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NAISSANCE DE L'ALLEMAGNE m (i) L'ALLEMAGNE SE FAIT PAR L'OUEST La niasse des Germains était encore une fois coupée en deux : les uns, Frisons, Thuringiens, Bavarois et Saxons, stationnés entre le Rhin et l'Elbe, demeuraient à l'écart de la civilisation médi- terranéenne ; les autres, portés par leurs migrations à l'intérieur de la Romanía, allaient se laisser imprégner et transformer par elle. La coupure n'est plus assurément une frontière rigide, gardée par des soldats. C'est un contraste dans le décor et le genre de vie. Les peuples demeurés sur le sol de l'Allemagne proprement dite sont séparés les uns des autres par des marches, des territoires pauvres en ressources, difficiles à franchir. Ceux qui sont entrés dans l'empire bénéficient de l'expérience des populations gallo- romaines ou germaniques, anciennement établies. A leur école, ils apprennent à cultiver le blé, en alternance avec d'autres plantes, à irriguer et à» drainer les prairies, à planter toutes sortes d'arbres fruitiers qui s'ajoutent au pommier, le seul qu'ils connaissent. Ils découvrent la vigne qui donne une boisson singulièrement plus vivifiante que la cervoise et l'hydromel. Ils se perfectionnent dans l'art de chercher et d'utiliser les minerais. Toutes ces acqui- sitions, assureront un jour au monde germanique une supériorité écrasante sur le monde slave qui, lui, n'aura pas bénéficié d'un contact direct avec une civilisation supérieure. Mais le temps de la reconquête, le temps du retour à l'Est n'est pas venu. Personne, ni en deçà, ni au-delà de l'ancien limes n'a même l'idée qu'il puisse (1) Voir La Bévue des 15 mai et 1" juin.

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NAISSANCE

DE L'ALLEMAGNE m (i)

L ' A L L E M A G N E SE F A I T P A R L ' O U E S T

La niasse des Germains était encore une fois coupée en deux : les uns, Frisons, Thuringiens, Bavarois et Saxons, stationnés entre le Rhin et l'Elbe, demeuraient à l'écart de la civilisation médi­terranéenne ; les autres, portés par leurs migrations à l'intérieur de la Romanía, allaient se laisser imprégner et transformer par elle. La coupure n'est plus assurément une frontière rigide, gardée par des soldats. C'est un contraste dans le décor et le genre de vie. Les peuples demeurés sur le sol de l'Allemagne proprement dite sont séparés les uns des autres par des marches, des territoires pauvres en ressources, difficiles à franchir. Ceux qui sont entrés dans l'empire bénéficient de l'expérience des populations gallo-romaines ou germaniques, anciennement établies. A leur école, ils apprennent à cultiver le blé, en alternance avec d'autres plantes, à irriguer et à» drainer les prairies, à planter toutes sortes d'arbres fruitiers qui s'ajoutent au pommier, le seul qu'ils connaissent. Ils découvrent la vigne qui donne une boisson singulièrement plus vivifiante que la cervoise et l'hydromel. Ils se perfectionnent dans l'art de chercher et d'utiliser les minerais. Toutes ces acqui­sitions, assureront un jour au monde germanique une supériorité écrasante sur le monde slave qui, lui, n'aura pas bénéficié d'un contact direct avec une civilisation supérieure. Mais le temps de la reconquête, le temps du retour à l'Est n'est pas venu. Personne, ni en deçà, ni au-delà de l'ancien limes n'a même l'idée qu'il puisse

(1) Voir La Bévue des 15 mai et 1" juin.

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exister une France ou une Germanie au sens de deux nationalités distinctes. Tout est instable et confus. Tout est en devenir.

Primitivement, le- roitelet franc ou burgonde installé sur le sol de l'empire ne commande qu'à sa tribu. A u regard des popu­lations romaines, i l n'est qu'un général barbare placé à la tête d'un corps de fédérés. I l exerce sur elle certains droits de réquisition et de cantonnement ; tout le reste lui échappe. Mais quand l'auto­rité impériale s'affaisse, le roi des soldats devient, par la force des choses, la seule autorité légale. Tout au plus prend-il la peine de sauver les apparences en sollicitant de l'empereur de Byzance un titre de consul, de maître de la milice, dont i l revêt les insignes en des occasions solennelles, afin d'asseoir son prestige aux yeux des indigènes. En somme, sous les mêmes chefs, vivent deux popu­lations différentes, dont chacune a ses lois, ses institutions, ses coutumes.

Seulement, ces deux populations ne sont égales ni en nombre, ni en civilisation. Les conquérants ne forment qu'une poignée : cent cinquante mille Francs au maximum, vingt-cinq ou trente-mille Burgondes, en y comprenant les femmes et les enfants, en moyenne quatre ou cinq pour cent de la population totale. I l a fallu l'extraordinaire passivité des sujets de l'empire pour que la conquête fût possible. Ils ont grogné, maudit leurs hôtes forcés et encombrants qui sentaient l'oignon et se cosmétiquaient avec du beurre rance. Mais le dégoût n'alla pas jusqu'à leur faire prendre les armes. Certes, une minorité peut transformer un peuple quand elle n'a pour lui que mépris, quand elle s'applique à le dominer en tout, quand elle croit lui apporter un message, avoir mission de le régénérer. Mais les Germains n'éprouvaient aucun de ces senti­ments. Ils n'avaient ni une littérature, ni un art, ni un passé, ni des techniques comparables même de très loin au trésor de la civilisation gréco-latine. D'immenses efforts ont été faits par l'éru­dition allemande pour retrouver les preuves d'une civilisation germanique primitive, mais ils sont restés à peu près vains. Les quelques pièces d'orfèvrerie qu'on a pu mettre à l'actif des Wisi-goths et des Vandales comportent une ornementation empruntée aux peuples orientaux, Scythes et Sarmates, que les Goths avaient rencontrés et combattus, lors de leur grande expansion sur les rives de la Mer Noire. Si le poème des Nibelungen a pris de nos jours l'importance d'une Iliade, i l le doit au génie de Wagner. Mais quels liens rattachent ces légendes aux envahisseurs du cin-

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quième siècle ? Elles ne nous sont parvenues que dans des rédac­tions qui datent du douzième et du treizième. Peut-on soutenir que ces rédactions ont simplement fixé une tradition orale, trans­mise d'âge en âge, pendant sept cents ans ? En réalité, le contenu historique en est fort mince et i l est légitime de penser que la part qui revient aux contemporains de Gunther et d'Attila est propre­ment insignifiante. En revanche, beaucoup de Barbares avaient été à la solde de l'empire ; certains de leurs chefs, fils de généraux, « fédérés » ou de rois gardés en otages, avaient passé une partie de leur jeunesse dans une des capitales impériales et ils s'étaient plus ou moins laissé prendre au roman prestigieux de la grandeur romaine. Le roi des Ostrogoths, Theodoric, qui devait gouverner l'Italie pendant un tiers de siècle, avait vécu dix-ans à Byzance. I l parlait grec et latin, sa volonté constante fut de restaurer et de maintenir autour de lui le décor prestigieux qui l'avait ébloui. En revanche, ALtius, dernier généralissime des armées romaines en Gaule, avait été otage à la cour du Wisigoth Alaric et otage des Huns. Elevé avec Attila, i l était demeuré son ami et, avant que celui-ci n'envahît la Gaule, ils échangeaient des lettres et des ca­deaux. Devenus les maîtres, les Barbares se glissèrent donc dans l'armature administrative, économique et sociale de l'ère romaine, en l'adaptant tant bien que mal à leurs besoins. L a fusion entre Germains et Romains se fit plus ou moins vite selon les régions. Selon les régions aussi, les apports germaniques dans la langue, le droit et les mœurs sont, aujourd'hui, plus ou moins sensibles. Souvent, ils sont presque nuls.

Toutefois, la fusion ne pouvait effacer toutes les conséquences malheureuses de l'effondrement. D'abord, les destructions étaient immenses. Les richesses accumulées par plusieurs générations dis­parurent dans les incendies, les batailles et les pillages. A u lieu et place de la paix romaine s'installèrent l'insécurité et la peur. Toute civilisation suppose une hiérarchie de valeurs, des conven­tions respectées, un mécanisme délicat d'échanges et de travail, un système d'éducation. Ces choses ne pouvaient être brisées ou bousculées sans qu'il en résultât, un trouble profond, un recul des lettres et des arts, l'oubli des connaissances acquises, une « rebarbarisation » des manières et des habitudes. Là où les his­toriens contemporains de la conquête ne nous apportent que des mots trop secs ou trop emphatiques, nous devons mettre mille détails pénibles ou affreux. A cet égard nulle lecture n'est plus

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instructive que telle modeste vie de saint, la biographie de saint Séverin de Norique, par exemple, où se peint, par petites touches simples et concrètes, la vie précaire d'une communauté romaine durant quelques décades du cinquième siècle. I l a fallu l'opiniâtre naïveté des Romantiques pour que l'humanité se mît à croire à l'existence d'un progrès fatal et quasi-régulier. L'histoire ne montre pas une continuité de gains collectifs gardés d'âge en âge et dont la somme l'emporterait toujours sur la somme des pertes, mais une marche sinueuse, tantôt lente, tantôt rapide, coupée de chutes, de faillites et de reculs. Les siècles qui suivent la destruction de l'empire occidental sont un temps de misère et de régression. Plus exactement, la décadence qui a permis les invasions se poursuit, s'accentue. Sous le couvert de royautés qui ne sont qu'une cari­cature d'Etats, c'est en réalité l'anarchie qui se développe, la sou­veraineté qui se dissout, la culture qui s'anémie, la propriété qui se désintègre, la morale qui s'avilit. S'il y a eu transfusion de sang, on n'en voit pas les bienfaits.

De ce chaos cependant, nous l'avons dit, sortira l'Europe mo­derne. Mais à la formation de l'Allemagne, tous les peuples ger­maniques ne collaboreront pas de la même manière. Pour qu'elle puisse naître, certains devront être vaincus et mis sous le joug. L'Allemagne se fera par l'ouest : elle sortira du démembrement de l'empire franc, après une espèce de reconquête, au cours de laquelle on aura vu les armées des rois et des empereurs francs marcher sur les traces de Drusus, de Tibère et de Germanicus.

*

Lorsqu'à la fin du III e siècle, les Francs Saliens s'étaient ancrés dans l'île des Bataves, i l aurait fallu un don de prophétie bien extraordinaire pour deviner l'avenir qui leur était réservé. Ce n'était alors qu'une tribu parmi bien d'autres. Mais leur instal­lation en Toxandrie (Brabant septentrional) par Julien (vers 3 5 8 ) est la première originalité de leur histoire. Très fidèles à l'empire, ils se comportent non en nomades indisciplinés, mais en soldats-laboureurs : le mot de colonisation est celui qui marque le mieux l'originalité et la solidité de leur établissement. C'est une occupa­tion en profondeur. Peu à peu, en suivant la vallée de l'Escaut et la vallée de la Lys, ils élargissent vers le sud le territoire qui leur a été

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concédé. Le pays est faiblement peuplé, la romanisation assez superficielle ; ils introduisent un régime agraire nouveau, trans­forment une partie des noms de lieux, imposent leur langue et certaines de leurs pratiques juridiques. A la différence des Wisigoths errant de Thrace en Espagne, ils possèdent réellement une terre. Ils se sont fait un pays.

Jusqu'au milieu du V e siècle, Tournai, antique ville forte, les arrête : un heureux coup de main les en rend maîtres et ils passent. Mais, cette fois, ce n'est plus une nation barbare qui cherche un établissement, c'est une armée qui s'avance. Le pays qui s'offre à l'ambition des Francs est un pays gallo-romain de population dense. Ils pourront bien s'en emparer, le gouverner, en tirer des impôts et des soldats ; ils n'en délogeront pas les habitants pour prendre leur place.

Toute cette histoire est enveloppée de ténèbres ou transfigurée par la légende. « Pharamond ! Pharamond ! Nous avons combattu avec l'épée... » Pharamond n'a pas existé; nous ne sommes pas bien sûrs que Mérovée soit plus réel, bien qu'il ait donné'son nom à la dynastie. I l y a quelques probabilités pour que le vainqueur de Tournai se soit appelé Clodion. Le premier roi dont nous soyons assurés est Childéric, père de Clovis. Sous son règne, la poussée des Francs a été contenue. Childéric lui-même, personnage libidi­neux et grand séducteur de filles, aurait été momentanément dé­trôné par les honnêtes guerriers de sa tribu et contraint de s'exiler en Thuringe. En 481, cinq ans après la déposition du dernier empe­reur d'Occident, Clovis est hissé sur le pavois. C'est un personnage très noble : Clovis, Clodo-vecchus, signifie « célèbre combat ». Cette célébrité, toutefois, n'allait pas très loin, Clovis était roi à Tournai, mais i l y avait d'autres rois francs à Cambrai, à Cologne, au Mans... A Soissons se cramponnait un dernier survivant de l'autorité romaine, Syagrius.

Clovis nous apparaît de loin comme un ambitieux avide, retors et cruel. Par le moyen de quelques assassinats judicieux et d'une campagne contre les Ripuaires, i l contraignit les roitelets ses voi­sins et rivaux à le reconnaître comme roi de tous les Francs ; i l écrasa Syagrius et entreprit de reconquérir la Gaule, non point sur les Gallo-Romains, mais sur les autres Germains qui y étaient installés. Sa première grande victoire fût donc sur les Alamans qui, de la vallée du Neckar et du haut Danube, avaient étendu leur domination sur l'Alsace et sur la cité de Bâle, et s'étaient infil-

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très jusque Langres et Besançon. Ensuite, i l s'attaqua aux Wisi-goths et aux Burgondes. Comme les historiens aiment que tout soit parfaitement intelligible et méthodique, on a essayé parfois de donner à la politique de Clovis la rigueur d'un système et d'en faire l'application d'un plan préconçu. Ce qu'on en sait ne permee pas de s'en faire une idée aussi avantageuse. I l est probable qu-Clovis a été guidé par les circonstances, qu'il a fait parfois de maut vais calculs et qu'il n'a pas toujours achevé ce qu'il avait entrepris. Toutefois, l'acte essentiel de son règne, sa conversion et celle de son peuple apparaît bien comme un acte délibéré.

Les Gallo-Romains étaient catholiques ; les Barbares païens ou hérétiques. Clovis a deviné que, pour asseoir son autorité et pour se gagner les populations, i l fallait 'capter la confiance de l'épiscopat, seule puissance morale et politique qui fût influente et agissante. En reniant les faux dieux du paganisme pour se faire catholique, i l scellait la réconciliation de sa race avec la Romanité beaucoup mieux qu'en revêtant en cérémonie les insignes du con­sulat. L'effondrement rapide des royautés wisigothiques et bur­gondes ne s'expliquerait pas sans cela. Ces dominations étaient, si l'on peut dire, en l'air. Elles ne reposaient ni sur le grand nombre, ni sur la colonisation, ni sur le ralliement sincère des cités conquises. Pour soutenir et grouper les hommes, i l n'existait plus rien que la religion. L'autorité politique avait disparu, l'esprit civique avait succombé, le culte de Rome était mort, la paix romaine n'était plus qu'un souvenir et un regret, la seule communauté vivante était l'Eglise, la communauté des fidèles, et les Francs en faisaient désormais partie. Comment n'auraient-ils pas été accueillis avec joie ?

Grégoire de Tours a raconté la scène ; les rues de la ville, Reims très certainement, décorées de toiles peintes ; l'église tendue de draps blancs et illuminée de tant de cierges qu'en ce jour gris d'hiver on se croirait au soleil d'août ; les évêques massés dans le chœur autour de saint Rémy, dont on raconte qu'il a ressuscité un mort ; Clovis, alors âgé d'une trentaine d'années, déposant ses armes et ôtant sa cuirasse, puis descendant dans la cuve baptis­male ; « Courbe doucement la tête, Sicambre, dit l'évêque. Adore ce que tu as brûlé. Brûle ce que tu as adoré. » Et trois mille des siens reçoivent après lui le sacrement.

I l est impossible de dire par quelle démarche intellectuelle et sentimentale Clovis vint à la foi chrétienne. Les chroniqueurs

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assurent qu'il a marché au baptême sérieusement, honnêtement, après s'être fait instruire. En revanche, on peut penser que cette conversion ne devait pas être pour tous ni bien profonde, ni bien sincère. Lors de leur avance à partir du Rhin, les Francs avaient détruit ou saccagé toutes les églises et le christianisme avait subi un recul effrayant. Plus d'évêques dans les deux Germanies. A Tournai, Cambrai, Thérouanne, Arras, Amiens, Vermand (Saint-Quentin) les listes épiscopales au v e siècle et même au-delà pré­sentent des lacunes inquiétantes. I l faudra un dur effort d'évangé-lisation pour réintroduire le christianisme et avec lui un peu de culture dans la région située entre la Somme et l'Escaut.

I l n'en reste pas moins que le destin des Barbares a été comman­dé par leur attitude religieuse, par la foi qu'ils avaient adoptée. Le succès extraordinaire de l'arianisme parmi eux s'explique sans doute par la simplicité de ses dogmes, simplicité qui le rendait très accessible à des natures trop grossières pour recevoir le mys­tère de la Trinité et pénétrer les subtils concepts élaborés par les théologiens sur la nature du Christ. Ulfila avait gagné le cœur de ses compatriotes en traduisant les livres saints et en célébrant le culte en langue gothique. D u Danube, l'arianisme fit tache d'huile. Wisigoths, Ostrogoths, Gépides, Vandales, Alamans, Thurin-giens furent successivement gagnés. Mais en adoptant l'arianisme et en persévérant dans l'hérésie, ils ont élevé entre eux et la Romania une infranchissable barrière. Bien que les Burgondes aient été les plus doux et les plus tolérants des envahisseurs, l'épiscopat, maître de l'opinion, n'hésitera pas à soutenir contre eux les Francs cruels et arriérés, dans la conviction que Clovis, « nouveau Constantin », a reçu pour lui et pour ses successeurs le rôle providentiel de réta­blir l'unité de l'Occident et d'y faire triompher la vraie religion.

Certes, cette église franque sera bien pauvre en grands esprits, bien en recul sur celle des Augustins et des Jérômes. Le bon Gré­goire de Tours qui écrit à la fin du sixième siècle n'a pas de meilleur argument pour défendre sa foi que de montrer le vrai Dieu com­blant de victoires et de biens matériels les souverains qui croient en lui. Cependant, même affaiblie et barbarisée, l'Eglise est le dernier refuge de la culture. En faisant alliance avec elle, les Francs, malgré leur ignorance, devenaient bon gré mal gré les conserva­teurs de la civilisation ancienne ou de ce qui en restait.

Clovis meurt en 511. L'histoire de sa dynastie est une suite de querelles, de guerres civiles, de trahisons et de meurtres. L'idée

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de l'Etat s'est effacée. Pour les rois mérovingiens, la puissance pu­blique, le Trésor, les palais, les terres, les peuples, la justice, les impôts sont une propriété privée que les ayants droit se partagent, se lèguent et se volent comme n'importe quel héritage. Plus de distinction entre l'autorité civile et le commandement militaire dans chaque cité ou « pays » ; tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d'un comte, agent du roi. Parfois, plusieurs « pays » sont groupés sous l'autorité supérieure d'un duc. Mais la royauté elle-même ne ressemble plus à la primitive royauté germanique. Plus d'élections : la couronne est héréditaire. Plus d'assemblées des hommes libres : de simples revues militaires au printemps. Le roi gouverne avec le concours d'un certain nombre de conseillers, de secrétaires, de comtes qu'il choisit à sa guise et parfois à la cuisine. I l n'y a pas de séparation entre les fonctions d'Etat, justice, armée, finances et les fonctions domestiques, ravitaillement, écurie, palais, chapelle. Le majordome ou maire du palais finira même par être le personnage le plus puissant.

Cependant, de guerre en guerre, d'assassinat en assassinat, de partage en remembrement, les Francs ont fini par étendre leur domination, non seulement sur presque toute la Gaule, mais sur presque toute la Germanie. Celle-ci, i l est vrai, est plus petite qu'aux siècles précédents. Les Slaves se sont étendus jusqu'à l'Elbe. Les terribles Marcomans qui avaient occupé le pays des Boïens (ou Bohême) en ont été chassés à leur tour par les Tchèques. Ils se sont installés entre le Danube et les Alpes, séparés des Ala-mans à l'ouest par le Lech. On les appelle désormais les Bavarois, Baiu-wari, hommes de Bohême. Les Alamans sont soumis depuis la victoire de Clovis ; vers 5 5 5 , les Bavarois n'ayant pas ou n'ayant plus de dynastie nationale reconnaissent à leur tour, par contrat, l'hégémonie des Francs qui les font gouverner par un duc, tout en leur laissant leurs lois et leurs institutions propres. Le premier duc qu'on mentionne, Garibald, épousa la veuve d'un petit-fils de Clovis.

Plus au nord, de la Weser à la .Saale, s'étendait le royaume des Thuringiens. Entre les Thuringiens et les Francs rhénans, les conflits étaient nombreux. I l y avait, de part et d'autre, des incur­sions de pillage. Dans une proclamation, un des fils de Clovis, Thierry, rappelait à ses guerriers les méfaits des Thuringiens : « Ils sont tombés sur vos parents et leur ont causé beaucoup de maux... Ils ont attaché les enfants aux arbres par les nerfs de la

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cuisse... Ils ont fait périr de mort cruelle plus de deux cents jeunes filles, en les liant par les bras au cou des chevaux, qu'on forçait ensuite par des aiguillons acérés à tirer de côté et d'autre, jusqu'à ce qu'elles soient déchirées. D'autres furent étendues dans les ornières des chemins, fixées au sol par des pieux, puis on faisait passer sur elles de lourds chariots qui leur brisaient les os et, en­suite, on les jetait aux chiens ».

A u début du sixième siècle, le roi des Thuringiens qui avait nom Basin, mourut en laissant trois fils. Selon l'habitude germa­nique ceux-ci se partagèrent le royaume, puis ils se battirent entre eux. Thierry et son frère Clotaire saisirent l'occasion d'intervenir. A ce moment, i l ne restait plus qu'un des trois héritiers, Hermane-fried. Les Francs le vainquirent près de la Saale, puis Thierry l'invita à une grande cérémonie de réconciliation ». U n jour qu'ils devisaient ensemble sur les remparts de Tolbiac, le Thuringien tomba du mur par terre et rendit l'esprit. On ne sait qui l'a préci­pité au bas, beaucoup prétendent qu'en cet événement la ruse de Thierry fut manifeste ». Ainsi parle Grégoire de Tours. Le bon évêque ne s'étonne" pas davantage. Pourquoi cet Hermanefried s'obstinait-il à soutenir des opinions erronées sur le mystère de la Sainte-Trinité ?

Le royaume des Thuringiens fut réuni à celui des Francs. Parmi les prisonniers se trouvait Radegonde, une nièce du vaincu, Thierry et Clotaire faillirent en venir aux mains pour les beaux yeux de la captive. Elle échut à Clotaire qui l'épousa, mais quand son mari eut donné ordre de mettre à mort un de ses frères, elle le quitta et, comme elle avait reçu le baptême, elle se retira à Poi­tiers où elle bâtit le monastère de Sainte-Croix. Elle y vécut plus de cinquante ans dans les pratiques d'un ascétisme rigoureux. De temps à autre, elle réunissait auprès d'elle une petite société de personnes instruites et le poète Fortunat lui envoyait des vers. A la fin, elle fut favorisée d'extases et de visions. Sa mort mit en deuil la Gaule chrétienne. Elle est inscrite parmi les saints, Fortu­nat mourut évêque.

A u nord des Thuringiens, dans la vaste plaine de l'Allemagne du Nord, habitaient les Saxons. Ce qu'on entendait alors par Saxe n'était point la Saxe actuelle, aux frontières de la Bohême. C'était une région en bordure de la mer du Nord, qui commençait à quelque distance du Rhin et qui s'étendait à l'est jusqu'à l'Elbe. Au sud, elle communiquait avec la Thuringe par les passages boisés

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des montagnes hercyniennes. Comme au temps de Tacite, ses habi­tants s'adonnaient principalement à l'agriculture et à l'élevage. Ils cultivaient le seigle, l'orge, l'avoine et pratiquaient en grand le commerce des chevaux. Les historiens allemands ont fait de la vieille Saxe le foyer du germanisme le plus pur et ils décrivent les Saxons comme des hommes simples, durs, taciturnes, fidèles à la vie du clan, dont ils assumaient avec orgueil toutesles charges, du commandement à l'obéissance. Ils avaient leur loi qui n'était pas écrite et ils se répartissaient, sans compter les esclaves, en trois classes, les nobles, les libres et les lètes. On ne sait trop en quoi la condition des lètes était supérieure à celle des esclaves. Mais à en juger par les tarifs de conciliation, la noblesse était particulièrement prisée. Les Saxons étaient païens. Ils vénéraient les sources et les bois ; ils croyaient aux sortilèges et aux devins ; ils brûlaient leurs morts et offraient aux dieux des sacrifices humains. Leurs temples de pierre et de bois renfermaient de l'or et de l'argent. Dans* un cirque de hauteurs, ils adoraient une idole en forme de tronc. Bien qu'ils eussent conscience d'une certaine solidarité, ils ne formaient pas une nation unie. On distinguait parmi "eux quatre peuples. Aucun lien fédératif ne les unissait, i l n'y a. pas trace de royauté saxonne, ni même d'assemblée commune.

Saxons et Francs n'avaient que de mauvais rapports. Dans les régions de contact, l'incertitude des frontières facilitait les razzias. A plusieurs reprises, les rois francs essayèrent de terroriser les Saxons par des campagnes punitives, dont certaines tournèrent en déroute. Ils finirent par leur imposer un tribut de bétail, mais au moindre fléchissement, les pillards saxons recommençaient leurs incursions dans les provinces franques limitrophes. Il faudra attendre deux siècles pour que soit consommée la défaite de la Saxe.

Toute incomplète qu'elle soit, la loi salique fait connaître la société franque à peu près au temps de Clovis. A travers les règles prescrites et les tarifs de « composition », on entrevoit une société pastorale et agricole assez primitive, sans autre artisanat que fami­lial. L e seul art qui est mentionné est l'orfèvrerie. L a propriété individuelle est protégée ; le bris de clôture, les dégâts causés aux maisons, le vol sont sévèrement punis. Mais les forêts et les pâtu-

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rages demeurent indivis et la communauté villageoise est très forte. Les hommes sont grossiers, brutaux, prompts aux coups, volontiers injurieux, les rixes fréquentes, la sorcellerie très répandue. L a solidarité familiale reste la loi : toute la famille paie, « com­pose », pour un de ses membres coupable. Mais une procédure est prévue pour en rompre les liens et en rejeter les servitudes, de telle façon que chacun ne soit plus"responsable que de ses actes. On peut déceler là une influence du droit romain.

Les rois ne faisaient aucune distinction entre leurs sujets. Le service militaire fut un premier agent de rapprochement. Les armées franques qui ont reconquis la Germanie étaient aussi gallo-romaines que germaniques, sinon davantage. D'autre part, la société romaine était hiérarchisée ; comme chez les Germains, on y trouvait une noblesse, la noblesse sénatoriale. Elle se recrutait parmi les grands propriétaires terriens qui, par la décadence de la vie urbaine et la stagnation de la vie économique, étaient devenus les principaux détenteurs de la richesse. L a dignité sénatoriale, le clarissimat, accordée par l'empereur n'obligeait pas ceux qui en étaient investis à quitter leurs domaines. Les paysans recouraient à leur patronage pour se défendre contre l'État et contre le fisc. Dans les palais des rois mérovingiens, on vit donc la noblesse séna­toriale se presser à côté de la noblesse germanique, toutes deux également avides des hautes fonctions laïques et ecclésiastiques. Mais si le Gallo-Romain a subi l'attraction de la cour franque où i l est devenu plus guerrier, le Barbare de son côté a cédé à l'appât de la richesse foncière. L a contamination a été réciproque. Or, les rois, substitués à l'empereur, étaient devenus du même coup pro­priétaires des immenses domaines impériaux et des terres du Trésor. Ils en affectèrent une partie à l'entretien des ducs et des comtes ; ils en distribuèrent à leurs fidèles. Par une interprétation abusive de la législation ancienne, ces terres furent tenues pour exemptes d'impôts. Les membres de l'ordre sénatorial jouissaient de privilèges comparables : ils furent étendus et consolidés. Les églises et les abbayes réclamèrent à leur tour des exemptions. L'immunité, pour employer le terme propre, entraînait l'exemption du logement et de la réquisition. Le comte et ses subordonnés, lors de leurs inspec­tions, ne pouvaient plus se faire héberger par l'immuniste, ni pra­tiquer sur son domaine des saisies judiciaires. I l leur était même interdit d'y pénétrer. L'immunité, à la longue, finissait par créer des zones de territoires de plus en plus vastes, à la limite desquelles

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cessait l'action des agents royaux : les nobles, les églises, deve­naient des seigneurs.

Cette prédominance de la propriété terrienne s'accentua avec la disparition du grand cpmmerce. Tant qu'il subsistait une économie méditerranéenne, on pouvait dire que la Romania n'était pas tout à fait morte. Or, malgré l'indigence des documents, i l a été possible de déceler les traces 'persistantes de ce commerce aux temps mérovingiens. Le papyrus qu'utilisent les scribes royaux et les agents du fisc vient d'Egypte ; l'huile qui sert à éclairer les églises vient d'Afrique ; d'Egypte ou de Syrie, la soie, les tissus de luxe, les ivoires, les épices. On trouve dans les villes des colonies de marchands, parfois syriens, grecs et juifs, l'un d'entre eux, à Bordeaux, offre deux cents sous d'or — le prix de cent têtes de bétail — pour conserver des reliques qu'il s'est procurées en Orient. L a capitale de Clovis est Paris ; ses successeurs résident à Paris, à Reims, à Soissons, à Orléans, à Metz ou dans des « villas » voisines, à proximité de la Germanie menaçante. Ils n'en sont pas moins sensibles à l'attrait de la Méditerranée. Ils interviennent en Espagne et en Italie. En 536, ils se font reconnaître par les Ostro-goths la possession de la Provence et ils attachent tant de prix à cette acquisition que, dans les partages du royaume, le port de Marseille demeure presque toujours indivis. Cependant, l'Etat gallo-franc ne sera pas entraîné vers le sud. La conquête arabe qui se déchaîne à la mort de Mahomet (632) et qui se propage à une vitesse terrifiante (en 711 les Arabes passent en Espagne) tue la navigation chrétienne et arrête le commerce avec l'Orient. La conséquence de ce dépérissement «est double : d'une part, la régression générale des échanges fait naître une économie repliée sur elle-même et consolide la puissance des terriens, de l'autre la fermeture de la Méditerranée fixe le centre de gravité de l 'Occi­dent, non plus au voisinage de la mer, dans les ports et les grandes villes du sud, mais bien plus au nord, entre la Seine et le Rhin.

Or, tandis que s'accomplit la conquête arabe, la monarchie mérovingienne achève de se décomposer. Les partages et les querelles de famille ne l'auraient point abattue, si ses ressources financières étaient demeurées intactes. Mais la Thuringe et la Bavière ne paient rien ; ailleurs l'abus des immunités réduit consi­dérablement le rendement de l'impôt foncier ; la décadence du commerce fait tomber à peu de chose le rendement des douanes et des péages. En outre, alors qu'il s'était toujours rencontré

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jusqu'alors des princes habiles et forts pour rendre périodique­ment à la puissance royale son prestige, son unité et son ressort, plusieurs minorités, plusieurs règnes d'adolescents usés par la débauche contribuent à l'avilir. Le droit privé subit la même régression que le droit public. L'insécurité générale pousse les petits propriétaires à faire « hommage » de leurs terres aux puis­sants, pour les reprendre en tenures, en s'intégrant dans le cadre seigneurial où ils se sentent protégés. L'Etat mérovingien n'est plus guère qu'un assemblage de domaines fonciers, dont les propriétaires sont assez indépendants pour défier le roi. A la fin du V I I e siècle, le chef de l'aristocratie terrienne, Pépin de Héristal, maire du Palais pour les pays de la Meuse et de la Moselle, pos-sessionné dans la région de Liège, devient lui-même le véritable maître. Jamais des périls aussi grands n'ont menacé la monarchie franque. Les Thuringiens et les Alamans se révoltent, les Aqui­tains se proclament indépendants, les Saxons et les Frisons se répandent dans la vallée du Rhin, les Arabes franchissent les Pyrénées, prennent Narbonne, Toulouse, et poussent leurs éclai-reurs jusqu'à Autun qu'ils mettent à sac. U n fils bâtard de Pépin d'Héristal, Charles Martel, sauve le royaume. I l bat les Saxons, les Thuringiens, les Frisons, les Alamans, i l bat les Sarrasins à Poitiers (732), près de Narbonne et en Provence. Enfin, son propre fils, Pépin le Bref, relègue dans un monastère l'inutile et fantomatique Mérovingien, qui occupe encore le trône et, fort de l'approbation du pape, i l se fait saluer du titre royal. L'apôtre de la Germanie, saint Boniface, répand sur son front l'huile sainte qui l'égale aux rois de la Bible (751).

Ce serait trop peu dire que cette cérémonie renoue l'alliance de Clovis avec l'épiscopat. Elle a une portée infiniment plus grande. L a royauté mérovingienne était un pouvoir vide, dénué de tout contenu spirituel. L'Eglise, avec les matériaux tirés de l'Ecriture Sainte, a élaboré un nouveau concept de la monarchie. Elle reconnaît au roi un caractère quasi-sacerdotal, mais elle lui impose des devoirs. Pour exalter Clovis, i l suffisait à Grégoire de Tours qu'il eût abjuré le paganisme et combattu les héréti­ques. Le roi imaginé par les clercs est un roi pieux, justicier, respectueux des commandements, défenseur des faibles, protec­teur de la paix. Cet idéal ne reste pas confiné dans les biblio­thèques d'abbayes ou dans les écoles épiscopales. I l pénètre l'opi­nion avide de sécurité et d'ordre. La liturgie du sacre montre

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comment les réflexions des théologiens et des moralistes se sont concrétisées en formules solennelles, destinées à enseigner les rois eux-mêmes.

D'autre part, dans les tumultes des puissants, dans le déla­brement des institutions, l'Eglise s'est conservée intacte. Elle a relevé ses temples abattus ; elle en a construit de nouveaux. Ses monastères n'ont pas cessé d'attirer des hommes et des femmes, en nombre de plus en plus grand. Surtout, en dépit des interven­tions des rois, des mauvais choix, d'éclatantes défaillances, elle a sauvegardé son organisation, sa hiérarchie, sa fortune. Elle apparaît comme la véritable héritière de l'empire qui avait assuré sa puissance après l'avoir persécutée. Elle en perpétue la struc­ture administrative, l'esprit de gouvernement, les assises sim­ples et fermes, l'action énergique et pratique. Elle entretient les seules écoles qui existent encore. L'écriture, sans laquelle i l n'est pas de civilisation possible, appartient si exclusivement au clergé qu'en vieil allemand comme en français, le mot qui désigne l'homme d'église, klerk ou clerc, est aussi celui qui désigne le, scribe. L'Etat mérovingien, en son beau temps, avait gouverné par le truchement de laïcs. L a nouvelle dynastie, qu'on appellera carolingienne, du nom du plus illustre, sera forcée d'emprunter à l'Eglise son personnel de secrétaires, de conseillers, d'expédi­teurs, parce que c'est seulement au sein de l'Eglise qu'elle trouve des hommes ayant conservé le sens de la politique et des colla­borateurs assez instruits. E n revanche, quand le pape menacé dans Rome par les Lombards cherche un protecteur, c'est vers le roi franc qu'il se tourne. A u plus fort de l'hiver 7 5 3 - 7 5 4 ,

Etienne II accourt à Ponthion, près de Vitry-le-François, où réside alors Pépin le Bref. C'était la première fois qu'un pape paraissait au nord des Alpes. I l persuade Pépin, renouvelle pour lui à Saint-Denis la cérémonie de l'onction et lui décerne le titre de patrice des Romains. En Germanie même, l'évangélisation précède où accompagne la domination franque et c'est encore le pape qui la dirige de loin. Le personnel de la propagande reli­gieuse est pris, en effet, dans les monastères anglais — les plus riches en science et en zèle — et l'église d'Angleterre est une fondation directe de la papauté : l'avance du christianisme, por­teur de la civilisation, est un lien de plus entre le Carolingien et le pontife suprême.

Avec l'appui de Pépin d'Héristal, Willibrod, abbé d'Echter-

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nach (dans le Luxembourg) avait commencé l'œuvre de mission parmi les Frisons. En Alamanie, Charles Martel avait aidé Pirmin, fondateur du monastère de Reichenau, mais le principal apôtre des Germains fut Wynfrith qui changea son nom en Boniface. I l était né vers 675 dans le Sussex d'une famille noble et riche qui l'aimait, écrit un biographe. Sa mère « l'allaitait de sa solli­citude », son père le préférait à ses autres enfants et aurait voulu lui léguer tous ses biens. Mais la vocation de Boniface était irré­sistible. « Il renonça aux biens terrestres pour acquérir la récom­pense de l'éternel héritage ». Sa jeunesse se passa dans les monas­tères d« Grande-Bretagne, à la lecture et à la méditation des Ecritures. Tourmenté, scrupuleux, formaliste, mais dévoré par le besoin d'agir et de se gagner des mérites en vue du jugement, i l part pour Rome (717) où Grégoire II le charge de visiter « les peuples les plus sauvages » qui habitent au delà du Rhin. I l se rend alors auprès de Willibrod, devenu archevêque d'Utrecht, pour faire l'apprentissage de sa vie nouvelle. I l y demeure trois ans, puis commence son apostolat. Le pape le nomme tour à tour évêque de la Hesse, légat, archevêque, avec mission d'orga­niser l'église de Germanie. Dans le pays de Hesse, le paganisme survivait. Des pierres, des arbres, des fontaines, des carrefours étaient encore l'objet d'un culte ; on invoquait les noms des vieilles divinités. A Geismar, Boniface abat un chêne consacré à Odin et avec le bois construit une chapelle consacrée à Saint Pierre. E n Thuringe, i l lutte contre l'hérésie et les superstitions. Tou­jours en chemin, i l appelle à lui des moines et des religieuses de Grande-Bretagne dont la mission sera de conserver et d'appro­fondir ses conquêtes. En pleine forêt, tout contre l'ancien limes, i l fonde l'abbaye de Fulda (714) ; à Fritzlar, à Kitzingen, à Amö­neburg, d'autres monastères d'hommes et de femmes se bâtissent qui sont à la fois des centres de prédications et de travail. Boni-face arrive en Bavière comme Charles Martel vient d'y établir duc, Odilon, un bon serviteur de l'Eglise. Sept évêchés sont créés, quatre pour la Bavière et PAlamanie, Passau, Ratisbonne, Salzburg et Freising (deux autres s'y ajouteront ensuite), trois pour la Thuringe et la Hesse, Burabourg (ville qui n'existe plus), Wurtzbourg et Erfurt.

Les hommes de ce temps nous déroutent. Beaucoup de leur être nous échappe. Dans les lettres nombreuses de Boniface, on ne trouve presque aucun élan de charité. Son œuvre, i l l'a accomplie

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dans l'inquiétude et presque dans le désespoir. Le nom du pays qu'il a entrepris de gagner au Christ est pour lui synonyme de tristesse et d'horreur. I l s'appelle lui-même « l'exilé germanique ». Son âme exhale une plainte perpétuelle. A tous ses correspondants, i l demande des consolations. « Laissez-moi vous exposer les an­goisses de mon âme fatiguée... », écrit-il à un évêque. I l envoie au pape le détail de ses chagrins et de ses dégoûts. Ses citations bibliques sont désolantes : « Partout la crainte, partout le cha­grin ; au dehors les combats, au dehors la peur. » Il ne lui reste qu'une ancre de salut, l'esprit d'obéissance et cette obéissance fera de lui l'incomparable missionnaire, conquérant et organisa­teur à la fois. I l a horreur des dissidents, le mépris des révoltés et des irréguliers. « Je suis, répète-t-il à quatre papes, le disciple de l'Eglise romaine. » I l la voit comme une personne vivante qui ne peut ni se tromper, ni tromper. Il l'aime, comme i l aime ses sœurs des monastères d'une mystique affection. Toute sa vie autant qu'apôtre, i l a été le légat du Saint-Siège, i l l'a représenté auprès des princes'francs, dans des conseils qui étaient des diètes, où les ducs et les comtes siégeaient avec les évêques et les abbés. Devant les guerriers qui ne savaient que la guerre, devant des prêtres perdus dans les désordres de la vie séculière, i l a ouvert et commenté le code des canons, expliqué les lois de l'église uni­verselle supérieure aux Eglises et aux peuples. Dans les.conseils de la Germanie en armes, i l a introduit la majesté romaine.

C'est le pape lui-même qui désigna Mayence pour être la métropole de la nouvelle Eglise. « De part l'autorité du bien­heureux Pierre apôtre, nous décrétons que la susdite église de Mayence est dès aujourd'hui et demeurera jusqu'à la fin des temps ta métropole et celle de tes successeurs. Elle aura au-dessous d'elle... toutes les nations de la Germanie à qui ta fraternité fera connaître par sa prédication l'Eglise du Christ. » Il y a eu un évêque de Germanie, avant qu'il y ait un roi allemand. L 'Al le ­magne a commencé par être une province ecclésiastique. Elle a eu une capitale religieuse plus de dix siècles avant de se choisir une véritable capitale politique. Mayence joue dans la destinée de l'Allemagne un rôle bien plus grand que Reims dans la nôtre. Aucune colombe n'est descendue du ciel pour y déposer l'huile à sacrer les rois, mais l'évêque de Mayence dont la juridiction s'étendra jusqu'à l'Elbe sera le premier à représenter l'unité de l'Allemagne.

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A près de quatre-vingts ans, Boniface voulut retourner en Frise, où le paganisme se maintenait obstinément. I l avait soif de martyre. « Préparez ce qui est nécessaire à notre voyage, dit-i l à ses disciples, et mettez dans la caisse de mes livres le linceul qui enveloppera mon corps décrépit. » Accompagné de quelques prêtres et de quelques moines, i l avait planté ses tentes à Dokkum, sur les rives de la Boom. Le 5 juin 754, au matin, le petit camp fut envahi par une troupe armée. Le saint sortit avec la croix et les reliques : les païens se jetèrent sur lui et le massacrèrent. Son corps fut porté au monastère de Fulda.

Les dernières années du règne de Pépin furent occupées par une révolte de l'Aquitaine dont le duc de Bavière, Tassillon, profita pour renier sa fidélité : tout était toujours à recommencer.

*

Selon la coutume franque qui avait fait tant de mal aux Méro­vingiens, Pépin, à sa mort (768), divisa le royaume en deux parts, pour ses deux fils. La mort du cadet rétablit l'unité. Charles, le survivant, était né en 732, probablement dans un de ces châ­teaux-fermes qu'affectionnait son père entre l'Oise et la Marne. Le jour et le lieu de naissance n'étaient pas alors des précisions qu'on retenait. On voit Charles figurer à Ponthion lors de la récep­tion d'Etienne II et au sacre de Saint-Denis. Pour le reste, sa jeunesse nous est inconnue. On sait seulement qu'il fut élevé pieusement, mais sommairement. I l n'apprit à écrire que dans son âge mûr. Son génie se forma par l'expérience.

I l s'est décerné à lui-même le titre de grand et la postérité a ratifié ce titre. Carolus Magnus, Kar l der Grosse, Charlemagne. Cependant, sa politique ne se différencie pas de la politique de son père : elle en est la suite et l'achèvement. Alliance avec la papauté, guerre aux Lombards, défense du royaume contre les Sarrasins, soumission de la Germanie : Charles Martel et Pépin le Bref avaient ouvert la voie. Comme tous les grands remueurs d'histoire, Charles n'a fait que précipiter une évolution que les besoins sociaux, religieux et politiques imposaient. Aussi, semble-t-il être à la fois le guide et l'instrument de son époque.

Selon son biographe, Eginhard, les guerres de Saxe ont été les plus longues et les plus pénibles de toutes celles qu'il a soute­nues. Depuis Charles Martel, dix expéditions déjà avaient été

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lancées contre ce peuple sans autre résultat qu'une paix précaire et une soumission perfide. Les premières campagnes de Charles, en 772, 774, 775 ne furent encore que des démonstrations. A peine s'était-il retiré que les Saxons pénétraient à leur tour en Frise ou en Thuringe, massacrant les garnisons laissées en cou­verture, pillant les monastères, profanant et brûlant les églises. Les Saxons* certes, n'étaient pas des adversaires à dédaigner. Non seulement ils étaient braves au combat et durs à la fatigue, mais encore fertiles en ruses, prompts à dérouter l'adversaire en se dispersant et en se rassemblant à l'improviste. Ils avaient des châteaux fortifiés par des rapports de bois et de terre ; ils se servaient de machines de siège pour lancer des pierres ou ébranler les murailles. Les forêts et les marécages protégeaient leur retraite. L'absence même d'un centre politique compliquait la tâche du conquérant : i l ne savait où frapper un coup décisif. En somme, depuis Varus et Tibère, le problème n'avait pas beaucoup changé.

Très vite, Charles comprit que les colonnes volantes, les brûleries, les tributs et les serments ne suffisaient pas. C'est le peuple lui-même qu'il fallait transformer pour le faire entrer dans l'Etat franc. Puisque, par une fortune singulière, les Saxons se trouvaient n'avoir subi ni influence romaine, ni influence chrétienne, puisqu'ils étaient attachés à leur religion comme à la garantie et au symbole de leur indépendance, Charles fera d'eux des chrétiens. L a guerre de Saxe, en même temps qu'une guerre de protection' ou de conquête, sera une croisade. Jus­qu'alors, le christianisme s'était répandu paisiblement chez les Germains. Les Saxons seront convertis par la force.

L'armée s'assemble aux premiers beaux jours. En principe, tous les hommes libres doivent le service militaire. Mais tous ne sont pas convoqués à la fois : les levées ne se font qu'au voisi­nage du théâtre de la guerre. Les comtes désignent ceux qui doivent marcher et leur indiquent la route à suivre, le lieu et la date de rassemblement. Chacun apporte ses armes et des vivres. Les abbayes fournissent des voitures, des bœufs, des porcs, des chevaux, du vin. Le gros de l'armée est composé de cavaliers : i l faut être riche et puissant pour servir monté. Cavaliers et fan­tassins portent une tunique de cuir recouverte de plaque de métal, une lance, un casque et un bouclier. Les cavaliers ont en outre une épée à double tranchant, un coutelas, un arc en bois d'if et un carquois. On marche au bruit des trompettes et des chants.

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Derrière les hommes viennent les chariots, couverts d'une bâche de cuir, chargés d'armes de rechange, d'outils, de farine, de viande fumée ou salée, de barriques de vin, des mulets porteurs de fron­des et de pierres, le matériel de pont et de siège, des béliers, des perrières et le bétail. De place en place, des étendards et des qnseignes en forme de dragons. Charles commande en personne. Mais i l est entouré de reliques, d'évêques, de prêtres et de moines. Avant de pénétrer sur le territoire ennemi, les troupes passent plusieurs jours en prière, en confession et en jeûne. Les chape­lains du palais promènent parmi elles le manteau de Saint Martin. Des sermons sont faits pour les exhorter à bien combattre. Les victoires du roi servent à la « dilatation du nom chrétien ».

L a guerre de Saxe dura, avec une seule interruption de 778 à la fin du siècle. Conduits par le Wesphalien Witikind, second Arminius, les Saxons remportèrent plusieurs fois de grands succès. En 778, ils saccagent la rive droite du Rhin de Deutz à Coblence ; en 782, ils surprennent une armée franque sur les bords de la Weser, deux généraux, quatre comtes, un grand nombre de sol­dats sont tués. Charles mena la conquête avec méthode et sans aucune pitié. Son premier soin fut d'établir une base d'opéra­tions en bordure de la forêt hercynienne, sur la Lippe. Ce fut à la fois un centre de prédication et un camp retranché qui cou­vrait la Hesse et ses précieux sanctuaires. A Paderborn s'élevèrent des magasins, un palais, une basilique. On y vit paraître l'illustre Sturm, ancien compagnon de Boniface, abbé de Fulda depuis trente ans, qui mourut à la tâche. I l fut remplacé par un Anglais, Willehad, savant docteur qui avait fait son apprentissage de mis­sionnaire en Frise et qui finira évêque de Brème. Chaque année, Charles pénétrait en Saxe par un point ou par un autre et s'avan­çait profondément dans le pays, recueillant les soumissions, éle­vant des églises, En 780, i l atteignit l'Elbe pour la première fois.

Aux embûches de Witikind, i l répond par des tueries et des déportations. Une fois, i l fait mettre à mort quatre mille cinq cents prisonniers ; une autre fois, i l prend sept mille otages d'un seul coup. En 7 8 5 , enfin, Witikind se soumet, se rend en pleine Gaule et reçoit le baptême à Attigny. En même temps, est pro­mulgué un terrible capitulaire qui institue en Saxe une sorte d'état de siège perpétuel : « Quiconque entrera par la violence dans une église et, de force ou par vol, en enlèvera quelque objet ou bien incendiera l'édifice, sera mis à mort.

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« Quiconque tuera un cvêque, un prêtre, un diacre sera mis à mort.

« Quiconque livrera aux flammes le corps d'un défunt, sui­vant le rite païen, sera mis à mort.

« Tout Saxon non baptisé qui cherchera à se dissimuler parmi ses compatriotes et refusera de se faire administrer le baptênfe sera mis à mort.

« Quiconque complotera avec les païens contre les 1 chrétiens sera mis à mort.

« Quiconque manquera à la fidélité qu'il doit au roi sera mis à mort... »

La Saxe vécut quelques années sous cette terreur. En 7 9 3 , l'insurrection éclata. L'occasion en fut, semble-t-il, la levée de la dîme que Charles avait, en Saxe comme dans tout le royaume, rendue obligatoire pour l'entretien de l'Eglise. L a perception en était faite sur les vaincus avec une extrême rigueur. Alcuin, pré­cepteur et conseiller de Charlemagne, dit même que l'âpreté des décimateurs contrastait avec la mollesse de leur prédication. « Ah ! si l'on avait prêché au peuple le joug léger du Christ et son suave fardeau avec d'autant de chaleur qu'on a exigé le paiement des dîmes et puni les plus petites fautes, peut-être ne se seraient-ils pas dérobés aux serments du baptême ! » U n détachement de troupes qui venait de Frise, sous le commandement du comte Thierry, pour se joindre à une expédition contre les Avares, fut taillé en pièces comme i l traversait la Westphalie ; l'incendie gagna tout le pays ; les églises furent détruites, les évêques tués ou emprisonnés, les idoles relevées en grande pompe. Charles apprit la nouvelle comme i l remontait le Danube en bateau ; i l affecta d'inspecter sans hâte les travaux du canal de dix mille pieds, le Grand Fossé, que l'on creusait pour réunir le Danube au Rhin par PAltmùhl et la Rednitz, puis i l alla célébrer la Noël à Wurtzbourg et passa l'hiver à préparer la campagne. Elle fut terrible : le pays entier saccagé, un tiers de la population mâle pris en otage, toutes les tribus voisines de l'Elbe inférieur — dix mille familles — emmenées en troupeaux, disséminées parmi les Francs et remplacées par des populations fidèles. Pleinement victorieux, Charles eut l'habileté de substituer au régime de 7 8 5 un régime plus humain. En principe, la Saxe était assimilée au reste du royaume ; à la menace constante de la mort se substi­tuait le tarif normal de compositions et d'amendes ; un article

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portait même qu'aucune modification ne serait apportée à ce tarif sans le consentement des intéressés. Westphaliens, Angra-riens et Ostphaliens se comporteront désormais en loyaux sujets du roi carolingien. L'indépendance saxonne est morte. Une nou­velle Saxe renaîtra, affranchie du paganisme stérile et fécondée par la colonisation franque ; elle sera l'un des éléments vitaux, dont sera faite l'Allemagne médiévale. L'autre sera la Bavière.

Les affaires bavaroises étaient parmi celles que Pépin avait laissées en souffrance. .Mais la situation y était, tout autre qu'en Saxe. Le pays avait été fortement romanisé ; dans les vallées alpestres, i l subsistait même des groupes de population romaine. L'église bavaroise, organisée par Saint Boniface, était puissante et prospère. Le duché s'était étendu vers le sud et i l avait débordé au-delà du Brenner dans la vallée de l'Adige, jusqu'à Bolzen (Bolzano). Le duc Tassillon, cousin germain de Charlemagne, appartenait à l'illustre famille des Agilofinges. De Ratisbonne, sa capitale, i l gouvernait à la manière franque, assisté de conseil­lers laïques et ecclésiastiques ; i l promulguait des décrets, sem­blables aux capitulaires, qu'il datait des années de son avène­ment. Les évêques et les abbés réunis en conciles lui avaient tracé un programme qu'il s'efforçait de réaliser. Une fois par semaine, i l écoutait les plaintes des pauvres, assisté d'un prêtre « afin que la sentence rendue fût assaisonnée du sel de Dieu ». I l comblait de cadeaux les églises et les couvents. Les Bénédic­tins conservent à Kremsmunster (à 30 km. de Linz) le magni­fique calice qu'il avait offert à l'abbaye de ce nom. L u i aussi se préoccupe de la conversion des païens : i l réunit à la puissance bavaroise et à la religion chrétienne la Carinthie, grande pro­vince slave correspondant aux hautes vallées de la Drave et de la Mur, que les prêtres dirigés par l'Irlandais Virgile, évêque de Salzbourg, cherchaient depuis longtemps à évangéliser. Cette poussée vers l'est, ce Drang nach Osten, annonce la naissance de l'Autriche. A l'avènement de Charlemagne, on pouvait ima­giner l'Occident chrétien partagé entre les Francs de Gaule, les Lombards d'Italie et les Bavarois.

Tassillon ne refusa pas de jurer fidélité à Charles ; i l lui envoya même une fois un contingent pour ses guerres d'Espagne. Mais cette fidélité restait vague et sans portée. Charles supporta l'équi­voque pendant des années. Sans doute attendait-il d'avoir écrasé les Lombards et les Saxons. En 7 8 7 enfin, avec l'approbation

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du pape qui ne se décida pas sans regret, i l envahit le duché, sous prétexte que le duc avait manqué à son serment. Trois armées marchèrent sur Ratisbonne par le Lech, par le Danube et par le Brenner. Trahi par une partie des siens, Tassillon fut pris, traduit pour félonie devant un tribunal et relégué avec ses fils dans un monastère. Le duché, en droit strict, n'était pas conquis, mais confisqué. La dignité ducale fut supprimée et le pays divisé en comtés. Mais en dépit de nombreuses sentences d'exil, le ralliement rencontra des résistances. En 7 9 4 , i l fallut extraire Tassillon de l'abbaye de Jumièges et l'amener à faire lui-même une renonciation publique. En fin de compte, la Bavière garda son unité politique et religieuse : elle constitua une seule pro­vince ecclésiastique avec Salzbourg comme métropole et une super-circonscription administrative avec un « préfet » qui fut le propre beau-frère de Charlemagne, Gerold, un des comtes les plus en vue du royaume.

Toutes les terres habitées par les diverses familles germani­ques étaient désormais soudées, soumises à une administration uniforme et régulière, initiées à une morale supérieure. Mais comme les textes essentiels de la religion ne peuvent être expli­qués que dans une langue comprise du peuple, l'allemand litté­raire va naître de cette nécessité. Le tudesque, en effet, était très pauvre en termes abstraits et d'une syntaxe rudimentaire. Il fallut donner aux mots anciens des sens nouveaux, en forger d'autres, construire une grammaire qui s'inspira du latin. La littérature écrite naquit des mêmes efforts qui fixaient la langue. Les premiers monuments en furent des prières et des sermons. Le mot deutsch par lequel les Allemands désigneront leur natio­nalité fait son apparition.

Au-delà de l'Elbe, de la Saale, de la forêt de Bohême, de la moyenne vallée du Mur commençaient les pays habités par les Slaves et par les Avares. Charles organisa la défense. Les Avares étaient les plus -redoutables : c'était un peuple turco-mongol, cousin des Huns, belliqueux et pillard. I l occupait les plaines de Hongrie. Charles dirigea plusieurs campagnes contre eux. L'une d'elles le mena jusqu'à la capitale du Khan, qu'on appe­lait le Ring ; i l en rapporta un immense butin, tout ce que les Avares avaient accumulé pendant plusieurs années de rapines.

En somme, l'union de la Germanie et de la Gaule que la défaite de Varus avait empêchée se trouvait réalisée avec huit siècles

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de retard par un Franc devenu le soldat du Christ. Ce retard est une des données essentielles de l'histoire européenne. Parce que les légions romaines ont été vaincues, les Saxons n'ont reçu la culture latine et méditerranéenne qu'à tipvers la religion catholique. Encore n'y sont-ils venus que contraints trois siècles après les Thuringiens, six siècles après les Francs et les Alamans, installés en deçà du limes. Les deux cartes, celle de la domination romaine, celle des progrès du christianisme ne doivent pas êtr,e perdues de vue ; elles mettent en lumière deux frontières de civilisation. Dans son célèbre opuscule sur La Religion et la Philosophie en Allemagne, Henri Heine a pu soutenir avec infi­niment de vraisemblance que sous le couvert d'un Christianisme tardif se dérobe toujours en Allemagne une religion purement nationale, toute proche encore des forces et des esprits élémen­taires. C'est cette Allemagne qui, pendant un temps, a voué Char-lemagne à l'exécration, parce qu'il avait tué les dieux indigènes. Cependant, si le refus périodique de l'humanisme a fait de l 'Alle­magne le pays protestataire hérétique par excellence, i l n'a point réussi à l'affranchir pour toujours de la civilisation occidentale au sein de laquelle l'avait placé la reconquête franque. Cette contradiction interne est la raison des déchirements tragiques qui sont une des constantes de son histoire. Si les armées améri­caines n'avaient pas évacué la Thuringe en 1945, l'Allemagne occidentale d'aujourd'hui serait, à peu de chose près, la Germa­nie carolingienne.

*

Le jour de Noël de l'an 800, Charles se trouvait à Rome. L a messe terminée, comme i l s'attardait à prier dans la basilique de Saint-Pierre, le pape Léon III s'approcha de lui et profitant de ce qu'il avait la tête inclinée lui mit sur le front la couronne impé/iale ; tous les Romains présents le saluèrent du titre d'em­pereur. Eginhard rapporte que le nouvel empereur manifesta du mécontentement. Faut-il donc penser qu'il ait été couronné malgré lui ?

I l est peu croyable, en vérité, que le pape se soit permis ce coup de surprise. C'était, à côté du foi des Francs et des Lom­bards, un fort petit personnage. Formé obscurément dans les bureaux de la Curie, élu malgré l'opposition de la noblesse locale,

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i l avait été l'année précédente assailli par les principaux fonction­naires de son palais, roué de coups, piétiné, menacé de mort, jeté dans un couvent. A peine remis de ses blessures, i l s'était enfui etsil était allé jusqu'en Saxe pour solliciter l'appui de Charles. Celui-ci l'avait replacé sur le trône, mais non sans lui infliger rhumiliation préalable d'une justification publique. Le titre impérial était dans la logique des événements, i l consacrait l'exten­sion de la monarchie franque et le rôle d'arbitre de la chrétienté assumé par le roi. A u surplus, l'idée impériale vivait dans les esprits, surtout dans ceux des clercs lettrés qui peuplaient le palais d'Aix-la-Chapelle et qui, sur les désirs mêmes de Charles, s'appliquaient à la restauration de la culture antique. Or, pour ces hommes, le véritable fondateur de l'empire n'était pas Auguste, mais Constantin. L'empire était lié pour eux à la conception chrétienne du monde. Dès avant 800, les expressions « empire chrétien », « peuple chrétien » revenaient fréquemment sous la plume d'Alcuin. Consacrer un empereur catholique en Occident, c'était en outre pour la papauté rompre les liens de semi-dépen­dance qui la rattachaient à Byzance. Si Charlemagne a manifesté quelque souci, c'est à la pensée du conflit qui pourrait surgir avec l'empereur grec, seul dépositaire légitime du pouvoir césarien.

L a cérémonie de Saint-Pierre a grandi avec le recul du temps. Sur le moment, elle ne changea rien à l'organisation de la monar­chie. Dans les préambules des capitulaires, le titre impérial ne fit que se superposer aux autres. Charles « empereur, gouvernant l'empire romain », reste roi des Francs et roi des Lombards. Toutefois, à la différence de la royauté mérovingienne qui était un absolutisme de fait, les Carolingiens ont donné à leur pouvoir une base morale. Le roi-empereur a pris, le jour du sacre, des engagements devant Dieu. En contre-partie, tout sujet à l'âge de douze ans lui jure fidélité dans des termes qui excluent toute limitation, toute .échappatoire. Aussi, en 802, les chargés de mis­sion qui parcouraient l'empire pour recueillir les plaintes et redres­ser les abus, réclamèrent-ils à tous sans exception un nouveau serment où fût inclus le titre impérial. E n revanche, i l ne fut pas question de transférer en Italie la capitale de l'empire. Après le couronnement, Charles quitta Rome et n'y revint jamais. L a région de commandement resta le vieux pays des Francs, entre la Seine et le Rhin, à la charnière de la Gaule et de la Germanie. C'est là que se trouvaient les principaux domaines de l'empereur ;

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i l allait de l'un à l'autre, avec sa cour, pour en consommer les produits sur place. A la fin, i l réservait sa préférence à Verberie, près de Senlis, à Nimègue, à Ingelheim et surtout à Aix qui prit le caractère d'une résidence.

Les fouilles opérées à Ingelheim ont permis de déceler une sorte de cloître qui entourait une grande cour intérieure, une cha­pelle en forme de basilique, une salle rectangulaire de trente mètres sur quinze, terminée par une abside semi-circulaire, des bains voûtés et dallés. Les matériaux avaient été extraits des carrières environnantes ou des ruines de monuments romains. Les dépen­dances rustiques, fermes, fours, étables, celliers, brasseries, gran­ges, etc.. s'étendaient assez loin dans la campagne : on a retrouvé un pressoir de pierre qui n'avait pas bougé de sa vigne depuis dix siècles.

Aix est né du développement de l'administration. I l importait en effet au bon ordre de l'Etat que le trésor et les archives ne fus­sent plus exposés aux périls d'une vie nomade. L a palais, sac­cagé par les Normands en 881, a été détruit au treizième siècle par deux incendies. Mais i l n'est pas impossible de s'en faire, par les témoignages, une idée assez précise. I l était situé sur la pente d'une colline et réuni, en contre-bas, à la chapelle par une longue galerie de bois. Le bâtiment principal (dont l'Hôtel de Ville a emprunté les fondations) se composait d'un rez-de-chaus­sée et d'un étage, le rez-de-chaussée réservé au service, le pre­mier à l'empereur et à sa famille. L a salle, où se trouvait le trône, mesurait 4 6 mètres sur 20. Le toit, entièrement doré, était surmonté d'un aigle de bronze. Le terrain situé entre le palais et la chapelle formait une cour allongée sur laquelle s'ouvraient d'autres bâti­ments, le Trésor, la bibliothèque, les archives, la piscine où cent personnes pouvaient se baigner à la fois, le corps de garde, etc.. A u centre se dressait une statue de Théodoric rapportée de Ra­venne. Les salles impériales, sans être comparables aux anciens palais romains, contenaient cependant des tapis, des tentures, des candélabres, des vases, une table en or et trois tables d'argent. L a chapelle, aujourd'hui cathédrale, construite par le Messin Eudes ou Odon, est un édifice octogonal, d'assez modestes dimen­sions, couvert d'une coupole centrale et pourvue de bas-côtés voûtés que surmontent des tribunes. Parmi les matériaux em­ployés se trouvaient des colonnes et des marbres envoyés d'Italie par le pape. Les portes de bronze, ornées d'un mufle de lion tenant

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un anneau dans sa gueule, sont d'un beau travail. L a chapelle avait ses dépendances, une sacristie, des logements, un cloître, une salle des conciles.

L'œuvre de Charlemagne est vaste et admirable. L'événement montre aussi qu'elle était fragile. I l n'est point malaisé d'en décou­vrir les raisons. Tout d'abord l'empire est un Etat rural. I l vit de ses moissons, de ses bois, de ses troupeaux, ses agents, des réqui­sitions autorisées. Le seul véritable impôt direct, la dîme, est réser­vée à l'entretien de l'Eglise. L'activité commerciale est réduite à quelques régions voisines des bouches de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin. L a seule monnaie réelle est une monnaie d'argent, le denier, qui vaut théoriquement un douzième de sou et qui n'est fait que pour de très menues transactions. L'industrie ne travaille plus guère pour la vente. C'est une annexe domaniale de l'agricul­ture. Chaque grand propriétaire possède sur ses terres une forge, des ateliers de tissage et de menuiserie qui produisent tout ce dont le monde de la « villa » a besoin. Chaque canton rural s'organise pour vivre le plus possible sur lui-même. Mais rien ne sera plus facile à morceler que cette mosaïque d'autarcies villageoises que ne traverse aucun souffle de vie générale et qui ne tiennent en­semble que par une volonté humaine.

En second lieu, entre la Gaule pays de vieille civilisation, profondément chrétienne, toute imprégnée encore, malgré sa décadence, de traditions romaines, et les duchés allemands limités par des marches à la fois germaniques et slaves, i l n'existe aucune communauté vraie. Par-dessus les tribus germaniques, Charles a jeté un cadre mi-politique, mi-religieux, i l a créé une aristocratie de grands seigneurs fonciers et importé l'exploitation de type domanial, mais sous cette unité factice, les pays intégrés dans l'or­ganisation carolingienne conservent leur originalité.

A u fond, l'idée de l'empire n'exerce toute sa puissance de fascination que sur le petit nombre des hommes nourris de lettres antiques : contre elle se dressent la tradition franque des partages, les habitudes d'autonomie vivaces (surtout en Aquitaine, en Saxe et en Bavière), la diversité des lois et des coutumes, les liens de dévouement personnel, les pratiques de la recommandation... A la mort de Charlemagne survenue en 814, les clercs qui inspirent son fils Louis, unique survivant de trois frères, s'efforcent bien de donner au principe impérial la rigueur d'un commandement absolu. Ils ne feront qu'exaspérer les oppositions ; l'œuvre même

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de Charlemagne ne résistera pas à leur intransigeance de théori­ciens-.

En trente ans, tout est consommé, Louis, en 817, proclame l'unité et l'indivisibilité de l'empire ; les années suivantes, par une série de dispositions additionnelles aux règles en vigueur, i l ins­titue une législation uniforme applicable à tous les territoires et à toutes les populations en son pouvoir, quelle que soit leur origine ; en 824, i l décide que le pape devra à l'empereur le serment de fidé-' lité ; en 830, la révolte éclate. Trahisons, partages, testaments, restaurations, procès, pénitences, réconciliations, guerres civiles se succèdent dans une confusion tragique. Les trois années qui suivent la mort de Louis (840) sont une liquidation compliquée d'une guerre fratricide.

Après une victoire remportée à Fontenay-en-Puisaye, sur leur aîné Lothaire, les deux cadets Louis et Charles se lient solennelle­ment par le fameux pacte d'assistance de Strasbourg (14 février 842), premier acte officiel où le latin est remplacé par les langues vulgaires, ancêtres de l'allemand et du français, seules intelligibles au commun des soldats présents. L'armée de Louis était surtout composée de Saxons, de Thuringiens, de Bavarois. C'est pour eux que Charles s'exprima en langue germanique : « ...Je secourrai ce mien frère et l'aiderai en toute chose... » ; c'est pour les fidèles de Charles que Louis jura en roman. Après quoi les représentants des deux armées, s'exprimant cette fois chacun dans leur langue, promirent de veiller au respect des engagements pris. Par cette contre-assurance, les peuples étaient pris à témoin et associés eux-mêmes aux actes des souverains, en qualité de garants. C'était également une grande nouveauté.

Lothaire négocia. Après plus d'un an d'aigres discussions et de multiples conférences, la paix fut signée à Verdun (août 843). Le texte de l'accord est perdu, mais nous en connaissons le con­tenu. Le titre impérial est sauf ; i l reste à Lothaire, mais l'unité du monde chrétien est rompue. Il y aura désormais trois royaumes distincts ; celui de France pour Charles et ses descendants, celui de Germanie pour Louis et entre les deux, puisqu'il faut bien que Lothaire soit possessionné, un Etat tampon qui comprend non seulement l'Italie où i l règne effectivement, mais encore une partie des anciennes terres franques, entre le Rhin d'une part, l'Escaut, la Meuse, la Saône, le Rhône et les Cévennes d'autre part.

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Sur la portée de ce partage, les contemporains ne se sont pas trompés, surtout les clercs dont l'empire avait été l'idée fixe. U n diacre de Lyon, maître d'école de, la cathédrale, a exprimé leur désolation dans un poème latin souvent cité : « Race des Francs, pleurez ! L'empire, ce présent du Christ, gît dans la poussière... Le malheur a tout dévasté, la haine a déchiré la paix, l'honneur de l'Eglise est au sépulcre... A u lieu d'un roi, i l n'y a plus qu'un roitelet, au lieu d'un empire, les morceaux d'un empire ».

Assurément, la préoccupation principale des cent vingt experts qui ont travaillé au tracé des frontières avait été d'assurer aux trois frères un héritage à peu près équivalent. C'est pourquoi les géo­graphes ont souvent affecté quelque mépris pour cette transac­tion familiale qu'ils considèrent comme purement artificielle. Sans doute. Mais pour être équitables, les experts avaient dû tenir compte de la richesse des terres et de leurs productions, c'est-à-dire des réalités géographiques et humaines. A u sud et à l'ouest, le royaume de Louis est limité par la ligne de faîte des Alpes, le cours de l'Aar et le cours du Rhin à peu près jusqu'à son confluent avec la Lippe, mais de Mayence à Wissembourg, i l forme- une poche en demi-cercle sur la rive gauche : c'est, selon l'expression même d'une chronique, propter vini copiant, à cause des grands vignobles. Sans cette précaution, Louis n'aurait pas eu sa part légitime de l'héritage viticole laissé par son père. E n revanche, la Frise et les terres voisines du Zuyderzee — les futurs Pays-Bas — reviennent à Lothaire, afin qu'il ait son lot de pâturages et de moutons.

Quoiqu'il en soit et en dépit des lamentations de l'écolâtre lyonnais, le traité de Verdun n'est pas seulement l'acte de décès de l'empire carolingien. I l engage l'avenir de façon décisive et ce qu'il a de moins national a autant d'importance que' le reste. L'étrange royaume de Lothaire, trop long, trop étroit, étiré de l'Ems à l'Arno, composée en partie de territoires où germanisme et romanisme se sont mêlés, va aider à une différenciation plus marquée entre pays français et pays allemands, mais en même temps former un ensemble de terres contestées, que l'on revendi­quera de part et d'autre, avec la même âpreté. La date de 8 4 3 est une fin et un début. Neuf cents ans après la conquête de la Gaule par César, l'Allemagne est née.

P I E R R E G A X O T T E .