Platon. Lectures platoniciennes (Laurent Cournarie)

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Thèmes et dialogues

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  • Platon Lectures platoniciennes : Thmes et dialogues

    Laurent Cournarie Philopsis : Revue numrique

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    Avant-propos Luvre de Platon est compose de dialogues. Il nest sans doute pas

    le crateur du genre. Il nest mme pas le seul mettre en scne Socrate. Socrate nest dailleurs pas le protagoniste ncessaire de la forme dialogue : dans le Sophiste et dans le Politique, le premier rle est tenu par lEtranger dEle, dans le Time par le Pythagoricien du mme nom, dans les Lois, Socrate est presque totalement absent. Pour autant, la prsence et labsence de Socrate ne constitue pas le critre permettant de distinguer entre un Platon socratique et un Platon platonicien (voir J. Brunet et A. E. Taylor). Car il y a bien des dialogues dont la doctrine est platonicienne, et dont Socrate est le protagoniste (Philbe).

    On a lhabitude de distinguer, en dehors des uvres apocryphes, trois priodes dans luvre de Platon :

    - les crits de jeunesse, les uns consacrs dfendre la mmoire de Socrate, probablement dans cet ordre : Apologie de Socrate, Criton, Euthyphron ; les autres o lon reconnat la mthode socratique dexamen, une prparation critique qui purifie lesprit des prjugs pour une recherche libre de la vrit, et qui porte sur des vertus particulires : le courage dans le Lachs, la sagesse pratique (sphrosun) dans le Charmide, lamiti dans le Lysis, la justice au livre I de la Rpublique. Certains considrent que le Gorgias vient clore cette priode des dialogues dits socratiques ;

    - la maturit, aprs le retour de Platon Athnes et linstallation de lEcole lAcadmie ; on cite le Mnxne, L. Robin, Platon, p. 30), lEuthydme, le Cratyle, le Phdon, le Banquet, le reste de la Rpublique, le Phdre.

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    - la priode de vieillesse peut-tre commence ds le Thtte et le Parmnide, laquelle appartiennent avec certitude, le Sophiste, le Politique, le Time et le Critias, le Philbe et les Lois.

    Mais les travaux rcents de Leonard Brandwood proposent le classement suivant comme le prcise Jean-Paul Dumont dans les Elments dhistoire de la philosophie antique (d. Nathan Universit, 1993, p. 237-238) :

    - uvres authentiques : Groupe I A (par ordre alphabtique) : Apologie de Socrate, Charmide, Criton, Euthyphron, Hippias Mineur, Ion, Lachs, Protagoras ; Groupe I B (par ordre alphabtique) : Banquet, Cratyle, Euthydme, Gorgias, Hippias Majeur, Lysis, Mnxne, Mnon, Phdon ; Groupe II (par ordre chronologique) : Rpublique I-X, Parmnide, Thtte, Phdre ; Groupe III (par ordre chronologique) : Time, Critias, Politique, Philbe, Lois I-XII, Epinomis, Lettre I-XIII.

    Ltude des dialogues sera distribue selon les entres suivantes I. Kalon-Techn-Mimsis Le beau et le bon : Hippias Majeur Le beau, lart et limage, Banquet, Rpublique II. Arch-Eidos-Ousia Lme, le principe : Phdre Le Bien et lessence : Rpublique VI Lorigine du monde : Time

    III. Epistm-Ousia-Genesis Les mots et les choses : Cratyle Le devenir, ltre : Thtte, Sophiste, Time La science : Thtte IV. Politeia-Nomos-Dikaisun La justice, lEtat : Rpublique La dmocratie : Rpublique VIII V. Praxis-Art-Agathon Enseigner et dfinir la vertu : Mnon La mort, la philosophie, limmortalit : Phdon La libert et le choix : Rpublique X Le plaisir, le bien : Philbe

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    I. Kalon-Techn-Mimsis

    Le beau et le bon : Hippias Majeur

    La plupart des langues associent dans un mme type d'valuation beau et bon (kalonkagathon). Cest ce que le dbat entre Socrate et Hippias dans lHippias Majeur vrifie. La discussion porte sur le beau. Mais lentretien commence comme dans le Ion par une interrogation sur lactivit et les comptences que le sophiste apporte aux Grecs. On pourrait tre tent de souligner le manque dunit du dialogue. Mais, en ralit, que la discussion commence sur lutilit du sophiste pour se prolonger sur la dfinition du beau doit justement tre interprt comme la preuve que Platon, comme ses prdcesseurs et ses contemporains ne dissocient jamais le bien et le beau, cest--dire la morale et lesthtique (terme anachronique)1. Socrate pose la question du beau au sophiste, cest--dire le problme du critre dvaluation thique par excellence pour le monde grec. Aussi traduire kalon ou to kalon par le beau est sans doute une restriction considrable du terme en lui assignant une connotation visuelle, cest--dire esthtique (est beau ce qui plat la vue), alors que le terme a dabord une signification thique. La preuve en est quil peut servir qualifier des personnes, des conduites, des ustensiles, mais aussi des lois, des plaisirs. Son extension est quasiment universelle, du moins ds lors quil sagit destimer la valeur et lexcellence de quelque chose. Dailleurs si Platon avait voulu traiter du beau (esthtique) il aurait employ to kalos (la beaut) Pradeau cite la nuance en anglais propose par Ludman (Hippias major : an Interpretation) : (the) fine, plus appropri pour rendre compte de lusage du terme grec. Or ladjectif substantiv to kalon a une varit demplois infiniment suprieure au substantif to kalos : il sert souligner la la beaut corporelle, laspect plaisant dune personne ou dun objet, mais aussi le caractre appropri ou accompli dun usage ou la valeur thique dune conduite ou dun caractre (Pradeau, p. 31), comme on le vrifie dj chez Homre (kalos sert qualifier la beaut du chant de lade, le plaisir entendre ce chant, mais aussi la beaut du dieu, la bont du chien, la prosprit dun domaine, lexcellence morale dune conduite ou dune personne). Ainsi :

    1/ le beau et le bon sont indissociable dans lvaluation. Le grec utilise indiffremment lun pour lautre agathos et kalos, au point de les avoir fondus dans une seule expression kaloskagathos (bel et bon). On sen sert en gnral pour souligner la dimension esthtique de lthique grec par opposition la morale judo-chrtienne : lthique de soi est une esthtique de soi mais on peut, tout linverse, sans sous-estimer la diffrence entre thique et morale, entre sagesse antique et saintet chrtienne, considrer que lvaluation esthtique est toujours thique, que le beau est certainement lexpression ou le signe tangible du bien. Ainsi si le terme kalos a une plus large extension quagathos dont le grec na pas fait un usage substantiv, cest certes parce quil dsigne un critre dvaluation alors que celui-ci

    1 Cf. lintroduction de Pradeau en GF, p. 30-33.

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    nexprime quun tat et sapplique seulement aux personnes, mais ce nest pas une raison suffisante pour donner une interprtation esthtisante de lthique grecque. Ou alors il faut se garder dune comprhension moderne de la dimension esthtique.

    2/le bien et le bon possdent un champ smantique galement large. Autrement dit les valeurs du beau (et/ou du bon) couvrent tout lventail des qualits excellentes qui vont du convenable, du russi, de lutile, lavantageux et au bon. Autrement dit, la conception grecque du beau est nettement fonctionnelle et mme utilitariste. Et cest clairement ce que montre le passage central du dialogue sur les dfinitions du beau. Socrate commence par rfuter les trois premires dfinition du beau avances par Hippias :

    a/ le beau cest une belle vierge (287e) Hippias confond le beau et ce qui est beau, et ce qui est beau est relatif (la belle vierge est plus belle que la belle marmite quand elle est bien faite (288e), mais aussi laide que celle-ci compare la beaut des dieux) ;

    b/ le beau cest lor, si le beau est ce qui pare (embellit) de beaut toute chose laquelle il sapplique (289e) ; mais Phidias a utilis livoire de prfrence lor pour les yeux de ses statue ; lor embellit lobjet seulement sil est appliqu propos, sinon il enlaidit ; donc

    c/ le beau cest le convenable (290d) mais une cuillre en bois nest-elle pas plus convenable aux lgumes et la marmite quune cuillre en or et ainsi plus belle que celle-ci ? et qui plus est, le convenable en embellissant un objet le fait paratre beau alors quil ne lest pas ; or cest le beau qui donne une beaut relle et non apparente (294b) que cherche la dfinition. Do lide que le beau, qui ne doit pas tre tantt beau et tantt laid mais toujours beau (293d), cest lutile (295c) ou que cest lavantageux (296d), comme si ces dfinitions se prtaient moins lobjection du relativisme (lutile ou la puissance ne sont beaux que sils servent le bien, de sorte que le beau ou le bien cest lavantageux . Mais si lavantageux est la cause du bien (297a), si le beau est la cause du bien, et si la cause et leffet doivent tre distincts, alors il faut admettre que le beau nest pas bon et le bon nest pas beau (beau = cause effet =bien), ce qui est inacceptable donc lavantageux nest pas non plus la dfinition de lessence du beau. Le grec dit ainsi couramment kalos pros ti (beau pour) l o lon dit bon ou pour ce qui est encore une fois un indice de la synonymie de deux adjectifs. Finalement mme si leffort thorique semble aportique, il est significatif que Socrate ne puisse admettre la conclusion que le beau nest pas bon et le bon nest pas beau. Et cest aussi pourquoi lultime dfinition examine : le beau, cest le plaisir des yeux ou de loue (298a) est elle aussi rcuse, car des belles lois ou de belles murs ne sont pas reconnues par le plaisir sensible, que ce nest pas la vue ou loue qui causent la beaut, mais la beaut est ce qui est commun au plaisir de la vue et au plaisir de loue (300a). Si le beau nest pas le plaisir (sensible) cest parce que le plaisir sensible ne peut pas rendre compte de lquivalence du beau et du bon.

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    Le beau, lart et limage : Banquet, Rpublique Le platonisme illustre une conception qui a domin longtemps

    lhistoire de la pense, celle de la sparation de lart et du beau. Cette thse est aujourdhui centrale dans la philosophie analytique de lart. Lart et le beau sont deux questions diffrentes que la rigueur demande de maintenir spares. Ici une valuation, l une description. Cette diffrence aurait sa correspondance au niveau des disciplines : ici lesthtique, l la philosophie de lart. Lesthtique, en marge de la logique, lpistmologie, lthique ou la politique, tente de rpondre aux questions suivantes : Existe-t-il une attitude spcifiquement esthtique ? () Lobjet esthtique est-il une reprsentation de la ralit ou lexpression daffects, de penses ? () Existe-t-il une valeur esthtique ? , l o la philosophie de lart se demande : quest-ce que lart ? Quelle sorte dentits sont les uvres dart ? Quest-ce que comprendre et apprcier une uvre dart ? Quelle est la valeur de lart ? 2

    Chez Platon toutefois, la dissociation est au service dune condamnation de lart. La positivit du beau ne libre pas lespace thorique dune thorie de lart, mais annule sa positivit. La mtaphysique du beau saccompagne dune philosophie de lart qui en nie la valeur. On peut la rsumer par deux exclusions : la beaut sans art, lart sans vrit.

    Pour Platon, la connaissance de la vrit est toute intelligible. Pourtant il y a un moment irrductiblement sensible dans la connaissance : lpreuve du beau qui, immanent au sensible, rvle la prsence de lintelligible. Le savoir, du ct de lme, est une certaine activit qui procde non de la raison mais de limpulsion de lamour. Ainsi Socrate rvalue-t-il, dans le Phdre, le dlire (mania), en particulier le dlire amoureux qui, senflammant la vue de la beaut (249e), rveille lme de sa torpeur pour lui rendre le souvenir de lIde, parce quelle est de toutes les Ides la plus resplendissante3. Se produit comme une autorvlation de lintelligible dans le sensible port son clat par la beaut : la beaut est la fois ce quil y a de plus manifeste, de plus visible et ce quil y a de plus charmant (250 d) la tradition en a retenu la leon en dfinissant le beau comme ce qui plat la vue. L o les autres Ides sentnbrent dans le sensible, se voilent et ne se laissent reconnatre par lme quau prix dun pnible effort, ou au contraire blouissent et aveuglent comme lIde du Bien, le Beau est la seule Ide qui veille lintelligible, en se conformant notre nature factuellement sensible. Sans flatter les sens, le plus lointain (lintelligible) devient le plus prochain4.

    Platon dcrit ce moment affectif de la sensibilit esthtique, la physiologie spcifique de lexprience du Beau, en distinguant le comportement de lme initie la contemplation des Ides, mais qui ayant oubli son initiation ou stant laisse corrompre dans sa vie empirique, se prcipite sur lobjet dont la beaut a excit le dsir, verse dans la dmesure et

    2 R. Pouivet, Esthtique , in Prcis de philosophie analytique, PUF, 2000, p. 269. 3 Ce quil y a de sr, cest que Justice, Sagesse, tout ce quil y a de prcieux encore

    pour des mes, ne possdent aucune luminosit dans les images de ce monde-ci . () Seule la Beaut a obtenu ce lot de pouvoir tre ce qui est le plus en vidence et ce dont le charme est le plus aimable (Phdre, 250 b-d).

    4 Cf. Jean-Louis Chrtien, Leffroi du beau, Cerf, 1987, p. 57.

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    les plaisirs honteux, et manque finalement le sens dont la beaut est le signe ; et celui de liniti vritable qui maintient une distance, ou se maintient dans une distance lapparition de la beaut, simposant comme le bon cheval du mythe de lattelage ail, docile et vaillant, la contrainte de sa rserve (254a), qui seule rend lme apte se ressouvenir de lIde. A la vue de laim, les souvenirs du cocher se portent vers la ralit de la Beaut (254c). Le beau a ce pouvoir parce quil est une exprience du ravissement, qui brise les habitudes. Par leffroi suscit, lhomme est ramen son me, et le dsir, dli des apptits sensuels, retrouve son lan vers lintelligible. La beaut blesse lhomme du dsir sensible, et rveille lamour de ltre.

    Lme recueille la vision du beau comme lappel5 se dlier du sensible. Ainsi la logique profonde de lexprience esthtique est dentraner lme au-del des objets immdiats qui ont suscit son motion. Rien de sensible, cest--dire de limit, de partiel, de contingent, ne satisfait le dsir dans sa fin, comme le montre Diotime dans le Banquet6. Lducation selon la beaut conduit lme, degr par degr, dpasser le sensible : beaut dun corps, beaut universelle des corps, beaut morale, beaut de la science, et finalement beaut de lIde o sachve la science, cest--dire beaut purement intelligible7. Finalement, lme est sensible au beau pour ne pas mourir lintelligible. Nous avons la beaut pour ne pas mourir de la sensibilit8.

    Davantage encore, dans cette renaissance et cette conversion de lme, il nest jamais question de lart, ou seulement de lart dialectique, cest--dire de lexercice de la science. Ainsi la rvaluation initiale du sensible dans le discours sur la beaut pouse la dvaluation de lart qui en devient lexact oppos : l o la beaut lve lme du sensible vers lintelligible (dialectique de lamour), lart abaisse lme de lintelligible vers le sensible, ou mieux lintrieur du sensible, de lobjet limage, de lapparence lapparence dapparence.

    Lart fait le contraire de la beaut : il plat en abolissant toute distance, sduit sans provoquer la stupeur ; il enchane au lieu de librer. Il rpte et confirme lautorit du sensible sur lme. Au fond, le platonisme est la philosophie profonde du classicisme, mme quand celui-ci fera lloge apparent de lart. Dans le classicisme, la beaut essentielle na rien voir avec lart. Mais lart, lui, a affaire avec la beaut. La relation classique entre ces deux notions nest pas rciproque. Le beau est en soi absolument indpendant de lart, mais lart se situe dans la dpendance du beau quil prtend atteindre et reprsenter 9.

    Mais prcisment lart nest jamais en mesure de produire la beaut parfaite, il ne peut au mieux que limiter . Et plus le beau se trouve valoris, identifi ltre en tant qutre suprme, et plus la distance entre

    5 Marcel Ficin, dans son Commentaire sur le Banquet de Platon (V, 2), rattache kallos

    (beau) kale (appeler). 6 Banquet, 210a-211c, p. 67-72. Voir M. Sherringham, Introduction la philosophie

    esthtique, Payot, 1992, p. 65-76. 7 211 b, p. 69. 8 Le commentaire de lHippias Majeur ne porterait pas une conclusion diffrente.

    Cf. M. Sherringham, op. cit., pp. 37-46. 9 Sherringham, op.cit., p. 58-59.

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    lart et le beau se creuse, plus, du mme coup, le statut de lart devient infrieur .

    Toute la conception de lart ne se rsume pourtant pas la critique virulente laquelle se livre Platon dans la Rpublique (II, X). Sinon on ne sexpliquerait pas que lart serve lducation, que la mousik soit digne de loccupation des hommes libres vivant en paix, que Socrate y ait consacr ses derniers instants 10 , et mme que la philosophie en soit la forme suprme11. On lit aussi cet aveu dans le Politique (299 d-e) : si les arts disparaissaient, lexistence, dj si pnible maintenant, deviendrait absolument impossible . Reste que cest cette critique quon a le plus souvent retenu et cest elle qui pse comme un destin sur lhistoire de lart.

    La critique platonicienne de lart procde de la critique des pouvoirs de limage, cest--dire dune interrogation sur le rel et lirrel : le vocabulaire de lapparence, de lillusion, de la tromperie, du fantasme est dominant. Si lart consiste dans un jeu dimages, et si limage a un pouvoir irralisant, on sera tent de chercher dans la critique platonicienne de lart, une illustration clatante de la critique de limaginaire, de ce que G. Durand nomme liconoclasme fondamental de la pense occidentale (Les structures anthropologiques de limaginaire).

    Alors que les paysans travaillent reproduire les tres naturels, certes prissables, mais ncessaires pour notre subsistance 12 , que les artisans produisent des objets prcaires mais utiles la vie domestique et conomique (outils), les artistes ne produisent rien que des apparences. Dans la Rpublique X, Platon dfinit lartiste comme lartisan qui a lhabilet dmiurgique de faire toutes choses, ralisant ainsi la contradiction dune comptence universelle, facilement et promptement. La reprsentation de luvre dart est ainsi assimile au reflet dun miroir capable de rflchir limage de toutes choses. Jug ontologiquement, lart de lart ne compte pour rien : luvre de lart est un semblant de ralit comme limage du miroir. Elle est mme encore plus illusoire. Tandis que le miroir rflchit limage dun objet prsent, luvre dart produit lillusion de la chose en son absence mme. Sans doute lombre est-elle intermdiaire entre ltre et le non-tre, entre la lumire qui rend visible la chose, et la chose mme. Mais ce presque rien du reflet, de lombre a une irralit circonscrite : elle existe comme lobscurit de la lumire, la trace dune chose relle. Avec luvre dart, rien de tel. Non seulement luvre dart nest quune apparence apparence dapparence ou imitation dimitation (imitation dune chose sensible qui est imitation de sa Forme), et mme imitation seulement de quelques aspects de la chose sensible13 mais en plus elle est lapparence de ce qui a disparu ou, pire, de ce qui nexiste pas. Luvre dart cest lapparence qui sautonomise par rapport ce dont elle est lapparence et qui donne vie et prsence pour lme ce qui nest pas. Lart ralise lapparence. Cest le talent de donner un effet de ralit une pure apparence, de la vrit lirrel. Rien napparat et ne reste de la chose dans limage de lart. Cest pourquoi Platon rapproche finalement davantage les uvres dart des visions, des apparitions que des phnomnes du reflet ou de

    10 Phdon, 60e6. 11 Ibid., 61 a3. 12 Rpublique, VI, 501a. 13 Cf. Rpublique X, 598b 1-4.

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    lombre. Ce ne sont que pures apparences , sortes de fantmes ou mirages .

    La critique de limage est ainsi mtaphysique-ontologique et morale-politique. Selon la premire perspective, limage est la notion qui sert penser le rapport de la chose sensible son modle intelligible. Cest lexemple fameux du lit o il faut distinguer le lit en soi (lIde de lit), modle intelligible originaire, lobjet-lit produit par lartisan son image, et limage de lit reproduit par lartiste en imitant lobjet. Ainsi le tableau du peintre est loign de trois degrs du lit vritable. Autrement dit limitation est ici prise comme schme de comprhension de la participation et du procs du sensible lintelligible. Et dans ce rapport dimitation, la primaut va au modle. Tout ce qui nest pas lIde est image ; et tre image cest tre en participation de ltre, donc en dficit dtre. Et tre limage de ce qui est en soi dj une image, cest tre un quasi-nant. Le dficit ontologique augmente chaque fois quon descend dun degr dans le processus mimtique. Au plus bas degr, il y a le reflet, lombre.

    Mais avec limage artistique, lapparence dapparence acquiert une puissance dillusion indite. Cest ici que largument moral-politique vient renforcer la critique mtaphysique-ontologique de limage. Lart est ce par quoi lapparence impose lillusion de son autonomie sur lme. Ou encore dans lart, lapparence se fait simulation, et il en rsulte la production de croyances, dopinions sans fondement, imaginaires : toutes les uvres de ce genre [posie imitative] causent la ruine de lme de ceux qui les entendent sils nont pas lantidote, cest--dire la connaissance de ce quelles sont rellement 16. Ainsi le pote se dissimule-il derrire le hros17; lacteur feint dtre son personnage. Par de simples signes, gestes, formes ou couleurs, lart fait surgir lirrel en lieu et place du rel et y faire croire, pire efface la diffrence entre le rel et lirrel. Limage dpasse lapparence, marque lavnement de limaginaire, cest--dire lavnement du multiple, de lindfini et de la confusion, le rgne immatrisable de la duplication, sa ritration sans fin et son essaimage18. La philosophie refuse limage parce quelle pressent que le concept est mal engag pour contrler ce redoublement fantastique de la ralit. Limage est ici, comme toujours, la marque du devenir. Ou plutt limage, qui est le rgne du multiple, de lindfini, est un tre en devenir : elle nest ni son objet ni elle-mme, mais mouvement ngatif de lun lautre qui se poursuit dans lme du spectateur. Cest pourquoi, lart abandonn au pouvoir de limage est lui-mme pris par le vertige du devenir, la passion de linnovation arbitraire des styles (manirisme, recherche de plaisirs nouveaux comme en musique19 ) et des codes20 et lon sait que, pour Platon, le changement est de beaucoup ce

    14 Id., 598b. 15 Id., 599a. 16 Id., 596e. 17 Rpublique, III, 393bc, 394 bc. 18 Cf. F. Dagognet, Pour lart daujourdhui., Dis Voir, 1992, p. 21-22. 19 Cf. Lois, 655d. 20 En sculpture, les rgles du Canon de Polyclte, qui dfinissent la beaut (cf. le

    Doryphore ) par un systme de proportion numrique complexe, sont modifies par Euphranor et Lysippe qui pratiquent des dformations libres dans les proportions, notamment pour des statues colossales. En peinture, on sloigne de plus en plus de lart de Polygnote (dessin color), sous leffet des innovation thtrales, notamment avec Apollodore le

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    quil y a de plus dangereux au monde 21. Lart imitatif est condamn se transformer sans cesse pour exister : plus il sloigne de limitation comprise comme lart de la copie , reproduction conforme aux proportions du modle, pour verser dans limitation de lapparence, lart fantasmagorique , plus lart est pris du vain dsir de renouvellement22. On voit le renversement ontologique quopre lart du simulacre : dune imitation dun modle objectif et intelligible, on passe une imitation qui prend pour norme leffet sensible de la vrit. La convenance la perception plutt qu la connaissance, le plaisir des sens plutt qu la vrit, devient la norme de limitation23. Et sous prtexte de ralisme de limage, lart procde la reconstruction illusionniste du rel.

    Platon ne cache pas sa prfrence pour lart des anciens, hiratique comme lart des temples quil avait admir dans la valle du Nil24. La passion de lart imitatif sape les fondements de la cit grecque. Aussi Platon compare-t-il volontiers lart la sophistique, qui relve, dans lordre du discours, de la mme technique dimitation et de simulation, cest--dire une espce de sorcellerie. En abusant lesprit par de simples apparitions, lart et la sophistique pratiquent lillusionnisme. Chez le sophiste et le peintre moderne , on retrouve le mme orgueil, la mme rivalit pour la gloire (Zeuxis par rapport Parrhasius chez Pline), le mme souci de lillusion, le semblant de polytechnie .

    Ce qui articule ces deux critiques cest lide dimitation elle-mme, cest--dire son processus et les effets qui en drivent. Limitation dsigne comme concept ontologique le rapport de limage au modle. Mais ce rapport induit par lui-mme, ncessairement une confusion des statuts de limage et du modle et cette confusion sopre dans lme. Limage et le modle deviennent indiscernables entre eux.

    On comprend ds lors quil faille se mfier des artistes et finalement chasser des citoyens aussi inutiles et pernicieux de la cit idale. Lart dfait ce que lducation tente pniblement daccomplir. Lart faonne les individus comme lducation mais en imprimant le faux et le mensonge dans les mes. Et au lieu du long dtour de la connaissance, elle emprunte la voie facile de limaginaire. Non seulement lart rend le vice (des dieux) aimable25, mais il rend la vertu ridicule. Ce faisant lart bafoue les principes de la communaut humaine, laids et la justice. Aussi en exilant les artistes, la

    Skiagraphe qui introduit dans les tableaux et les dcors le jeu des ombres et des couleurs pour reproduire les apparences et donner lillusion de la ralit. Cet illusionisme par la couleur et la profondeur fut poursuivie par Zeuxis, dont Pline dans son Histoire naturelle (XXXV, 36, 5, p . 61) nous a laiss la clbre anecdote des oiseaux picorant les raisins peints sur le dcor, dj rappele.

    21 Lois, VII, 797d-e. 22 Cf. Rpublique, X, 598a-b, 601c-d et Sophiste, 235d-236c. 23 Platon lutte contre le progrs de lillusionisme de la peinture qui va jusquau

    trompe-lil, la polychromie conventionnelle qui applique aux plus belles parties du corps, les couleurs les plus belles (pourpre), non les couleurs naturelles (noir) (Rpublique, IV, 420 c-d), le recours une vision perspective qui fausse la vritable proportion des corps et des formes pour sadapter aux donnes de la perception. Ainsi, les artistes daujourdhui envoient promener la vrit, et donnent leurs uvres, non pas les proportions qui sont belles, mais celles qui paratront ltre (Sophiste, 235d).

    24 Cf. Lois, II, 656d-e. 25 Cf. Rpublique, II, 377b

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    socit les remet donc justement leur place : l o il ny a pas de socit possible 26. Lartiste ne rpond aucune fonction qui dtermine la division et la hirarchie des classes sociales. Plus encore, tre du double, du spectaculaire, inclassable, ici et ailleurs, il est la rfutation vivante de la justice dans la cit qui rgne quand chacun accomplit sans droger son rang la tche qui correspond son essence.

    Cest pourquoi, dfaut de renoncer tout art, la cit doit exercer sur lui un contrle strict, pour le ramener ce quil ne devrait jamais cesser dtre, un instrument de pdagogie sociale. Ce qui conduit proscrire les uvres licencieuses, mensongres, prvenir toute innovation et encourager les artistes qui cultivent lamour du bien27.

    Finalement, lart est galement spar du beau et du vrai. La beaut de lart est toujours relative l o la beaut absolue est intelligible et toujours plus sophistique. La beaut dans lart devient pur divertissement. Il ny a que pour le divin artisan du monde que la beaut et lart sont unis et galement admirables, parce quil ne dtourne jamais son regard du modle ternel. Dans lart humain, limitation est livre larbitraire. Le mal de limage nest pas tant dans limitation elle-mme (copie), que dans le semblant de vrit quelle engendre (simulation). Limaginaire cest au fond l imitation de leffet de vrit. Et cette imitation tire sa puissance de son caractre immdiat. Platon soutiendra alors qutre captif dune image immdiate de la vrit dtourne du dtour. Si la vrit peut exister comme charme, alors nous perdrons la force du labeur dialectique, de la lente argumentation qui prpare la remonte au Principe. Il est donc requis de dnoncer la prtendue vrit immdiate de lart comme une fausse vrit, comme le semblant propre de leffet de vrit. Et telle est la dfinition de lart, et de lui seul : tre le charme dun semblant de vrit 28.

    Le charme est rel, mais la vrit illusoire. Limaginaire cest le dsir de la vrit comme immdiatet et sduction.

    26 Grimaldi, art. cit., p. 31. 27 Pour nous, il nous faut un pote et un conteur plus austre et moins agrable, mais

    utile notre dessein, qui nimiterait pour nous que le ton de lhonnte homme et conformerait son langage aux formes que nous avons prescrites ds lorigine, en dressant un plan dducation pour nos guerriers (Rpublique, III, 398a-b). Cf. aussi 401b-c.

    28 Badiou, op. cit., p. 11.

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    II. Arch-Eidos-Ousia

    Lme, le principe : Phdre

    La notion de principe est videmment complexe dans le platonisme

    parce quelle apparat dans de nombreux dialogues selon des approches, des thmatiques trs varies, qui laissent ouverte la question de savoir sil y a un ou plusieurs principes chez Platon, si ce qui est reconnu comme principe ici est commensurable avec ce qui nomm principe ailleurs. Le principe, en vertu mme de la ncessit de son essence, mrite dtre qualifi de divin : mais dans le platonisme le divin peut tre revendiqu aussi bien par les essences ou les Formes du Phdre, le dmiurge du Time, le Bien de la Rpublique, les grands genres du Sophiste. Les principaux textes o la notion darch apparat au premier plan sont le Phdre, le Time, la Rpublique.

    On sintressera ici un passage du Phdre qui, malgr sa brivet, savre tout fait important : lexigence de larch y est clairement pose et lexigence de reconnatre larch une certaine nature. Et pourtant la notion darch ny joue quune fonction limite. Prcisment il sagit dune occurrence et non dune thmatisation de la notion darch. En effet son apparition se fait dans le cadre dune rflexion sur lme et plus prcisment dune dmonstration de limmortalit de lme. Voici le texte dans son ensemble.

    Or voici do part cette dmonstration : toute me est

    immortelle. Ce qui en effet se meut soi-mme est immortel, au lieu que, pour ce qui moteur dautre chose, est m aussi par autre chose, la cessation de son mouvement est cessation de son existence. Il ny a ds lors que ce qui se meut soi-mme qui, du fait quil ne se dlaisse pas soi-mme, ne finit jamais dtre en mouvement ; mais en outre il est, pour tout ce qui est encore m, une source et un principe de mouvement. Or un principe est chose inengendre ; car cest partir dun principe que, ncessairement, vient lexistence tout ce qui commence dexister , au lieu que lui-mme, ncessairement, il ne provient de rien ; si en effet il commenait dtre partir de quelque chose, il ny aurait pas commencement dexistence partir dun principe. Dautre part, puisquil est chose inengendre, lincorruptibilit aussi lui appartient ncessairement ; il est vident en effet que, une fois le principe ananti, ni jamais il ne commencera lui-mme dtre partir de quelque chose, ni autre chose partir de lui, sil est vrai que cest partir dun principe que toutes choses doivent commencer dexister. Concluons donc : ce qui est principe de mouvement, cest ce qui se meut de soi-mme ; or cela, il nest pas possible, ni quil sanantisse, ni quil commence dexister : autrement le ciel entier, la gnration entire venant saffaisser, tout cela sarrterait et jamais ne trouverait nouveau, une fois mis en mouvement, un point de dpart pour son existence. Maintenant qua t rendue vidente limmortalit de ce qui est m par soi-mme, on ne se fera pas scrupule daffirmer que cest l lessence de lme, que sa notion est cette notion mme. Tout corps en effet qui reoit du dehors son mouvement est un corps inanim ; est au contraire un corps anim, celui pour qui cest du dedans et qui en tient de lui-mme le principe, attendu que cest bien en cela que consiste la nature de lme. Mais, cest bien ainsi quil en est, si ce qui se meut soi-mme nest pas autre chose que lme, alors ncessairement lme devra tre la fois inengendre et immortelle (Platon, Phdon, 245c-246a).

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    Quy a-t-il de remarquable dans ce texte 29 ? 1/ Manifestement ce nest pas un texte qui porte sur la notion de

    principe mais sur lme. Son objet, cest la dmonstration de limmortalit de lme. Pourtant la notion de principe est convoque comme un argument majeur dans cette dmonstration. On trouverait dans luvre de Platon dautres textes similaires (cf. Lois, X, 893b1-899d3). Mais largument prsente, dans le Phdre, une double originalit : 1/ le terme apparat dans un passage qui lui est, mme brivement, tout fait consacr : donc la notion darch est malgr tout pense et dfinie pour elle-mme (mme si lobjet du texte est autre) ; 2/ le terme y subit son inflexion smantique vers ce qui est principe et non pas simplement origine ou commencement. On pourrait dire que larch est principe en tant quil soppose la simple origine ou au commencement.

    2/ Que ce soit lintrieur dune dmonstration que le terme de principe intervienne et sy trouve dfini est encore un autre trait saisissant. En effet, Platon procde ici comme un mathmaticien qui poserait comme point de dpart de la dmonstration lobjet qui est dmontrer, cest--dire limmortalit de lme . Autrement dit, arch est encore employ dans son sens logique ou mathmatique. Ce qui est pos en premier cest le but de la dmonstration, la conclusion : lme est immortelle. Ensuite la dmonstration se droule en deux temps : 1/ tablir la dfinition de limmortalit est immortel ce qui se meut de soi-mme ; 2/ chercher la chose dont lessence correspond cette dfinition, cest--dire montrer que la dfinition de limmortalit correspond la nature de lme, et ainsi tablir ce qui tait dmontrer. Autrement dit, le procd argumentatif nest pas ici de type syllogistique : la proposition de dpart nest pas une conclusion qui autoriserait une dduction (comme si lon avait affaire : lme est un principe ; or tout ce qui est principe est immortel : donc lme est immortelle) mais ouvre une dmarche analytique vers les termes simples qui la composent et finalement vers le terme simple qui napparat pas immdiatement en elle et qui est prcisment la notion de principe. On peut rendre compte de ce procd par le schma suivant en distinguant un mouvement ascendant (analyse) et un mouvement descendant (synthse) de la dmonstration :

    Analyse : Hypothse : lme est immortelle (= ce qui est dmontrer) -> 1. Est immortel ce qui est ternellement en mouvement -> 2. Ce qui est ternellement en mouvement se meut de soi-mme -> 3. Ce qui se meut soi-mme est principe de mouvement 4. Ce qui est principe est inengendr et immortel (comme tout le monde en convient).

    Synthse -> 1. Ce qui est principe est inengendr et immortel -> 2. Ce qui se meut de soi-mme est principe de mouvement -> 3. Lme se meut elle-mme -> 4. Lme est inengendre et immortelle.

    Examinons de plus prs cette structure argumentative et le statut quy joue larch. 3/ On voit que le terme darch apparat comme un terme simple au-

    del duquel lanalyse ne peut plus rgresser qui passe alors pour un indmontrable. Encore une fois le principe ici na pas le rle de moyen terme dans un syllogisme mais cest un terme premier dcouvert analytiquement. Il sagit danalyser lhypothse (lme est immortelle) en spcifiant

    29 Cf. S. Roux, op. cit, p. 25sq.

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    immortalit qui signifie mouvement ternel , qui implique mouvement par soi qui implique principe du mouvement qui enveloppe lautosuffisance et lautosubsistance. Ainsi il sagit de rapprocher un nom (me) de la dfinition de limmortalit qui inclut ncessairement la notion de principe. Autrement dit, largumentation conduit dgager un ordre de ralit original (lordre principiel) et montrer que lme est immortelle parce quelle appartient ce domaine des principes : ce nest pas parce quelle est immortelle quelle est un principe mais parce quelle est un principe quelle est immortelle.

    4/ Ainsi, Platon inaugure ici la longue tradition (notamment aristotlicienne) qui traite la question du principe en relation avec le mouvement. Le mouvement a besoin dun principe : le principe est avant tout principe du mouvement puisque dans la physique grecque, ce nest pas le repos mais le mouvement qui a besoin dune raison ou dune cause (le repos est la suppression du mouvement qui est en vue de lui : le repos cest la chose en acte, le mouvement est actualisation, donc puissance de ce dont le repos est la perfection). Ainsi la cause efficiente est-elle synonyme de principe de mouvement : cest la cause efficiente qui fait passer du repos au mouvement, qui explique le changement dtat ou de qualit dun corps. Cest la question du mouvement qui sollicite la notion de principe. Ce quil faut pouvoir expliquer, cest la possibilit du mouvement. Plus exactement, il faut distinguer entre deux types de mouvement : ce qui se meut toujours et ce qui est m par un autre, un mouvement infini et un mouvement fini qui correspondent deux causes distinctes : par soi et par autrui. Or si le propre du mouvement fini est dtre suspendu une cause extrieure, de sorte que sa finitude consiste dans cette dpendance mme, un mouvement infini, ne recevant pas son mouvement dautre chose, doit tre ternel du moins sil ne se dlaisse pas lui-mme comme dit le texte, cest--dire sil continue infiniment se donner limpulsion. Un mouvement infini est un mouvement ternel et/ou par soi. Il faut insister ici sur deux points : dune part le mouvement du principe nest pas le signe dune dficience, dun manque dune perfection (ce qui est le cas pour le mouvement fini) : le principe nest pas en mouvement pour combler un cart, par manque dtre il sagit en quelque sorte dun mouvement de plnitude. Dautre part, si le principe se mouvant lui-mme ne sabandonne pas soi-mme, cest que le mouvement nest pas simplement pour lui une proprit mais une activit, activit qui ne dcline pas par un dprissement progressif des forces. Et ce qui le fait comprendre cest prcisment la nature mme dun principe, cest--dire son caractre imprissable et immortel (ici Platon reprend la mme caractrisation que Parmnide : ageneton kai anlethron, mais cette diffrence quelle ntait pas applique chez celui-ci larch). Cest ce que met en vidence la seconde partie du texte en proposant la dfinition de larch. Le mouvement du principe na ni commencement ni fin parce le principe est une chose inengendre et incorruptible. Et Socrate dtablir ainsi la justification de ces deux caractristiques. Il est impossible de supposer quun principe soit engendr parce que cest partir de lui que toutes les choses sont engendres. Mais cette impossibilit logique (il est contradictoire que ce qui engendre soit engendr) se double de limpossibilit de la rgression linfini (ce qui est engendr ne peut ltre linfini). Par ailleurs il doit tre incorruptible car sil prissait, prirait et ne

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    pourrait commencer dtre tout ce dont lexistence dpend de lui. Autrement dit, le principe na pas dorigine, ou plutt la rflexion sur larch oblige distinguer entre lorigine (ou le commencement) et le principe (ou le fondement). Sans un principe permanent, ternel, il ne pourrait y avoir de devenir. Le principe est ainsi rencontr comme ce qui est ngatif ou diffrent par nature. Le principe ne peut exercer sa causalit que parce quil est autre : il ne peut fonder que parce quil diffre de ce quil fonde, il ne peut conditionner quen sopposant. Il est dfini par la ngation des prdicats de ce qui dpend de lui (im-mortel/in-corruptible). Et cest cette supriorit ou cette diffrence ontologique qui est la condition de sa principialit .

    5/ On saisit ds lors mieux ce que le texte du Phdre apporte de conceptuellement nouveau la notion darch mme si son introduction sert tablir la dmonstration de limmortalit de lme (du moins de sa partie notique), ce qui revient justifier la primaut ontologique de lme par rapport au corps30. Il ny a videmment rien doriginal dire quune naissance suppose une arch puisque arch signifie prcisment lorigine ou le commencement. Tout ce qui nat a un principe ou une origine. Mais Platon attribue larch un sens ontologique, et cest ainsi que le mot en vient signifier le concept de principe. Dans le Phdre, Platon affranchit le mot arch de lusage qui tait le sien aussi bien dans la tradition mythique (o larch est toujours associe aux valeurs de lanciennet, la gnalogie) que chez les philosophes prsocratiques (= lment matriel), en lui ouvrant un nouvel horizon conceptuel. Le principe est dsormais par dfinition ce qui est extrieur tout ce qui concerne le devenir. Chez les prsocratiques, le principe, cest llment. Il est bien terme premier (principe), mais llment, parce quil est quelque chose de matriel (cf. Mtaphysique A) et dindfiniment remodelable, en puissance de toutes les formes (ainsi chez Thals leau par condensation produit lair, par solidification la terre) est soumis au devenir dont il est indissociable. Llment contraire (la terre ou lair) est engendr par une auto-transformation de llment premier. Si llment est principe de permanence (substance) cest en tant quil est perptuellement en transformation, de sorte quon ne peut dire si llment est principe du changement ou si le changement est la substance de llment. Au contraire comme le dit parfaitement S. Roux, dans le Phdre, larch nest pas llment commun tout, mais le principe actif de toute chose. Elle ne se prsente pas comme un terme immanent mais comme un

    30 En mme temps il faut noter que cest lme plus qu une quelconque ralit

    (mme le Bien) que Platon identifie la notion de principe. On pourrait dire que si le Phdre dmontre que lme est bien de lordre des principes, Platon laisse entendre que cest de lme que se dit surtout la notion de principe. La raison parat en tre que tout principe est principe de quelque chose et que le mouvement est prcisment ce dont il y a principe. Il ne suffit pas de dire que le principe est inengendr et incorruptible, il faut encore affirmer quil est avant tout ce qui met en mouvement, soi-mme ternellement, et toutes choses qui dpendent de lui. Cest parce quil est principe de mouvement que le principe est immortel. Ainsi trois caractristiques dfinissent un principe : immortalit, incorruptibilit, automotricit ; et lautomotricit est la condition de limmortalit et de lincorruptibilit. Et cest bien la raison pour laquelle lme est principe et que le principe sapplique lme plus qu tout : elle est principe de vie et de mouvement du corps. Et cest parce que le principe est moteur et automoteur que la notion ne peut convenir absolument aux Formes qui sont certes inengendres et incorruptibles mais dont on ne peut sans contradiction supposer quelles sont en mouvement. La question se pose alors de savoir sil peut y avoir des principes dautre chose que le mouvement.

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    principe qui transcende par sa nature ce pour quoi il est principe (op. cit., p. 39). Larch ne commande pas toutes choses parce quil est en toutes choses mais parce quil nest dans aucune : il les commande parce quil les domine, cest--dire quil transcende lordre du devenir auquel elles sont soumises : le principe domine ce qui domine (le devenir) les choses. Larch est trangre au devenir quelle tient sous sa dpendance car, mme prsente dans un corps ou unie lui, elle [lme] sy donne comme diffrente par nature, transcendant le corps par sa nature mme. Parce quelle doit mouvoir le corps (et le monde, pour lme universelle), elle se trouve ontologiquement survalue : ce par quoi il y a du mouvement est lui-mme cause de son propre mouvement, ce par quoi il y a de la vie et de la mort, de la naissance et de la corruption, chappe lui-mme la naissance et la corruption, est inengendr et incorruptible. Il y dpendance de ce qui devient lgard de ce qui est toujours, ce qui suppose que la permanence du devenir est impensable sans la rfrence un ordre de ralit diffrent qui chappe la finitude. Larch ne dit plus seulement lunicit profonde et intrieure du monde et de ltre, mais la transcendance ontologique qui maintient et soutient le monde (ibid., p. 39-40).

    Mais pour terminer il faut insister malgr tout sur les limites de lapproche du principe dans le Phdre. Larch est un dtour essentiel pour la thorie de lme, mais elle nest pas une notion pense pour elle-mme, ou plutt il napparat pas que Platon dans ce contexte en fasse un objet propre du discours philosophique. La philosophie (et la philosophie platonicienne) ne se laisse pas dfinir par la recherche de ou sur larch.

    Le Bien et lessence : Rpublique VI

    La philosophie platonicienne est souvent prsente comme une philosophie qui prtend rendre compte de la totalit du rel partir dun principe premier et unique. La vrit du platonisme serait donne avec la Rpublique et, la vrit de la Rpublique partir dun passage du livre VI. Platon prsente ainsi la recherche dialectique comme remonte vers un principe anhypothtique qui constitue le point de dpart le plus sr et le plus ferme la connaissance des ides en gnral le principe est donc lobjet suprme de la suprme connaissance et son fondement. Or ce principe qui fonde la connaissance (et qui est le premier objet connaissable en droit) est dfini comme le Bien (lide du Bien). Et le Bien est lui-mme caractris comme ce qui est au-del de lessence, na pas seulement pour fonction de fonder le savoir, mais aussi de fonder ltre mme des choses (des ides notamment). La fonction du principe est, dans linterprtation traditionnelle, conue de manire radicalement ontologique.

    - Tu mas souvent entendu dire que le lobjet de la science la plus haute est

    la forme du Bien , et que cest delle que la justice et les autres vertus tirent leur utilit et leurs avantages. Cest encore, tu ten doutes bien, ce que je vais te rpondre prsent, en ajoutant que nous ne connaissons pas exactement cette ide et que, si nous ne la connaissons pas, connussions-nous tout ce qui est en dehors delle aussi parfaitement quil est possible, cela, tu le sais, ne nous servira de rien, de mme sans la possession du bien celle de

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    toute autre chose nous est inutile. Crois-tu en effet quil y ait quelque avantage possder quelque chose que ce soit, si elle nest bonne, ou connatre tout, sans connatre le bien , et ne rien connatre de beau ni de bon ? [505a-b] ()

    Notre constitution sera donc parfaitement organise, si elle a pour veiller sur elle un gardien qui possde cette connaissance.

    - Ncessairement, dit-il ; mais toi-mme, Socrate, que penses-tu que soit le bien ? science, plaisir ou quelque autre chose ? [506b] () Nous serons satisfaits si, comme tu nous as expliqu la justice, la temprance et les autres vertus, tu nous expliques de mme ce quest le bien.

    - Et moi aussi, mon cher, dis-je, je le serai, et mme pleinement ; mais je crains que cela ne dpasse mes forces et que mon zle maladroit napprte rire. Faisons mieux, mes bienheureux amis ; laissons-l quant prsent la recherche du bien tel quil est en lui-mme ; il me parat trop haut pour que llan que nous avons porte prsent jusqu la conception que je men forme. Mais je veux bien vous dire, si vous y tenez, ce qui me parat tre le rejeton du bien et son image la plus ressemblante ; sinon, laissons la question. [506e] ()

    - Et bien, maintenant, sache-le, repris-je, cest le soleil que jentendais par le fils du bien, que le bien a engendr sa propre ressemblance , et qui est, dans le monde visible, par rapport la vue et aux objets visibles, ce que le bien est dans le monde intelligible , par rapport lintelligence et aux objets intelligibles. [508c] ()

    - Or ce qui communique la vrit aux objets connaissables et lesprit la facult de connatre, tiens pour assur que cest lide du bien ; dis-toi quelle est la cause de la science et de la vrit , en tant quelles sont connues ; mais quelque belles quelles soient toutes deux, cette science et cette vrit, crois que lide du bien en est distincte et les surpasse en beaut , et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le monde visible on a raison de penser que la lumire et la vue ont de lanalogie avec le soleil, mais quon aurait tort de les prendre pour le soleil, de mme, dans le monde intelligible, on a raison de croire que la science et la vrit sont lune et lautre semblables au bien mais on aurait tort de croire que lune ou lautre soit le bien ; car il faut porter plus haut encore la nature du bien . [509a] () Je pense que le soleil donne aux objets visibles non seulement la facult dtre vus, mais encore la gense, laccroissement et la nourriture, bien quil ne soit pas lui-mme gense . () De mme pour les objets connaissables, tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la facult dtre connus, mais quils lui doivent par surcrot lexistence et lessence , quoique le bien ne soit point essence, mais quelque chose qui dpasse de loin lessence en majest et en puissance [le Bien nest tance mais ce qui la dpasse en majest et en puissance].

    Alors Glaucon scria plaisamment : Dieu du soleil, quelle merveilleuse transcendance ! .

    Cest ta faute aussi, rpliquai-je : pourquoi mobliger dire ma pense sur ce sujet ? [509b-c]. ()

    Tu nignores pas, je pense, que ceux qui soccupent de gomtrie, darithmtique et autres sciences du mme genre, supposent le pair et limpair, les figures, trois espces dangles et dautres choses analogues suivant lobjet de leur recherche ; quils les traitent comme choses connues , et que, quand ils en ont fait des hypothses, ils estiment quils nont plus en rendre aucun compte ni eux-mmes ni aux autres, attendu quelles sont videntes tous les esprits ; quenfin, partant de ces hypothses et passant par tous les chelons, ils aboutissent par voie de consquences la dmonstration quils staient mis en tte de chercher. () Par consquent, tu sais aussi quils se servent de figures visibles et quils raisonnent sur ces figures, quoique ce ne soit point elles quils pensent, mais dautres auxquelles celles-ci ressemblent. Par exemple cest du carr en soi, de la diagonale en soi quils raisonnent, et non de la diagonale telle quils la tracent, et il faut en dire autant de toutes les autres figures. Toutes ces figures quils modlent ou dessinent, qui portent des ombres et produisent des images dans leau, il les emploient comme si ctaient aussi des images, pour arriver voir ces objets suprieurs quon naperoit que par la pense. () Voil ce que jentendais par la premire classe des

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    choses intelligibles, o, dans la recherche quil en fait, lesprit est oblig duser dhypopthses , sans aller au principe , parce quil ne peut slever au-dessus des hypothses, mais en se servant comme dimages des objets mmes qui produisent les ombres de la section infrieure, objets quils jugent plus clairs que les ombres et quils prisent comme tels. () Apprends maintenant ce que jentends par la deuxime section des choses intelligibles. Ce sont celles que la raison elle-mme saisit par la puissance dialectique , tenant ses hypothses non pour des principes , mais pour de simples hypothses, qui sont comme des degrs et des points dappui pour slever jusquau principe du tout , qui nadmet plus dhypothse. Ce principe atteint, elle descend, en sattachant toutes les consquences qui en dpendent, jusqu la conclusion dernire, sans faire aucun usage daucune donne sensible, mais en passant dune ide une ide, pour aboutir une ide.

    - Je comprends, dit-il, mais pas suffisamment ; car ce nest pas, je mimagine, une mince besogne que cette recherche dont tu parles. Il me semble pourtant que tu veux tablir que la connaissance de ltre et de lintelligible par la science de la dialectique est plus claire que celle quon acquiert par ce quon appelle les sciences, lesquelles ont des hypothses pour principes . Sans doute ceux qui tudient les objets des sciences sont contraints de le faire par la pense, non par les sens ; mais en partant dhypothses, ils ne te paraissent pas avoir lintelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me parat que tu appelles connaissance discursive , et non intelligence, la science des gomtres et autres savants du mme genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose dintermdiaire entre lopinion et lintelligence .

    - Tu as bien compris, dis-je. Maintenant nos quatre sections applique ces quatre oprations de lesprit : la section la plus leve lintelligence , la seconde la connaissance discursive , la troisime la foi , la dernire la conjecture , et range-les par ordre de clart, en partant de cette ide que, plus leurs objets participent de la vrit, plus ils ont de clart. (Platon, Rpublique, VI, 505a-511e).

    Lensemble de ce passage, dont on a prlev que les thses

    principales, condense toutes les dterminations de la notion de principe. On y retrouve en effet semble-t-il : 1/ lopposition entre le principe et le devenir (cf. le Phdre); 2/ la double dimension du principe ou de sa fonction (pistmologique et ontologique) ; 3/ la subordination de la fonction pistmologique la fonction ontologique, ou plutt la distinction entre principes fonctionnels (comme en gomtrie) et principe fondationnel (comme la dialectique en recherche) ; 4/ la transcendance dun Principe unique qui commande toutes choses (essences et existences), donc le concept mtaphysique de principe ; 4/ la distinction de deux modes de connaissances des principes, la raison intuitive et la raison discursive.

    Nous allons exposer dabord linterprtation traditionnelle (en suivant toujours les analyses prcises de S. Roux) qui guide la lecture de ce texte fondamental dans toute lhistoire de la philosophie. Elle repose sur trois thses principales :

    a/ le principe anhypothtique est assimil lide du Bien ; b/ le principe est un principe ontologique qui rend raison aussi bien de

    ltre des essences (et indirectement de ltre des existences empiriques) que de la connaissance des essences. Le texte dit en effet que le Bien confre aux ides ltre et lessence (509b7-8 : to einai te kai tn ousian) ;

    c/ le principe a en plus de sa fonction ontologique un statut ontologique suprieur puisquil transcende lensemble de ses effets : le Bien

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    est dit epekeina ts ousias en 509b9 et Glaucon emploie en 509c2 le terme huperbol pour exprimer cette supriorit du Bien.

    Reprenons ces trois points. a/ Platon nindique pas explicitement que le Bien est le principe

    anhypothtique. La rfrence au Bien et la rfrence au principe anhypothtique ne sintgrent pas la mme squence textuelle. Pour autant, le principe anhypothtique est qualifi de principe de tout en 511d6-7. Or une telle qualification ne semble pouvoir sappliquer quau Bien en tant prcisment quil possde cette efficience ontologique (et pas seulement une fonction pistmologique) de donner ltre et lessence toutes les ides. Par ailleurs, si la dialectique qui cherche ce quest chaque chose narrte son examen quune fois atteint le terme de lintelligible, cest--dire le Bien en son essence (532a5-b-3), on peut difficilement ne pas assimiler le principe anhypothtique et le Bien. Cest ce que lanalogie entre le Bien et le soleil semble confirmer : si le Bien est comme le soleil, il joue dans son domaine (la connaissance dialectique) le mme rle que le soleil dans le sens : il est donc le principe absolu au-dessus duquel il ny a rien (anhypothtique) : il nest pos par rien dantrieur car il est le terme ultime ou premier qui pose tout. Et dans lallgorie de la Caverne, la sortie du prisonnier ne sachve quavec la vision du soleil, cest--dire selon lanalogie, quavec la saisie du Bien31. Enfin cette identification se dduit galement de lopposition entre la dialectique et la gomtrie. La gomtrie est prsente la fois comme science qui pose des principes qui ne sont que des hypothses, ce qui la place en dessous de la dialectique qui remonte un principe anhypothtique, et comme ce qui prpare la dialectique en traitant de formes essentielles : donc la dialectique qui remonte au premier principe prend pour objet le Bien (donc le Bien = le principe anhypothtique de la dialectique).

    b/ La lettre du texte indique que le Bien ne se contente pas de rendre les formes connaissables mais que de lui elles tiennent aussi ltre et lessence (509b7-8). Le passage ne dit pas exactement que le Bien donne ltre (lexistence) et lessence aux Formes mais seulement que ltre et lessence sont, en plus de leur connaissance, attachs ou joints au Bien. Mais lanalogie avec le soleil pour lequel il est dit quil procure (509b3) la gense et laccroissement aux choses visibles, peut laisser penser que ce rapport est bien une forme de donation. Platon de manire tout fait claire propose une double fonction au Bien : fonction pistmologique et fonction ontologique. Le Bien, de mme que le soleil rend visibles les choses sensibles, rend intelligible les formes (fonction pistmologique) : le Bien, de mme que le soleil engendre les choses sensibles, fait tre les essences (fonction ontologique). On pourrait mme prciser que cette fonction ontologique prsente un double aspect : principe dtre, il fait exister en gnral les Ides ; principe de dtermination, il constitue lidentit de chaque Forme il les fait toutes exister et chacune

    31 A la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images refltes sur

    quelque autre point, mais le soleil lui-mme dans son propre sjour quil pourrait regarder et contempler tel quil est. () Aprs cela, il en viendrait conclure au sujet du soleil, que cest lui qui produit les saisons et les annes, quil gouverne tout dans le monde visible et quil est en quelque manire la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne (516b-c).

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    comme un tre distinct. Cette fonction ontologique est prsente dans dautres passages, quand Platon fait du soleil le fils du Bien (506e3-4), considrant quil est son image la plus ressemblante. Par ce rapport de filiation et de ressemblance, il suggre que la Bien a une fonction dengendrement (il est principe dtre) et que cette fonction ne se limite mme pas aux essences (le Bien engendre le soleil qui engendre les choses).

    c/ La transcendance du Bien est paradoxale : il est la fois au-del de lessence et, on vient de le voir, principe de dtermination des essences. Sil est ce principe de dtermination, il doit tre ou avoir une essence. Mais il est au-del de lessence en tant quil donne ltre aux essences (donc dans la fonction ontologique, il y a une tension entre le principe dtre et le principe de dtermination). On peut videmment rduire la difficult en faisant remarquer que lexpression est unique dans le corpus platonicien ce qui obligerait ne pas surdterminer son sens. Mais dautres expressions sen rapprochent qui entendent souligner la transcendance tant pistmologique quontologique du Bien : lide du Bien est plus belle que la science et la vrit mme (ce qui est au-del de la science et de la vrit) car elle en est la cause (508e-509a), la science et la vrit sont semblables au Bien mais ne sont pas le Bien dont la nature est plus haute et suprieure en dignit . Le Bien dpasse finalement en majest et en puissance lessence. Si lon reprend la dialectique du Banquet, on doit non seulement dire que la Forme du Beau est suprieure la science du beau, mais que lide du Bien est suprieure la Forme du Beau et toutes les essences.

    Pourtant reste cette difficult : le Bien qui est au-del de lessence est une ide ce que le passage rpte par trois fois (508e1, 517b9, 534c1). Par ailleurs, le Bien est prsent comme le suprme objet dtude, le suprme connaissable (504d2-3, e4-5, 505a2-3, 534e4). Or comment le Bien peut-il ntre pas une essence tout en tant une ide , comment peut-il tre une ide sans tre une essence ce qui obligerait, contre de nombreux textes, dissocier ousia, eidos et idea32 ? Et comment peut-il tre connaissable sil nest pas une essence puisque connatre cest saisir lessence ?

    La difficult est telle quon est videmment tent de marginaliser le passage, car par ailleurs au livre VII notamment, le Bien est constamment prsent comme un tant. Il est ce quil y a de plus lumineux (518d), le plus heureux, le plus excellent. Aussi la rplique de Glaucon sur la transcendance du Bien serait un trait dironie : lhyperbol qui signifie en grec aussi bien une supriorit quun excs ne viendrait pas souligner la transcendance du principe mais lexagration de la mthode ou de la prsentation du Bien : ce serait une image pour exprimer la puissance du Bien et non une affirmation ontologique sur sa nature.

    On peut encore insister sur la diffrence entre eidos et idea. Le terme deidos sappliquerait aux essences, le terme didea seulement au Bien de fait si eidos semploie au pluriel (eid), idea est toujours au singulier et cet usage serait appropri pour dire la transcendance du principe. Lide du Bien pourrait dsigner la cause de toute essence antrieurement toute forme

    32 La gomtrie force lme considrer les essences et prpare la contemplation du

    Bien. La dialectique est prsente comme la recherche de ce quest le Bien (VII, 522b1). Or ce quest une chose est son essence et correspond son ide (507b6-8).

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    ralise. Lidea est cause et puissance tandis que lessence est forme ou structure : la premire est lacte de poser lessence tandis que lessence est ce qui est pos par cet acte.

    Enfin et surtout, linterprtation ontologique de la transcendance du Bien entre en contradiction avec une autre dimension du texte, constamment raffirme concernant le statut de la dialectique, cest--dire la thorie de la connaissance.

    A partir de l, trois questions principales peuvent tre poses qui relvent toutes de lhistoire de la philosophie, mais pas au mme titre. La premire est en quelque sorte doxographique (lhistoire de la philosophie concerne ici linterprtation de la question du principe au sein du platonisme), tandis que les deux autres envisagent le principe comme posant la question du sens dune mtaphysique du Bien dfinie comme au-del de lessence (la mtaphysique du bien dans lhistoire de la philosophie.

    1/ La lecture ontologique de ce passage de la Rpublique est-elle ncessaire et tout fait convaincante, et peut-on considrer que la question du principe dfinit la philosophie platonicienne ? Cette lecture ontologique du livre VI a t conteste par plusieurs commentateurs, notamment en France par Monique Dixsaut (cf. Le naturel philosophe) mme si elle a reu au cours de lhistoire ses plus hautes lettres de noblesse (no-platonisme). Une lecture plus attentive du texte suggre une interprtation pistmologique du principe et une interprtation dialectique du Bien.

    2/ Que signifie nommer le principe Bien plutt qutre ? Une mtaphysique, cest--dire une philosophie du principe (cest--dire une philosophie fidle son projet) qui donne au principe le nom du matre mot de la morale quivaut-elle une mtaphysique qui identifie ltre et le principe ? Autrement dit, la mtaphysique du Bien ne dessine-t-elle pas le paradigme dune mtaphysique sans ontologie, cest--dire une mtaphysique qui se situe en dehors de lonto-thologie, voire une thologie sans ltre ?

    3/ Toute pense du principe est-elle ncessairement une mtaphysique de ce qui est au-del de lessence ? Il y a une rponse obvie cette question qui consiste carter tout simplement la voie mtaphysique dune pense du principe. Une pense du principe est une pense non mtaphysique, et cette pense du principe fait fond sur le sens fonctionnel, et pistmologique du principe ctait un peu le sens de la critique par M. Dixsaut de linterprtation ontologique du livre VI de la Rpublique. Mais une mtaphysique du principe qui ne soit pas une mtaphysique de lau-del des tres et des essences est-elle possible ? Pour en comprendre la possibilit, il faudrait approfondir cette mtaphysique qui radicalise la transcendance du principe, cest--dire de faire le dtour par la mtaphysique plotinienne.

    Donc pour la premire interrogation, force est de constater que jamais le Bien nest nommment identifi au principe anhypothtique. Celui-ci est voqu en opposition aux principes hypothtiques des mathmatiques : lme ne saurait atteindre un principe vritable, cest--dire non conditionn, dans la premire section de lintelligible. Donc cest indirectement quon tablit le rapport entre le Bien et le principe anhypothtique (ou par dautres passages comme 518c4-d1 ou 526d7-e6). Ensuite comment le Bien pourrait-il tre la fois le sommet de lintelligible, lobjet ultime de la recherche

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    dialectique et ce qui rend possible la dialectique et les essences ? Le Bien est soit lobjet de la recherche soit son point de dpart, mais on ne peut soutenir quil est lun et lautre, sans tomber dans une ptition de principe. Autre difficult : si cest par le Bien que les essences reoivent leur tre et leur forme, nest-on pas conduit conclure que, selon lanalogie avec le soleil, il les engendre. Mais les ides sont par dfinitions ternelles et inengendres. Enfin si le Bien est au-del de lessence, peut-il en mme temps rester le megiston matheta de la dialectique ? Si le Bien nest pas une essence comment est-il connaissable ? Les futurs gouvernants doivent avoir pu contempler et saisir en son essence le Bien pour exercer un gouvernement juste (la justice tant elle aussi un rejeton du Bien). Donc en rsum, linterprtation ontologique introduit des incohrences : ou bien sur le statut du Bien (est-il point de dpart ou point darrive, origine ou but de la dialectique ?), ou bien sur le statut des formes (son action sur celles-ci les rend problmatiques).

    Cest pourquoi si lon veut une interprtation plus satisfaisante, il faut abandonner les thses de linterprtation ontologique.

    Que peut tre la transcendance du Bien si elle nest pas de nature ontologique ? Comment interprter l au-del de lessence de manire non-ontologique ? Il faut dabord repartir du dbat qui prcde et conditionne largumentation de Platon et qui porte sur le plaisir. Pour Socrate, le plaisir ne peut tre le Bien pas plus que la pense : ce qui est bon nest pas le Bien. A propos du Bien, nul ne peut se satisfaire de ce qui est apparent. Or cest par rapport cette distinction entre tre et apparence quil faut comprendre la transcendance du Bien : il est ce qui rend manifeste la diffrence entre tre et apparence. Par cette fonction discriminante qui claire lessence, il doit tre dit au-del de celle-ci. Sa transcendance nest pas la position hyperbolique dune ralit (suressentielle) mais la fonction diacritique interne au mouvement de la dialectique. Autrement dit, il faut se refuser hypostasier le Bien (un tre au-del des essences), tout en reconnaissant en lui une ide. En tant quide, le Bien est connaissable (il est une essence connaissable) ; mais en tant que cette ide a le privilge de distinguer ltre et lapparence elle est dune autre nature (il est au-del de lessence). Le privilge de lide du Bien est donc exclusivement dialectique : cest la seule ide qui quand on cherche la connatre fait connatre la distinction entre ltre et lapparence et qui manifeste pour elle-mme cette distinction. Le Bien nest pas comme un tre au-dessus des essences, extrieur elles, mais ce qui est interne au travail dialectique de distinction entre elles. Lide du Bien en ayant ce pouvoir de rendre pleinement vidente la distinction des formes, cest--dire en tant la cause de leur distinction, est dialectiquement (cest--dire non ontologiquement) suprieure. En montrant chaque essence en tant quessence, elle montre lessence comme diffrente de lapparence (cf. Monique Dixsaut, Le naturel philosophe, p. 273). Donc le Bien est une ide (elle est connaissable, par la dialectique) mais cest une ide suprieure aux autres parce quelle a le privilge de manifester la clart des ides, leur diffrence avec les apparences33. Autrement dit, ici le Bien nest pas lobjet

    33 Reprcisons encore ce point. Le dialogue recherche la nature du bien. Or en

    cherchant ce qu'est le Bien, il est admis qu'il n'est ni le plaisir ni la pense mme, car on ne peut se contenter de ce qui est seulement un bien apparent : autrement dit le Bien fait lui-

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    (transcendant) de la connaissance dialectique, mais son fondement, ce qui rend cette recherche dialectique possible. Ainsi, dune part la transcendance du Bien est dialectique et non ontologique. Dautre part, le Bien nest pas le principe anhypothtique. La dialectique est la vraie science parce quelle dpasse ses hypothses de dpart en surmontant leur caractre conditionnel pour les fonder dans une proposition qui ne dpend daucune condition. La connaissance dialectique se distingue de la connaissance dianotique (mathmatique). Celle-ci raisonne partir dimages sans remettre en cause ses hypothses de dpart. Celle-l nutilise pas dimages et remonte un principe au lieu de dmontrer partir dhypothses sans en rendre compte.

    Dans ces conditions, le pouvoir du Bien, conformment lanalogie, nest pas de donner ltre aux essences (cest le second point de linterprtation ontologique : le Bien donne ltre et lessence), mais de donner la vrit , cest--dire de dvoiler les formes pour ce quelles sont, de permettre lintellect dactualiser sa puissance de connatre, exactement comme le soleil claire les choses sensibles et rend lil capable de la vision. Il faut interprter de manire pistmologique lexpression donner ltre : le Bien donne ltre vrai aux essences, les rvle dans leur vrit intelligible et si Platon parle dun don de ltre, cest en raison de limperfection propre toute analogie. Le Bien fait tre lessence pour la connaissance dialectique. Donc en aucun cas, il ne faudrait comprendre laction du bien, comme un engendrement, une causalit, un principe gnrateur. Ds lors lexigence de larch ne correspond pas la recherche dune mise en ordre de lensemble du monde partir dun principe premier, mais leffort de donner un fondement la connaissance dialectique. Lerreur cest ici de sparer la question du principe de la mthode dialectique puisque cela conduit hypostasier ce qui nest que le principe de la connaissance. L'analogie n'est pas quatre termes (Bien/soleil ; intelligible/sensible) mais huit : soleil/choses sensibles = Bien/essences = Soleil/lumire (qui rend visibles les sensibles, voyante la vision) = Bien/vrit (qui rend intelligibles les essences, et intelligente l'me). Dans ces conditions le don de l'tre et de l'essence doit se comprendre partir de l'analogie, non comme la gnration de l'tre et de l'essence mais comme la manifestation des essences en tant qu'essences et comme l'actualisation de la capacit cognitive de l'me. Ou plutt, il ne faut pas croire que le Bien est comme le soleil principe gnrateur : il n'engendre pas les essences comme la lumire du soleil fait crotre les tres sensibles, mais il fait voir les essences : la lumire du Bien n'est pas nourricire, elle n'est que lumire qui rend intelligible. Le Bien est-il inconnaissable ? Platon prcise simplement en VI, 505a4-6, qu'il est pour l'instant insuffisamment connu ce qui laisse supposer qu'une enqute dialectique son sujet est en droit possible. Ici il se contente d'une voie courte, celle de l'analogie. Celle-

    mme apparatre la diffrence entre l'apparence et l'essence et c'est en tant qu'il claire cette diffrence qu'il est au-del de l'essence. La transcendance du Bien est pour ainsi dire immanente au mouvement dialectique lui-mme. Elle ne peut en tre spare, ce que l'on fait quand on l'hypostasie comme le principe inconditionn, divin, spar des formes. Le Bien est une ide (il n'est pas ce qui est indicible au-del de toute forme ou ide), qui est effectivement extrieure aux ides mais seulement en tant qu'elle possde un pouvoir que les autres n'ont pas : rendre vidente la diffrence entre les formes et les apparences. La priorit du Bien est dialectique et non pas ontologique.

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    ci ne dit pas le Bien mais quelque chose du Bien, ne dtermine pas son essence mais sa puissance, cest--dire comme rapport autre chose que soi. La survalorisation du Bien se fait en termes de puissance, donc de relation, et c'est pourquoi il est aventureux d'en tirer des conclusions ontologiques : la transcendance (l'hyperbole) indique un excs dans la mthode, un excs de l'image par l'analogie, et non une transcendance ontologique. L'analogie dit plus ou trop par rapport ce qu'il y a penser.

    Si la causalit du Bien ne peut se penser sur le mode de la gnration, ne peut-on pas supposer une participation ? Si le Bien doit rester le principe, il est au-dessus des genres de l'tre, tout en donnant l'tre la totalit des formes. Mais alors le Bien ferait participer les autres formes l'tre dont il est cause. Toutefois jamais, l encore, Platon n'insiste sur l'ide d'implication du Bien dans la participation des formes l'tre. En outre que le principe soit le Bien l'empche d'tre l'tre universellement particip (il est un tre, une essence) ; inversement en faire l'tre universellement particip, c'est ne pas reconnatre en lui le Bien.

    La difficult principale lie au principe concerne donc la notion de participation. Cette notion est centrale dans la mtaphysique platonicienne mais elle concentre sur elle tous les problmes d'une mtaphysique des principes. La difficult a une porte gnrale pour la mtaphysique du principe. Platon parle de methexis pour penser la relation de dpendance des intelligibles l'gard du Bien et des sensibles l'gard des intelligibles. Mais la nature ou la raison de cette relation demeure obscure. Il faudrait admettre que le Bien est la cause de la participation (puisqu'il dispense sinon l'tre du moins l'intelligibilit des essences en tant qu'essences). Mais comment se reprsenter cette causalit ? Elle doit tre motrice comme le suppose Aristote, sinon le Bien consiste seulement dans une cause formelle, cest--dire qu'elle est une forme parmi les autres, ce qui nuit sa transcendance. Pourtant jamais Platon ne prsente dans ces termes la relation de participation. On ne peut pas non plus envisager la participation de manire immanente, comme si les formes taient contenues dans les choses, au moins en puissance (ce qui est le point de vue d'Aristote), car elles perdraient dans le sensible leur nature et leur identit ontologiques (c'est la premire aporie du Parmnide). La notion de participation essaie de rendre intelligible la double fonction que doit remplir le principe : tre dtach du principi (transcendance) mais reli lui (dpendance). La participation est ncessaire sans que cette ncessit soit explicite.

    Ainsi, une double conclusion s'impose. D'une part, les difficults sur la participation rvlent les ambiguts de la philosophie platonicienne sur le principe. Mais ces difficults sont peut-tre les difficults de toute mtaphysique du principe ce qui fait que la spculation mtaphysique sur le principe est invariablement aportique. La mtaphysique pose la ncessit d'un Principe, affirme la ncessit de sa transcendance, mais elle ne parat pas capable de prciser la nature spcifique de la relation du principi au principe. La science premire consiste poser un terme suprieur tous les autres, mais ne transforme pas cette position en une connaissance de la subordination entre le principe et ce qui en dpend. Cest la conclusion gnrale que lon peut tirer de lexamen du principe partir de la Rpublique de Platon. D'autre part, et de manire oppose, il ressort de ces difficults qu'il n'y a justement pas de philosophie (ou de mtaphysique) du principe

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    chez Platon. Il est sans doute excessif d'envisager une thorie platonicienne des principes. Platon est le premier problmatiser l'exigence d'arch (la connaissance n'est possible qu' partir de principes et la connaissance des principes fonde en raison la connaissance ; autrement dit il problmatise l'ide de principes premiers ou de connaissance premire). Mais prcisment l'exigence des principes est maintenue comme une exigence qui ne se rflchit pas dans une thorie unifie des principes. Selon le contexte, ce ne sont pas les mmes entits qui remplissent la fonction de principes (l'me, le modle et le dmiurge, les Formes, le Bien). La rfrence au principe se fait toujours dans un contexte thorique propre : comme auxiliaire dans le Phdon une preuve de l'immortalit de l'me, comme lment d'une cosmologie dans le Time, comme condition de possibilit de la science et de la dialectique dans la Rpublique. Il y a sans doute une exigence de principes premiers chez Platon, mais elle ne se traduit pas par une thorie des principes ou par la remonte vers un terme absolument premier.

    Lorigine du monde : Time

    Le Time, notamment travers son mythe dorigine, a t souvent interprt (par les Anciens) comme une thorie des principes. Varron dj parle de la doctrine des trois principes (le dmiurge ou la cause du monde, le modle ou le pre de lunivers, le rceptacle ou la mre de lunivers) et cette interprtation semble remonter Aristote. Mais cette interprtation se heurte une difficult majeure : en 48c, Platon affirme ne pas vouloir traiter du ou des principes et ce refus, pour des raisons de mthode, est raffirm en 53d. A lgard de toutes choses ensemble, son principe ou ses principes, ou quelque opinion quon ait l-dessus, cela nest point pour le moment lobjet de notre discours, pour cette seule raison quil serait difficile, avec cette prsente mthode dexposition, de dire clairement ce que nous en pensons . Certains (cf. Gadamer) font le parallle avec Rpublique VI : le refus de parler du principe tient sa transcendance, qui fait signe vers lide du Bien. Mais on voit comment Platon maintient ouverte la question de lunit (le principe) ou de la pluralit (des principes), ce qui est peu conciliable avec une rfrence au Bien. Donc il est peut-tre prfrable de supposer que ce refus ne tient pas lobjet (la transcendance du principe identifi au Bien) mais au procd, cest--dire au statut du discours physique suivi dans le dialogue. Cette mthode comprend quatre moments : 1/ la distinction de deux modles (lun ternel, sans naissance, lautre qui nest jamais et qui devient toujours) ; 2/ le monde est engendr et a une origine , un auteur qui est son pre ; 3/ ltre est le modle, le monde limage de ce modle on retrouve donc avec ces trois premiers moments une structure commune avec le Phdre ; 4/ le monde parce quil nest quune copie ne peut faire lobjet que dune opinion ou dun mythe vraisemblable.

    Mais la notion darch, selon les dterminations quon privilgie, peut donner lieu plusieurs rapprochements : principe-lment [rcus en loccurrence par Platon dans le Time galement : llment en tant que corps est compos et non simple : llment ne devient principe que par laction dun principe formel (figures gomtriques)], principe-tre,

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    principe-divin. Ainsi si la tradition a interprt le Time comme un dialogue traitant des principes, cest prcisment parce quaussi bien le dmiurge, que le modle ou la chra 34 sont dclars inengendrs,

    34 Platon a problmatis le concept de matire sous le nom de chra. En grec ancien,

    il signifie la place occupe par quelquun, le pays, le lieu habit, le rang, le poste, le territoire ou la rgion. Cest pour ainsi dire un mot de gographie : un lieu investi par opposition lespace abstrait. Or Platon retourne le sens du mot pour lui faire dire au contraire la vacuit de la dtermination. Derrida, dans un texte de 1993, Khra, renonce traduire le terme platonicien en lui associant larticle dfini, ce qui serait dj lassigner un type dtant, lui faire correspondre un rfrent. Il ne faut pas dire la chra, et donc dire que la chra est ceci ou cela comme si elle pouvait tre le sujet dune proposition affirmative, mais simplement : il y a khra mais la khra nexiste pas (p. 32). Chra, une rfrence sans rfrent .

    De fait, Platon ne dfinit jamais le terme. Il se contente de le cerner au moyen de mtaphores : il compare la chra un mre (50d2) ou une nourrice (52d4), cest--dire une matrice, mais aussi, au contraire dune matrice, une empreinte (50c1). La chra est la fois, par rapport au devenir , empreinte et matrice. Ainsi en son fond propre, la chra est dpourvue de toute identit (elle est donc loppos absolu de la forme) ce qui est difficilement croyable : en la voyant, on la rve (52b3) cest ce thme de limaginaire et presque de lhallucination qui est dvelopp par le texte de Plotin (cf. infra). Il y a ltre (la forme), les existants, et le milieu nourricier. Celui-ci est un troisime et autre genre (48e3) que ltre absolu (lonts on de la forme) et ltre relatif (le devenir), et mme dans une expression oxymorique une espce invisible . La chra est (elle existe titre de rceptacle de ltre) mais se prsente comme un obstacle infranchissable lintellection (qui face elle se trouve sans ressources . Elle nest ni ltre (le modle toujours identique soi : A=A) ni le devenir (la copie du modle : non A), ni A ni non A, ce qui est exclu de la raison serait-elle le tiers exclu de la raison logique ? La chra peut avoir sa place dans le mythe mais pas dans le rgne de la logique. Le monde est ordonn. Il faut donc admettre quil est fait limage dun modle intelligible et par un dmiurge qui a le regard fix sur ce modle dans sa production (donc le principe dordre est double : causalit formelle du modle, causalit efficiente du dmiurge, qui supposent entre elles le regard du dmiurge et finalement sa bont pour vouloir imiter le modle. Et entre la causalit ouvrire et le sensible qualifi et ordonn en monde (le monde tel quil est et quon peroit) il faut faire intervenir un troisime genre que Platon appelle chra.

    Si donc lon dfinit la matire par la chra, il en ressort quelle constitue lirrationnel, la limite infrieure de ltre et du devenir, ce dont la dialectique ne peut venir bout dans sa puissance unifiante du divers. La dialectique est situe entre deux alogon (irrationnel) : ad supra, le Bien (au-del de lessence, cf. Rpublique VI), ad infra la matire (cest--dire lapeiron, lindfini).

    Si je dis : ceci est du feu , quel est lobjet vis par le ceci ? Le ceci dsigne ce feu-ci, celui quon a sous les yeux. Mais la rponse nest pas suffisante car le ceci indique quelque chose de persistant quand le feu, lui, est vanescent. Donc le ceci dsigne plutt le ce en quoi les corps qui sont passagrement tels (feu, air, eau) trouvent leur manifestation singulire . Le ceci du feu, ou de lair nest pas lui-mme feu ou air mais ce en quoi il y a air ou feu : cest le rceptacle, la nourrice qui reoit les corps lmentaires dont les corps sont constitus.

    Mais que dire du ce en quoi (rceptacle) lui-mme ? En tant quil (ou elle : la matire) reoit les choses (les imitations des formes), il (elle) ne peut avoir lui (elle)-mme de forme. Si en effet, la matire avait une forme propre, elle ne pourrait recevoir lempreinte de genres opposs cette forme. Si elle tait lgre elle ne pourrait accueillir le lourd Cest pourquoi il faut la concevoir amorphe , cest--dire sans qualification, sans aucune dtermination, inqualifiable, indterminable et inquantifiable (cf. texte de Plotin). La mre et le rceptacle nest, devons-nous dire, ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien qui soit fait de ces corps, ni de quoi ces corps eux-mmes soient faits Cest une sorte dtre invisible et amorphe , qui reoit tout , sans donner aucune qualification au corps quil reoit, qui participe dune faon trs embarrassante de lintelligible , qui est apte recevoir les imitations des tres ternels dune manire dure exprimer et merveilleuse .

    De l, il ressort pour la matire - si lon accepte didentifier la matire chez Platon la chra du Time deux consquences :

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    imprissables. Le dmiurge nest alors que la personnification du caractre divin du principe. Finalement le Time en rcusant une thorie physique des principes autorise un discours thologique des principes (les tants ou les facteurs ternels qui sont lorigine du monde), qui aura t privilgi par le noplatonisme. Cf. S. Roux, op. cit., p. 67.

    Connatre le monde, cest dire comment il est apparu : dire ce quest le monde , cest dire comment et do il est venu (27a). Mais la pense peut-elle dire de science certaine le commencement du monde ? Comme cest bien connu, le Time prsente cette connaissance du monde par son origine sous la forme dun mythe. Mais quel niveau le mythe joue-t-il exactement dans le dialogue ?

    Le conte vraisemblable (le mythe) rpond deux questions : pourquoi lintelligible nest-il pas rest sans effet et comment a-t-il fait le monde ? En revanche ne prsente aucune difficult lide que le monde est un ordre et lide que lordre a pour cause un ouvrier : cela est ncessaire et vrai (29 b : pas anank tonde ton kosmon eikona tinos einai). Autrement dit, lhypothse du dmiurge nappartient pas la partie mythique du dialogue. Cest la geste divine qui est mythique (Ricur) et non lhypothse quil y a un dmiurge lorigine du monde. Ainsi sont philosophiques et vrais ( inbranlables ) les propositions suivantes :

    - le monde est n, car il est sensible et tangible ; - tout ce qui nat a une cause et cette cause est le dmiurge : le

    dmiurge est la cause du monde ; - laction du dmiurge sappuie sur un modle idal. Ces propositions spculatives ne sont que lapplication de deux thses

    ou de deux principes mtaphysiques constants du platonisme : lhypothse des formes idales, qui existent ternellement et sont seulement connues par lintelligence dune part, lassimilation du devenir et du sensible (qui nat toujours sans jamais tre vritablement) dautre part. Or le monde est, par sa nature matrielle, sujet au devenir, linstabilit propres au sensible. Le monde, visible et tangible, est un corps : donc il est n. Ou inversement, le