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1 La non-personne et le « tout-anaphore » en grec ancien et en français : un absent peut-il avoir raison ? Je me propose d’aborder la question du fonctionnement de la représentation pronominale de 3 e personne en grec ancien à partir d’une comparaison avec le système du français moderne. [1] Thèse : Le grec ancien apparaît à la fois comme une langue disposant de « vrais » pronoms (substituts de SN), mais seulement pour les personnes de l’interlocution et comme ayant recours, pour la 3 e personne, a αὐτός un palliatif, qui adapte à l’anaphore standard le mécanisme de reprise de l’identification d’un « élément saillant ». L’idée principale que je voudrais développer c’est qu’en dehors de sa qualité de substitut de SN, l’élément αὐτός n’est pas pleinement pronominal, au sens où par l’anaphore il compense ce que l’on pourrait appeler une défaillance catégorielle par rapport à la personne. Cela est directement lié à deux autres points : αὐτός est à l’origine polycatégoriel et n’est pas propre à la 3 e pers. ; c’est uniquement du fait de sa valeur anaphorique qu’il joue en discours le rôle de « pronom délocutif », le fameux absent de la relation intersubjective. Il ne s’agit donc pas, du point de vue du système, d’un véritable pronom personnel, mais d’un élément entièrement anaphorique (au sens large, englobant le pointage déictique) dont le fonctionnement se rapproche décidément du français même. En français en revanche, les pronoms clitiques apparaissent comme beaucoup homogènes par rapport à certaines particularités morphosyntaxiques et instructionnelles, la forme délocutive (il) ayant en plus à la fois statut de substitut SN et capacité à sortir de la sphère référentielle. 1. MATÉRIEL MORPHOLOGIQUE On peut rapidement faire le petit rappel suivant pour les deux langues. 1.1. Français moderne On dispose de pronoms « clitiques » (parfois appelés indices personnels) il(s), elle(s) : du point de vue du paradigme, on peut poser une organisation morphologique parallèle à celle des deux autres personnes. À ceci près que [2] à la 3 e personne seulement (Sg. et Pl.), le clitique conserve un statut proprement pronominal puisqu’il commute avec un SN (Athéna a toujours raison elle a toujours raison). Cela constitue un cas où ce morphème n’apparaît pas complètement intégré à la morphologie verbale (si l’on laisse de côté bien sûr la variante du français parlé qui maintient le clitique en co- occurrence avec un SN constituant : la maîtresse elle a toujours raison) ; [3] le clitique demeure en même temps très « morphosyntaxique » et occupe la place de sujet dans des expressions verbales impersonnelles (caractéristique typologique, cf. anglais et allemand : it rains, es regnet) autrement dit pour des arguments référentiellement nuls. On notera que dans ce cas-là, la langue parlée peut en plus utiliser un élément d’origine démonstrative (ou en tout cas de forme

Non-Personne Et Anaphore en Grec Ancien

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    La non-personne et le tout-anaphore en grec ancien et en franais : un absent peut-il avoir raison ?

    Je me propose daborder la question du fonctionnement de la reprsentation pronominale de 3e personne en grec ancien partir dune comparaison avec le systme du franais moderne. [1] Thse : Le grec ancien apparat la fois comme une langue disposant de vrais pronoms (substituts de SN), mais seulement pour les personnes de linterlocution et comme ayant recours, pour la 3e personne, a un palliatif, qui adapte lanaphore standard le mcanisme de reprise de lidentification dun lment saillant . Lide principale que je voudrais dvelopper cest quen dehors de sa qualit de substitut de SN, llment nest pas pleinement pronominal, au sens o par lanaphore il compense ce que lon pourrait appeler une dfaillance catgorielle par rapport la personne. Cela est directement li deux autres points :

    estloriginepolycatgorieletnest pas propre la 3e pers. ; cest uniquement du fait de sa valeur anaphorique quil joue en discours le rle

    de pronom dlocutif , le fameux absent de la relation intersubjective. Il ne sagit donc pas, du point de vue du systme, dun vritable pronom personnel, mais dun lment entirement anaphorique (au sens large, englobant le pointage dictique) dont le fonctionnement se rapproche dcidment du franais mme. En franais en revanche, les pronoms clitiques apparaissent comme beaucoup homognes par rapport certaines particularits morphosyntaxiques et instructionnelles, la forme dlocutive (il) ayant en plus la fois statut de substitut SN et capacit sortir de la sphre rfrentielle. 1. MATRIEL MORPHOLOGIQUE On peut rapidement faire le petit rappel suivant pour les deux langues. 1.1. Franais moderne On dispose de pronoms clitiques (parfois appels indices personnels) il(s), elle(s) : du point de vue du paradigme, on peut poser une organisation morphologique parallle celle des deux autres personnes. ceci prs que

    [2] la 3e personne seulement (Sg. et Pl.), le clitique conserve un statut proprement pronominal puisquil commute avec un SN (Athna a toujours raison elle a toujours raison). Cela constitue un cas o ce morphme napparat pas compltement intgr la morphologie verbale (si lon laisse de ct bien sr la variante du franais parl qui maintient le clitique en co-occurrence avec un SN constituant : la matresse elle a toujours raison) ;

    [3] le clitique demeure en mme temps trs morphosyntaxique et occupe la place de sujet dans des expressions verbales impersonnelles (caractristique typologique, cf. anglais et allemand : it rains, es regnet) autrement dit pour des arguments rfrentiellement nuls. On notera que dans ce cas-l, la langue parle peut en plus utiliser un lment dorigine dmonstrative (ou en tout cas de forme

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    commune avec le dictique-anaphorique) : a (distribution diffrente : a pleut, a caille, a va chauffer) ;

    [4] llment pronominal mme peut jouer un rle complexe et vari toutes les personnes, soit seul (avec dt. : le mme, cette mme N), soit avec un pronom (toi-mme, vous-mmes).

    1.2. Grec ancien Le grec (ancien ou moderne) est une langue pro-drop. Pour la variante classique de cette langue (ionien-attique des IVe-Ve s.), on peut noter que

    [5] des pronoms existent de manire sre et constante pour les personnes de linterlocution , celles qui sont impliques dans la relation de communication linguistique (locutif : ; allocutif : ). Le systme semble tre en place ds lorigine, en mme temps que le systme trs riche de marques flexionnelles du verbe. Ces lments ont comme caractristique dtre de vrais pronoms, au sens o ils sont quivalents de SN et o ils sont bloqus une personne, c'est--dire quils sont verrouills par rapport une position dans linterlocution (locuteur, interlocuteur) ;

    [6] en revanche, la reprsentation pronominale nest pas constante pour la personne dlocutive . Au cours de son histoire, le grec a eu recours plusieurs systmes, souvent partir dlments initialement dictiques, comme cest le cas dans de nombreuses langues de la zone (latin : is, ea, id, langues romanes : pronoms hrits de diverses formes de ille, illa). Pour le grec ancien, les grammaires standard nous disent quil y a un pronom de 3e pers., mais quil nest pas employ la forme sujet (nominatif), on le cite donc la forme complment direct (accusatif) : ,,;

    [7] llment pronominal complment de 3e personne existe par ailleurs avec une valeur diffrente, et pour tous les cas : cest , , , marqueur didentification ou de surenchre pour toutes les personnes, comme mme en franais. Jy reviendrai plus tard ;

    [8] enfin, ce que je ne dvelopperai pas ici : le grec dispose de formes clitiques, mais uniquement aux cas complments et pour les 1re et 2e personnes du Sg.

    Une approche pleinement contrastive soulignerait la fois les divergences et les points communs entre les deux systmes pour la personne dlocutive : Divergences :

    en franais, le clitique MSg il sert marquer le sujet impersonnel . Le mme morphme est donc tantt pleinement personnel (il(s), elle(s) substituts nominaux), tantt restreint de ce point de vue (il unipersonnel morphologique) ;

    en grec, le morphme pronominal , servant la 3e personne, peut apparatre toutes les autres personnes, dans un SN ou avec un pronom personnel.

    Point commun : le point de rencontre le plus important regarde les valeurs de llment

    didentit-ipsit (mme, ) et les rapports que chacun de ces morphmes entretient avec divers marqueurs pronominaux.

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    2. La personne dlocutive et le problme de lanaphore zro Avant daborder la manire dont fonctionnent les pronoms anaphoriques, il nest inutile dvoquer le cas de lanaphore zro. Je considrerai quil y a anaphore zro lorsque labsence dun argument attendu (ellipse dun argument nul) est compense par la rcupration dlments directement accessibles partir dun antcdent exprim (ou par extension, partir dlments disponibles situationnellement). Largument tant attendu, il est restituable. Pour comparer franais et grec, je distinguerai le cas de lobjet et du sujet nul. 2.1. Objet nul et anaphore zro 2.1.1. Franais En franais, le procd semble attest de manire si restreinte quil pose de nombreuses difficults. Si on laborde dans un cadre contrastif, par rapport une langue comme le grec ancien, on doit dj retenir que lanaphore zro nest morphologiquement possible que pour le complment du verbe, puisque la personne est forcment marque par la forme verbale. On peut bien sr poser un zro interprtable partir de donnes disponibles dans le cadre situationnel, du type

    [9] Je nai vraiment pas aim .

    Prononc en sortant dun spectacle, par exemple, une sance de cinma, on peut rcuprer le film ou la pice, le spectacle comme objet ncessaire au verbe aimer. Mais ce type ne sera pas fondamentalement diffrent dun relation endophorique comme dans lexemple suivant

    [10] ... onze ans, on lui explique, du haut dune chaire, avec autorit, avec laccent de lvidence, la sainte trinit, lincarnation, la rdemption, la rsurrection, limmacule conception, et tout le reste... il coute, il accepte.

    Roger Martin Du Gard, Les Thibault (La Mort du pre), 1929

    pour lequel on comprend que la srie accumulative antcdente constitue tout ce que le sujet accepte. Cette quivalence entre les deux types (exophorique ou endophorique) nous permet donc une comparaison avec le grec pour lequel on dispose principalement dexemples textuels. 2.1.2. Grec ancien Lanaphore zro sur le complment est atteste de manire assez courante en grec ancien pour toutes les personnes. On peut citer un exemple en dialgue :

    [11] []':,,,,'.,,,.[] Je dis : Quy a-t-il et quest-ce qui tamne une heure pareille ? Protagoras, dit-il, est arriv , se tenant devant moi. Oui, avant-hier, dis-je, tu viens de [l]apprendre ? Oui, par tous les dieux, dit-il, ce soir.

    Platon, Protagoras, 310b9

    Leverbetreinform,apprendre,napasdobjet,ilsappuiesurlecontenupropositionnelreprsentantlavenuedeProtagoras().Dans le rcit, des exemples danaphore de ce type peuvent facilement senchaner :

    [12] [],', [] lorsque je dcidai de me marier et que jamenai ma femme chez moi, pendant un certain temps je ne voulus ni la gner, ni lui laisser trop de libert dans ses actions, et je [la] surveillais, dans la mesure du possible.

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    Lysias, Sur le meurtre dEratosthne, 6, 4 [13] [],, . Je lui demandai pourquoi les portes avaient fait du bruit pendant la nuit, elle me dit que la lampe qui tait prs de lenfant stait teinte et quelle tait alle [la] rallumer chez les voisins.

    ibid. 14

    Ces quelques exemples nous permettent de mesurer lcart entre les deux langues dans lemploi de ce type elliptique, du simple fait quaucun des deux exemples grecs nest conservable tel quel dans la traduction franaise. On peut sans doute envisager des solutions, en largissant le champ de critres possibles : par exemple la diffrence entre les types de verbes qui admettent un argument nul dans les deux langues, les types de discours, les types dantcdents, etc. La question est fort complexe, mais je voudrais recentrer ici cette vocation de lanaphore zro par rapport mon objet principal : la diffrence de statut du pronom anaphorique de 3e personne entre les deux langues, que lon peut rsumer ainsi

    dabord, comme nous lavons vu, le franais dispose dun systme complet de formes pronominales la 3e personne pour toutes les rles syntaxiques ;

    ensuite, il y a peut-tre une diffrence de contraintes morphosyntaxiques : en franais le statut de regime verbal est li lordre des constituants (lobjet est dans le voisinage du verbe), alors quen grec, langue dclinaisons, la dislocation des arguments autorise plus facilement leur non-rptition, voire leur non-saturation, et ce mme des formes casuelles diffrentes ;

    enfin et surtout, et cela va dans le sens de la thse vers laquelle je morienterai ici de manire gnrale, le grec classique ne dispose pas de pronom spcifique pour cette mme 3e personne, c'est--dire de pronom marquant intrinsquement la 3e personne, il le recours des lments partiels ou incomplets compenss endophoriquement en discours. Lobjet nul, qui ne lest pas dun point de vue textuel constitue la solution par dfaut, la plus conomique tous points de vue.

    2.2. Argument sujet nul et anaphore zro Alors que le sujet syntaxique est totalement exprim en franais, mme lorsquil est rfrentiellement vide, labsence de pronom en grec est totale prcisment pour cette position de sujet. La question que lon peut poser est donc la suivante : largument sujet nul constitue-t-il une anaphore zro au sens o on peut ladmettre dans les cas prcdents ? Si lon prend un exemple classique des grammaires du grec :

    [14] (x)(x). Socrate ne buvait pas sil navait pas soif .

    Peut-on parler dans ce cas danaphore zro ? Il semble que non, du fait de deux choses : le fonctionnement pro-drop du grec ancien : la forme verbale elle seule suffit

    marquer au moins la catgorie de la personne ; surtout : les ressources clitiques nulles de cettes langue pour le sujet de 3e

    personne. On ne peut pas restituer de sujet Cet exemple suffit illustrer que lanaphore nest pas nulle : tant donne la configuration des langues pro-drop, on apprciera la relation entre anaphore et marque verbale en comparant ce type de phrase avec une structure du type :

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    [15] (x). Socrate ne buvait pas sil pleuvait .

    3. Le pronom de 3e personne en grec : (argument complment) 3.1. Cas gnral : anaphorique Llment pronominal anaphorique employ en grec classique nest attest que comme complment verbal et a la forme .A priori, son fonctionnement morphosyntaxique est comparable celui du franais le, la, les (accords en genre et en nombre) :

    [16] [] (x) , ' . [] (x)[] Nous poussmes la porte de la chambre et les premiers dentre nous entrer le virent couch prs de ma femme, ceux qui suivirent [le virent] nu, debout sur le lit. Je le fis tomber en le frappant []

    Lysias, Sur le meurtre dEratosthne, 24

    Ce type dexemple reprsente lemploi typique du pronom complment en grec classique. Il lest tellement, en discours, quil explique que soit analys comme pronom anaphorique de 3e personne. Il convient cependant de savoir si nous pouvons dterminer, partir de corpus littraires dune langue morte, si cette unit, linstar du il franais, fonctionne aussi bien de manire exophorique (relation situationnelle, de type dictique) ou seulement endophorique (relation de type textuel). 3.2. Un exemple d pronom dictique Pour renvoyer un rfrent disponible situationnellement, le grec emploie, la plupart du temps, des pronoms-dterminants dmonstratifs. Mais on trouve quelques rares emplois de qui ne semble pas pointer un antcdent par anaphore textuelle. Je citerai un cas frquent de dialogue install dans une situation triangulaire : locuteur (1re pers.), interlocuteur (2e) tiers prsent passif (personne absente, non-personne) :

    [17] : , (x). . :(x),;.:, (x)..:' (x) , (y) . . : , ,;: (y) ;.:.: , (z),,. Nicias : Donc, si lhomme courageux est bon, il est clair quil est aussi savant. Socrate : Tu as entendu, Lachs ? Lachs : Oui, mais je ne comprends pas trs bien ce quil veut dire. SO. : Moi, je crois comprendre : jai limpression quil dit que le courage est une sorte de savoir. LA. : Quel genre de savoir, Socrate ? SO. : Ne lui poses-tu pas la question lui ? LA. : Si. SO. : Allons, dis-lui, Nicias, quel genre de savoir constitue daprs toi le courage.

    Platon, Lachs [194e]

    Si lon admet que le dialogue platonicien peut donner une ide relativement juste du fonctionnement des lments rfrence contextuelle dans le discours en grec ancien, ce passage prsente une particularit de taille. Il met en scne trois locuteurs (Socrate, Nicias, Lachs) qui se positionnent dans plusieurs situations dinterlocution pour lesquelles Socrate est toujours locuteur actif, tandis que Lachs et Nicias occupent successivement la position de labsent, la personne dlocutive passive , mais prsente. Dans les trois premires rfrences Nicias, dans lchange entre Socrate et Lachs, Nicias

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    dabord nest pas reprsent (ou lest par un lment nul, anaphore zro : je ne comprendspas, il me semblecomprendre) ;

    ensuite, il est reprsent par un SN anim ( lhomme , cest--dire lindividu emploi pronominalisant et grammaticalis dune unit initialement lexicale, cf. le franais notre homme) ;

    enfin il est dsign par un pronom dictique (ici lacc. du dmonstratif de proximit : ).

    Mais dans la dernire rplique de lextrait, Socrate change dinterlocuteur et sadresse Nicias qui de passif devient actif. Cest donc Lachs qui occupe la position de personne dlocutive et il est reprsent dans lnonc de Socrate par le pronom complment .Dans cet emploi,

    ne peut pas avoir de fonctionnement anaphorique, puisque Lachs na pas t mentionn auparavant et

    ne peut que renvoyer directement Lachs, prsent dans la situation. Il doit tre possible denrichir notre connaissance de la valeur dictique d aux moyens dautres exemples. Celui-ci suffit en tout cas poser quapparemment en discours, l grec ancien se rapproche du il franais comme pronom aussi bien endo- quexophorique. Le type de pointage est proche et renvoie aux lments immdiatement accessibles pour linterlocuteur. Mais la comparaison doit tre limite ce niveau, si lon considre la place particulire d dans le systme du grec ancien. 3.3. Cas complexes : antcdent et accord conceptuel Le franais illustre de manire assez complexe les problmes de la relation entre une expression anaphorique et un antcdent qui nest pas immdiatement accessible au niveau de laccord morphosyntaxique mais repose sur un calcul infrentiel : le pronom ne renvoie pas une expression nominale avec laquelle il saccorde (en genre, en nombre, voire en personne), mais un antcdent qui doit tre considr comme ncessairement disponible dans la mmoire du locuteur et rcuprable partir de donnes du contexte. Ainsi dans

    [18] Oh ! Les pieds du pauvre sous la porte, quand les chiens aboient ! En travaillant, je tche de siffler un air de labour, comme si je peinais autant quun buf. Au conseil municipal(x), ils(x) sentendent, parce quils sont si ignorants quils nosent rien dire. Philippe emporterait son fusil la messe. a coule de source empoisonne. (13 octobre)

    Jules Renard, Journal (1887-1910)

    Ils masc. pl. na aucun antcdent masc. pl., mais linterprtation la plus pertinente revient faire que ils reprsentent les conseils municipaux, rcuprables partir des lments poss par llment circonstanciel le conseil municipal. La question se ddouble en grec :

    1. ce type danaphore est-il possible ? 2. si oui, repose-t-il seulement sur les marques personnelles du verbe ou peut-il

    inclure lemploi d,pourlesformescomplments?La rponseestdans lesdeuxcasoui,cequiposebienque peutconstruire sonrfrentpartirduncalculinfrentielanaphorique. 3.3.1. Accord conceptuel et sujet nul

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    En pareil cas, cest la forme verbale elle-mme qui porte les traces dun accord conceptuel (anaphore verbale) : Note : pour des raisons videntes , jai maintenu dans la mesure du possible les accords originaux dans la traduction.

    [19] [] (x) (x). Pyrrandre [] demanda au peuple(x) sils(x) navaient pas honte de rire en prsence du Conseil de lAropage.

    Eschine, Contre Timarque, 84, 4 Il sagit dun simple cas daccord au pluriel, lantcdent tant un singulier collectif. Mais cest un accord anaphorique : le Sg. ne pourrait tre directement sujet dun verbe au pluriel : [20] * (! le peuple ont honte). Lexemple suivant est plus complexe :

    [21] ' (x),(x) ' , mais sil lui arrive un revers(x), qui sont(x) si nombreux frapper lhomme, tout ce qui est contenu actuellement se rfugiera auprs de vous.

    Dmosthne, Sur la Chersonse 41, 4

    La encore, laccord sujet-verbe est cohrent du point de vue du nombre, le pontage conceptuel seffectuant au niveau de la relation lantcdent (le Sg. reprsente un cas particulier exemplifiant toute une classe et le pronom relatif pluriel reconstituant toute la pluralit globale de la classe). 3.3.2. Accord conceptuel et emploi d Lexemple suivant permet dillustrer lemploi d comme symtrique pour le complment de ce que lon observe au niveau du verbe pour la personne du sujet :

    [22] '. , (x) (x). L ils apprirent que Mindaros tait Cyzique, ainsi que Pharnabazos avec son arme de terre. Ils restrent sur place ce jour-l, et le lendemain Alcibiade runit lassemble(x) [de ses hommes] et leur(x) dit quils devraient mener un combat naval, terrestre et donner lassaut de fortifications.

    Xnophon, Hellniques, 1, 1, 14 Lexemple suivant est double :

    [23] (x) , (x) (y)(y) (y). Lorsque parvint Sparte(x) la nouvelle de ce qui stait produit Pylos, ils rsolurent(x) que, vue limportance du dsastre, les autorits(y) descendraient(y) au campement dcider(y) sur-le-champ de ce quil fallait faire.

    Thucydide, Guerre du Ploponnse, IV, 15, 1

    La premire anaphore joue sur la rfrence un ensemble dindividus manifestes : le lieu Sparte permet dinfrer que ceux qui prennent des dcisions sont les habitants de cette ville. Dans la deuxime partie, les deux participes masc. plur. ( , ) procdent la fois dune infrence partir de proprits conceptuelles (le SN grammaticalement neutre les autorits reprsente des tres humains) et dune relation anaphorique : les actions des autorits dcoulent directement des dcisions de la ville de Sparte.

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    Lexemple suivant associe les deux : sujet et complment pluriel corfrentiels marqus par le verbe au pluriel et le pronom :

    [24] . [] , , . , (x) , (x) , (x) EUTH. [] cest donc dans lide que tu innoves en matire de religion quil tintente ce procs, et cest pour te calomnier quil se prsente devant le tribunal []. Mme moi, lorsque je parle de religion devant lassemble, que je leur annonce lavenir, ils se moquent de moi comme si jtais fou.

    Platon, Euthyphron, 3c1-2

    Cette pluralit danims demandant tre est interprte, on ne se prcipite pas mcaniquement sur le premier antcdent anim pluriel venu : la foule du tribunal () est un rfrent qui rpond aux conditions daccessibilit du point de vue mmoriel, mais non conceptuel et rfrentiel. Ici le cot est justifi par le gain en terme dinfrence et de cohrence : et semblentreprsenter lesmembresdelassemble. 4. Statut et distribution de dans le systme de la langue La situation est complexe et je limiterai au maximum la porte de la description, sans envisager tous les cas. On peut distinguer au moins quatre valeurs (en grec classique), parmi celles donnes par les grammaire : [25] structure exemple valeur (Art + ) + N ou vv.

    () identit

    + SN

    ()

    + Pronom (1re ou 2me Pers.) ()()

    seul (Toutes pers.) ()

    ipsit

    + Pron. (rgime) cf. franais moi-mme

    , (), ()

    rflexivit

    seul () anaphore dans la valeur didentit, permet de construire une corfrence pour un SN

    par rapport un antcdent ( : la personne dont il estquestionestcelledontiladjtquestion.);

    dans la valeur de surenchre , appele aussi ipsit, quil soit dterminant ou pronom,permet lidentification dune entit par opposition toutes les autres ( : la personne en question, et non pas une autre , : moi et personne dautre ) ;

    comme forme complment, enfin peut marquer la corfrence sujet-objet en sassociant un pronom personnel complment ( moi, qui suis aussi sujet du verbe ) ;

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    On notera que dans les cas de surenchre et de rflexivit, la forme d est un lment

    auxiliaire au SN ou au pron. et quelle nest pas indispensable lidentification du rfrent ;

    que si lon compare au franais, ces cas correspondent lemploi de llment mme, avec lequel est volontiers compar (la mme personne, la personne (elle-)mme, connais-toi (toi-mme) ;

    hormis dans le cas didentit, qui est ncessairement associ un SN, nest nullement bloqu la troisime personne. Qui peut le plus, peut le moins : si ce morphme est compatible avec toutes les personnes en langue, il peut tre prfr pour une seule, en discours.

    5. O il ne semble pas qugrec soit un pronom en tout point comparable il franais Les donnes paradigmatiques ne sont pas les seules laisser penser que nest quun palliatif qui ne marque pas en lui-mme la personne : lobservation de certains emplois, certes rares, en discours permet de poser quil rcupre anaphoriquement le trait [3e personne]. 5.1. donnes observables : dpersonnalisation d comme pronom complment anaphorique unique toutes personnes On cite quelques emplois de pour la 1re personne, sans pronom personnel :

    [26] [] (x) (y)', (x) (y). [] si je voulais quil ft pour moi de bon cur ce qui mamnerait lui, il faudrait dabord que [je] le fisse [moi-mme] pour lui.

    Xnophon, Mmorables, II, 3, 13

    Ici le pronom na pas de valeur rflexive. Laccs au rfrent semble a priori malais, puisque lon a successivement un seul fonctionnant la 3e pers. et un autre seul fonctionnant la 1re. Ici ce sont les relations actancielles qui permettent dliminer lune des deux possibilits (= qui ? a) = lui b) = moi ?) : en effet, dans cette construction reprsente le sujet (agent) du procs tandis que le pron. dmonstratif de 3e pers. correspond au bnficiaire (au datif). Les deux rles syntaxiques supposent donc ncessairement des personnes diffrentes. 5.2. Comment expliquer cela ? A sert reprsenter llment le plus disponible en fonction des marques dj employes. Ainsi, pour marquer la personne du sujet, est inutile, du fait de la dsinence verbale. Il est donc redondant et correspondra linsistance ou la dmarcation ( moi, toi, lui par opposition aux autres ). Pourquoi alors peut-il servir tout seul marquer le pron. de 3e personne ? On peut faire lhypothse quil sagit l dune extension de la valeur didentit, c'est--dire quest corfrent une expression antcdente. On peut rapprocher cette valeur de certains emplois anaphoriques pour lesquels Det + mme est corfrentiel en franais et qui inscrivent une entit dans la continuit :

    [27] elle(x) parlait un langage qui aurait d me plaire et me gagner sa cause. Je restais, cependant, sur ma rserve parce que, un quart dheure auparavant, javais vu cette mme femme(x) me tourner le dos avec grossiret et je lavais entendue mettre quelques courtes rpliques traduisant un dsenchantement profond, un gosme sombre.

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    Philippe Labro, Des bateaux dans la nuit, 1982 [28] Il me revient linstant quil a t pris une premire fois rue des Renaudes(x), dans un studio son nom je crois, et puis relch, et que vingt ans aprs cest dans cette mme rue(x) que Georges Figon a t retrouv suicid par la police franaise.

    Marguerite Duras, La Douleur, 1985

    En guise de conclusionEst-il si audacieux et si mchant doprer ce rexamen du pronom grec la lumire du pronom franais qui peut sembler si rgulier et si singulier dans son fonctionnement en anaphore ? Il semble clair en tout cas que lessentiel des emplois de seul sest fait par lexploitation maximale de la relation anaphorique

    dabord au sens large (rfrence un lment disponible ou manifeste textuellement ou situationnellement) ;

    ensuite et surtout, par spcialisation, du fait dune rpartition des spcificits : sest retrouv seul disponible pour reprsenter la 3e personne complment par rapport au marquage personnel de la forme verbale ; par rapport aux vrais pronoms spcialistes des 1res et 2e personnes ; par rapport aux dmonstratifs, demploi courant endo- et exophoriquement.

    Llment en est venu servir de reprsentant de 3e personne chaque fois quun de ces lments ne pouvait pas le faire. La 3e personne, qui a t dite non-personne, reste donc absente aussi du paradigme grec, mais si prsente dans le discours qui nous est conserv.