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© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés. L’Encéphale (2010) Supplément 1, S8–S12 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Phase prodromale du trouble bipolaire Prodromal phase in bipolar disorder E. Fakra* (a) , A. Kaladjian (a) , D. Da Fonseca (b) , M. Maurel (a) , M. Adida (a) , N. Besnier (a) , D. Pringuey (c) , J.-M. Azorin (a) (a) Pôle Universitaire de Psychiatrie, Hôpital Ste Marguerite, 13274 Marseille cedex 09 (b) Service de Pédopsychiatrie, Hôpital Ste Marguerite, 13274 Marseille cedex 09 (c) Clinique de Psychiatrie et de Psychologie Médicale. Abbaye de St Pons, Pôle des Neurosciences Cliniques, CHU Pasteur, Nice Résumé La phase prodromale, décrite généralement comme une étape subsyndromique précédent l’entrée dans la maladie, présente un intérêt essentiellement dans la prévention secondaire. Jusqu’à présent, les recherches cliniques en santé mentale portant sur ce thème se sont essentiellement tournées vers la schizophrénie. Sur les dernières années, certains travaux ont appliqué des méthodes similaires afin de caractériser une phase préclinique dans les troubles bipolaires. Malgré le fait que cette stratégie semble moins adéquate dans les troubles bipolaires, ces études ont toutefois pu démontrer l’existence de signes prodromiques chez une majorité de patients. Cependant, les symptômes formant cette phase prodromale n’apparaissent pour le moment ni suffisamment caractéristiques, ni suffisamment spécifiques pour pouvoir donner lieu à des instruments de dépistage adéquats, ou pour susciter des recommandations précises de prise en charge. La tactique consiste alors à se baser à la fois sur la notion de haut risque génétique et de s’appuyer sur des symptomatologies limitrophes des critères des classifications actuelles pour cerner les sujets candidats à une intervention précoce. Pourtant, même dans ce cadre, un traitement pharmacologique ne semble pas montrer un avantage évident en termes de prévention. * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts. MOTS CLÉS Prévention secondaire ; Intervention précoce ; Trouble bipolaire ; ADHD KEYWORDS Secondary prevention ; Early intervention ; Bipolar disorder ; ADHD Abstract The prodromal phase is generally described as a subsyndromal stage preceding the disease onset. The characterization of such phase founds its main purpose in secondary prevention. Up to now, clinical research relating to this topic in mental health has primarily focus on schizophrenic disorders. Over the last years, some studies have applied similar methods in order to characterize a preclinical phase in bipolar disorders. In spite of the fact that this strategy appears less adequate in bipolar disorders, these studies have demonstrated the existence of prodromal signs in a majority of patients. However, these features appear for the moment neither sufficiently characteristic, nor sufficiently specific to allow the construction of suitable assessment instruments, or to suggest precise guidelines in the management of these subjects. Also, these prodromal features show considerable overlap with other psychiatric disorders, especially attention-deficit hyperactivity disorder (ADHD) and schizophrenia Interestingly, a limited number of studies have looked at the number of patients considered in a prodromal phase of schizophrenia which later developed a bipolar disorder and reported substantial proportions of subjects in this case, further highlighting the obvious bias in favor of schizophrenia in the actual prevention politics. In order to identify potential candidates at a prodromal phase of bipolar disorders that could benefit from early intervention, studies have relied on both high genetic risk and symptoms at the boundary of the actual classification. However, even within such approach, pharmacological treatments have not proven obvious advantage in terms of prevention. It is suggested that adopting a more longitudinal vision of the disease and, given the mean age of onset of bipolar disorder and a fortiori

Phase prodromale du trouble bipolaire

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Page 1: Phase prodromale du trouble bipolaire

© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés.

L’Encéphale (2010) Supplément 1, S8–S12

Dispon ib le en l igne sur www.sc ienced i rect .com

journa l homepage: www.el sev ier .com/locate/encep

Phase prodromale du trouble bipolaireProdromal phase in bipolar disorder

E. Fakra*(a), A. Kaladjian(a), D. Da Fonseca(b), M. Maurel(a), M. Adida(a), N. Besnier(a), D. Pringuey(c), J.-M. Azorin(a)

(a) Pôle Universitaire de Psychiatrie, Hôpital Ste Marguerite, 13274 Marseille cedex 09 (b) Service de Pédopsychiatrie, Hôpital Ste Marguerite, 13274 Marseille cedex 09 (c) Clinique de Psychiatrie et de Psychologie Médicale. Abbaye de St Pons, Pôle des Neurosciences Cliniques, CHU Pasteur, Nice

Résumé La phase prodromale, décrite généralement comme une étape subsyndromique précédent l’entrée dans la maladie, présente un intérêt essentiellement dans la prévention secondaire. Jusqu’à présent, les recherches cliniques en santé mentale portant sur ce thème se sont essentiellement tournées vers la schizophrénie. Sur les dernières années, certains travaux ont appliqué des méthodes similaires afin de caractériser une phase préclinique dans les troubles bipolaires. Malgré le fait que cette stratégie semble moins adéquate dans les troubles bipolaires, ces études ont toutefois pu démontrer l’existence de signes prodromiques chez une majorité de patients. Cependant, les symptômes formant cette phase prodromale n’apparaissent pour le moment ni suffisamment caractéristiques, ni suffisamment spécifiques pour pouvoir donner lieu à des instruments de dépistage adéquats, ou pour susciter des recommandations précises de prise en charge. La tactique consiste alors à se baser à la fois sur la notion de haut risque génétique et de s’appuyer sur des symptomatologies limitrophes des critères des classifications actuelles pour cerner les sujets candidats à une intervention précoce. Pourtant, même dans ce cadre, un traitement pharmacologique ne semble pas montrer un avantage évident en termes de prévention.

* Auteur correspondant.E-mail : [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts.

MoTS ClÉSPrévention secondaire ; Intervention précoce ; Trouble bipolaire ; ADHD

KEYWoRDSSecondary prevention ; Early intervention ; Bipolar disorder ; ADHD

Abstract The prodromal phase is generally described as a subsyndromal stage preceding the disease onset. The characterization of such phase founds its main purpose in secondary prevention. Up to now, clinical research relating to this topic in mental health has primarily focus on schizophrenic disorders. Over the last years, some studies have applied similar methods in order to characterize a preclinical phase in bipolar disorders. In spite of the fact that this strategy appears less adequate in bipolar disorders, these studies have demonstrated the existence of prodromal signs in a majority of patients. However, these features appear for the moment neither sufficiently characteristic, nor sufficiently specific to allow the construction of suitable assessment instruments, or to suggest precise guidelines in the management of these subjects. Also, these prodromal features show considerable overlap with other psychiatric disorders, especially attention-deficit hyperactivity disorder (ADHD) and schizophrenia Interestingly, a limited number of studies have looked at the number of patients considered in a prodromal phase of schizophrenia which later developed a bipolar disorder and reported substantial proportions of subjects in this case, further highlighting the obvious bias in favor of schizophrenia in the actual prevention politics. In order to identify potential candidates at a prodromal phase of bipolar disorders that could benefit from early intervention, studies have relied on both high genetic risk and symptoms at the boundary of the actual classification. However, even within such approach, pharmacological treatments have not proven obvious advantage in terms of prevention. It is suggested that adopting a more longitudinal vision of the disease and, given the mean age of onset of bipolar disorder and a fortiori

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Introduction

Afin de mieux délimiter le champ de cet article, il paraît important de différentier la phase prodromale d’une part des signes prémorbides des troubles bipolaires (cf. article Da fonseca et Fakra dans ce numéro) et d’autre part du pre-mier épisode thymique (cf. article Kaladjian et al. dans ce numéro). Les symptômes prodromiques, qui constituent la phase prodromale, sont des signes précurseurs qui vont iné-luctablement aboutir à l’entrée dans la maladie. Dans le champ de la santé mentale, cette phase est souvent conçue comme une étape préclinique où la symptomatologie est présente mais ni assez caractéristique, intense et/ou dura-ble pour remplir formellement les critères de la pathologie. Il est bien entendu que l’enjeu essentiel du repérage de cette phase est de proposer une prise en charge qui pourrait différer, voire enrayer la survenue des troubles. Il s’agit donc d’un objectif de prévention secondaire que nous avons pro-posé de plus largement traiter dans cet article.

La prévention secondaire est un thème médical inter-disciplinaire pour lequel un certain nombre de critères ont été fixés [3]. Ces critères servent à déterminer s’il est avantageux ou non de mettre en place un plan de dépistage et de traitement précoce de la maladie à large échelle. Ainsi, il est nécessaire que 1) la maladie ait un impact important en termes de santé publique. Ensuite, il faut bien évidemment 2) qu’une phase préclinique existe et soit adéquate, c’est-à-dire assez longue et caractéristique pour permettre des tests de dépistage et des traitements pré-ventifs. Bien sûr il faut que 3) des tests de dépistages exis-tent et que ceux-ci fournissent des qualités psychométriques suffisantes afin de détecter la maladie. Enfin il faut que ce programme présente une acceptabilité en termes de 4) coût pour la société, mais également 5) de stigmatisation pour l’individu et la population concernée. Ces questions ont été relativement peu examinées dans le domaine de la santé mentale où la schizophrénie reste sans doute la pathologie la plus explorée. Après un état des lieux rapide des données actuelles dans la schizophrénie, nous nous proposons d’aborder plus en détail ce thème dans les troubles bipolai-res, tout en pointant les difficultés rencontrées dans le cadre de cette pathologie.

Prévention secondaire en santé mentale : l’exemple de la schizophrénie

Parmi les troubles retrouvés dans le champ de la santé mentale, la schizophrénie a certainement été la maladie pour laquelle la question de la prévention a été la plus explorée. Ainsi les premières études rétrospectives à large échelle ont pu confirmer l’existence d’une phase préclini-

que étendue, en moyenne de 2 à 5 ans, où s’installent les signes prodromiques [19]. Ceux-ci sont constitués d’abord de signes non spécifiques, c’est-à-dire thymiques, anxieux, comportementaux ainsi que de symptômes plus proches de la lignée négative (retrait social, isolement, anhédonie). Puis, plus tardivement, apparaissent des symptômes de la lignée positive (idées bizarres, délirantes, hallucinations). Parallèlement, des arguments d’ordre clinique [16], neu-ropsychologique [26] et neuroanatomique [22] indiquent qu’une phase précoce incluant les premières années d’évo-lution des troubles avec, très certainement, la phase pro-dromale constituerait une période critique ou s’installerait l’essentiel de la détérioration de la maladie [1]. De sur-croît, il semblerait que la rapidité de mise en place d’un traitement antipsychotique lors de l’émergence des trou-bles psychotiques, ou en d’autres termes, la diminution de la durée de psychose non traitée (DUP : duration of untrea-ted psychosis), constituerait un facteur de bon pronostic de la maladie [18]. Le pas a été facilement franchi et ces développements ont pu être extrapolés à la phase prodro-male de la pathologie, avec l’idée que la marge de préven-tion serait encore plus importante lors d’une intervention plus précoce. Certains auteurs ont même proposé que l’état psychotique en lui-même pouvait être à l’origine d’une neurotoxicité [28] (mais voir [20]), renforçant l’argu-mentaire d’une intervention précoce. Toutefois, même dans ce cadre de la schizophrénie, l’intérêt réel de mise en place d’une politique de prévention à large échelle appa-raît encore tributaire de la capacité des futures études à démontrer la robustesse de deux points qui restent actuel-lement vacillants : le développent et l’applicabilité d’ins-truments de dépistage adéquats, et la démonstration de l’efficacité des traitements durant cette phase prodromale [24].

Prévention des troubles bipolaires

La question de la prévention secondaire des troubles bipo-laires a suscité comparativement beaucoup moins d’en-gouement. Les modèles actuels s’influencent largement des stratégies utilisées dans la schizophrénie, en transpo-sant la prévention du premier épisode psychotique au pre-mier épisode maniaque. Il existe pourtant de nombreux obstacles prédisant que la simple reproduction de ces stra-tégies pourrait s’avérer bien moins pertinente dans le cadre des troubles bipolaires. Tout d’abord, contrairement à la schizophrénie, la maladie bipolaire se caractérise par deux pôles comportant des symptômes d’expression opposée. Les prodromes pourraient donc être très différents selon le mode d’entrée dans la maladie, maniaque ou dépressif. Par ailleurs, seul l’épisode maniaque définit véritablement

of its prodromal phase, a more developmental perspective of individuals, could help lowering the confusion in this field ; Also, given the considerable overlap in prodromal features between different psychiatric disorders, early detection programs could benefit from implementing approach open to multiple diseases assessment, rather than hyper-specialization in a specific disorder.

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l’entrée dans la maladie. La détection de signes prodromi-ques pourrait donc s’avérer beaucoup plus complexe pour les formes cliniques de la pathologie où le premier épisode se révèle être un épisode dépressif, voir pour les formes s’apparentant durant les premières années à des troubles dépressifs récurrents. Aussi, contrairement à la schizophré-nie, les symptômes généralement rencontrés dans les trou-bles bipolaires peuvent, lorsqu’ils sont modérés, se confondre plus facilement avec les fluctuations thymiques rencontrées dans la population générale. Ainsi, si l’on s’at-tend à retrouver dans la phase prodromale des formes symptomatiques atténuées de la pathologie, les prodromes des troubles bipolaires seraient moins discriminatifs et remarquables que ceux de la schizophrénie. En effet, les symptômes de bizarrerie, d’étrangeté du comportement et les symptômes positifs sont sans doute beaucoup plus faci-lement discriminants que des symptômes maniques ou dépressifs à minima. Enfin, les troubles bipolaires n’évo-luent pas d’un seul tenant. Par définition, les épisodes thy-miques sont entrecoupés de périodes intercritiques avec une rémission souvent considérée comme complète. Il est donc possible que, comme les épisodes thymiques, les pro-dromes puissent d’abord être suivis par un rétablissement complet avant une entrée dans la maladie. Dans ce cas, la phase prodromale ne débouchant pas directement sur la maladie, sa détection serait donc moins aisée.

Existence d’une phase préclinique ?

L’existence même d’une phase prodromale dans les troubles bipolaires reste encore une question débattue. Deux types d’études, prospectives et rétrospectives, ont tenté de répondre à cette question avec un succès partagé. Une des premières études rétrospectives ayant exploré cette ques-tion s’est basée sur un questionnaire portant sur les signes précédant l’entrée dans la maladie de 500 personnes souf-frant de troubles bipolaires, toutes faisant partie d’une association de patients (National Depressive and Manic-Depressive Association) [17]. Les résultats montraient qu’une minorité d’entre eux (autour de 30 % pour les signes les plus fréquents) rapportaient des troubles thymiques, comportementaux ou beaucoup plus rarement, des symptô-mes psychotiques à type d’idées de persécution. Toutefois, étant donné l’âge moyen d’entrée dans la maladie (17,5 ans) [14] et la possibilité que les prodromes puissent précéder l’entrée dans la maladie de plusieurs années, certains auteurs ont proposé d’ajouter une dimension développe-mentale à cette différentiation des possibles signes prodro-miques. Ainsi, certaines constellations de signes prodromiques pourraient être distinguées en fonction de l’âge du sujet [8]. Plus en avant, une autre étude a tenté cette fois-ci de discriminer en fonction de l’âge les symptômes prodromi-ques les plus caractéristiques de la maladie bipolaire [9]. En appliquant un recueil de données similaire, c’est-à-dire fondé sur des auto-questionnaires adressés aux parents d’enfants souffrant soit de troubles bipolaire soit, dans cette étude, de trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention (THADA) ou non malade, il apparaissait qu’une association de signes incluant des troubles du caractère,

une impulsivité, une irritabilité, une hyperactivité et un accroissement des comportements agressifs permettait de différentier le plus précocement les enfants souffrant de troubles bipolaires des autres groupes. Les groupes de symp-tômes comprenant les symptômes maniaques et dépressifs pouvaient également séparer les groupes, mais à un âge plus tardif (à partir de l’âge de 7/8 ans). Il est à noter cependant qu’aucun taux de prévalence n’était noté dans cette étude et la nuance entre signes prodromaux et signes prémorbides paraît ici peu claire.

Une autre critique méthodologique de ces études est que les réponses peuvent être biaisées ou limitées par la nature même du questionnaire remis aux patients ou aux parents, et qu’il existe peu d’indications sur la durée, l’in-tensité et l’impact de ces symptômes. Une étude plus récente a tenté de répondre à ces limitations en proposant un entretien semi-structuré (BPSS the Bipolar Prodromal Symptom Scale) tentant de mieux cerner les signes prodro-miques chez 52 enfants et adolescents avec un diagnostic récent de troubles bipolaires, en particulier en évaluant la fréquence, la sévérité, la durée et le moment de survenue des symptômes [6]. Les résultats assez surprenant de cette étude ont permis de conforter la notion de phase prodro-male dans les troubles bipolaires. Ainsi, en considérant uni-quement les symptômes d’intensité au moins modérée, cette étude montre qu’une majorité des patients traver-sent une phase symptomatique préclinique avant la surve-nue du premier épisode maniaque. La symptomatologie durant cette phase comprend des signes non-spécifiques tels qu’une diminution du travail scolaire ou professionnel (65 %), une labilité émotionnelle (58 %), des crises clasti-ques (48 %), un isolement social (44 %) ; des signes dépres-sifs subsyndromiques tels qu’une tristesse de l’humeur (54 %), une anhédonie (40 %), un sentiment de dévalorisa-tion (33 %) et des symptômes maniaques atténués tels qu’une irritabilité (61 %), une hyperactivité (50 %) et une agitation psychomotrice (48 %).

Enfin quelques études prospectives ont tenté d’exami-ner le taux de conversion de sujets supposés être en phase prodromale. Ces travaux ont généralement calqué la défi-nition de leur phase prodromale sur la classification DSM IV. La plus large étude à ce jour [15] a inclus 893 adolescents examinés une première fois (âge moyen 16,8 ans), puis 8 ans plus tard. 48 sujets dans cette cohorte présentaient une phase prodromale définie comme une période distincte et persistante d’humeur anormale, élevée, expansive ou irritable et au moins un critère B (DSM IV) de la manie. Parmi ces sujets, une personne a effectivement développé une manie et 20 personnes ont présenté par la suite un épi-sode dépressif majeur. Une autre étude plus récente [2] a choisi des critères plus sévères de phase prodromale. Les 92 enfants et adolescents suivis sur une période de 2 ans présentaient les critères DSM IV d’un trouble bipolaire non spécifié, c’est-à-dire se différentiant de l’épisode mania-que uniquement par la durée des symptômes. Par la suite, 25 % des sujets ont développé un trouble bipolaire de types 1 ou 2. De manière intéressante, le fait d’avoir un parent bipolaire n’augmentait pas le risque de développer un trouble bipolaire chez l’enfant observé.

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(c’est-à-dire présentant un trouble psychotique bref ou un trouble psychotique non spécifié) étaient observés sur une période de 6 mois. Parmi eux, 7 développèrent une schizoph-rénie et 4 un trouble bipolaire. Ces résultats illustrent une fois de plus la similarité entre phases prodromales des deux trou-bles, et évoquent également la possibilité, voire la nécessité, d’adopter des stratégies communes de prévention.

Traitement de la phase prodromale ?

Étant donné l’absence de spécificité de cette phase prodro-male ainsi que les difficultés à proposer des instruments de dépistage qui pourraient avoir une valeur prédictive posi-tive satisfaisante, très peu d’études ont tenté d’évaluer des traitements durant cette phase. Ces études ont bien évi-demment maximalisé les chances de recruter des sujets au cours d’une phase préclinique en sélectionnant des person-nes à haut risque génétique et souffrant de symptômes affectifs (enfants présentant une « cyclotoxie »). La pré-sence de symptômes d’intensité importante justifiait éthi-quement un traitement, ou un essai comparatif de traitements. Une première étude suggère que le valproate aurait une efficacité sur les symptômes affectifs [4]. Toutefois une deuxième étude randomisée [10] montre que cette molécule ne présenterait pas plus de bénéfice que le placebo. Cependant, si ce dernier résultat était indéniable pour les enfants ayant un parent souffrant de troubles bipo-laires, les enfants ayant leurs deux parents souffrant de troubles bipolaires restaient plus longtemps dans l’étude lorsqu’ils étaient sous divalproate, indiquant donc un effet supérieur de ce traitement par rapport au placebo mais limité aux sujets à très haut risque génétique. Enfin, une dernière étude avec randomisation en double aveugle [11] proposait de déterminer si un traitement par lithium chez des enfants avec des antécédents familiaux de troubles bipolaires et présentant un épisode dépressif majeur serait plus efficace que le placebo, avec l’idée que ces patients à haut risque de développer un trouble bipolaire avéré de type 1 serait plus sensible à ce traitement. Aucune diffé-rence n’a pu être observée entre les deux groupes. Au total, il semble donc que les preuves d’efficacité d’un traitement pharmacologique durant la phase prodromale semblent pour l’instant très limitées, mais bien sûr une large partie de cette incertitude réside dans le fait que les critères de phase prodromale proposés dans ces études sont très res-trictifs. Aussi en sélectionnant des sujets ayant au moins un de leurs parents souffrant de troubles bipolaires, le risque pour le sujet de développer un trouble bipolaire est certes plus élevé. Par contre, il pourrait alors s’agir de formes à forte composante génétique qui serait minoritaires et pas forcement représentative de l’ensemble des troubles bipo-laires, notamment en termes de réponse au traitement.

Conclusions

Au total, il semble que bien qu’une phase prodromale sem-ble effectivement exister chez les patients souffrant de troubles bipolaires, les symptômes manifestés durant cette phase ne seraient ni suffisamment caractéristiques, ni suffi-

Spécificité de la phase prodromale ?

Bien que la présence d’une phase prodromale semble assez fermement établie pour une majorité de patients, il semble pourtant, à la vue des symptômes formant cette phase précli-nique, que la question de la spécificité d’une part dans la population générale mais également parmi les autres troubles psychiatriques, reste entière. Le diagnostic différentiel le plus problématique lors de l’enfance et l’adolescence est sans doute le trouble hyperactivité avec déficit de l’attention [12]. La complexité à différentier ces deux troubles semblent encore s’accentuer lorsqu’il s’agit de distinguer leurs phases prodromales respectives. En effet, une étude récente qui a tenté de répondre directement à cette question montrait que, bien qu’il existait quantitativement plus de signes pro-dromaux chez les patients THADA que chez les patients souf-frant de troubles bipolaires, il était impossible d’isoler les deux troubles sur la base de leur phase prodromale [23]. De manière fort intéressante, il est toutefois à noter que certai-nes études décrivent une comorbidité particulière entre trou-bles bipolaires et THADA dans certaines familles [5, 25]. Ainsi cette association distincte pourrait constituer une forme sin-gulière de troubles bipolaires marquée par une forte hérédité et une apparition des troubles plus précoce. Dans cette forme, les troubles débuteraient invariablement par le THADA pour ensuite donner suite aux troubles bipolaires. Outre le fait que dans le cadre de cette forme atypique, le THADA peut être considéré comme constituant la phase prodromale de la mala-die, cette association interroge également les interrelations entre ces deux troubles, ainsi que leur éventuelle ethiopatho-génie commune. L’autre diagnostic différentiel qui peut s’avérer particulièrement délicat chez l’adolescent et l’adulte, est celui de la schizophrénie. Certains signes prodro-miques ont pu être rattachés plus fréquemment à l’une ou l’autre de ces pathologies, comme par exemple une anxiété réactionnelle [21] ou des symptômes de dépression, de désor-ganisation ou de manie [13] qui serait plus régulièrement retrouvés chez les patients bipolaires que chez les patients schizophrènes. Mais ici encore, les symptômes dans les deux troubles semblent entièrement se chevaucher. Il est intéres-sant de noter à cet égard que le parti pris évident pour la recherche clinique en faveur de la prévention de la schizoph-rénie plutôt que des troubles bipolaires a entraîné un biais dans l’observation même des résultats. Ainsi, aux vues du manque de spécificité de cette phase prodromale, on pourrait s’attendre à ce que parmi les sujets présentant des prodro-mes de la schizophrénie, certains puissent développer des troubles bipolaires plutôt qu’une schizophrénie. Étonnamment, très peu d’études rapportent de tel cas de conversion. Deux études font exception : un premier article [27] rapporte le développement (sur une période d’1 an) d’un trouble bipo-laire chez 3 des 47 sujets à haut risque génétique et sympto-matique pour la schizophrénie examinée dans cette étude. Les auteurs rapportent avoir observé initialement chez ces 3 patients une humeur dépressive, une fluctuation de l’hu-meur, un isolement social, une agitation psychomotrice, une irritabilité, des difficultés de concentration et des troubles du sommeil. Dans une deuxième étude plus récente [7], 26 patients considérés à haut risque pour la schizophrénie

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samment spécifiques pour donner lieu à des recommanda-tions générales. Il reste qu’à un niveau individuel, l’association d’antécédents familiaux importants avec des symptômes affectifs justifie une intervention précoce. À cet égard, il serait intéressant que des travaux sur l’action d’al-ternatives non pharmacologiques (psychothérapie, psycho-éducation) durant cette phase puissent aider les cliniciens à adopter la prise en charge la plus adéquate. Un des grands obstacles qui semble limiter la portée de la recherche clini-que actuelle est la difficulté à adapter des outils de dépis-tage au système de classification actuel. En effet, particulièrement durant cette phase très précoce, la crité-riologie des troubles bipolaires semble impuissante à tenir compte de la physiopsychopathologie du trouble et de l’as-pect développemental du sujet. On remarque ainsi que les outils de dépistage sont dès lors entièrement articulés autour des délimitations de ces critères, plutôt que sur une vision longitudinale du trouble, mêlant probablement ainsi des populations très différentes de patients et de sujets à ris-ques. Enfin, la constatation d’un chevauchement des symp-tômes prodromiques de plusieurs pathologies psychiatriques incite également à raisonner cette question en terme plus global et non en sur-spécialisation de la discipline comme cela semble être le cas actuellement. Cette alternative, proposée par certaines équipes, pourrait présenter l’avan-tage non seulement d’optimiser l’effort fourni à la mise en place des programmes de prévention mais également de renseigner plus avant sur la vulnérabilité au moins en partie partagée par certains troubles psychiatriques.

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