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Armand Colin Notes en marge d'un «livre difficile »: "Portrait d'un inconnu" Author(s): GEORGES RAILLARD Source: Littérature, No. 118, NATHALIE SARRAUTE (JUIN 2000), pp. 35-42 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704770 . Accessed: 14/06/2014 06:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.129 on Sat, 14 Jun 2014 06:35:52 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

NATHALIE SARRAUTE || Notes en marge d'un « livre difficile » : "Portrait d'un inconnu"

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Armand Colin

Notes en marge d'un «livre difficile »: "Portrait d'un inconnu"Author(s): GEORGES RAILLARDSource: Littérature, No. 118, NATHALIE SARRAUTE (JUIN 2000), pp. 35-42Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704770 .

Accessed: 14/06/2014 06:35

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■ GEORGES RAILLARD, UNIVERSITÉ PARIS 8

Notes en marge

d'un « livre difficile» :

Portrait d'un inconnu

« Ces quelques remarques visent seulement à guider le lecteur dans ce livre difficile et excellent; elles ne cherchent pas à en épuiser le contenu. »

Cette phrase de Sartre est à la fin de sa Préface à Portrait d'un inconnu. Après la déconvenue de Tropismes , Nathalie Sarraute attendait beaucoup du soutien d'un écrivain dont elle rappelait volontiers qu'au lendemain de la Libération la notoriété était immense. On lit L'exis- tentialisme est un humanisme (conférence publiée chez Nagel, qui sera l'éditeur de Sens et non-sens de Merleau-Ponty, où est repris Le doute de Cézanne , et qui refusa, après Paulhan pour Gallimard, Portrait d'un inconnu ). L'homme de théâtre est célèbre. Les écrivains lisent avec attention les analyses des œuvres de Brice Parain et de Francis Ponge mettant en question les rapports du langage et de la «réalité». Le poète du Parti pris des choses nous conduit à regarder les mots avec les yeux que Rimbaud portait sur les «peintures idiotes», «les saisir au moment même où les créations de l'homme se gauchissent, se gondolent. »

«PLEIN DE REPENTIR»

Le «doute» sur le pouvoir du langage face à «la complexité des choses» C Préface à Portrait d'un inconnu ), va de pair avec le recours à la référence plastique. Impressionnisme, cubisme, abstraction soutien- nent la réflexion de Nathalie Sarraute sur son art. Les noms de Dali, Braque, Juan Gris, Elstir concourent à la définition par Sartre de l'art de Ponge : «Les transmutations d'éléments sont le propre du peintre et du poète ; ce sont elles que Proust admirait en Elstir. » Ce qui est ainsi pro- longé : «C'est ce papillotement perpétuel de l'intériorité à l'extériorité qui fait l'originalité et la puissance des poèmes de Ponge.» Et ainsi encore : «C'est cette disposition d'esprit qu'il éveille chez le lecteur, à ne plus se sentir en repos nulle part, à douter si la matière n'est pas ani- mée et si les mouvements de l'âme ne sont pas des tremblements de la matière. »

On transposerait aisément ces vues de l'œuvre de Ponge à celle de Nathalie Sarraute qui, disait-elle, «n'a jamais pu tracer des frontières entre roman et poésie». Pas plus que Miró, référence du début de la Préface , n'en traçait entre peinture et poésie. Les mots alors prennent

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du jeu, ils jouent des significations, s'agglomèrent sans faire acception du partage des catégories. Si bien que Paulhan écrit, à propos des Otages de Fautrier, que «se rencontrent enfin, et semblent s'accorder [...] l'ambiguïté de la matière et le doute des sentiments». (1949)

Le doute, Cézanne, d'après Merleau-Ponty (1945), l'éprouva au sujet de sa vocation, et, surtout, de ses moyens d'approcher la réalité et de communiquer le mouvement de cette approche. Il veut restituer le mouvement de naissance d'un «monde primordial». Il est à la recherche de ce «langage essentiel» (celui de la poésie, selon Mallarmé), que Nathalie Sarraute revendique en faveur du roman. Il doit d'abord rompre avec deux «grilles» contraignantes (Nathalie Sarraute) : la pers- pective (que l'on, peintre ou poète-romancier, étale, fait trébucher ou danser), le contour (supprimé ou multiplié).

Le doute est une vertu, dans la recherche de la vérité. «Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai», prononce Cézanne. Paulhan joue, en les accentuant, des traits de ce nouveau langage, moral, des considérations sur l'art. Sartre en tire parti pour caractériser ce livre «difficile» : «Le meilleur de Nathalie Sarraute, c'est son style trébuchant, tâtonnant, si honnête, si plein de repentir , qui approche de l'objet avec des précautions pieuses, s'en écarte soudain par une sorte de pudeur ou par timidité devant la complexité des choses et qui, en fin de compte, nous livre brusquement le monstre baveux, mais presque sans y toucher, par la vertu d'une image.»

Un raccourci du travail de Nathalie Sarraute, dont je souligne les mots qui en marquent la tension et en reproduisent l'ambiguïté constitu- tive. «Plein de repentir» : on lit dans le terme un pluriel, les «repentirs» du peintre, quand le modèle est à inventer, quand il se pense responsable de la venue de la forme. Mais en même temps la main arbitre un va-et-vient entre l'extériorité et l'intériorité. Craquent les distinctions philosophiques (perceptibles ailleurs dans la Préface). L'image est celle d'un «monstre baveux». La bavure, la coulure sont, comme le repentir, des procédés de l'art. Écrivain ou peintre, l'artiste n'aurait-il jamais affaire qu'avec son bestiaire fantasmatique?

« Les chiens sont lâchés. » Une formule fréquente chez Nathalie Sarraute. De Rimbaud, Sartre écrivait : «Il rêvait de massacres énormes qui délivreraient la terre de ses habitants, faune et flore.» De Ponge : «Peut-être derrière son entreprise révolutionnaire est-il permis de voir un grand rêve nécrologique : celui d'ensevelir tout ce qui vit, l'homme surtout, dans le suaire de la matière. »

Sartre se méfiait de la psychanalyse. En 1943, à propos de Georges Bataille, il parle des «méthodes grossières et suspectes de Freud, d'Adler ou de Jung». Et il ajoutait : «Il est d'autres psychana- lyses. » Il est attentif alors à Bachelard, aux réflexions sur les éléments, sur la matière. Merleau-Ponty également. Il termine son essai sur le doute de Cézanne par une analyse ďUn Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. Il conclut : «Il est donc vrai à la fois que la vie d'un auteur ne

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nous apprend rien et que, si nous savions la lire, nous y trouverions tout, puisqu'elle est ouverte sur l'œuvre.»

L'ouverture d'Enfance est une image, un mot-image, un bruit, un sifflement, une déchirure : «zerreissen». Un souvenir d'enfance, un acte de violence en réserve :

« Nein, das tust du nicht. » « Doch, Ich werde es tun. »

« Nein, das tust du nicht. » « Ich werde es zerreissen. » « Ich werde es zerreissen. »

« zerreissen» « Ich werde es zerreissen. » « Nein, das tust du nicht.»

Des repentirs. «Ces paroles, viennent d'une forme que le temps a presque effacée.» Paroles prêtes à resurgir, chiens lâchés, elles et leur réplique, vivantes, actives, Paroles en langue étrangère, celle où il est avéré que l'on écrit.

«L'EFFROYABLE NUDITÉ PROTOPLASMIQUE »

Nathalie Sarraute avait en aversion la psychanalyse. Ses monstres, elle ne les reconnaissait qu'écrits. À propos de Tropismes elle confiait qu'elle avait l'impression «d'avoir enfanté un monstre». Non, sans doute, un monstre baveux, mais un espace de liaisons, de ruptures, de concrétudes et d'abstraction sans précédent. D'où venu?

Portrait d'un inconnu , selon Sartre, fait apparaître, grâce à une «technique» originale, «la réalité humaine» dans «le va-et-vient inces- sant entre le particulier et le général». Cette mise en scène du mouvant est sous la dépendance d'«une visions protoplasmique de notre univers intérieur : ôtez la pierre du lieu commun, vous trouverez des coulées, des baves, des mucus, des mouvements hésitants, amiboïdes. Son voca- bulaire est d'une richesse incomparable pour suggérer les lentes repta- tions centrifuges de ces élixirs visqueux et vivants. »

On hésite. Ce vocabulaire, où des images du même type sont agglomérées, c'est Sartre lui-même qui nous l'a rendu familier, par son œuvre. En 1943 il donne une analyse fameuse du visqueux. Il la recopie en partie, en s 'excusant de se citer, dans son étude sur Ponge, en 1944. Elle poignait déjà dans La Nausée : «règne mouvant du mou, la nausée, au fond de la flaque visqueuse, au fond de notre temps. » Ou bien : «N'avoir ni sang, ni lymphe, ni chair, couler dans ce long canal vers cette pâleur là-bas. » Ou encore le visage de Roquentin dans le miroir : « à la lisière du monde végétal, au niveau des polypes. »

On multiplierait les rapprochements de mots entre La Nausée et Portrait d'un inconnu , et, auparavant, Tropismes , dont la rédaction est

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contemporaine du roman de Sartre. Dans une lettre de remerciement à Nathalie Sarraute qui, en 1939, lui a envoyé son livre, il écrit : «Il me touche directement». (Cité dans les Œuvres complètes de Nathalie Sarraute dans la collection de la «Bibliothèque de la Pléiade»). La pre- mière phrase de Tropismes (texte écrit en 1932) pouvait retenir l'atten- tion de Sartre : «Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l'air, ils s'écoulaient doucement comme s'ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares.» Et, plus loin : «elle, silencieuse, semblable à une fragile et douce plante sous-marine toute tapissée de ventouses mouvantes. »

Un portrait. Portrait de l'inconnu, de l'innommé, de l'innommable. Et portraits à contours. Le musée est chez Nathalie Sarraute et chez Sartre le lieu de la confrontation entre les portraits à contours (l'arrêt en caractères, situations, noms) et l'espace de l'échange. Les notables de Bouville et les personnages d'Eugénie Grandet , récrits par Sartre et par Nathalie Sarraute. Grandet : «rien ne lui manquait, depuis les boucles d'argent de sa culotte, jusqu'à la loupe veinée au bout de son nez.» ( L'Ère du soupçon)

Le musée et la bibliothèque sont entrés dans l'ère du soupçon. À l'opposé du cerne rigoureux, des flux d'images cénesthésiques, tronçon- nées, boursouflées, coupées de blancs, comme ceci, que cite Sartre : «Il leur semble que les contours se défont, s'étirent dans tous les sens, les carapaces, les armures craquent de toutes parts, ils sont nus, sans protec- tion, ils glissent enlacés l'un à l'autre, ils descendent comme au fond d'un puits... ici, où ils descendent maintenant, comme dans un paysage sous-marin, toutes les choses ont l'air de vaciller, elles oscillent, irréelles et précises comme des objets de cauchemar, elles se boursou- flent, prennent des proportions étranges... » L'image et la langue vont ensemble, de la même coulée. Le texte choisi par Sartre peut sembler proche des deux pages de la fin de La Nausée où apparaît la crise de la nomination sur des «terrae incognitae» (Gide, Préface à L'Affaire Redureau , publiée, en 1930, en même temps que La séquestrée de Poitiers). Les exemples de cette crise sont donnés par Sartre comme relevant du cauchemar : «Et des foules de choses apparaîtront pour les- quelles il faudra trouver des noms nouveaux. »

La tapisserie d'images (de facture «surréaliste») désigne à la fois des «régions inexplorées» (Gide), et l'approche de leur «cartographie» (Sarraute). Un texte infixable, interminable, dont l'objet et la matière sont une avancée difficile vers lui-même. Ce que dit Merleau-Ponty de Cézanne se surimprime, de façon éclairante, à Nathalie Sarraute : «Il parle comme le premier homme a parlé et peint comme s'il n'avait jamais peint.» Et devant le texte l'ajustement de nos mots n'est pas plus facile que devant la peinture : ce que nous percevons, c'est «la matière en train de se donner forme». Nulle place ici pour le regard ou le geste qui fige ce mouvement. «Ce que nous appelons son œuvre n'était que l'essai et l'approche de la peinture.»

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Aussi s'agit-il pour l'artiste (ou l'écrivain), certes d'écrire touche par touche, mot à mot, mais pour produire, par ce travail matériel atta- ché à un objet particulier, une «sensation» née de l'œuvre en son entier. La lecture d'un livre de Nathalie Sarraute est faite d'attention minutieu- se et de ce mouvement de «scanning» (balayage), dont Ehrenzweig a fait la théorie (i). Les apparences y sont moins fortes que les appari- tions (pour emprunter son mot à Duchamp). Apparitions dans le regard des autres, lecteurs et partenaires nécessaires de tout ouvrage de Sarraute.

FLAUBERT PRÉCURSEUR

Dans Roman et réalité (1959) Nathalie Sarraute s'appuie, pour définir le travail du romancier et la notion de «réalité», sur Klee et Cézanne. Du premier elle rappelle la formule fameuse : «L'œuvre d'art ne restitue pas le visible. Elle rend visible.» Du second elle cite cette phrase, du moins telle que l'a rapportée Gasquet : la réalité «c'est quelque chose dont Cézanne disait que cela s'enchevêtre aux racines de l'être, à la source impalpable du sentiment.» Quelques lignes plus haut Cezanne rappelait à son interlocuteur une phrase de Flaubert que l'on trouve dans le Journal des Goncourt en 1861. Il la résumait ainsi : «Vous savez que lorsque Flaubert écrivait Salammbô , il disait qu'il voyait pourpre. Eh bien ! quand je peignais ma Vieille au chapelet , moi je voyais un ton Flaubert, une atmosphère, quelque chose d'indéfinis- sable, une couleur bleuâtre et rousse qui se dégage, il me semble, de Madame Bovary. »

Entre le peintre et l'écrivain, soucieux de saisir et de rendre une «lumière» (Breton), une rotation d'échanges. Au début de Nadja on lit : «Je ne porte pas de culte à Flaubert et cependant si on m'assure que de son propre aveu il n'a voulu avec Salammbô que "donner l'impression de la couleur jaune", avec Madame Bovary que "faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes" et que tout le reste lui était bien égal, ces préoccupations somme toute extra-littéraires me disposent en sa faveur. » Il peut omettre la fin de la phrase de Flaubert : «Quant au reste, le plan, les personnages, cela m'est bien égal. »

Lumière et repli : portes et cloportes. Breton fait jouer les deux termes, dans un espace à perspective perturbée. Nathalie Sarraute, dans Portrait d'un inconnu et dans L'Ere du soupçon , de façon presque cryp- tique, évoque un personnage-cloporte (La séquestrée de Poitiers ), tapie dans son repaire, entre horreur et jouissance, dans « le grand bon fond de Malempia».

1 Anton Ehrenzweig, L'ordre caché de l'art, essai sur la psychologie de l'imagination artistique, Préface de Jean-François Lyotard, Gallimard, 1974.

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Ambiguïté, «double fond». Flaubert le précurseur, dans Madame Bovary , grâce au «réactif» Emma, nous donne un double regard : «Dans Madame Bovary , à tout moment, l'apparence, percée à jour, nous met en présence d'une substance romanesque si admirablement recréée qu'elle conserve toute la complexité et la richesse d'une sub- stance vivante.» La substance-cloporte, l'infixable forme-cloporte, ses mouvements ?

En 1958 la peinture est entrée depuis longtemps dans l'ère du soupçon. Les écrivains en prennent acte. Malraux, Paulhan, Bataille examinent les aspects et les conséquences de cette rupture. On lit dans Les voix du silence : «... la peinture retrouve la poésie en cessant d'illustrer celle des historiens et de satisfaire celle des promeneurs : en créant la sienne. La Montagne noire de Cézanne [...] les aigus de Klee ne tirent pas leur poésie de ce qu'ils représentent pour trouver leur poésie spécifique.» Dans Le Musée imaginaire : «Les accoucheurs de Manet, maîtres du Nouveau musée : Goya, Hais. - Fin de la fiction - La pré- sence dominatrice du peintre, nouvelle raison d'être du tableau.»

Le «musée» de Portrait d'un inconnu est de ce temps-là. Haarlem (Hals) - Portrait de l'homme au pourpoint (sonjabot, ses mains, qualités des Régents) - Manet, Jeune fille à V éventail (cette Femme à V éventail retient l'attention de Bataille), Jeune fille au perroquet , Portrait de Mme X. Ces tableaux côtoient dans le musée imaginé du roman celui de L'Hypersensible-nourrie-de clichés , «un portrait exquis, ton œuvre». À Madame Bovary, c'est moi, fait écho le portrait d'un inconnu, c'est moi, c'est vous.

L'ASSASSINAT DE LA PEINTURE

Les écrivains décrivaient la rupture-Manet. Miró, à la fin des années 20, l'écrit, en lignes, formes et couleurs. Comme Manet Mieris il

. récrit Jan Steen et Sorgh, dans les Intérieurs hollandais et les Portraits imaginaires. Les objets de la peinture hollandaise, repères rassurants, sont minimisés, minés. Les personnages, formes souples, élancées ou ramassées, deviennent rythme à suivre. On passe du tableau «arrêté» en formes closes à une mise en mouvement du monde. Personnages , Métamorphose , des titres qui, dans les années 30, peuvent désigner, chez Miró, les mêmes tentacules, les mêmes ventouses, constituer le même espace d'attraction et de révulsion.

«Tout se passe comme si notre regard n'était qu'une allonge à nos doigts, une antenne à nos fronts. » Ces mots sont de Paulhan qui, néan- moins, se montre réservé au sujet de Tropismes. Le mot tropisme est alors ainsi défini au Larousse : «accroissement d'un organe dans une direction donnée, sous l'influence des excitants mécaniques, physiques et chimiques. » Cette pullulation tératologique s'efface dans la définition que, bien plus tard, Nathalie Sarraute donnera du mot tropisme : «des

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mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience. »

Indéfinissable. L'image fournit un recours. Une image-exemple ouvre la Préface de Sartre : « ...d'écrire le roman d'un roman qui ne se fait pas, qui ne peut pas se faire, de créer une fiction qui soit aux grandes œuvres composées de Dostoievsky et de Meredith ce qu'était aux tableaux de Rembrandt et de Rubens cette toile de Miró, intitulée Assassinat de la peinture. »

Il faut rappeler que cette toile de Miró n'existe pas. Qu'il s'est borné à dire, en 1930, qu'il fallait rompre avec les recettes du «forma- lisme» (je prends ici le vocabulaire, net, de Nathalie Sarraute). Qu'à partir de là les voies du «réalisme» (toujours dans le vocabulaire de Nathalie Sarraute) sont multiples. Aussi Nathalie Sarraute n'admettait pas que Sartre, par l'emploi du mot «anti-roman», accréditât l'idée qu'il existait un modèle canonique du roman. Il faut noter aussi qu'en 1948 Jean Paulhan écrivait : «Il y a une toile de Miró qui s'appelle Assassinat de la peinture. Mais ce n'est pas la peinture seule, dans l'af- faire, qui se voit assassinée. Il ne suffit pas aux peintres modernes d'être antipeintres : antiphotographes du même coup, comme il va de soi. Mais encore antilittérateurs, antimoralistes, antipenseurs. »

LE PLANÉTARIUM

L'édition de 1939 de Tropismes (Denoël) porte en page de garde ces mots «Le Planétarium , en préparation». Le titre sera celui du roman de 1959, qui n'est pas alors en préparation. Annonce-t-il de nouveaux «tropismes»? Ceux qui viendront passeront sous le même titre dans l'édition de 1957.

Reste à supposer, pour l'heure. En 1932, le mot planétarium entre au dictionnaire. Ce mot tout neuf va faire florès en 1937 : le Planétarium est au centre du Palais de la découverte, fleuron de l'Exposition de 37. Entre tropismes , mouvement de sensations vécues, et planétarium il y a le passage de l'intériorité à l'extériorité, de l'in- fixable à la représentation, des flux amiboïdes à l'inscription de réseaux. C'est ce que suggère le titre donné par Miró à ses célèbres gouaches de 1939-1940 : Constellations. Et, avant, Constellations d'une femme assise (1937).

Le mot «planétarium», en suspens plus qu'en attente sur cette page de garde, apparaît comme un mot de la longue conversation que Nathalie Sarraute entretint avec Proust. Il fait penser aux dernières pages de La Recherche , où Proust oppose à l'usage du microscope qu'on lui prêtait, celui, bien réel, du télescope.

Mais le planétarium de Nathalie Sarraute sera d'une sorte toute nouvelle. Dans Conversation et sous-conversation , elle écrira à propos

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de l'œuvre de Proust et des «groupes composés de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs» : «Il a essayé de décrire leurs positions respectives comme s'ils étaient des astres dans un ciel immobile. Il les a considérés comme un enchaînement d'effets et de causes qu'il s'est efforcé d'expliquer. Il a rarement - pour ne pas dire jamais - essayé de les revivre et de les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu'ils se forment et à mesure qu'ils se développent comme autant de drames minuscules ayant chacun ses péripéties, son mystère et son imprévisible dénouement. »

LE GRIFFONNAGE

L'œuvre de Nathalie Sarraute ouvre à une «illisibilité clignotan- te», selon des termes que j'emprunte au poète Jacques Dupin, lecteur aigu de Miró.

Partagée par Miró et Sarraute, une admiration active pour Rimbaud. À un «personnage» de Portrait d'un inconnu est prêté ce trait :

«les griffonnages si surprenants de sa main en marge des Illuminations.» Nathalie Sarraute nous invite à les imaginer.

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