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8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
1/15
Romantisme
Nerval et le langage des oiseauxJacques Buenzod
Citer ce document Cite this document :
Buenzod Jacques. Nerval et le langage des oiseaux. In: Romantisme, 1984, n°45. Paradoxes. pp. 43-56.
doi : 10.3406/roman.1984.4701
http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1984_num_14_45_4701
Document généré le 20/10/2015
http://www.persee.fr/collection/romanhttp://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1984_num_14_45_4701http://www.persee.fr/author/auteur_roman_1283http://dx.doi.org/10.3406/roman.1984.4701http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1984_num_14_45_4701http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1984_num_14_45_4701http://dx.doi.org/10.3406/roman.1984.4701http://www.persee.fr/author/auteur_roman_1283http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1984_num_14_45_4701http://www.persee.fr/collection/romanhttp://www.persee.fr/
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Jacques BUENZOD
Nerval et le langage des oiseaux*
L'étude du bestiaire nervalien
—
que
Léon Cellier appelait naguère
de
ses
vœux —
reste
à
faire.
A qui
l'entreprendrait, le thème ornitholo-
gique
apparaîtrait
vite comme occupant une place prépondérante. La
femme-oiseau, l'oiseau
en cage, l'oiseau sacrifié, l'oiseau cathartique
(que
l'on
songe
au
perroquet de Pandora
),
la présence insistante
du
corbeau,
du
coq
et
surtout
du
cygne,
véritable hiéroglyphe
du
poète,—
autant
de facettes
d'un
thème polymorphe dont
la
valeur symbolique
est
plus qu'évidente.
Voyageur ailé
dont la
substance
légère semble seule capable de
s arracher aux
lois
de la
pesanteur, réalité
tout à la fois
sensible et
spirituelle, l'oiseau constitue assurément,
chez Nerval,
l'une des
images
les
plus adéquates
de cette
transparence
céleste
à laquelle il n'a jamais
cessé
d'aspirer. Tel le pêcheur
Yousouf
de YHistoire du Calife Hakem,
il
s'imagine volontiers s'élançant
vers
les cieux, entraîné
dans
les espaces
« à travers
les
astres tourbillonnants
et les
atmosphères
blanchies
d'une
semence d'étoiles ». Vivante allégorie de
la liberté
affranchie des
contingences
terrestres,
messager des
dieux
(et,
comme
tel,
possédant
un
langage qu'il s'agit de déchiffrer),
l'oiseau
devient ici un scheme
quasiment
obsessionnel. Ce que Gérard aime en lui, c'est son impondérabili-
té, son surgissement
gracieux d'insaisissable
flamme
vivante,
c'est
aussi
son
mystère,
son evanescence.
Laissant
toutefois
de côté ces
diverses valeurs
symboliques,
nous
aimerions, dans ce
bref
article, nous limiter au seul problème du «
langage des oiseaux
», problème d'autant
plus
important qu'il débouche sur
une
aporie
qui
troubla Nerval tout au
long
de son existence, — la
relation profonde du sens
et
des
signes, la communication.
Fasciné par les doctrines boehmo-martinistes de la
connaissance
et
de
la
«
réintégration
»
dans
l'Unité harmonieuse
et
originelle,
hanté
par
l'idée
que l'homme
parviendra
sans
doute quelque
jour à édifier un
« vaste
et
solide
édifice [...],
Babel
où
chacun
parle
la même langue,
noble
et prompte, où
rien
n'est
confondu »,
il
n'est
pas
douteux
que
Nerval rêva,
sa
vie durant, à
un
code ultime de
communication,
capable
(*)
Les
citations in extenso
de Nerval
sont
faites d après le
tome I
(éd. 1966) et
II
(éd. 1961) de la
Pléiade,
désignés ici
par
I
et
II
suivis d une indication de page. OC
renvoie aux «
Oeuvres complémentaires »,
réunies et éditées par Jean
Richer
(Minard, 6 vol.). Sauf indication
contraire,
c est nous
qui
soulignons.
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Jacques Buenzod
d'abolir barrières
et
interdits, langage spirituel d'innocence
et
de diapha-
néité, où les mots mêmes,
devenus dérisoires,
ne sont
plus
nécessaires,
toutes choses
se comprenant
et
se
rassemblant par intuition. Comme le
dit Michel Jeanneret
dans
un
remarquable
essai (1), «
ce
que le
sujet
aspire
à
reconstituer,
ça
n'est
pas
seulement
le sens,
mais
le
véhicule
idéal
du sens, le
langage
sacré d'avant
Babel,
où coïncidaient le signe
et
sa
signification,
où s'identifiaient
le mot
et
la chose ». Ainsi se
constituent
peu à
peu en
instruments de
connaissance,
les signes (déchiffrés), les
messages (décryptés),
— expérience fondamentale à
Aurélia
:
«
Du
moment où je fus
assuré
de
ce
point
que j étais soumis
aux épreuves de
l initiation sacrée,
une
force invincible entra dans
mon esprit.
Je méjugeais
un
héros
sous
le regard des dieux ; toute la
nature prenait
des
aspects nouveaux,
et
des voix secrètes sortaient de la plante, de
l arbre,
des animaux, des plus
humbles insectes, pour m avertir et m encourager
».
(1,
403).
Voix
secrètes, « phrases
mystérieuses
où
vibr[e]
l'écho
des
mondes
disparus », n'est-ce
pas là ce que
Nerval
appelle
ailleurs « la recherche
de
la
lettre perdue
et
du signe
effacé
»
(2), la
recomposition de la
gamme
dissonante
qui
permet au poète (à l'homme de
Parole)
de «
reprendre force dans le monde des esprits » ? Vieux
rêve,
assurément, issu
de
la Gnose et de l'hermétisme
antique :
« Mercure, comme
je
le disais
plus
haut, marche
depuis
longtemps
dans les
voies de l harmonie sociétaire ; c est lui qui nous apprendra l alphabet de la
langue
unitaire
et
harmonique
».
(1, 533).
Cette langue intemporelle,
cet
«
alphabet
magique
»,
c'est
dans la
totalité
du monde
vivant
et divin
que
Nerval
les
pressent, et
singulièrement dans le monde
des oiseaux, dont
une
très
antique tradition
veut
qu'ils aient été,
in illo tempore,
Maîtres
du Monde
et Seigneurs
de la
Terre
(on se souvient
qu'Aristophane
écrivait déjà dans
ses Oiseaux
:
« Vous êtes plus
anciens
et d'origine plus reculée que
Kronos
et les
Titans »,
et plus
loin : «Que ce
n'étaient
pas les
dieux qui commandaient
aux hommes jadis,
mais les
oiseaux, il est de cela
bien des
preuves »).
(1) La Lettre
perdue,
Paris,
Flammarion, 1978.
(2) «
La
parole
perdue n était
autre chose, pour les
premiers
Rose-Croix, que cette
parole
magique
dont
on croyait
que
Salomon
avait
été possesseur.
Nous
avons
donné
à
cette parole une plus haute dérivation et une interprétation plus
philosophique » (Ragon :
Cours
philosophique
et
interprétatif
des initiations
anciennes
et
modernes,
Paris, 1841).
Cf.
le
Dictionnaire
des
Symboles
(Paris, Laffont, 1969) :
« Symbole
de
la volonté
créatrice de Dieu,
la
parole
est
simultanément celui de
la
Révélation
primordiale [...].
La
quête souvent évoquée
de
la
Parole perdue
est celle
de la
Révélation première. Le
symbolisme de la
langue
primordiale en est
un
autre
synonyme. Selon
la tradition musulmane, il s agit de la
langue syriaque,
ou
solaire,
expression transparente de la
lumière
reçue dans le centre
spirituel
primordial.
Il
est significatif que la
langue paradisiaque ait été
comprise
des animaux.
L introduction chamanique au langage des animaux est, à l inverse, un symbole
du
retour
à
l état
édénique. Plus précisément
encore,
cette langue est
parfois
celle des oiseaux ;
or, la langue
des oiseaux
est une langue céleste ou angélique
—
symboliquement
analogue
à
la langue syriaque
-
et
qui
ne
peut
être
perçue
que
par l atteinte
de
certains
états spirituels ».
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4/15
Nerval
et
le langage des oiseaux
45
Tel
ce personnage des
Nuits
d'octobre
qui « s'arrêtera
une
heure à la
porte d'un
marchand
d'oiseaux,
cherchant
à
comprendre
leur langage
»,
Gérard
ne
cesse
de moduler ce thème :
«
Mais,
à
y
bien
penser, l intelligence
des
animaux
est
quelquefois
si
inexplicable Descartes ne
veut
voir
en eux que des machines ;
le
père
Bougeant
croit
qu ils
sont des
diables ;
Helvétius,
d après Anaxagore, pense que leur forme
seule les empêche de faire tout ce que font les hommes, et Dupont de Nemours
leur accorde
non seulement la raison, mais la
parole.
Ce dernier
a
eu,
comme on
sait,
la patience de noter
et
d écrire
le
langage des
divers
animaux.
C est
une
série de dictionnaires fort
curieux.
D'après cet
auteur, l homme serait même inférieur jusqu'ici,
dans
ce
sens
que l animal le
comprend et que lui ne comprend pas
l animal
» .
(OC
II,
660).
Rêverie typiquement nervalienne donc, liée à tout un contexte
pythagoricien
et plotinien, mais
aussi illuministe
et surtout martiniste
(3),
que
celle
d'une
langue
naturelle,
idiome
sacré
reflétant
l'homogénéité
de l'Age d'Or (le « langage adamique » selon Jacob Boehme) auquel
participeraient
la
totalité
des êtres
et
des choses,
l'esprit et
la
matière.
Ainsi
voyons-nous,
dans Le
Prince
des
Sots,
le
jeune
Aubert Le
Flamenc
à la campagne,
prêter
l'oreille à la grande rumeur panique
:
« Sa
véritable
patrie fut
dans les
clairières isolées où
sur les brandes solitaires,
il peupla la terre de ses visions ; se
soudant
avec elles, il
finit par
ne plus
distinguer
le possible
de
l impossible,
le vrai du
faux.
Enfermé
le
soir dans sa cabane,
espèce
de guérite mobile,
il
écoutait les
mille
rumeurs de la solitude prenant
pour lui un langage inconnu
des
autres. Il
devinait,
dans les rafales
du
vent,
des
appels,
des
luttes
de
Géants,
il
reconnaissait
le chuintement des
sorcières
dans
le
murmure
des
sources, les
cris
des oiseaux de proie traversant l'espace furent
pour
ce jeune sauvage des voix
maudites accomplissant
quelque chasse
d épreuve,
et le
hurlement des loups que la faim promenait aux environs du
parc
de
son troupeau ou sur les lisières des
bois,
lui
semblait
prendre,
par
instant,
un
accent humain qui le
faisait
tressaillir ». (OC
VIII,
68).
Tout se passe comme si, pour Nerval, ce
langage dont
l'homme ne
connaît
plus
que
des formes
corrompues ou altérées (« L'alphabet
magique,
l'hiéroglyphe mystérieux
ne
nous arrivent qu'incompris ou
faussés
»,
écrit-il
dans Aurélia)
était
lié
à l'expérience
entropique
de la
dégradation et de la fragmentation
du
monde. Seul, peut-être, le
rêve
«
enfantin
»
—
état
de transparence
absolue
—
permet-il,
à
ses
yeux,
une
communication
essentielle.
C'est
ainsi
que
dans Pandora,
immédiatement
après l'épisode
de
Jésabel,
chargé d'angoisse,
où
l'atmosphère est
devenue
irrespirable
et
où il
semble
que
« le
monde va
finir
»,
le
narrateur, ayant
traversé
à la
nage
« les bancs de corail de l'Océan
et
de la
mer pourprée
des
tropiques
», se trouve soudain «
jeté
sur la rive
ombragée de l'île des Amours »
:
(3)
Voir
sur
ce
sujet
la
rigoureuse étude
d Anne-Marie
Amiot
(«
Rêve nervalien
et
idéologie :
une
lecture
martiniste
ďAurélia ») dans Cahiers de l Herne, 1980.
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Jacques Buenzod
« Trois jeunes filles m entouraient
et
me faisaient peu
à
peu revenir. Je leur
adressai la
parole.
Elles avaient
oublié
la
langue
des hommes : — Salut, mes
sœurs
du
Ciel, leur dis-je en souriant
».
(1,355).
(l'expression
de «
sœurs
du
ciel
»
est
ici
d'autant
plus
significative
que
la
voix féminine, chez
Nerval,
possède
souvent une connotation
religieuse et
angélique :
«
Voix
inspirées
des
saintes filles, écrit-il par
exemple
dans Loreley, élancez-vous au ciel
entre
le
chant
de l'ange
et
le
chant
de
l'oiseau
»).
Il arrive
aussi parfois
que
cette langue oubliée, inconnue, s'instaure
dans le monde de la magie
et
du «
carmen
». Ainsi, dans
Octavie, cette
étrange
vieille
femme ressemblant à «
l'une
de
ces
magicienne de
Thes-
salie
à
qui l'on
donnait son âme
pour
un rêve » :
« Elle parla tout
à coup dans
une langue que je n avais pas encore entendue.
C étaient
des syllabes
sonores,
gutturales,
des
gazouillements
pleins
de
charme,
une
langue
primitive
sans
doute
» .
(1,289).
Une
langue primitive
qui est
en même
temps
un gazouillement,
comment ne pas songer à
cette
« langue
des
oiseaux » chère aux hermé-
tistes (4),
et dont Nerval
pressent obscurément qu'elle
peut
être le
Verbe de
l'Origine,
lieu
« essentiel »
de l'identité
triomphante
qui se
propage
et
prolifère à
travers l'épaisseur
de la conscience ?
(4)
On
sait
que
G.
Le
Breton
voyait
dans
les
Chimères
(et
singulièrement dans
Erythréa) une suite d emprunts axa Dictionnaire my tho-herme tique de DomPernety,
et
à ses Fables
égyptiennes et
grecques.
Or
on trouve dans
le second
volume de cet
ouvrage (p.
143)
les lignes suivantes : « Quelques
Anciens
ont pensé [...] qu Orphée
était
non seulement
très versé
dans la
science des
Augures
et
de la
Magie,
mais qu'il
était lui-même un magicien
d Egypte.
Mais
n en
a-t-on pas
dit
autant du
philosophe
Démocrite
qui
avait puisé
sa science
chez
les Égyptiens
? Ce dernier entendait,
dit-on, le langage
des
oiseaux, comme Apollonius de Tyane, et nous a laissé
dans
ses
écrits, que le
sang
de plusieurs de
ces
oiseaux
qu il
nomme,
mêlé
et travaillé,
produisait un serpent
;
que celui
qui
aurait mangé ce serpent, entendait aussi
le langage
des
autres volatiles
[...J.
Ces prétendus oiseaux, dont
Démocrite
entendait le langage,
n étaient
autres
que les parties volatiles, que les disciples d Hermès désignent
presque toujours par le
nom
d aigle, de vautour ou d autres oiseaux.
Et
par
le
serpent
qui
naît
du sang
mêlé
de
ces
volatiles,
il
faut
entendre
le
dragon
ou
serpent
philosophique
dont
nous
avons
parlé
si
souvent.
Si
quelqu'un
mange de
ce
serpent,
il
entendra
indubitablement le langage
des
autres oiseaux
;
car celui
qui
a
eu
le bonheur de
parfaire le Magistère des
Sages,
et d en faire
usage,
n ignore pas ce qui se passe
pendant
la volatilisation, et par conséquent
les différents
combats
qui se
donnent
dans
le
vase, lorsque les parties de la
matière
y
circulent ».
Sur
Apollonius
de Tyane
et
la «
langue
des oiseaux », cf.
au
tome II de La vie
d'Apollonius
de Tyane, de Philostrate (ouvrage
traduit
et commenté par
Charles
Blount en 1774) : «[...]
l autre
chose est la sagesse par laquelle
il
apprit à entendre,
comme
les
Arabes,
le langage des
oiseaux.
Car parmi
ces peuples,
il est commun
d entendre, aussi bien que les oracles, les oiseaux
qui
prédisent l avenir ».
Le
commentaire
de Blount est le
suivant
: « Pline (X, 49),
parmi d autres récits
fabuleux,
rapporte la fausse histoire
des
dragons
qui
enseignèrent à Mélampe à comprendre
le
langage des oiseaux en
lui
léchant les oreilles.
[...] Porphyre
(Livre III, de
absti-
nentia)
écrit
que
si
l on
veut
ajouter
foi
à
l antiquité,
il y
avait
dans son
temps
plusieurs personnes qui entendaient
le langage
des oiseaux
et
des
bêtes
».
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Nerval et le
langage des oiseaux 4 7
Or
assimiler le langage humain à celui de Foiseau ne peut
qu aboutir à cette réciprocité évidente : l'oiseau, à son tour, se met à parler
comme un être
humain. Ainsi dans Aurélia
:
«
Je
m étendis
sur
un
lit
à
colonnes
drapé de
perse
à
grandes
fleurs
rouges.
Il y
avait
en face de
moi
une horloge rustique accrochée au mur, et sur
cette
horloge
un
oiseau
qui
se mit à
parler comme une
personne. Et j'avais l idée que
l âme de mon aïeul était dans cet oiseau ; mais
je
ne
m étonnais
pas plus de son
langage
et
de sa forme que de me
voir
transporté
un
siècle en arrière. L'oiseau
me
parlait
de personnes de
ma
famille vivantes ou mortes
en divers
temps,
comme si elles
existaient
simultanément
».
(1, 366) (5).
Le thème de l'oiseau est donc, chez Nerval, lié à celui du Temps —
et
subséquemment
de la Mort. Si
l'oiseau
incarne
ici
l'âme d'un aïeul
(ces aïeux, écrira-t-il un
peu plus
loin,
qui
«
prenaient
la forme de
certains animaux
pour
nous
visiter
sur la
terre
») et transporte le narrateur
«
un
siècle
en
arrière
»,
il
peut aussi exprimer l'avenir,
comme
dans
ce
fragment non
utilisé de la
première
Aurélia
:
«
En
ouvrant les
yeux, je me trouvai
dans
une
chambre
assez
gaie. Une horloge
était
suspendue au mur et
au-dessus de cette horloge était
une
corneille,
qui
me sembla douée des
secrets
de l avenir » (1,
420).
L'on
conçoit, dès lors, que
l'oiseau
— doté
tout à la fois d'un
regard
prospectif et
rétrospectif,
de mémoire et
du don de prophétie —
devienne
l'agent par
excellence
de
cette
vision
simultanée, synchronique
et
permanente, dont Nerval
a
si
souvent
parlé (« II serait consolant,
écrit-il
en 1
840
dans
la
préface de
Faust,
de penser
que
rien
ne meurt
de
ce
qui
a frappé
l'intelligence, et
que
l'éternité conserve
dans
son sein une sorte
d'histoire universelle,
visible par les
yeux
de l'âme, synchronisme
divin,
qui
nous ferait
participer
un jour
à la science de Celui qui
voit
d'un seul
coup d'œil tout l'avenir et tout le passé
»).
L'oiseau
— « prophète »
selon
Schumann — apparaît bien comme le
détenteur
de ce
langage originel perdu,
connote
par
de
multiples
références à la transparence et à la pureté édéniques. Par essence,
il est
paradisiaque,
ne
pouvant
exister
que
dans une altitude
heureuse,
espace de
lumière et
de beauté. C'est, au
demeurant,
un lieu commun de l'histoire
des
religions
que
d'associer l'oiseau — en tant que
figure
de l'âme ou
auxiliaire des
dieux
—
aussi
bien
au
symbolisme spatial de
la
transcendance qu'aux
hiérophanies atmosphériques. L'oiseau est en effet
universellement
lié aux
espaces sacrés et
aux «
centres
du
Monde
»,
tels
que
(5)
L'oiseau
nervalien accompagne souvent l image de l horloge. Ainsi dans le
Voyage en Orient
:
«
Écoutez,
dit le Marseillais, puisque
le
pacha est
votre
ami, il
faut que vous fassiez quelque chose pour moi.
Dites-lui
que j'ai
à
lui vendre une
pendule
à
musique
qui exécute tous les
opéras
italiens.
Il
y a dessus des oiseaux qui
battent
des
ailes et qui chantent. C est une
petite
merveille ».
(H,
410), et
plus
loin
:
« On fit
jouer
pour nous, dans la salle
principale,
une pendule à
musique, exécutant
plusieurs airs d opéras italiens.
Des
oiseaux mécaniques, des rossignols chantants,
des paons
faisant
la roue, égayaient
l aspect
de ce petit
monument
». (II, 496).
(6)
Voir
en
particulier
Le
Voyage
en
Orient
de
Nerval,
étude
des
structures,
de
Gérard
Schaeffer (Neuchâtel, La Baconnière,
1969,
p. 382-384).
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7/15
48
Jacques
Buenzod
l'arbre cosmique, les bétyles
ou la montagne sacrée. On ne s'étonnera
donc pas de
rencontrer
à
mainte
reprise, chez Nerval, l'image de l'oiseau
associée à
celle
de la montagne,
dont
le sommet représente pour lui,
comme
on
sait, le
lieu
mystique par excellence, source de l'énergie
triomphante
(«
Sur
le
pic
le
plus
élevé
des
montagnes
d'Yémen,
on
distingue une cage dont le
treillis se
découpe
sur
le ciel. Un oiseau
merveilleux
y
chante »).
Or
dans
Y
Histoire de la
Reine
du Matin, en déclarant
à Adoniram : « Tes pieds foulent la grande pierre d'émeraude
qui
sert
de pivot et de racine à la montagne de Kaf ;
tu as abordé
le
domaine
de
tes
pères », Tubal-Kaïn
se réfère
aux anciennes traditions orientales,
selon lesquelles cette
montagne
est le
lieu
d'habitat de la huppe
Hud-Hud,
« oiseau
unique
au monde, dont l'intelligence n'appartient pas aux
espèces
connues
;
dont l'âme [...]
a
été
tirée de l'élément du feu ». Nerval,
qui
connaissait tout
cela,
avait pu lire dans
les
Contes inédits
des
Mille
et Une Nuits de von
Hammer
: « La montagne de
Kaf
repose sur le
rocher
ou
pierre
mystérieuse
appelée
Sakhrat,
espèce
d'émeraude
dont
le
reflet
donne aux
yeux
leur
couleur
azurée [...] Toutes
les
autres
mont agne s ne sont
que
des rameaux de
cette
montagne
mère
qui
s'élève
jusqu au ciel,
et
au sommet de laquelle
l'oiseau
Simorgh
ou
anka fait son
séjour ». De même rencontre-t-on, dans cette Bibliothèque orientale
d'Herbelot
de Molainville,
si souvent
consultée
par Gérard,
à
l'article
Simorgh
:
«
Ce
mot persien signifie proprement
un
oiseau
fabuleux,
que
nous appelons Gryphon et
qui
nous
est
venu de l'Orient.
Car
les
Juifs
font
mention
dans le Talmud, d'un
Oiseau monstrueux, qu'ils nomment
Lukneh et
Ben Lukneh, duquel les rabbins
racontent
mille
extravagances,
et les
Mahometans
disent que
le Simorg se trouve dans la montagne
du
Caf
». On
se
souvient de
cette
note glissée
par
Nerval
dans
son «
carnet
»
du Voyage en
Orient
:
« Simorganka
ce
div[e] qui avait la fîg[ure]
d'un
oiseau »...
Dans la cosmologie musulmane,
en
effet, la montagne de Kaf
(proche parente de VOlympe
grec,
de
VAlborj persan,
du
Moriah
maçonnique,
du Thabor
et
du Montsalvat du
Graal,etc)
constitue
la limite entre
le monde visible et le monde invisible. La présence de l'oiseau
merveilleux qui s'y
est retiré
et y vit
en
sage
conseiller
des
rois
et des héros
fait
qu'on lui donne souvent le nom de « montagne de
la sagesse
» Ce
mythe semble avoir
fasciné
Nerval,
et la
huppe Hud-Hud est
assurément,
des nombreux oiseaux que
l'on trouve
dans son œuvre, celui
dont
le
rôle
est
le
plus important,
—
ce
qui
faisait dire
plaisamment
à
Théophile Gautier dans son Histoire du romantisme : «
Tout
ce
que les
poètes
persans
ont raconté du Hudhad, Gérard le
savait, et nous
ne
serions
pas
surpris
qu'il
ait entendu
le langage
de
la huppe
».
On le
rencontre
en effet :
Dans
YHistoire
de la
Reine
du Matin
et
de Soliman
Prince
des Génies
:
« Votre Sérénité, dit-il
à
la
reine
Balkis, possède là un bien bel oiseau, dont
l'espèce m est inconnue
[...].
Nous l appelons Hud-Hud, répondit-elle.
Le
trisaïeul
de cet oiseau a été autrefois rapporté
par
des Malais d une contrée
lointaine qu ils ont seuls entrevue et que nous ne connaissons plus.
C est
un animal
très
utile
pour
diverses
commissions
aux
habitants
et
aux
esprits
de l air
».
(II,
519
et
passim).
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
8/15
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
9/15
50 Jacques
Buenzod
a pu
lire chez Herbelot
de
Molainville
:
«
II
sera
bon
de remarquer sur le
sujet de cet
oiseau
qui
se
fit
entendre à l'Arabe, qu'il y
a
parmi les
peuples de l'Arabie des gens
qui prétendent savoir
le
langage des oiseaux.
Ils
disent que
cette science leur
est connue depuis
le temps
de
Salomon
et
de
la
reine
de
Saba,
lesquels
avaient
un
oiseau,
nommé Hudhud,
qui
est la Houppe, pour messager de
leurs
amours «. Goethe enfin, dans le
3e
livre du Divan (Uschk Nameh,
ou
Livre de
l'Amour) mentionne,
lui
aussi, cet
oiseau :
« Houd-Houd,
lui dis-je,
en vérité
tu
es un
bel
oiseau
Huppe, va promptement, va dire à ma bien-aimée
que
je
lui
appartiens
pour
jamais. Tu fus
bien autrefois
messagère d'amour
entre
Salomon
et
la reine de Saba »
Qu'il se nomme Hud-Hud,
Yâfour,
Anka ou Karshiphtar, l'oiseau
merveilleux appartient à d'anciennes traditions orientales, et
de
nombreux textes
mystiques
(arabes
ou
persans) y font allusion. Dans
l'antiquité
grecque déjà, la huppe était considéré comme un «
oiseau
royal»,
ayant prééminence
sur
tous
ses
congénères,
en
particulier
lors
des
«
colloques
d'oiseaux ». Ainsi dans
Aristophane, c'est
chez la huppe (c'est-
à-dire l'ancien
roi
Térée
métamorphosé en oiseau)
que
se
rendent
Pis-
thétairos et
Evelpidès,
pour
lui communiquer
leur projet de vivre
chez
les oiseaux. La huppe
approuve
avec empressement, et convoque
les
autres oiseaux pour
leur
faire
part
de
cette
proposition. Il
s'agit,
en
général, de récits
fabuleux
symbolisant
l'ascension
céleste de l'âme,
traditionnellement représentée sous la forme d'un
oiseau.
« La
même
vision
symbolique, écrit H.
Corbin
(7), fait transparaître
l'âme
à
elle-même, et
à travers elle-même, le Soi
qui n'est plus
qu'elle-même,
l'enveloppe et
la
contient. D où la persistance
et
les variantes d'une même figure. La Si-
morgh,
par
exemple,
dont émanent les âmes
(et
dont
l'équivalent
arabe
est
l'oiseau
Anqâ)
est
une
figure
aussi
de Gabriel l'Archange,
Intelligence agente et Saint-Esprit.
Aussi
bien
lui sont
conférés
les
mêmes
attributs
qui dans le christianisme
sont
conférés à la colombe comme le
symbole de PEsprit-Saint ».
Dans
la
même étude,
H.
Corbin mentionne le « Poème de l'Oiseau »
{Risâlat
al-Tayr) d'Avicenne, poème
dont
il
existe plusieurs traductions
persanes (notamment le
Tarjamat
lisân al-Haqq wa
howa
Risâlat al-Tayr
« Traduction de la langue
divine,
et
c'est l'Ëpître de l'Oiseau »). On sait
qu'Avicenne
apparaît dans
YHistoire du Calife
Hakem, au
moment où
ce dernier est
enfermé
dans
la prison
des
fous
du
Moristan
:
«
Est-ce
que vous êtes aussi médecin ?
dit
le
calife au docteur étranger.
— C est le
prince
de la science, s écria le médecin
des
fous, c est
le
grand
Ebn-
Sina
(Avicenne),
qui, arrivé nouvellement de Syrie, daigne visiter le Moristan.
Cet
illustre
nom d'Avicenne, le
savant
docteur,
le
maître vénéré de la santé
et
de la
vie
des hommes, —
et
qui passait aussi
près
du
vulgaire
pour
un
magicien
capable des plus
grands
prodiges, — fit une
vive
impression sur l esprit du
calife
».
(11,378).
H.
Corbin
signale,
en
outre, le
poème
mystique d'Abû
Hâmid
Gha-
zâti,
et,
naturellement, le Mantiq-al-Tayr (ou « Langage des Oiseaux »)
(7)
Avicenne
et
le
récit visionnaire, Paris-Téhéran, 1954.
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
10/15
Nerval et
le langage des oiseaux 51
de Farid Uddin Attar. Dans ce long poème mystico-philosophique, le
poète raconte comment
tous les
oiseaux du monde
partent en voyage
à la recherche
d'un roi
(8).
C'est
la huppe qui
va
leur servir de
guide.
Elle se présente
en
tant que messagère du monde invisible, portant sur
la
tête la
couronne de
la
Vérité
:
« Sois la bienvenue, ô huppe toi qui
as
servi
de guide
au roi
Salomon, toi qui
fus réellement la
messagère
de toute vallée ;
ô
toi qui
est
parvenue
heureusement
aux frontières
du
royaume de
Saba
toi dont le
colloque
gazouillant
avec
Salomon fut excellent, tu
fus
la confidente des secrets de Salomon
et
tu obtins
ainsi une couronne de gloire » .
Si Nerval
n'a
pu
connaître
de Garçin de
Tassy sur La Poésie
philosophique et religieuse
chez les
Persans
d'après
le
Mantic
Uttaïr (qui
parut
en 1860,
suivie
en
1863
de
la traduction du poème), on peut néanmoins
supposer
qu'il
avait
entendu
parler
de
ce
texte
fort
célèbre
(Gœthe,
dans le Divan,
cite
« Les entretiens des oiseaux » de Ferîdeddin-Attar),
voire
même
qu'on
lui
en
avait traduit certains passages
lors
de son
séjour au Caire en 1843. Qui
plus
est,
il a
fort bien pu lire Les Oiseaux et
les Fleurs,
d'Azz Eddin
Elmocaddesi, dont
une traduction française de
Sylvestre de Sacy parut en 1821,
et où
Ton trouve
(dans
l'allégorie
XXIX,
La
Huppe)
ce
passage
aux
résonances
étrangement
nervaliennes
:
«[...] Alors une
douce rêverie s étant
emparée
de moi,
je
me
sentis comme
inspiré et je eras
entendre distinctement ces
paroles
: О toi qui écoutes
le
langage
énigmatique des oiseaux,
et
qui
te
plains que
le
bonheur semble
te fuir, sache
que,
si le
cœur
était attentif
à
s instruire, l intelligence pénétrerait le sens des
allégories
[...].
Ton
esprit
corrompu
te
jette
dans
un
état
d hésitation pénible,
et ton jugement vicieux te fait paraître mauvais ce
qui
est bon, et
bon
ce
qui
est mauvais.
Tu devrais entrer
dans
l hôpital de la pitié,
et, présentant
le
vase
de
l affliction,
exposer
le
récit de tes souffrances
à
ce médecin
qui
connaît ce
qu'on
tient
secret
et
ce qu'on lui découvre [...].
Il te
garderait ensuite dans
le
sanctuaire de la
protection
et
écrirait sur le cahier de ton traitement
le
rétablissement de ta
santé [...].
Considère
la huppe : lorsque sa
conduite est régulière et
que son cœur
est pur, la vue perçante pénètre
dans
les
entrailles
de la terre, et
y
découvre ce
qui
est
caché
aux yeux
des
autres êtres
;
elle aperçoit l'eau
qui
y coule, comme
tu pourrais la
voir
au
travers d un cristal »
Faisons
un
pas de plus. On sait que,
pour
le
psychanalyste,
comprendre
le « langage
des
oiseaux
»,
c'est pressentir
dans
les bruits de la
nature la voix
et
le langage maternels.
(8)
Plusieurs
poèmes
mystiques orientaux ont pour
sujet des
« assemblées
d'oiseaux ». Citons
par
exemple le
poème
thibétain By a
с
os Rin c en Sp'r'eng Ba,
traduit
par Henriette Meyer,
et
paru aux
éditions des
Cahiers du
Sud
(1953)
sous
le
titre :
Précieuse guirlande
de la Loi des
oiseaux.
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
11/15
52
Jacques Buenzod
Analysant la
figure
du
Siegfried
wagnérien,
C.G. Jung
constate
que
si,
dans
la légende,
Siegelinde est
la mère humaine
du
héros,
sa
« mère
spirituelle »
en
revanche {Yimago
maternelle) est
Brunhild, la Walkyrie,
sorte
de
dédoublement
de
Wotan,
«
une
des multiples
figures
de V
anima
attribuée
à
des
divinités
masculines
et
qui
représentent
toutes une
scission dans la
psyché
mâle, obsédée par son penchant à mener
une
existence indépendante. Symboliquement, Wotan, le père, s'est
confondu avec la fille qu'il
a
créée lui-même pour
se
rajeunir [...]. C'est à
bon
droit
que Wotan
est
furieux contre Brunehilde,
car
elle
a
joué le rôle
d'Isis, et,
par la
naissance
d'un fils, elle
a
enlevé le
pouvoir
des mains
du vieillard ».
Pour
Jung,
c'est Mime
(nain
estropié,
dieu
chtonien
jouant
ici
le
rôle de
la mère-nourrice et
de
représentant
mâle de la
« mère terrible »)
qui
place le ver
venimeux
sur la route de son
fils.
Le
désir qu'a Siegfried de Yimago maternelle l'entraîne loin de Mime :
il
veut, en effet, « se
débarrasser
de l'angoisse
qu'était pour
lui sa
mère
dans
le
passé,
et il
marche
en avant,
plein
du
désir
qui
va
vers
l'autre
mère ».
C'est
alors que la nature acquiert à ses
yeux
une
secrète
signification maternelle :
« Gracieux
oiseau
Je
ne
t ai sans doute
jamais entendu ;
Habites-tu
ici cette
forêt
?
Si je comprenais ton
doux
gazouillement
Certainement
il
me dirait quelque chose,
Peut-être me
parlerait-il
de ma mère chérie ? »
«
Or, ajoute Jung,
par son
dialogue,
Siegfried
attire Fafner
hors
de la
caverne.
Son
désir
de
Yimago
maternelle
Га
inopinément
exposé
au
danger
de
regarder
en
arrière,
vers son enfance
et
vers sa mère
naturelle
qui se
transforme
immédiatement
en un
dragon,
menaçant
de le faire mourir.
Ainsi
il
attire l aspect
mauvais
de
l inconscient,
sa nature dévorante. Fafner est le
gardien
du
trésor ;
c est dans
sa
caverne que se trouve le hort (trésor), source de
vie
et de
puissance. La
mère
retient, semble-t-il,
la libido du fils (elle garde jalousement ce
trésor)
et il en est en
réalité
ainsi tant
que
le
fils reste inconscient de
lui-même.
Traduit
en
langue psychologique,
cela signifie : c est dans Yimago maternelle,
c est-à-dire dans
l inconscient,
que gît le trésor
difficilement
accessible.
Ce
symbole fait allusion à
un secret
de
vie
dont la mythologie parle en
d innombrab les
symboles [...].
La légende de Siegfried a largement décrit le bénéfice
de cette lutte contre
Fafner :
selon YEdda, Sigurd mange le cœur de Fafner,
siège
de
la
vie.
En
outre,
Siegfried
boit
le
cœur
du
dragon
;
à
la
suite
de
quoi
il
comprend le langage des oiseaux
et
se trouve placé en une
relation
particulière
avec la nature, situation que son savoir rend
prépondérante. En
outre,
et
ce
n est pas son
moindre
bénéfice,
il
conquiert le trésor
».
La Tétralogie
datant
de 1863,
Nerval
ne put la connaître. Il n'en
demeure pas moins que
l'univers
mythique de
Wagner
lui était familier,
et
que le «
climat
» wagnérien correspondait,
partiellement,
à ses propres
rêveries. Nerval ne
fut-il
pas, avec Baudelaire,
l'un
des
premiers
et
des
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
12/15
Nerval
et le
langage des oiseaux
53
plus
ardents thuriféraires de
Wagner
en France ? (9). Etudier
les
rapports existant
entre
la légende de Siegfried et
certains
aspects
du
mythe
nervalien déborderait le cadre de
cet
article.
Il est évident
qu'une telle
recherche devrait tenir
compte
d'autres mythes germaniques,
et
que
tout
une constellation thématique
recouvre
les situations nervaliennes
archéty
piques,
mises
naguère
en
lumière par Charles Mauron
(ainsi
la
légende de Lohengrin, liée au thème du cygne, est-elle l'objet d'un
chapitre
des
Souvenirs
de
Thuringe).
Le seul fait que, dans sa
fameuse
généalogie « délirante », Gérard
associe —
par une de ces vertigineuses
etymologies
dont il
est coutumier — le nom de Labrunie
et ceux
de
« Brunhild, Brunchild,
Brauhilda »,
etc.,
paraît
déjà significatif. On
peut dès lors
se demander
si,
dans son inconscient,
il n'existerait
pas
un
rapport
entre sa
propre recherche
angoissée
de Vimago maternelle
(cette
quête où
les
blonds fantômes s'effaceront peu à peu
au profit
de la
forme
unique et rédemptrice,
la « Grande Amie », la Sophia, la
Compagne
éternelle)
et
le
pressentiment
de
cette
même voix
qu'allégorise
traditionnellement le « langage
des
oiseaux ».
Par ailleurs, le « trésor » dont
il
vient
d'être question, c'est aussi, en
langage symbolique, celui que recherchent les
Argonautes.
C'est la
Toison
d'or,
c'est-à-dire la quête (ou la
conquête)
de
ce que
la raison juge
impossible. Selon
les traditions
antiques (Pindare,
Apollonius de
Rhodes,
etc),
Orphée
fit
partie de l'expédition
des
Argonautes, en raison,
semble-t-il, du pouvoir magique de
ses chants.
L'importance, chez
Nerval, de la figure d'Orphée
est trop connue pour
qu'il soit
ici besoin
d'insister (10). En
revanche,
il
n'est pas
sans
intérêt
de noter que l'oiseau
joue dans ce mythe
un
rôle
important.
La présence
d'Orphée parmi les
compagnons de
Jason
n'est
pas
le
seul
exemple
d'un
héros
entretenant
des
rapports magiques
et
privilégiés avec les
animaux
—
les
oiseaux en
particulier (11).
La nef
Argo
est précédée
d'une colombe, quand elle
n'est pas
elle-même
assimilée
à
cette
dernière. Quant à Orphée, son rôle,
dans la Quête, consiste à ouvrir à la société
des Argonautes
l'accès à
trois
initiations essentielles
pour un
prince égéen
:
celle de la maîtrise de
la mer, celle des
mystères
mêmes de la
vie
(où
il aura
Médée
pour
collaboratrice), celle enfin,
particulièrement précieuse, de l'harmonie
musicale,
qui
rend efficaces les incantations, l'action sur les éléments
et
sur
les
êtres,
et
qui
correspond au
prestige
de la « voix juste » dans la
mystique
égyptienne.
(9)
Voir
les
Lettres
d A llemagne
ainsi que
la
lettre
au
docteur
Blanche
du
30
juin
1854 : « Je me sens fort disposé en faveur de la
musique,
et mes théories, que je
n expose pas souvent, se rapportent
assez à
celles de
Richard Wagner ».
D autre
part,
Wagner,
dans
une
lettre à Liszt, du 2
octobre
1850, dira sa satisfaction à la
lecture d un
article
de
Nerval
paru dans La Presse
:
«
Nerval
a conçu et tracé un
portrait qui, du moins, indique clairement ce que je veux ».
(1). Voir
le
chapitre
XVI
de
Nerval,,
expérience
et
création de
Jean
Richer,
ainsi
que
Gérard
de Nerval ou le nouvel Orphée de
Charles Baudouin
(Psyché,
janvier
1947).
(11) « Toutes les
atténuations
des héros argonautiques dans
un sens
conventionnel
n ont
pu
affaiblir
les natures
extraordinaires d un
Méléagre, qui
sent
sa vie
liée
à
un
tison
gardé dans
un coffre, et qui a
des
sœurs
destinées
à prendre un
jour
leur
vol
sous
la forme d'oiseaux ; d un
Coronos, le
fils d un héros que la
Terre-Mère
a
englouti
tout vivant, en
pleine
bataille,
pour
la préserver de la mort
;
d un Mopsos, qui
a passé sa
jeunesse au
milieu
d oiseaux
dont
il
comprend
la
voix
».
(R.
Roux,
Le
Problème
des Argonautes,
Paris,
de Boccard, 1949).
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
13/15
54
Jacques Buenzod
Les
Argonautes, pour communiquer
avec la nef
magique, possèdent
un
langage secret,
le «
langage des
oiseaux » — lointain
ancêtre
de cet
autre
langage
ésotérique qu'est
l'argot (12), sur
les origines duquel,
malgré tant de travaux érudits, plane
encore
un certain mystère.
Or
l'intérêt
de Nerval pour
la
« langue
verte
»
(que
Victor
Hugo appelait
«
la
langue
des
ténèbres
») est bien connu ; de nombreux
textes
en
témoignent,
tels
le Prince
des
Sots,
La
main
enchantée
ou
les
Nuits d'octobre :
« J ai peur de ne
plus
parler français
[...]. Le
français de M. Scribe,
celui
de
Montansier, celui des estaminets, celui des lorettes, des concierges, des réunions
bourgeoises,
des salons,
commence
à
s éloigner
des traditions du grand
siècle.
La langue
de
Corneille
ou de Bossuet devient peu
à
peu du
sanscrit
(langue
savante).
Le
règne
du
prâcrit (langue vulgaire) commence pour nous
». (I,
88).
et l'on peut
se
demander si
cette
curiosité
ne
cache
pas
ici une
motivation
plus
profonde. Le
véritable sanscrit
(langue
« parfaite
», écrite en
caractères dévanagari,
c'est-à-dire
« de la ville
des dieux
») pourrait
bien être à ses yeux, précisément, l'Argot, non pas considéré en tant
qu « orphisme dérisoire
du
cabaret,
du caveau
ou
du bouge,
des
forains
et
du
trottoir
», mais
bien,
stricto
sensu, langage
cabalistique, proche
de
la « langue
des
oiseaux »
et
du trobar dus (ou Gay Savoir) cher aux
troubadours.
Le trobar dus
est
généralement
considéré
comme une
science
du
double sens :
« Un déchiffrement complet
du
trobar dus, écrit
Gérard de
Sède, devrait
porter
à
la fois et
de façon articulée, sur
la symbolique, la phonétique, la métrique
et
la
musique qui, selon
la philosophie
du
temps,
entretenaient
entre
elles des
rapports d harmonie
et
d analogie,
inspirés
du système pythagoricien ». « Le
Noble
Savoir, le Gay Savoir, ajoute-t-Û, est une langue phonétique, celle
des
rébus
et
des
calembours. Or Gay,
Gahl,
Gau,
dans
la langue d'Oc,
c est le coq
et,
plus
généralement,
l'oiseau
mâle. Plutôt
qu'une
science « gaie »,la Gaye
Science
est
le galimatias, habile
à
entrebescar les motz, c est-à-dire,
sous couleur
de
cymbalistes et
de
symbolistes,
la « science du coq », du coq emblème
d Hermès
[...].
C est aussi la
langue
du geai, beau
parleur
et habile
à
se travestir.
C est
la langue du jars, gardien du Capitule, le jars réservé
à
ceux quiYentervent, le
jargon, c est-à-dire le « gazouillement des oiseaux » , cette langue symbolique —
et
donc
adéquate
et universelle - chère
à
liiermétiste Cyrano de Bergerac»(13).
(12)
Voir
l introduction aux Etudes
de
philologie
comparée
sur
l argot,
de
Francisque-Michel (1856) : « Un autre de nos contemporains,
Nodier,
peu
porté,
comme
il
le
dit
lui-même,
à
chercher
des
etymologies grecques aux
mots qui
paraissent
anciennement naturalisés dans notre
langue,
rapporte l opinion qui attribue
au mot
argot
l étymologie
d'àpyoç,
otiosus,
qui
veut
que jargon
soit le même mot à
peine
modifié
».
(13) Rendant compte,
dans La
Presse (19 août
1850), d une
comédie-vaudeville en
un acte de Clairville, Siraudin
et
Moreau, La Société du Doigt dans l Oeil,
Nerval
écrit :
«
Quant
à l argot,
il
a
eu
aussi
différentes phases,
depuis
celui que
parlaient
les Bohémiens français
du
moyen âge
jusqu'au
jargon réformé
par
Villon,
puis
jusqu à
l argot mélangé d espagnol du
capitaine Carrefour,
qui vivait du temps de
Louis
XIII. Celui
de
Cartouche
se
latinise, et
les principes
en
sont
posés
dans les
Dialogues du Malingreux, contresigné par Fiacre l emballeur. A partir de cette
époque,
l idiome
se
mêle
davantage avec
le
français,
et
ne
conserve
plus
qu'un
certain
nombre de vocables
primitifs
dans
une phrase
dont
le fond
est
intelligible
à
tous
».
8/20/2019 Nervl Et Le Langage Des Oiseaux
14/15
Nerval
et
le langage des
oiseaux 55
Dans
quelle
mesure Gérard (14)
—
qui
aimait à rappeler ses origines
agenaises, et
qui
voyait
dans
Gaston Phœbus d'Aquitaine l'un de ses
lointains ancêtres
—
fut-il touché par la poésie occitane, elle-même,
sem-
ble-t-il, résurgence de la
Gnose et
de la
doctrine
cathare ? Il est évident
qu'il
dut trouver
dans
le
catharisme
des thèmes
assez
nombreux
pour
alimenter ses rêveries et
enrichir
son propre univers mythique (15). Le
combat du Jour
et
de la Nuit, la
nature
divine
et
angélique de
l'âme
prisonnière des formes
créées et
de
la matière, le culte d'Isis, et surtout
cette tendance vers l'Absolu que
chantent
les
troubadours — ce
principe
suprême
de la Minne, qui exclut l'idée
d'amour
physique
et
de
mariage
—
tout
cela a dû
le
faire
longuement
rêver.
On sait combien Nerval, hanté par le rêve nostalgique et
lancinant
de
l'Unité
première,
était
résolu à le « fixer », à
en
percer le
secret pour
pénétrer
enfin
les arcanes de
la
vie
universelle.
Dans
cette
quête
héroïque
et
douloureuse — qui trouvera dans Aurélia sa convergence
ultime
—, la «
consonance
»
(pour
reprendre le mot de
J.-P.
Richard) joue un
rôle essentiel. Tout l'être
nervalien, dans
l'extrême tension de la
dernière œuvre,
vise
à
retrouver,
à travers le déchiffrement
du plan
divin, la
transparence
de
l'Origine et la
pureté
d'un
logos universel, verbe
éternel
révélateur de l'Etre et, selon Diogène Laerce, principe
actif agissant
sur
la matière.
Rêverie ontologique
donc, en même
temps que
linguistique,
où se dessine en
filigrane
le mythe archaïque
des
noces de Cadmos
et
d'Harmonie...
Aux
funestes
images d'horreur et
d'effroi,
à la «
sombre
contemplation
du
fouillis
sanglant
de
membres
et
de têtes
»,
succède
l'irruption
bienheureuse d'un Paradis
retrouvé
: « Les prés
verdissaient, les
fleurs
et
les feuillages s'élevaient de
terre
[...]. Le jour commençait à poindre
».
Après quelques
autres
considérations, Nerval conclut
par
cette
pirouette
: « Mais
laissons là l argot,
qui entraîne ici
trop
de
longueur par
des
explications
qu'il faut
donner
aux sinvres (aux
ignorants). Notre érudition
est d ailleurs de
trop
fraîche
date pour
y
résister
longtemps
».(OCII,733).
(14)
L'on songe
au fameux
portrait gravé
de
Gervais,
objet
de
tant
de
commentaires au-dessus duquel
Nerval
dessina un
oiseau
en
cage —
geai ou corbeau —
accompagné du jeu
de mots « cigne
allemand
» et de la formule si troublante : feu G. rare.
Comparer
Nerval
à
un
oiseau
—
le
geai-rare
-
semble
avoir
été
une plaisanterie
familière
de
ses
intimes.
Jules
Janin,
dans l article
fameux
qu'il
lui
consacra
en
1841
déclare : « II se réveillait en causant le matin, comme
l'oiseau
se réveille en chantant,
et en
voilà
pour
jusqu'au
soir ». Cf. également la lettre de Francis Wey du 6 mars
1841
:
«
Tu
vis au
milieu
d un
tas
d arbres comme une fauvette
(on dit
même
que
tu manges comme un corbeau
)
». Quant à
Théophile
Gautier
(cité par
Jean Richer
dans Nerval
par
les
témoins
de sa
vie),
il écrit : «[Gérard]
vint nous
faire
une
de ces
rapides
visites
dont
il
avait l habitude et où, comme une
hirondelle
familière entrant
par
la fenêtre ouverte,
il
voltigeait autour de la chambre en
poussant
de
petits
cris
et
ressortait bientôt,
car cette
nature légère,
ailée,
que des
souffles semblaient soulever
comme Euphorion, le fils
d Hélène
et de Faust, souffrait visiblement de rester en
place
».
(15) Voir à
ce propos l article de
Roger Matelier, «
Gérard de Nerval
et
les
Cathares
en Périgord », Europe,
no
516, avril 1972. L auteur suggère
que Nerval
dut
être
«
initié
»
aux
réalités
albigeoises
par
une
lecture
de
YHistoire du
Languedoc
de
Dom
Vaissette
(1737),
rééditée en 1833.
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15/15
56
Jacques Buenzod
La
musique
apaisée et suave des Mémorables
se fait
alors entendre,
pareille à celle du rossignol
sauvage,
dans le miracle
d'une transparence et
d'une légèreté qui
« emprisonne dans un fin cristal
la
lourde
réalité
de
tout le
destin
des
hommes »
(A.
Béguin). C'est en effet dans la totalité
harmonique du monde,
et
dans
elle
seule,
que
le
poète
pressent
et
devine
cet
accord
:
« cette
pensée me conduisit
à
celle qu'il y
avait une
vaste conspiration de
tous
les
êtres
animés pour
rétablir le monde dans
son harmonie
première [...] et que les chants, les
danses,
les
regards
aimantés de proche en proche,
traduisaient la
même
aspiration
». Et
quand un peu plus loin, Nerval
ajoute
que « le langage de (ses)
compagnons avait
des
tours
mystérieux
dont
(il) comprenai(t) le sens
»,
c'est
encore le
chant, l'unissant
profondément
au catatonique Saturnin,
le
chant
d'innocence et
d'amour, «
Parole
qui
vient
d'ailleurs » selon
l expression de Michel Jeanneret, qui médiatisera, par la Charité, le don
ultime
du
Pardon.
Symbole
de
cet univers
angélique
où
les
signes circulent sans
obstacle, « réseau transparent
qui
couvre le monde,
et
dont
les fils
déliés se
communiquent de proche en
proche
aux planètes
et
aux étoiles »,
proche du chœur
des
astres
faisant
tourner l'orbe éternel (« Sois bénie, ô
première octave
qui
commenças
l'hymne
divin »), le langage
des oiseaux,
au-delà du simple
langage
humain, au-delà de l'Exil et de la cacophonie
d'un monde
fêlé
et
fragmenté,
retrouve ici,
dans
l'invention d'une
langue
inouïe, l'Unicité
de la Parole perdue.
(Genève)