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Morphogenèse, structures physiques et évolution biologique

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C. R. Chimie 11 (2008) 186e191http://france.elsevier.com/direct/CRAS2C/

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Morphogenese, structures physiques et evolution biologique

Herve Le Guyader

Universite Pierre-et-Marie-Curie, UMR 7138, « Systematique, adaptation, evolution », 7,

quai Saint-Bernard, 75252 Paris cedex 05, France

Recxu le 8 fevrier 2007 ; accepte apres revision le 5 novembre 2007

Available online 26 December 2007

Resume

Certaines structures biologiques paraissent etre expliquees par un modele physique simple. Ainsi, celles etudiees par YvesBouligand sont des cristaux liquides. Sont-ce pour autant des entites biologiques simples ? Differents exemples, appuyes sur unraisonnement evolutif, permettent de preciser que les structures simples du point de vue de la physique peuvent etre recentesd’un point de vue evolutif. Pour citer cet article : H. Le Guyader, C. R. Chimie 11 (2008).� 2007 Academie des sciences. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Abstract

Morphogenesis, physical structures, and biological evolution. Some biological structures seemed to be explained by anelementary physical model. For example, those studied by Yves Bouligand are liquid crystals. Are they, by the way, simplebiological entities? Some examples, supported by an evolutionary argument, allow us to explain that structures that are simplefrom a physical point of view may be recent from an evolutionary point of view. To cite this article: H. Le Guyader, C. R. Chimie11 (2008).� 2007 Academie des sciences. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Mots-cles : Morphogenese ; Modele physique ; Cristal liquide ; Evolution

Keywords: Morphogenesis; Physical model; Liquid crystal; Evolution

1. Introduction

Le dialogue entre le « simple » et le « complexe »revient de maniere recurrente en sciences biologiques.Comment definir la complexite d’organismes ? Plu-sieurs parametres ont ete avances pour la quantifier(nombre de genes, nombre de types de differenciationcellulaire, nombre potentiel d’interactions entre cellules

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1631-0748/$ - see front matter � 2007 Academie des sciences. Published

doi:10.1016/j.crci.2007.11.001

differenciees.). A vrai dire, aucun n’est satisfaisant.Pourtant, si on prend en compte, non pas les organismesadultes, mais les phenomenes qui leur donnent nais-sance au cours de l’embryogenese, un consensus appa-raıt, comme admis depuis D’Arcy Thompson [1] ; touteforme, ou structure, explicable par une seule approchephysicochimique, c’est-a-dire a partir des sciences dela nature inanimee, est consideree comme « simple »,car ne necessitant pas l’ajout a priori d’une reflexionstrictement biologique. Si, en plus, une modelisation

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mathematique comportant peu de variables et de para-metres peut etre realisee, la simplicite de la structureest mesuree a l’aune de la simplicite mathematique.

Les travaux d’Yves Bouligand en morphogenese sesituent evidemment dans un tel contexte, car, si lesstructures e comme les carapaces de crabe e qu’il a etu-diees sont indeniablement d’origine biologique, ellessont explicables en seuls termes de physique et de geo-metrie [2]. De plus, une telle etude, strictement physico-chimique, permet, dans de nombreux cas, de revelerleur importance et leur role au sein de l’organisme.De tels travaux apparaissent donc comme pouvant ser-vir de pierre de touche au consensus ci-dessus.

Ne nous y trompons pas : une telle demarche est ne-cessaire, car elle est en resonance avec l’acception clas-sique, heritee d’Auguste Comte, de la description et del’explication en sciences de la nature. Issue d’un constatevident e le « biologique » obeit aux lois de la physique eune telle vision fonde une echelle de sous-disciplinesqui, de la biophysique a la biochimie, donne acces ala biologie sensu stricto. Cela reviendrait a considererque la demarche totalement biologique n’est pertinentequ’en desespoir de cause.

2. L’exemple de la morphogenese theorique

Afin d’expliciter cette idee, le travail conceptuel surla morphogenese biologique de la deuxieme moitie duXXe siecle paraıt tres instructif. Les travaux d’apres-guerre d’Alan Turing, grand mathematicien, furentpionniers en la matiere. S’inspirant des donnees de labiochimie e et en particulier de l’enzymologie e del’epoque, il propose le concept de « morphogene »[3,4]. Pour lui, des morphogenes sont des moleculesqui diffusent et reagissent entre elles. Turing integrealors, dans un modele mathematique, sous formed’equations differentielles non lineaires, les donneesde biochimie, plus particulierement de l’enzymologie,et de la physique des solutions. Une telle modelisationreleve de mathematiques delicates, ce qui permettra aTuring, grand mathematicien, de mettre au point destechniques sophistiquees de calcul utilisant l’informa-tique naissante.

Nous ne ferons ici que quelques remarques sur cettetheorie :

- un morphogene isole n’a pas de sens, etant donnequ’il faut au moins deux molecules pour reagir ;

- avec la reaction chimique, on accede a la dimen-sion temporelle ; avec la diffusion, on ajoute la di-mension spatiale ;

- les cellules sont censees reagir a un effet de seuil ;

- on assiste donc a la mise en place d’un pre-pattern,a savoir la distribution des morphogenes dans untissu, qui sous-tend la differenciation de cellulesqui repondent a des pics de concentration.

La conclusion est simple : pour comprendre la mor-phogenese, il faut avoir acces a ces pre-patterns, quisont le resultat de deux mecanismes simples de laphysicochimie, la reaction chimique et la diffusion.Le processus relevant du biologique est presque secon-daire, puisqu’il correspond a une reponse stereotypeede type effet de seuil.

Si les travaux de Wolpert [5] de la fin des annees 60remettent partiellement en cause les idees de Turing, laperception fondamentale du processus de morpho-genese reste la meme. En bon biologiste, Wolpert reha-bilite le role de la cellule, en etablissant « l’informationde position », avec le desormais celebre « probleme dudrapeau francais » [6]. Quels sont les changements ? Lemorphogene acquiert un nouveau statut ; maintenant, ilpeut etre seul, et c’est surtout son lieu de synthese et sonmode de diffusion qui sont importants ; la cellule, elle,peut « mesurer » la concentration du morphogene et,suivant celle-ci, va reagir, par exemple par un mode par-ticulier de differenciation. Ainsi, par rapport a l’idee deTuring, la composante strictement physicochimiques’amenuise, tandis que la composante biologique prendde plus en plus de place. En d’autres termes, le para-digme est en train de changer de nature. Tout d’uncoup surgit un parametre nouveau : l’entite biologiqueprend une autonomie par rapport a une vision totalementreductionniste.

Mise a part la beaute de telles mathematiques, onassiste, du cote des biologistes, a une resonance imme-diate, qui releve de la theorie de l’evolution :

- la reconnaissance d’une evolution biologique surTerre a pour corollaire le probleme de « l’originede la vie », a savoir le passage de l’abiotique aubiotique ; avec le pre-pattern, on a quelque chosed’approchant, a savoir que le physicochimiquesous-tend le biologique ;

- l’idee solidement ancree qu’en evolution on passe du« simple » au « complexe » ; or une theorie commecelle de Turing utilise des processus « simples » dela matiere inanimee ;

- depuis Haeckel, la « loi de recapitulation » setrouve dans les esprits, meme si, maintenant quele terme de « loi » n’est defendu par personne,elle ne peut etre qu’une hypothese de travail ; nean-moins, considerer que les evenements precoces del’embryogenese sont des acquisitions anciennes

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d’un point de vue evolutif correspond souvent a deshypotheses de travail ; ainsi, imaginer qu’un pre-pattern, vu comme une transition entre l’abiotiqueet le biotique, interviendrait comme element im-portant, des le tout debut de l’embryogenese, trou-verait de cette maniere un sens evolutif.

Plus precisement, la loi de recapitulation d’ErnstHaeckel postule en effet qu’un caractere qui est le re-sultat d’un evenement evolutif tres ancien s’exprimeratres precocement au cours du developpement embryon-naire [7]. En quelque sorte, Haeckel considere deuxfleches de temps, l’une pour les temps geologiques eevolutifs e, l’autre pour les temps embryonnaires. Ilrealise ensuite une homothetie entre ces deux fleches,de maniere a avoir une meme hierarchie temporelled’apparition des caracteres. Or, comme l’origine de lavie correspond au passage de l’abiotique au biotique,ou plutot a l’emergence de l’anime a partir du mondede la physicochimie, il est, dans un tel cadre de pensee,tout naturel d’accepter que les processus simples etexplicables par la seule physicochimie puissent agir autout debut de l’embryologie.

Plusieurs systemes experimentaux furent etudies et,parmi eux, trois sont importants pour notre propos.

L’hydre, un cnidaire, est un animal qui se multipliede maniere vegetative par bourgeonnement. Les bour-geons prennent naissance principalement a la base del’animal, pres du crampon. On montre que le potentielde bourgeonnement semble repondre a un gradienteleve pres du crampon, tres faible pres de la couronnede tentacules. Une hypothese raisonnable serait alorsde postuler qu’un tel gradient pourrait s’expliquer parle pre-pattern d’un eventuel morphogene [8].

Le deuxieme modele correspond a la morphogenesede l’aile de poulet. L’embryon de poulet est, depuis leXVIIIe siecle, un materiel experimental pratique etinteressant pour les embryologistes. Dans le cas precis,on s’interesse a l’emergence, a la structuration et audevenir du bourgeon alaire. Celui-ci acquiert tres vite,a partir d’une tres petite zone appelee « Zone of Polari-zing Activity » (ZPA), une polarite anteroposterieure,visualisee apres developpement par la succession desdoigts 2, 3 et 4. Par experiences d’ablation et greffes,on demontre vite que (i) la ZPA est en situation poste-rieure sur le bourgeon ; (ii) la greffe d’une ZPA surnume-raire en situation ectopique anterieure a pour resultatla formation d’une aile surnumeraire, mais a polariteinversee, comme une image de l’aile normale dans unmiroir. Si l’on suit la succession des numeros desdoigts des deux mains de l’arriere vers l’avant, ona : 4e3e2e2e3e4. Comme explication, on propose

alors que la ZPA serait la source d’un morphogenequi diffuserait pour former un gradient [9]. Ona tout d’abord postule un role fondamental de l’acideretino€ıque, hypothese qui s’est revelee fausse. Le rolede la proteine Hedgehog a ensuite ete demontre, maiscelle-ci ne repondait pas aux criteres de Wolpert [10,11].

Le troisieme modele correspond a l’acquisition de lapolarite anteroposterieure de l’œuf de drosophile. Eneffet, des experiences recentes de genetique montrentl’importance du gene bicoid, dont la mutation altere lapolarite anteroposterieure de l’embryon. D’un pointde vue strictement genetique, ce gene est une curiosite,etant donne qu’il presente un effet maternel, a savoirque l’expression du phenotype est decalee d’une gener-ation. Or, l’etude moleculaire de la fin des annees 1980resout le probleme [12] : lors de la maturite de l’ovo-cyte, des ARNm transcrits a partir du genome maternelse trouvent stockes dans la future partie anterieure del’embryon, fixes a des microtubules [13]. La feconda-tion declenche la traduction et les proteines Bicoid, syn-thetisees a cet endroit precis qui joue le role de source,diffusent dans le cytoplasme jusqu’a l’autre extremite.De plus, une analyse biochimique montre que ces pro-teines portent des groupements PEST qui facilitentl’action des proteases. On constate donc la presenced’une proteine synthetisee dans une zone e source,qui diffuse, et avec un temps de demi-vie reduit. Lecalcul predit une distribution de la concentration de lamolecule suivant une exponentielle decroissante, cequi est confirme, au-dela de tout espoir, par les mesuresexperimentales. Enfin, cette molecule agit par effet deseuil, car elle active l’activation d’un gene de deletionmajeur (gap gene), le gene Hunchback [14].

C’etait un triomphe : enfin, on revelait la presenced’un pre-pattern (suivant Wolpert), etant donne quetous les criteres etaient remplis : la proteine Bicoid estsynthetisee a une source, diffuse, presente une degrada-tion rapide, et agit par effet de seuil. De plus, son actionbiologique s’inscrit au tout debut de l’embryogenese,juste apres la fecondation. Tout cela semblait alorsrepondre a la loi d’Haeckel, et on a alors postule quele gene bicoid devait etre ancestral.

Pourtant, on sera vite oblige de dechanter, et c’est leraisonnement evolutif qui donnera la bonne reponse. Eneffet, si le gene bicoid et l’action de son produit etaientla consequence d’un evenement evolutif tres ancien, ondevrait les retrouver chez de nombreux animaux, aumoins l’ensemble des arthropodes, par exemple. Unerecherche a permis de montrer rapidement que ce quiavait ete decortique chez la drosophile n’est generali-sable, ni a l’ensemble des arthropodes, ni a l’ensembledes insectes, ni meme a l’ensemble des dipteres. C’est

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en fait une originalite des mouches [15]. Une seuleexplication est alors possible : bicoid est une innovationbiologique recente d’un point de vue biologique. Le faitqu’elle s’integre dans le tout debut du developpementembryonnaire ne peut alors etre interprete a la lumierede la loi de Haeckel.

Pourtant, un tel systeme, vu par un physicien, paraıtd’une grande simplicite, et meme d’une grande beaute :un morphogene presentant une exponentielle decrois-sante pure, avec une molecule qui agit par effet de seuil.Les autres systemes connus chez les insectes, en par-ticulier ceux d’emergence phylogenetique ancienne,paraissent beaucoup plus compliques, ne faisant inter-venir que des interactions de genes et de leurs produitsinterpretables d’un point de vue strictement biologique.

Ou est le « simple », ou est le « complexe » ? Regar-dons plus en detail l’apparente simplicite de l’acquisi-tion de la polarite de l’embryon de la drosophile.C’est en fait le resultat d’une « virtuosite » biologique,a savoir :

- les ARNm sont fixes sur les microtubules en ex-tremite anterieure, au « bon endroit » pour jouerle role de source ;

- les proteines sont pourvues de motifs PEST, lesdotant ainsi d’une demi-vie courte ;

- l’existence d’une exponentielle decroissante signi-fierait que le coefficient de diffusion est constantsuivant l’axe antero-posterieur ;

- enfin, la taille de l’ovocyte est en adequation e enharmonie e avec les vitesses de diffusion et dedegradation de la proteine, de maniere a ce quel’exponentielle decroissante soit bien integree danscette cellule, en permettant une difference de con-centration maximale entre les deux poles de cettederniere.

La constance du coefficient de diffusion pose ques-tion, d’autant plus qu’une analyse experimentalemontre que ce n’est pas le cas suivant l’axe dorso-ven-tral. On a tout d’abord demontre que le cytoplasme eststructure de telle maniere que le coefficient de diffusionde cette molecule est constant ; ceci est la consequenced’une evolution particuliere de l’organisation du cyto-squelette, dont les microtubules sont allonges suivantl’axe antero-posterieur, avec une maille en accordavec la taille de la proteine. Le cytoplasme n’est pasune solution isotrope, mais serait construit de manierea donner quelque chose de simple, a savoir la constancedu coefficient de diffusion sur la longueur de l’ovocyte.De plus, des etudes recentes precises montrent que lastabilite de l’exponentielle decroissante, interpretee

comme le resultat de la constance du coefficient de dif-fusion, est en realite la consequence d’echanges de mole-cules entre les noyaux et le cytoplasme. En d’autrestermes, la simplicite de l’exponentielle decroissanteest due a un processus actif, controle biologiquement[16e18].

Ainsi ce qui a priori paraıt « simple » est en fait leresultat d’une evolution concertee de divers caracteres,allant vers une reelle optimisation de moyen. C’estdonc, d’un point de vue biologique, quelque chose detres complexe, et la vision premiere du simple ancestraldisparaıt par ce renversement du au raisonnementevolutif.

3. Les structures simples macromoleculaires

On peut tenir un raisonnement analogue relative-ment aux structures etudiees par Yves Bouligand, asavoir certaines macromolecules de la matrice extracel-lulaire qui, par auto-organisation, presentent des dispo-sitions geometriques que les physiciens ont decritescomme etant celles de cristaux liquides. C’est ainsique les figures dites « en arceaux », observables encoupe en microscopie optique ou electronique, ont eteinterpretees comme des sections d’un contreplaquetournant, c’est-a-dire une organisation classique de cris-taux liquides [19,20] correspondant a un mille-feuilleforme de nombreuses couches. Au sein de chacuned’elles, les molecules sont globalement paralleles,mais le sens de l’allongement tourne d’un certain anglequand on passe d’une couche a l’autre, d’ou le nom decontreplaque tournant. Ici donc, l’explication physico-chimique prevaut. De plus, dans de nombreux cas,une telle structure trouve facilement une fonction biolo-gique, comme, par exemple, resistance mecanique etlegerete dans le cas des carapaces de crustaces, des osdes mammiferes ou de la paroi secondaire des vegetauxterrestres. Qui plus est, a la difference des cristauxliquides etudies par les physiciens, les structures biolo-giques, qui sont dynamiques a un moment donne de lamorphogenese, se figent de maniere irreversible a unstade determine, apres s’etre mises en equilibre energe-tique avec les contraintes externes. Cette reaction auxconditions du milieu entraıne alors l’emergence d’unestructure qui correspond a un optimum de resistancemecanique [21e25].

Ainsi, meme si les fameuses structures « en arceaux »furent o combien difficiles a etudier et a interpreter enmicroscopie electronique, le resultat correspond a quel-que chose de « simple » pour un physicien [21]. Ce sontdes structures classiques de cristaux liquides, qui se trou-vent figees. Donc, pour reprendre le raisonnement

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precedent, on a encore ici quelque chose de simple, ex-plicable par la physique, et pour laquelle l’interpretationpurement biologique ne semble concerner que, d’unepart, la nature-meme de la molecule, d’autre part l’arretde la dynamique du cristal liquide. On peut donc encorese demander si le simple est ancestral, c’est-a-dire tresancien d’un point de vue evolutif.

Une double constatation permet d’aller plus loindans la reflexion.

Tout d’abord, les structures en cristaux liquides quel’on detecte dans la matrice extracellulaire des orga-nismes vivants peuvent etre realisees par plusieursmacromolecules tres differentes : chitine chez les arthro-podes, collagene chez les vertebres, cellulose chez lesplantes terrestres. Bref, vu la diversite des molecules,on ne peut pas avoir affaire a un meme evenement evolu-tif. Il y a donc ici un phenomene de convergence. Ainsi,les structures en cristaux liquides, d’une part, ne sont pasancestrales et, d’autre part, sont apparues de manieremultiple, independamment du point de vue evolutif.

On peut maintenant se demander comment cette car-acteristique est apparue. Prenons le cas particulier desplantes terrestres. On sait que les embryophytes (ouarchegoniates) ont pour groupe-frere des organismesautrefois classes dans les characees. Cela temoigne del’origine aquatique des plantes terrestres. Or, chez leschlorophytes aquatiques, la paroi squelettique ne sem-ble pas presenter de structure en contreplaque tournant.Neanmoins, les fibrilles de cellulose sont polymeriseesau niveau d’un complexe proteique membranaire (corpsen rosette), deviennent autonomes au niveau de la ma-trice extracellulaire, puis prennent la plupart du tempsune disposition helico€ıdale. Ainsi, alors que les fibrillesde cellulose sont synthetisees par des complexes prote-iques quasiment identiques, la disposition en contrepla-que tournant ne semble etre veritablement generaliseeque chez les vegetaux terrestres. On pourrait donc situersur un arbre phylogenetique l’innovation evolutive cons-tituee par l’utilisation de la structure en contreplaquetournant, qui n’est pas donc pas ancestrale au niveaudes chlorophytes. En d’autres termes, une telle structuren’est pas concomitante de l’invention de la cellulose.

On arrive ainsi a une conclusion similaire a celle con-cernant le produit du gene bicoid, a savoir que la structureconsideree comme « simple » du point de vue de la phy-sicochimie est en realite une innovation e relativemente recente d’un point de vue biologique. On peut facile-ment faire un raisonnement analogue pour l’utilisationde la chitine par les arthropodes.

Quel type d’explication en donner ? Le raisonnementa tenir tourne ici autour de la fonction. En effet, direqu’un caractere est une innovation, c’est-a-dire qu’il

devient heritable, veut dire qu’il a ete retenu par laselection naturelle. Une boucle de controle se trouveainsi realisee, et c’est l’existence-meme de cette bouclequi nous permet de donner une fonction a la structure. Ily a en fait alors adequation entre un optimum thermody-namique de la structure physique (le contreplaquetournant) et un optimum biologique de la structure rela-tivement a sa fonction (proprietes mecaniques de laparoi squelettique), avec pour corollaire un optimumde la valeur selective (fitness) de l’organisme. De tellesstructures « simples » apparaissent donc dans des sys-temes biologiques quand il y a co€ıncidence entre lesdeux optimums. Naturellement, ceci peut se passer an’importe quel moment de l’evolution, ce qui interditl’utilisation de la loi de Haeckel.

D’un point de vue evolutif, on peut appeler de tellesinnovations des « exaptations » au sens de Gould [26].« Exaptation » est un substantif forge pour remplacer« preadaptation », terme qui avait une connotation fina-liste. Il signifie que le caractere sous etude existait, oupouvait exister, mais qu’il n’etait pas fonctionnel pourl’organisme. De meme que l’utilisation de la proteinebicoid comme morphogene au sens de Wolpert estune exaptation, de meme l’utilisation de la celluloseou de la chitine pour former des contreplaques tournantsen est une egalement. Le vrai probleme biologique con-siste a comprendre l’adequation des deux optimums, lephysique (optimum thermodynamique) et en terme debiologie (optimum de la fitness). Il est interessant deconstater qu’Yves Bouligand, au-dela de la descriptiondes structures biologiques, a, d’une part, experimenteen physique et, d’autre part, reflechi en termes d’evolu-tion biologique [27].

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