Pierre Kropotkine - La Guerre

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  • 8/14/2019 Pierre Kropotkine - La Guerre

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    La Guerre

    Pierre Kropotkine

    I

    Dj en 1882, lorsque l'Angleterre, l'Allemagne, l'Autriche et la Roumanie, profitant del'isolement de la France, s'taient ligues contre la Russie et qu'une guerre europenne terribletait sur le point d'clater, nous montrions dans Le Rvolt,quels taient les vrais motifs desrivalits entre tats et des guerres qui en rsulteraient.Ce sont toujours des rivalits pour des marchs et pour le droit l'exploitation des nationsarrires en industrie, qui sont la cause des guerres modernes. On ne se bat plus en Europe pour l'honneur des rois. On lance les armes les unes contre les autres pour l'intgrit desrevenus de Messieurs les Trs-Puissants Rothschild ou Schneider, la Trs HonorableCompagnie d'Anzin, ou la Trs Sainte Banque Catholique de Rome. Les rois ne comptent

    plus.En effet, toutes les guerres que l'on a eues en Europe depuis cent cinquante ans furent desguerres pour des intrts de commerce, des droits l'exploitation.

    Vers la fin du dix-huitime sicle, la grande industrie et le commerce mondial, appuy sur descolonies en Amrique (le Canada) et en Asie (dans les Indes) et une marine de guerre,commenaient se dvelopper en France. Alors l'Angleterre qui avait dj cras sesconcurrents en Espagne et en Hollande, tenant retenir pour elle le monopole du commercemaritime, de la puissance sur les mers et des riches colonies dans les Indes, afin de pouvoir s'enrichir, par l'coulement monopolis des produits de son industrie, profita de la rvolutionen France pour commencer contre elle toute une srie de guerres. Se voyant assez riche pour payer les armes de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie, elle fit la France une successionde guerres terribles, dsastreuses pendant un quart de sicle. La France dut se saigner blanc pour soutenir ces guerres ; et ce ne fut qu' ce prix qu'elle parvint maintenir son droit derester une "grande puissance". C'est--dire, elle retint le droit de ne pas se soumettre toutesles conditions que les monopolistes anglais voulaient lui imposer dans l'intrt de leur commerce ; et elle retint le droit d'avoir une marine et des ports militaires. Frustre dans ses plans d'expansion coloniale dans l'Amrique du Nord (elle avait perdu le Canada) et dans lesIndes (elle dut y abandonner ses colonies), elle obtint la permission en retour de se crer unempire colonial en Afrique ( condition de ne pas toucher l'gypte), et d'enrichir sesmonopolistes en pillant les Arabes en Algrie.

    Plus tard, dans la seconde moiti du dix-neuvime sicle, ce fut le tour de l'Allemagne.Lorsque le servage y fut aboli la suite des soulvements de 1848, et que l'abolition de la proprit communale fora les jeunes paysans quitter en masse les campagnes pour lesvilles, o ils offraient leurs "bras inoccups" aux entrepreneurs d'industrie pour des salaires demeurt-la-faim, la grande industrie prit son essor dans divers tats allemands. Les industrielsallemands comprirent bientt que si l'on donnait au peuple une bonne ducation raliste, ils pourraient rapidement rattraper les pays de grande industrie, comme la France et l'Angleterre, la condition, bien entendu, de procurer l'Allemagne des dbouchs avantageux en dehorsde ses frontires. Ils savaient ce que Proudhon avait si bien dmontr : que l'industriel ne parvient srieusement s'enrichir que si une bonne partie de ses produits est exporte dansdes pays o ils peuvent tre vendus des prix auxquels ils ne pourraient jamais arriver dans le pays d'origine.Alors dans toutes les couches sociales de l'Allemagne, celle des exploits, aussi bien que desexploiteurs, ce fut un dsir passionn d'unifier l'Allemagne tout prix : d'en faire un puissant

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    Empire qui serait capable de maintenir une immense arme, une forte marine, et conqurir des ports dans la mer du Nord, dans l'Adriatique, et un jour en Afrique et en Orient. Un empirequi pourrait dicter la loi conomique en Europe.Pour cela, il fallait videmment, briser la force de la France, qui s'y opposerait sans doute etqui, alors, avait ou semblait avoir la force de l'empcher.

    De l la guerre terrible de 1870, avec toutes ses tristes consquences pour le progrsuniversel, que nous subissons jusqu' ce jour.

    Par cette guerre et cette victoire remporte sur la France, un empire Allemand, ce rve desradicaux, des socialistes et des conservateurs allemands depuis 1848, fut enfin constitu, et ilfit bientt sentir et reconnatre sa puissance politique et son droit de dicter la loi en Europe.Bientt l'Allemagne, entrant dans une priode frappante d'activit juvnile parvint, en effet, doubler, tripler, dcupler sa productivit industrielle, et en ce moment le bourgeois allemandconvoite de nouvelles sources d'enrichissement un peu partout : dans les plaines de laPologne, dans les prairies de la Hongrie, sur les plateaux de l'Afrique et surtout autour de laligne de Bagdad, dans les riches valles de l'Asie Mineure, qui offriront aux capitalistesallemands une population laborieuse exploiter, sous un des plus beaux ciels du monde.C'est donc des ports d'exportation et surtout des ports militaires, dans l'Adriatiquemditerranenne et dans celle de l'Ocan Indien le golfe persan ainsi que sur la cte africaine Bera et, plus tard, dans l'Ocan Pacifique, que cherchent maintenant conqurir les brasseurs d'affaires coloniales allemands et leur fidle serviteur l'Empire germanique.

    Mais partout, ces nouveaux conqurants rencontrent un rival formidable, l'Anglais, qui leur barre le chemin.Jalouse de garder sa suprmatie sur les mers, jalouse surtout de retenir ses colonies pour l'exploitation par ses monopolistes ; effarouche par les succs de la politique coloniale del'Empire Allemand et le rapide dveloppement de sa marine de guerre, l'Angleterre redoubled'efforts pour avoir une flotte capable d'craser coup sr la flotte allemande. Elle chercheaussi partout des allis pour affaiblir la puissance militaire de l'Allemagne sur terre. Et lorsquela presse anglaise sme l'alarme et pouvante la nation en feignant de craindre une invasionallemande, elle sait trs bien que le danger n'est pas l. Ce qu'il lui faut, c'est de pouvoir lancer l'arme rgulire anglaise, l o l'Allemagne attaquerait quelque colonie de l'EmpireBritannique (l'gypte, par exemple) ; aprs s'tre mise d'accord pour cela avec la Turquie, etde retenir la maison une forte arme "territoriale" qui puisse, au besoin, noyer dans le sangtoute rvolte ouvrire. C'est pour cela, surtout, que l'on enseigne l'art militaire la jeunesse bourgeoise, group en escouades d'claireurs(Scouts). La bourgeoisie anglaise veut faire aujourd'hui, avec l'Allemagne, ce qu'elle fit deux reprises pour arrter pour cinquante ans ou plus, le dveloppement de la Russie comme puissancemaritime : une fois en 1855 avec l'aide de la France et de la Turquie, et une autre fois, en1900, en lanant le Japon contre la flotte russe et son port militaire dans le Pacifique.Ce qui fait que nous vivons depuis deux annes sur le qui-vive, en prvision d'une guerrecolossale europenne qui peut clater du jour au lendemain.

    En outre, il ne faut pas oublier que la vague industrielle, en marchant de l'occident versl'orient, a aussi envahi l'Italie, l'Autriche, la Russie. Et ces tats viennent affirmer leur tour leur "droit" le droit de leurs monopolistes et de leurs privilgis la cure en Afrique et enAsie.Le brigandage russe en Perse, le brigandage italien contre les Arabes du dsert Tripoli et le brigandage franais au Maroc en sont la consquence.Leconsortiumde brigands, au service des monopolistes a "permis" la France de s'emparer duMaroc, comme il a permis aux Anglais de saisir l'gypte. Il a "permis" aux Italiens des'emparer d'une partie de l'Empire ottoman, pour empcher qu'il ne soit saisi par l'Allemagne ;

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    et il a permis la Russie de saisir la Perse septentrionale, afin que les Anglais puissents'emparer d'un bon morceau sur les bords du Golfe Persan, avant que le chemin de fer allemand n'y soit arriv !Et pour cela les Italiens massacrent ignoblement les Arabes inoffensifs et les sicaires du Tzar pendent les patriotes persans qui voulaient rgnrer leur patrie par un peu de libert

    politique.Quels gredins que ces "honntes gens" !

    II La Haute Finance

    Nous avons vu comment tous les tats, ds lors que la grande industrie se dveloppe dans lanation, sont amens chercher la guerre. Ils y sont pousss par leurs industriels, et mme par les travailleurs, pour conqurir de nouveaux marchs de nouvelles sources de facileenrichissement.S'il n'y avait que cela ! Mais aujourd'hui il y a dans chaque tat une classe une clique plutt,infiniment plus puissante encore que les entrepreneurs d'industrie et qui, elle aussi pousse laguerre. C'est la haute finance, les gros banquiers qui interviennent dans les rapportsinternationaux et qui fomentent les guerres.Cela se fait aujourd'hui d'une manire trs simple.Vers la fin du moyen ge la plupart des grandes cits-rpubliques de l'Italie, avait fini par s'endetter. Lorsqu'elles furent entres dans la priode de dcadence, force de vouloir conqurir de riches marchs en Orient, et que cette conqute des marchs amena des guerressans fin entre les cits-rpubliques, ces cits arrivrent contracter des dettes immensesenvers leurs propres guildes, de gros marchands.Un mme phnomne se produit aujourd'hui pour les tats, auxquels des syndicats de banquiers prtent trs volontiers, afin de prendre un jour hypothque sur leurs revenus.

    C'est surtout, cela se comprend, avec les petits tats que cela se pratique. Les banquiers leur prtent 7, 8, 10 pour cent, sachant qu'ils ne "raliseront" l'emprunt qu' 80 ou 70 pour cent.Ce qui fait que, dduction faite des "commissions" des banques et des intermdiaires, qui semontent de 10 20, et quelquefois jusqu' 30 pour cent, l'tat ne reoit pas mme les troisquarts des sommes qu'il inscrit son grand-livre.Sur ces sommes, grossies de la sorte, l'tat endett doit payer dsormais l'intrt etl'amortissement. Et lorsqu'il ne le fait pas au terme d, les banquiers ne demandent pas mieuxque d'ajouter les arrirs de l'intrt et de l'amortissement au principal de l'emprunt. Plus lesfinances de l'tat dbiteur vont mal, plus insenses sont les dpenses de ses chefs et plusvolontiers on lui offre de nouveaux emprunts. Aprs quoi les banquiers s'rigent un jour en"consortium" pour mettre la main sur tels impts, telles douanes, telles lignes de chemin defer.C'est ainsi que les gros financiers ont ruin et plus tard fait annexer l'gypte par l'Angleterre.Plus les dpenses du khdive taient folles, plus on les encourageait. C'tait l'annexion petites doses.C'est encore de la mme faon qu'on ruina la Turquie, pour lui enlever peu peu ses provinces. Ce fut aussi la mme chose, nous dit-on, pour la Grce, qu'un groupe de financiers poussa la guerre contre la Turquie, pour s'emparer ensuite d'une partie des revenus de laGrce vaincue.Et c'est ainsi que la haute finance de l'Angleterre et des Etats-Unis exploita la Japon, avant et pendant ses deux guerres contre la Chine et la Russie.Bref, il y a dans les tats prteurs toute une organisation, dans laquelle gouvernants, banquiers, promoteurs de compagnies, brasseurs d'affaires et toute la gent interlope que Zola asi bien dcrite dans L'Argent,se prtent la main pour exploiter des tats entiers.

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    L o les nafs croient dcouvrir de profondes causes politiques, ou bien des hainesnationales, il n'y a que les complots trams par les flibustiers de la finance. Ceux-ci exploitenttout : rivalits politiques et conomiques, inimitis nationales, traditions diplomatiques etconflits religieux.Dans toutes les guerres de ce dernier quart de sicle, on trouve la main de la haute finance. La

    conqute de l'gypte, l'annexion de Tripoli, l'occupation du Maroc, le partage de la Perse, lesguerres du Japon partout on retrouve les grandes banques ; partout la haute finance a eu lavoix dcisive. Et si jusqu' ce jour la grande guerre europenne n'a pas encore clat, c'est quela haute finance hsite encore. Elle ne sait pas trop de quel ct penchera la balance desmilliards qui seront mis en jeu ; elle ne sait pas sur quel cheval mettre ses milliards.Quant aux centaines de mille vies humaines que cotera la guerre, qu'est-ce que la finance yvoir ! L'esprit du financier raisonne par millions, par colonnes de chiffres qui se balancentmutuellement. Le reste n'est pas de son domaine : il ne possde mme pas l'imaginationncessaire pour faire intervenir les vies humaines dans ses raisonnements.

    Quel monde ignoble dvoiler, si quelqu'un se donnait seulement la peine d'tudier lescoulisses de la haute pgre de la finance ! On le devine, rien que par le tout petit coin de voilesoulev par "Lysis" dans ses articles de La Revue(parus en 1908 en volume sous ce titre :Contre l'oligarchie financire en France). On voit, en effet, par ce petit travail, comment quatre ou cinq banques, le Crdit Lyonnais, laSocit Gnrale, le Comptoir National d'Escompte et le Crdit Industriel et Commercial, possdent en France le monopole absolu des grandes oprations financires.La plus grande partie prs des huit diximes de l'pargne franaise, qui se monte chaqueanne peu prs deux milliards, est verse dans ces grandes banques ; et lorsque les tatstrangers, grands et petits, les compagnies de chemins de fer, les villes, les compagniesindustrielles des cinq parties du monde se prsentent Paris pour faire un emprunt, c'est cesquatre ou cinq banques qu'ils s'adressent. Ces banques ont le monopole des empruntstrangers et disposent du mcanisme ncessaire pour les faire mousser.Il est vident que ce n'est pas le talent des directeurs de ces banques qui cra pour elles cettesituation lucrative. C'est l'tat, le gouvernement franais d'abord, qui donna ces banques sagarantie et constitua pour elles une situation privilgie qui devint bientt un monopole. Et puis ce sont les autres tats, les tats emprunteurs qui renforcrent ce monopole. Ainsi leCrdit Lyonnais, qui monopolise les emprunts russes, doit cette situation privilgie auxagents financiers et aux ministres des finances du gouvernement russe.

    Les affaires brasses par ces quatre ou cinq Socits se chiffrent par milliards. Ainsi, en deuxannes, 1906 et 1907, elles distriburent en emprunts divers sept milliards et demi, 7.500millions, dont 5.500 en emprunts trangers (Lysis, p. 101). Et quand on apprend que la"commission" de ces compagnies lorsqu'elles organisent les emprunts trangers est de 5 pour cent pour le "syndicat d'apporteurs" (ceux qui "apportent" de nouveaux emprunts), 5 pour cent pour le syndicat de la garantie, et de 7 10 pour cent pour le syndicat ou plutt le trust desquatre ou cinq Socits que nous venons de nommer, on voit quelles sommes immenses vont ces monopolistes.Ainsi, un seul intermdiaire qui "apporta" l'emprunt de 1.250 millions conclu par legouvernement russe en 1906, pour craser la rvolution, toucha, de ce fait, une commission dedouze millions !On comprend ainsi quelle influence occulte les grands directeurs de ces Socits financiresexercent sur la politique internationale. Avec leur comptabilit mystrieuse, avec les pleins pouvoirs que certains directeurs exigent et obtiennent des actionnaires car il faut bien lediscrtion quand on paie 1,2 millions M. Un Tel, 250.000 francs tel ministre, et tant demillions, en plus des dcorations, la presse ! Il n'y a pas, dit "Lysis", un seul grand journal enFrance qui ne soit pas pay par les banques. Cela se comprend. On devine aisment ce qu'il

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    fallu distribuer d'argent la presse, lorsqu'on prparait dans les annes 1906 et 1907, la sried'emprunts russes (d'tat, des chemins de fer, des banques foncires). Ce qu'il y eut de plumitifs qui mangrent gras avec ces emprunts, on le voit par le livre de "Lysis". Quelleaubaine, en effet ! Le gouvernement d'un grand tat aux abois ! Une rvolution craser !Cela ne se rencontre pas tous les jours !

    Eh bien ! tout le monde sait cela, plus ou moins. Il n'y a pas un seul homme politique qui neconnaisse les dessous de tous ces tripotages, et qui n'entende nommer Paris les femmes etles hommes qui ont "touch" les grosses sommes aprs chaque emprunt, grand ou petit, russeou brsilien.Et chacun, s'il a la moindre connaissance des affaires, sait aussi parfaitement combien toutecette organisation de la haute finance est un produit de l'tat,un attribut essentiel de l'tat. Et ce serait cet tat, l'tat dont on se garde bien de diminuer les pouvoirs ou de rduire lesattributions, qui dans la pense des rformateurs tatistes, devrait devenir l'instrumentd'affranchissement des masses ?! Allons donc !Que ce soit par btise, ou ignorance, ou fourberie de l'affirmer, toutes les trois explicationssont impardonnables.

    III La Guerre et l'Industrie

    Descendons maintenant un degr plus bas, et voyons comment l'tat a cr dans l'industriemoderne toute une classe de gens directement intresss faire des nations des campsmilitaires, prts se ruer les uns sur les autres.En ce moment, il existe en effet, des industries immenses qui occupent des millionsd'hommes, et qui n'existent que pour prparer le matriel de guerre ; ce qui fait que les propritaires de ces usines et leurs bailleurs de fond ont tout intrt prparer des guerres et maintenir la crainte des guerres prtes clater.Il ne s'agit pas ici de menu fretin, des fabricants d'armes feu de mauvaise qualit, de sabres bon march, et de revolvers qui ratent tout le temps, comme on en a Birmingham, Lige,etc. Ceux-ci ne comptent presque plus, quoique le commerce de ces armes, fait par lesexportateurs qui spculent sur les guerres "coloniales", soit dj d'une certaine importance.Ainsi, on sait que des marchands anglais approvisionnaient d'armes les Matabls, alors queceux-ci se prparaient se soulever contre les Anglais qui leur imposaient le servage. Plustard, ce furent des fabricants franais, et mme des fabricants anglais trs connus, qui firentdes fortunes en envoyant des armes, des canons et des munitions aux Bors. Et en ce momentmme on parle de quantits d'armes importes par les marchands anglais en Arabie, ce quiamnera des soulvements de tribus, le pillage de quelques marchands et l'interventionanglaise, pour "rtablir l'ordre" et faire quelque nouvelle "annexion".Ces faits, d'ailleurs, ne comptent plus. On sait bien ce que vaut le "patriotisme" bourgeois, etl'on a vu rcemment des faits bien plus graves. Ainsi, pendant la dernire guerre entre laRussie et le Japon, l'or anglais approvisionnait les Japonais, pour qu'ils dtruisissent le pouvoir maritime naissant de la Russie dans l'Ocan Pacifique, dont l'Angleterre prenaitombrage. Mais, d'autre part, les compagnies houillres anglaises vendaient un trs haut prix300.000 tonnes de charbon la Russie pour lui permettre d'envoyer en Orient la flotte deRojdestvensky. D'une pierre on faisait deux coups : les compagnies du Pays de Gallesfaisaient une belle affaire, et les financiers de Lombard Street (le centre des oprationsfinancires de Londres) plaaient leur argent neuf ou dix pour cent dans l'emprunt japonaiset prenaient hypothque sur une bonne partie des revenus de leurs "chers allis" !Et tout cela, ce ne sont que quelques petits faits sur mille autres du mme genre. On en sauraitde belles sur tout ce monde de nos gouvernants, si les bourgeois ne savaient pas bien tenir leurs secrets ! Passons donc une autre catgorie de faits.

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    On sait que tous les grands tats ont favoris la cration, ct de leurs arsenaux, d'immensesusines prives qui fabriquent des canons, des blindages de cuirasss, des vaisseaux de guerrede moindres dimensions, des obus, de la poudre, etc. Des sommes immenses furent dpenses par tous les tats pour avoir ces usines auxiliaires, o l'on trouve aujourd'hui concentrs les plus habiles ouvriers et ingnieurs.

    Or, il est de toute vidence, qu'il est de l'intrt direct des capitalistes qui ont plac leurscapitaux dans ces entreprises, de maintenir toujours des bruits de guerre, de pousser sanscesse aux armements, de semer, s'il le faut, la panique. C'est ce qu'ils font en effet.Et si les probabilits d'une guerre europenne diminuent certains moments, si lesgouvernants, quoique intresss eux-mmes comme actionnaires des grandes usine de cegenre (Anzin, Krupp, Armstrong, etc.), ainsi que des grandes compagnies des chemins de fer,des mines de charbon, etc., si les gouvernants se font quelquefois tirer l'oreille pour sonner lafanfare guerrire, n'y a-t-il pas cette grande prostitue la grande presse pour prparer lesesprits de nouvelles guerres, prcipiter celles qui sont probables, ou, du moins, forcer lesgouvernements doubler, tripler leurs armements ? Ainsi n'a-t-on pas vu en Angleterre, pendant les dix annes qui prcdrent la guerre des Bors, la grande presse, et surtout sesadjoints dans la presse illustre, prparer savamment les esprits la ncessit d'une guerre"pour rveiller le patriotisme" ? Dans ce but, on fit flche de tout bois. On publia grandfracas des romans sur la prochaine guerre, o l'on racontait comment les Anglais, battusd'abord, faisaient un suprme effort et finissaient par dtruire la flotte allemande et s'installer Rotterdam. Un lord dpensa des sommes folles pour faire jouer dans toute l'Angleterre, une pice patriotique, trop stupide pour faire ses frais, mais ncessaire pour ces messieurs quitripotaient avec Rhodes en Afrique. Oubliant tout, on alla mme jusqu' faire revivre le culteoui, le cultede l'ennemi jur de l'Angleterre, Napolon Ier. Et depuis lors le travail dans cettedirection n'a jamais cess. En 1904, on avait mme presque tout fait russi lancer laFrance, gouverne en ce moment par Clemenceau et Delcass, dans une guerre contrel'Allemagne le gouvernement conservateur (lord Lansdowne) ayant fait la promessed'appuyer les armes franaises par un corps d'arme anglais envoy en Belgique ! Il se fallutde bien peu ce moment pour que Delcass, attachant cette promesse risible une importancequ'elle n'a certainement pas, ne lant la France dans une guerre dsastreuse.En gnral, plus nous avanons dans notre civilisation bourgeoise tatiste, plus la presse,cessant d'tre l'expression de ce qu'on appelle l'opinion publique, s'applique fabriquer elle-mme l'opinion par les procds les plus infmes. La presse, dans tous les grands tats, c'estdj deux ou trois syndicats de brasseurs d'affaires financires qui font l'opinion qu'il leur fautdans l'intrt de leurs entreprises. Les grands journaux leur appartiennent et le reste ne compte pas.

    Mais ce n'est pas tout : la gangrne est encore plus profonde.Les guerres modernes, ce n'est plus seulement le massacre de centaines de mille hommes danschaque bataille, un massacre dont ceux qui n'ont pas suivi les dtails des grandes bataillesdans la guerre de Mandchourie et les atroces dtails du sige et de la dfense de Port-Arthur,n'ont absolument aucune ide. Et cependant, les trois grandes batailles historiques, Gravelotte,Potomack et Borodino (de la Moskowa), qui durrent chacune trois jours, et dans lesquelles ily eut cent mille homme blesss et tus des deux cts, c'taient des jeux d'enfants encomparaison des guerres modernes. Les grandes batailles se font aujourd'hui sur un front decinquante, soixante kilomtres ; elles durent non plus trois jours, mais sept jours (Liao-Yang),dix jours (Moukden), et les pertes sont de cent cinquante mille hommesde chaque ct.Lesravages faits par les obus, lancs avec prcision par des batteries places cinq, six, septkilomtres, et dont on ne peut mme pas dcouvrir la position, grce la poudre sans fume,sont inous. Lorsque le feu de plusieurs cents bouches feu est concentr sur un carr d'unkilomtre de ct (comme on le fait aujourd'hui), il ne reste pas un espace de dix mtres carrsqui n'ait reu son obus, pas un buisson qui n'ait t ras par les monstres hurlants envoys on

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    ne sait d'o. La folie s'empare des soldats, aprs sept ou huit jours de ce feu terrible, et lorsqueles colonnes des assaillants arrivent jusqu'aux tranches ennemies, alors la lutte s'engagecorps corps entre les combattants. Aprs s'tre lanc mutuellement des grenades la main etdes morceaux de pyroxiline (deux morceaux de pyroxiline, lis entre eux par une ficelletaient employs comme une fronde), les soldats russes et japonais se roulaient dans les

    tranches de Port-Arthur comme des btes froces, se frappant de la crosse du fusil, ducouteau, des dents...Les travailleurs occidentaux ne se doutent mme pas de ce terrible retour la plus affreusesauvagerie que reprsente la guerre moderne, et les bourgeois qui le savent se gardent bien dele leur dire.

    Mais les guerres modernes, ce n'est seulement le massacre, la folie du massacre, le retour, pendant la guerre, la sauvagerie. C'est aussi la destruction sur une chelle colossale, dutravail humain ; et les effets de cette destruction, nous les ressentons parmi nouscontinuellement,en temps de paix, par un accroissement de la misre parmi les pauvres,l'enrichissement parallle des riches.Chaque guerre, c'est la destruction d'un formidable matriel, qui comprend non seulement lematriel de guerre proprement dit, mais aussi les choses les plus ncessaires pour la vie detous les jours, de toute la socit : le pain, les viandes, les lgumes, les denres de toute sorte,les btes de trait, le cuir, le charbon, les mtaux, les vtements. Tout cela reprsente le travailutile de millions d'hommes pendant des dizaines d'annes, et tout cela sera gaspill, brl, jet l'eau en quelques mois. Mais c'est dj gaspill aujourd'hui mme, en prvision des guerres.Et comme ce matriel de guerre, ces mtaux, ces provisions doivent tre prpars l'avance,la simple possibilit prochaine d'une nouvelle guerre amne dans toutes nos industries lessoubresauts et des crises qui nous atteignent tous. Vous, moi, chacun de nous en ressentons leseffets dans les moindres dtails de notre vie. Le pain que nous mangeons, le charbon que nous brlons, le billet de chemin de fer que nous achetons, leur prix, le prix de chaque chose,dpendent des bruits, des probabilits de guerre courte chance, propags par lesspculateurs.

    IV

    Nous avons montr comment la ncessit de prparer l'avance un formidable matriel deguerre et des amas de provisions de toutes sortes qui allaient tre dtruites en quelques moisde guerre, produirait dans toutes les industries des soubresauts et des crises dont chacun denous, et surtout les salaris, se ressentaient d'une faon terrible. En effet, on a pu s'apercevoir trs bien rcemment aux Etats-Unis.On se souvient sans doute de la terrible crise industrielle qui ravagea les Etats-Unis pendantces trois ou quatre dernires annes. En partie, elle dure encore. Eh bien ! l'origine de cettecrise, quoi qu'en aient dit les "savants" conomistes qui connaissent les crits de leurs prdcesseurs, mais ignorent la vie relle, la vraie origine de cette crise fut dans la productionoutre des principales industries qui se fit pendant quelques annes en prvision d'une guerreentre les grandes puissances de l'Europe, et d'une autre guerre entre les etats-Unis et le Japon.Ceux qui poussaient ces guerres savaient trs bien l'effet que la prvision de ces conflitsexercerait sur les industries amricaines. Ce fut, en effet, pendant deux ou trois ans, uneactivit fivreuse dans la mtallurgie, les charbonnages, la fabrication du matriel deschemins de fer, des matriaux pour le vtement, des conserves alimentaires.L'extraction du minerai de fer et la fabrication de l'acier aux Etats-Unis attinrent, pendant cesannes, des proportions tout fait inattendues. C'est surtout de l'acier que l'on consomme pendant les guerres modernes, et les Etats-Unis en faisaient des provisions fantastiques, ainsique des mtaux, comme le nickel et la manganse, requis pour fabriquer les sortes d'acier

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    ncessaires pour le matriel de guerre. C'tait qui spculerait le mieux sur les provisions defonte, d'acier, de cuivre, de plomb et de nickel.Il en fut de mme pour les provisions de bl, les conserves de viande, de poisson, de lgumes.Les cotonnades, les draps, les cuirs suivaient de prs. Et, puisque chaque grande industrie faitvivre ct d'elle une quantit de petites, la fivre d'une production surpassant de beaucoup la

    demande se rpandait. Les prteurs d'argent (ou plutt de crdit), qui alimentaient cette production, profitaient de la fivre cela va sans dire plus encore que les chefs d'industrie.Et alors, d'un coup, tout s'arrta soudain, sans qu'on pt invoquer une seule des causesauxquelles on avait attribu les crises prcdentes. Le fait est que du jour o la haute financeeuropenne se persuada que le Japon, ruin par la guerre en Mandchourie, n'oserait pasattaquer les Etats-Unis, et qu'aucune des nations europennes, ne se sentait assez sre de lavictoire pour dgainer, les capitalistes europens refusrent de nouveaux crdits aux prteursamricains qui alimentaient la surproduction en prvision de la guerre, ainsi qu'aux"nationalistes" japonais."Plus de guerre courte chance !" et les usines d'acier, les mines de cuivre, les hautsfourneaux, les chantiers de navires, les tanneries, les spculateurs sur les denres, toussuspendirent soudain leurs oprations, leurs commandes, leurs achats.Ce fut alors plus qu'une crise : ce fut un dsastre ! Des millions d'ouvriers et d'ouvrires furent jets sur le pav dans la plus affreuse des misres. Grandes et petites usines se fermaient, lacontagion se rpandait comme une pidmie, en semant l'pouvante tout autour.Qui dira jamais les souffrances des millions d'hommes, femmes et enfants, les vies brises,avec lesquelles furent bties les fortunes des gredins qui avaient spcul en prvision desmonceaux de cadavres humains et de chairs dchiquetes qui allaient s'accumuler dans lesgrandes batailles !Voil ce qu'est la guerre, voil comment l'tat enrichit les riches, tient les pauvres dans lamisre, et les rend d'anne en anne plus asservis aux riches.

    Maintenant une crise semblable celle des Etats-Unis va se produire, selon toute probabilit,en Europe et surtout en Angleterre, la suite des mmes causes.Tout le monde fut bahi l't pass par l'augmentation soudaine et tout fait imprvue desexportations anglaises. Rien dans le monde conomique ne la faisait prvoir ; aucuneexplication n'en a t donne, prcisment parce que la seule explication possible c'est qued'immenses commandes venaient du continent en prvision d'une guerre entre l'Angleterre etl'Allemagne. Cette guerre manqua d'clater, on le sait, en juillet pass, et si elle avait clat, laFrance et la Russie, l'Autriche et l'Italie auraient t forces d'y prendre part.Il est vident que les gros financiers qui alimentaient de leur crdit les spculateurs sur lesdenres, les draps, les cuirs, les mtaux, etc., avaient t avertis de la tournure menaante que prenaient les rapports entre les deux rivales. Ils savaient comment les deux gouvernementsactivaient leurs prparatifs militaires, et ils s'empressrent de faire leurs commandes quigrossirent outre mesure les exportations anglaises de 1911.Mais c'est aussi la mme cause que nous devons cette hausse extraordinaire rcente des prixde toutes les denres sans exception, alors que ni le rendement des rcoltes de l'anne passe,ni les quantits de toutes sortes de marchandises dans les dpts, ne justifiaient cette hausse.Le fait est, d'ailleurs, que la hausse des prix ne se rpandit pas seulement sur les denres :toutesles marchandises en furent atteintes, et la demande grandissait toujours, alors que rienn'expliquait cette demande exagre, si ce n'est les prvisions de guerre.Et maintenant, il suffira que les gros spculateurs coloniaux de l'Angleterre et de l'Allemagnearrivent un arrangement concernant leurs parts dans le partage de l'Afrique orientale, qu'ilss'entendent sur "les sphres d'influence" en Asie, c'est--dire sur les conqutes prochaines, pour qu'il se produise en Europe le mme arrt soudain des industries que l'on a vu aux Etats-Unis.

  • 8/14/2019 Pierre Kropotkine - La Guerre

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    Au fond, cet arrt commence dj se faire sentir. C'est pourquoi en Angleterre lescompagnies de charbonnages et "les lords du coton" se montrent si intransigeants envers lesouvriers, et les poussent la grve. Ils prvoient une diminution des demandes, et ils ont djtrop de marchandises en magasin, trop de charbon entass autour de leurs mines.

    Lorsqu'on analyse de prs ces faits de l'activit des tats modernes, on comprend jusqu' quel point toute la vie de nos socits civilises dpend non pas des faitsdu dveloppementconomique des nations, maisde la faon dont divers milieux de privilgis, plus ou moins favoriss par les tats, ragissent sur ces faits. Ainsi, il est vident que l'entre dans l'arne conomique d'un aussi puissant producteur qu'estl'Allemagne moderne, avec ses coles, son ducation technique rpandue pleines mains dansle peuple, son entrain juvnile et les capacits d'organisation de son peuple, devait changer lesrapports entre nations. Un nouvel ajustement des forces devait se produire. Mais vul'organisation spcifique des tats modernes, l'ajustement des forces conomiques est entrav par un nouveau facteur : les privilges, les monopoles constitus et maintenus par l'tat. Aufond, c'est toujours la haute finance qui fait la loi dans toutes les considrations politiques. Le"qu'en dira le baron de Rothschild ?" ou plutt le "qu'en dira le Syndicat des banquiers deParis, de Vienne, de Londres ?" est devenu l'lment dominant dans les questions politiques etles rapports entre nations. C'est l'approbation ou la dsapprobation de la finance qui font etdfont les ministres (en Angleterre, il y a en plus l'approbation de l'glise officielle et descabaretiers envisager, mais l'glise et les cabaretiers sont toujours d'accord avec la hautefinance, qui se garde bien de toucher leurs rentes). Et, comme un ministre est aprs tout unhomme qui tient son poste, sa puissance, et aux possibilits d'enrichissement qu'ils luioffrent il s'ensuit que les questions de rapports internationaux se rduisent aujourd'hui endernire analyse, savoir si les mignons monopolistes de tel tat vont prendre telle attitudeou telle autre, vis--vis d'autres mignons de mme calibre d'un autre tat.Ainsi l'tat des forces mises en jeu est donn par le degr de dveloppement technique desdiverses nations, un certain moment de l'histoire. Mais l'usage qui sera fait de ces forces,dpend entirement de l'tat d'asservissement son gouvernement et la forme tatisted'organisation, auquel les populations se sont laiss rduire. Les forces qui auraient pu donner l'harmonie, le bien-tre et une nouvelle efflorescence d'une civilisation libertaire, une foismises dans les cadres de l'tat, c'est--dire d'une organisation dveloppe spcialement pour enrichir les riches et absorber tous les progrs au profit des classes privilgies, ces mmeforces deviennent un instrument d'oppression, de misre, de privilges et de guerres sans fin pour l'enrichissement des privilgis.