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Thomas De Koninck philosophe, professeur titulaire, Faculté de philosophie, Université Laval (2000) La nouvelle ignorance et le problème de la culture Un document produit en version numérique par Madame Guylaine Deschamps, bénévole. Courriel: Paul Asselin [email protected] Page web de Mme Deschamps dans la section BÉNÉVOLES. Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Philosophie de l’idéologie. Théorie de l’intersubjectivité  · Web viewphilosophe, professeur titulaire, Faculté de philosophie, Université Laval (2000) La nouvelle ignorance

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Philosophie de lidologie. Thorie de lintersubjectivit

Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problme de la culture. (2000)13

Thomas De Koninck

philosophe, professeur titulaire, Facult de philosophie, Universit Laval

(2000)

La nouvelle ignoranceet le problme de la culture

Un document produit en version numrique par Madame Guylaine Deschamps, bnvole.

Courriel: Paul Asselin [email protected]

Page web de Mme Deschamps dans la section BNVOLES.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

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Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Cette dition lectronique a t ralise par Madame Guylaine Deschamps, bnvole, Qubec, partir du livre de:

Thomas De Koninck

La nouvelle ignorance et le problme de la culture.

Paris: Les Presses universitaires de France, 2000, 204 pp. Collection: Intervention philosophique.

[Autorisation formelle accorde par lauteur le 27 fvrier 2013 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel: [email protected]

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Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11.

dition numrique ralise le 27 avril 2013 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

INTERVENTION PHILOSOPHIQUE

Collection dirige par Yves Charles ZarkaDirecteur de recherche au cnrs

Thomas De Koninck

philosophe, professeur titulaire, Facult de philosophie, Universit Laval

La nouvelle ignoranceet le problme de la culture.

Paris: Les Presses universitaires de France, 2000, 204 pp. Collection: Intervention philosophique.

ISBN 2 13 050563 5

Dpt lgal 1redition: 2000, fvrier

Presses Universitaires de France, 2000108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

[203]

Table des matires

Quatrime de couverture

Liminaire, [1]

ChapitreI. Doubles ignorances [11]

1.Crises, [11]

2.Autodestruction, [14]

3.Vides, [16]

4.ducation et culture, [21]

5.thique et culture, [30]

ChapitreII. Sommeils, folies, morts [35]

1.Le sommeil, la folie et la mort, [35]

2.Narcisse, [39]

3.Fbrilit somnambulique et curiosit, [45]

4.Le rve et le rductionnisme, [48]

5.Le kitsch totalitaire, [53]

6.Limagination et limaginaire, [64]

7.Le ressentiment, [69]

ChapitreIII. La culture de lesprit [73]

1.Les mots et les choses, [73]

2.Travailler sur lintelligence: lutilit de la culture, [81]

3.Les tudes, la recherche et luniversit, [88]

ChapitreIV. Laffectivit et les arts

1.Lducation premire, [107]

2.Laffectivit, [114]

3.Les arts, [118]

ChapitreV. Exclusion et solidarit [151]

1.Lhospitalit, [153]

2.La dignit du pauvre, [155]

3.Notions fondamentales, [156]

4.Justice et quit, [159]

5.Le dsir de reconnaissance, [164]

6.Dmocratie et amiti, [166]

7.Les situations-limites, [169]

Conclusion, [175]

Index des noms, [181]

Index des notions, [189]

mes fils Marc, Yves et Paul

La nouvelle ignoranceet le problme de la culture.

Quatrime de couverture

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La philosophie a-t-elle quelque chose dire sur le monde contemporain? Peut-elle intervenir dans des dbats publics pour contribuer claircir leurs enjeux et aider mieux dfinir les conditions dune rponse? La collection Intervention philosophique a pour ambition de montrer que lon peut rpondre positivement ces deux questions. Il ny a pas de philosophie sans exercice de la raison. Mais outre ses usages spculatif et pratique, la raison philosophique a galement une fonction de critique publique. Cest cet effet public de la philosophie quil sagit de restituer par la publication de textes prenant position sur des questions dactualit.

On la marqu avec justesse, nos gains inous de connaissance se paient en gains inous dignorance. Pis encore, au cur des flaux les plus graves de nos socits tels la violence, la pauvret, lautodestruction des jeunes se dcouvre une nouvelle ignorance. Les modes de pense propres chaque science ou secteur du savoir ne sont pas aptes rpondre aux questions complexes de lexprience concrte. Plus indispensable que jamais est la philosophie, appele critiquer inlassablement les rductionnismes et les abstractions pour reconduire au concret, en particulier la question du sens et ltre le plus concret et le plus complexe qui soit en ce monde, ltre humain.

Lvolution des socits est dtermine par la culture avant tout, bien avant les modes de production ou les rgimes politiques. Ne voit-on pas quel point les nouveaux pouvoirs de communication restructurent tant laction politique que le monde de lconomie et de la science? Cest donc la culture quon doit mettre dabord en examen et dont il faut considrer neuf le sens. Rien nest plus urgent ni plus vital.

Thomas DeKoninck est professeur lUniversit Laval Qubec, et ancien doyen de la Facult de philosophie. Son ouvrage De la dignit humaine (Presses Universitaires de France, 1995) a t couronn en 1996 par le prix La Bruyre de lAcadmie franaise.

[1]

La nouvelle ignoranceet le problme de la culture.

LIMINAIRE

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Il existe en ralit deux formes dignorance quon pourrait qualifier de nouvelle, mais qui sont diamtralement opposes. La premire ouvre et libre, la seconde emprisonne et tue. La premire, quil faut clbrer, se traduit par de nouvelles interrogations suscites par de nouvelles dcouvertes. Elle est le moteur de toutes les avances du savoir. La seconde fait au contraire vivre dans lillusion quon sait alors quon ne sait pas et sapparente ce que Platon appelait la double ignorance. Dnonce et combattue jadis sous sa forme primitive par Socrate, elle est revenue aujourdhui en force, linstar de ces anciennes maladies infectieuses dont les bactries parviennent sadapter et rsister aux remdes les plus puissants et dont on constate aujourdhui les grands retours. Cest cette dernire qui est notre sujet et que nous appelons, pour faire court, la nouvelle ignorance. Mais si elle a le caractre dune rsurgence, qua-t-elle proprement parler de nouveau?

Dj on reconnaissait en la double ignorance la plus grave et la plus endmique dentre les ignorances, la plus farouchement rsistante, la cause de tout ce qui se fait de mal []. Et plus les sujets en jeu sont importants, plus elle est malfaisante [2] et honteuse. Car non seulement tu ignores les choses les plus importantes, mais tout en les ignorant, tu crois les savoir, disait Socrate Alcibiade. Aussi, tu cohabites, mon pauvre ami, avec la pire des ignorances; cest ton propre discours qui taccuse, et toi-mme. Et voil pourquoi tu te jettes dans la politique avant davoir t duqu. Elle est la cause de toutes les erreurs auxquelles notre pense tous est sujette, car elle dfinit lamathia (la btise), lapaideusia (linculture), de ces prisonniers qui, enchans depuis longtemps au fond dune caverne, y sont devenus experts en ombres, et contents de ltre, force de ne rien connatre dautre.

Ce qui est nouveau ce sont les formes indites, plus redoutables, quelle revt aujourdhui. Ce qui est nouveau cest lesprit dabstraction, dont notre puissance technicienne dcuple dsormais linfluence. Ce qui est nouveau, cest lautodestruction universalise de la culture, qui a pour corollaire la violence. Car lalternative logos/violence est inluctable. Il nest pas dautre voie que celles ou bien de la culture ou bien de la violence, les Grecs en ont fait la dmonstration, lexprience de millnaires le corrobore. Dans la mesure o le logos fait dfaut, la violence crot. Le vide, lennui, lindiffrence la vie, le fanatisme quentrane la destruction de la culture, ont des consquences incalculables. Le paradigme a t fourni par Auschwitz. Le Kosovo et les autres drames moins mdiatiss mais tout aussi atroces de la fin du XXesicle, seront coup sr suivis dautres calamits humaines du mme ordre, aussi srement que les tueries, les tortures et les gnocides du Rwanda et de la Bosnie ont suivi ceux du Cambodge et les goulags sovitiques et chinois, mme si les idologies meurtrires ou les prtextes couvrant la haine peuvent parfois diffrer du tout au tout dans leurs formulations. La cause profonde de la culture de mort dans laquelle nous sommes est lignorance de lhumain et de sa [3] dignit. Tant quon nen aura pas pris vivement conscience, les atrocits et les catastrophes humaines iront croissant. Tant que la cause durera, que la nouvelle ignorance, en somme, ira saggravant, ses effets se reproduiront et sintensifieront.

On naurait pas cru cela possible. Tel est le tmoignage que ressassent les mdias propos de la violence faite des jeunes par dautres jeunes dans les coles. Rien de moins tonnant, vrai dire. Le massacre de Littleton, au Colorado, rcent au moment o nous crivons ces lignes, sera vite oubli pour laisser la place dautres dans les mdias, puis dautres encore, au moment o on lira ces lignes. Il nest nul besoin dtre prophte pour le savoir. Il suffit den considrer les causes, crites en lettres massives sous nos yeux, dans notre culture.

En 1848, Charles Dickens crivait: On entend parler quelquefois dune action pour dommages contre le mdecin incomptent qui a dform un membre cass au lieu de le gurir. Mais que dire des centaines de milliers desprits qui ont t dforms jamais par les ineptes insignifiants qui ont prtendu les former! Aujourdhui linsignifiance criminelle suniversalise et pntre partout. Le principal obstacle aux rformes de lducation quon ne cesse dannoncer et dentreprendre avec plus de pompe que de succs en nos pays occidentaux favoriss est cette nouvelle ignorance qui imprgne la culture ambiante. La plupart du temps lcole, les diffrentes institutions denseignement ou de savoir et les gouvernements viennent trop tard ou sont atteints du mme mal, comme peuvent ltre dj les familles.

Faut-il accuser la science, comme les propos suivants de Husserl sembleraient le faire? Dans la dtresse de notre vie cest ce que nous entendons partout cette science na rien nous dire. Les questions quelle exclut par principe sont prcisment les questions les plus brlantes notre poque malheureuse pour une humanit abandonne aux bouleverse[4]ments du destin: ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur labsence de sens de toute cette existence humaine.

La science nen est en ralit nullement responsable. Husserl ne le prtend du reste pas. Il faut accuser bien plutt le manque de culture, qui se traduit toujours par un manque de jugement. La science na pas rpondre ces questions ultimes et les plus hautes. Car ces questions atteignent finalement lhomme en tant que dans son comportement lgard de son environnement humain et extra-humain il se dcide librement, en tant quil est libre dans les possibilits qui sont les siennes de donner soi-mme et de donner son monde ambiant une forme de raison. Or sur la raison et la non-raison, sur nous-mmes les hommes en tant que sujets de cette libert, quest-ce donc que la science a nous dire? La simple science des corps manifestement na rien nous dire, puisquelle fait abstraction de tout ce qui est subjectif.

Il faut accuser plutt, en un mot, la faille centrale de la culture moderne: lerreur de prendre labstrait pour le concret, que Whitehead appelait juste titre le sophisme du concret mal plac (Fallacy of Misplaced Concreteness, autrement traduit par localisation fallacieuse du concret). Chaque science doit, en bonne mthode, se confiner un groupe prcis dabstractions, la considration exclusive, par exemple, des figures, des nombres, des symboles et de leurs relations en mathmatiques. Si fonde quelle soit procder ainsi, elle a d pour cela faire abstraction au pralable du reste des choses. Dans la mesure toutefois o ce qui a t exclu importe lexprience humaine, les modes de pense propres chaque science on ne vrifie pas un nonc biologique comme on vrifie un nonc mathmatique, et ainsi de suite pour chaque autre discipline ne sont pas aptes rpondre aux questions complexes de lexprience concrte. On voit combien indispensable la socit est ds lors la philosophie, appele critiquer inlassablement les [5] abstractions pour reconduire au concret, comme la bien vu Whitehead.

Concret (de concrescere, crotre ensemble) signifie ce qui sest form ensemble. Un arbre, ou nimporte quel vivant, est proprement concret en ce sens, l o une montre ou quelque autre artefact ne lest pas, puisque les parties dun artefact ont t mises ensemble par un agent extrieur et sont indiffrentes les unes aux autres, comme dailleurs au tout dont elles font partie; celles de larbre, de tout tre vivant, concourent au contraire sa production de lui-mme comme individu. Le tout concret vivant est ds lors irrductible ses parties ainsi que Kant, qui nous empruntons les exemples de larbre et de la montre, la admirablement fait ressortir et il est en constant devenir.

Le XVIIesicle a gnr un schme de pense avant tout mathmatique dont le succs, on ne peut plus mrit, a t immense. On a su tirer dabstractions des sries de dductions claires et parfaitement satisfaisantes pour qui veut penser abstraitement, comme cest exemplairement le cas en mathmatiques pures. De mme, analogiquement, le Scholium de Newton excelle dans lexpos de dductions dtailles de vrits dun mme degr dabstraction. Mais, remarque Whitehead, il paie son insuffisance philosophique en ce quil est incapable desquisser, mme faiblement, les limites de son champ de validit. De plus, le Scholium trahit son abstraction en ce quil ne suggre nullement laspect dautoproduction, de gnration, de phusis ou de natura naturans si vidente dans la nature. Pour le Scholium, la nature est simplement et totalement l, conue dans la pure extriorit et docile. Lampleur de la thorie moderne de lvolution rendrait confus le Newton du Scholium, mais clairerait le Platon [6] du Time. De mme, Newton et t surpris par la thorie moderne des quanta et par la dissociation des quanta en vibrations, tandis que Platon sy serait attendu. Le Scholium est, en dautres termes, bti sur une localisation fallacieuse du concret. Il en va de mme de tout schme scientifique quon substitue au concret.

Dans la mathmatisation galilenne de la nature, observe galement Husserl, dsormais cest la nature mme qui, sous la direction de la nouvelle mathmatique, se trouve idalise: elle devient elle-mme, pour employer une expression moderne, une multiplicit mathmatique. Il nempche que toute cette mathmatique pure na affaire aux corps et au monde corporel que dans une simple abstraction, cest--dire quelle na affaire quaux formes abstraites de la spatio-temporalit, et, de plus, celles-ci seulement en tant que formes limites idales. Nous voil proches aussi de la protestation de Bergson contre la spatialisation du temps.

Faire le tour dune universit en sarrtant chaque discipline particulire permettrait dadditionner bout bout les points de vue et donc les abstractions ou rductions possibles ce ne serait vrai dire que le dbut dune srie infinie auxquelles on pourrait soumettre le mme tre concret, et pourquoi pas tout de suite le plus concret et le plus complexe dentre eux, ltre humain? Physique, biologie, chimie, mathmatiques, anthropologie, psychologie, sociologie, conomie, sciences politiques, sciences religieuses, littrature, beaux-arts, linguistique, histoire, gographie, etc., toutes ont quelque aspect indispensable de ltre humain rvler, mais chacune nen offre, ce faisant, quune part infime. Croirait-on nanmoins, en additionnant tous ces aspects, toutes ces parts, obtenir un tout qui soit enfin ltre humain lui-mme? Ce [7] serait navoir rien compris, et illustrer magnifiquement, de surcrot, la nouvelle ignorance.

Aucune poque na accumul sur lhomme des connaissances aussi nombreuses et aussi diverses que la ntre. Aucune poque na russi prsenter son savoir de lhomme sous une forme qui nous touche davantage. Aucune poque na russi rendre ce savoir aussi promptement et aussi aisment accessible. Mais aussi, aucune poque na moins su ce quest lhomme. Ces propos de Heidegger faisaient cho ceux de Scheler, si souvent cits, et pour cause: Jamais dans lhistoire telle que nous la connaissons, lhomme na t autant quaujourdhui un problme pour lui-mme. Les anthropologies scientifique, philosophique, thologique font preuve dune entire indiffrence rciproque. En outre, si prcieuses quelles puissent tre, les sciences spciales, toujours plus nombreuses, qui ont trait lhomme, voilent son essence plutt quelles ne lclairent. Il manque lunit que seul peut donner le concret.

Bergson ne pensait pas autrement ce sujet: Que sommes-nous? Que faisons-nous ici? Do venons-nous et o allons-nous? Voil, semble-t-il, les questions essentielles et vitales, les questions dintrt suprme, qui se prsentent dabord au philosophe, et qui sont, ou devraient tre, la raison mme de lexistence de la philosophie. On a cru tort que pour donner rponse ces grands problmes, quelque grand systme soit ncessaire, au sein duquel cette rponse pourrait prendre place, solennellement, immuablement, comme un thorme de gomtrie prend sa place dfinitive dans un livre dEuclide. Cest l rejeter au second rang des problmes qui devraient tre au premier, et cest rendre la solution de ces problmes dpendante des systmes gnraux de philosophie. troitesse et rigidit sensuivent, limpossibilit de dveloppement progressif et de [8] perfectionnement. Ou je me trompe fort, ou lavenir appartient une philosophie qui restituera ces problmes la place laquelle ils ont droit la premire! qui les affrontera de face, en eux-mmes et pour eux-mmes, tout droit.

Paul Ricur faisait observer ds 1965 que derrire la question de lautonomie, derrire celle de la jouissance et de la puissance, se dresse celle du sens et du non-sens. Le monde moderne se donne penser sous le double signe de la rationalit croissante et de labsurdit croissante []. Les hommes manquent de justice, certes, damour srement, mais plus encore de signification. Ainsi que le remarque avec finesse Hilary Putnam, le fait que la place de la philosophie soit, lpoque moderne, devenue problmatique et quelle le demeure, ne justifie aucunement la mise au rancart des questions philosophiques elles-mmes. De grands potes, tel Alexander Pope, le rappellent fort heureusement. La question philosophique ultime, comme Pope la vu, cest la place de lhomme dans le monde.

Lesprit dabstraction ne continue pas moins de rgner, dans lordre pratique comme sur le plan thorique. En oubliant, ou celant dlibrment, les omissions mthodiques quil rend possibles, il commet des ravages dans lagir individuel et collectif. Dj Gabriel Marcel avait qualifi lesprit dabstraction de facteur de guerre, et montr quil est dorigine passionnelle, toute rduction dprciatrice tant anime avant tout par le ressentiment. Le syndrome du nest que, nest que, sagissant de ltre humain, le montre assez, qui culmine dans une dissociation notionnelle telle quon perd conscience de la ralit individuelle, concrte par excellence, de ltre quon dcide de supprimer, le convertissant en abstraction, sous leffet, en somme, dun [9] double mensonge: le mensonge autrui et le mensonge soi-mme.

Nous tenterons de le marquer, les consquences pratiques de la nouvelle ignorance, ses manifestations et ses symptmes, sont en fait dune grande diversit, et omniprsents. Leur trait commun est la destruction de la culture et par consquent de lhumain. Leur oppos tant tout ce qui donne sens la culture, nous ne pouvions non plus esquiver cette question, qui mrite un traitement au moins gal.

Ces tches auraient t impossibles si nous navions pu faire fond sur quantit de travaux de qualit, rcents et moins rcents, venus dhorizons divers, dont lunanimit quant lessentiel apporte du renfort et beaucoup de lumire. Les plus grands espoirs sont permis si lon accepte de faire face aux obstacles qui entravent les progrs de civilisation tant souhaits, par les jeunes en particulier, laube dun nouveau millnaire.

Rien de plus contraire cela que le donquichottisme passiste. Ne dis pas: Comment se fait-il que les temps anciens aient t meilleurs que ceux-ci? Ce nest pas la sagesse qui te fait poser cette question (Qohleth, 7, 10). Le pass, dont tu crois que ctait le bon temps, nest bon que parce que ce nest pas le tien (saint Augustin). De toute manire, nos gains inestimables de connaissance en tant de domaines enrichissent constamment les perspectives et doivent tre pris en compte. Cest de limmense possible quest lhumain quil sagit en vrit, et sil fallait voquer les nobles figures de Don Quichotte et son ami Sancho, ce serait pour en retenir, bien plutt, la jeunesse, la libert de cur et le ralisme paradoxal, le dsir de jouir enfin dun jugement libre et clair, dgag des ombres caligineuses de lignorance.

[10] Les avances extraordinaires des sciences et des technologies, pour ne parler que delles, devraient stimuler de tels espoirs. La plus tonnante rvlation des voyages dans lespace aura t que lobjet le plus fascinant et beau du systme solaire, peut-tre mme de toute la galaxie, est notre propre plante. Les photos rapportes de lespace blouissent mais ne sauraient mentir, mme si on a peine en croire ses yeux. La structure la plus trange que nous connaissions dans lunivers, lnigme scientifique par excellence dans le cosmos, dfiant tout effort de comprhension, cest la terre, dont nous commenons peine apprcier la splendeur depuis lespace. Cest pourtant delle que de plus en plus de jeunes aujourdhui dsesprent au point de sen svader par une panoplie de moyens, prfrant mme parfois la quitter jamais. Pourquoi?

[11]

La nouvelle ignoranceet le problme de la culture.

Chapitre I

DOUBLES IGNORANCES

Cest entretenir un homme assoupi que de sadresser un sot: la fin il dira: Quy a-t-il?Pleure sur un mort, car il a quitt la lumire,pleure aussi sur un sot, il a perdu lintelligence.Pleure moins amrement sur un mort, car il a trouv le repostandis que la vie du sot est pire que la mort.Le deuil pour un mort dure sept jours,celui du sot et de limpie tous les jours de leur vie(Le Siracide, 22, 10-12, trad. TOB).

1. CRISES

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Au cur des graves crises que traversent nos socits, se dcouvre la culture. Nest-on pas cependant malvenu doser parler nouveau de culture devant ce quon a pu appeler la dfaite absolue que reprsente pour lhumanit notre familiarit avec lhorreur? Car lart, les proccupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes drudition florissaient trs prs, dans le temps et dans lespace, des lieux de massacre et des camps de mort nazis. Ny a-t-il pas eu clivage entre lducation et la pratique politique, entre lhritage de Weimar et la ralit de Buchenwald quelques mtres de l? Laprs-culture que reprsente Auschwitz na-t-elle pas install lEnfer de Dante au-dessus du sol? On se souvient que George Steiner reprochait au pourtant remarquable essai de T.S.Eliot, Notes towards a Definition of Culture, son impuissance affronter le problme. Le Kosovo, la Bosnie, le Rwanda, lAlgrie et tant dautres lieux du monde actuel ne nous ont-ils pas rendus, aujourdhui encore, familiers avec lhorreur? preuve le [12] fait que souvent on repousse mme celui qui ne fait quen parler, comme si dans la mesure o il le fait sans mnagement il devenait lui le coupable la place des criminels, ainsi que le relevait Adorno propos dAuschwitz.

Le texte de la Dclaration universelle des droits de lhomme de 1948, et lextraordinaire unanimit dont il a fait lobjet par-del des divergences multiples, sont des acquis majeurs du XXesicle. On y constate en effet que la reconnaissance de la dignit inhrente tous les membres de la famille humaine et de leurs droits gaux et inalinables constitue le fondement de la libert, de la justice et de la paix dans le monde. Droits, au demeurant, indivisibles. Larticle premier prcise que tous les tres humains naissent libres et gaux en dignit et en droits. Ils sont dous de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternit. Cinquante ans plus tard, les propos cits nont pas pris une ride et savrent en ralit plus pressants que jamais. Il nempche que ce qui frappe tout autant, ce soit leur inefficacit apparente. Comme en tmoignent les catalogues datrocits rpertories par Amnistie Internationale, les droits humains sont en ralit de plus en plus bafous dans notre monde. Si les principes de la Dclaration continuent dtre viols dans plus de 140 pays et territoires, cest que ces principes nont gure pntr les consciences. Comment y remdier?

De plus, le monde nest-il pas divis en des peuples de la faim et des peuples de lopulence? Aux ingalits entre pays riches et pays pauvres se joignent des ingalits sociales criantes lintrieur dun mme pays, et les formes de discrimination les plus odieuses: 1,3milliard de personnes vivent dans la pauvret; prs de 800millions dtres humains ne man[13]gent pas leur faim et plus dun tiers des enfants des pays en dveloppement souffrent de malnutrition et dinsuffisance pondrale (Michel Beaud). Mme au plus noir de la dpression de 1929, il ny avait pas eu un nombre aussi lev de laisss-pour-compte. Si, aux 20millions de sans-emploi, on ajoute les exclus de toutes sortes, cela fait une population europenne de quelque 50millions de personnes pauprises. [] Dix millions dentre elles vivant en dessous du seuil de la pauvret absolue. Ces ingalits croissent de jour en jour. Lexpression Quart Monde sert dsigner les pays les moins avancs, dune part, et les secteurs dextrme indigence dans les pays moyen ou haut revenu. Partout, sous-dveloppement et surdveloppement se ctoient de manire inadmissible. De nouvelles ingalits, de nouvelles marginalisations, de nouvelles situations dextrme pauvret accompagnent le processus de mondialisation, source dimmenses profits, donnant le spectacle, o quelles se manifestent, dinjustices si flagrantes que llimination de ces situations o des personnes humaines sont prives de lessentiel, devrait tre une priorit absolue. On en est loin. Le bien le plus lucratif dans le monde actuel, ce sont les armes de mort; des technocrates ont eu la brillante ide den favoriser la vente des pays du Tiers Monde, ruins depuis par la dette contracte envers ceux-l mmes qui les fabriquent, car il a bien fallu emprunter pour de pareils achats. Il semble en outre que les 3 personnes les plus riches du monde possdent une fortune suprieure la somme des produits intrieurs bruts des 48 pays les plus pauvres, soit le quart de la totalit des [14] tats du monde. En ralit, selon les Nations Unies, pour donner toute la population du globe laccs aux besoins de base (nourriture, eau potable, ducation, sant), il suffirait de prlever, sur les 225 plus grosses fortunes du monde, moins de 4% de la richesse cumule. En ce qui concerne la famine, Amartya Sen, prix Nobel dconomie en 1998, fait remarquer que lun des faits les plus remarquables de la terrible histoire de la faim, cest quil ny a jamais eu de famine grave dans aucun pays dot dune forme dmocratique de gouvernement et possdant une presse relativement libre.

La justice exige que lon rembourse ses dettes (intrts exorbitants y inclus) mme envers les plus riches, lesquels senrichiront ainsi davantage encore. Mais exige-t-elle quon le fasse coup damputations brutales, au mpris des plus dmunis; oblige-t-elle la livre de chair? Cette justice-l aurait-elle prsance sur la justice sociale, sur lquit mme? Au nom de quoi, si ses rsultats doivent sappeler chmage, misre sans nom, violence, destruction de la paix sociale, cest--dire de la socit? Croit-on pouvoir servir de la sorte lconomie elle-mme, ft-ce au sens le plus sommaire du terme? Ignacio Ramonet rsume excellemment le problme: [] la marchandisation gnralise des mots et des choses, des corps et des esprits, de la nature et de la culture, qui est la caractristique centrale de notre poque, place la violence au cur du nouveau dispositif idologique.

2. AUTODESTRUCTION

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Et nest-on pas, dautre part, tout aussi malvenu doser parler nouveau de culture devant la monte, en nos socits de relative opulence matrielle, notamment en Amrique du Nord et en Europe, du phnomne dautodestruction, chez [15] les gens gs certes, mais spcialement chez les jeunes la drogue, la violence, la criminalit, la panoplie de conduites symbolique suicidaire, ou tout simplement le suicide au sens littral du terme qui paient ainsi de leur vie pour une socit exsangue, en mal didal, dont il est injuste de leur faire porter le blme? Nest-ce pas l plutt le problme urgent pour les ducateurs ou les parents que nous sommes tous, de prs ou de loin? Comme la culture na pas su, semble-t-il, endiguer la sauvagerie, ni les calamits conomiques, sociales et politiques, ni non plus ces derniers maux qui sont propres nos socits, se proccuper de culture ne prend-il pas couleur dvasion et dirresponsabilit?

Au strict point de vue du seul calcul pourtant, mme les pragmatiques (entre guillemets: ils sont tout le contraire dans les faits) courte vue devraient tre sensibles laugmentation vertigineuse des cots conomiques quentrane labus des drogues, par exemple, et sinterroger sur le pourquoi des toxicomanies. On sait quaux tats-Unis, tout le moins, le sida se transmet davantage par les aiguilles contamines quutilisent les usagers dhrone pour les piqres intraveineuses. Les soins des millions de personnes concernes, en majorit des jeunes, ncessiteront, observe lminent mdecin biologiste Lewis Thomas, les technologies les plus hautes et les plus coteuses accessibles la mdecine, pour des priodes prolonges, des mois, des annes mme, de morts lentes, douloureuses, et (dans ltat actuel des choses) absolument invitables. [] Je ne suis mme pas en mesure [ajoute-t-il] destimer lampleur de la pure perte pour le pays, en termes simplement financiers, de nombres aussi normes de nos plus jeunes citoyens; quoi sadditionnent les immenses cots ne ft-ce quen dollars, toujours pour ceux qui ne comprennent rien dautre qui sensuivent au niveau du judiciaire, du correctionnel, des institutions. Le vrai pragmatisme (ft-ce, encore une fois, celui du gestionnaire troit qui nentre[16]verrait que laspect montaire) exige, comme le remarque Lewis Thomas, quon cherche dcouvrir quelles sont les choses qui ont si mal tourn dans nos socits quelles ont pu inciter autant de nos plus jeunes tenter de svader de cette socit prcisment au moyen de drogues (sans mentionner le suicide). quoi attribuer pareille pathologie de la socit et, surtout, pareil drame chez les jeunes?

Il faut le reconnatre, nous vivons dans une socit qui prend plaisir tuer luniversel en chaque tre, et cest cet assassinat qui mne le suicidaire au suicide. Ce qui tue les humains, comme ce qui les fait vivre, ce sont les ides, on ne le dira jamais assez, encore que ce soit trop souvent leur insu, comme en tmoigne la conclusion clbre de la Thorie gnrale de lemploi, de lintrt et de la monnaie, par John Maynard Keynes:

Les ides, justes ou fausses, des philosophes de lconomie et de la politique ont plus dimportance quon ne le pense en gnral. vrai dire, le monde est presque exclusivement men par elles. Les hommes daction qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont dordinaire les esclaves de quelque conomiste pass. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nes quelques annes plus tt dans le cerveau de quelque crivailleur de Facult. [] Ce sont les ides et non les intrts constitus qui, tt ou tard, sont dangereuses pour le bien comme pour le mal.

3.VIDES

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Le vide qui ne manque pas, selon le mot dEstragon dans En attendant Godot, semble double affectif et intellectuel la fois, engendrant lennui, une carence profonde de [17] motivation, exacerbe par une culture narcissique o lon se complat lenvi dans lillusion et la fantasmagorie; des idoles tiennent lieu de modles dexistence, tels lactrice ou lacteur (en grec: hypokritos) dont le mtier consiste prcisment ne pas tre eux-mmes, faire semblant dtre un ou une autre linstar de Iago: I am not what I am (Je ne suis pas ce que je suis: Othello, I, i, 66). (Nul ne niera quils puissent tre dexcellentes personnes par ailleurs.) Il y a ici une source majeure, et manifeste, de la violence lcole. Raoul Vaneigem voit juste: Lennui engendre la violence. Semblablement, comme le relve Marc Aug, les nouvelles techniques de la communication et de limage rendent le rapport lautre de plus en plus abstrait; nous nous habituons tout voir, mais il nest pas certain que nous regardions encore. La substitution des mdias aux mdiations contient ainsi en elle-mme une possibilit de violence.

Lexplosion du savoir et les dfis indits poss par les nouvelles technologies, la surabondance vnementielle, la surabondance spatiale (Marc Aug), le ftichisme de la technique, les leurres quoffre le magnifique dploiement de moyens techniques dinformation ordinateurs, mdias lectroniques, Internet, et ce nest videmment l quun dbut saccompagnent dune perte dexprience, de contact aussi avec le sensible, avec le rel concret, dune passivit et dune apathie accrues, dun renoncement lexprience propre dimaginer et de penser quexige par exemple la lecture , voire lexprience de ses propres sentiments, la satisfaction [18] de dsirs ou de besoins vraiment siens. Dexcellentes tudes en ont fait tat depuis longtemps dj et se multiplient. Dieu tant mort, les objets, par opposition aux personnes, prennent une importance dmesure (au sens de hubris). En un brillant compte rendu du roman de John Updike, In the Beauty of the Lilies, George Steiner prend acte du fait quen un monde o Dieu est ou bien mort ou bien lobjet dune dmence homicide, les choses ont accd une vie fantastique, omnivore. Plus est flagrante la fiction de second ou de troisime ordre (Updike se dlecte simuler le non-monde des films, des photographies, de la tlvision), plus se fait irrsistible la prtention une relle prsence. Lunivers dcim dcim par la sortie de Dieu il faut le remplir dborder de fatras et dartifice. [] Le fondement de lhumain tait une divinit (disparue). Les choses peuvent se dbrouiller toutes seules.

Luniversel mathmatique a lavantage dtre, au mieux, univoque, sinon tautologique. Sous certaines de ses formes, larithmtique lmentaire, par exemple, il est immdiatement accessible tous, ne ncessitant aucune exprience, tant sans contenu, sans diffrences autres que quantitatives, sorte dternel retour du mme en ce sens. Il ne faut pas se le cacher, si merveilleuse quen puisse tre la thorie, le nombre nen est pas moins la continuit la plus morte, la continuit [19] prive de concept, indiffrente, dnue dopposition, et le mode du quantitatif demeure celui de la diffrence indiffrente, ainsi que le notait Hegel. Le symbole mathmatique, dont la manipulation a permis les prodiges quon sait en sciences modernes, est plus vide encore; nous savons encore moins, en son cas, de quoi nous parlons, selon le mot profond de Bertrand Russell. La fascination justifie dun Wittgenstein pour les mathmatiques ne la pas empch lui non plus de les critiquer avec profondeur, et daffirmer, en revanche, le caractre transcendantal de lthique.

On sait depuis Gdel que mme une science aussi simple et tautologique que larithmtique est incomplte, cest--dire quil y existe une infinit dnoncs indcidables, dont on ne peut donc dmontrer ni la vrit ni la fausset. Le systme total ne peut tre quune ide-limite. Lavnement dun tel systme raliserait lclatement de lexprience, la fin de ce dialogue incessant avec le monde qui constitue la vie de la science, et ltablissement dune totalit close, pleine et silencieuse dans laquelle il ny aurait plus ni monde ni science mais seulement le retour ternel de lhomogne, lchange perptuel de lidentique avec lui-mme (Jean Ladrire).

Il nempche quau fond de la culture actuelle se retrouve partout le modle de la tautologie, le Je gal lui-[20]mme (Lustiger). La facilit daccs de luniversalit formelle lui confre une puissance inoue, comme il est clair en lunivers des techniques qui en dpendent, voire dans le cas dun symbole aussi vieux que celui de largent, qui profite maintenant dun autre effet de cet universalisme mathmatique: la communication universelle et immdiate, instantane, qui permet dsormais au symbole montaire de simmiscer en toutes les relations humaines. (Ce qui est nouveau, crit Michel Beaud, cest que largent, cl de lachat et de lavoir, mais aussi cl de la subsistance et du vivre, est en passe de devenir la seule valeur universelle.) Elle a rendu possible en outre la matrise technique de limaginaire lectronique un imaginaire rduit la mme univocit, et donc infiniment appauvri, mais constitu dobjets virtuels et de mondes artificiels quon croit plus rels que le rel concret, confrant ltre humain une sorte de prothse dexistence qui lui offre un reflet narcissique lchelle de la plante. Pour le petit enfant, le monde est un perptuel spectacle, car il ne fait, au dbut, que voir; or la vue est idaliste (Maine de Biran); il y a ainsi, chez le tout-petit, excs de subjectivit, il ignore encore luvre, le travail, le rel en ce sens. Aussi convient-il de se demander si une socit de spectacle comme la ntre ne risque pas, cet gard tout le moins, linfantilisme. Pour reprendre, en laltrant, un mot clbre de Nietzsche, lirrel crot.

Voil donc que se ralisent les prophties les plus pessimistes, depuis Tocqueville et la mdiocrit, en passant par Nietzsche et le nihilisme, jusqu Spengler, Heidegger et aprs, comme le constate Cornelius Castoriadis dans La monte de linsignifiance, ajoutant avec -propos: Elles sont mme en train dtre thorises dans un contentement de soi arrogant autant que stupide dans le postmodernisme. [21] Cest ce que tente en effet, en Italie, le mouvement de pense appel avec justesse debole (dbile, faible) par ses propres reprsentants. Les vides en question menacent avant tout lessence cratrice de la culture. Il est clair que cette dernire doit au contraire pouvoir contribuer ce que cette phase de lthargie soit la plus courte possible.

4.DUCATION ET CULTURE

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Certes, le plus grand et le plus difficile problme qui puisse se poser ltre humain, crivait Kant, cest lducation: car le discernement [Einsicht] dpend de lducation, et lducation, son tour, dpend du discernement (ber Pdagogik, AKIX, 446). Comment sortir de ce cercle au moins apparent? De tout temps, la question de lducation a t au centre des dbats. La premire des choses pour ltre humain, cest, je pense, lducation [paideusis], constatait dj Antiphon le Sophiste (DK87B60). Mais jamais sans doute nest-elle apparue aussi problmatique quaujourdhui, o des rformes prcipites march et contestations obligent rptent les erreurs passes et aggravent les problmes, o lon ampute et greffe grande hte avant tout diagnostic responsable, comme cest dsormais lusage en conomie et en administration.

Il est devenu banal de relever la crise de lducation, la crise de la culture, la crise des sciences dites exactes ou des sciences dites humaines, la dtresse de lenseignement, la mort des lettres, la dmission des clercs, le vide du pdagogisme (apprendre apprendre mais quoi?), le naufrage de luniversit, et le reste. Labondance de travaux de premire qualit qui de nos jours dnoncent lune ou lautre de ces crises et offrent des diagnostics, est un signe de sant permettant lespoir. Les constatations sont tonnamment similaires dun pays lautre, notamment celle dune paupri[22]sation de la connaissance mme des langues maternelles, lesquelles constituent pourtant laccs premier, pour chacun, au langage, lieu par excellence de la rflexion critique et donc de la pense, ainsi que le rappelle Danile Sallenave dplorant, comme Michel Freitag, le glissement vers la dmagogie quentrane la diminution du sens critique et de la capacit dexpression. Lapparition de nouveaux dieux (consommation, science, technologie, par exemple) fait bien voir que le problme fondamental est mtaphysique, et non pas un simple problme dingnierie (Neil Postman). Combien de marchands de tapis ai-je rencontrs sur le march universitaire, autant chez les promoteurs de la recherche que chez ceux qui se targuent du titre dintellectuels, atteste Gabriel Gagnon dans un texte lucide et courageux. En France (comme ailleurs), il semble bien que le niveau qui monte lcole ne soit que trop souvent celui du flot montant de lignorance (Jacqueline de Romilly). Pour George Steiner, les tudes sont en majeure partie aujourdhui planned amnesia (une amnsie planifie); Michel Serres a parl du dsastre ducatif global des socits contemporaines. Dune faon gnrale, nos gains inous de connaissance se paient en gains inous dignorance []. Le nouvel obscurantisme, diffrent de celui qui stagne dans les recoins ignares de la socit, descend dsormais des sommets de la culture. Il saccrot au cur mme du savoir, tout en demeurant invisible la plupart des producteurs de ce savoir, qui croient toujours faire uniquement uvre de Lumire (Edgar Morin).

[23] Comment des mdecins ont-ils pu, il y a peu, envoyer des hommes et des femmes la mort en prescrivant un sang quils savaient mortel, puisquils le savaient contamin par le virus du sida? Comment des drames dune telle ampleur ont-ils pu survenir, au nom de proccupations budgtaires? Les soucis de gestion, crit Philippe Meyer, ne peuvent tre quun prtexte, les vritables responsables sont lignorance et un tat schizode. Ce quil faut tenter de comprendre, ce sont les mcanismes subtils et silencieux qui ont permis lhorreur.

Qui est plus mprisable que celui qui ddaigne la connaissance de lui-mme? demandait Jean de Salisbury. Dans La civilisation inconsciente, JohnR. Saul pose neuf, juste titre, la mme question propos de la socit dans son ensemble: Quoi de plus mprisable, en effet, quune civilisation qui ddaigne la connaissance delle-mme?, et montre que ce qui est nouveau nest pas la bureaucratie, mais bien plutt la dvotion de toute une lite envers une thique bureaucratique celle de la gestion comme sil sagissait dune habilet premire. Llite technocratique, qui ne produit rien elle-mme, sasservit aux intrts de groupes, altrant ainsi la relation de lindividu la dmocratie. En salignant sur les besoins immdiats du march, notamment en privilgiant une technologie galopante, lducation publique se donne des airs pratiques qui ne sont que cela, des airs; il saute aux yeux quelle produira de la sorte des diplms aux habilets vite obsoltes. Le ralisme commanderait au contraire denseigner penser, rendant les jeunes aptes assumer la myriade de changements, y inclus de chan[24]gements technologiques, auxquels ils auront inluctablement faire face dans les dcennies venir. Lamiti nexige-t-elle pas la franchise: quon dise aux institutions concernes quen se constituant les servantes du systme corporatiste au lieu dexercer le leadership intellectuel quon est en droit dattendre delles en renonant, somme toute, au dbat rationnel, la rflexion critique, plus que jamais ncessaires elles trahissent la socit? Lieu sans me o coexistent et prolifrent dans le dsordre des savoirs spcialiss, en France luniversit naurait aux yeux des tudiants rien voir avec la vie. Danile Sallenave ne craint pas de comparer les universits daujourdhui au fameux couteau sans manche de Lichtenberg, auquel manquait la lame.

Non moins nfaste est la double ignorance de ces hommes et femmes politiques ou en positions de pouvoir qui prfrent limmdiat (plus exactement le peu quils en peroivent) lessentiel, quand ce nest pas tout uniment leur propre intrt. Aussi nont-ils de cesse de couper les vivres l o les besoins sont les plus vitaux pour lavenir: le monde de lducation, les hautes institutions du savoir, notamment les centres de recherche et les universits, rendant ainsi pratiquement inluctables les comportements suicidaires de ces derniers. On pousse linintelligence jusqu dfavoriser la recherche fondamentale laquelle, les gens de mtier lattestent, nexiste pratiquement plus, tant on se laisse obnubiler par la technoscience. Un minimum de bon sens et dinformation juste suffit cependant pour voir que la science et la mdecine ne font que commencer et que leur progrs dpend en premier lieu, comme toujours, de la vraie recherche fondamentale, celle qui ne sait pas davance ce quelle trouvera. Le cas de la mdecine a lavantage de nous rappeler de manire [25] plus vidente chaque jour notre ignorance en quelques-unes de ses consquences plus manifestes. Depuis 1973, trente nouvelles maladies (quon nest pas prs de vaincre parce quon nen sait tout simplement pas assez encore) ont t dnombres par loms; le sida, par exemple, devenu une maladie presque ordinaire, est apparu en 1983 et se rpand de faon terrifiante dans le Tiers Monde; quoi sajoute le retour en force danciennes maladies infectieuses (notamment le paludisme, la tuberculose, la fivre jaune et le cholra).

Non moins manifeste en ses effets est la double ignorance dont ne cesse de faire preuve ce quon appelle improprement la science conomique. Depuis la mort de John Maynard Keynes en 1946, cette prtendue science sest peu peu transforme en une discipline abstruse, voisine des mathmatiques au point de ressembler une branche de cette dernire. On ne sy intresse plus gure des sujets concrets comme lingalit, la pauvret, le chmage et le reste. Il sagit plutt dun vaste jeu acadmique. Si on y avait fait des progrs analogues ceux de la physique ou de la chimie, on ne lui reprocherait pas plus son inaccessibilit quon ne le fait la thorie de la relativit dEinstein, par exemple, car dans ce dernier cas les vrifications et les retombes empiriques nont pas [26] manqu de corroborer la thorie. Mais ce qui marche en conomique est toujours relativement simple et connu depuis longtemps, cependant que linaccessibilit de la science conomique du jour va de pair, bien plutt, avec son incomptence et savre lorigine de dsastres conomiques et humains comme ceux dont nous parlions plus haut. De laveu des conomistes amricains, des phnomnes comme le ralentissement de la productivit et laugmentation des ingalits salariales demeurent inexpliqus par leur science encore maintenant. La thorie radicalement nouvelle de Robert Lucas, prix Nobel de 1995 en conomique, sest rvle un fiasco dans ses rsultats. Sa complexit mathmatique avait entre-temps offert un champ pratiquement infini des dveloppements techniques et des spculations dordre purement mathmatique. Son postulat fondamental tait pourtant loin de ces abstractions. Il posait en principe que loffre est toujours gale la demande, bref que le chmage est impossible, puisque cela signifierait que loffre de travailleurs est plus leve que la demande de travailleurs. Or sans ce postulat dentre absurde puisquil posait, sans aucun gard aux ralits, le plein emploi comme une donne de dpart la plupart des conclusions de Lucas scroulaient, lune dentre elles tant la croissance montaire un taux constant (le montarisme). Il nempche que sa mthodologie rgne encore dans le domaine de la macroconomique, dont labstraction et lloignement du monde rel continuent de crotre.

Un autre exemple dirresponsabilit professionnelle est lapplication de la gniale thorie des jeux de John von Neumann des domaines divers ayant en commun la dpendance par rapport aux actions dun autre intervenant: par exemple, la course aux armes de mort, les politiques dchanges commerciaux, les guerres de prix. Les oprations extrmement compliques auxquelles donnent lieu ces jeux mathmatiques ne fournissent cependant jamais de solution pratique, soit quil faille en choisir une parmi une plthore ( proportion que les intervenants se multiplient), soit quon nen trouve simplement pas. Ces jeux sont de toute manire incapables de prdire quoi que ce soit: ici encore, la contingence chappe [27] la science. Quils soient passionnants et amusants pour celles ou ceux qui sy livrent, nul nen doute. En 1991, un groupe de douze minents conomistes amricains constituant la Commission on Graduate Education in Economics a fait montre, en revanche, de ralisme et de sagesse en dclarant quelle craignait quon ne soit en train de former une gnration didiots savants, habiles en technique mais ignorant les problmes conomiques rels.

Idiots est le mot juste (du latin idiota, ignorant, emprunt au grec idits, ignorant, par opposition pepaideumenos, homme cultiv). Le malheur est que leur rputation immrite dexperts tend dautant plus linfluence de cette idiotie en des socits comme les ntres o la science exerce un pouvoir magique et o le pouvoir semble de plus en plus lgitim par des experts savants, comme le relve Jacques Testart: En effet, lexpert rassure et les citoyens hsitent affirmer labsurdit ou le cynisme dune dcision politique ayant reu laval des experts les plus qualifis. Lhostilit de ces idiots savants et de ceux qui les coutent lgard de la culture et de la pense est, en ce qui les concerne, on ne peut plus fonde. Car rien nest plus mobilisateur que la pense, crit excellemment Viviane Forrester. Il nest dactivit plus subversive quelle. Plus redoute. Plus diffame aussi []. Le seul fait de penser est politique. Do la lutte insidieuse, dautant plus efficace, mene de nos jours, comme jamais, contre la pense. Contre la capacit de penser. Laquelle, pourtant, reprsente et reprsentera de plus en plus notre seul recours.

Une socit peut-elle survivre longtemps pareil vide en son centre, voire sa tte (ou plutt ce qui passe pour telle)? Aux statistiques dautodestruction des jeunes sajoute le taux [28] sans prcdent dabandons scolaires (environ 50% dans les coles publiques amricaines). Y a-t-il lieu de sen tonner? Le commencement est plus que la moiti du tout, dit le vieux proverbe grec. Le jeune est ds lenfance extraordinairement dou, il est mme en mesure dapprendre alors davantage que jamais plus tard en sa vie; un enfant de trois ou quatre ans peut apprendre simultanment, avec succs, trois langues systmes complexes sil en est et les enfants sont aptes mille autres prodiges dapprentissage; partir de onze ans, la plasticit neuronale commence diminuer, tant du reste inversement proportionnelle lge. poque merveilleuse de la vie de chacune et de chacun qui sera jamais perdue si on na su en faire profiter lenfant temps. De plus, laffection naturelle pour les tres et les choses connus en premier lieu laisse des marques indlbiles. Or non seulement, dans nos socits, des centaines de milliers denfants pauvres et sans logis sont-ils dlaisss, mais mme chez les nantis un nombre croissant de jeunes sont sevrs de laffection, du respect et de lattention qui sont les conditions les plus indispensables au dveloppement de lesprit. Au niveau scolaire, on les a en outre privs dune varit de matires parmi les plus essentielles. Le soi-disant systme dducation les a, par exemple, stupidement dpourvus de ltude proprement dite des langues et de la littrature, voire de celle de lhistoire comme si on avait oubli ce qui arrive ceux qui, frapps [29] par la maladie dAlzheimer, perdent la mmoire: ils oublient qui ils sont et qui sont les autres. Une personne a un avenir en se donnant des projets; mais cela lui serait impossible sans le sentiment de son identit, sans son aptitude donner un sens son pass. Il nen va pas autrement pour les cultures.

On le voit, tout dpend du sens que lon donne, ou reconnat, la culture chacun sait que le mot est galvaud. condition de lentendre dans la plnitude de ses acceptions, elle est en ralit seule pouvoir remdier aux maux voqus; mieux encore: les prvenir. Dautant que tous ces maux ont pris et prennent racine justement en des dformations de la culture proprement dite, en des formes dignorance de plus en plus grossires. Dans les termes de Fernand Dumont, la dtrioration de la langue, de la culture, de la pense est le drame spirituel par excellence, car cest bien une tragdie de lesprit. mon avis, il sagit de la plus grande injustice, pire encore que linjustice matrielle puisquelle atteint lindividu dans son identit profonde de personne humaine. Or la culture est une pdagogie des personnes insparable dune pdagogie de la communaut. Lducation ne commence pas avec linitiative des coles; toute la culture est ducatrice. La dsintgration de la culture est la pire dsintgration qui soit, dclarait aussi Eliot; elle est la plus radicale quune socit puisse souffrir, [] la plus srieuse et la plus difficile rparer.

Lvolution des socits est dtermine par la culture avant tout, bien avant les modes de production ou les rgimes politiques; ne voit-on pas quel point les rcents pouvoirs de communication restructurent tant laction politique que le monde de lconomie, de la science et de la culture elle-mme? Cette [30] priorit de la culture et donc de linculture a des consquences souvent dramatiques: des hommes ou des femmes prtendument pratiques gouvernent en se laissant eux-mmes mener par une doxa ou lautre leur chappant compltement ils seraient incapables de la moindre critique de lidologie du march, par exemple et dont ils ignorent au reste confortablement les implications, surtout quand elles ne concernent que les humains. La corruption du pouvoir stigmatise par Lord Acton a pour consquence (et symptme) une rancur mprisante (Kierkegaard) lgard de lhumain qui nentre pas dans un calcul, dans ce que Ren Char a si justement dnomm le chaos de la prcision.

5.THIQUE ET CULTURE

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Sagissant de crise conomique, le sophisme dominant consiste aussi bien faire comme si elle navait rien voir avec la soi-disant crise des valeurs. John Saul dnonce avec verve et justesse cet tat dinfantilisme dans lequel nous nous installons, qualifiant dacte dune inconscience si profonde quelle confine la btise, la soumission non critique lconomisme, une nouvelle mythologie conomique, qui elle-mme dpend dune glorification de lconomie de service, dune lgitimation de la spculation financire et de la canonisation des nouvelles technologies de la communication.

Non pas que le march soit en cause quant son utilit, qui se compare celle du langage ou du calcul, comme un instrument de la socit. De lui-mme cependant, dans une [31] socit ingale, il ne peut que servir lingalit. Lorsque le march est laiss sa propre lgalit, il na de considration que pour les choses, aucune pour les personnes ni pour les devoirs de fraternit ou de pit, aucune non plus pour les rapports humains originels, propres aux communauts personnelles, remarquait dj Max Weber. Selon Ignacio Ramonet, le march nest cependant que le second paradigme structurant dsormais la manire de penser. Le premier paradigme est: la communication. Aussi ne se dveloppent avec forte intensit que les activits possdant quatre attributs principaux: plantaire, permanent, immdiat et immatriel. [De l le sigle pour le systme PPII.] Ce ttralogue est le fer de lance de la mondialisation, phnomne majeur et dterminant de notre poque.

La manipulation des signes et des symboles, par les grands mdias, les sondages et la publicit, assure un nouveau contrle des esprits, qui rend insolite et impossible entendre toute vocation de ce qui contredit le consensus non critiqu quelle gnre. linstar ddipe, on dira: Ah! Peut-on tolrer dentendre parler de la sorte? (dipe Roi, v.429), tant lveil au concret, la pense critique, devient dplaisant. Loligarchie sous le masque de la dmocratie, si finement mise en relief par Franois de Bernard, trouve l sans doute sa plus flagrante illustration, car aux commandes de ce consensus dmocratique, que dcouvre-t-on sinon une poigne de gants de la communication? Au cur, quoi dautre que largent?

Le sophisme central consiste sparer lune de lautre thique et culture, comme si une culture sans thique ntait pas une contradiction dans les termes, confinant la barbarie. On devrait avoir appris au moins cela dAuschwitz, voire de ce sicle tonnant dont nous sortons, qui a recul presque linfini les limites que la nature avait opposes de [32] tout temps lemprise des sciences et des techniques; mais qui aura recul aussi les limites de la barbarie, et vu se perptrer une sorte de crime inconnu des ges rvolus, un crime sans exemple et sans prcdent, le crime contre lhumanit. Claude Julien rappelle que

[] bien plus que par la peur devant le dsordre conomique et la crainte du bolchevisme, larrive du nazisme au pouvoir a dabord t rendue possible par une abdication culturelle. [] Il a fait appel une fausse science, une fausse biologie, une fausse anthropologie pour essayer de fonder scientifiquement la thorie de la supriorit dune race. [] La fausse culture invoque par le nazisme sest traduite par des aberrations, des crimes contre lesprit. [] Le nazisme, ce fut plutt laboutissement dune trahison des plus hautes valeurs culturelles.

Exiger quAuschwitz ne se reproduise plus est lexigence premire de toute ducation, crivait Adorno, dans un texte par trop prophtique. Ce fut le type de barbarie contre laquelle se dresse toute ducation. On parle dune menace de rechute dans la barbarie. Mais ce nest pas une menace, Auschwitz fut cette rechute; mais la barbarie persiste tant que durent les conditions qui favorisrent cette rechute. Cest l quest toute lhorreur. Quand je reconnais lhumanit dautrui, je le fais grce une connaissance antrieure de cette humanit qui ne peut tre au bout du compte que celle que jai de ma propre humanit. Barbare est ainsi avant tout celui ou celle qui est pervers au point de mconnatre autant [33] sa propre humanit que celle des autres. Tout le problme est quil ne sait pas quil lignore.

Or si Nietzsche a eu raison en sa prdiction prononce il y a un peu plus dun sicle (1887) de deux sicles venir de nihilisme (jusqu prsent, comment lui donner tort?), et sil a eu raison de dfinir le nihilisme comme il la fait: [] il manque le but, il manque la rponse au Pourquoi?; que signifie le nihilisme? Que les valeurs les plus leves se dvaluent, il est permis de se demander justement si nous sommes si loin de la barbarie dans nos principes comme dans les faits, ces derniers tant indniables. Car le mot nihilisme dsigne alors simplement le fait quil ny a plus que des valeurs, au sens o largent, par exemple, est une valeur. Relativisme et nihilisme vont de pair: la justice, lamiti, la libert, la paix, lhumain, le bien, labsolu, Dieu mme, ne deviennent ds lors quautant de valeurs parmi dautres. Tout est au mme niveau et plus rien (nihil signifie en latin rien) nexcelle. En quoi consiste la barbarie, demandait Goethe, sinon prcisment en ce quelle mconnat ce qui excelle? Tout le problme est quelle croit savoir alors quelle ne sait pas. Comment sen sortir?

[34]

[35]

La nouvelle ignoranceet le problme de la culture.

Chapitre II

SOMMEILS, FOLIES, MORTS

And dull, unfeeling, barren ignoranceIs made my gaoler to attend on me(RichardII, I, 3, 168-169).

Le sommeil de la raison engendre des monstres (Goya).

[] Panurge, sans aultre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencrent soy jecter et saulter en mer aprs, la file. La foule estoit qui premier y saulteroit aprs leur compaignon. Possible nestoit les en guarder, comme vous savez, estre du mouton le naturel, tousjours suyvre le premier, quelque part quil aille. Aussi le dict Aristoteles, lib.IX, de Histo. Animal. estre le plus sot et inepte animant du monde (Rabelais).

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1.LE SOMMEIL, LA FOLIE ET LA MORT

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[35] La grande voix de Socrate sadressant aux Athniens qui le condamneront mort, soffre comme un premier guide. Il me semble que le dieu a adjoint la cit quelquun comme moi afin que je ne cesse de vous rveiller []. Mais vous, probablement irrits comme ceux que lon rveille alors quils staient assoupis, vous couterez peut-tre Anytos et me mettrez facilement mort []. Vous pourriez ensuite passer [36] tout le reste de votre vie sommeiller. moins que le dieu, ayant soin de vous, ne vous envoie quelquun dautre.

Bien avant Socrate, Hraclite reprochait dj la plupart des humains de mener tout veills, une vie de dormeurs, spars de la propre ralit de ce monde dans lequel ils vivent comme en un rve (Conche). Ce quils font veills leur chappe [dclare le fragment1], tout comme leur chappe ce quils oublient en dormant (DK22B1). Le fragment89 ajoute la prcision suivante: Il y a pour les veills un monde unique et commun, mais chacun des endormis se dtourne dans un monde particulier (DK22B89).

Le sommeil est ncessaire et peut tre fort agrable, mais personne ne souhaiterait vraiment dormir tout le temps, encore que la paresse ait de bonnes chances dtre la chose du monde la mieux partage, qui empche les humains, comme dit Nietzsche, de sentir leur vie, grce la dispersion constante de leurs penses, parpillant lindividu tous vents, dans ce que le Tao appelle lagitation fourmillante des choses. Personne ne souhaiterait non plus se trouver constamment hors de son bon sens, dment ou sot. Peu sans doute, aussi bien, souhaiteraient, au moins consciemment, tre ce mort-vivant que dcrit Einstein quand il crit: Jprouve lmotion la plus forte devant le mystre de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite lart et la science. Si quelquun ne connat pas cette sensation ou ne peut plus ressentir tonnement ou surprise, il est un mort-vivant et ses yeux sont dsormais aveugles.

[37] Ces trois contraires de la vie la folie, le sommeil et la mort sont les trois contraires de la philosophie, remarquait Aristote en son Protreptique. Car pour nous, vivre, cest tre veill. Philosopher, cest tre bien rveill, redira Novalis. Aristote accordait manifestement Hraclite que le sage est lveill par excellence. Selon une remarque clbre de sa Mtaphysique, face ce qui est en soi le plus vident, les yeux de notre intelligence se comparent de prime abord ceux des oiseaux de nuit en plein jour. Jai connu bien des gens qui voulaient tromper, crit saint Augustin, mais tre tromp, personne []. Ils aiment aussi la vrit elle-mme, puisquils ne veulent pas tre tromps. En ralit, on aime la vrit de telle faon que ceux qui aiment autre chose veulent que ce quils aiment soit la vrit.

Ce thme de lveil est central galement dans les sagesses orientales. Bodhi signifie veil, et Bouddha lveill. Le non-rveil et lignorance vont de pair. My, qui signifie littralement illusion, tromperie, apparence, est un principe universel de la philosophie du Vednta. En tant quillusion cosmique et ignorance, la my jette un voile qui ne laisse percevoir que la multiplicit et non la ralit et lunit de lunivers. Non pas, bien entendu, que le monde phnomnal, cest--dire le monde perptuellement changeant que nous livrent les sens, ne soit rel: lillusion consisterait plutt le prendre pour lultime ralit, ce dont seul lveil dlivre. Multiples sont certes les diffrences parmi les philosophies orientales quand il sagit de dterminer quoi plus prcisment il doit y avoir veil, comme elles le sont en Occident lorsquil sagit, par exemple, dinterprter le Connais-toi toi-mme. Mais cest l une autre question.

[38] Mme intuition de fond chez Alain, dnonant lheure o dorment les faux sages, les Protagoras marchands dopinions avantageuses, les Protagoras marchands de sommeil. Car ils pensent par systmes prconus, sescriment tout en dormant, objections supposes, rponses prvues, vain cliquetis de mots qui ne touche rien, qui ne saisit rien. Do cette exhortation dAlain:

Passez donc sans vous arrter, amis, au milieu des Marchands de Sommeil; et, sils vous arrtent, rpondez-leur que vous ne cherchez ni un systme ni un lit. Ne vous lassez pas dexaminer et de comprendre. [] Lisez, coutez, discutez, jugez; ne craignez pas dbranler des systmes; marchez sur des ruines, restez enfants. [] Socrate vous a paru un mauvais matre. Mais vous tes revenus lui; vous avez compris, en lcoutant, que la pense ne se mesure pas laune, et que les conclusions ne sont pas limportant; rester veills, tel est le but. Les Marchands de Sommeil de ce temps-l turent Socrate, mais Socrate nest point mort; partout o des hommes libres discutent, Socrate vient sasseoir, en souriant, le doigt sur la bouche. Socrate nest point mort; Socrate nest point vieux. [] Toute ide devient fausse au moment o lon sen contente.

Lide suggre est donc que ltre humain na pas proprement vcu sa vie, sa libert, tant quil ne sest interrog, tonn, merveill ou veill tout simplement: cest la mme chose. Une vie sans veil ne vaut pas la peine dtre vcue. En dclarant que la plupart des humains sont malheureusement endormis en plein jour, Hraclite avance quils ne sont pas dans la ralit. Le point commun au psychotique, au dormeur et au mort, cest quils ne sont vrai dire pas l.

2.NARCISSE

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[39] Le mythe de Narcisse (du grec nark: engourdissement, torpeur) nous prsente toutefois une image encore plus radicale de lirrel et de linauthentique. Lextraordinaire pertinence de ce mythe classique, tel que narr par Ovide dans Les Mtamorphoses, tonne et mriterait des commentaires dvelopps; mais ltranget de la folie (Ovide) de Narcisse, dans quelques-uns seulement de ses lments principaux, suffira notre propos. Narcisse ne dsire rien jusquau jour o il dcouvre sa propre beaut plastique dans une source limpide aux eaux brillantes et argentes: [] sduit par limage de sa beaut quil aperoit, il sprend dun reflet sans consistance, il prend pour son corps ce qui nest quune ombre. Ovide ajoute qutendu dans lherbe paisse, il contemple, sans en rassasier ses regards, la mensongre image, et par ses propres yeux se fait lartisan de sa propre perte []. Je suis sduit, je vois, mais ce que je vois et ce qui me sduit, je ne puis le saisir; si grande est lerreur qui mabuse dans mon amour. Prs de lui la nymphe cho, qui na pas de voix propre, est toujours daccord: elle attend les sons quil produit pour svertuer rpter, dune phrase, les derniers mots: Ny a-t-il pas ici quelquun? demande-t-il. Si, quelquun, rpond cho. Y a-t-il quelquun prs de moi? dit Narcisse. Moi, rpond cho.

Narcisse se cherche ainsi o il croit se voir, cest--dire o il nest pas, en des apparences fugitives et fragmentaires. Plongeant pour finir dans ces eaux brillantes afin dy saisir ce qui ne peut toujours tre quun reflet sans consistance, il y disparatra. Narcisse ne supporte ni dtre ni dagir, crit Louis Lavelle. Il cherche ce qui le flatte plutt que ce quil est. Son crime, cest de prfrer la fin son image lui-[40]mme. Limpossibilit o il est de sunir elle ne peut produire en lui que le dsespoir. Lerreur la plus grave o il puisse tomber, cest quen crant cette apparence de soi o il se complat, il imagine avoir cr son tre vritable.

Narcisse na pas didentit, car il est sans intriorit, tout en surface. Il na point didal puisque ce qui en tient lieu est un reflet aussi irrel que limage svanouissant aussitt dun miroir. Comme il est spectateur de son apparence, sa vie est dpourvue de sens, pis encore: de qute de sens. Il na pas non plus de relation autrui, vu quil ny a personne dans sa vie (ni lui ni personne dautre), cho tant prive de voix propre, condamne reflter imparfaitement sa voix lui. Bientt dailleurs le corps dcho se dissipera dans les airs et elle ne sera plus quune voix anonyme, entendue de tous prcise Ovide.

Des objets de notre fabrication ne laissent pas de se substituer aux humains autour de nous, comme autant de reflets de notre puissance, suscitant un sentiment domnipotence. Nous vivons moins, au fond, proximit dautres hommes que sous le regard dobjets obissants et hallucinants qui nous rptent toujours le mme discours, celui de notre puissance mduse, de notre abondance virtuelle, de notre absence les uns aux autres, notait il y a dj trente ans Jean Baudrillard. Or, comme la fait excellemment ressortir Fernand Dumont dans Le lieu de lhomme, ltre humain a besoin de se donner une reprsentation de ce quil est en se mettant distance de lui-mme. Pour parler de lui, lhomme doit parler du monde. Mais, ce faisant, il doit interposer un lment du monde entre le monde et lui. La meilleure des mdiations cette fin, ce sont dautres humains, ainsi que le dmontrent la rciprocit et les changes qui font vivre et durer les amitis authentiques. Mais notre mdiation privilgie est en passe de devenir, bien plutt, celle dobjets agissant comme autant de signes. La perte de la relation humaine (spontane, rciproque, symbolique) est le fait fondamental de nos socits. Il ny a plus [41] quimmanence lordre des signes. Il ny a plus que de la vitrine [] o lindividu ne se rflchit plus lui-mme, mais sabsorbe dans la contemplation des objets/signes multiplis []. Il ne sy rflchit plus, il sy absorbe et sy abolit (Baudrillard).

Le monde anonyme, introverti, que gnre la technologie est galement limage de celui de Narcisse. Une parole se voulant lexpression authentique dune pense y a quelque chose de dplac, tout comme la recherche de dbats rationnels. Daucuns prfrent mme rduire la ralit une capsule de son, ainsi que la fait ressortir avec force George Steiner prenant acte dune universelle retraite du mot. Tout autour du globe, une culture du son semble rejeter lantique autorit de lordre verbal. De manire parallle, larchitecture urbaine moderne favorise les espaces de regard plutt que de discours; Richard Sennett la bien marqu: [] ours is a purely visual agora (cest une agora purement visuelle que la ntre). La majeure partie de la vie publique, dans la cit moderne, offre le spectacle de ce que John Berger appelle le thtre de lindiffrence.

Nempche que le trait principal de Narcisse est la fausset. Le monde insignifiant quil habite bascule sans cesse dans un pass qui est aussitt nant car aucune mmoire ne le fera vivre; il nest quune succession dinstants ponctuels, dnus de substance. Il na pas de dure, car il faut pour cela une conscience de soi. Ce que le monde des nouvelles et des mdias voudrait faire passer pour le monde rel en est un de fantasmagories, dillusions quant aux soi-disant faits eux-[42]mmes (ce qui sest vraiment pass, ose-t-on dire), dillusions ncessaires de toutes sortes, pour reprendre le terme de Chomsky. Il suffit pour sen convaincre de se reporter quelques annes en arrire; la ralit du monde projete sur les crans dalors savre drisoire, hystrique.

Mais le problme central demeure la fragmentation de la vision sociale, quaggrave linfluence dexpriences fragmentaires entretenues par les mdias, tlvision en tte. On a ds longtemps fait ressortir quel point les mdias de masse crent des bulles lintrieur desquelles sont abolis lespace, le temps, la causalit, o la sensibilit concrte face autrui, la douleur relle par exemple, devient grotesque. Le besoin croissant des lectrochocs quadministrent les spectacles tant priss dextrme violence gratuite ne peut sexpliquer que par un degr correspondant dhbtude: labsence desprit est compense par des sensations de plus en plus brutes. La nouvelle gographie urbaine et la vitesse des transports contribuent, de surcrot, supplanter la perception de lespace travers, puisquon peut peine accorder lattention voulue des scnes franchies toute vitesse. Ainsi, la nouvelle gographie apporte-t-elle du renfort aux mass mdias. Le voyageur, comme le spectateur de tlvision, exprimentent le monde en des termes narcotiques; le corps se meut passivement, dsensibilis dans lespace, vers des destinations places dans une gographie urbaine fragmente et discontinue (Richard Sennett).

Surtout, le monde de Narcisse est un monde o il ny a pas de rsistance, pas dexprience ds lors de laltrit vritable. Lingnieur des ponts et chausses et le directeur de tlvision parviennent crer des mondes aussi dnus de rsistance que possible. Qui plus est, ce dsir de librer le [43] corps de toute rsistance saccompagne de la peur de toucher, une peur que la planification urbaine moderne dmontre. Grce au sens du toucher, nous risquons dprouver quelque chose ou quelquun comme tranger. Notre technologie nous permet dviter ce risque. [] Aujourdhui, lordre signifie le manque de contact (Sennett). On a oubli que luniformit engendre le conformisme, dont lautre visage est lintolrance (Bauman).

Or la conversion de la prsence en reprsentation caractrise toutes les psychoses. Moi=Moi est lquation du mlancolique, concentr sur lui-mme dans le vide. Nous retrouvons aussi, du mme coup, lquation du matre (telle quanalyse magistralement par Hegel dans La phnomnologie de lesprit, IV): Il ne rencontre rien ni personne. Il nest en rapport avec lesclave que par lintermdiaire des choses quil consomme. Il nest en rapport avec les choses que par lintermdiaire de lesclave qui les faonne (Henri Maldiney). Cependant la conscience authentique de soi est retour partir de ltre autre. dfaut de lami vritable, mdiation idale, disions-nous, il faut tout le moins que cet autre soit vraiment autre, un tre libre qui seul puisse satisfaire le dsir de reconnaissance. Sans cela, retenu dans la simplicit de sa tautologie sans mouvement, le moi ne rencontre partout et nulle part que son cho, ce qui est bien le drame de Narcisse.

Sans le dsir la faim ou la soif, par exemple ltre vivant meurt. Et lobjet du dsir immdiat est toujours quelque chose de vivant, qui se prsente comme vie indpendante (Hegel). (Ceci est vrai galement, mutatis mutandis, de la vie de lesprit, qui est vie par excellence. Cependant la mort de lesprit est moins immdiatement perceptible. Mais nous y reviendrons plus loin.) Ltre vivant se maintient par le dsir sans cesse renaissant et par lanantissement de laliment. Toutefois, pour que cette suppression soit, cet [44] autre doit aussi tre, ajoute Hegel. Dans le monde phnomnal o est enferme la psychose mlancolique, on ne sort pas, en revanche, du cercle de la reprsentation; on nen sort gure plus dans la sphre visuelle du tl-consommateur contemporain. Tel est bien aussi, nouveau, le monde sans rsistance et sans altrit de Narcisse.

Il nest point de contrarit, en outre, au sein de la reprsentation comme telle. Les contraires sont simultans dans lintelligence, mais exclusifs lun de lautre dans lagir concret. Les dcisions que ncessite laction supposent quon opte pour lun ou lautre de deux contraires (dans lhypothse la plus simple). De l la difficult de lagir, par opposition au monde admirable de la reprsentation o les contraires coexistent et, bien plus, sclairent mutuellement. Lexercice de la libert oblige exclure loppos de ce qui a t choisi, de manire dfinitive une fois laction pose, puisquelle nappartient aussitt plus quau pass et ressortit dsormais au ncessaire, ne pouvant plus ne pas tre. Une fois le suicide accompli, tous les possibles de lauteur/victime sont abolis. Cest l une autre forme de rsistance dont lapprhension chappe Narcisse et ses pigones.

Mais la plus svre lacune de Narcisse demeure lamour. On ne peut aimer un reflet ni un cho, et encore moins tre aim par eux. Laffectivit tant au cur de toute vie humaine, rien nest pire quune affectivit attache de lirrel. Lunivers de Narcisse tant faux de part en part, sans identit, sans altrit, la conclusion est inluctable. Les analyses pntrantes dune Alice Miller ont bien marqu que lenthousiasme de Narcisse pour son faux Soi nempche pas seulement lamour objectal, mais aussi, et avant tout, lamour pour le seul tre qui lui soit confi entirement: lui-mme. Cest ainsi que de ne pas permettre lenfant de manifester ses propres motions lui enlve petit petit toute dtermination person[45]nelle; que dtacher ltre humain de ses sentiments lempche dtre lui-mme. Auschwitz en a illustr les effets. Comme elle le rappelle nouveau dans sa prface au livre dAndre Ruffo, Les enfants de lindiffrence, les mauvais traitements subis dans leur enfance par un Hitler ou un Staline seraient pour beaucoup dans les horreurs quon sait.

3.FBRILIT SOMNAMBULIQUEET CURIOSIT

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ltat naturel, les animaux sont perptuellement en tat dalerte, attentifs aux signaux de toutes sortes qui leur parviennent de leur environnement, suscitant en eux la peur, la faim et le reste. Les objets et les vnements dans leur environnement gouvernent ainsi constamment leurs vies, les tiraillant en tous sens. Lanimal vit psychiquement dans les objets (Max Scheler). De sorte quils ne cessent de vivre sous lemprise de lautre, ce qui faisait dire Ortega que lanimal vit toujours alin, hors de soi, que sa vie est essentiellement alteracin. Lhomme est aussi, certains gards, prisonnier du monde comme les autres animaux, entour de choses qui tantt lenchantent tantt lui font peur, et oblig, toute sa vie durant, de sen proccuper. Son attribut le plus essentiel est cependant la possibilit de se retirer en lui-mme pour dterminer ce quil veut.

Chaque fois nanmoins que dans le tumulte des passions ltre humain se trouve hors de soi, il perd cette prrogative. Il agit alors vite mcaniquement, en une sorte de somnambulisme frntique, renonant sa diffrence essentielle, celle de pouvoir se dtacher des choses extrieures, se librer de leur [46] esclavage, rentrer en lui-mme (ensimismarse, selon un jeu de mot espagnol intraduisible) pour penser, mditer, contempler, faire des plans qui lui permettront du reste de transformer par la suite son environnement de manire parfois radicale, pour le meilleur ou le pire. L o le monde animal est extriorit pure, les choses y tant toutes en quelque sorte en dehors les unes des autres, partes extra partes, le seul dehors possible ce dehors, remarquait avec profondeur Ortega, cest, justement, un dedans, un intus, lintimit de lhomme, son soi, qui est principalement constitu dides. (Il est vident que le dedans en question nest pas prendre au pied de la lettre, car on ne saurait assigner un lieu, stricto sensu, aux ides.) dfaut dun moi, dun chez-soi o se retirer, il reste lanimal un recours, celui de dormir. De l la capacit de somnolence, norme chez les animaux.

Or la fbrilit somnambulique caractrisant ceux qui ne rflchissent pas dans laction, nest pas sans affinit avec la curiosit, si bien dcrite par saint Augustin, et Heidegger sa suite. La curiosit nest attire que par le nouveau, donc toujours par autre chose, sans jamais sattarder nulle part: [] elle ne cherche le nouveau que pour sauter nouveau de ce nouveau vers du nouveau. Elle est caractrise par une incapacit spcifique de sjourner auprs du plus proche. Sagitant et poursuivant lexcitation dune nouveaut continuelle et dun changement incessant, cest la possibilit constante de la distraction qui loccupe. Elle na rien voir avec lobservation et lmerveillement, avec la contemplation admirative de ltant, avec le thaumazein qui suscite linterrogation devant la dcouverte des ignorances dissiper. Elle ne dsire pas tant savoir quavoir su. Jamais elle ne sjournera o que ce soit. La curiosit est partout et nulle part. Lavidit de nouveaut trahit vrai dire un dsir de se soustraire, [47] de se drober. Linstabilit distraite devient agitation, si bien que, prcise Heidegger, ce mode du prsent est le contre-phnomne extrme de linstant. Plus le prsent est inauthentique, plus il fuit, et plus on oublie. quoi on doit ajouter, avec Gadamer, que si la curiosit provoque lennui et lusure, cest quau fond son objet ne concerne personne. Il na aucun sens pour le spectateur. Il ny a rien en lui qui invite le spectateur y revenir rellement, rien en quoi il pourrait se concentrer. La qualit formelle de la nouveaut est bien en effet laltrit abstraite.

Il est vident, en somme, que le voir de la curiosit est loppos de celui de la contemplation du beau. loppos aussi bien de la theoria (du grec therein, regarder, contempler, considrer) au sens de la qute intellectuelle de vrit et de la rflexion proprement dite. Le regard du curieux, en un mot, soppose celui de lintelligence tout autant qu celui de lamant ou lamante. Il ne voit plus parce quil a trop voir. Soumis comme nous le sommes aujourdhui lempire croissant dun vritable bruit visuel, nous voyons en ce sens de moins en moins. Le curieux est irrmdiablement dyslexique. Ce qui le caractrise, cest labstrait au sens de ce quon a isol, spar et qui est ds lors faux ds quon oublie ce fait. Nos yeux facettes sont adapts au quantitatif, ce qui est miett; nous sommes devenus des analystes du monde, et aussi de lme, et ne sommes plus capables de voir une totalit. Pour peu que lon substitue au concret vivant, intgral, des aspects qui sont bien l mais qui, une fois isols du tout leur donnant sens et vie, ne sont plus que des fictions rsiduelles et vides, on tombe vrai dire dans un sommeil qui na mme pas le statut dun rve lucide.

4.LE RVE ET LE RDUCTIONNISME

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[48] Quest-ce dire? Platon nous met sur une bonne piste, ici encore. Son gnie avait dj su reconnatre dans labstraction de type scientifique une forme de songe en des propos sur la gomtrie, lui dont ladmiration pour les mathmatiques tait pourtant si grande. La gomtrie et les arts qui lui font suite, lit-on dans la Rpublique,

[] nous voyons que ce ne sont que des songes quon fait propos de ce qui est rellement, mais quil leur est impossible dy voir aussi clair que dans la veille, tant quils garderont intangibles les hypothses dont ils se servent, et dont ils ne sont pas capables de rendre raison. Car celui qui a pour point de dpart quelque chose quil ne connat pas, et dont le point daboutissement et les tapes intermdiaires sont enchans partir de quelque chose quil ne connat pas, comment pourrait-il bien, en accordant ensemble de tels lments, parvenir jamais un savoir? (Rpublique, VII, 533c, trad. Pierre Pachet.)

Mais quest-ce au juste que songer ou rver, dans le sens vis ici? Les prcisions ne manquent pas chez Platon. Rver, nest-ce pas la chose suivante: que ce soit pendant le sommeil, ou veill, croire que ce qui est semblable une chose est, non pas semblable, mais la chose mme quoi cela ressemble (Rpublique, V, 476c). Lillusion dans laquelle nous maintient le rve ne nous permet pas de nous veiller et den parler avec les distinctions quimpose la vrit (Time, 52b-c, trad. Luc Brisson). On sveille ltre vritable de limage quand on la voit comme telle, cest--dire comme dsignant, signifiant quelque chose de distinct delle-mme, le fantme toujours fugitif de quelque chose dautre; la prendre sans distinctions pour quelque chose qui subsiste par soi est rver. La tentation est grande toutefois de prendre limage pour la ralit, sans plus, car limage existe tout de mme. Platon semble hant par la dualit de limage. Gadamer revient souvent sur ce point: limage est la fois une [49] chose et deux choses (dyade dans le langage platonicien): son tre consiste tre et ne pas tre la fois, pour ainsi dire.

Une autre prcision simpose, en Rpublique, V, 476c-d encore: rver consiste prendre pour , les choses qui participent du beau, par exemple, pour le beau lui-mme. Lexemple est clair: ce beau-ci, ce beau-l ne sont pas le beau lui-mme. tre en tat de veille, pour Platon, cest apercevoir aussi bien le beau lui-mme que les choses qui en participent, sans croire ni que les choses qui en participent soient le beau lui-mme, ni que le beau lui-mme soit les choses qui participent de lui (476d). En dautres termes, tre en tat de veille, cest voir aussi bien le tout que les parties, sans les confondre; ne voir que les parties, ne pas les distinguer du tout auquel elles appartiennent, pis encore, simaginer quune partie est le tout, cest tre en tat de rve. Non pas quil ne puisse y avoir de vrit dans les rves, mais celle-ci de toute manire ne se manifeste quau rveil.

Dans la mesure o je nai pas une conscience critique de ce que je fais, o je mabstiens den interroger les fondements, mon tat ressemble tout fait, il est vrai, du somnambulisme, pas mme du rve lucide. Ces remarques valent sans doute pour ce quil est convenu dappeler aujourdhui la technoscience, ou pour les simples excutants, mais elles seraient injustes sagissant de la science proprement dite, laquelle cre les nouvelles thories appeles faire avancer le savoir. Comprendre fond la problmatique de sa recherche, tre attentif aux bases et aux prsupposs de sa discipline, est ncessaire au physicien pour ne citer quun cas patent qui renouvellera rellement sa discipline, comme notre poque Einstein, Heisenberg et leurs successeurs. Mais ce savoir-l, justement, senseigne-t-il?

Quoi quil en soit, il est ais de voir que sarrter une image ou une reprsentation, une abstraction, comme [50] quelque chose qui subsisterait par soi-mme, prendre en somme un aspect, une partie, pour le tout, cest sillusionner gravement. Nous retrouvons ainsi, avant la lettre, labstrait toujours faux que dnoncera Hegel, ou encore la fallacy of misplaced concreteness (localisation fallacieuse du concret ou paralogisme du concret mal plac) de Whitehead, la barbarie du spcialisme et lavnement de savants-ignorants dnoncs par Ortega et tant dautres depuis, rcemment encore par Edgar Morin. Ds quon la pose en absolu, toute rduction confine lirrel. Certes, comme le rsume fort bien Jean-Franois Matti, toute thorie philosophique ou scientifique, quelle soit antique ou moderne, savre ncessairement rductionniste dans la mesure o elle tablit un modle rduit, dans le langage de Platon ou de Kuhn, un paradigme propre clairer lintelligibilit du rel. Et certes, par exemple, lassertion lhomme est un systme nerveux, a sa vrit et sert bien la neurophysiologie. Mais si vous ne pouvez rsister ds lors dclarer aussitt, comme lont fait des biologistes, lhomme nest quun systme nerveux, le paralogisme du concret mal plac est flagrant, et vous dormez ferme. Libre chacun de dormir tant quil voudra, certes, mais cest en loccurrence un sommeil onreux, pour peu que la socit se laisse duper par vous, en raison de lautorit dont elle vous aura tort investi. Lhomme doit sveiller pour stonner, disait Wittgenstein les peuples aussi peut-tre. La science est un moyen de lendormir nouveau. On croirait rentendre Molire: La science est sujette faire de grands sots. Et: Un sot savant est sot plus quun sot ignorant.

Soyons clair. Dans le procs du rductionnisme, il faut donner raison aux dfenseurs de la biologie, par exemple, lorsquils arguent quelle ne rduit pas, puisque bien au contraire, le biologiste dcouvre et enrichit, il amplifie la perception du rel (Claude Debru). Mais la question nest pas [51] l. La sottise commence lorsquon extrapole en crivant des choses comme: [] la cognitique annonce une re nouvelle pour une science de lhomme au sens complet du terme (Claude Allgre). Or cest un secret de Polichinelle plus que jamais de nos jours grce aux progrs accomplis qu lintrieur mme de ses limites avoues, qui sont dordre rigoureusement mthodologique, aucune science particulire ne saurait jamais prtendre quelque savoir total. Encore moins sagissant de lhumain qui les dborde toutes, ainsi que tout savoir vrai dire, infiniment. Bien plus juste et digne dun vritable savant est la remarque de Claude Debru lorsquil conclut, devant linimaginable complexit de notre structure crbrale, laquelle dpasse notre capacit de reprsentation, que la biologie ne nous enseigne pas le triomphalisme, mais lhumilit. Nous reviendrons sur ces aspects dans le prochain chapitre.

Il sagit bien de cette double ignorance, si prement, et justement, dnonce par les Grecs la suite de Socrate, nous lavons rappel. Une connaissance prtendument scientifique ignorant sa propre histoire (son propre devenir, par consquent), son rle dans la socit, et, faut