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MONTESQTJJEU LES « LE11t1IS PERSANES il ET LES ARCHIVES DE L! ERÈDE (1) On sait que, le 18 janvier 1889, c'est-à-dire deux cents ans, jour pour jour, après la naissance de Montesquieu, les descen- dants de ce grand homme ont résolu de publier ses oeuvres encore inédites. L'entreprise se poursuit témoin les Mélanges et les Voyages qui ont paru déjà (2). Mais, dès que fut dé- crétée l'Exposition de 1900, M. Doniol, alors directeur de l'imprimerie nationale, songeant aux volumes qu'aurait à y produire cet établissement, se souvint que les archives de La ilrède venaient de s'ouvrir. J] se demanda si, parmi les ma- ii uscrits qu'on y conservai t pieusement, quelques-uns ne seraient point relatifs aux ouvrages les plus admirés de l'au- teur. Imprimer une édition des chefs-d'oeuvres littéraires de Montesquieu, en utilisant des documents nouveaux, lui serai- blait présenter un intérêt double l'un actuel, et l'autre per- initient. Seulement, il full ail s'assurer Je consen ternen t et le concours indispensables de M. le baron de Montesquieu et de ses frères. Les démarches dont nous filmes chargé auprès d'eux abouti- rent sans difficulté aucune. Avec 'une bonne grâce exquise, il nous fia répondu que ce que notas cherchions se trouvait aux archives de La Brède, et que nous pouvions cii disposer. C'est alors que, sur la proposition de M. Doniol, M. le Garde t) Nous publions sous ce ti tre l'Avant-Propos de l'édilion des Lettres persanes que l'imprimerie nationale s préparée pour ta prochaine Exposition, et qui ne doit paraître qu'en 1900. - (2) C'est sous les auspices de la Société des Bibliophiles de Guyenne qu'ont parti à Bordeaux, chez. G. Go u nou j thon, et, 18P, les i11é1an .7es inéd ils (le Montesquieu, publiés par M. le haroit de Montesquieu ( I volaille in-4 0), et, en 1894-I 896, les Voyages de !trontesquieu, publiés par M. ]e baron Albert. (le Montesquin" ( volu- mes in-P). - Les I'ensêcs sont sous presse. U Document H il il il il II DVI Vil Ili hli 0000005635528

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MONTESQTJJEU

LES « LE11t1IS PERSANES il ET LES ARCHIVES DE L! ERÈDE (1)

On sait que, le 18 janvier 1889, c'est-à-dire deux cents ans,jour pour jour, après la naissance de Montesquieu, les descen-dants de ce grand homme ont résolu de publier ses oeuvresencore inédites. L'entreprise se poursuit témoin les Mélanges

et les Voyages qui ont paru déjà (2). Mais, dès que fut dé-crétée l'Exposition de 1900, M. Doniol, alors directeur del'imprimerie nationale, songeant aux volumes qu'aurait à yproduire cet établissement, se souvint que les archives de Lailrède venaient de s'ouvrir. J] se demanda si, parmi les ma-ii uscrits qu'on y conservai t pieusement, quelques-uns neseraient point relatifs aux ouvrages les plus admirés de l'au-teur. Imprimer une édition des chefs-d'oeuvres littéraires deMontesquieu, en utilisant des documents nouveaux, lui serai-blait présenter un intérêt double l'un actuel, et l'autre per-initient.

Seulement, il full ail s'assurer Je consen ternen t et le concoursindispensables de M. le baron de Montesquieu et de ses frères.Les démarches dont nous filmes chargé auprès d'eux abouti-rent sans difficulté aucune. Avec 'une bonne grâce exquise, ilnous fia répondu que ce que notas cherchions se trouvait auxarchives de La Brède, et que nous pouvions cii disposer.

C'est alors que, sur la proposition de M. Doniol, M. le Garde

t) Nous publions sous ce ti tre l'Avant-Propos de l'édilion des Lettres persanesque l'imprimerie nationale s préparée pour ta prochaine Exposition, et qui ne doitparaître qu'en 1900. -

(2) C'est sous les auspices de la Société des Bibliophiles de Guyenne qu'ont partià Bordeaux, chez. G. Go u nou j thon, et, 18P, les i11é1an .7es inéd ils (le Montesquieu,publiés par M. le haroit de Montesquieu ( I volaille in-4 0), et, en 1894-I 896, lesVoyages de !trontesquieu, publiés par M. ]e baron Albert. (le Montesquin" ( volu-mes in-P). - Les I'ensêcs sont sous presse.

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Document

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2 H. BÀRCRHÀUSEN

des Sceaux nous fit l'honneur, que nous ne saurions trop re-connaître, de nous confier Je soin d'éditer à '1m primerie n ah o-mile les Lettres persanes et es Considérations sur les Causes ticla Grandeur tics Romains et de leur Décadence.

- I

Le présent volume est consacré aux Lettres persanes,le pluspopulaire dés ouvrages de l'ancien présideril au Parlement deBordeaux.

Nous ne ferons pas ici l'éloge, encore moins la critique dece livre si original, où toute, époqife se reflète, avec sesqualités et ses défauts. On petit dire qu'il est comme l'ouver-ture de la littérature française du xviue siècle. Les composi-teurs de. in usiq ne mettent en tète de leurs opéras nu morceauu<)il rassemblen t les motifs qu'ils comptent développer A lasuite. Dans le premier chef-d'oeuvre de Montesquieu, bien despassages annoncent cii quelque sorte par leur accent les écritsfuturs des plus illustres contemporains de -l'auteur. On s'étonne

CU d'y trouver la verve ironique de Voltaire : qui, par pareil-thèse, s'est inspiré plus d'une fois clos Persanes, dans Zadqsurtout. Mais on est plu.4 surpris, en lisant les Lettres 67, 105et 19,6, par exemple d'y rencontrer- metla note sentientalemême la note paradoxale familières A .iean-Jacques Rousseau.Cette ressemblance a quelque chose, d'imprévu,pi •évt.i , parce qu'onméconnait trop souvent la variété, sinon l'étendue du génieauquel nous devons l'Esprit (les Lois. Doué d'une pénétrationadmirable, qu'un peu de sécheresse accompagne en général,il savait pourtant s'attendri r (,, il contenant, et, tout en don-nan t aux problèiies des solutions tempérées et prati cilles, il dis-cernait clairement les raisons spécieuses que pouvait lui oppo-ser une logique extrême et aveugle.

Frivoles, en apparence, et, cii réalité, si profondes, les Let-tres persanes répondaient trop bien aux sentiments de la géné-ration qui les vit piraitre en 1721, pour n'avoir pas un succèstout A fait exceptionnel. Et d'abord, on en fil, en un an, cl ix.• Adouze éditions on tirages, Puis, quinze ï vingt autres se sui-virent de plus ou moins Près, jusqu'à la mort de Montes-citiicu (1).

U les bibliographes cii sigrialcol dix-neuf, cloni ujic de 179, trois de 4730,

E'

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MONTESQUIETJ ET LES LETTRES PERSANES3-

Mais jamais celui-ôi ne reconnut officiellement son oeuvre.Tant qu'il vécut, elle resta anonyme. li assure même quelquepart (1) s'ètre désintéressé (jusqu'en 1754) de toutes les Mi-tions qui vinrent après la première. C'est ce que nous admet-trous sans peint, pour le plus grand nombre d'entre elles. Ildut, en particulier, n'ètre pour rien dans cette combinaisond'un imprimeur ingénieux (1Ui, pour donner au livre oitgoût nouveau, y joignit les Lettres turques -de ce pauvreSaint-Foix I

L'espèce de mystère dont fut entourée trop longtemps lapublication des Lettres persanes n'en a pas moins eu une fâ-cheuse conséquence : c'est que, (le tous les chefs-d'oeuvré dela littérature française du xviii 0 siècle, il n'en est guère dontl'histoire soit plus obscure et soulève plus de questions, dontquelques-unes pourraient bien rester insolubles.

II

Nous allons énumérer les controverses auxquelles les Lettrespersanes don n en t li eu. -

La première est relative ;\ l'édition princeps. Tout le inondes'accorde pour admettre qu'elle fut publiée en 1721. Seule-nient (nous l'avons dit) on l.rouve dix à douze éditions outirages divers qui ont cette date. Les frontispices (les Ufls por-tent l'indicationcation : u A Colo gne, chez Pierre Marteau o, tandisqu'aux autres on lit: « À Amsterdam, chez Pierre Brunel, surle Dam 'j . Or les amis de l'auteur nous apprennent qu'il fitimprimer d'abord soit en Hollande (2). C'est donc parmiles éditions de Brunel qu'on semblerait avoir à éltoisir. Lebiblio graphes les plus compétents n'en bnt pas moins fini parco t:icl ure en faveur d'une édition de "Marteau quedistinguent

dons de 1781, tiite de 4737, 'Inc de 1739, une de 4740, deux de 1744, une de -4748,une de 4750, titre de 1752, une de 1753, deux de 4754, et deux de 1755. - VoirMontesquieu, !Jitliogu'ej5/tie de ses Oùwres, par Lotus Dangeau [lisez M. Louis Vina](Paris, P. Rouqitette, 4874), pages 3 et 4 et- Lettres persanes. par ittont.esquieu, édi-tées ['r M. AntIré Lefèvre Paris, A. Lemerre, 4873), tome I), pages 242 et 213.

(I) Archives de la Brède, Pensdes (manuscrites), tome iii, folio 324 verso.(2) c'est, l'abbé de Ut, n sco qui noirs J'apprend do as une noie qu'il'il n mise à une

lettre de Montesquieu au père Cern!i - Voir le tonic Vil, page 2301 noie 2, desrires complètes de Montesquieu,lei,, éditées pur M. Et] o,, o rut La Ii 01110 VO. aParis,

rites Garnier Frères, -1 875-1 879. - c'est, à l'éd i t ion de M. La honla ye, In Plus cour-piète 'le toutes celles qui onl pnrtt jusqu'ici, que te r:tpportent Tes renvois denotre A vent-Propos -

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4 Ti. I3ARCKHAUSEN

les fleurons stiivants un ornement en foi:rnè de monogramme,au tome I. et, au tome Ii, deux enfants assis sur un chérubin,Leur argument principal est la présence de cinq à six cartons,donc le texte n été reproduit dans taules l&s autres éditions,jusqu'en 1754. Est-ce là une raison péremptoire (1iii nous au-torise à ne voir dans le nom de Pierre Marteau qu'un pseudo-nyrne, pour dépister la police ?

• D'un autre ordre est la discussion dont l'objet est aussi uneédition datée de 1121 ; niais celle-ci 'ne saurait être la pre-inière, car elle se don neelle-mêine pour une ((seconde édition,revue, corrigée, diminuée et augmentée par ]'Auteur ». Elleaussi est en deux volumes et porte la mention u A Cologne,chez Pierre Marteau ». Seulement les tities des deux volumessont ornés d'un ni êm p fleuron, qui n'est, autre que celui dutome I de l'édition princeps, ou supposée telle; A celle diffé-rence s'en ajoutent d'autres, et pI us graves. Au lieu de comptercent cinquante lettres, la « seconde édition n n'en u que

• cent quarante. Bien plus, de ces cent quarante, il n'en esl, quecent trente-sept qu'elle ait en commun avec l'édition princeps,attendu qu'elle en n trois de nouvelles. Enfin les cent trente-sept lettres communes y ont des variantes et n'y sont pas ran-gées dans un ordre identique. Pour expliquer tous ces char-genients, un biographe de l'auteur, M. Louis Vian, a supposéque cette réimpression (soi-disant. assaipe) des Lettres persanes

• aurait été- faite -par Montesquiou, candidat A l'Académie fran-çaise en 1727. dans l'espoir de désarmer l'opposition qui luiétait faite par le cardinal de. Fleury (1). 11 sensu i vrai t que ladate de 1721 serait fausse. C'est là, d'ailleurs, la moindre ob-jection que suggère inc hypotir èse que nous examinerons lotità l'heure à loisir.

Maintenant, nous avons fi dire ni) mot des écu I.iokls aux fron-tispices desquelles on lit « A. Amsterdam, chez Pierre Brune],sur le Dam, 1121 ». Si l'on en croit certains bibliographes, laplupart d'outre elles auraient, été imprimées à .Ro ri en et danssun ordre q u'oii pourrait déterminer d'après le nombre décrois-saut des fautes qu'elles renferineir t (2). Cette classification

11) Montesquieu, sa Réception ii l'Académie française, et la deuxième Édition des« Lettres persanes [par La,' j s Vian], Paris, 1)1 dier et c° [1869].

2) Biblintlzèque de feu flocl,etmilière, P , Partie. Éditions orir,iaales (Paris, A.Clandi n, 13e), i. 409.

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MONTESQU1EIJ ET LES LETTRES PERSANES 5

nous semble peu sûre Gai, en général, de réimpression enréimpression, les erreurs se multiplient. En tout cas, il est fortprobable que le s typographes français ont copié une éditionhollandaise sans en modifier Je titre plus q rie le texte. Pseudo-nyme pour pseudonyme, Pierre Marteau valait bien PierreBrune!. S'ils ont misPierre Brunel, c'est qu'ils av aient sous lesyeux des exemplaires d'Amsterdam avec ce nom. Serait-ii pos-sible de discerner l'édition (lui leur a servi de modèle, et qui,par suite, serait la plus ancienne de la série, alors même qu'elleserait la plus correcte?

Des éditions primitives, nous allons passer brusquement àcelle qui parut en 1754 avec un Supplément de 28 pages, con-tenant onze lettres et quatre fragments de lettres précédés deQuelques Bejiexiohs sur ie.v « Lettres persanes ». On a dit quece Supplément fut publié d'abord en 1744 (1). Devons-nous l'ad-mettre ? C'est ait douteux pour des raisons qu'on verraplus loin. Nous rechercherons en même temps si les QuelquesRéflexions sont de Montesquieu, ou s'il faut les retrancher deses oeuvres, à l'exemple de certains éditeurs (2).

Ii nous reste â signaler titi problème qui a trait àl'édition des tEzwres de Monsieur de Montesquieu dont le fron-tispice porte A Amsterdam et à Leipsick, chez Arkstée etMerkus, 1758 (3) a. Les Lettres persanes y sont imprimées aucommencement du tome III, mais avec des centaines de va-riantes dont rien n'indique l'origine. A peine nue note de lapage 299 nous apprend-elle que ((l'auteur.., avait confié de sonvivant aux libraires n tin manuscrit où il avait ((jugé à proposde faire des retranchements n. Mais tous les changements in-trod ii ts dans le texte ne sont point des retranchements, biens'en faut. Aussi a-t-on vu fies éditeurs modernes rejeter enbloc toutes ces corrections pour s'en tenir à l'édition de 1754avec Supplément (4). Ont-ils eu maison ou tort d'en agir ainsi ?C'est là le plus important de tous les problèmes que nous ve-nons (l'indiquer car, scion la solution qu'on lui donnera, on

(1) Montesquiemt, Bibliographie de ses Œuvres, par Louis Dangeau, page 3.(2) Œuvres de Montesquien, à Paris, chez A. Belin, 4847 (2 volumes in-8 0). -

On y chercherait vainement les Réflexions, avant ou après les Lettres persanes.(3) Celle édition est en 3 volumes in.4°(4) Voir es Lettres persanes, par àLontesquieu, éditées par M. André Lefèvre, et

spécialement l'observation qui se trouve à la page 213 du tome il.

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C

6 1. L3AIiCKFIAUSEN

devra regarder comme définitif tel Lexie des Lettres persanes outel autre.

On voit que les littérateurs ne sont pas moinsintéressés queles bibliographes et les bibliophiles aux recherches que nousallons entreprendre dans les manuscrits de La Brède pourtrouver réponse aux cinq ou six questions précédentes.

Il'

Parmi les papiers de Montesquieu dont nous avons eu com-munication, il en est un certain nombre qui forment ce qu'onpeut appeler le Dossier des u Lettres persanes , dossier quicontient trois cahiers et six feuilles volantes.

Sur les feuilles volantes, dont trois sont doubles et trois sim-ples, on lit des Lettres ou fragments de Lettres persanes iné-dites, plus quelques notes sur certains passages des Lettres

connues.Quant nux'trois cahiers, ils ont tous rapport â une édition

du livre que l'auteur préparait vers la fin de sa vie, pour don-ner une forme définitive, achevée, à 50.11 oeuvre.

Le premier, qui n 25, centimètres de haut sur 18 de large,n'a pas moins de 120 pages, dont tille vingtaine est restée enblanc. Il a pour Litre « Corrections des « Lettres persanes »,sur la première édition, iruptiinée à C o l ogne , chez Pierre Mar-teau, en 1721, en 2 volumes iii-12....- Nouvelle copie . Aubas de ce titre, on lit une n o te ainsi conçue u. Cette copie n'estplus la dernière j'ai fait depuis des corrections qui ont étémises dans la copie faite engrand papier, et je pourrai rectifiercelle-ci par celle-là en cas de besoin u.

Les corrections du tome I remplissent les pages 3 à 38, tan-dis que celles du tome li vont de la page 39 à la page 95. Aubas de cette dernière est l'indication suivante « Fin des Cor-rections des « Lettres persanes , 1754 n. Mais, à la suite (pages

97 à 1.02) se trouvent les Quelques Réflexions sur les « Lettres.,persanes n, qui sont devenues, depuis 1758, comme l'introduc-tion de l'ouvrage.

Nous n'avons pas découvert dans ce premier cahier, très soi-gneusement transcrit par un secrétaire de Montesquieu, unseul mot qùi fût de la main du Mattre.-

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MONnSQUIEU it LFS LETTRES PERSANESI

Plus grand est le cahier auquel flous donnerons le n° 2,celuiqui est visé dans la note dont nous avons cité à l'instantle texte. Il n'a pas moins dé 37 centimètres de liant et de 24de large. En revanche, il ne compte que 116 pages, sur les-quelles il en est 22 où il n'y arien d'écrit.- Le titre ne porte que : « Corrections des «Lettres persanes ».- Dernière copie )).

Comme dans l'autre cahier, les corrections du tome II sui-vent nain rellcineitt celles du tome I et son t suivies à leur tourdes J?d/iexions.

Seulement ici les raturés et les surcharges abondent. Enoutre, l'écriture varie, et l'on peut en quelques endroits re-connaître la main de Montesquieu lui-même. Bien mieux, àune feuille simple intercalée enlie les pages cotées 40 et4l estfixée par une épingle une feuille double sur laquelle est l'ori-ginal autographe de la soixante-dix-septième Lettre persane.Cette lettre manque claris 1e cahier- n° 1, où l'on cri trouvepour-tant le contenu, mais sous forme d'alinéa final à ajouter , à unelettre des éditions primitives. Cette différence et la plus cu-rieuse qu'il y ait entre les deux manuscrits:

Pour le troisième cahier, qui n'a que 48 pages, de 20 centi-mètres et demi de haut sur 16 dc large, c'est une simple miseau net des dix lettres et des l?4/1è.xion.s (lue le grand cahier(n° 2) donne comme devant être insérées dans les éditionsfutures des Lettres persanes ; il n'y a donc pas lieu de s'yarrêter.

Mais, en dehors du dossier spécial que nous venons de dé-crire, il existe à La Brède d'autres sources de renseignementsqui présentent un intérêt majeur pour l'étude que flous pour-s u i vo n s.

On y conserve, en effet, trois volumes qu'on peut désignrsous le nom de Pensées de .11iontesquicu, bien qu'ils renfermentaussi de simples notes et même des extraits de nature très di-verse. Dans ces recueils, il y a des observations or les Lettrespersanes sont mentionnées incidemment. Il s'y trouve encoredes lignes, des pages et même des séries de pages qui ont unrapport direct avec la même œuvre.

Au tome Il, i.par exemple, sont transcrit, d'abord,plie queque l'auteur avait choisie pour elle, et plus loin 18 pages

J

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S IL BÀIIcKIIÀUSEN

de texte, en tête desquelles on lit ce Litre : n Fragments devieux matérianai des. « Lettres p'sanes n. - J ' ai jeté les. au-Lies, ou mis ailleurs. » -

Ce n'est pas tout si nous feuilletons le tome il! des Pen-sées, nous y découvrons trois rédactions successives de l'apo-logie que Montesquieu crut devoir écrire à la défense de sonpremier livre.

Tels sont les documents inédits qui nous permettront sans'doute de résoudre au moins quelques-unds des difficultés dontnous avons exposé l'objet tout û l'heure.

1V

La question (le l'édition princeps n'en est plus une pournous.

Montesquieu lui-même nous apprend que son livre a paru,d'abord, en 1121 et en 2 volumes in-12, avec la marque ((ACologne, chez Pierre Marteau n. Or, parmi les éditions quiremplissent les conditions indiquées, il en est une et rienqu'une dont la pagination corresponde exactement aux ren-vois des deux cahiers de Corrections où sont consignés leschangements que l'auteur voulait introduire dans l'éditionprinceps. C'est, du reste, celle que les bibliographes ontfini par adopter comme la première pour une raison typogra-phique : la présence de cartons, au nombre de six ou de sept.Donc nous regardons comme établi que l'édition princepsest bien celle qu'ornent les fleurons signalés plus haut, soitun ornement en forme de ni'onogranlmne et deux enfants assissur un chérubin. Ajoutons que le tome I compte 311, et letome 11, 347 pages cotées.

La mention ((A Cologne, etc. «est d'ailleurs fictive ci, dissi-mule sûrement quelque atelier de Hollande. C'est par cen-taines que des livres plus ou moins téméraires furent publiés,au xyII e siècle et -au xyure, sous le nom du soi-disant PierreMarteau (1): On ajoutait même quelquefois c Imprimeur-libraire près le Collège des ,lésuites n, sans doute pour rassu-rer les lecteurs candides.

(4) Imprimeurs imaginaires et libraires supposés, par Gustave Brunet (Paris,Tross, 4866), pages 112 â 1114.

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MONTESQIJIEU ET LES LETTRES PERSANES O

Nous serions heureux d'obtenir des résultats aussi précispour la fameuse seconde édition n. Mal lieu reusernént nousne sommes arrivés, par rapport à elle, qu'à nous convaincreabsolument d'une chose : c'est qu'elle n'a point contribué àfaire de Montesquieu un membre de l'Académie française.

Parmi les lettres qui y manquent, il y en a qui n'ont pu êtresupprimées que pour des raisons littéraires : car le fond enest reproduit ailleurs (1). D'autres sont d'une innocence tellequ'elles n'ont jamais dû choquer personne (2). Enfin, la plu-part n'ont trait qu'à des incidents de sérail, auxquels on peuts'intéresser plus ou moins sans doute (3). Mais àqui fera-t-oncroire que le cardinal de Fleury se fot ému, par exemple, desangoisses de cet esclave qui défend sort contre lechef des eunuques noirs d'Usbek? Air siècle, !es sopranichantaient à Rorne en public.

En revanche, dans une édition faite à l'usage d'un prince del'Eglise, aurait4-on laissé la proposition scandaleuse quevoici u Le Pape est.. une vieille idole qu'on encense parhabitude u ; ou encore: e Dans l'état présent où est l'Eu-rope, il n'est pas possible que la religion catholique subsistecinq cents ans u (4) ? Voilà des passages qu'il eût fallu ôter,arracher du livre, et non les histoires orientales de Pliai-an,de Zachi ou de Su pli I

Et si maintenant l'on examine les lettres ajoutées dans cetteédition u diminuée et augmentée par l'Auteur u, qu'y reinar-que-troll de s1ite ? C'est qu'une des trois, sur les libéralités(les princes envers leurs courtisans; est d'une violence toutexceptionnelle. Fleury n'était pas 'avide, il est vrai. Mais ja-mais haut fonctionnaire, sous l'Ancien Régime, n'eût admisqu'on parlât ainsi du Pouvoir. L'addition de la Lettre 124,pour le moins inutile, était donc imprudente et plus qu'im-prudente, si l'on s'était proposé de séduire le premier ministrede Louis XV.

Des arguments d'un autre ordre, matériel et nozi plus mno-ral, renforcent ceux qui précèdent.

1) c'est le cas de la Lettre 10, Msumée au commencement de ]a Lette 11.J2) Nous citerons comme exemple la Lettre 16.(3) Voir les Lettres 41, 42, 43, 47,- 70 et 71.(4) ces propositions se trouvent dans les Lettres 29 et 117.

Q

PW

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10 -H. BAItORMAUSEN

La « seconde édition » est imprimée avec les mêmes carac-tères que la première et sur dit papier analogue. Eue a doncété faite en Hollande. Or, dans l'hypothèse que nous discu-tons, on aurait eu moins (l'un mois pour se décider â l'en-treprendre et pour l'achever. C'est le ii décembre 1727 quel'Académie française sut que le Cardinal s'opposait à l'éjectionde Montesquieu, et c'est le 5 janvier 1728 q ne Mon tesq uieufut élu avec l'assentiment du Cardinal. Entre temps était-ilpossible, au xviii0 siècle,Nu'un habitant (le Paris fit imprimerun ouvrage en deux volumes ô Amsterdam et se le fît apporterd'Amsterdam à Paris (1)?

De plus, l'édition se distingue par de's détails typogTaplti-ques qui témoignent d'un soir] ton t particulier. On y u, parexemple, introduit des guillemets pour empêcher de confon-dre le texte courant avec les citations plus ou moins fictivesqu'il renferme. Se scrait-on donné cette peine dans un tra-vail exécuté d'urgence, que l'on compliquait ainsi sans né-cessité ? .

Tout résiste à l'hypothèse de M. Vian.- Elle n'explique pas, d'ailleurs, l'apparition en 1730, chez

Jacques Deshordes, à Amsterdam, de deux reproductionsfidèles de l'édition qui nous occu pe- Bien q u'eiles se donnent,,l'une et l'autre, pour une « troisième édition », elles différentbeaucoup par le format et par la grosseur. La plus grande apour fleurons un phénix, et la plus petite, titiCelle-ci a Je mérite de rendre, page pour page et ligne pourligne, le type dont elle est une copie. Les caractères en sontsemblables, mais neufs, an lien d'être usés. C'est un très jolilivre, qui n'est pas sorti de l'officine suspecte de quelquecontrefacteur (2). Or, lorsqu'il frit imprimé,é, Montcsc1 uieu était,depuis deuk 4 trois ans, à l'Académie française. Il n'y avaitcertes plus à s'inquiéter de sa candidature. Pourquoi donc, en1730, repuhlier A deux reprises les Lettres persanes d'après letexte modifié d'une édition qui (dit-on) n'aurait été faite quepour le. cardinal de Fleury?

(4) Ces considérations ont été développées par M. Lahoulaye dans la préfacequ'il R mise en I.èle des Lettres pc"sanes, â In page 39 (l it lo i n (: I de son éd iii 011des OEuvres complûtes de il!oiitesqurea.

(2) Nous cii parlons d'après titi ejatrinant exemplaire qui liolis o été coniniiirii-qué par M. Louis de Bordes (le Fortage, présuierit. (le la Société des Dihliophiiesde Guyenne. - -

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MONTESQUIEU ET LES LETTRES PERSANES11

Notons, en passant, que des bibliographes, frappés des res-semblances matérielles que l'édition au rnènogramme de Jac-ques Desbordes présente avec l'édition princeps, se sont crusautorisés à admettre que la marque ((A Cologne, chez PierreMarteau », peut se traduire par « A Amsterdam, chez JaNques Desbordes ». La première édition des Lettres persanessciait alors due à l'imprimeur qui publia la première desConsidérations sur... la Grandeur des 1?o,nains. C'est, en effet,(les ateliers de Jacques Deshordes que sortit, en 1734, l'édi-tion princeps du second chef-d'œuvre de Montesquieu.

Pour en revenir au problème que nous discutons, l'originede la o seconde édition » des Lettres persanes reste une énigmepour nous. Il n'y a aucune raison mur ne pas croire qu'ellefut publiée en 1721, comme l'indique le frontispice. Maispourquoi et par qui furent introduites les corrections, addi-tions et suppressions qu'elle renferme?

Â. part deux ou trois, ces changements ne révèlent aucunepréoccupation de dogme et semblent trahir tout ait uncritique minutieux et austère dans une certaine ihesure: ilsréduisent la partie romanesque, qui sert de cadre à l'ouvrage,et renforcent la partie morale et politique.

Est-ce Montesquieu lui-même qui modifia son oeuvre de lasoi-te ? Si c'est lui, il faut avouer que son got varia singu-lièrement. Nous savons, en effet, qu'en 1754 il prit l'éditionprinceps pour fondement d'une revision générale, et nousferons remarquer qu'il ajouta quatre ou cinq lettres nouvellesà la partie romanesque, loin d'en retrancher une seule.

D'un autre côté, si la seconde édition o fut corrigée parun fiers, ce tiers dut être nanti de papiers inédits de notre au-leur. Les lettres qu'il inséra étaient bien les soeurs de cellesqu'il laissa ou supprima. Leur père les reconnut plus tard dansses cahiers de Corrections définitives, où s'en trouvent deuxsur trois. Seulement, on peut admettre qu'elles parurent en1721 par suite d'une indiscrétion et sans le consentement deMontesquieu. Celui-ci annonce, il est vrai, dans sa correspon-dance qu'on lui cc mande (le Hollande que la seconde éditiondes L. P. va parattre avec quelques corrections n (1). Mais

(t) Lettre à Ni. de Caupos, 1721 2 ). - Œuvres eompld/ei, tome VII. page 215.

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parlait-il de notre s seconde édition », et, s'il en pariait, con-naissait-il tous les remaniements qu'on avait fait subir ahtexte primitif? L'imprimeur d'Amsterdam peut s'ètre permisdes libertés grandes, non autorisées. C'est même ce que sein-bic nous apprendre le projet de préface des Lettres persanesqu'on lit dans le tome 111 des Pensées manuscrites (1). 11 y estdit en propres termes : « De toutes les éditions de ce livre, iln'y il la première qui soit bonne: elle n'a point éprouvé latémérité des libraires..,,

Les déclarations des préfaces, au xviii 0 siècle surtout, noussont généralement . suspectes. Celle qui précède nous confirmenéanmoins dans la pensée qu'il faut attribuer à l'éditeur déHollande la plupart des variantes de la « seconde éditionPeut-être crut-il accroître le succès du livre en en retranchant,même sans l'aveu de l'auteur, alors peu connu, les passagesqu'il jugeait insignifiants, ou qu'il savait de nature i scanda-user telle ou telle catégorie •de lecteurs. Entre toutes ces cor-rections, il en est une qui mérite une attention spéciale. A.propos du Pape, dans la vingt-deuxième lettre de l'éditionprinceps (2), Rica se raillait de la Trinité et de l'Eucharistie.La « seconde édition n conserve les plaisanteries sur l'Eucha-ristie, tandis qu'elle supprime l'allusion à la Trinité. Ellelaisse donc ce qui doit choquer les Catholiques, mais fait dis-parattre ce qui offense les Calvinistes. Ces derniers ne devaientaussi goûter que médiocrement certaines phrases sur «laVierge qui amis air douze prophètes n, et sur les er-reurs de Moïse en matière de preuves juridiques. Les lettres oùces phrases se trouvent (3) sont exclues du tome J. Enfin, lesdétails physiologiques des histoires de Pharan et de Suphispouvaient offusquer la pruderie .huguenote (4). Ne serait-cepoint pour cette raison qu'on les condamna?

Dans cette hypothèse, la « seconde édition » et celles qui crireproduisent le texte auraient été impriméesprimées en vue d'un pu-blic protestant, et surtout, sans doute, pour les Français ré-fugiés dans les. Provinccs-Unies à la suite des persécutions

(1) Pensées, tome Ill, folio 522 verso.(2) C'est la Lettre 24 de notre édition.(3) ce sont les Lettres I et 71.(4) Voir les Lettres 41, 42, 43, 70 et 71.

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MON'FESQIJiEU Et LES LETTRES PESANES

religieuses de Louis XIV. L'addition d'unediatribe contre leshommes de Cour n'était pas de nature à froisser les lecteursde cet ordre. On ne risquait point davantage de leur déplaireen ne rel.ranchant rien dessaillies les Plus violentes contrel'Église de Rome.

La « seconde édition » n'est, pas, d'ailleurs, la seule qui jus-tifie les plaintes de .Montesquieu touchant « la témérité deslibraires ». Il en existe une autre, de 1731, àlaquelle on ne s'estpas contenté d'adjoindre les Lettres turques de Saint-Poix.C'est une étrange combinaison de l'édition princeps et de lao seconde édition o des Lettres persanes. On y trouve, dans unordre un peu différent, les lettres de la « seconde édition »,sans toutes les variantes, et, de plus, trois des lettres qui luimanquent. Mais, comme les deux premières n'y sont pas cotéeset que deux autres ont le même numéro d'ordre (31), cette édi-Lion se termine aussi par une Lettre 140, qui en est en faitune cent quarante-troisième (1). Du reste, tout indique, jus-qu'aux négligences matérielles, qu'on na là'qu'une simple. etmauvaise contrefaçon. Il n 'y a déne pas lieu de s'y arrêterplus longtemps.

Pour les quatre, cinq ou six éditions qui ont la marque((A Amsterdam, chez Pierre Brunel, sur le Dam, 1721 i, onsait que certains bibliographes les e'stirnent d'autant plus an-ciennes qu'elles renferment plus de fautes. Nous donnerons,au contraire, le premier rang à l'une d'entre elles qui est rela-tiveinent fort correcte. Elle a pour fleurons, au toute I. uncartouche enguirlandé, dans lequel on distingue un vase defleurs, et, au tome Il, orle sphère. Visiblement, elle a été faitesur l'édition princeps, qu'elle rend, en caractères analogues,bien qu'un peu réduits, presque ligne pour ligne. Sur 648 pa-ges, il y en aplus de 600 qui commencentparla mêmé syllabe.Nous-sommes persuadé qu'elle futaussi imprirnéeen Hollande,et qu'elle servit de type aux reproductions attribuées par lesconnaisseurs & des typographes de Rouen ou de Paris. -

C'est également en France que du t être faite l'édition de 1754,qui présente un bien autre intérêt au point de vue littéraire,

(1) c'est à l'obligeance de N. Ernesi, Labadie que nous devons la connaissancede cette édition bizarre, qui porte ta mention t « Â Cologne, chez Pierre Mar-teau s, et qui o pour fleurons l'oc sphère, au tome J, et, ai, route Il, une figureallégorique de femme entourée de divers attributs.-

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14 H. BARCKHAUSEN

grâce au Supplément dont elle est suivie (4).Dans cette annexe,on trouve, en effet, les trois lettres ajoutées à ]a fameuse « se-conde édition u, plus huit autres que Montesquieu crutdevoirinsérer dans son oeuvre, en lui donnant sa forme définitive.Elle renferme aussi les Quelques Réflexions sur les « Lettréspersanes a, qui sont une apologie du livre.

Nous avons rappelé déjà que certains bibliographes ontprétendit que le Supplément des u Lettres persanes u auraitparu dès 1744. 11 est fort possible qu'on en rencontre quelqueexemplaire relié .à la 'suite d'une éclilion'.portant cette date.Mais nous, allons démontrer qu'il n'a pu être imprimé queplus tard et mème dix ans plus tard.

Dans le tome 111 des Pensées (manuscrites), on lit, entre au-tres défenses des Lettres persanes, une rédaction première desQuelques Rejle.xions, portant 'le titre de J r4face de l'Editear. -Or, il y est fait mention d'une oeuvre de Mine de Grafigoy qui'ne parut qu'en 1741 (2). C'est 'donc en 1747, tout au plus, queles Quelques Réflexions auraient pu être écrites.

En outre, parmi les onze lettres du Supplément se trouve la,soixante-dix-septième sur ou plutôt contre le suicide. Mais(nous l'avons dit), lorsque fut transcrit le petit cahier des Cor-rections, qui est daté de 1.754, cette lettre n'existait, pour ainsidire, qu'en germe, sous forme d'un alinéa final à joindre àune autre lettre, qui la précède maintenant. L'oiigina1 auto-graphe, qui en subsiste, fut attaché après coup, par uneépin-gle, au grand cahier d és Corrections, où l'on avait copié d'a-bord et où l'on biffa ensuite soigneusement le projet d'alinéacomplémentaire. La Lettre 77 n'existait .ps en 1753. Elle nefut donc rédigée qu'en 1754, année de sa première, et non desa seconde publication. -

Ajoutons qu'en 1744 Montesquieu achevait l'Esprit des Loiset devait avoir en tête autre chose qu'une revision des Lettres,persanes. Nous savons, -au contraire, que, lorsque soir grandlivre eut parti, il soumit à un examen nouveau ses oeuvres p'u-buées ou inédites. En outre, au moment où l'Esprit des Lois

4 Les caractères, les ornements, l'on liograplie de celte édition, nous parais-sent déceler 'tue origine lranç4iise. Ne serait-ce pas celle h laquelle Huart., libraireà Paris, songeait en j 75e, ainsi que i\Iontesquieu nous l'apprend dans une lettreci i 4 octobre de cette an,iée, adressée h l'abbé de Guasco

(2) Pensées, tome III, folio 321. - 'Voir la page 307 de notre édition.

N

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MONTESQUIEU ET LES LETTRES PERSANES15

fut en hutte à des critiques plus oit moins violen1e8,le premierchef-d'oeuvre 4e notre auteur le fut également. Un certain abbéGantier publia, cri 1751, un vola me su" le 'Lettres persanes»convaincues d'impiété. Peut-être est-ce û ce factum de 103 pa-ges grand in-12, que nous devons les apologies du tome 111des Pensées manuscrites et les Quelques Réflexions du Supplé-nient de 1754...

Que ces Rejiexions soient de Montesquieu lui-même, et nonde son éditeur, c'est incontestable. Les copies que l'on en con-serve A La Brêdé ne sont pas, il est vrai, de -sa main. Mais ily a fait des corrections autographes, qui confirment ce que léstyle suffirait à nous apprendre.-

L'imprimeur qui fit l'édition quee ii ous sommeses en traind'étudier fut évidemment en rapports directs ou indirects avecl'auteur. C'est à lui qu'il dut communication dits pièces duSuppiénent, ou, du moins, de la pi upart d'entre elles. Nous ne -croyons point, toutefois, que le Président ait pris part û 1apublication du corps nième du livre, qui renferme les centcinquante lettres connues depuis 1721. S'il en eût revu lesépreuves, il y aurait introduit, à.la place qui leur revenait, lesvariantes de ses cahiers (le Corrections, rédigés alors, et sut'-tout les quatre modifications indiquées aux pages 10, 13 et 15(lu À9uppiêment. Remarquons, en outre, que l'impriment, n'apas nième rétabli dans le texte le membre de phrase que lédi-Lion princeps omet ail débat rie la Lettre 86, bien que cet ou-Mi (réparé, par parenthèse, dans la « seconde édition o) rendeinintelligible le premier alinéa.

Le grand travail de rcvision des Lettres persanes dont lesarchives de La Erède nous ont, conservé les résultats autiienti-ques fut utilisé seulement par Riclier, , avocat au Parlement deParis, dais l'édition qu'on trouve au tome 111 des Œuvres (leMonsieur de Montesquieu, parues en 1758. « citez Arkstée etj\ierkus ;m. Nous connaissons maintenant l'origine des variantesalors introduites û tant de pages du livre. C'est un des deuxcahiers des Corrections ou plutôt une copie, plus ou moinsfidèle, faite exprS pour l'éditeur, qui guida ce dernier clansson travail. À quelques exceptions près, il se conforma auxintentions dc l'auteur, telles que le grand cahier les révèle.Donc les changements qui distinguent le texte de 1758 sont,

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16 U. BARCIiHAUSEN

en principe, parfaitement légitimes et doivent être adoptéssans scrupules.

Toutefois, lorsq'u'on examine ce texte de très près, on s'aper-çoit que, pour l'établir, c'est l'édition de 1754 avec Suppléaient,qui a été prise comme point de départ des corrections, et nonl'édition princeps, sur laquelle Montesquieu avait procédé àla revision de son oeuvre. De là, bien des men ues'divergences,qui constituent autant d'inexactitudes. Peut-être l'éditionprinceps était-elle alors déjà rare, presque introuvable, telle-ment que Richer s'en passa, à regret sans doute (1).

C'est encore,à cette substitution que nous attribuerons unautre effet, plus curieux. Dans l'édition de 1758, après laLettre 144, a été insérée celle d'lisbek à ", sui les hommesd'esprit et sur les savants. Or cette lettre figure bien dans leSuppléaient de ii à la page 20, mais n'a été admise, dansaucun des cahiers des Corrections ; ce qui nous indiqùe qu'ellefut condamnée par l'auteur en fin de compte.- Moins explicable est le soin puéril qu'a pris l'éditeur de

1758, en remplaçant par la préposition De la préposition Adans toutes -les dates de lettres 'où- cette dernière avait étémise primitivement. Montesquieu n'a rien prescrit (que noussachions) à cet égard. N'est-il pas, d'ailleurs, naturel que les,formules. épisto'laii'es.varient dans un recueil de lettres éina-nanfde personnes dont l'origine, l'âge, la condition, sont lesplus diverses?

Il est un autre ordre de changements non autorisés sur le-quel nous n'insisterons point c'estcelui qui intéresse l'ortho-graphe ; par exemple, la manière d'écrire le mot indure, restantinvariable dans nous-tabacs et autres cas analogues.

y

On nous permettra d'insérer ici de courtes observations surle travail critique auquel Montesquieu soumit son premierchef-d'oeuvre pendant les derniers temps de sa vie.

1) Grâce à l'obligeance de M. le baron (lelonlesquieu et de M. Ernest Laits.die, nous avons eu entre les mains deux exemplaires de fld juan princeps. L'und'eux n'a pas les cartons du premier volume. Nous avons pu constater ainsi queses cartons it'usaient pour objet que des corrections typographiques,

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MONTESQ4JIEU ET LES LETTRES PERSANES 11

Lorsqu'on feuillette les cahiers des Corrections des « Lettrespersanes n, on se prend à admirer la conscience de l'auteur,conscience d'écrivain et d'artiste. Peu lui importe le succès,les trente et quelques éditions qu'a eues soit Ii le reprendligne par ligne et mot par mot, au point de vue du fondcomme de la forme, de la grammaire et du style, comme del'exactitude des faits ou des idées.

Dans une lettre qu'il écrivait Je 4 octobre 1782, à l'abbé deGuasco (1), il parle de . jiwenilia qu'il se proposait, de fairedisparaître. Mais sa revision porta sur bien d'autres poirtsque sur les passages que l'on pouvait taxer d'imprudence ouestimer d'un goût douteux. Peu nombreuses même sont lesmodifications qu'il fit afin d'éviter un de ces cieux reproches.En revanche, elles nous paraissent toutes Jouables.Ce n'est pasnous qui les ,accuserions de trahir une timidité sénile.

S'il ne suffit point qu'une plaisanterie soit dirigée contredes prêtres, voire contre des Jésuites, pour qu'on doive latrouver bonne, on ne saurait être surpris que le Président aitretranché de la Lettre 148 les Joyeusetés pharmaceutiquespar lesquelles elle se terminait. Il songea même à la supprimercomplètement; ce qui eût été dommage. Mais, en l'allégeantd'une série de formules burlesques, il rendit à son ouvragetout entier l'unité de ton, que ces grosses fdrces lui faisaiéntperdre.

Nous qualifierons aussi de sagesse, non de crainte, le senti-ment qui lui inspira les atténuations introduites dans la méta-physique de la soixante-neuvième lettre et les objections pré-sentées, dans la soixante-dix-septième, contre les théories mo-ràles de la soixante-seizième. Lorsque l'on disserte sur l'ac-cord de la prescience de Dieu et de la liberté de l'Floinine, il•est plus prudent de rappeler les opinions des autres que d'enexposer de personnelles. Et, quant au suicide, c'est une desquestions 'sur lesquelles Montesquieu dut varier dès qu'il semit à envisager les choses moins au point de vue individuelqu'au point de vue social. Dans l'Esprit des Lois, il s'élèvecontre les doctrines religieuses qui donnent trop de méprispour la mort» (2), parce qu'elles font que les « hommes échap-.

(1) œuvres complètes, tome VII, page 405.(2) De l'Esprit des Lois, XXIV, xlv.

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48 11. BARCKI1AtJSÈN

peront au Législateur n. La même préoccupation lui dicta lafin de la Lettre 77, qu'il ne rédigea qu 'en 1754, ainsi qu'ila été dit plus haut.

Une série d'autres corrections de Lettres persanes s'expliquepar un désir de plus grande exactitude. Né dans le bassin dela Garonne, l'auteur avait pour VIL yperbole un penchant na-Lui-el. Pendant ses longs séjours au nord de la Loire, il appritsans doute qu'il était des pays où ]'on prenait les mots et lesnombres à larigueur.En conséquence, il baissa certains de seschiffres, sauf à en relever d'autres, supprima des tous et desjamais, el, changea des souvent en quelquefois et des la plupartcii quelques-uns. Du reste, il n'en conserva pas moi s j usqu'àsa mort le goM'des expressions fortes. Qui n'a pas été frappéde l'usage, de l'abus peut-être, qu'il fait dans l'Esprit des Loisde la formule : Tout est perdu »

Mais c'est surtout en artiste que Montesquieu critiqua sonouvrage. JI supprima les mots inutiles, remplaça les expres-sions lourdes et surannées, et modifia les termes impropres.Toutefois, il ne crut point devoir, renoncer à l'emploi originalqu'il avait fait de certains vocables nouveaux ou même de cer-tains vocables anciens détournés de leur acception habi-tuelle. Il revendiquait une grande liberté pour les écrivains

.,qui se servent de tangues vivantes ; les dictionnaires des lan-gues mortes étaient les seuls qu'il admît (1). Étran ge opinionde la part (Fun membre de I 'Académie française l

Constatons aussiqu'il persévéra dans les hardiesses de sasyntaxe. Il ne cessa point d'opter ei tre'le singulier et le plui'iel,d'éloigner les pronoms des substantifs qu'ils remplacent, etd'omettre les compléments indirects ou directs des verbes,avec une liberté qui étonne les grammairiens modernes. Seséditeurs mêmes ont été parfois induits en erreur par l'audacede ses procédés et n'ont pis craint de chahgercequ'ils necom-prenaient point.

U multiplia, au contraire, dans ses cahiers de Correctionsles amendements de style, en grand artiste qu'il était.

'(I) Pensées, tome I, page 406 « C'est une mauvaise maxime que de faire desdictionnaires des tangues vivantes cela Jes' borne trop. Tous ]es mots qui n'ysont pus sont censés impropres, étrangers on hors d'usage. C'est 'Académie mimequi a produit les satires néo-logiques, ou en n été la cause».

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MON'J'ESQÎJIEU ItT LES LITDRFS PERSANES

Montesquieu est sûrement un des prosateurs qui méritentle plus qu'on étudie leur manière d'écrite.

Au premier abord, ou est frappé de l'influence que sa pro-fession semble avoir exercée sur lui. Qu'il résume ses pensées,ou qu'il les détaille, on devine le légiste, même le magistralune espèce du genre. Visiblement, il aime surtout à formulerdes réflexions générales en phrases indépendantes, brèves etconcises comme un article de code. Mais, lorsqu'il expose desséries d'idées connexes, il les développe volontiers en propo-sitions successives, pafallèles, précédées d'un mot ou d'une -expression qu'il répète, si bien que l'on songe aux considé-rants ou au dispositif de quelque arrêt solennel (1). Relative-ment, d'ailleurs, les exemples de ce genre sont rares dans seslivres, pares qu'il nis'attardeguère aux analyses minutieuses;c'est aux synthèses que songénic le pousse

Si l'on envisage maintenant, les termes dont il se sert pourdonner à ce qu'il écrit du trait ou de la Force, on est étonnéparticulièrement des ressources qu'il trouve dans les verbesmarquant.des actions physiques. Les mots les plus ordinaires,tels que monter et descendre, attacher ou lier, charger ou sou-tenir, poster ou plonger, /atiguer ou suez', lui suffisent pourprésenter les choses avec une netteté, un relief exceptionnels.Ce sont eux qui donnent à soit ses qualités plastiques(nous ne disons point: saconleur),bien plus que certaines com-paraisons, un peu laborieuses, où il se propose de mettre toutun paysage sous nos yeux.

Mais c'est sur l'oreille que sa prose produit des impressionsqu'il est surtout instructif de décomposer.

L'emploi qu'il fait des mots courts est déjà des plus curieux.Dans les Provinciales de Pascal elles-mêmes, nous n'avonspoint relevé une suite de monosyllabes ou d'autres vocablesqu'on prononce en une fois, aussi formidable que celle ditseptième alinéa de la vingt-quatrième Lettre persane. Il y en aplus de trente à la file, dans une phrase qui n'est cependantpas rocailleuse.

(I) Voir à cet égard, I, fin de la quatre-vingtième Lettre persane, la page 61 dutome I et la page 206 du tome 11 des Voyages, le sixième alinéa du chapitre viiides Considérations sur tes Causes de ta Grandeur des Romains, et l'avant-dernieralinéa do chapitre xiv du livre X de l'Esprit des Lois.

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20 H. flARCIÇHAUSEN

- C'est qu'à sa manière Montesquieu était un vrai musicien.Pour démontrer qu'il l'était, nous nous bornerons à rap-

peler la grande lettre d'Usbek à Roxane (1), notamment lepassage qui débute en ces termes: « Quand vous relevez l'éèlatde votre teint... .»

Un texte inédit nous apprend du reste que le Présidentavait pleinement conscience de son talent. Au tome I de sesPensées manuscrites, on lit, en elFe t, un paragraphe dont voicila teneur (2)

o Bien des gens en France, surtout M. de La Motte, sou-tiennent qu'il n'y il d'harmonie. Je prouve qu'il yen a,comme Diogène prouvait à Zénon qu'il y avait du mouvement,en faisant uti tour de chambre. »

Notons seulement à propos de cette déclaration si fière quece que le Président dit de l'harmonie doit s'entendre durythme.

Pour les sons eux-mêmes, il avait un goût que partageaientles Grecs d'autrefois, niais que la plupart des Français désap-prouvent, celui des répétitions. li se plaisait, par exemple, àmettre e un nombre innombrable n, tout. comme un Attiqueeût écrit jadis 6XsÂov io)zctv. Un emploi itératif du mèmemot ou des chutes de phrases.successives sur une rime ou surune assonance ne le gênaient aucunement. Ce n'est pas luiqui se fût livré au calcul que l'on prête à un romancier mo-derne : jamais il n'a dii se demander au bout de combien de

•lignes on peut faire usage d'une expression une seconde fois.Néanmoins il semble que soir se soit affinée avec le

temps(3). Quelque ami ou quelque critique lui fit-il des obser-vations qui ]e touchèrent? Ce qui n'est pas contestable, c'estqu'un grand nombre des changements indiqués dans les Cor-rections des e Lettres persanes o visent des répétitions. Dureste, si l'auteur fit disparaître celles qu'il jugea inutiles, il en.laissa encore assez pour conserver à l'ouvrage une fermeté destyle très particulière. Il amenda sa manière primitive d'é-crire, sans enlever à soir de début les rares qualités qui

C'est la Lettre 26.(2) Pensées, tome I, p. 374.t3l Nous parlons de cette oreille intérieure dont la finesse est indépendante de

l'épaisseur du tympan ou de, I sensibilité du nerf auditif.

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MONTESQIJIEU ET LES LETTRES PERSANES 2f

lui assignent une place si enviable dans notre littératurefrançaise.

VI

De ce qui précède, on peut induire aisément quel plan nousavons suivi et dû suivre dans notre édition des Lettres persa-nes. Nous n'avons eu qu'une seule ambition celle d'exécuterles volontés de l'auteur. C'est, en conséquence, le texte di l'é-dition princeps que nous avons reproduit, en n'y faisant queles changements prescrits dans le grand cahier des Corrections.

Par suite, on peut deviner quelles différences existent entrele texte que nous publions, et celui qu'a donné Richer en1758, dans les Uiliwres de Monsieur de Montesquieu.

Travaillant sur l'édition de 1754, Rieher n'a point écartécertaines variantes qui s'y trouvent, bien qu'elles n'aient étéintroduites que par la « témérité des libraires)), même dansles éditions supposées conformes à l'édition princeps. Eugrande majorité, ces leçons sont insignifiantes. Quelques-unes, cependant, constituent des contresens véritables. Ainsi.dans la Lettre 98, le mot de ,fortune a été visiblement employépar Montesquieu avec une intention ironique 2). Faute de s'enêtre aperçus, les imprimeurs ont bravement substitué à ceterme le terme opposé d'ifortune, que nous nous sommes biengardé d'admettre.

Nous n'avonspas davantage inséré dans J e corps des Lettrespersanes. sauf à la mettre dans un Appendice, la lettre d'Usbeksur les hommes d'esprit. On a vu plus haut qu'elle figure dansle Suppidnzcni de l'édition de 175î, et conséquemment dansl'édition de 1758 (2). Mais aucune des pièces lnan, uscrites quiforment le Dossier des ((Lettres persanes » n'en autorise l'in-sertion. L'édition princeps n'avait que cent cinqu ant.e lettres.C'est cent soixante, pas une depus, que devait compter 1'éditiondéfinitive d'après tous les documents conservés à La Brèdd.

Une autre série de divergences provient ou des distractions(le Richer, ou bien des modifications plus ou moins heureusesqu'il s'est permises spontanément, ou encore de ce qu'iln'avait pas entre les mains ni) cahier des Corrections identi-que à celui dont nous avons pu nous servir.

(1) Voir la page 177, li gne 8, de notre édition.(2) Elle y est insérée h la suite dc la Lettre 143.

Li

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J

22 H. DARCRFTAUSEN

Nous n'en croyons pas moins être parvenu à publier le textedes Lettres persanes que Montesquieu avait arrêté en défini-tive, mais que la mort l'empêcha de faire imprimer lui-même,Les éditeurs qui voudront profiter de notre travail ferontbien, toutefois, de consulter, pour quelques nuances très lé-gères, les notes que nous avons rejetées â la fin du volume.

Si nous avons établi notre texte en appliquant les règlesd'une critique rigoureuse, nous n'avonspas cru opportun deconserver l'orthographe ci la ponctuation du XVIII 5 siècle.D'ailleurs, il s'en faut que celles-ci soient constantes dans leséditions publiées de 1721 à 1758 (1). Chaque imprimeur ou li-braire a suivi ses inspirations personnelles, saris que i'au Leursemble en avoir eu le moindre souci. En ces matières, il pous-sait la négligence A un degré que l'étude de ses manuscritspermet seule d'imaginer. Aussi n'est-ce pas lui que nous ren-cirons responsable, par exemple, des étranges séries de deuxpoints qu'on rencontre à telles pages de l'édition princeps.

Nous avons reproduit, cependant, certaines formes vieilliesou insolites qu'expliquent des préoccupations spéciales dcsyntaxe ou d'harmonie, et relevé dans nos notes les anciennesmanières d'écrire qui présentent un intérêt quelconque pourl'histoire de la langue.

Le texte des Let ires persanes est suivi clans ce volume d'unAppendice, qui contient, outre la lettre d'Usbek sur, les hom-mes d'esprit, tous les morceaux inédits que nous avons su dé-couvrir dans les archives de La Bi'ède, et que -Montesquieuavait destinés d'abord à son premier livre. Nous appelons enparticulier l'attention sûr l'épître du Grand Eun uq ne à Jan uni.L'analyse qui y est faite des passions humaines, en un styleadmirable, paraîtra d'autant plus curieuse au lecteur qu'ilsaura que Montesquieu avait eu l'idée d'écrire, entre autresouvi'age, une Histoire de la Jalousie, dont il subsiste des frag-rnelits (2):

Après l'Appendice, on trouvera les Notes et Variantes, aux-quelles nous avons fait déjà' allusion plusieurs fois.

(1) Les bibliographes (Lui voudraient discerner les éditions françaises des lie]-landaises suraien t à tenir grand compte des différences d'ortJograplic.

(2) Pensées, raine I, page 404 s J'avais fait un ouvrage j 'nu nié Histoire de laJalousie; je l'ai changé en u,, autre fidjiemians sur la Jalousie. - Voici les mor-ceaux ,1,ii n'ont pu entrer dans ic noi,veait o - Soit nue vingtaine de frag-ments.

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MONTESQU1ED ET LES LETTRES PERSANES 23

Il eêt été bien oiseux de recueillir, â titre de variantes,toutes les fautes dont l'insouciance et l'outrecuidance des ty-pographes ou des marchands de livres ont doté rien que lestrente et quelques éditions des Lettres persanes imprimées duvivant de l'auteur. Les seules leçons qui nous semblent méri-ter qu'on en tienne compte sont celles des éditions auxquellesle Président eut une part directe ou indirecte, air pro-bable. Aussi nous sommes-nous contenté d'en conférer systé-in aU q u einen t quatre : 1 0 l'édition princeps ; 20 la fameuse« seconde édition » ; 3° l'édition de 1754 suivie d'un Supplé-ment; et, enfin, l'édition de 1758, due â l'avocat Richer.

Quant à nos notes, elles sont purement explicatives et lits-toriques. Nous n'avons pas entrepris de signaler les passagesqu'on doit blâmer ou admirer au point de vue littéraire. En-core moins prétendons-nous mettre en garde contre les erreursde doctrine, morales, politiques ou économiques, commisespar Montesquieu.

Il nous n paru, au contraire, utile d'analyser avec soin,dans un Index nouveau des noms et des choses, les idées gé-nérales qui abondent dans les- Lettres persanes. La concisionde l'auteur fait qu'elles écliappeti t trop souvent. Si quelqu'uns'étonnait que nous nous soyons donné cette peine pour uneoeuvre romanesque, nous lui citerions le jugement (le Miche-let: u Il faut étre bien étourdi et bien léger soi-même pourtrouver ce livre léger (I)

Une planche et quatre fac-similés sont insérés dans celu inc. La planche reproduit la seule i mage de Mon tesq u jeuqui ;lit une authenticité suffisante. Les quatre fac-similés, cm-prurités à l'édition princeps ou au grand cahier des Correc-tions, sont comme les pièces justificatives de notre étude surl'histoire des Lettres persanes.

• Pour dédommager un peu les lecteurs de l'aridité de cetAvant-Propos, nous leur communiquerons, en terminant, troisparagraphes extraits des Pensées manuscrites de Montesquieuet relatifs, plus ou moins, aux Lettres persanes.

(I) histoire de Fronce, tome XV, page 434 (Paris, chameroi, 4865).

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24 H.

Celles-ci ne sont pas nominées dans le fragment que nousciterons d'abord, bien qu'elles aient été le motif ou le Pré-texte des dénonciations qui y sont visées (1):

« Jø dis contre les écrivains de lettres anonymes (comrne'lepère Tournemine, qui écrivit au cardinal de Fleury contremoi, lorsque l'on me nomma à l'Académie française) « Les« Tartares sont obligés de mettre leurs noms sur leurs flèches,« afin qu'on sache de qui vient le coup.

Ctte idée n été reprise par l'auteur, dans l'Esprit des Lois,au chapitre xxiv du livre XJI.

D'ordre purement littéraire sont les réflexions expriméesdans la note suivante (2)

« Voiture a de la plaisanterie, et il n'a pas de gaîté. Mon-taigne s de la gaîté et peint de plaisanterie. Rabelais et leRoman comjqne sont admirables pour la gatté. Fontenelle n'apas plus de gaîté que Voiture. Molière est admirable pour

•l'une et l'autre (le ces deux qualités, et les Lettres provinciales,•

aussi. J'ose dire que les Lettres persanes sont riantes et ontde la gaîté, et qu'elles ont plu par là.

Le troisième et dernier morceau se rapporte à ]'histoire d'ungenre, d'une forme littéraire (3)

Autrefois le style épistolaire était entre les mains des pé-dants, (lui écrivaient en latin. Balzac prit le style épistolaireet la manière d'écrire de ces gens-là. Voiture en dégoûta, et,comme il avait l'esprit fin, il y mit de la finesse et une cer-taine affectation, qui se trouve toujours dans le passage de lapédanterie à l'air et au ton du inonde. M. de Fontenelle, pres-que contemporain de ces gens-là; mêla la finesse de Voiture,un peu de son affectation, avec plus de conaissances et de lu-mi ères, et plus de philosophie. On ne connaissait point encoreMile de Sévigné. Mes Lettres persanes apprirent à faire des vo-mitans en lettres. n

Nous voudrions nous arrêter après cette citation du Maître;mais il nous reste à accomplir un devoir, à remercier les per-sonnes qui nous ont aidé dans noire travail par leurs encou-

(l) Pensées, tome i, page 400.(2) Pensées, tome U, folio 238 verso.(3) Pensées, tome Il, folio 474.

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MONT.ESQUIEU ET LES LETTRES PERSANES25

ragenients, leurs conseils, leurs prêts de manuscrits ou de1 vies.

Et (l'abord, nous rappéllerons (le nouveau que M. HenriDoniol, de l'institut, n eu l'idée de cette publication, et que lafamille de Montesquieu nous en a fourni les éléments essen-tiels, tirés des archives de La Brède.

Nous exprimerons ensuite toute notre gratitude à M. Casi-mir Barbier de Meynard, membre de l'Académie des Inscrip-tions et Belles-Letires, à M. Rayniond Céleste, conservateurde la Bibliothèque, de la Ville de Bordeaux, et à M. PaulBonnefon, bibliothécaire à l'Arsenal, à Paris, pour les indi-cations si diverses qu'ils nous ont fournies généreusement.

M. le baron de Montesquieu, M. Louis de Bordes de Portageet M. Errtest Labadie nous permettront, ainsi que M. Rein-hold Dezeimeris, notre vieil ami et confrère, de reeonnattrePubliquementt l'obligeance avec laquelle ils nous ont confiéleurs exemplaires les plus précieux des Lettres persanes, obli-geance bien méritoire de la part de bibliophiles.

Enfin, nous serions coupable si nous passions sous silencele concours que nous avons obtenu à l'Imprimerie nationale.Les typographes de tout ordre sont comme les collaborateurssuprèJues d'un auteur ou d'un éditeur quelconque. Mais, pourvenir les derniers, leurs avis n'en sont pas moins utiles, indis-p usahl es dans bien des cas.

H. BtacInIuscNProfesseur h la Faculté, de Droit (le

l'université de Bordeaux, corres-pondant de l'institut

1,aval. - Imp. Parisienne L. ItAUNÉ0UD & Ce.