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Madame Dominique Schnapper Modernité et acculturations In: Communications, 43, 1986. Le croisement des cultures. pp. 141-168. Citer ce document / Cite this document : Schnapper Dominique. Modernité et acculturations. In: Communications, 43, 1986. Le croisement des cultures. pp. 141-168. doi : 10.3406/comm.1986.1645 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1986_num_43_1_1645

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Madame Dominique Schnapper

Modernité et acculturationsIn: Communications, 43, 1986. Le croisement des cultures. pp. 141-168.

Citer ce document / Cite this document :

Schnapper Dominique. Modernité et acculturations. In: Communications, 43, 1986. Le croisement des cultures. pp. 141-168.

doi : 10.3406/comm.1986.1645

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1986_num_43_1_1645

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A propos des travailleurs émigrés

Dans la mesure où la sociologie n'est jamais indépendante de la réalité sociale dans laquelle elle s'élabore, le discours sociologique sur les contacts de culture depuis la Seconde Guerre mondiale a suivi les étapes de l'histoire du développement économique et de la diffusion de la modernité. La littérature sociologique d'inspiration économiste des années 1960 impliquait un modèle unique de développement, avec ses étapes successives *, et supposait que les différents domaines de la vie sociale fussent entraînés vers la modernité selon une démarche uniforme 2 ; plus ou moins explicitement, elle ne pouvait que déboucher sur la conception, fortement marquée d'évolutionnisme, de la convergence vers un modèle unique de société industrielle 3. On ne comprendrait pas cette littérature si l'on oubliait que sa production était contemporaine de l'accession à l'indépendance des États colonisés, qui se réclamaient ouvertement des valeurs de la modernité politique (État centralisé et unité, opposé aux particularismes de toutes espèces) et de la croissance économique comme mode de l'affirmation et de la puissance nationales. Ce discours unificateur de la modernité comme forme appelée à dominer progressivement toutes les sociétés et tous les domaines de la vie sociale a été radicalement remis en cause au cours des années 1970. L'évolution des nations nouvellement indépendantes a révélé une variété extrême dans les formes de la croissance économique (y compris la non-croissance et le recul) et des transformations sociales, dans la manière dont les traditions « indigènes » se maintenaient ou se renforçaient malgré l'adoption de certains des traits liés à la modernité. Des analyses plus fines rappelaient, par ailleurs, que les relations entre tradition et modernité ne se résumaient pas à une simple opposition et que des pays aussi divers et aussi industrialisés que la Grande-Bretagne, l'Italie ou le Japon avaient fondé leur développement en réinterprétant des traditions prémodernes. Bien plus, la participation des élites traditionnelles, l'incorporation d'éléments tra-

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ditionnels, objectifs ou symboliques, apparaissaient moins comme des freins à une évolution irrésistible que comme une des conditions nécessaires au développement et à la stabilité d'une société moderne 4. Enfin, outre la constatation empirique que les nouvelles nations, loin de suivre le modèle de l'Europe occidentale, évoluaient selon leur logique propre, la valeur même du développement et de la modernité était remise en question à l'intérieur des sociétés occidentales, aussi bien par les acteurs des mouvements sociaux d'inspiration gauchiste que par les sociologues, sensibles aux « désillusions du progrès ». Cette critique de la modernité retrouvait ainsi la critique romantique contre le procès de rationalisation de la société moderne, à laquelle la sociologie classique avait déjà fait écho, quand elle opposait la communauté à la société ou la Kultur à la Zivilisation.

Ces critiques ont donné lieu à un double discours, ou plutôt à un discours à double face. D'une part, l'évocation pathétique de la croissance économique « destructrice de toute diversité 5 », de l'« uniformisation planétaire », du « cosmopolitisme niveleur », de l'« univers concentrationnaire », de la « lutte titanesque » entre les « pouvoirs homogénéisants » et les « capacités différentielles 6 ». D'autre part, les analyses consacrées à l'identité et aux formes des retours identitaires, à l'affirmation des particularismes aux dépens de la participation nationale, à l'élaboration du concept d'ethnicité pour rendre compte de la forme nouvelle des conflits sociaux aux États-Unis 7, de la révélation des régionalismes comme mouvements sociaux privilégiés dans l'Europe occidentale. Là encore, la sociologie se trouvait enracinée dans les revendications et les conflits des groupes sociaux qu'elle étudiait.

Si l'on tente aujourd'hui de poursuivre la réflexion sur la dialectique du Même et de l'Autre, des formes de contact entre la modernité d'une part et les formes culturelles, sociales et politiques traditionnelles d'autre part, on ne peut, me semble-t-il, que partir du fait de la diversité des formes d'échanges et d'emprunts qui s'établissent entre certains modèles de comportement, impliqués par les nécessités, explicites ou implicites, de la modernité et les modèles hérités des traditions particulières. Cette diversité n'est, d'ailleurs, que la conséquence de celle des sociétés humaines. Même si, comme le constate S.N. Eisen- stadt, la modernisation, ou la modernité, constitue un type de civilisation, dont les dimensions économiques, politiques et idéologiques, parties de l'Europe occidentale, s'imposent désormais au monde entier, il n'en reste pas moins que, loin de détruire les cultures traditionnelles, elle se trouve réinterprétée, au sens des anthropologues, par les diverses unités culturelles ; les formes de cette réinterprétation dépendant à

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la fois des caractéristiques de la culture d'origine et des conditions historiques selon lesquelles s'est établi et maintenu le contact avec l'Occident.

Au discours essentialiste d'une modernisation unique, comme fait et comme valeur, se substitue une pluralité d'analyses particulières. On se propose ici d'apporter une contribution à un discours sociologique, de moins en moins globalisant, sur la diversité des procès de modernisation, en analysant quelques caractéristiques de l'acculturation des travailleurs émigrés en France 8. Les populations migrantes, formées dans et par une société traditionnelle, se trouvent en effet confrontées aux exigences de la société dans laquelle elles s'établissent, qui est aussi la société moderne. A partir de cet exemple particulier, on tentera d'éclairer certaines des formes que peut prendre le procès d'acculturation à la modernité et les limites qu'il rencontre.

Les contacts de culture qui s'établissent en France à l'occasion de la migration des travailleurs étrangers ne constituent qu'un cas particulier d'une confrontation beaucoup plus large. Le rétrécissement politique des pays de l'Europe occidentale depuis la Seconde Guerre mondiale s'est accompagné d'une diffusion de la modernité occidentale, avec ses traits essentiels : primauté de l'État national, tendance à la rationalisation croissante dans l'organisation économique. Cette diffusion conduit à une sorte de confrontation culturelle généralisée : la colonisation, puis la décolonisation ont provoqué une remise en question, directe ou indirecte, aussi bien de la culture occidentale que des cultures « indigènes », confrontées les unes aux autres, même si la confrontation se déroule en termes inégaux. L'ethnologie elle-même peut être interprétée comme une remise en question de la culture à laquelle appartient l'ethnologue autant que de la culture qu'il observe puisque, par définition, il ne perçoit l'Autre qu'à travers les catégories de sa propre culture. Cependant la confrontation culturelle, qui s'établit lors de la migration des travailleurs émigrés, présente un certain nombre de spécificités.

Les travailleurs émigrés ne constituent pas une population homogène : ils différent les uns des autres par la culture d'origine ; ils diffèrent par le moment de la migration par rapport à l'histoire de la société d'origine 9 et de la société d'immigration ; ils diffèrent par la trajectoire individuelle qui a précédé la migration. Comme on l'a écrit justement, le véritable objet de l'analyse sociologique est constitué non par « les émigrés », mais par la vague migratoire, que définit une population de même origine nationale pendant une période donnée 10. Malgré la variété des conditions et des significations de la migration et des formes de l'acculturation, on tentera ici de dégager ce qui carac-

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térise directement la condition d'émigré. Il ne s'agit pas de nier les différences entre les groupes ou de revenir à une interprétation globalisante, mais de tenter d'analyser les traits communs à plusieurs populations, précisément parce qu'ils découlent directement de leur condition de populations émigrées confrontées aux mêmes exigences d'une société moderne.

De même qu'on ne peut parler des « émigrés », on ne peut analyser la société d'installation comme si elle formait un tout homogène. Non seulement elle comporte une diversité culturelle liée aux formes variées d'inégalités sociales et d'inégale participation à ce qu'on peut appeler, à la suite de Halbwachs, le « foyer » des valeurs collectives, mais toute société, même dans les domaines les plus susceptibles d'être touchés par la rationalité, comporte une diversité d'éléments « traditionnels » et « modernes » : comme on l'a dit plus haut, le procès de rationalisation n'a éliminé ni la force des héritages ni l'imprégnation des traditions. La société d'immigration n'est pas plus totalement moderne que la société d'origine n'est purement traditionnelle. Ce n'est pas à la société d'immigration dans son ensemble que doit s'adapter l'émigré, mais à certaines de ses exigences.

La littérature sociologique sur les travailleurs étrangers migrants adopte trois points de vue : celui de l'économiste qui traite de la logique de la répartition des ressources, du capital, du travail et des transferts financiers à l'échelle internationale ; celui du sociologue de l'action sociale ou du politologue qui s'interroge plus particulièrement sur le migrant comme acteur historique ou politique ; celui du sociologue d'inspiration culturaliste qui tente de rendre compte des formes de l'acculturation induites par l'émigration et l'installation dans le pays moderne n. Les analyses qui suivent se situent dans cette dernière perspective. S'il est vrai, comme l'ont écrit à l'envi les théoriciens de la modernité depuis Max Weber, que la modernité implique d'abord une attitude intellectuelle et éthique à l'égard du monde, l'analyse culturaliste, sous certaines conditions, peut se révéler pertinente. Le point de vue culturaliste est en effet heuristiquement fécond lorsqu'il prolonge l'analyse de la condition sociale objective et lui donne son véritable sens — autrement dit, lorsque, portant sur des populations qui partagent la même condition sociale objective et disposent de chances (au sens de Max Weber) comparables, il révèle la cohérence symbolique de l'ensemble de leurs pratiques.

Ces analyses sont inspirées par la lecture de nombreux textes relatifs aux travailleurs émigrés en France, mais elles s'appuient plus particulièrement sur deux exemples, en apparence éloignés l'un de l'autre : les émigrés italiens entre 1950 et 1970 et les Turcs depuis 1970. Si les

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travailleurs italiens paraissent, d'après l'expérience historique, plus particulièrement aptes à s'intégrer dans la société française, les travailleurs turcs, eux, affirment leur volonté de rester turcs 12.

De rémigration économique à rémigration de peuplement

Une définition idéale-typique de la condition des travailleurs émigrés comporte trois termes : « Présence étrangère, présence provisoire, présence pour raison de travail, trois caractéristiques de la présence immigrée corrélatives l'une de l'autre, solidaires et mutuellement dépendantes 13... » De fait, les enquêtes empiriques confirment, pour un temps, l'intériorisation par les émigrés d'une condition sociale conforme à cette définition. On constate par exemple que les émigrés turcs, pendant les premières années de leur présence en France et en Allemagne, travaillent le plus possible afin d'accumuler au maximum et de transférer vers leur pays les sommes épargnées, où ils se constituent une rente, sous forme d'achats immobiliers ou d'acquisition d'un fonds de commerce. La consommation est réduite au minimum incompressible au profit de cette épargne. Les relations avec le pays d'immigration, où le séjour est considéré comme provisoire, sont limitées aux relations de travail indispensables. « De toute façon, un étranger vient comme travailleur et repart comme il est arrivé. Notre seul but, c'est l'argent » (R.K. *, p. 87). Le refus d'apprendre la langue du pays d'installation ne fait que traduire l'attitude d'ensemble à l'égard de la société globale. L'analyse du mode de vie des ouvriers turcs à Stuttgart rejoint celle que les chercheurs ont proposée pour la même population en France.

Il reste que, même si les postes de travail, qui n'exigent le plus souvent aucune qualification professionnelle, ne procurent qu'une participation marginale à la vie économique (le plus souvent dans le bâtiment ou comme OS dans l'industrie lourde ou l'industrie automobile), l'accumulation et le rapatriement de l'épargne impliquent déjà, outre l'accoutumance aux exigences du rythme du travail collectif, l'intériorisation au moins partielle (qui n'exclut pas les erreurs) du calcul économique rationnel.

Mais les émigrés ne se conforment à cette définition idéale-typique — travailleurs étrangers dont la présence ne se justifie que par le travail et de manière provisoire — que pendant une période courte.

* Cf. n. 12, p. 165.

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Les enquêtes empiriques concordent pour montrer que ce rapport purement instrumental à la vie économique — ce qui n'exclut pas, par ailleurs, que ce travail soit chargé d'une forte valeur symbolique dans la société d'origine — n'excède pas les deux ou trois premières années du séjour des émigrés. Quelle que soit, par exemple, la volonté des ouvriers turcs et le sens qu'ils avaient donné à leur départ, la présence dans le pays moderne modifie cette première attitude.

On ne comprend la condition de l'émigré qu'en faisant intervenir l'histoire de sa trajectoire individuelle avant la migration. Comme les travailleurs italiens une vingtaine d'années plus tôt, les ouvriers turcs ont donné à leur départ le sens d'un projet de mobilité sociale à l'intérieur de la Turquie, dans lequel l'activité professionnelle dans le pays d'émigration constituait une étape nécessaire et provisoire. La migration vient entériner et accélérer un processus déjà entamé dans la société d'origine, la première déstructuration des rapports sociaux traditionnels, la remise en cause des rôles familiaux sous l'effet de l'urbanisation. Ayant déjà pris une certaine distance à l'égard de l'économie et de la culture traditionnelles, souvent déjà urbanisés, les migrants constituent une population non pas misérable, mais rendue ambitieuse par sa position sociale dans le pays d'origine. La socialisation anticipatrice, liée à ce projet de mobilité, se révèle un facteur favorable à l'intériorisation des normes liées à l'activité professionnelle du pays d'installation. En ce sens, la socialisation anticipatrice des travailleurs turcs et italiens n'est pas fondamentalement différente de celle des Méridionaux « montés » des campagnes de l'Italie du Sud ou des îles pour travailler dans l'industrie du triangle industriel de l'Italie du Nord pendant toute la période du « miracle italien 14 ». Or ce projet même est déjà en contradiction avec le rôle purement économique que le pays d'immigration tend à imposer à l'émigré.

De plus, l'acculturation à la société d'installation contribue aussi à infléchir le projet initial. Le regroupement familial qui apparaît en moyenne trois ans après l'émigration du chef de famille constitue à la fois le facteur essentiel et le signe de cette transformation : l'émigré cesse d'être exclusivement défini par son rôle de travailleur. La structure de la population migrante, même la plus récente, s'est en effet rapidement rééquilibrée, multipliant les occasions de pénétration des normes de la société d'émigration : scolarisation des enfants, participation des femmes à la production industrielle ou à la vie quotidienne des classes moyennes ou supérieures par l'intermédiaire du travail domestique. On sait en effet que, contrairement à certaines idées reçues, une part croissante des femmes émigrées participent au marché du travail, sans oublier, bien entendu, la part croissante des

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enfants de migrants 15. Une émigration économique, définie par et pour le travail, est rapidement devenue une émigration de peuplement.

Alors que les comportements étaient jusqu'ici dictés par la volonté d'épargner sur le logement, la nourriture et les loisirs pour investir en Turquie ou en Italie, la présence de la famille impose et justifie un nouveau comportement économique emprunté à la société d'installation, celui de consommateur. L'émigré acquiert en particulier l'équipement électro-ménager et la voiture qui, dans l'Europe des trente dernières années, ont constitué les indices privilégiés de la réussite sociale. Le poste de télévision, toujours allumé, même lorsque les migrants ignorent tout de la langue du pays, orne tous leurs intérieurs. La machine à laver, symbole d'une nouvelle conception du travail domestique, l'acquisition de la voiture, condition de l'indépendance familiale et symbole, en Turquie ou en Italie, de la réussite de l'émigration, montrent l'accentuation des conduites de consommation aux dépens de l'épargne.

C'est pour le logement que la consommation reste longtemps différente de celle des travailleurs français — proposition qui s'applique à toutes les populations défavorisées. L'exemple des Noirs aux États-Unis le démontre encore : malgré leur progression globale, la ségrégation du logement s'est accrue depuis dix ans ; il reste plus cher, moins bien équipé et plus peuplé que celui des Blancs de même niveau social 16. Aussi, en France et en Allemagne, c'est prioritairement autour des problèmes du logement que se sont manifestés, pendant une décennie, les mouvements de revendication des travailleurs émigrés. Dans les villes petites ou moyennes, les Turcs, en tant que derniers arrivants, occupent soit les quartiers anciens les plus pauvres, soit les HLM les plus dégradées n. A Paris, ils cumulent souvent l'entreprise de couture à domicile et la vie familiale dans des appartements minuscules. Les conditions sociales et économiques qui pèsent sur le logement dans la société d'émigration ajoutent leurs effets à ceux de l'attitude propre aux émigrés qui, dans leurs premiers choix économiques, privilégient l'acquisition de biens mobiliers, sous toutes leurs formes, aux dépens de l'immobilier. L'exemple des émigrés italiens qui, après quelques années, font des économies sur tous les postes de dépenses pour acheter un terrain où ils construisent une maison avec l'aide de leur famille montre que cette attitude n'est pas définitive 18.

La contradiction entre le premier comportement du migrant et les demandes de consommation de ses enfants apparaît rapidement : « J'ai été une fois au cinéma avec l'école. Les parents n'ont jamais le temps » (R.K., p. 124). « Chaque fois qu'on demande à mon père de nous

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emmener à la campagne, il dit : Ah ! non, j'ai du travail ! On est comme des enfants sans parents » (R.K., p. 124). A travers les normes de comportement économique, ce sont apparemment les relations à l'intérieur du groupe familial qui sont remises en cause : les comportements de Y homo œconomicus ne sont jamais purement économiques. Ils impliquent aussi la valeur accordée à l'individualisme, à l'accomplissement de soi et à la satisfaction de ses désirs aux dépens de la valeur accordée à la conformité aux normes d'un groupe fortement constitué.

Il importe toutefois de préciser les effets et les limites du procès d'acculturation induit par les comportements économiques.

Le bricolage culturel ou l'acculturation limitée

L'exemple des émigrés italiens et turcs révèle que l'acculturation ne porte pas seulement sur les conduites économiques et que l'émigration entraîne aussi une réinterprétation des rôles familiaux.

Cette réinterprétation diffère selon les populations concernées ; ainsi les familles italiennes se rapprochent plus du style des familles françaises de même niveau social que les familles turques. Elle diffère à l'intérieur de chaque groupe national, selon l'origine des migrants : pour certains, la migration signifie aussi le passage du monde rural au monde urbain ; d'autres, en revanche, avaient déjà connu dans le pays d'origine une rupture avec la société paysanne, une première forme d'urbanisation ou de semi-urbanisation ; la migration accélère alors un processus de mobilité sociale urbaine dont les conditions avaient été pour partie au moins intériorisées avant la migration. Elle diffère aussi selon que les migrants se retrouvent relativement dispersés dans l'espace urbain ou concentrés dans un foyer de travailleurs (comme dans le cas de villages africains transportés collectivement dans un foyer unique), ou dans un quartier d'une petite ou moyenne ville de province, dans laquelle la vie communautaire organisée et le contrôle social exercé par la communauté contraignent les émigrés à continuer à se conformer autant que possible aux normes de conduite traditionnelles 19. Il faut pourtant se garder de ne voir dans la perpétuation d'une communauté particulière qu'un facteur de conservation des formes traditionnelles de la vie sociale. Comme la famille, la communauté joue un rôle conservatoire, mais elle fournit aussi à l'émigré une forme d'intégration à la société d'installation, en aidant à résoudre les

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conflits avec la société globale, en favorisant la réduction des conflits familiaux et l'élaboration d'une acculturation limitée, comme nous le verrons ci-dessous.

Malgré l'effet différentiel de ces variables, on constate une évolution commune, bien qu'inégalement affirmée, vers la nuclearisation de la famille, qui devient communauté de consommation et (pour les Turcs en particulier) de production, ainsi que de centre de décision commune. Les liens entre le couple prennent un sens nouveau, dans la mesure où le rôle de l'homme cesse d'être défini essentiellement par sa participation à la vie de la communauté à l'extérieur de la famille. Le renouvellement de la vie de famille est plus visible dans le cas des émigrés italiens. Même dans les familles restées le plus proche de la tradition, certains éléments des modèles de conduite perçus comme modernes, donc valorisés, sont intériorisés, modifiant en particulier l'intensité des relations à l'intérieur du couple et l'attitude à l'égard des enfants. « La famille a besoin d'être ensemble. On n'est pas des chiens, un qui va à droite, l'autre à gauche 20. » Même dans les familles turques, en particulier celles qui avaient connu l'urbanisation avant la migration et sont installées à Paris, le couple prend une importance que lui interdisait la famille patriarcale.

Ici on est tous ensemble. On discute de tout avec mon mari et on prend des décisions ensemble. En Turquie, il y avait les « grands » et on ne pouvait pas agir comme on voulait. On est mieux ici, plus tranquilles (R.K., p. 194).

La plus grande solidarité du couple s'accompagne d'une relation plus chaleureuse aux enfants :

Au village, on ne pouvait pas les aimer ni les gâter, comme on veut, devant notre père. Ici on peut aimer les enfants comme on veut (R.K., p. 148).

Unanimement, les parents migrants, turcs et italiens, déclarent attacher de l'importance aux études de leurs enfants, décider de leur installation dans le pays d'origine ou en France au nom de leur avenir. Toutes les familles de migrants italiens déclarent attacher autant d'importance aux études de leurs filles qu'à celles de leurs fils et rejettent avec indignation l'idée qu'un garçon pourrait renoncer à ses études pour doter ses sœurs.

Outre la trajectoire sociale qui a précédé l'émigration et la forme de l'installation en France, l'histoire des contacts qui se sont établis entre

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la société d'origine et les modèles occidentaux constitue un facteur de l'inégal renouvellement des normes familiales. Les émigrés italiens appartiennent à la tradition occidentale. De plus, les relations qu'ils entretiennent avec la société d'émigration incorpore l'idée d'une égalité de richesse et de modernité entre le pays d'installation et le pays d'origine. C'est la raison pour laquelle ils insistent si longuement sur l'évolution « positive » de la société d'où ils ont émigré, affirmant ainsi leur propre dignité et donnant rétrospectivement à leur départ le sens d'un choix rationnel.

Avant quand on est venus, nous, c'était la misère en Italie, mais maintenant ce n'est pas la même chose, maintenant, c'est bien.

Maintenant il y a du travail, maintenant là-bas, les gens, ils vivent bien. [...] A côté de ce que j'ai connu. [...] Maintenant, c'est évolué. Je ne reconnaissais plus mon pays, tellement c'était changé.

Les Turcs, quant à eux, gardent le souvenir, même s'il est informulé, de la gloire de l'Empire : « Leur mémoire collective, fondée sur l'histoire de l'Empire ottoman, conserve le souvenir du peuple turc ottoman, tel que l'entretiennent les livres de classe, les poèmes de la littérature et la conscience de soi 21. » Ils gardent aussi le souvenir ou la mémoire (ce que Bernard Lewis appelle history remembered) d'une volonté de modernisation non pas directement imposée par une puissance occidentale comme dans la situation coloniale, mais issue de l'initiative de leurs propres gouvernants (Mustapha Kemal), sous l'influence indirecte des modèles occidentaux, dans une continuité d'histoire et de population 22. Cette mémoire explique sans doute l'absence de relations objectives et le mépris affiché pour l'autre population musulmane nombreuse en France, les Maghrébins, alors même que la référence à l'islam est constante dans les propos de l'émigré turc ; elle explique aussi la relation ambiguë, d'ailleurs caractéristique des groupes minoritaires, que les émigrés entretiennent avec la société d'émigration : attirance à l'égard de la modernité et condamnation des comportements des Français et des autres émigrés, justifiée par la supériorité morale et religieuse de l'islam. On sait que les populations minoritaires compensent leur infériorité objective par la référence à leur supériorité morale. De la même manière, le passé colonial, avec son inégalité fondamentale entre le groupe colonisateur et le groupe colonisé, continue à définir l'horizon des relations entre Algériens et Français. Le contact entre les émigrés et les pays d'émigration reste marqué par ce que j'ai appelé ailleurs l'« inconscient historique 23 ».

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II ne suffit pas de constater les formes différentes du bricolage culturel 24 auquel se livrent les émigrés comme s'il s'agissait d'étapes d'un processus unique, plus ou moins avancé. Il existe des limites à l'acculturation des migrants, même dans les familles les plus « modernisées » : c'est cette limite qu'il faut maintenant préciser.

Le noyau dur

Toute culture en effet, loin d'être un donné, est le résultat de négociations continuelles avec le monde extérieur, négociations à travers lesquelles s'affirme, comme un horizon, une identité qu'on ne peut définir que comme une création continue. La culture ne peut être conçue que comme condition et conséquence de l'action sociale et des interactions avec la société globale. Du fait de ces négociations constantes — en quoi se résument les phénomènes analysés par les anthropologues en termes d'emprunts, d'oublis et de réinterprétations d'éléments particuliers — , la culture forme un système au sens non rigoureux du terme, elle constitue une construction ou une dynamique qui doit être analysée dans les termes des réinterprétations culturelles. Or, il apparaît que les différents éléments du système culturel sont inégalement susceptibles d'être négociés au cours des processus d'acculturation à la société globale que connaissent les travailleurs émigrés. Certains traits peuvent être transformés par l'individu sans remettre en cause son identité profonde, d'autres impliquent cette remise en cause.

Devenus quasi-sociologues par leur position entre deux cultures, les enfants de migrants prennent conscience de cette distinction entre ce qu'on peut appeler le « noyau dur » de la culture d'origine et ce qui est le résultat de l'acculturation à la société globale. Portant sur leur propre destin social et en particulier sur leur futur mariage un jugement de type sociologique, les filles de harkis élevées en France constatent que, en dépit du jugement négatif qu'elles portent sur la tradition algérienne héritée de la socialisation familiale, elles épouseront le jeune homme choisi par leur famille : « On a beau faire, on ne peut pas s'en débarrasser. » Le « en » désignant ce noyau culturel dur que, au nom des valeurs « modernes » transmises par l'École, elles jugent « dépassé » 25, mais qu'elles respecteront dans leurs comportements. Ce qui est exprimé à travers cette formule et ressenti comme un « poids », c'est la conception de la morale entretenue depuis la première enfance par la relation entre les parents — et surtout la mère — et l'enfant. A

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travers cette relation intime et, au sens propre, incorporée à l'individu, se transmet une morale, c'est-à-dire un système de normes de comportements défini par l'âge, le sexe et la situation matrimoniale, dont les pratiques alimentaires (et très secondairement, pour la génération migrante, vestimentaires) constituent une expression privilégiée. Ainsi, les émigrés turcs qui, au nom de la supériorité de leurs valeurs morales, affirment leur volonté que leurs enfants restent turcs s'efforcent de leur imposer la conception traditionnelle des rôles sexuels et le respect des règles alimentaires et, en particulier, des deux règles à forte valeur symbolique, la non-consommation du porc et de l'alcool :

Je lui parle de la Turquie, je lui raconte la vie là-bas, le régime alimentaire, pas de viande de porc, ni de viande de cheval, pas d'alcool. Je lui montre les habitudes turques (R.K., p. 150).

La sociologie spontanée se révèle dans ce cas singulièrement éclairée. On peut d'ailleurs rappeler que les juifs, qui ont maintenu une identité spécifique à travers les siècles d'une histoire mouvementée, ont toujours concentré leurs efforts pour maintenir les normes d'une morale spécifique et les règles alimentaires de la cacherout 26.

Depuis des siècles, l'honneur de l'homme, dans les populations méditerranéennes — qui forment la masse des travailleurs migrants — , passe par le comportement sexuel de la femme — qu'il s'agisse de sa mère, de son épouse, de sa fille ou de sa sœur ; autrement dit, la socialisation à la fois la plus intime et la plus politique implique de manière nécessaire et fondamentale l'opposition du domaine de l'homme (l'extérieur) à celui de la femme (l'intérieur), une différence des comportements quotidiens, une division du travail selon le sexe 27. C'est cette culture qui lie de manière nécessaire l'honneur de l'homme et le comportement sexuel de la femme qui continue à inspirer les jugements moraux des émigrés turcs :

Nous, on est turcs. Il ne peut y avoir d'amitié entre filles et garçons. Il faut qu'ils sachent la différence [entre les Français et les Turcs]. La fille ne doit pas aller à la piscine, elle ne doit pas se mettre en maillot de bain (R.K., p. 160).

J'interdis à ma fille de sortir, de regarder certains films à la télévision, d'avoir des amis ici, de s'habiller comme les Françaises. Comme ça elle n'aura pas de problème en Turquie, car elle est éduquée d'après la culture turque (R.K., p. 171).

De même les femmes respectent ces normes, lorsqu'elles éduquent leurs filles et leurs fils en fonction de leurs rôles traditionnels :

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Je lui [sa fille] apprends à faire des travaux ménagers, il faut la préparer pour la belle-famille ; elle n'a pas le droit de sortir toute seule, elle se fait accompagner par son frère (R.K., p. 150).

Quant au fils, « il faut qu'il soit libre comme son père ». Formulation traditionnelle de la conception des rôles sexuels par lesquels l'émigré tente de transmettre à ses enfants le noyau dur de sa propre culture. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les conflits entre les sexes et à l'intérieur du groupe familial se révèlent les facteurs et les indicateurs privilégiés des conflits de cultures.

Décrivant l'évolution de sa propre famille en France, une fille de migrants algériens prend conscience que le déchirement essentiel vient précisément de cette remise en cause des rôles familiaux :

Dans les familles algériennes, l'important c'est le garçon. Mais voilà, maintenant que eux aussi ne « rapportent » pas, « rapportent » encore moins que les filles, ça donne à réfléchir 28 ;

et plus loin, évoquant ce qui est une souffrance continue pour le père :

Un père qui se croyait indispensable — tant qu'il est là — pour que ses enfants vivent, et cela même s'ils travaillent, et à qui on vient dire, on vient apporter la preuve, la démonstration qu'il n'est pas indispensable, qu'on n'a pas besoin de lui 29.

Quand tout les dépasse, les écrase comme tu dis, passe encore quand c'est dehors, hors de chez eux, hors d'eux-mêmes. Mais quand c'est avec leurs enfants, c'est intolérable, je suppose 30 .

La remise en cause de la supériorité du père est d'autant plus déchirante que les filles d'émigrés sont, plus que les autres membres de la famille, susceptibles d'adopter les consommations urbaines extérieures, symboliques de la modernité (vêtements, parfums, etc.), et même d'accéder au marché du travail (vendeuses, employées qualifiées, sans compter le petit nombre qui atteint le niveau de l'enseignement supérieur). C'est déjà l'expérience qu'avaient connue les migrantes françaises, issues de la paysannerie, dont l'installation en milieu urbain avait ébranlé le système de reproduction du groupe paysan 31. A travers cette remise en cause du rôle du père, assumant la direction morale et la responsabilité de la famille, c'est tout le système mythique

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de l'opposition complémentaire — pour reprendre l'expression d'Evans-Pritchard — entre les sexes, c'est toute la conception et la perception du monde social, c'est tout le noyau dur du système culturel qui est remis en question.

L'attachement aux pratiques alimentaires, que manifestent tous les migrants 32, vient aussi de ce que l'élaboration culinaire est, dans nos sociétés, partie intégrante du rôle de la mère. On ne comprendrait pas l'attachement que manifestent les migrants et même les fils de migrants italiens — participant par ailleurs pleinement à la société française — pour certains aspects de la cuisine italienne si l'on oubliait qu'à travers la fabrication, la consommation familiale et l'appréciation des pâtes les jours de fête, c'est tout le rôle de la mamma et, d'une certaine façon, tout l'ordre du monde italien qui s'expriment. Plus que d'autres, les sensations gustatives (qui sont en même temps tactiles et olfactives) forgées tout au long de l'intimité de la jeune enfance sont recherchées, à titre d'expressions privilégiées de retour à soi. En interdisant de manière passionnée la consommation de porc à leurs enfants — ce qui les conduit à refuser la commensalité et la convivialité normales (interdiction de fréquenter la cantine de l'école ou d'être invités dans les familles françaises) — c'est tout l'ordre moral, qui est aussi tout l'ordre social de l'islam turc, que les migrants tentent de transmettre à leurs enfants. On sait d'ailleurs que le retour à des formes culinaires traditionnelles accompagne les mouvements de revendication régionale ou nationale, dont les responsables justifient l'action par une affirmation identitaire. L'ensemble de la cuisine, des goûts et des dégoûts alimentaires, dans lesquels on peut voir une des dimensions de l'ordre social caractéristique d'une culture, est le résultat de cette transmission par la mère à l'enfant. « La cuisine d'une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que, sans le savoir davantage, elle se résigne à y dévoiler ses contradictions 33. » Si elle révèle « les spéculations les plus abstraites de la pensée mythique 34 », elle affirme l'ordre du monde, dont la division selon le sexe constitue l'un des principes. L'ordre du monde pour les émigrés, c'est d'abord l'ordre des comportements selon le statut familial, et tout particulièrement celui des femmes, celui des filles dont l'honneur doit être protégé par la famille jusqu'à leur mariage, celui aussi de la mère, « ciment de la famille » selon le proverbe italien.

La situation d'émigration, en rétrécissant la vie sociale extérieure à la famille, renforce les liens qui unissent la mère aux enfants ; dans une situation où l'extérieur est étranger, et par là menaçant, on peut penser que dans la relation établie par la mère avec ses enfants se

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transmet un ensemble de normes explicitées sous forme de jugements moraux et de rappels à Tordre plus ou moins énergiques. L'islam, dans le cas des ouvriers turcs, fournit un système d'explication et de justification à la transmission des normes de comportements conformes à la société d'origine.

Ce n'est pas un hasard si un psychiatre cite le cas d'un de ses malades, travailleur algérien qui, après plus de vingt ans de présence et de travail en France, sans problème d'adaptation apparent, entre une activité professionnelle régulière et une vie familiale stable, connaît de graves troubles mentaux. On peut penser que le passage au statut d'adultes de ses enfants — matérialisé par les études et l'activité professionnelle de ses filles (contrairement à la conception traditionnelle), le service militaire de ses fils (symbole de leur « francité »), la conclusion du mariage des uns et des autres indépendamment des règles que fixait la tradition (fondée sur l'accord entre deux familles et non sur le libre choix des deux individus) — remet profondément en cause le « noyau dur » culturel, tel que l'a élaboré la socialisation de la prime enfance dans la société algérienne avant l'émigration 35.

La distinction entre le noyau et la périphérie du système culturel n'est pas donnée une fois pour toutes, elle dépend des cultures d'origine et des circonstances historiques, qui amènent le groupe à prendre conscience de lui-même et, par conséquent, de ses limites. Ainsi, le travail ou la participation à la production peut ne pas être directement lié à la conception des rôles sexuels et familiaux, qui autorise, comme dans le cas des migrants italiens ou turcs, une dichotomie entre la vie du travail et celle de la famille, où se trouve préservée, pour l'essentiel, la conception traditionnelle. Dans d'autres groupes, le lien entre les deux est si étroit que l'individu refuse de modifier une vie de travail trop étroitement liée à la conception des rôles sexuels. C'est dans ces termes que Steve Uran analyse la grande marche des fermiers boers vers le nord, refusant de participer au travail de la mine et à l'industrialisation introduits par les colons anglais. Les Boers ont préféré abandonner tous leurs biens pour maintenir ce qui n'était pas seulement une activité professionnelle (le travail de la terre), une langue (l'afrikaner), mais une identité, c'est-à-dire une conception des rôles sexuels, une morale et une perception du monde qui s'exprimaient dans le travail de la terre lié à une forme de la vie de famille 36.

Dans la mesure où la société industrielle, dans son essence, tend à séparer, pour le plus grand nombre, le lieu de la production du lieu d'habitation, la vie privée de la vie de travail, elle autorise (favorise parfois) la séparation de la conception des rôles sexuels de l'activité

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professionnelle (dans le cas des Boers, c'est cette séparation elle-même qui formait l'objet du conflit). On comprend que la migration du monde rural au monde de l'industrie urbaine puisse être l'occasion d'un conflit particulièrement intense (et plus intense pour le responsable d'une exploitation agricole que pour les ouvriers agricoles), puisqu'elle impose une rupture dans le système symbolique qui oppose le monde intérieur de la femme au monde extérieur de l'homme et rompt la continuité « naturelle » qui s'établit dans le monde paysan entre la dichotomie sexuelle et la division du travail.

En revanche, pour certaines vagues migratoires, le passage d'un pays à l'autre représente un conflit mieux négociable, lorsque, par exemple, la séparation du lieu de travail et du lieu d'habitation (avec tout ce qu'implique cette séparation dans l'ordre familial) était un fait acquis avant la migration. Dans certains cas une première migration a conduit cette population déjà touchée par des formes de la vie « moderne » 37 de la campagne vers une ville de son propre pays ; dans d'autres les migrants recréent dans la société d'immigration un univers où l'unité de production recoupe partiellement ou totalement l'unité familiale, comme dans le cas des petites entreprises du Sentier à Paris créées par les migrants juifs d'Europe centrale entre les deux guerres et depuis 1970 par les émigrés turcs.

La masse des populations émigrées en France depuis la Seconde Guerre mondiale comprenait soit des Méditerranéens (Italiens, Espagnols, Portugais, Yougoslaves ou Turcs), pour lesquels la conception du travail était suffisamment proche de celle de la société d'immigration pour que l'acculturation au travail avec ses diverses dimensions — rapport au temps et à la hiérarchie, minimum de compétence technique — pût se faire sans provoquer de remise en cause d'identité ; soit des populations qui avaient connu par la situation coloniale une première occasion d'acculturation. L'acculturation périphérique et le maintien du noyau dur culturel permettaient aux migrants une adaptation partielle aux exigences de la société française. On sait que, dans le cas des Amérindiens, par exemple, une conception différente du travail restait à ce point liée à l'identité incorporée lors de la prime enfance que les populations, auxquelles le colonisateur tentait d'imposer l'obligation du travail réglé selon le modèle occidental, se sont laissé mourir plutôt que de s'y soumettre.

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Culture d'émigré ou blocage culturel

C'est la distinction entre la périphérie du système culturel et son noyau dur qui rend compte des deux attitudes qu'on peut observer parmi la génération migrante 38.

On peut analyser dans les termes d'une « dichotomie stabilisée » la première attitude, apparemment la plus fréquente parmi les émigrés italiens et turcs. L'émigré a élaboré ce qu'on peut appeler une « culture d'émigré », c'est-à-dire un ensemble cohérent de modèles, de comportements et de valeurs dont l'actualisation est compatible avec les comportements professionnels et familiaux exigés par la société d'installation. La participation à l'activité économique s'accompagne d'une vie privée dont les éléments périphériques connaissent une acculturation aux normes de la société globale, laissant intact le noyau culturel dur. Comme le disent deux migrants italiens en Australie :

A l'intérieur de ma maison, nous sommes en Italie, [...] nous mangeons, nous agissons, nous pensons, nous parlons, nous crions comme en Italie. Dehors je suis un bon Australien.

Je me suis bien débrouillé ici. Mais ma famille est typiquement italienne. 39, rue B. est un morceau d'Italie, vous êtes à Catania. Dehors, c'est australien 39.

Ce n'est pas un hasard si l'on a souvent constaté que le maintien de contacts avec la société d'origine et la perpétuation de pratiques socioculturelles spécifiques favorisaient l'intégration et la réussite dans la société d'accueil 40.

Reste que même cette attitude comporte une part d'instabilité, qui risque de se révéler à l'occasion d'une crise liée au cycle de vie, comme dans l'exemple traité par Tobie Nathan, ou d'une crise suscitée par une situation générale comme le chômage. L'émigré a d'abord été exclusivement défini comme travailleur, et dans la mesure où il reste un travailleur pour lequel la réussite relative (par rapport à ceux qui n'ont pas émigré) est devenue la justification de la dureté de l'expérience de l'émigration. On comprend dès lors que l'épreuve du chômage se traduise par la même humiliation, le même ennui et la même désocialisation que pour les autres travailleurs, mais qu'elle révèle en plus les contradictions qui se maintiennent, malgré la stabilité de la culture d'émigré.

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Je n'ai rien à faire, que voulez-vous que je fasse [...]. Puisqu'on est venu pour travailler, je préfère travailler là où il y a du travail [...]. Avant, ils ont fait venir des émigrés pour travailler et maintenant il n'y a rien (extrait d'entretien).

Pour justifier leur présence dans le pays d'émigration, les émigrés évoquent toujours un retour proche ou lointain, mythique en ce qu'ils ne prennent jamais les dispositions pratiques qui seraient nécessaires pour l'assurer et se contentent de le situer dans un avenir indéterminé et de le soumettre à des conditions irréalisables.

Mon retour dépend de notre avenir. Au moins rentrer en Turquie sans être obligés de travailler là-bas (R.K., p. 102).

On a déjà acheté un terrain. Cet été on a voulu acheter une maison mais ça ne nous a pas plu. Il y en a eu d'autres qu'on n'a pas pu, c'était trop cher. On ne pense qu'à construire. On se dit qu'on accumule un peu d'argent pour faire construire, pour rentrer. On ne pense pas rester ici jusqu'à notre mort. Au moins qu'on ait un peu plus d'argent et qu'on puisse assurer... l'avenir des enfants (R.K., p. 209).

De ce point de vue, leur condition est différente de celle des exilés politiques, originaires de l'Asie du Sud-Est ou du monde communiste, qui savent que la rupture est radicale et définitive. Le mythe du retour pour les travailleurs émigrés permet de résoudre en termes magiques la situation contradictoire du migrant installé dans le pays moderne 41.

A la fois parce que leur socialisation familiale transmet pour partie le noyau dur culturel et parce que, nés ou arrivés très jeunes en France, élevés par l'école française, ils ne sont pas susceptibles de se livrer au même bricolage culturel que leurs parents migrants, les enfants de migrants — qui ne sont pas des « deuxième génération » d'émigrés, puisqu'ils ne sont ni migrants ni émigrés — risquent toujours de faire éclater la stabilité culturelle de leurs parents. Leur socialisation par des parents émigrés, déjà partiellement acculturés aux valeurs de la société d'arrivée, ne recoupe pas la socialisation qu'ils auraient connue si leurs parents étaient restés dans la société d'origine, même si celle-ci a déjà connu la rencontre avec la modernité occidentale. La socialisation familiale se heurte à celle de l'école et du groupe des pairs, sans oublier l'influence des mass media et l'ensemble des interactions avec la société globale. Leur simple existence d'enfants juridiquement et

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culturellement français, mais porteurs d'une culture et d'une condition spécifiques sert de révélateur à l'irréalité fondamentale du projet de retour ou du mythe de retour entretenu par leurs parents.

Alors que les plus instruits ou les plus aptes, socialement et individuellement, à intérioriser une partie des normes et des comportements exigés par la société moderne, tout en conservant la part la plus intime de leur identité, parviennent, grâce à ce bricolage culturel, à établir une dichotomie, stabilisée, au moins pour un temps, d'autres migrants, dépourvus de cette aptitude, sont renvoyés à un traditionalisme exacerbé, décontextualisé, à une sorte de blocage culturel — forme de retour à soi dans une situation vécue comme menaçante pour sa propre identité. On a ainsi connu au XVIIIe siècle, avant le mouvement d'Émancipation, des communautés juives qui, menacées par le monde extérieur, tendaient à un état de pure reproduction sociale. Il semble qu'aujourd'hui cette attitude soit assez fréquente parmi les migrants « harkis », dont la condition est le produit de ce qu'on peut appeler un piège historique. Les Français ne les ont acceptés qu'avec réticence, car ils avaient, en fait, admis la reconstruction des événements imposée par le FLN victorieux, selon laquelle les harkis avaient joué pendant la guerre d'Algérie le rôle des collaborateurs français lors de la Seconde Guerre mondiale. Le FLN avait aussi gagné la bataille de la mémoire. Alors qu'ils étaient plus que d'autres désireux de « s'assimiler » — d'autant plus qu'il leur était interdit de cultiver le « mythe du retour » — , les harkis, faisant de nécessité vertu — autrement dit, transformant en destin volontaire ce qui était l'effet d'une condition objective — , ont été renvoyés à ce traditionalisme exacerbé. D'après l'enquête de Claude Delaunay, les filles des harkis, nées et élevées en France, découvrent, lors de leurs voyages en Algérie, qu'elles ont été traitées par leurs parents de manière plus sévère et conforme à la tradition que le reste de la famille restée dans une Algérie touchée, bien que d'une autre manière, par l'extension et la diffusion des modèles culturels d'origine occidentale 42. La référence de leurs parents reste une Algérie qui n'existe plus, celle de 1960. De même, dans les campagnes turques, la famille patriarcale commence à se disloquer sous l'effet de l'urbanisation et de la remise en cause des rôles familiaux, en sorte que certains enfants turcs élevés par des parents venus directement des villages d'Anatolie et installés en groupes compacts dans des villes de province française risquent d'être élevés de manière moins « moderne » que leurs cousins urbanisés en Turquie.

Il est facile de comprendre, si l'on accepte ces analyses, pourquoi tous les chercheurs s'accordent pour constater l'échec de la politique que les pays d'Europe occidentale ont tenté de mettre en place à la suite

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de la crise économique et de l'accroissement du chômage pour rapatrier au moins une partie des émigrés. Moins de 50 000 familles auraient demandé à bénéficier de la « prime de retour » instaurée à la fin des années 1970. Devenus producteurs, puis consommateurs d'un pays moderne, la grande majorité des émigrés verrait sans doute une régression dans leurs conditions de vie s'ils retournaient dans un pays plus pauvre. Mais les comportements économiques sont plus que des comportements, ils esquissent un nouveau rapport au monde. Italiens et Turcs migrants ont élaboré une culture spécifique, bricolant autour du noyau de la culture d'origine des éléments empruntés à la culture moderne. Le retour au pays d'origine remettrait en question tout le travail de réélaboration culturelle que les émigrés, malgré leur volonté initiale, ont été amenés à accomplir, tout le procès de modernisation. A fortiori, pour leurs enfants élevés en France, le retour serait perçu comme une régression. De plus, dans les pays d'origine, on nourrit des sentiments ambigus, parfois hostiles à l'égard des émigrés. Les diasporas créent des populations qui se réfèrent à une patrie originelle, d'où elles ont été chassées par un événement tragique et où elles rêvent de retourner. L'expérience historique toutefois montre que le mythe du retour reste le plus souvent effectivement mythique. Les populations diasporiques ne retournent pas toujours vers la Terre Promise, lorsque l'occasion leur en est donnée : malgré la perpétuation d'une identité spécifique et leur sentiment d'appartenir à une unité dispersée, elles ont aussi élaboré une culture liée au pays d'installation. Les enfants des migrants turcs ou algériens ne se sentent pas « chez eux » quand ils retournent en Turquie ou en Algérie, même si leur propre culture et l'attitude des Français à leur égard ne leur donnent pas toujours le sentiment d'être des Français tout à fait « comme les autres ». D'où ces rêves significatifs que nourrit une adolescente turque : « Je voudrais vivre la moitié du temps en Turquie, la moitié en France » ; puis, à un autre moment de l'entretien : « Non, je ne veux vivre ni en Turquie ni en France. J'aime mieux voyager que de rester dans un même pays » (R.K., p. 215).

Cette condition des enfants de migrants n'exclut pas la permanence d'un lien spécifique avec le pays d'où leurs parents sont issus — lien symbolique ou sentimental, qui peut se traduire par l'entretien d'une maison familiale (ou même l'achat de terres), par l'apprentissage de la langue des parents, parfois comme une langue étrangère, éventuellement pour les plus cultivés par le choix d'une spécialité universitaire. Les enfants des migrants ont alors le même comportement que les juifs qui, ayant perdu toute identité religieuse ou nationale, deviennent par fidélité à eux-mêmes historiens ou sociologues du judaïsme.

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La situation d'émigration crée une des occasions possibles de transformation de l'identité comme donnée immédiate de la conscience en identité comme conscience reflexive. On retrouve le fait bien connu que la conscience de l'identité apparaît « quand apparaît la différence 43 », quand le contact avec une autre culture force l'individu à prendre conscience de ce qui allait de soi.

Quand je lis des piles d'études sur le « Pourquoi suis-je juif ? Comment suis-je juif? » [...] Jusqu'à l'âge de 17 ans, je ne me suis jamais posé la question. On l'était comme on respire ; et ça, ce sont des générations authentiques qui ne se reproduiront plus que... même plus en Israël 44.

La prise de conscience n'entraîne pourtant pas nécessairement une revendication d'ordre politique. Il importe en effet de distinguer l'identité des objets propres à l'analyse sociologique que sont l'affirmation identitaire (telle qu'elle se révèle par le discours) et la revendication identitaire liée à une forme d'action politique. C'est l'absence, volontaire ou non, de cette distinction analytique qui rend ambigus nombre de textes consacrés à l'identité. S'il est vrai que « toute utilisation de la notion d'identité commence par une critique de cette notion 45 », dans la mesure où elle renvoie à une définition psychologique et métaphysique, impliquant l'idée d'une unité de la personne humaine que les sciences sociales tendent à remettre en cause, la critique ne s'entend pas de la même manière lorsqu'il s'agit d'affirmations ou de revendications identitaires, c'est-à-dire de mouvements sociaux qui se réclament d'une identité. Pour qu'il n'y ait pas seulement conscience mais affirmation et revendication identitaires, il faut que la conscience devienne aussi représentation et volonté politiques. Or, la condition de l'émigré — et c'est en quoi elle tend à prolonger sous un mode différent la condition du colonisé, qui reste sujet et ne peut accéder au statut de citoyen — tend à nier la dimension politique.

Cultures d'émigrés et expressions politiques

Dans leur définition initiale de travailleurs étrangers, les émigrés, restés citoyens de leur pays d'origine, se voient refuser toute forme d'action ou de participation politiques. De fait, de la fin des années 1950 au milieu des années 1970, les enquêtes empiriques constataient d'une part la faible participation des émigrés à la vie politique, juri-

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diquement interdite, et même à la vie syndicale du pays d'installation, et, d'autre part, la réticence des responsables syndicaux à assumer le problème nouveau créé par la présence des ouvriers émigrés, massive dans certains secteurs 46. Tout au plus, les émigrés pouvaient-ils faire l'objet du discours politique ou sociologique des autres ; ils n'apparaissaient pas comme acteurs politiques.

Les mouvements de revendications liés aux conditions de logement entre 1969-1970 et 1979, les grèves sauvages à propos du statut juridique, les grèves de la faim en 1972-1973 contre la circulaire Marcel- lin-Fontanet, la multiplication des associations d'émigrés depuis 1970 (sur les 400 associations d'émigrés italiens, la moitié a été créée depuis cette date), les défilés de protestations contre les attentats « racistes », les grèves spectaculaires dans les usines (depuis Pennaroya à Lyon en 1971 jusqu'à Poissy en 1982-1983) ont provoqué un nouveau discours sur la politisation nouvelle des émigrés.

On a rappelé ajuste titre que si les émigrés ne disposaient ni du droit de vote ni du droit de concourir pour les emplois publics, ils n'étaient pas pour autant privés des droits économiques et sociaux — droit d'association, droit de grève, droit syndical, droit d'être électeurs pour élire les comités d'entreprise et les délégués du personnel et droit d'être élus (à condition de savoir le français) — et qu'ils disposaient de moyens juridiques et politiques de peser sur les décisions du gouvernement, comme l'ont montré leur victoire lors des grèves de loyer ou la non-application de la circulaire Marcellin-Fontanet. De fait, cette « opposition extra-parlementaire », relayée par l'action des syndicats, des partis d'opposition avant 1981, et de multiples organisations religieuses, s'est révélée efficace 47. On a pu aussi analyser la manière dont l'univers politique des émigrés, limité par la non-participation au choix des gouvernants, se concentrait sur des problèmes du logement, puis des conditions de travail et sur les relations avec la police et l'administration : pour les émigrés, c'est le non-politique qui se trouverait politisé 48.

Pour tenter d'apprécier ces faits, il importe de rappeler une distinction simple, sinon simpliste, mais essentielle entre le domaine étroit du politique — concernant la participation, dans une société démocratique, au choix des gouvernants par le vote et le militantisme partisan — et le sens large du politique, selon lequel toute forme de participation à la vie sociale finit par avoir une implication politique. Cette distinction ne fait d'ailleurs qu'appliquer au politique celle que proposait Max Weber entre l'acte économique et l'acte à portée économique. Or, nombre de textes qui concluent à la politisation nouvelle des émigrés adoptent implicitement le sens large, en sorte que l'affirma-

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tion tend à être tautologique : puisque l'émigration, en France, est devenue une émigration de peuplement, les migrants, quelle que soit leur nationalité, participent effectivement à l'activité économique et sociale du pays d'émigration, activité à portée politique — l'analyse devant porter sur les formes de cette participation.

On peut penser que les formes d'expression politique spécifique qui sont apparues à partir des années 1969-1970, moins pour exprimer des revendications identitaires ou politiques (au sens étroit) que pour défendre des droits économiques et sociaux — qui constituent la dimension essentielle de la condition d'émigré — , sont directement liées à la transformation d'une émigration économique en une émigration de peuplement, à l'acculturation d'une part croissante de la population émigrée selon les lignes que nous avons esquissées. La proposition vaut a fortiori pour les enfants de migrants nés en France et de nationalité française. Les théories de l'« opposition extra-parlementaire », de la « politisation du non-politique » ou des « Modes populaires d'action politique, ou MPAM » constituent des manières savantes ou scientifiques de rappeler à juste titre que, privés des droits politiques selon la définition étroite du terme 49, les émigrés, restés l'un des enjeux des conflits politiques et syndicaux, n'en sont pas moins devenus aussi des acteurs de la vie sociale — donc politique (au sens large) — de la société d'émigration.

A quelles origines nationales et/ou religieuses appartient la minorité des émigrés qui prend part aux actions de revendication dans le pays d'installation ? Font-ils partie des émigrés les plus récemment arrivés ? De ceux qui sont arrivés les plus jeunes ? Des plus cultivés ? De ceux qui gardent des liens étroits avec le pays d'origine ou, au contraire, de ceux qui sont installés pour une période longue ? Seules des enquêtes empiriques nombreuses, étant donné le nombre des variables à prendre en compte, permettraient de répondre aux questions que l'on peut se poser sur la dimension politique de la condition de l'émigré, qui a cessé d'être défini par sa seule condition de travailleur ; s'agit-il d'une participation symbolique liée au mythe du retour, par laquelle les émigrés entretiennent des liens avec un pays où la majorité d'entre eux ne retournera pas ? Ou d'une participation effective à l'action syndicale — donc politique au sens large — du pays dans lequel ils vivent et travaillent 50 ? Des enquêtes empiriques permettraient aussi de préciser la spécificité des formes de revendication identitaire — expressions de la culture d'émigré ? — que traduit, pour chaque population, la multiplication récente des associations d'émigrés, à condition de ne pas oublier qu'elle prend place dans un développement général du mouvement associatif en France, qui dépasse le

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cas des émigrés. Ces associations maintiennent-elles d'abord des liens — et lesquels ? — avec le pays d'origine ou constituent-elles, pour des populations particulières, une forme nouvelle de participation à la société d'installation par la constitution de groupes primaires favorisant l'attitude de la « dichotomie stabilisée » et l'intégration à la société globale ?

Défini d'abord comme un travailleur et comme un non-national dans une nation fortement constituée, le travailleur émigré italien ou turc en France a élaboré une culture dans laquelle se combinent un noyau dur et des éléments empruntés à la société moderne et réinterprétés selon les normes de la société d'origine. La dichotomie entre l'univers de la vie privée et l'univers professionnel, en quoi se résume sommairement la condition de nombreux émigrés, laisse d'abord peu de place à la participation politique dans le pays d'émigration, et pas seulement pour des raisons juridiques. Il semble que, sauf pour une minorité — souvent des étudiants, arrivés très jeunes en France et fortement politisés — , c'est d'abord par la participation économique que s'opère, pour la masse de la population migrante, un processus spécifique de modernisation, qui laisse intacte la forme la plus intime de l'identité personnelle et sociale.

Les analyses qui précèdent veulent contribuer à renforcer une théorie de la diversité des formes non seulement du procès de la modernisation, mais aussi des résultats de cette modernisation. Les mêmes exigences, proprement techniques, n'impliquent en aucune façon cette uniformité concentrationnaire qui hante les rêves des militants de la diversité culturelle. On a pu montrer à partir de l'exemple italien que les relations proprement économiques s'inscrivaient dans le style du clientélisme traditionnel 51 et, plus généralement, que le développement économique qui repose sur la vitalité de la petite entreprise familiale ou d'inspiration familiale avait gardé jusqu'à aujourd'hui des traits particuliers 52. On a pu aussi constater des différences systématiques dans l'organisation du même type d'entreprises en France et en Allemagne : proportion toujours plus forte de personnel non ouvrier (cadres, employés et techniciens) en France, réseaux de communication plus « horizontaux » en Allemagne et plus « verticaux » en France 53. Autrement dit, si les formes qu'adopte la hiérarchie inhérente à toute organisation rationnelle de la production et le style des relations sociales à l'intérieur de l'entreprise se révèlent aussi différents dans des pays voisins de l'Europe occidentale, notamment à cause

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de l'histoire différente de la croissance économique, du rôle de l'État et, plus généralement, des relations entre le système d'éducation et le système économique, il n'est pas aventuré de conclure que la diversité, même à l'intérieur du système de production — pour ne parler ni de la vie sociale ni de la vie politique — , sera encore plus grande au fur et à mesure que les pays non occidentaux élaboreront des formes nouvelles de modernisation. Si tous les pays modernes accordent une place centrale au domaine économique, ce trait commun n'interdit en aucune manière la variété des formes sociales et politiques, des idéologies et des symboles.

Dominique SCHNAPPER École des hautes études en sciences sociales, Paris

NOTES

1. La forme la plus élaborée et la plus célèbre est celle qu'a popularisée W.W. Rostow dans The Stages of Economie Growth : a Non-Communist Manifesto, Cambridge University Press, 1961.

2. Un ouvrage réputé ne reculait pas devant l'utilisation d'un questionnaire, qui interrogeait le paysan d'Anatolie sur ses rapports avec les mass media et avec le monde politique, sous la forme : « Si vous étiez président des États-Unis... » Cf. Cl. D. Lerner, The Passing of Traditional Society, Modernizing the Middle East, Clencoe, The Free Press, 1958.

3. Sur l'ensemble de cette littérature, voir J. Goldthorpe, « Theories of Industrial Societies », Archives européennes de sociologie, vol. XII, 1971, n° 2, p. 263-288, ainsi que S.N. Eisenstadt, Tradition, Change and Modernity, New York, Wiley, 1973.

4. S.N. Eisenstadt, op. cit., p. 262. Voir aussi la bibliographie sur ce thème, p. 112- 114.

5. P. Maugué, Contre V État-nation, Denoël, 1979, p. 179. 6. Ces expressions sont tirées de C. Michaud (éd.), Identités collectives et Relations cultu

relles, Bruxelles, Complexe, 1978, p. 179. 7. Le plus célèbre de ces livres est celui de Clazer et D. Moynihan (eds.), Ethnicity, Theory

and Experience, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1975. 8. Les termes de migrants ou d'émigrés dans ce texte désignent des populations nées et

élevées dans un autre pays et installées en France. Pour leurs enfants, appelés improprement « migrants de la deuxième génération » (puisqu'ils ne sont pas des migrants), élevés en France, nous parlerons d'enfants de migrants.

9. On a pu montrer que la même conduite — l'émigration d'Algérie en France — pouvait signifier, selon les périodes de l'histoire sociale de l'Algérie, une forme du respect de la tradition ou un signe de rupture avec cette tradition, la première étape d'un processus de modernisation. Cf. A. Sayad, « Les trois âges de l'émigration algérienne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 15, 1977, p. 59-79.

10. M. Tripier, « Travailleurs immigrés : pour l'analyse des générations migratoires », les Communautés pertinentes de l'action collective, CNAM, 1981, p. 5-19.

11. Il va de soi que cette distinction est idéal-typique et que beaucoup de chercheurs s'efforcent de concilier ces points de vue, en particulier le deuxième et le troisième.

12. On ne trouvera pas ici une analyse de la combinatoire culturelle déjà présentée dans

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d'autres textes ; cf. D. Schnapper, « Centralisme et fédéralisme culturels : les émigrés italiens en France et aux États-Unis», Annales ESC, octobre 1974, p. 1141-1159, et «Tradition culturelle et appartenance sociale : émigrés italiens et migrants français dans la région parisienne», Revue française de sociologie, 1976, p. 485-498. Les analyses concernant les travailleurs turcs reposent particulièrement sur les informations fournies par deux enquêtes : R. Kastoryano, Espaces et Migrations, Influence de l'organisation sociale des familles immigrées turques sur la socialisation des enfants, Paris, thèse de doctorat de III' cycle de l'EHESS, 1983 ; et M. Cetinsoy, « Les Turcs à Stuttgart, évolution et adaptation d'une communauté étrangère dans une grande agglomération allemande », Greco 13, Recherches sur les migrations internationales, 1982, 4/5, Paris, CNRS. Les références issues du travail de Riva Kastoryano seront indiquées par R.K.

13. A. Sayad, « La naturalisation, ses conditions sociales et sa signification chez les immigrés algériens », Greco 13, Recherches sur les migrations internationales, 1981, 3,

14. F. Alberoni et C. Baglioni, L'integrazione delV immigrato nella société industriale, Bologne, II Mulino, 1965.

15. En 1975, le recensement révélait que le taux d'activité des femmes immigrées atteignait 37,1 % (contre 50 % des femmes françaises), mais on doit évidemment tenir compte de l'importance de l'activité domestique (y compris garde d'enfants et travaux de couture) non déclarée. La proportion des Maghrébines actives reste toutefois bien inférieure à celle des Portugaises et des Espagnoles.

16. O. Paterson, « The Black Community : Is there a Future ? », in Seymour Martin Lipset (éd.), The Third Century, America as a Post-Industrial Society, Hoover Institution Press, 1979, p. 269-270.

17. J. Barou, « L'insertion urbaine des étrangers dans une ville moyenne », Greco 13, Recherches sur les migrations internationales, 1982, 2, p. 16-28.

18. On trouvera une analyse du rapport des Italiens avec la construction de la maison in D. Schnapper, « Tradition culturelle... », art. cité, p. 480 sq.

19. C.B. Bretelle et C. Callier-Boisvert, « Portuguese Immigrants in France : Familial and Social Networks and the Structuring of Community », Studi emigrazione, n° 46, juin 1977, p. 149-203. Ce thème est central dans les travaux de Riva Kastoryano, déjà cités.

20. D. Schnapper, «Centralisme... », art. cité, p. 1150. 21. B. Lewis, History Remembered, Rediscovered, Invented, Princeton University Press,

1975, p. 38. 22. E.C. Black classe ainsi la Turquie avec la Russie, le Japon, la Chine, l'Iran, l'Afgha

nistan, l'Ethiopie et la Thaïlande comme incarnant, du point de vue politique, un certain type de modernisation. Cf. E.C. Black, The Dynamics of Modernization, a Study ofCompa~ rative History, New York, Harper and Row, 1966, passim.

23. D. Schnapper, « Centralisme... », art. cité, p. 1159. 24. Le terme de bricolage culturel me paraît préférable à celui de métissage culturel

souvent utilisé, parce que plus spécifique : toute culture est le résultat d'un métissage culturel.

25. Cette analyse repose sur les travaux que Claude Delaunay a consacrés aux problèmes identitaires des enfants de harkis (thèse en cours) et sur la lecture du DEA de Mohand Hamoumou.

26. Le premier conflit dur éclata en 1967, dans un foyer de la rue de Charonne, lorsque les Africains islamiques découvrirent que les poulets étaient tués à l'électricité au lieu d'être égorgés rituellement.

27. J. Pitt-Rivers, Anthropologie de l'honneur, la Mésaventure de Sichem, Paris, Sycomore, 1983 (lr< éd. en langue anglaise, 1977).

28. A. Sayad, « Les enfants illégitimes », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 26/27, mars-avril 1979, p. 122.

29. Ibid., n° 25, p. 80. 30. Ibid., p. 75. 31. P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Études rurales, n° 5/6, avril-sept. 1962,

p. 32-136.

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32. Voir D. Schnapper, « Centralisme... », art. cité, p. 1151. 33. Cl. Lévi-Strauss, L'Origine des manières de table, Paris, Pion, 1968, p. 411. Voir aussi

Mary Douglas, De la souillure, Paris, Maspero, 1971 (Purity and Danger, Londres, Routledge and Kegan, 1967).

34. De la souillure, op. cit., p. 13. 35. T. Nathan, Apport de l'ethnopsychiatrie à la théorie et à la pratique de la clinique

psychanalytique, thèse de doctorat d'État, Paris X-Nanterre, octobre 1983. Selon une enquête récente, la majorité des parents algériens accepte les « mariages mixtes ». Même si cet argument statistique est exact, il ne remet pas en question cette analyse. Cf. J. Streiff-Fenart, « Choix du conjoint et identité sociale. Les mariages des émigrés maghrébins de la deuxième génération », Peuples méditerranéens, n° 22, Paris, 1983.

36. S. Uran, Afrikaner Fascism and National Socialism in South Africa, 1933-1945, Madison, University of Wisconsin, 1975.

37. Jean-Pierre Hassoun a ainsi montré que l'installation de familles mhong dans le milieu rural a été un échec, parce que le projet négligeait le fait que la population mhong avait déjà connu pendant une dizaine d'années une forme d'urbanisation liée à la guerre. Cf. J.-P. Hassoun, Mhong réfugiés : trajectoires ethno-sociales, thèse de l'EHESS, 1983.

38. En tenant compte des conditions historiques différentes, on peut trouver une homo- logie entre cette dichotomie et celle que souligne Peter P. Ekeh, à l'intérieur de la vie publique dans les pays d'Afrique noire après la décolonisation, entre un secteur directement issu de la vie privée, donc de la culture indigène, et un secteur hérité du système colonial. Cf. P. Ekeh, « Colonialism and the Two Publics in Africa », Comparative Studies in Society and History, 1975 (I), p. 91-112.

39. Extraits d'interviews cités par C. Cronin, The String of Change, Chicago University Press, 1970, p. 166.

40. R. Boudon, Les Méthodes en sociologie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », p. 18. Voir plus haut l'analyse sur le rôle de la communauté d'origine.

41. L'ambiguïté du projet de retour apparaît très tôt. On note que, après une installation de quatre ans, des immigrés turcs parmi les plus traditionnels, arrivés pour 90 % du même village d'Anatolie centrale, tout en affirmant leur aspiration au retour, n'en manifestent pas moins le désir d'améliorer leur logement en France. Cf. J. Barou, art. cité, p. 20.

42. L'interview de A. Sayad a fait la même observation : • Ce qu'elles ne savent pas, c'est qu'ici, en France, c'est pire : on est élevé comme là-bas ou c'est pire encore, dans la mesure où mes parents ici se sentent complètement isolés du contexte social », art. cité, n° 25, p. 65.

43. S. Abou, L'Identité culturelle, Paris, Anthropos, 1981, p. 31. 44. Entretien cité dans D. Schnapper, Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, coll. • Idées »,

1980, p. 14. 45. Cl. Lévi-Strauss, L'Identité (séminaire de Cl. Lévi-Strauss), Paris, Grasset, coll.

« Figures », 1977, p. 332. 46. M. Tripier, Concurrence et Substitution, le Mouvement syndical et les Travailleurs

immigrés, thèse de IIIe cycle, Paris X, 1979. 47. M. J. Miller, Foreign Workers in Western Europe : an Emerging Political Force, New

York, Praeger, 1981. 48. C. de Wenden-Didier, L'Univers politique des immigrés dans l'Aisne, mémoire de IIIe cycle, Fondation nationale des sciences politiques, 1975.

49. On remarque que les naturalisés continuent à faire peu d'usage de leur droit de vote, et que les émigrés manifestent de la réticence à l'égard de la politique au sens étroit du terme. Cf. S. Palidda, « Pour une approche de la dimension sociopolitique de l'immigration italienne en France », Identité et Culture, rapport de la Fondation européenne de la science, 1983, p. 96.

50. Il semble que les associations italiennes réunissent les émigrés issus d'une même région ou d'une même province autour d'excursions communes, de fêtes annuelles, de cours de langues ou de réunions amicales, d'où la dimension politique française (au sens étroit) est évacuée. De même, les associations turques se trouvent calquées sur les modes d'action

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politique du pays d'origine (il faut dire que, dans ce cas, il s'agit des relations avec un pays autoritaire).

51. D. Schnapper, L'Italie rouge et noire, les Modèles culturels de la vie quotidienne à Bologne, Paris, Gallimard, 1971.

52. A. Pizzorno, Comunità e razionalizzazione. Ricerca sociologica su un caso di sviluppo industriale, Turin, 1967 ; M. Poci (éd.), Famiglia e mercato del lavoro in una economia periferica, Milan, Angeli, 1980.

53. M. Maurice, F. Sellier et J.-J. Sylvestre, Production de la hiérarchie dans l'entreprise. Recherche d'un effet societal. France-Allemagne, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 1982.