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Nina Gire LESMA Lieu de Memoire Du Terrorisme DEtat en Argentine-libre
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UNIVERSITE DE LYON
UNIVERSITE LUMIERE LYON 2
INSTITUT D'TUDES POLITIQUES DE LYON
LESMA Lieu de mmoire du terrorisme
dEtat en Argentine
Gire Nina
Mmoire de Sminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel
2013-2014
Sous la direction de Max Sanier
Prsident du jury: Jean-Michel Rampon
Soutenu le 5 septembre 2014
~ 2 ~
~ 3 ~
LESMA LLiieeuu ddee mmmmooiirree dduu tteerrrroorriissmmee
ddEEttaatt eenn AArrggeennttiinnee
~ 4 ~
Remerciements
Jadresse mes remerciements en premier lieu M. Max Sanier pour
mavoir accompagn, conseill et aiguill dans la rdaction de ce travail, et
pour avoir su calmer mes lans de dcouragement par sa srnit et son
humour.
Je voudrais galement remercier :
M. Jean-Michel Rampon pour avoir accept dtre le deuxime
jury lors de la soutenance de ce mmoire.
Mes collgues de Mdecins du Monde pour mavoir aid
concilier mon stage la rdaction de ce travail.
Les personnes qui ont accept de me consacrer du temps en
entretiens : Diego Cicari, Julia Martinez, Jonathan Perel et Agustino
Rodriguez.
Lucien Guignon et Teliska Pesenti, des amis et des
compagnons dcriture.
Enfin je transmets toute ma gratitude Madeleine et Jean pour leur
soutien et leur aide prcieuse.
~ 5 ~
Sommaire
Introduction .................................................................................................................. 9
Mthodologie ............................................................................................... 13
I. Comprendre le parcours de la mmoire de la dictature en Argentine : une
approche historique (1976-2003) ............................................................................... 16
A. Les annes de dictature (1976-1983) ........................................................... 16
1. Le PRN : doctrine antisubversive et organisation du rgime ................... 16
a. Pronismes et construction de la doctrine antisubversive .................. 17
b. ModesopYatoiesduTeoisedEtat ............................................. 20 c. Le Centre clandestin de dtention ESMA. ......................................... 22
2. OgaisatioduMouveetpoulesdoitsdelHoe...................... 23 3. Guerre des Malouines et chute du rgime .............................................. 26
B. Conflits de mmoire dans le retour la dmocratie (1983-1989) ............... 27
1. Une mmoire officielle : la guerre sale .............................................. 27
2. Thorie des deux dmons & Nunca Ms ................................................. 28
3.Conflits de mmoires au sein des affects ............................................... 30
a. Mmoire victimaire ou mmoire militante ? ....................................... 30
b. Scission des Mres de la Place de Mai ................................................. 32
3. La fin du rgne de la justice........................................................................... 33
C. Les annes Menem : exacerbation du conflit entre mmoires.................... 35
1. Oubli et rconciliation ............................................................................. 35
2. Le renouveau de la mmoire ................................................................... 36
a. LESMYigYeesHole .................................................................... 36 b. HIJOS :laaissaIedueYoiesoIiale ......................................... 37
3. Le temps des lieux ................................................................................... 38
a. Le parc pour la Mmoire ...................................................................... 39
b. Le parc de la rconciliation ................................................................... 40
II.Le-ESMA et les Kirchner :lediffiIileIheidueYoieapaisYe ................. 42
A. La rcupration de lESM : entre symbolisme et conflits de reprsentation ....................................................................................................... 43
1. Le 24 mars 2004 : un moment fdrateur ............................................... 43
2. Des conflits de mmoire ravivs .............................................................. 48
a. LoppositioIosevatiIe .................................................................... 48 b. Le problme de la Marine........................................................................ 49
B. QuefaieaveIlESM ? , un dbat sans fin ............................................ 50 1. Lieu de vie ou lieu de mort ? ................................................................... 51
~ 6 ~
2. CoetaIotelESM ? La question de la narration ....................... 55 3. LatetlaIultuedaslaIostuItiodelaYoie ............................ 59
a. Des institutions diverses aux objectifs communs ................................. 59
b. LeefletdupojetdesoIiYtYeouvelY ........................................... 60 c. LatapXslESM ........................................................................... 61
C. IIetitudesuat
~ 7 ~
On dit que dans sa cellule Deux hommes cette nuit-l Lui murmuraient "Capitule De cette vie es-tu las Tu peux vivre tu peux vivre Tu peux vivre comme nous Dis le mot qui te dlivre Et tu peux vivre genoux" Et s'il tait refaire Je referais ce chemin La voix qui monte des fers Parle pour les lendemains Ballade de celui qui chanta dans les supplices, Louis Aragon
~ 8 ~
~ 9 ~
Introduction
Si Auschwitz a bris la tradition de la culture occidentale, la culture argentine fut brise in situ, et cest l sa particularit, par les camps d'extermination de la dictature. LESMA est notre Auschwitz. Tout comme [Theodor] Adorno choisit Auschwitz comme symbole de la mort (en ayant conscience de l'existence notoire d'autres camps), nous choisissons lESMA, en prenant, nous aussi, en compte l'existence d'autres camps. Il n'y avait pas lESMA, comme il y avait Auschwitz, un panneau qui disait ''le travail rend libre'', mais il y avait la mme ide d'instrumentaliser la rationalit au service de la mort. []
Ainsi, lESMA implique un effondrement de la culture argentine. Non parce qu'avant n'existaient ni le crime ni la torture, mais parce que jamais ils nexistrent avec un tel niveau de planification, de froideur mthodique et parce que jamais, avant leur existence, il ny eu un plan de disparition systmatique des corps. Jamais la barbarie n'a t si extrme, si rationalise, planifie, froide et cruelle. [] Ainsi, il y a un avant et un aprs lESMA. [] Dans ce pays, comme en Allemagne, l'horreur s'est intriorise, la douleur est devenue histoire, et aujourd'hui, il nous reste rflchir sur l'histoire de cette douleur et comment la rendre impossible. []
Quand quelque chose comme lESMA se produit, il ne nous reste qu' se demander : comment, pourquoi, dans quel but et maintenant quoi ? Et la rponse nous concerne tous.
Jos Pablo Feinmann1 Penser et crire aprs lESMA (extraits).
En arrivant en Argentine en juillet 2012 je savais peu de choses de
lHistoire de la dernire dictature argentine (1976-1983). Mais avant mme
dtudier cette histoire, cest la mmoire de ce conflit qui mest apparue. Le
jeudi, les Mres de la place de mai vont faire leur ronde devant la Casa
Rosada, le palais prsidentiel. Trois fois par semaine ont lieu les audiences
publiques du procs de crime contre l'Humanit qui juge les militaires ayant
1 Jos Pablo Feinmann, Pensar y escribir despus de la ESMA , 25/03/2000 [consult
en ligne le 04/07/2014] http://www.Pgina12.com.ar/2000/00-03/00-03-25/contrata.htm
http://www.pagina12.com.ar/2000/00-03/00-03-25/contrata.htm~ 10 ~
particip la dictature. Le 24 mars, anniversaire du coup dEtat de 1976, est
devenu la Journe nationale de la Mmoire pour la vrit et la justice. La
mmoire de la dictature argentine est partout. Ces lments correspondent
un moment dobsession pour la mmoire telle quexpose par Henry
Rousso dans Le syndrome de Vichy2.
Comment expliquer l'obsession mmorielle argentine pour ce pass
rcent ? C'est la question que je me suis pose dans un premier temps.
La mmoire, ce sont les reprsentations collectives du pass telles
qu'elles se forgent dans le prsent 3. Cest une lecture des vnements
dans un certain contexte. Elle se rapproche alors de sentiments, dmotions
de ressentis. Lhistorien Henry Rousso, qui a inclut cette notion au centre de
son uvre, prcise que Le terme de mmoire inclue plusieurs lments :
Elle recouvre la prsence active du pass lchelle dun groupe donn, quil soit caractris par un milieu social la mmoire ouvrire -, par une appartenance religieuse la mmoire juive - ou par un lien national. La mmoire individuelle comme la mmoire collective ont pour particularit de prserver une identit. Elles permettent de sinscrire dans une dure significative, dans une ligne, dans une tradition, cest--dire un systme de valeurs et dexpriences prennes auquel le temps coul confre une profondeur et une paisseur. 4
Comprendre les modalits de constitution de la mmoire collective
argentine ncessite donc de dapprhender les systmes de valeurs sur
lesquels elle sest construite dans des systmes politiques successifs.
Le concept de lieux de mmoire a t thoris par Pierre Nora dans
son ouvrage ponyme. Nora assigne cette notion un ensemble de
reprsentations du pass :
2 ROUSSO Henry, Le syndrome de Vichy de 1944 nos jours, Seuil, Paris, 1990, p.97 3 TRAVERSO Enzo, Le pass, modes d'emploi. Histoire, mmoire, politique, La fabrique, Paris, 2005, 136p. 4 ROUSSO Henri, La hantise du pass, Textuel (Conversations pour demain), Paris, 1998, p.17
~ 11 ~
Les lieux de mmoire, ce sont dabord des restes. La forme extrme o subsiste une conscience commmorative dans une histoire qui lappelle, parce quelle lignore. [] Valorisant par nature le neuf sur lancien, le jeune sur le vieux, lavenir sur le pass. Muses, archives, cimetires et collections, ftes, anniversaires, traits, procs-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les butes tmoin dun autre ge, des illusions dternit 5
Cette dfinition qui englobe une varit de pratiques culturelles est
particulirement riche, et nous seront amens nous y rfrer. Nanmoins
sauf prcision contraire, le terme de lieu de mmoire sera entendu ici
au sens dun lieu physique dot dun affect particulier en raison de son
caractre historique et symbolique.
Je savais donc vouloir tudier la mmoire collective argentine. Cet
intrt naissant pour le thme ma conduit visiter lEcole Suprieure de
Mcanique de la Marine (Escuela Superior de Mecnica de la Armada
ESMA).
LESMA est un ensemble de 33 btiments prts la marine militaire
par la ville de Buenos Aires au dbut du XXe sicle situ dans les quartiers
nord de la ville, Avenue Libertador6. Elle fut de 1976 1983 le plus grand
des 344 centres de dtention, de torture et dextermination du rgime
militaire. Nous aurons loccasion de voir comme lESMA en est venue tre
le symbole de la rpression dcrit par Jos Pablo Feinmann, cit au dbut
de notre texte. Retenons pour linstant que lESMA est considre par
beaucoup comme l Auschwitz argentin . LESMA sappelle aujourdhui
Espace pour la Mmoire et la Promotion des Droits de lHomme , et est
plus communment appele Espace pour la Mmoire ou ex-ESMA .
Comment est on pass dun lieu de torture un lieu de mmoire ? Et
au travers de ltude de ce cas, comment lESMA illustre le parcours
particulier de la construction de la mmoire collective de la dictature
argentine ?
5 NORA Pierre, Les lieux de mmoire, 1 : La Rpublique, Paris, Gallimard, 1984, p.28 6 Voir cartes en annexe
~ 12 ~
La mmoire collective est ici perue comme objet culturel. Et
conformment l'intitul du sminaire de recherche dans lequel s'inscrit ce
travail, l'objectif est de trouver les acteurs et les enjeux qui se cachent
derrire cet objet culturel. Qui sont les acteurs intervenus dans la
construction de ce lieu de mmoire ? Quels sont leurs rles respectifs ?
Comment interagissent-ils ? Au nom de quelle vision du pass ? Cest l le
premier questionnement auquel nous tenterons de rpondre, en mettant
lhypothse que ces acteurs sont la fois publics et associatifs.
De la lecture douvrages gnraux sur la mmoire collective, jai retenu
lide de la prsence dans chaque socit de diffrentes mmoires en
conflit permanent, et de limportance du rle des Etats dans la construction
dune mmoire nationale. De l est ne une deuxime hypothse : la
mmoire de la dictature argentine est faite de visions opposes du pass
dont tmoignent les diffrentes politiques publiques inities depuis la
dictature.
Dans un premier temps nous verrons comment lESMA est devenue
le symbole de la rpression militaire dans une approche historique. Nous
verrons ensuite le processus de transformation de lESMA en un lieu de
mmoire institutionnel en abordant le discours port par cette institution
sous diffrents aspects.
~ 13 ~
Mthodologie
Le travail prsent ici se situe la frontire entre histoire et sociologie.
Aborder la mmoire comme objet culturel ncessite den tudier sa
construction dans le temps. Jai donc nourri ma rflexion de la lecture
douvrages la fois relatifs lHistoire de lArgentine au XXe sicle et au
concept de mmoire, ainsi que darticles universitaires liant ces deux questions.
Un premier problme sest pos, li au caractre trs rcent de la
nouvelle politique de mmoire argentine. Peu douvrages existent sur la
question, et leur grande majorit arrte leur analyse la moiti des annes
2000, moment o le projet de lEspace pour la Mmoire et les Droits de
lHomme commenait peine. Raliser des entretiens tait donc le meilleur
moyen de pouvoir tudier les enjeux les plus rcents. Jai nanmoins rencontr
de grandes difficults obtenir des entretiens. La distance gographique a t
un obstacle que je nai pas assez anticip. Contacter des personnes par mail,
par tlphone ou par le relais des sites institutionnels ne relve pas de la mme
dmarche que de les solliciter en personne.
Un autre facteur que je n'avais absolument pas considr en
commenant mes recherches a ajout des difficults, dans le cadre dune des
hypothses que javais tabli, savoir labsence dune mmoire forte des exils
de la dictature argentine. Un rendez-vous avait t fix en ce sens avec
un ancien Montonero7. Aprs quelques changes de mails il a finalement refus
deffectuer entretien en me disant que cela le mettait trop mal laise de parler
de thmes quil estime sensibles et compliqus , surtout si la conversation
tait enregistre. Mon entretien avec Diego, fils dexils, a montr quelques
pistes intressantes allant dans le sens de cette ide, celui-ci racontant que
cela reste un sujet difficile aborder dans sa famille. Il ne constituait pourtant
pas en soi une ressource suffisante valider cette hypothse, que jai donc
abandonne. Jai nanmoins obtenu des entretiens de quatre personnes qui
ont exprim des opinions permettant dapporter des rponses aux questions
que je mtais fix.
7 Les Montoneros ont t un des deux principaux groupes arms rvolutionnaires des annes
1960 et 1970 en Argentine, et une des cibles principales de l'Etat terroriste lors de la lutte
~ 14 ~
Une dernire difficult rencontre a t de faire reconnaitre ma lgitimit
aborder ces thmes, qui concernent la mmoire dun pays qui nest pas le
mien. Jai remarqu une tendance chez toutes les personnes interroges
sexprimer au nom de lArgentine et non de leurs avis personnels. Mais cela
reste une difficult mineure, la conversation ayant pu tre roriente.
Ma grille de questions8 a t construite en trois temps. Une premire
partie sur la situation professionnelle, qui ma permis de souligner que ctait
bien lavis de la personne que je mintressais et non celui de lArgentine.
Puis un temps abordant le ressenti sur le projet ex-ESMA et la politique de
mmoire en gnral. Enfin, un troisime temps sur des projets rcents et le
devenir de linstitution.
J'ai tent lors de mes interviews de calquer ma dmarche sur celle
d'entretiens comprhensifs explique par Pierre Bourdieu dans La misre du
monde, en essayant dinstaurer une relation dcoute active et mthodique
9. Jai donc laiss les personnes sexprimer en limitant mes interventions. La
grille de questions na donc pas t toujours suivie dans lordre, puisque jai
essay de ragir aux interventions pour y montrer lintrt que jy portais.
Tous les entretiens se sont drouls en espagnol sur le mode du
tutoiement, trs rpandu en Argentine. Les entretiens ont tous eu lieu par
Skype, avec camra. Ce dispositif nest pas optimal et ne remplace pas une
conversation en face--face, mais il a permit aux personnes interroges de
sexprimer de chez-elles, dans un environnement familier.
Jai traduit les entretiens et les citations tires douvrages crits en
espagnol au franais, en mattachant conserver leur sens original.
Le nombre limit dentretiens a pu tre compens par la lecture
dinterviews effectus dans la presse argentine loccasion des dix ans de lex-
ESMA, et d entretiens effectus par des tudiants de luniversit de Buenos
Aires dans le cadre dun projet de livre consacr la politique mmorielle de
anti-subversive. Nous y reviendrons.
8 Voir annexe 9 La misre du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, Editions du Seuil, 1993, p.903
~ 15 ~
lex-ESMA, effectus en 2013 et mis disposition en ligne10. Dans ce panel
dentretiens on trouve ceux des reprsentants des principales institutions
prsentes au sein de lEspace pour la Mmoire et les Droits de lHomme. Parmi
ces entretiens, jai retenu ceux de personnes dont javais pu lire lopinion par
ailleurs dans la presse argentine ou dans des archives. Jai privilgi les
entretiens que jai effectus personnellement, mais ces autres entretiens et
interviews ont apport des informations supplmentaires prcieuses.
Quatre personnes ont donc t interroges. Elles sont prsentes plus
longuement en annexe.
Tableau rcapitulatif des entretiens effectus
N Enqut Entretien Dure Age Profession Intrt pour
lobjet de recherche
1 Agustino Rodriguez
17/06/2014 Par skype
47m 28 Producteur de tlvision
Travaille au sein de lex-ESMA
2 Diego Cicari 26/05/2014 Par skype
36m 29 Professeur et musicien
Intervenant lex-ESMA
3 Julia Martinez
04/05/2014 Par skype
28m 35 Journaliste Spcialiste de la dictature argentine Visiteuse de lex-ESMA
4 Jonathan Perel
02/07/2014 Par skype
1h13 38 Ralisateur A ralis deux fils sur lex-ESMA
10 Sur le site http://papelesynotasddhh.blogspot.fr/ [consult en ligne le 15/08/2014]
http://papelesynotasddhh.blogspot.fr/~ 16 ~
I. Comprendre le parcours de la mmoire de la dictature en Argentine : une approche historique (1976-2003)
Il est difficile de rsumer le long parcours de la mmoire argentine, qui
commence ds la dictature et se poursuit jusqu aujourdhui. Il est nanmoins
ncessaire de sy essayer, afin de dtacher les grands axes qui permettent
dexpliquer les enjeux de mmoire argentins qui sexpriment actuellement au
sein de lex-ESMA.
Dans une approche chronologique, nous reviendrons dans un premier
temps sur les annes de dictature elles-mmes (1976-1983), afin de
comprendre ce que fut le terrorisme dEtat en Argentine et comment naquit le
mouvement pour les droits de lHomme. Puis nous verrons que dans la priode
de transition dmocratique (1983-1989), diffrentes manires dinterprter le
pass sont de plus en plus mises en tension, avant que ce conflit de mmoire
sexacerbe durant les annes Menem (1989-2003).
A. Les annes de dictature (1976-1983)
1. Le PRN : doctrine antisubversive et organisation du rgime
Seul lEtat, pour qui nous nacceptons pas le rle de simple spectateur du processus, aura le monopole de lusage de la force, et par consquent seules ses institutions accompliront les actions lies la scurit intrieure. Nous utiliserons cette force autant de fois que ncessaire afin dassurer pleinement la paix sociale ; avec cet objectif nous combattrons, sans trve, la dlinquance subversive quelles quen soient ses manifestations, ce jusqu sa totale destruction11.
11 Jorge Videla, discours du 30 mars 1976. Source :
http://elmisto.tripod.com/Pginas/nota057.htm [consult le 26 mai 2014]
http://elmisto.tripod.com/paginas/nota057.htm~ 17 ~
Ainsi sexprime le gnral Jorge Rafael Videla, cinq jours aprs le coup
dEtat du 24 mars 1976 qui marque larrive au pouvoir du Proceso de
Reorganizacin Nacinal (Processus de Rorganisation Nationale PRN). A
la tte de cette junte militaire, en plus de Videla, chef de lArme de Terre, se
trouvent les chef de la Marine Emilio Eduardo Massera et de lArme de lAir
Orlando Ramn Agosti12. Le PRN conservera cette rpartition tripartite du
pouvoir durant les quatre diffrentes juntes qui se succdent au pouvoir jusqu
llection de Raul Alfonsin le 10 dcembre 1983 qui marquera le retour la
dmocratie.13
Pour comprendre qui Videla se rfre en parlant de dlinquance
subversive , il nous faut revenir quelque peu en arrire.
a. Pronismes et construction de la doctrine antisubversive
De 1944 1955, lArgentine est gouverne par le gnral Juan Domingo
Pern, leader charismatique qui sduit des pans disparates de la socit
derrire un projet de modernisation fond sur une conomie nationalise et un
Etat providence14. En 1955 il est destitu par un coup dEtat organis par la
Marine avec lappui de lEglise catholique, rassembles sous lpithte de
Rvolution libratrice (Revolucin libertadora)15, sous le commandement du
gnral Aramburu. Pern sexile en Espagne et toute rfrence son parti, le
Mouvement national justicialiste, ou mme son nom est interdit16. La socit
argentine se divise alors entre les pronistes, partisans du retour de Pern, et
12 ROMERO Luis Alberto, Breve historia contempornea de la Argentina: tercera edicin revisada y actualizada, Fondo de Cultura Econmica, Buenos Aires, 2012, p.239 13 TAHIR Nadia, Les associations de victimes de la dictature : politiques de droits de l'homme et devoir de mmoire en Argentine (1976-2007), p.71 Les quatre juntes qui se succdent la tte de lEtat sont :
-1976-1980: Jorge Rafael Videla, Emilio Eduardo Massera et Orlando Ramn Agosti -1980-1981: Roberto Eduardo Viola, Armando Lambruschini, Omar Domingo Rubens Graffigna -1981-1982: Leopoldo Galtieri, Basilio Lami Dozo et Jorge Isaac Anaya -1982-1983: Cristino Nicolaides, Rubn Franco, Augusto Jorge Hughes
14 Op.cit. Romero(2012) Chapitre IV : El gobierno de Pern, 1943-1955, pp.111-154 15 Ibid.
~ 18 ~
anti-pronistes : La scne sociopolitique argentine suite lexprience
proniste peut tre dcrypte comme une situation de stricte antagonisme dans
laquelle les frontires qui sparrent les deux positions taient extrmement
fortes17.
Si tous souhaitent les pronistes souhaitent le retour de Pern, ils sont
toutefois diviss en une branche conservatrice partisane dun Etat militaire fort
et une mouvance progressiste de tendance socialiste, bientt rassemble sous
la Jeunesse proniste (Juventud peronista JP), cre en 1957.
En 1966 un nouveau coup dEtat militaire a lieu. Dans le contexte de la Guerre
Froide, lobjectif atteindre par le nouveau rgime est de rtablir un ordre moral
en radiquant le communisme18. Cest la doctrine antisubversive, dj pense
et pratique par la France durant la guerre dIndochine et en Algrie avec pour
objectif l'anantissement du FLN19. Elle se base sur lide dun ennemi
intrieur dissmin au sein de la socit. Afin dappliquer cette doctrine, lEtat
militaire sappuie sur lAlliance Anticommuniste Argentine (Alianza
Anticomunista Argentina Triple A), organisation paramilitaire dextrme droite
dirige par Jos Lpez Rega, qui se revendique lui aussi du pronisme.
LESMA, en tant que centre dducation de la marine, devient un lieu
privilgi de lenseignement de cette doctrine. En tmoigne le documentaire
Escadrons de la Mort, l'Ecole franaise, dans lequel Marie-Monique Robin
interviewe deux anciens cadets de la marine argentine, Anibal Acosta et Julio
Urien qui racontent comment le film La bataille d'Alger leur a t prsent au
sein de lESMA en 1967 :
C'est le directeur d'tudes avec laumnier militaire qui tait en charge de l'cole navale [qui nous l'ont montr] [] pour nous prparer une guerre qui n'tait pas celle pour laquelle nous tions entrs dans l'cole navale. [] En fait ils nous prparaient une guerre irrgulire, en nous habituant petit petit des mthodes qui seront largement utilises par la suite. [] Ici on nous prparait des tches policires contre des populations civiles.
Anibal Acosta20
16 Ibid. 17 BARROS Sebastin, Violencia de Estado e identidades polticas. Argentina durante el
Proceso de Reorganizacin Militar (1976 1983) , Amnis n 3, 2003, p.3 18 Op.Cit. Romero (2012) Chapitre VI : Dependencia o liberacin, 1966-1976 pp.195-238 19 Op.cit. Tahir (2012) p.76 20 Anibal Acosta, dans ROBIN Marie-Monique, Escadrons de la Mort, l'Ecole franaise. [DVD] , Ideale Audience, 61 min, 2003
~ 19 ~
Parmi ces mthodes, la torture prend une place centrale, ayant pour rle
de permettre de soutirer des informations sur lorganisation des diffrents
mouvements politiques viss. La Triple A rdige des listes noires dintellectuels,
militants universitaires et syndicaux et membres dorganisations paramilitaires
de gauche.
Car face lautoritarisme des nouveaux militaires au pouvoir, la
rvolution arme apparat comme une alternative possible pour certains
pronistes de gauche, qui constituent des gurillas partir de 1967. Parmi les
plus importantes, lEjercito Revolucionario del Pueblo (Arme rvolutionnaire du
peuple), dinfluence trotskyste, et les Montoneros, branche arme de la
Jeunesse Proniste, dont lacte de naissance sur la scne publique fut
lenlvement et lassassinat du gnral Aramburu, en mai 1970 21. Les moyens
daction les plus utiliss par ces gurillas sont les enlvements et les
assassinats de politiciens ou de grands entrepreneurs, et les braquages de
banques suivis de redistributions dargent faon Robin des Bois 22.
Lorsque Pern revient dexil le 20 juin 1973, la socit argentine, et en
son sein la mouvance proniste, sont donc polarises lextrme. Lors de son
arrive laroport dEzeiza Buenos Aires, deux millions de personnes
viennent laccueillir23. Avant mme larrive de Pern, la Triple A tire sur la foule,
visant les Montoneros rassembls pour accueillir lhomme providentiel. On parle
du Massacre dEzeiza .
Si Pern est ensuite lu autant par les pronistes de gauche que de droite, il
nomme Jos Lpez Rega (dirigeant de la Triple A) ministre des Affaires
sociales ! Ce qui tmoigne de la mouvance de laquelle il souhaite se
rapprocher. Son retour la prsidence de lEtat est de courte dure, puisque
Pern meurt en juillet 1974. Lui succde sa vice-prsidente et pouse Isabel
Martinez de Pern, qui se rapproche de manire grandissante des mouvances
les plus droitires du pronisme. Le 24 mars 1976 elle est arrte et destitue
par une nouvelle junte militaire. On estime aujourdhui quentre 600 et 1500
21 Op.cit. Romero (2012), p.211 22 Ibid p .212 23 Op.cit. Romero (2012) p.227
~ 20 ~
opposants politiques furent dj assassins durant cette priode24.
b. Modes opratoires du Terrorisme dEtat
Quand le PRN prend le pouvoir, le discours de la lutte antisubversive est
donc dj en place et les militants de gauche sont dj perscuts par la Triple
A. Mais la particularit du Terrorisme dEtat qui sinstaure en 1976 est
dinstitutionnaliser la rpression et den systmatiser lusage : il sagit dune
action terroriste clandestine, divise en quatre moments principaux : la
squestration, la torture, la dtention et lexcution 25. Lappellation de
subversifs que le rgime emploie pour justifier ces mthodes dsigne les
groupes rvolutionnaires, mais la rpression sera en ralit applique toute
sorte dennemis du rgime.
La Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (Comisin Nacinal
sobre la Desaparicin de Personas - CONADEP) mise en place aprs le retour
la dmocratie pour juger de la porte et des moyens daction du Terrorisme
dEtat le rsume en ces termes :
Lpithte de subversif avait une porte aussi vaste quimprvisible. Dans le dlire smantique, men par des qualifications comme marxisme-lninisme , apatrides , matrialistes et athistes , ennemis des valeurs occidentales et chrtiennes , tout tait possible : depuis des personnes en faveur dune rvolution sociale, [] des dirigeants syndicaux qui luttaient pour une simple augmentation de salaires, des jeunes qui avaient t membres dun syndicat tudiant, des journalistes qui ntaient pas fanatiques de la dictature, des psychologues et des sociologues pour avoir des professions suspectes, des jeunes pacifistes, des nonnes et des prtres qui avaient prch la parole du Christ dans des quartiers pauvres. Et les amis de nimporte lequel dentre eux, et les amis de ces amis, des gens qui avaient t dnoncs par vengeance personnelle et par des interrogatoires sous la torture. 26
La dclaration d'un tat d'urgence permet au rgime d'tablir la rpression
24 SUED Gabriel, Hubo 600 desapariciones antes del 76 , La Nacin, 13/01/2007 [en ligne]
http://www.lanacion.com.ar/875007-hubo-600-desaparecidos-antes-del-76 [consult le 10/06/2014]
25 Op.cit. Romero (2012) p.240 26 Rapport de la CONADEP Nunca Ms , Prologue, 1984. Source :
http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/articulo/nuncamas/nmas0002.htm
http://www.lanacion.com.ar/875007-hubo-600-desaparecidos-antes-del-76http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/articulo/nuncamas/nmas0002.htm~ 21 ~
dans la clandestinit et de limiter lexil des opposants politiques27.
Afin danantir cet ennemi , le rgime militaire a recours une
organisation trs hirarchise au sein des forces armes qui sont divises en
groupes de travail , chacun tant responsable dune zone dintervention.
Les personnes vises sont donc dans un premier temps arrtes, leur
domicile ou en pleine rue. Ce mode opratoire traduit une volont du rgime,
au-del dliminer ses supposs opposants, dinstaurer un climat de peur afin
danantir toute possibilit de protestation de la part de la socit civile28 : Les
victimes furent nombreuses, mais le vrai objectif taient les vivants, lensemble
de la socit, qui, avant dentreprendre sa transformation profonde, devait tre
contrle et musele par le discours et par la terreur 29.Elles sont ensuite
conduites dans un des 344 centres clandestins de dtention (CCD)30 du pays,
situs dans les siges des Forces armes, comme pour lESMA, ou dans des
commissariats de police, o elles sont tortures et la plupart du temps
assassines.
Parfois, les corps apparaissaient dans la rue, comme sils taient morts lors dun affrontement ou en tentative de fuite []. Mais dans la majorit des cas les cadavres taient occults, enterrs dans les cimetires comme personnes inconnues, brls dans des fosses communes ou jets la mer attachs des blocs de ciment, aprs avoir t endormis avec une injection. De cette manire, il ny eu pas de morts, mais des disparus.31
Cest l une autre particularit du mode opratoire du Terrorisme dEtat,
lobjectif tant de faire disparatre toute preuve de la rpression. Sans preuve
de corps, il sagit dune disparition force de personnes , ce qui ne constitue
pas un crime en Argentine cette poque32.
[consult le 10/06/2014]
27 Op.cit Tahir (2012) p.73 28 Romero (2012) Chapitre VII : El proceso (1976-1983) pp.239-274 29 Ibid. p.243 30 Aussi appels Centres clandestins de dtention, de torture et dextermination (CCDyT). 31 Op.cit. Romero (2012) p.242 32 Op.cit. Tahir (2012) p.91
~ 22 ~
c. Le Centre clandestin de dtention ESMA.
LESMA fut lun de ces nombreux centres, et lESMA comme ailleurs soprent
les disparitions en quatre tapes : enlvement torture, et assassinat par le
groupe de travail 3.3.2, puis disparition des personnes, soit brles dans le
terrain de sport adjacent, soit jetes vivantes et endormies dans le Rio de la
Plata par hlicoptre. Plusieurs lments en font nanmoins un lieu particulier,
et contribueront en faire un symbole aprs la dictature.
Tout dabord, rappelons que lESMA est situe lintrieur de Buenos
Aires. De plus lESMA fut un des seuls CCD fonctionner durant toute la dure
de la dictature.33 On estime que 5000 personnes furent dtenues lESMA, en
faisant le plus grand centre de rclusion du Terrorisme dEtat34.
Au lESMA, les militants sont dtenus au sein du Casino des Officiers,
picentre de la rpression 35. Le Casino des Officiers contient galement
une maternit clandestine, dans laquelle sont transfres les dtenues
enceintes depuis dautres CCD36. Elles sont ensuite assassines et leurs
enfants donns des proches des militaires. Ce processus de bbs vols
acqurant une place centrale dans la mmoire collective argentine, lESMA
gagne galement en notorit par ce phnomne. Enfin, lESMA devient le lieu
central du processus de rcupration , un moyen daction mis en place par
la Marine sous lgide de lamiral Massera. Cela consistait utiliser les
connaissances et de la formation politique et culturelle de certains militants des
Montoneros pour les retourner en faveur des objectifs politiques de Massera,
afin de construire et consolider son leadership au sein des Forces Armes 37.
Certains militants sont donc slectionns pour constituer le staff , un groupe
de dtenus contraint rdiger des articles de propagande, des discours et
falsifier des documents pour lamiral Massera. Les dtenus doivent alors
prouver quils ont renonc leurs convictions passes. Cest le processus de
rcupration . Certains de ces dtenus sont ensuite relchs sous libert
33 Site de lIEM, Escuela de Mecanica de la Armada (ESMA)
http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma.html [consult le 10/06/2014] 34 Ibid. 35 Expression employe par Jonathan [entretien n4, 02/07/2014] 36 Ibid. 37 CARNOVALE Vera, Memorias, espacio pblico y Estado: la construccin del Museo de la Memoria, Estudios AHILA de Historia Latinoamericana, n.2, Verveurt, 2006 , p.13 Egalement mentionn dans Op.cit. Romero (2012) p.257
http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma.html~ 23 ~
surveille pour poursuivre ce travail lextrieur.38 Cela explique quun nombre
plus important de dtenus survcurent lESMA que dans dautres camps (la
CONADEP les estime environ 200). Cela aura pour consquence de
multiplier les tmoignages de dtenus lors des procs des juntes militaires lors
du retour la dmocratie, ce qui permit davoir une connaissance prcise du
fonctionnement du CCD-ESMA. Il est important de prciser que si lESMA se
transforme en centre de dtention, elle continue dtre dans le mme temps un
lyce militaire. Les jeunes cadets participent activement surveiller les
prisonniers et faire disparaitre leurs corps39. Des survivants diront que cela
faisait partie de la manire de penser le camp par les officiers : intgrer les
recrues au processus de rpression leur assurerait par la suite quils
conserveraient le silence40.
2. Organisation du Mouvement pour les droits de lHomme
Les disparitions forces de personnes sont dnonces ds le dbut de la
rpression par des organisations dont le nombre va grandissant. On peut
distinguer les organisations qui inscrivent leur combat dans un discours gnral
de dfense des Droits de lHomme, et les organisations dafectados
[ affects ] c'est--dire de proches de victimes41. Toutes seront identifies
comme ennemis par la PRN qui rprime ses membres les plus emblmatiques.
La Ligue Argentine des Droits de lHomme, organisation communiste
cre en 1937, alarme ds 1967 de limplantation de la Doctrine de Scurit
Nationale en Argentine42. Ce combat est galement port par deux
organisations catholiques. Le Servicio Paz y Justicia (Service Paix et Justice
38 Ibid. 39 Rapport de la CONADEP Nunca Ms , Centro Clandestino de Detencin en la Escuela
Superior de Mecnica de la Armada, 1984. Source : http://www.desaparecidos.org/arg/conadep/nuncamas/nuncamas.html
[consult le 10/06/2014] 40 Ibid. 41 Cette division entre organisations d affects et de non-affects est rcurrente dans la
littrature universitaire spcialise sur le thme de la mmoire en Argentine. Voir par exemple Op.cit Tahir (2012), Chapitre 3 : Les associations dafectados pp.138-184.
42 RAGGIO Sandra, La lutte pour les droits de lhomme et la mmoire du terrorisme dtat dans la construction de la dmocratie , Matriaux pour lhistoire de notre temps n81, 2006,
http://www.desaparecidos.org/arg/conadep/nuncamas/nuncamas.html~ 24 ~
SERPAJ), inspir de la thologie de la Libration, dirige par Adolfo Prez
Esquivel43 et le Mouvement cumnique pour les Droits de lHomme (MEDH)
cr en 1976. LAssemble Permanente pour les Droits de lHomme se
compose elle, de politiques. Aprs le dbut de la dictature, certains de ses
membres crent le Centro de Estudios Legales y Sociales (Centre dEtudes
Lgales et Sociales - CELS), qui essayera de faire condamner juridiquement
les mthodes du PRN44.
Fin 1976 nait la premire association daffects : Familiares de
detenidos y desaparecidos por Razones Politicas (Familles de dtenus et de
disparus pour raisons politiques Familiares). Comme le souligne Sandra
Raggio la principale caractristique de ce groupe tait quil dnonait le
caractre politique de la rpression et mettait laccent sur les activits militantes
des victimes 45. Cela les distingue de lassociation la plus emblmatique de ce
mouvement, les Madres de Plaza de Mayo (Mres de la Place de Mai
Madres).
Une des rondes des Mres de la Place de Mai en 1978
La majorit des dtenus-disparus avaient entre 15 et 35 ans46, ce qui
explique que ce soit en premier lieu leurs parents qui se mobilisent pour leur
p.87 98 43 Ibid. Arrt et emprisonn en aot 1976 avant dtre libr sous surveillance, Adolfo Prez
Esquivel reoit le prix Nobel de la paix en 1980. 44 Op.cit. Tahir (2012), Glossaire, p.10 45 Op.cit Raggio (2006) p.4 46 Op.cit. Romero (2012) p.242
~ 25 ~
retour. Ds 1977 des mres de disparus commencent se rassembler sur la
Place de Mai situe devant la Casa Rosada, le palais prsidentiel, pour
rclamer le retour de leurs enfants. De plus en plus nombreuses, elles
manifestent de cette manire tous les jeudis. Les Madres sont bientt rejointes
par une nouvelle organisation de proches de victimes, les Abuelas de Plaza de
Mayo (Grands-mres de la Place de Mai Abuelas). Egalement mres de
dtenus-disparus , elles rclament la restitution de leurs petits-enfants ns
en captivit.
Les Mres de la place de Mai se dotent dun foulard blanc sur lequel elles
brodent le nom de leurs enfants, en faisant un symbole de la lutte contre la
rpression, et de pancartes de photos de leurs enfants recherchs. Pour Enzo
Traverso, ces dfils avec les photos de disparus taient dj des formes de
commmoration 47. Ils sont donc dj un lieu de mmoire, au sens de Pierre
Nora. A partir de 1980, les Mres de la Place de Mai organisent chaque anne
la date anniversaire du coup dEtat une marche de la Rsistance, pendant
laquelle elles dfilent pendant 24 heures conscutives. Cette tradition se
perptuera aprs le retour la dmocratie. Ainsi alors que la junte militaire est
encore au pouvoir, les grandes lignes du combat pour la mmoire des
dcennies venir sont dj traces.
Dans un contexte o lopinion publique est svrement musele, la
mobilisation des Madres contribue dcrdibiliser le rgime. En devenant
lemblme mme dun combat de victimes, Les Mres de la place de Mai
contribuent galement la notorit de la rpression linternational48.
Face cette visibilit croissante des Mres de la place de Mai, des
membres de la Triple A infiltrent alors lorganisation pour en arrter les
principales responsables. 12 personnes lies aux Madres sont ainsi arrtes en
dcembre 1977 par le Groupe de Travail 3.3.2, celui de lESMA, sous le
commandement du gnral Astiz49.
La coupe du Monde de 1978, qui a lieu en Argentine, donne une visibilit
47 Op.cit. Traverso (2005) p.52 48Op.cit. Romero (2012) p.260 49 Op.cit. Barros (2003), p.9
~ 26 ~
internationale au combat des Mres de la place de Mai.50 Elle donne galement
lieu un vaste mouvement de boycott notamment organis par les exils
politiques depuis lEspagne et la France.51 La finale de la coupe a lieu au stade
River Plate, btiment mitoyen de lESMA, ce qui augmente la notorit de ce
lieu linternational.
3. Guerre des Malouines et chute du rgime
Les combats des Mres de la place de Mai contribuent donc
sensibiliser la communaut internationale, qui condamne de plus en plus
ces mfaits. Les historiens considrent pourtant que la majorit des
disparitions ont en effet lieu avant 1979, date laquelle lERP et les
Montoneros ont t compltement dmantels.52 A partir de cette date, le
PRN sattache faire entrer en vigueur sa doctrine du march libre, vaste
projet libral douverture de lconomie argentine aux capitaux trangers, de
privatisations et de politique montariste inflationniste, afin de rompre avec
les politiques dEtat providence institues par Pern dans les annes
194053. Cette politique est un chec, et une crise conomique saggrave en
1980. Ajoute aux critiques montantes des organisations des droits de
lHomme, elle a pour consquence laugmentation de la contestation. Afin de
redorer ses lettres de noblesse, le PRN dcide alors de rcuprer les les
Malouines conquises par les anglais en 1833 et rclames par toute la
population argentine54.
La guerre des Malouines dbute le 2 avril 1982, avec lenvoi de jeunes
soldats prpars ni aux conditions climatiques extrmes de lAntarctique, ni
au combat. Si elle provoque la ferveur fdratrice espre, la guerre savre
rapidement un chec. Elle ne fait quaccrotre la condamnation
internationale et nationale du rgime des juntes militaires, et fait plus de 700
morts ou disparus (l encore, de nombreux corps ntant pas retrouvs) et
50 FRANCO Marina, La campaa antiargentina: la prensa, el discurso militar y la construccin de consenso , Derecha, fascismo y antifascismo en Europa y Argentina, Universidad de Tucumn, 2002, pp.195-225 51 Ibid. 52 Op.cit. Romero (2012) p.244 53 Op.cit. Romero (2012), La economa imaginaria : inflacin y especulacin, pp.244-252 54 Ibid. p.263
~ 27 ~
1300 blesss55. Les Mres de la place de Mai associent la cause des
parents de la guerre des Malouines leur cause, transformant les rondes
du jeudi en marches pour la vie 56.
Lchec de la guerre prcipite la chute des militaires, qui ne les
empche pas dorganiser eux-mmes la mmoire quils souhaitent lguer de
leur rgime.
B. Conflits de mmoire dans le retour la dmocratie (1983-1989)
1. Une mmoire officielle : la guerre sale
Face une socit de nouveau organise autour de syndicats et de partis
politiques, qui renaissent partir de 1982, et au fort retentissement de lchec
des Malouines, le retour la dmocratie est invitable. Afin dtre pargn de
toute poursuite judiciaire, et sachant que sa gouvernance touche sa fin, le
PRN va construire une mmoire officielle des vnements. Le premier acte de
cette construction dune mmoire officielle est le Document final de la Junte
Militaire sur la guerre contre la subversion et le terrorisme, sorte de
documentaire prpar par la dernire junte militaire et diffus simultanment
par toutes les chanes de tlvision le 28 avril 1983, en plein dmantlement du
rgime.57 Le PRN, en donnant lillusion dapporter des explications aux
disparitions forces de personnes, se focalise au contraire sur les actions
violentes des gurillas, grands renforts dimages dexplosions, de corps et de
violence sous toutes ses formes58. Lennemi tant partout et agissant
violemment, le rgime na eu dautre choix que dintervenir pour rtablir lordre.
Alors que la socit argentine dcouvre les crimes perptrs par le rgime, une
justification a-posteriori leur est donc donne : la rpression des dernires
55 Ibid. p.267 56 Ibid. p.269 57 FELD Claudia, Quand la tlvision argentine convoque les disparus, Modalits et enjeux de la reprsentation mdiatique d'une exprience extrme , Le temps des mdias n6, 2006, p.188 202 58 Ibid.
~ 28 ~
annes tait une guerre sale .
Avec le terme de guerre sale, les militaires dcrivaient une situation de guerre non conventionnelle dans laquelle les caractristiques de lennemi justifiaient certains excs. Ce ntait pas une guerre propre, dans laquelle les ennemis se rencontraient sur un champ de bataille, et dans laquelle chacun savait qui tait lautre. Lennemi sinfiltrait, contaminait le corps social, ne portait pas duniforme, on ne savait ni o ni comment il attaquerait. Pour les militaires donc, les disparitions, la torture, le vol de biens et la squestration de personnes, taient dus au type dennemi contre lequel ils se battaient. 59
Aprs avoir ni leur implication dans la disparition force de personnes, et
face aux plaintes grandissantes des organisations de droits de lHomme
argentines et internationales, les militaires dans les dernires annes
sattachent donc justifier de lusage de leurs mthodes.
Le mme propos est repris dans une Loi de Pacification nationale ,
promulgue en septembre 1983, que Vera Carnovale qualifie dauto-amnistie
dguise 60. En effet, elle innocente tout militaire pouvant tre accus dactes
terroristes sur la priode 1973-1982, ces actes ayant t commis dans la
ncessit de combattre lennemi intrieur. Le fait que cette pithte de guerre
sale soit, encore aujourdhui, utilise dans nombre douvrages ou darticles
encore aujourdhui tmoigne de la porte dun tel discours.
2. Thorie des deux dmons & Nunca Ms
Au retour de la dmocratie, en 1983, la socit argentine fait donc face
deux discours contradictoires : dune part un discours officiel, celui des
militaires, justifiant leurs actions par une ncessit dans le cadre dune guerre
sale . De lautre, celui des organisations des droits de lHomme qui alarment
sur ltendue de ces crimes et de la violence des mthodes du rgime et
rclament le Jugement et chtiment de tous les coupables et, selon leur
expression lapparition en vie des 30 000 disparus , deux mots dordres
59 Op.cit. Barros El mito de la guerra sucia pp.8-11 60 Il sagit de la loi n22.924 Op.cit. Carnovale (2006) p.2-3
~ 29 ~
retranscrits sur les banderoles des manifestations61.
Face ces discours antagonistes, le nouveau prsident radical Raul
Alfonsin, choisit ce qui apparat comme une voie mdiane, que lon nommera
par la suite la thorie des deux dmons .
Cette thorie, dont nous aurons loccasion de voir la porte dans la suite
de notre dveloppement, consiste dire que la priode de violence que vient
de traverser lArgentine et qui pnalisa en premier lieu la socit civile fut la
consquence daffrontements entre deux terrorismes , un dextrme droite et
un dextrme gauche et quil existe donc des coupables dans les deux
camps 62. Trois jours aprs son investiture, Alfonsin tablit ainsi deux dcrets
conscutifs demandant larrestation des tous ceux qui instaurrent des formes
violentes daction politique ayant eu pour finalit daccder au pouvoir par
lusage de la force 63, soit les principaux leaders des gurillas et militaires des
trois premires Juntes. Son but au travers de ces dcrets est double : rpondre
aux revendications des organisations de droits de lHomme tout en svitant les
foudres des forces armes, innocentes puisque seuls les dirigeants des
Juntes sont arrts64. En parallle, Alfonsin ordonne la cration dune
commission charge dinvestiguer sur ce qui est advenu des disparus : la
Comision Nacinal sobre la Desaparicion de Personas (Commission Nationale
sur la Disparition de Personnes CONADEP). La constitution dune telle
commission divise les organisations de droits de lHomme : lAPDH et le MEDH
y prennent part, tandis que le sujet divise les Mres de la Place de Mai, certains
membres exprimant des rserves face la crainte que le rapport de la
Commission soit une fin en soi non suivi de condamnations judiciaires65. Aprs
avoir auditionn des milliers de personnes, la CONADEP publie fin 1984 un
rapport de 50 000 pages nomm Nunca Ms ( Jamais plus), rsum en
un livre du mme nom.
Le rapport Nunca Ms rapporte 8961 cas de disparitions de personnes,
tout en estimant quelles sont sans doute plus nombreuses66. Les Mres de la
place de Mai parlent, elles, de 30 000 disparus, estimant quil fallait tripler le
61 Op.cit. Raggio (2004) p.8 62 Op.cit Carnovale (2006) p.3 63 Dcret n147 du 13 dcembre 1983 cit dans Op.cit. Carnovale (2006) p.4 64 Op.cit. Raggio (2004) p.8 65 Ibid. 66CONADEP, Nunca Ms, Informe final de la Comisin Nacional sobre la Desaparicin de
~ 30 ~
nombre de 10 000 retenu par la CONADEP 67 afin de prendre en compte les
cas de disparitions qui navaient pas fait lobjet de plainte. Ce nombre na pas
de base relle mais est par la suite revendiqu par toutes les organisations et
acquiert une forte porte symbolique.
Le rapport Nunca Ms, bientt devenu le best-seller de lpoque 68, se
base donc sur des tmoignages danciens dtenus-disparus et de leurs
proches. Si le tmoignage acquiert une telle importance, cest quil existe trs
peu de preuves de la rpression, les militaires ayant eu le temps danticiper leur
dpart dans les dernires annes du PRN69. Il est doubl de la diffusion dun
documentaire ponyme diffus la tlvision en juillet 1985, o des anciens
dtenus et leurs proches relatent leur exprience70. Le gouvernement maintient,
lui, sa position que la violence fut cause par deux dmons . Ainsi, avant la
diffusion du documentaire en soi, le Ministre de lIntrieur apparait lcran
pour prciser que ce qui va suivre nest quun aspect du drame et de la
violence en Argentine 71, lautre tant celui des groupes arms dextrme-
gauche.
Deux visions contradictoires saffrontent donc dans lespace public : celle
dun Etat terroriste porte par le Nunca Ms et celle des deux dmons du
gouvernement dAlfonsin. Ce paradoxe est dterminant pour comprendre un
nouveau conflit de reprsentations.
3.Conflits de mmoires au sein des affects
a. Mmoire victimaire ou mmoire militante ?
Suite au rendu du rapport de la CONADEP, le procs des Juntes militaires
dbute en avril 1985. Comme pour le Nunca Ms en lui-mme, ce sont de
nouveau les proches de disparus et les survivants des centres de dtention qui
Personas, 1984, 499p. 67 Op.cit. Tahir (2011), p.82 68 Op.Cit. Carnovale (2006) p.5 69 Op.cit. Romero (2012) p.276 70 Op.cit. Feld (2006) p.5
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sont appels tmoigner. Nous lavons vu, le discours des organisations d
affects et notamment des Madres placent leur combat dans un cadre
gnral de dfense des droits de lHomme. Lidentit politique de leurs enfants
nest pas mise en avant. Avec le maintien en vigueur de la thorie des deux
dmons, les survivants ne peuvent non plus revendiquer leur pass de
militants, au risque dencourir une condamnation.
Leur mmoire danciens militants est peu peu efface au profit dune
mmoire dpolitise 72 pour que ne reste plus que leur condition de
survivants aux atrocits de la dictature. Les esprances qui animaient toute
une partie de la classe politique dans les annes 1970 encourent alors un
risque de tomber dans loubli. Cela pose plusieurs problmes qui ressurgiront
plus tard. Dune part il nest pas tabli qui, des dtenus-disparus, a vraiment eu
recours des actes de violence dans le cadre de gurillas, dautre part, ce
positionnement de victime empche une lecture politique des vnements.
Comme nous lavons mentionn, le PNR stablit sur un projet de rtablir
lordre valeurs chrtiennes et occidentales 73 un capitalisme exacerb. Dans
ce cadre, on peut considrer que la disparition force de personnes fut un
moyen daction servant un dessein plus vaste et non une finalit en soi. En se
positionnant en victimes, les survivants perdent leurs images de dfenseurs
dun autre idal politique, et donc un possible hritage de ces valeurs. Il y a l
un dplacement des valeurs et des dlimitations entre politique et moral 74.
Philippe Mesnard emploie cette expression pour dcrire le processus de la
construction de la figure de victime qui sopre la mme poque en Europe
dans la construction de la mmoire de la Seconde Guerre Mondiale :
Alors que les figures de la victime taient indexes sur lhrosme et laction politique, alors que la rsistance (antifasciste, anti-imprialiste) tait lun des grands pourvoyeurs dimages salvatrices et rdemptrices, un dplacement des valeurs sopre. La victime est alors lie lide de ltre sans dfense (tels que les juifs dports en deviennent les figures exemplaires) et cest lhumanitaire qui pourvoit alors en sauveurs (de mme que le Juste devient un acteur primordial du sauvetage des juifs perscuts 75
71 Op.cit. Carnovale (2006) p.5 72 Op.cit; Carnovale, Vctimizacin-inocentizacin y despolitizacin pp.7-9 73 Op. Cit. CONADEP, Nunca Ms, (1984) 74 MESNARD Philippe, La tension des identits mmorielles , Rue Descartes n66, 2009 75 Op.cit Mesnard (2009) p.5
~ 32 ~
Il est intressant que ces deux dplacements de valeurs soprent au mme
moment, alors que la dictature argentine est acheve depuis deux ans peine.
Cette constitution en victimes danciens dtenus et de membres
dorganisations de droits de lHomme ne fait nanmoins pas lunanimit.
LAsociacion de Ex Detenidos Desaparecidos (Association dEx Dtenus-
Disparus AEDD) se cre cette poque justement en opposition ce
nouveau positionnement victimaire, en revendiquant ne pas tre seulement
des survivants de la rpression, mais galement dun certain activisme
politique 76. LAEDD se construit donc sur le refus dintgrer sa mmoire un
discours gnral de dfense des droits de lHomme, se faisant porteuse dune
mmoire politise, et fait ainsi figure dexception dans un paysage associatif
de plus en plus vari. Nous verrons par la suite comment cette position sera au
centre des conflits de mmoires contemporains.
Le discours port par lAEDD reste pourtant minoritaire et limaginaire
collectif retient la figure de disparus comme victimes77. Lorsque le
gouvernement met en place un dcret donnant droit aux anciens dtenus et aux
familles de disparus une indemnisation, on peut considrer que cette ide de
victimisation sinstitutionnalise78. Ce point est galement lorigine dune
autre division au sein des organisations daffects.
b. Scission des Mres de la Place de Mai
Cette question accroit en effet les tensions au sein de deux branches des
Mres de la Place de Mai qui finissent par se sparer en 1985. Dune part les
Madres de Plaza de Mayo Linea Fundadora (Mres de la Place de Mai Ligne
Fondatrice Madres LF) qui, comme la majorit des organisations de droits de
lHomme acceptent cette mesure. Elles reconnaissent ainsi la figure du
dtenu-disparu . Dautre part, lAssociation Mres de la Place de Mai, qui sy
oppose au nom de l apparition en vie de leurs enfants. Accepter une
76 VAN DRUNEN Saskia Paula Caecilia, Struggling with the past : the human rights movement
and the politics of memory in post-dictatorship Argentina (1983-2006), 2010, p.174 77 Op.cit Carnovale, Vctimizacin-inocentizacin y despolitizacin pp.7-9 78 GUEMBE Mara Jos, La Experiencia Argentina de Reparacin Econmica de Graves Violaciones a los Derechos Humanos., CELS, 2006
~ 33 ~
indemnit revient en effet admettre que leurs enfants disparus sont morts.
Elle peroit lindemnisation des proches de disparus et des survivants comme
une tentative du gouvernement Alfonsin de mettre un terme leur lutte pour la
justice et la vrit79. Cette crainte se rvlera bientt fonde face aux lois
nouvelles lois damnistie qui marquent la fin du mandat dAlfonsin.
3. La fin du rgne de la justice
Le fait que le procs des Juntes militaires de 1985 soit lorigine de
divisions au sein du Mouvement pour les droits de lHomme tmoigne dune
difficult de ses acteurs sur le sens donn la mmoire de ces vnements. Le
gouvernement prend pourtant le contre-pied de ce mouvement deffervescence
de dbats et dintrts pour la cause en prenant peu peu le chemin de
limpunit 80. La premire tape de ce changement de discours est le verdict
du procs en lui-mme : si Videla et Massera, respectivement commandants en
chefs de lArme de Terre et de la Marine lors de la premire junte sont
condamns la rclusion perptuit, trois autres des gnraux des
diffrentes Juntes sont condamns des peines minimes, et le reste
innocents81.
Les associations rejettent massivement ce verdict, et semparent de tous les
recours juridique possibles. Fin 1985, le gouvernement fait alors voter une loi
dite de Point final fixant un dlai de deux mois pour prsenter toute plainte
contre les forces armes et forces de scurit82. Le mouvement des droits de
lHomme, soutenu par des commissions juridiques locales, sorganise
activement pour multiplier le nombre de plaintes. Au terme de ce dlai la justice
recueille des plaintes concernant plus de 1000 personnes83, ce qui ntait pas
leffet escompt par le gouvernement. Une nouvelle loi dite d Obissance
due vient alors assurer les militaires et policiers dtre pargns de toute
poursuite, en stipulant que tout acte de rpression de ces forces pendant la
79 Ibid. 80 Raggio (2004) p.10 81 Ibid. 82 Loi n 23 492 du 23 dcembre 1986 de Point final Texte complet disponible ladresse
suivante : http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/final.txt 83Op.cit. Raggio (2006) p.8
http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/final.txt~ 34 ~
dictature tait du la ncessit de se soumettre aux ordres84. Il ny a donc pas
de vritable puration des institutions militaires 85, comme le souligne Enzo
Traverso LESMA continue donc dtre un lyce militaire tel quelle le fut durant
la dictature.
Comme le souligne Luis Alberto Romero, ces lois se rvleront tre
contre-productives dans la mesure o elles ntaient souhaites par
personne : la droite, proniste ou librale, parce quelle tait partisane dune
amnistie complte ; les secteurs progressistes pour ne pas rpondre leurs
revendications politiques 86. Par ailleurs lArgentine fait face la fin des
annes 1980 une nouvelle crise conomique, hritire de louverture massive
des capitaux linternational durant la dictature, qui contribue dtourner
lopinion publique de son intrt croissant pour la mmoire87. Les organisations
de droits de lhomme demeurent alors les seuls garants dune mmoire
menace, sorte de voix solitaire cherchant toucher les oublieux et les
indiffrents, mais sans avoir quasiment accs lespace mdiatique. 88
La priode de retour la dmocratie est donc caractrise par des
ambivalences et des conflits de mmoire. Le gouvernement de Raul Alfonsin ne
rpond que partiellement aux demandes des organisations de droits de
lHomme de vrit et de justice.
La vrit des horreurs perptres par le rgime militaire est rvle par
le rapport Nunca Ms de la CONADEP. La mmoire qui sinstaure alors dans
limaginaire collectif est divise : certains reprennent le discours
gouvernemental sur la lgitimit daction du PNR face au dmon subversif .
Dautres au contraire retiennent surtout la cruaut des moyens dactions face
des dtenus-disparus rduits un rle de victimes. Il ne se constitue pas une
mmoire politique des vnements, comme orchestrs dans le cadre dune
lutte idologique par un rgime autoritaire.
La justice est assure par un procs des Juntes militaires dont la porte
84 Loi n23 521 du 4 juin 1987 dObissance due . Texte complet :
http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/ley23521.txt 85 Op.cit. Traverso (2005) p.52 86 Op.cit. Romero (2012) p.283 87Ibid. El plan austral, la inflacin y la crisis del Estado pp.287-292 88 Op.cit. Feld (2006) p.7
http://www.derechos.org/ddhh/arg/ley/ley23521.txt~ 35 ~
ne sera pas celle escompte, et des mesures dindemnisation qui divisent
organisations d affects . Les Lois dobissance due et de Point final sont
un nime coup dur pour ces organisations, qui ressortent affaiblies de cette
premire priode de transition dmocratique.
C. Les annes Menem : exacerbation du conflit entre mmoires
1. Oubli et rconciliation
Cest dans un contexte de crise conomique et dune mmoire en
lthargie Raul Alfonsin cde le pouvoir Carlos Menem en juillet 1989, avec six
mois danticipation sur la date prvue. Menem incarne un pronisme de droite
renouvel, qui concilie un programme conomique ultralibral prenant le
contrepied du gouvernement prcdent et la promesse dune Argentine
rconcilie de ses tensions passes89.
Menem se fait ainsi porteur dune nouvelle mmoire, celle de la
rconciliation. En tant que proniste, il a t prisonnier politique (et non dtenu-
disparu) pendant toute la dictature, ce qui lui permet de se prsenter lui-mme
comme une victime des Juntes militaires90. Sil a souffert, il faut aller de
lavant pour construire la nouvelle Argentine. Dans ce cadre, Menem octroie
une grce prsidentielle par deux dcrets conscutifs, en 1990 et 1991. Ces
dcrets donnent un nouvel lan la thorie des deux dmons : ils sappliquent
aux cadres des Juntes militaires emprisonns lors du procs de 1985, dont
Jorge Videla et Rafael Massera, mais galement des anciens membres de
guerrillas de gauche, dont lemblmatique Mario Firmenich, un des anciens
leaders des Montoneros91.
Menem donne donc une nouvelle interprtation la thorie des deux
dmons, quil justifie au nom du pardon. Pour Paul Ricoeur la proximit plus
89Op.cit Raggio (2006)p.11 90 Ibid. 91 Ibid. Dcrets prsidentiels n2741-2749 consultables en intgralit sur
http://archivohistorico.educ.ar/
http://archivohistorico.educ.ar/~ 36 ~
que phontique, voire smantique, entre amnistie et amnsie signale
l'existence d'un pacte secret avec le dni de mmoire qui [] l'loigne en vrit
du pardon aprs en avoir propos la simulation . 92 La motivation nest donc
pas le pardon mais loubli, antagoniste lide mme de mmoire.
Les organisations daffects manifestent avec virulence contre ce recul
de la justice, ce qui nempche pas leur application. Une nouvelle
reprsentation du pass va nanmoins merger sur la scne publique et
marquera un renouveau de lorganisation de la lutte pour la mmoire, la justice
et la vrit.
2. Le renouveau de la mmoire
a. LESMA rige en symbole
En 1995, le journaliste et ex-Montonero Horacio Verbitsky ralise un
entretien avec un ancien marin de lESMA, Adolfo Scilingo. Celui-ci admet avoir
particip aux vols de la mort qui, comme nous lavons vu, consistaient jeter
des dtenus-disparus en vie dans le Rio de la Plata93. Cette confession
apparait dans un livre, Vuelos, et est retransmise la tlvision. Si la socit
avait dj eu cho de ces pratiques lors de la diffusion du documentaire Nunca
ms, la diffrence est ici que linformation provient dun militaire lui-mme. Cela
eut pour consquence dinstaurer de nouveau au centre du dbat politique le
thme de la rpression illgale durant les annes de la dernire dictature
militaire 94.
Dans ce renouveau dun intrt pour le pass rcent, la sociologue
franco-argentine Claudia Feld montre comment la tlvision joue un rle central
et est lorigine de nouvelles reprsentations de la dictature dans laquelle
lESMA acquiert une nouvelle reprsentation symbolique95. Par exemple, en
1998 parat le documentaire ESMA : le jour du procs o des images des
diffrents difices de lEcole de la Marine sont accompagnes en voix-off
92 RICOEUR Paul, La mmoire, l'histoire, l'oubli, Seuil, Paris, 2000, p.586 93 Op.cit. Raggio (2006) p.11 94 Op.cit Carnovale (2006)p.9
~ 37 ~
dextraits audio du procs des Juntes. Dans ce documentaire, les emblmes
fondamentaux de la rpression dictatoriale sont limage du btiment de lESMA
et le visage de lex-amiral Massera 96. Pour les raisons nonces
prcdemment, lESMA avait dj acquit une place importante dans la
reprsentation collective des crimes de la dictature. Avec ces nouvelles images,
elle devient le symbole de lhorreur, qui gagne une nouvelle fois la place
publique97 .
La mmoire collective des dtenus-disparus est ravive. En tmoignent des
actes de commmoration de plus en plus nombreux, notamment auprs des
jeunes gnrations98.
b. HIJOS : la naissance dune mmoire sociale
Cette nouvelle reprsentation de lhorreur est accompagne de larrive
dune nouvelle association : Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y
el Silencio (Enfants pour lIdentit et la Justice contre lOubli et le Silence
HIJOS), qui fait sa premire apparition publique lors de la commmoration des
20 ans du coup dEtat, le 24 mars 199699. Elle est constitue denfants de
dtenus-disparus, dexils et de prisonniers politiques, unis par la volont de
rattribuer le rle de militants politiques de leurs parents, allant jusqu
revendiquer leur esprit de lutte100 . HIJOS innove en inventant un nouveau
type de manifestations : les escraches . Ils consistent se regrouper
langle dune rue o vit un rpresseur101 de la dictature et de signaler son lieu
de vie par de la peinture rouge ou des panneaux. HIJOS remplit son discours d
usages publics de lHistoire 102 bass sur des rfrences communes fortes,
avec des slogans comme Comme aux nazis a va leur arriver, o qu'ils aillent
nous irons les chercher 103. Pour Vera Carnovale, les modes dactions
singuliers de HIJOS et leurs revendications dtre des enfants de militants,
95 Op.cit. Feld (2006), Le temps de la tlvision, pp.7-11 96 Ibid. 97 Op.cit. Raggio (2006) p.11 98 Ibid. 99 Op.cit. Carnovale (2006) p.10 100 Ibid. 101 HIJOS emploie le terme de gnocidaires 102 Op.cit Traverso (2005) p.87 103 Cit par Diego (entretien n2, 26/05/2014)
~ 38 ~
coupls aux rvlations sur les vols de la mort sont lorigine dune re-
politisation de la mmoire 104. Les escraches peuvent galement tre
considrs comme une premire tape dune rappropriation de lespace public
des fins mmorielles.
En parallle, des membres importants dorganisations de droits de lHomme
se retrouvent dans la cration dune nouvelle association, Memoria abierta
(Mmoire ouverte), qui a pour but de constituer un centre darchives de
tmoignages oraux sur le terrorisme dtat 105. Est galement cre la
Comision provincial por la Memoria (Commission provinciale pour la Mmoire)
avec le mme objectif de rassembler des tmoignages106. Ces deux nouvelles
instances tmoignent dune volont de certains acteurs de transcender laspect
motionnel jusqu prsent central pour au contraire documenter et organiser la
mmoire.
La mmoire est donc porte par de nouveaux acteurs, et parmi eux une
nouvelle gnration : celle des enfants des victimes de la rpression ns dans
les annes 1970.
En 1998, deux projets vont pousser lexistence de nouveaux conflits de
mmoire entre les diffrentes associations et lEtat mnmiste, articuls autour
de la demande de lieux de mmoire.
3. Le temps des lieux
Lide de lieux de mmoire nest pas entendue ici au sens large de Pierre
Nora qui inclue muses, archives, cimetires et collections, ftes,
anniversaires, traits, procs-verbaux, monuments, sanctuaires,
associations 107 mais de lieux physiques. La mmoire de la dictature va en
effet partir du milieu des annes 1990 se construire autour de lieux ayant
fonctionns comme centres clandestins de dtention et de lieux de
104 Op.cit. Carnovale (2006) p.8 105 PITTALUGA Roberto, critures du pass rcent argentin : entre histoire et mmoire , Matriaux pour l'Histoire de notre temps n81, 2006, p.5 106 Ibid. 107 Op.cit. Nora (1984) p.28
~ 39 ~
recueillement108, et les lieux deviennent un enjeu politique de la politique de la
mmoire adopter. Deux projets en tmoignent : le parc pour la Mmoire et le
projet interrompu de parc pour la Rconciliation sur lespace de lESMA.
a. Le parc pour la Mmoire
Le parc pour la Mmoire est un projet de la municipalit de Buenos Aires
port par certaines associations de droits de lHomme, dont notamment la
rcente Memoria Abierta. Lide est de crer, le long du Rio de la Plata, un
vaste espace vert regroupant diffrentes uvres de commmoration et
notamment un Monument aux victimes du Terrorisme o apparaitraient les
noms des dtenus-disparus recenss par la CONADEP, tout en laissant un
espace pour incorporer les noms de nouvelles personnes retrouves109. Une
commission a en charge de retenir les autres projets artistiques prvus via un
appel doffre, auxquels rpondent plus de 500 artistes110. Lexistence dun tel
projet tmoigne dune volont de certains acteurs publics et associatifs de
conserver la mmoire en dpit dune politique dEtat qui considre le pass
comme rvolu. Le parc de la Mmoire attire nanmoins des critiques virulentes
de nombreuses associations de proches de disparus, parmi lesquelles HIJOS,
lAEDD et lAssociation Mres de la Place de Mai qui sopposent au projet
quelles peroivent comme une tentative de remplacer la justice par des actes
commmoratifs111. La cration du parc de la Mmoire illustre donc deux
choses. Dune part, lapparition dune mmoire institutionnalise par des lieux
qui se construisent sans lEtat, par une initiative locale et un milieu associatif.
Dautre part, une division forte entre diffrentes associations sur lide de lieux
de mmoire.
108 PERSINO Mara Silvina Memoriales, museos, monumentos: la articulacin de una memoria publica en la Argentina posdictadorial , Revista Iberoamericana, Vol. LXXIV, n 222, 2008 109 Site institutionnel du parc pour la Mmoire http://parquedelamemoria.org.ar/historia/
[consult le 07/07/2017] Loi n46 du 21/07/1998 disponible en intgralit ladresse suivante :
http://200.5.102.78/es/legislacion/normas/leyes/ley46.html 110 Op.cit. Persino (2008) p.6 111 Ibid.
http://parquedelamemoria.org.ar/historia/http://200.5.102.78/es/legislacion/normas/leyes/ley46.html~ 40 ~
b. Le parc de la rconciliation
Cette mme anne 1998, Menem dcide de donner lESMA une
nouvelle signification. Il ordonne lvacuation des militaires encore prsents
lESMA la base navale de Belgrano, situe lextrieur de Buenos Aires.
Lide, aprs lvacuation du lieu, est de dtruire les btiments et den faire
un parc de la rconciliation ayant pour but de laisser derrire les antinomies
et dassumer les leons de lhistoire rcente, en exprimant pleinement la
volont de conciliation des argentins 112. Alors que le Parc pour la Mmoire
prvoit un monument aux victimes du Terrorisme, ce projet prvoit dinclure au
centre du parc un monument l union nationale 113. Pour Tzvetan Todorov
le choix de loubli ou du souvenir est une construction collective, consciente ou
non.114 Mais lorsque quil sagit dune vision du pass unilatralement construite
et impose, il sagit dun abus de la mmoire 115. La volont de dtruire
lESMA et de la remplacer par un parc de la rconciliation rpond cette
description. Todorov montre que la socit a tendance se construire en
opposition aux abus pour adopter un bon usage de la mmoire 116. Cest ce
qui sopre face ce projet : les organisations de droits de lHomme, renforces
par la venue dHIJOS, prennent conscience de limportance de conserver
lESMA. Elles saisissent la Cour suprme qui dclare le dcret prsidentiel
inconstitutionnel, estimant que lESMA constitue un patrimoine culturel
commun 117. Cela marque la premire tape dune organisation de plusieurs
acteurs publics et associatifs dans la demande dun Espace pour la Mmoire
sur le site de lESMA.
Le projet de parc de la rconciliation lESMA constitue donc le dernier
signe dune politique dEtat construite en opposition lide-mme de mmoire,
et le rejet de ce projet la premire tape de la cration de lEspace pour la
Mmoire, futur Espace pour la Mmoire et les Droits de lHomme institution
laquelle nous allons maintenant nous intresser. 112 Dcret 8/98 du 6 janvier 1998. Disponible en intgralit sur
http://infoleg.mecon.gov.ar/infolegInternet/anexos/45000-49999/48329/norma.htm 113 Op.cit. Van Drunen (2010) p.253 114 TODOROV Tzvetan, Les abus de la mmoire, [2e dition] Seuil, Paris, 1995 pp.14-15 115 Ibid. 116 Ibid. 117 Horavio Verbitsky, La ESMA es del pueblo, Pgina 12, 17/10/1998 [consult en ligne le
02/07/2014) http://www.Pgina12.com.ar/1998/98-10/98-10-17/pag03.htm
http://infoleg.mecon.gov.ar/infolegInternet/anexos/45000-49999/48329/norma.htmhttp://www.pagina12.com.ar/1998/98-10/98-10-17/pag03.htm~ 41 ~
********************
La deuxime moiti du XXe sicle en Argentine est donc marque par
sept ans dune dictature militaire qui instaure une violence dEtat causant la
disparition de milliers de personnes. Face ce moment marquant de lhistoire,
les diffrents gouvernements qui succdent la Junte militaire adoptent des
postures ambivalentes, mais ne mettent pas en place une relle politique de
condamnation de la rpression. Les associations de proches de victimes et de
droits de lHomme restent les seuls porteurs de mmoire, sans pour autant
sentendre sur une vision commune du pass.
Le XXe sicle sachve par une nouvelle crise conomique, qui plonge le
pays dans la pauvret et linstabilit politique. Sept gouvernements se
succdent en lespace de quelques mois118. En 2003, Menem est de nouveau
candidat aux lections. La mouvance de gauche du pronisme se rassemble
autour de la personnalit de Nstor Kirchner, gouverneur de la province de
Santa Cruz, en Patagonie, qui est un inconnu pour la majorit de la population
argentine. Il est lu par dfaut suite au retrait de Menem, sur les promesses
dune Argentine mancipe de limprialisme amricain, dun progrs social et
dune nouvelle politique de mmoire119.
Ce dernier point va en effet tre un lment central de la politique kirchnriste
qui sinitie alors, et qui perdure aujourdhui sous la gouvernance de Cristina
Kirchner, lue la tte de lEtat suite son mari en 2007 puis rlue en 2011.
Par quels moyens ? Selon quels processus ? Cest ce que nous allons
maintenant examiner, en montrant que lESMA est un lieu qui cristallise tous les
enjeux de mmoire de la dictature en Argentine.
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118 Op.cit. Romero (2012), Chapitre X : Crisis y reconstruccin, 1999-2005 pp.339-368 119 Ibid.
~ 42 ~
II. Lex-ESMA et les Kirchner : le difficile chemin dune mmoire apaise
Depuis le dbut du XXe sicle lESMA a dj eu plusieurs vies : centre de
formation de la Marine, elle devint dans les annes 1960 un lieu cl de
lenseignement de la doctrine antisubversive, avant dabriter au sein du Casino
des Officiers le plus grand centre clandestin de dtention de la dictature. En
plus des salles de torture et de dtention, il inclut une maternit clandestine et
une salle de rcupration o certains militants politiques et journalistes sont
forcs crire des discours et des articles de propagande pour lamiral
Massera. Aprs la dictature, lESMA devient le symbole de lhorreur et de la
barbarie. Avec le projet de parc pour la mmoire de Menem, lESMA se rvle
la population comme un lieu du souvenir, en opposition loubli. Quand
Kirchner arrive au pouvoir, il y a donc une forte demande des associations de
proches de victimes et de droits de lHomme pour obtenir un lieu de
commmoration.
Aujourdhui, lESMA a t renomme Espace pour la Mmoire et les Droits
de lHomme (ex-ESMA). Elle contient dune part un site de mmoire qui
regroupe les diffrents btiments ayant servi de centres clandestins de
dtention et qui sont accessibles au public par des visites guides. Lex-ESMA
contient galement des difices appartenant la plupart des organisations
daffects que nous avons signal en premire partie : HIJOS, les deux
associations de mres de la place de Mai, Abuelas, Familiares. Sont galement
prsentes des institutions publiques : lArchive Nationale de la Mmoire, le
Centre Culturel de la Mmoire Haroldo Cont120i, lInstitut des Politiques
Publiques des Droits de lHomme du Mercosur, le Centre International
dEducation en Droits de lHomme de lUNESCO. Enfin, sy trouvent depuis
2011 le sige de la chane de tlvision publique Canal Encuentro et depuis
2014 le Muse des Malouines.
~ 43 ~
Comment est-on pass de lEcole de la Marine cet espace multi-acteurs ?
Le moment de rcupration de lESMA sest fait la fois dans une
crmonie marquante et dans une priode de transition o mergent de
nombreux dbats sur le devenir de cet espace.
A. La rcupration de lESMA : entre symbolisme et conflits de reprsentation
Comme nous lavons vu la date anniversaire du coup dEtat de 1976 a
acquis une forte porte symbolique avec les grands rassemblements organiss
chaque anne par les organisations de droits de lHomme, et notamment les
Mres de la place de Mai. La rcupration de lESMA par Nstor Kirchner le
24 mars 2004 va lui donner une nouvelle porte, en marquant le dbut de
linstitutionnalisation de la politique de mmoire par lEtat argentin. On peut
considrer ce moment comme une rupture qui va faire passer lESMA dun
symbole de la rpression celui dune nouvelle politique de mmoire.
Cette dcision, si elle regroupe les associations autour dun projet commun,
attise les conflits dj exacerbs durant la dcennie prcdente. Au sein des
acteurs impliqus dans le projet du nouvel Espace pour la Mmoire et les Droits
de lHomme, elle fait merger de nombreux dbats sur la marche suivre face
ce lieu de mmoire. Ces dbats portent autant sur loccupation du site de
lESMA que sur les stratgies narratives adopter.
1. Le 24 mars 2004 : un moment fdrateur
Les personnes interroges121 considrent de manire unanime le 24
mars 2004 comme un tournant politique. Comme Diego, qui tait prsent la
120 Haroldo Conti est un crivain et scnariste qui fut enlev par le rgime en 1976 et reste
disparu. 121 Voir descriptif en annexe
~ 44 ~
crmonie :
Le 24 mars, je noublierai jamais ce moment. Ctait historique. On savait que quelque chose se prparait lESMA mais je navais pas pris conscience de limportance que lvnement aurait. Au dbut je ne voulais pas y aller, parce que je restais assez sceptique. Et puis le matin jai entendu la radio que Kirchner avait dcroch les portraits des gnraux du collge militaire. Je me suis dit que ctait une nouvelle re qui sannonait, quil ne fallait pas rater a. Donc finalement je suis all la crmonie laprs-midi. Et a a t un moment exceptionnel.
Diego, 26/05/2014
Diego dit avoir dcid spontanment de se rendre la crmonie suite
au premier temps fort de cette journe : dans la matine, Nstor Kirchner se
rend au Collge militaire, qui avec lESMA constitue le deuxime lieu important
des forces armes Buenos Aires, et ordonne au chef des Armes, Roberto
Bendini, de dcrocher les portraits de Jorge Videla et de Reynaldo Bignone122.
Kirchner rompt ainsi avec les politiques dindulgence envers larme des
gouvernements prcdents et envoie un message clair de rupture.
Laprs-midi, suit la crmonie dinauguration de lEspace pour la
Mmoire, la Promotion et la Dfense des Droits de lHomme, laquelle
assistent des dizaines de milliers de personnes123. Elle dbute par la signature
dun accord entre Kirchner, au nom de lEtat et du gouverneur de la ville de
Buenos Aires, Anibal Ibarra124. Le texte reprend deux lois plus anciennes jamais
appliques. Dune part une loi du gouvernement de la ville de Buenos Aires de
2000 qui stipule que les btiments dans lesquels a fonctionn lEcole de
Mcanique de la Marine seront destins au dnomm Muse de la
Mmoire 125. Dautre part le texte mettant en place une entit spcifique
charge dorganiser la cration de ce muse et dorganiser les politiques de
mmoire de la ville de Buenos Aires : lInstituto Espacio para la Memoria
122 Nora Veiras, Quedaron los clavos para la historia, Pgina 12, 25/03/2004 [consult en ligne
le 01/06/2014] http://www.Pgina12.com.ar/diario/elpais/1-33242-2004-03-25.html 123 Victoria Grinzberg, La verdad es la liHetadaHsoluta,P=gia,5//5[IosultYeligele29/05/2014] http://www.Pgina12.com.ar/diario/elpais/1-33243-2004-03-25.html]
124 Accord n8/04 du 24 mars 2004 http://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma_legal.html 125 Loi 392 du 01/06/2000 disponible en intgralit sur
http://www.ciudadyderechos.org.ar/ddhh/derechosbasicos_l.php?id=7&id2=239&id3=5313
http://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-33242-2004-03-25.htmlhttp://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-33243-2004-03-25.htmlhttp://www.institutomemoria.org.ar/exccd/esma_legal.htmlhttp://www.ciudadyderechos.org.ar/ddhh/derechosbasicos_l.php?id=7&id2=239&id3=5313~ 45 ~
(Institut Espace pour la Mmoire IEM) 126.
Suite la signature de cet accord, les grilles de lESMA sont ouvertes et
la foule parcourt le lieu pour la premire fois. Diego dit tre rest lextrieur
car il ne se sentai[t] pas encore prt 127. Le fait que quelquun qui na pas
connu la dictature Diego est n en 1985- dise ne pas pouvoir affronter ce lieu
tmoigne de la forte importance symbolique qua acquis lESMA la fin du XXe
sicle.
Puis la crmonie reprend. Julia, qui y assiste la tlvision, dit que
ctait en mme temps mouvant et trs politique 128. Elle attribue le
politique au positionnement de Kirchner, la fois comme activiste proniste et
comme chef de lEtat. Kirchner commence en effet par lire un pome dune de
ses camarades duniversit avec laquelle il militait aux Jeunesses pronistes
disparue lESMA. Il se positionne donc en premier lieu comme militant. Cest
dj ce quil avait fait lors de son discours dinvestiture, o il avait dclar Je
fais partie dune gnration dcime. Punie par de douloureuses absences. Jai
rejoint