle comporterait

une zone obscure et ne pourrait apporter sa normativité régulatrice au couplage de

l'homme et du monde [...] la culture doit être contemporaine des techniques, se reformer

et reprendre son contenu d'étape en étape. Si la culture est seulement traditionnelle, elle est fausse, parce qu'elle comporte implicitement et spontanément une représentation

régulatrice des techniques d'une autre époque; elle apporte faussement cette

représentation régulatrice dans un monde auquel elle ne peut s'appliquer. 265

Pour que l'humanité dans sa globalité retrouve sa liberté face à l'ordre technicien, il suffirait ainsi

263 SIMONDON, Gilbert, Psycho-sociologie de la technicité, p. 131 264 HOTTOIS, Gilbert, Simondon et la philosophie de la « culture technique », p. 55 265 SIMONDON, Gilbert MEOT, p. 227

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d'élaborer une « culture technique ». Et si on en croit le disciple de Simondon, Gilbert Hottois, celle-

ci :

est à comprendre comme un travail symbolique partant d'une connaissance effective de

la technique, actuelle et suivant sa genèse, et déployant à partir de ces représentations

objectivement appropriées, une symbolisation intégratrice et régulatrice, large et ouverte, de la civilisation technique, grâce aux ressources de la pensée analogique, transductive.

Deux figures dominent cette tâche : le technologue et le philosophe. 266

C'est donc par la production d'une culture adéquate et non par une critique métaphysique que

l'homme pourra conserver « le » monde. Telle est la tâche du philosophe. Si on en croit ces auteurs,

quand la culture aura rattrapé la technique, et que l'équilibre sera restauré, il sera de nouveau possible

pour l'homme de faire monde adéquatement et donc de se faire libre.

La liberté de faire monde est une liberté ontologique fondamentale qui correspond à « l'homme »

comme « être collectif » non pas seulement comme espèce mais comme collectif particularisé en tant

que communauté. Mais qu’en est-il de l'homme en tant qu’individu? Est-ce que l’on peut affirmer

que l’homme du quotidien, évoluant dans l'ordre technologique, est moins libre que l’homme des

mondes anciens, comme le soutiennent les penseurs de la technique que nous venons d’étudier? La

technique est-elle vraiment liberticide? La fin de la liberté est-elle vraiment une fatalité? Est-elle

l’horizon indépassable de la technologie? Ou faut-il au contraire admettre que la technologie,

aujourd’hui, offre des espaces de liberté pour l'homme du quotidien? Comme nous l’avons vu, la

technique semble être tantôt source de liberté, tantôt pôle de servitude. La technique a un caractère

paradoxal, elle libère l’homme autant qu’elle peut l’aliéner et ce caractère ambivalent de la technique

n’est pas entièrement nouveau, il n’est pas le fruit de la seule technoscience ou de la seule technique

moderne. La technologie contemporaine ne nous offre-t-elle pas d’ailleurs la possibilité de construire

une société totalement nouvelle et réellement démocratique? La technologie a démocratisé

l’information, il s'en suit que nous vivons maintenant dans une société d’abondance informationnelle.

Ne sommes-nous pas sur le point de basculement entre une société fondée sur la circulation de la

marchandise à une société fondée sur la circulation de l’information? C’est ce que croit Puech.

L’information devient un nouveau milieu pour nous et celui-ci nous offre de nouveaux espaces de

liberté. Il est vrai que l’information peut être mensongère, propagandiste et trompeuse, mais comme

le mentionne Puech :

Dans son maximum de consistance, elle est pensée, culture, conscience, savoir, science, art. Proliférant partout, surabondante et incontrôlée, l’information est aujourd‘hui une

266 HOTTOIS, Gilbert, Simondon et la philosophie de la « culture technique », p. 57

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jungle. Elle est à explorer, déchiffrer, mettre en culture. À son niveau propre, elle incarne

ce qu’est l’abondance technologique pour Homo sapiens technologicus : une nature, un

milieu dans laquelle il faut puiser, construire, cultiver. 267

Il existe essentiellement deux moyens pour accéder à l’information soit le média de flux et le média

d’accès. Le média de flux correspond fondamentalement à la radio et la télévision, c’est-à-dire un

média où le sujet reste passif et n’a aucun contrôle sur l’information qui lui est transmise. Il la subit.

Pour sa part, un média d’accès est un média ou le sujet doit aller chercher lui-même l’information

qu’il désire, et ce, quand il le désire; internet en est la figure la plus marquante de nos jours comme

l'ont été les bibliothèques à une époque. D’ailleurs internet n’est-il pas l’antithèse du monde

d’apparence que nous présente Anders? Comme nous l’avons mentionné, la technique est une

ouverture de possibilité, et aujourd’hui, grâce notamment à internet, de nouveaux espaces de culture,

de paroles et d'échanges s'ouvrent devant nous; de nouveaux espaces de liberté sont donc rendus

possibles. Dorénavant, la planète entière est connectée et l’information circule et se transmet en un

laps de temps record. Avec internet, le sujet n’est plus un être passif, car il peut discuter et critiquer

l’information en direct. L’homme peut désormais se créer des espaces de liberté et de culture en

dehors de la culture imposée et de l’idéologie dominante. Les réseaux informatiques permettent

notamment la création de réseau de résistance, d'échange, de forums de discussion et d'information,

et sous ces perspectives « […] le connectif est la meilleure potentialité de surgissement du

collectif. »268 Un nouveau collectif, plus réel, plus concret, plus relié et uni que jamais est maintenant

possible grâce à internet. « Le réseau des soi connectés pourrait bien constituer dès maintenant les

meilleures sources de culture, d’information et de science qui soient accessibles à l’Homo sapiens

technologicus et qui lui soient accessibles en un sens jamais vu encore sur cette planète. » 269 Le

réseau des soi connectés est par essence anti-hiérarchique selon Puech et pour la première fois, une

réelle société fondée sur la collaboration pourrait supplanter la société compétitive héritée du monde

capitaliste. Par contre, l'homme connecté doit prendre garde, car plus que jamais le paradoxe

aliénation/libération est présent pour lui. Si l'informatique peut libérer par la formation de réseaux

d'échange et d'information émanant d’une base solide, ancrée dans le réel des événements, elle peut

malheureusement servir à des fins totalement opposées, comme la surveillance généralisée par

l'intrusion dans notre intimité maintenant « numérisée » ou le contrôle de l’information qui nous

parvient par la manipulation des réseaux sociaux utilisés. L’informatique et internet rendront l'homme

soit plus libre, soit plus servile. La première option ne sera bientôt plus envisageable si le « confort »

et la « sécurité » l'emportent sur la liberté.

267 Ibid., p. 205 268 Ibid., p. 252 269 Ibid., p. 270

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Dans un autre ordre d’idées, contrairement à ce que pense Ellul, la technique peut sans doute offrir

des espaces de symbolisation pouvant servir de matière à une culture adéquate. Si on en croit Gilbert

Hottois, penseur de la technoscience, c’est un fait. L’homme peut toujours symboliser dans un ordre

technique en mouvement, mais l’objet du symbolisme a changé : « […] avec la technoscience,

l’étrangeté n’est plus donnée comme dans la nature – elle se trouve en avant, dans le futur. »270 Le

sentiment d’étrangeté qui conférait à l'homme la nécessité de symboliser est toujours présent si on en

croit Hottois. Pour l'homme de la technologie, ce qui devient étrange, c’est la recherche scientifique

elle-même : « C’est cette créativité, cette productivité largement imprévisible qui constitue un défi à

la capacité d’assimilation symbolique de l’humanité. » 271 De plus, pour ce philosophe, la technique

permet une médiation émancipatrice à l’image de la culture, car pour lui le symbolique n’est pas une

médiation entre l’homme et le réel, mais entre l’homme, soi-même et les autres. Pour ce qui est de la

médiation avec le réel « seule l’action et particulièrement l’action technique efficace permet cette

médiation. » 272 Bref, le problème le plus urgent posé par la technologie, problème déjà recensé par

nos auteurs, est son incapacité à préserver l'ordre naturel et l'homme qui y habite. Si on en croit

Simondon, Hottois, et dans une certaine mesure Puesh, pour résoudre ce problème il nous suffit de

construire un ordre symbolique adéquat, adapté à notre technologie et à notre nouveau mode de vie.

N'assistons-nous pas aujourd'hui à la naissance d'idéologies nées de la science et de la technologie?

Ces idéologies peuvent-elles être considérées comme des cultures techniques? Pour Hottois, la R&D

technoscientifique semble être une culture technique en elle-même, car elle porte en elle plusieurs

aspects du religieux : « On pourrait dire que la technoscience contemporaine est religieuse (ou

symbolique) parce qu'elle est universellement reliante (« religio » planétaire) et sacrée parce qu’elle

affronte l'altérité, l'inconnu, l'encore sans nom, le contraire du profane familier, prévisible et

contrôlé. » 273 Et que penser du trans-humanisme? Peut-il être considéré comme une « culture

technique »? Ou n'est-il pas plutôt un technicisme poussé à l’extrême? Cette idéologie aussi porte en

elle plusieurs aspects du religieux : elle revêt les formes d'un messianique eschatologique en nous

promettant la fin d'un monde et l'émergence d'une post-humanité. Peut-il apporter une normativité

régulatrice au développement de la technique? Ou au contraire, dans leur désir de maîtriser et de

posséder la nature humaine, ces Descartes modernes ne risquent-ils pas de reproduire la même erreur

que nous avons commise jadis avec la nature? Déstabiliser et détruire l’équilibre naturel nous a causé

bien des problèmes, que pourrait-il arriver, si nous brisons l'équilibre qui maintient notre corps? Notre

270 HOTTOIS, Gilbert, L’impossible symbolisation, p. 288 271 Ibid., p. 288 272 Ibid., p. 291 273 HOTTOIS, Gilbert, Simondon et la philosophie de la « culture technique », p. 76

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esprit? Notre nature? Devenons-nous risqués de briser cet équilibre? La conception selon laquelle

l'homme est « quelque chose » d'obsolète, mais de « maniable », donc pouvant être « amélioré »

indéfiniment; est-elle le fruit d'un agencement symbolique « réfléchie » et « distancé » du monde

technologique, de l'ordre technologique en expansion, de l'ordre naturel en plein bouleversement et

des hommes qui y habitent? Ou au contraire, la symbolisation (à travers la honte prométhéenne) de

la vision techniciste que porte le regard froid et calculateur de la machine sur l'homme?

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Annexe 1

Les théories de la fonction

Il existe deux grandes théories de la fonction, soit la théorie systémique et la théorie étiologique. Ces deux théories sont à l’origine distinctes et incompatibles, mais s’appliquent aussi bien aux fonctions techniques qu'aux fonctions biologiques.

La théorie systémique de la fonction

Selon la théorie systémique, la fonction d’un trait n’est rien d’autre que son rôle causal. Elle correspond donc au « dispositif causal effectif des choses »274. La fonction de x dans un système S est

z si et seulement si x fait z et si cela contribue à la capacité de S à faire z. Les explications

fonctionnelles de ce type montrent comment un système opère, en expliquant que chaque élément

dans le système a une certaine fonction. Elles fournissent une réponse à la question : comment ça fonctionne? Cette théorie de la fonction permet notamment d’expliquer les fonctions dérivées. En

biologie, les fonctions dérivées sont les fonctions d’un système qui ne sont pas le fruit d'une sélection

via un ancêtre, contrairement aux fonctions propres, mais sont le fruit d’une modification qui s’est opérée suivant la sélection naturelle. Nos épaules en sont un exemple. Elles n’ont pas été

sélectionnées pour porter des vêtements, mais on leur a conféré cette fonction. Il existe aussi des

exemples dans le monde animal. Pensons aux plumes des oiseaux qui auraient d'abord été sélectionnées pour la régulation thermique, ou aux tortues aquatiques, qui utilisent leurs nageoires de

derrière pour creuser des trous, dans lesquels elles vont déposer leurs œufs, alors que les nageoires

n'ont pas été sélectionnées en premier lieu pour réaliser cette fonction. Bref, les fonctions dérivées

sont des fonctions acquises par l’expérience. Cette théorie de la fonction s’applique également aux artefacts et les fonctions dérivées sont nombreuses dans le monde des artefacts : une chaise peut servir

de tabouret par exemple. Suivant cette théorie de la fonction, on ne peut pas distinguer les fonctions biologiques des fonctions techniques, puisque cette théorie s’applique ou deux entités.

La théorie étiologique de la fonction

La deuxième grande théorie de la fonction est en lien avec la fonction normale d’un organisme dont

nous avons parlé plus haut. Elle est donc en lien avec la sélection naturelle. Les explications de type

étiologique expliquent la présence de l’élément auquel la fonction est attribuée. En ce sens, elle

répond à la question : pourquoi est-il là? Elle fait donc appel à l’histoire d’un organisme. Selon cette approche, la fonction d’un trait est l’effet pour lequel il a été sélectionné. Le cœur a pour fonction de

pomper le sang, car il a été sélectionné dans le passé par certains organismes biologiques pour son

effet pompant. Bien que cette théorie s’applique d’abord au monde biologique, il existe une version de celle-ci pour le monde artificiel, appelée la INT-théorie, INT pour intentionnelle. Dans cette

version, on reconnaît qu’il y a une intention derrière la sélection opérée. Ces deux théories

étiologiques de la fonction sont de prime abord incompatibles. Or, plusieurs théoriciens travaillent actuellement à fusionner ces deux théories en une seule, pouvant s’appliquer à la fois aux organismes

biologiques et aux objets techniques. Parmi ces auteurs, nous pouvons citer Kroshs et Longy qui tentent tous deux de formuler une théorie étiologique de de la fonction applicable aux deux entités.

274 NEANDER, Keren, Les explications fonctionnelles, p.7

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