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PRIX DES LECTEURS 2020
Bibliothèque municipale
de Bouc Bel Air
Les auteurs devaient s’inspirer
du thème suivant :
À table !
1
Sommaire
Alea jacta est……………………………. P. 3
Alimentaire, mon cher Watson !.............. P. 6
À table !.................................................... P.10
Allez, mettons-nous à table !.................... P.13
Au Potjevleesch !...................................... P.16
Comme chez toi !..................................... P.20
Moments choisis………………………... P.22
Quand le vin est tiré, il faut le boire……. P.26
Repas et soirée inoubliables……………. P.29
Les retrouvailles………………………... P.35
Sans faim………………………………... P.38
La table desservie……………………….. P.41
Une vie de gourmandises……………….. P.45
Vacances en Normandie………………... P.48
2
Alea jacta est
3
Le 8 février 2020 sera la date limite de l’envoi des textes à la bibliothèque de Bouc
Bel Air pour participer au prix des lecteurs. Dès que le règlement pour 2020 a été connu, avec
la contrainte d’écriture « à table », je me suis mis travail début juillet. Début des vacances, le
temps qui se ralentit, le temps du rosé avec les amis ou du jaune avec les voisins.
Imaginons treize copains, Simon, Jean, Philippe et les autres qui viennent souper
chez un pote à eux, un baba cool cheveux longs, djellaba blanche. Réunion genre troisième
mi-temps de rugby, car les compères sont plutôt du genre manuels, les mains calleuses et la
figure burinée par le soleil et le vent. La fraicheur du soir fait du bien après une dure journée
de travail sous la chaleur de la journée. Comme toujours on commence par l’apéro, le sacro-
saint apéro qui ouvre l’appétit, pendant que le barbecue crépite, l’odeur du grill se répand
dans l’atmosphère annonçant le début des agapes. Ces soirées à table entre copains loin des
épouses sont super sympas. C’est le ciment de l’amitié, l’hôte de ces lieux leurs offre le pain à
partager et le vin à boire car, dit-il « mes amis il est préférable de gouter le vin d’ici que l’au-
delà ». Et là, panne d’inspiration, texte à laisser mariner en attendant le retour des idées.
Le soleil d’août fait grimper le mercure, la fraicheur du platane est la bienvenue. C’est
ainsi qu’allongé sur mon transat, je me suis tourné vers les seuls livres qui stagnaient sur les
étagères de la bibliothèque, de mon mas provençal au pied des Alpilles, des romans policiers.
Vais-je trouver une idée alors j’ai dévoré le maximum d’ouvrages pour me familiariser avec
le concept. Abandonnant les potes hippies, le polar, nouveau style, nouvelle langue : l’argot.
Fin août je me suis essayé à l’écriture d’un texte.
Un casse dans une bijouterie marseillaise de la rue de Rome, perpétré par un homme
seul sans violence, en un temps record. Le commissaire Quissac de la police judiciaire de
Marseille et ses hommes en sont convaincus, c’est un coup du Libanais. De son vrai nom
Georges Villeneuve, aubagnais de naissance ; il doit son surnom au fait qu’il habite rue de
Beyrouth à Marseille. Cambrioleur de haut vol et solitaire, toujours soupçonné, jamais arrêté.
Mais cette fois la police judiciaire a réussi à loger son fourgue (trouver son receleur), retrouvé
tout le butin et une empreinte génétique sur les cailloux (bijoux) récupérés a matché
(concordance) avec le fichier national des empreintes génétiques : G Villeneuve. Le
commissaire Quissac est venu le cueillir (arrêter) à son domicile, 9ème
arrondissement pendant
qu’il regardait « Les chiffres et les lettres » après lui avoir passé les pinces (menottes), lui a
dit : « neuf lettres : GARDE A VUE ». Devant les preuves accumulées notre aigrefin passa à
table, reconnut les faits et signa sa déposition. Trop court, à étoffer, à garder au chaud.
En novembre alors que je roulais tranquille sur la A51, la radio diffusait la chanson de
Charles Aznavour : Mourir d’aimer. Bon dieu mais c’est bien sûr, une histoire d’amour, la
littérature aime les histoires d’amour, Eloïse et Abélard, Roméo et Juliette, et j’en passe.
L’Amour c’est romantique surtout avec grand A. Voici l’histoire du jeune Frédéric 16 ans
bien fait de sa personne, élève très brillant dans un lycée confessionnel, amoureux de sa prof
de théâtre Marie Claude, mariée 40 ans. Cette idylle va faire couler beaucoup de larmes dans
les chaumières. J’ouvre une parenthèse pour vous dire qu’à son âge j’étais épris de ma prof de
dessin, la trentaine, brune, les yeux vert, elle était belle à damner un saint, même plusieurs en
même temps, je pense. J’aurais bien dessiné avec elle des estampes japonaises plutôt que ces
4
dessins insipides voulus par l’éducation nationale. Hélas, trois fois hélas cette passion est
restée platonique fermons la parenthèse. Pour Frédéric, pas de problème sa flamme est en
marche pour la grande aventure de l’amour. C’est à table, lors du repas de fin d’année de
l’atelier théâtre, qu’il avouera sa passion à Marie Claude. Que va-t-il se passer?
1) A vous de l’imaginer.
2) Fin tragique, genre Gabrielle Russier ; elle se suicide ou c’est lui qui met fin à ses
jours ou tous les deux s’immolent sur l’autel de l’amour impossible.
3) Rien, elle lui explique qu’elle pourrait être sa mère et que chacun va poursuivre la
route de sa propre vie.
4) Ils devinrent amant, se marièrent, mais n’eurent pas d’enfant
5) Option « Hitchcockienne » : avec le mélange de genres, amour romantique style Harlequin et vengeance implacable des romans noirs. Le mari apprend son
infortune, il tue son épouse volage à coups de marteau tout en faisant accuser son
jeune amant de ce crime odieux. Comme il y a une justice, il meurt écrasé par un
30 tonnes en sortant de l’institut médico-légal d’où il était venu en pleurs
reconnaitre le corps sa femme.
A peaufiner, il faut y mettre un zeste d’autobiographie, une part de folie, une touche
d’érotisme.
Il me reste dix jours pour finir un de ces textes incomplets. Un dilemme : lequel
choisir, lequel terminer et lequel livrer à votre sagacité, un sacré dilemme avec un mal de tête
à venir. Je vais travailler dans l’urgence pour être prêt le 8 février, après « Alea jacta est ».
J’aurai la réponse en juin quand sous les applaudissements de la foule en « standing
ovation » le maire adjoint me remettra le prix des lecteurs et remerciement façon cérémonie
des Césars « Merci à, vous mes chères et chers amis d’avoir lu, apprécié mon texte et d’avoir
voté pour moi, encore une fois merci »
[Musique] Je me voyais déjà tout en haut de l’affiche……..
5
Alimentaire, mon cher Watson !
6
Le couperet est tombé : Pansinusite. Ok. Encore un mot barbare du corps médical.
Rapidement compris certes grâce à mes études de grec. Mais éclairons quand même ce
mot : « pan » en grec veut dire « tout » et sinusite : inflammation des sinus. Bien.
Théoriquement, cela n’affecte qu’un ou deux groupes de sinus sur la face. Bon dans mon cas,
comme je ne fais pas les choses à moitié, ils sont tous atteints. Quatre types de sinus, même
pas un pour relever l’autre. Scanner formel, donc, pan, tu prends la nouvelle comme tu veux,
mais c’est la totale chez toi, la pansinusite.
Et avec ça, on peut vivre quand même, non ? Parce que bon, je ne respire pas bien, je n’ai plus
de goût, plus d’odorat, mais j’ai encore la pêche !
Ah, il faut que j’exclue des aliments ? Oui, pas de problème, lesquels ? Le colorant E102.
D’accord. Alors, colorant E102, mieux connu sous son joli nom de « Tartrazine ». Non, ça ne
vous dit rien ? Il a à son actif : des crises d’asthme, des risques d’allergie et de très nombreux
cas d’hyperactivité… Tiens donc, encore un additif nocif pour la santé. Autorisé en France ?
Bien sûr, comme beaucoup d’autres… Heureusement que les industriels ont l’obligation de
marquer la liste exhaustive des ingrédients ! Alors le E102, vous en mangez régulièrement ?
Ok, moi c’est bon, j’ai déjà enlevé de mon alimentation tous les E (colorant, exhausteur de
goût, stabilisant…), tous les sorbates, les mono-et diglycérides d’acides gras, bref tous les
noms barbares, exit des tiroirs de ma cuisine. Mais c’est qu’il faut les traquer tous ces additifs
présents dans la quasi-totalité de l’alimentation industrielle. Dans l’arôme fleur d’oranger ?
De l’éthanol. Mieux connu sous le nom d’alcool éthylique, soit un psychotrope. Bon, ok, exit
aussi. Et les petits bretzels apéritif ? De l’hydroxyde de sodium, mieux connu sous le nom de
« soude caustique »… Vous en revoulez encore un peu ?
Bien. Plus aucun additif ou nom barbare, c’est bon. Certes, il faut du coup se remettre à
cuisiner. Chez soi. Ça demande un peu d’organisation, de temps, mais c’est jouable.
Dois-je enlever autre chose, docteur, à cause de ma pansinusite ? Les sulfites ? Ok, j’enlève.
Alors, sulfites, sulfites… Ils se cachent où les sulfites ? Une rapide recherche m’emmène au
pays du vin, de nos belles vignes, que, même le vin bio, c’est compliqué sans sulfites… Euh,
docteur, éviction totale des sulfites pour moi ? Oui, affirmatif. Ok, donc plus une goutte de
vin. Je n’étais pas une grosse buveuse, certes, mais je ne disais pas non à un bon champagne
rosé ou à un blanc moelleux de grand cru. Soit. Abstinence totale. Ah, mais qui dit vin, dit
vinaigre. Bon ok, donc plus de vinaigre non plus. Et donc plus de moutarde non plus, parce
que, dans la moutarde, il y a du vinaigre. Pas de soucis, j’enlève. Sel poivre, c’est très bien !
J’enquête quand même un peu sur les sulfites, parce qu’il doit bien y en avoir autre part que
dans la branche du vin, non ? Ah, ben voilà, toute la charcuterie ! Je le savais. Saucisson,
merguez, jambon aux herbes, jambon de parme… Exit. Bon, là, ça se corse un peu… Mais je
gère. Ok, va pour l’éviction totale des sulfites. Ah non, désolée belle-maman, mais là, votre
plat saucisses-lentilles, je ne vais pas pouvoir le manger, c’est que, voyez-vous, j’ai une
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pansinusite alors… J’aurais pas cru, mais ça a aussi du bon d’avoir une pansinusite, j’évite
les repas chez la belle-mère !
Bien, revenons à notre problème du jour. Bon évidemment, comme ne plus avoir ni goût ni
odorat, c’est pas évident au quotidien, surtout quand on est invité chez quelqu’un qui cuisine
bien, avec toutes les petites touches de ci, de ça, les pointes, les zestes, les arômes, eh bien, la
discussion s’engage plus facilement. Et c’est là que le deuxième couperet tombe. « Tu sais, tu
devrais essayer d’enlever la protéine de lait de vache, parce que ça favorise les
inflammations. » AAAHHHH. Euh, mon repas principal c’est : du pain et … du fromage…
« Mais il n’y a pas que le fromage tu sais, l’ensemble des laitages, le beurre et la viande de
bœuf et de veau. C’est toute la molécule de caséine que tu dois enlever. »
Ok. Dont acte. La caséine. Donc terminé le camembert au lait cru moulé à la louche qui sent à
des kilomètres à la ronde et qui est si bon… Exit aussi le fromage frais avec sa pointe d’ail…
la mimolette extra-vieille… Bon stop, ok j’arrête la caséine. Je tente le coup. Premier passage
compliqué : une réunion où chacun apporte un petit quelque chose à manger. Eh bien, dans la
quiche, il y a de la protéine de lait, de même que dans le cake salé, les petits rouleaux-
saucisses, la pizza faite maison « Comment ça, tu ne veux pas de ma pizza, c’est moi qui l’ai
faite ! Ah ça, je m’en souviendrai ! », le crumble fait maison et autres pâtisseries. Voilà. Plus
de caséine. Je deviens totalement associable…
Allez, on continue. Je suis sujette aux maux de ventre. « Ah bon ? Enlève le gluten ! » Ah ben
oui, tiens, je n’y avais pas pensé ! Enlève le gluten, c’est évident ! Mais le pain est la base de
mon alimentation, bouh ouh ouh, snif… Donc pour résumer, je suis née dans le pays de la
vache et du blé, et je ne dois plus manger de vache ni de blé. Super. L’industrie alimentaire
nous empoisonne avec leurs additifs, donc je ne mets plus les pieds dans une grande surface.
Regardons autour de nous ce qui peut bien exister…
Un marché. Ok. Repérer un agriculteur qui produit et vend ses propres légumes, en bio ou à la
rigueur en agriculture raisonnée. Ok. Donc, fruits et légumes de saison. Bien. On va donc se
faire une cure de choux divers et variés l’hiver, et de tomates-courgettes-aubergines l’été.
Fastoche. Pour les fruits, ça sera : pomme-orange-kiwi contre pêche-cerise-figue. Je vois d’ici
ceux qui sont plus en avance que moi sur le sujet me dire qu’il y en a évidemment bien plus
que ça, mais gardons à l’idée que je suis une bleue, une débutante dans la recherche du
manger sainement.
Un nouveau primeur vient d’ouvrir. Allons faire un tour. Ah mince, c’est local, mais
pesticidé. Hop, demi-tour. Donc pour manger bien, il faut dénicher les aliments locaux ET
bio.
Bon, j’avoue, le gluten, c’est compliqué. Alors je me suis rabattue sur le petit épeautre. Et je
fais mon pain tous les jours. Petit épeautre bio, levain d’épeautre bio, eau, sel, et hop, c’est
nickel. Avec ma propre confiture de pommes bio, avec du sucre bio et de l’eau, le tout fait
avec amour, je vais m’en sortir !
8
Aïe. Ma mère, voulant me bichonner, vient de me faire prendre conscience que j’étais
intolérante aux œufs. Ok, ok, n’en jetez plus, j’enlève. Au point où j’en suis !
Et les poissons, je peux manger ça, non ? Sardines, maquereaux, thon, cabillaud, saumon, etc.
Oméga 3 en prime ! Et un peu de mercure aussi ? Avec un peu d’autres cochonneries
polluantes aussi ? Faut-il prendre du poisson pêché de façon raisonnable dans une mer polluée
ou en élevage gavé avec on ne sait quoi ? Et le poulet, le poulet fermier, élevé en plein air,
sans antibiotiques, que de la graine 100% bio. Eh ben, il faut encore le trouver le poulet ! Et la
dinde, dans leurs élevages intensifs ? Et le lapin ?
Restent les légumineuses bio, mais attention, dans un champ très très éloigné d’un champ en
culture intensive ! La France a encore tellement à faire pour permettre à l’ensemble de sa
population de manger sainement ! Ne soyons pas défaitistes, on est en plein changement dans
les consciences. Alors, haut les cœurs, et à table ! Qu’est-ce qu’on mange ce midi ?
9
A table !
10
A table ! Il est temps de s’abreuver à cette source d’où émane la paix de notre conscience.
***
Les hommes sont soumis à des penchants qui les oppriment et les empêchent de voir et d’être
libres. L’envie, les passions, l’ambition et souvent l’ignorance leurs font oublier que le
bonheur réside au sein des actes les plus simples et dans le fait qu’autrui est un autre soi-
même. Il y a souvent dans leurs actes contraires, volontaires ou non, le poids des
conséquences. Celui qui prendrait conscience soudain, de ces actes et de leurs conséquences,
serait, sans la faculté d’oubli, soumis à la folie. Afin de l’éviter, l’être refoule en son
subconscient les pensées qui dérangent et, quand vient la nuit, le rêve permet d’évacuer ce
qu’il veut oublier.
***
En chaque être réside, au plus haut point de sa conscience, ce double, étranger à lui-même,
mais procédant de sa même essence, qui l’observe et le juge dans tous ses actes.
***
Il est une contrée, située hors du temps, où la nuit, lorsque tout s’endort, ces doubles se
détachent et s’en vont déverser les rêves qui nous hantent. Il y a, dans ces rêves, la faculté
d’oubli qui efface de notre conscience ce qui serait bien trop lourd à porter. Cette contrée est
un vaste plateau, un peu comme une table, où s’écoulent deux fleuves. L’un est le Léthé qui
offre à celui qui y boit, l’oubli de toutes choses. L’autre est l’Eunoé qui confère à l’être une
nouvelle pureté. Ces doubles en esprit, après s’être abreuvés, retournent en notre conscience
verser cette eau d’oubli et de pureté qu’ils ont reçue à cette table.
***
En ce temps-là, Jean est un charpentier, il aime apporter à son œuvre la beauté de la forme. Il
est joie et liberté par ce devoir accompli jour après jour. Ses mains sont habiles à rendre
l’harmonie et la force que sa pensée a su créer pour parfaire l’ouvrage. Une lumière vivante
habite son regard qui reflète son âme.
Lucie s’occupe des troupeaux, elle se nourrit de ce contact permanent avec la nature ; projeter
son regard sur la beauté des collines la comble de bienfaits. Elle aime cette odeur qui émane
de la forêt toute proche, de cette terre rouge, des rocailles et des herbes sauvages. Ces senteurs
sont si fortes les lendemains de pluie. Cette respiration de la terre emplit son âme dans une
communion avec tout ce qui est, avec tout ce qui vit. Elle n’est que joie, pureté et amour pour
les autres et ce qui l’environne.
Ces deux-là ne se connaissent pas.
***
Lorsque leurs doubles reprenaient leur demeure à l’aube de l’éveil de leurs respectives
consciences, à cette table où ils s’étaient abreuvés, les deux fleuves n’avaient pu leur offrir
que leur propre reflet.
***
11
Il advint qu’une nuit, alors que tous deux dormaient sous les étoiles, le Léthé et l’Eunoé furent
fort tourmentés par ce qu’ils avaient dû déverser dans l’abîme de l’oubli et des songes.
Lorsque les doubles de Jean et de Lucie vinrent, comme chaque nuit s’abreuver à cette source,
à chacun, fût échue non son propre reflet, mais l’image de l’autre.
Alors, désormais, l’âme de Jean vivait dans le cœur de Lucie et celle de Lucie embrasait le
cœur de Jean. Lorsqu’elle regardait au loin la lueur qui baigne les collines, cette beauté était
plus vive à son regard. Quant à Jean, jamais son œuvre n’avait tant révélé de douceur, de
justice et d’harmonie.
Ce dimanche, Jean avait porté ses pas vers la fraîcheur qui ombre les collines. Il y avait ce
lieu où la rivière, dans un creux lumineux, déversait l’eau riante qui venait des hauteurs. Là,
Lucie se baignait et le soleil jouait sur sa peau la même symphonie que celle des étoiles
lorsque la nuit descend. Elle se retourna. Leurs regards s’épousèrent dans une même étreinte
avant que leurs mains, vibrantes d’une nouvelle vie se joignent, promesse d’avenir.
***
Cette histoire a la couleur du conte. Le vent me l’a murmurée, alors que loin de ces collines,
je marchais sur la plage rythmée par l’incessant ressac. C’était temps de Labech, ce vent qui,
de la mer, nous apporte l’odeur. Il faut croire que ce jour -là, une autre mémoire s’était jointe
à celles des senteurs marines. Peut-être, le Léthé et l’Eunoé, son frère, avaient-ils déversé en
cette mer vivante cette union d’âme de Jean et de Lucie. Peut-être est-ce cela, alors, qui emplit
ma pensée du rêve que fit naître la beauté du ciel à l’horizon où se reflétait déjà la lueur des
étoiles.
12
Allez, mettons-nous à table !
13
Cet été, encore une fois, je m’en vais en vacances avec mon père.
Nous passons tous les étés ensemble, deux mois entièrement pour nous. Je suis au lycée, en
première.
Mon arrivée au lycée de Toulouse n’est pas simple pour moi. Pendant des mois j’ai pleuré
toutes les nuits. L’arrachement à mon père n’a pas été facile. Ma mère était morte avec mes
grands- parents dans un terrible accident de la route. Un qui avait bu et qui ne s’est pas arrêté
au stop.
Moi, je me suis réveillée après dix jours de coma. À cinq ans j’avais perdu dans cet accident
presque toute ma famille, j’étais restée seule avec papa qui était tout pour moi … Il lui arrivait
quelquefois de partir mais uniquement pendant les vacances et guère plus de dix
jours. Et c’est lors de ces voyages que m’était venue cette passion de voler, voler dans le ciel,
j’entends ; j’avais sept ans et le commandant de bord me prit un jour avec lui dans le cockpit
et me mit aux commandes quelques minutes. Je m’en souviens encore! De ce jour-là, je n’ai
pas cessé de rêver de pouvoir piloter une navette spatiale ; ainsi je serais plus près de ma mère
et de mon frère, jamais né ; disparu avec elle.
Mon père a été un support pour moi ; il m’emmenait avec lui dans des musées de l’aviation et
me construisait des maquettes d’avions. À table, on discutait sans jamais se lasser d’avions, de
physique de mathématique, de mécanique et de tout ce qu’on devait savoir dans le domaine
du vol aérien. Il m’a aussi encouragée à poursuivre mes rêves et à lutter contre l’état dépressif
dans lequel je me trouvais au lycée, la première année. Le soir, ça me manquait de ne pas
discuter avec mon père quand nous étions à table.
Cet été –là, nous avions décidé de partir faire le chemin de Compostelle. Je m’étais préparée à
l’idée pendant des mois : courir ou faire du vélo sur des grandes distances. Je m’étais
renseignée aussi et je ne pensais pas arriver au bout.
Nous sommes partis de Saint-Jean-Pied-de-Port. La première étape fut de 27 kilomètres, un
parcours sans fin. Mon père me soutenait et me poussait à continuer, à ne pas fléchir. Les 27
kilomètres les plus longs de ma vie, je crois ; des kilomètres faits de montées sur des chemins
de montagnes sans fin. À notre arrivée à Roncevaux, j’étais épuisée ; fatiguée au point de ne
plus me mettre à table avec lui-une habitude-rite- et de me jeter sur le lit pour m’endormir tout
de suite.
Mais le lendemain, plus de fatigue seulement une faim de loup. Nous sommes repartis après
un petit déjeuner dont je me souviens qu’il était copieux. J’avais retrouvé ma forme et je
marchais, légère, comme si j’avais eu des ailes. Le paysage tout autour me fascinait et tout me
semblait magique : la brume qui montait de la terre, les arbres qui dansaient sous une brise
douce, le soleil qui éclairait notre marche. Più, je réalisais que sur le chemin, il y avait
d’autres personnes qui suivaient la même route que nous avec, dans la tête, le même objectif,
atteindre Saint-Jacques-de-Compostelle.
Il nous a fallu un mois et dix jours pour arriver au Cap Finisterre.
Une des plus belles expériences de ma vie, cette route vers Compostelle… J’y avais rencontré
une multitude de gens avec qui je partageais non seulement le chemin mais surtout un
moment particulier de notre vie où nous étions égaux, sans les habituelles différences d’âge,
et de sexe, de race, d’appartenance religieuse ou politique. Nous représentions une famille
unie ; on s’entraidait et on n’attendait rien en échange ; un peu d’amour même si ça durait le
temps de partager la table, une heure ou deux.
Cet été - là, je me suis mise à voler, même si mes pieds, eux, sont restés fixés au sol.
J’ai appris qu’on peut tout résoudre autour d’une table ; qu’on peut y partager ses rêves, qu’on
peut se réconforter ensemble, qu’on peut rire et pleurer…il suffit d’écouter l’autre en face de
soi.
14
Se mettre à table… une parenthèse particulière ; une clé pour résoudre ses difficultés, pour
prendre des décisions. Ensemble, à table…
15
Au Potjevleesch !
16
- À table !
- On n’attend pas papa ?
- Non, il ne mange pas avec nous, il est ailleurs.
- Jusqu’à quand ?
- Il ne l’a pas dit.
- Il ne mange plus avec nous ?
- Il est ailleurs…
- Ça veut dire quoi, ailleurs ?
- Parti…
- Où ça ?
- À table, j’ai dit !
- On mange quoi ?
- Le Potjevleesch chaud de Grand-mère.
- C’est un plat de fête d’habitude, mais ce n’est pas fête, papa est ailleurs.
- J’ai mis tellement de temps.
- On ne t’a rien demandé, nous, et puis c’est un plat du dimanche.
- C’est vrai, on est mardi soir, il rentre toujours le mardi soir…
- Oui, mais tu as dit que non.
- J’n’aime pas l’lapin !
- Papa non plus.
- Si, il aimait ça, mais pas nous.
- Il ne nous aimait pas, tu crois ?
- Qui, le lapin ?
- Non, Papa…
- C’est vrai ça, maman ?
- Je ne sais pas… C’était pour que vous veniez à table.
- Beh, on y est.
- Elle n’est pas mise.
- Ça change quoi, papa ne viendra pas.
- L’habitude, la règle…
- Pas la peine s’il ne vient plus.
- Maman nous fait marcher.
- A table, j’ai dit ! C’est bon d’être dedans, il a tellement plu…
17
- C’est vrai, maman a les yeux rouges… Dis, tu as pleuré ou c’est la pluie ?
- Les filles, faut se calmer, vous êtes à table ?
- Non il manque Lena, elle a perdu doudou.
- Le-na ! Viens à table !
- Non j’attends papa et doudou !
- Le lapin n’attend pas, lui… Cherche celui de ta petite sœur, tu veux bien Soya ?
- Elle l’a laissé dehors, doudou, il est tout mouillé, j’y vais.
- À table, d’abord, j’y vais moi.
- J’aime pas le lapin chaud !
- Les frites sont prêtes.
- Moi, j’attends papa !
- M’enfin, Soya, on t’a dit qu’il ne rentrera plus.
- Je veux le voir !
- Ne pleure pas Soya, c’est comme ça !
- Il refroidit le Potje… et il fait froid partout, voilà !
- Il avait refroidi aussi chez Grand-mère ; mort et sans sa peau. Tout froid à la fin.
- Je ne veux pas manger du lapin tiède, c’est comme si je mangeais le doudou de Léna !
- Les filles, je craque, Mona, réponds au téléphone !
- C’est papa.
- Réponds-lui, demande-lui ce qu’il veut.
- Toi…
- Dis-lui qu’on est à table et que je le rappellerai.
- Papa, maman dit qu’on est à table, mais c’est faux ; tu viens ? Il dit qu’il est à table lui
aussi et qu’il n’a pas beaucoup de temps.
- Dis-lui que moi non plus et que le Potjevleesch de sa mère est prêt.
- Il demande pourquoi tu ne le faisais plus quand il était à la maison ?
- Dis-lui que je lui garde… (tout bas :… un chien de ma chienne)
- Maman te garde une portion de lapin ! Nina veut te parler, je te la passe.
- Papa, Vous êtes impossibles à la fin, on fait quoi nous ? Et si je me tirais moi, juste
avant le brevet, tu dirais quoi ? Arrête de crier, Papa, sinon je crie plus fort ! Tu t’en
fous, c’est ça ? Allez, rentre, viens à table avec nous !
- Nina, dis à papa que j’ai quatre filles que je partage avec lui !
- Il nous embrasse, je fais quoi, Maman ?
18
- Rappelle-lui l’histoire de Peter Rabbit qu’il vous racontait le soir, il y a longtemps.
- Papa, tu te souviens… Il était une fois quatre petits lapins anglais, Flopsy, Mopsy,
Cotton tail et Peter. Leur mère leur faisait toujours des recommandations parce que
leur papa avait été pris un jour par Monsieur Mac Gregor car il lui mangeait ses
salades. Alors il avait attrapé le papa et l’avait mis dans un pâté… Tu te souviens,
Papa, comme la maman se faisait du souci pour ses enfants ? Tu disais chaque fois :
La pauvre maman !...
- Passe-moi Léna, que je la lui raconte puis vous irez à table… Promis ?
- Tu viendras aussi ? Débrouille-toi pour que Monsieur Mac Gregor ne t’attrape pas,
c’est Mona qui le dit, tu m’écoutes, Papa ?
- Léna ? C’est toi ? Tu pleures ? Tu as perdu doudou, c’est ça ? Si je reviens ? Va à
table d’abord, je t’embrasse très fort, ma chérie, Monsieur Mac Gregor ne m’attrapera
pas… Que Maman me garde un peu de Potjevleesch…
- Maan… viens ! Papa arrive ! On est tous à table !
19
Comme chez toi !
20
Imagine prendre un repas librement à Madagascar.
Tu sors d'une tourista carabinée où tu as bien cru que ta dernière heure est arrivée, tu
cherches où te cacher pour te soulager, tu manques tomber dans les pommes – pourquoi dans
les pommes ? - tellement ton mal de ventre est violent.
Et le lendemain, à peine sortie de ce cauchemar, on t'indique plusieurs endroits
possibles pour déjeuner. Et lequel choisis-tu ? Le plus authentique, le plus local, celui qui sert
quelques plats au choix et du riz blanc aux locaux, celui où tu te sens chez toi, celui de tes
racines. Alors sans hésiter, tu entres. Seule la lumière du jour éclaire la petite salle. Cinq-six
petites tables posées sur de la terre battues, couvertes d'une nappe à carreaux, immaculée.
Deux chatons jouent, se courent après ; leur mère, non loin, fait sa toilette.
Tu t'installes, on te donne la carte, tu déchiffres. Il est là, c'est écrit, le plat que tu
espères tant manger depuis que tu as posé le pied à l'aéroport. Le romazavo, une herbe au goût
électrique incomparable cuite avec du bœuf (ici du zébu, viande rouge qu'on mange sans
crainte d'être contaminé par le prion de la vache folle. On est en 1996).
Avez-vous remarqué combien la mémoire du goût est inaltérable ? Comme la mémoire
des odeurs, souvent liée à un fait, une personne, un événement. Mais tu t'égares.
En attendant d'être servie, tu demandes une bière. Cette requête semble insolite. On
t'explique : le plat coûte la modique somme de 2 000 francs malgaches (soit l'équivalent de 2
francs français, on n'est pas encore passé à l'euro) et une bière coûte 3 000. Les Malgaches
sont extrêmement honnêtes et aiment dire les choses clairement. Tu confirmes ta commande
avec un bon sourire.
Le service n'est pas long, il faut juste attendre que le serveur revienne de la boutique
voisine où il est allé chercher ta bière. Les locaux n'en consomment pas. À ce prix-là, entre
boire ou manger il faut choisir.
Tu garnis ton assiette de riz blanc, tu y ajoutes ton romazavo et là, tu fermes les yeux.
Vas-tu retrouver ce goût inouï ? Première bouchée. La fraîcheur, le picotement, tout y est.
C'est étrange mais tellement bon avec cette viande fondante.
Tu dégustes. Chaque bouchée est un bonheur renouvelé.
Les chatons continuent de gambader sur la terre battue. La mère a fini sa toilette, les
regarde quand le petit tout noir s'arrête en plein milieu de la salle et fait un petit pipi de
chaton. La mère s'approche tranquillement, gratte la terre de sa patte, le chaton l'imite,
recouvre sa petite tache humide et repart jouer. La mère finit de traverser la salle et sort sur le
pas de porte.
Tranquillité, lumière tamisée, tout est douceur, délectation. Une simple assiette de riz
blanc agrémentée d'un plat local et tu es au paradis !
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Moments choisis
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I
Imagine un monde sans table. Je parle du monde habité, de ce qu’on appelle communément
la société humaine. Cela a existé, comme exista un monde sans roue, même un monde sans
feu domestiqué. Par contre, un monde sans violence, sans guerres, je ne crois pas. Mais c’est
un autre sujet, nous avons suffisamment à faire avec la table, avec l’absence de table plutôt.
Imagine un mas en Provence, un soir d’été. La chaleur du jour s’apaise, une légère brise
agite les feuilles du mûrier-platane sous lequel deux amis s’apprêtent à prendre l’apéritif. Un
verre de rosé bien frais ou bien un pastis allongé dans lequel tintent deux ou trois glaçons, une
coupelle d’olives, une autre remplie de pistaches occupe leurs mains. Il n’y a pas de table.
Imagine une grande bâtisse de pierres, de bois et de chaume. Le sol est en terre battue. Au
fond de l’unique pièce, que j’appelle cuisine, mais dans laquelle dort toute la famille, trône
une grande cheminée. On est en septembre, les soirées et les nuits commencent à fraîchir, la
mère a allumé le feu juste avant la fin du jour. Personne ne parle, on entend le rugissement
des flammes, parfois le bruit d’une bûche qui roule. Les hommes attendent en silence, ils ont
faim. Vois-tu cette pièce ? Regarde bien. Il n’y a pas de table.
Imagine une salle de restaurant, à Paris, dans les années trente. Pas un cabaret, ni un cinéma,
une véritable salle de restaurant. Il est onze heures du matin, le personnel de cuisine est aux
fourneaux depuis le début de la matinée, le personnel de salle est arrivé il y a une vingtaine de
minutes. Tout le monde est en tenue, sous l’œil vigilant du maître d’hôtel. Tu l’as deviné, il
n’y a pas de tables.
Imagine maintenant le dernier repas de Jésus. C’est la pâque, le jour des Azymes. Pierre et
Jean sont chargés de la préparation. Tout se passe bien, l’homme à la cruche les a guidés vers
la salle. Les douze compagnons sont présents, entourant le Maître, avec une certaine
solennité. Il n’y a pas de table, imagine la scène !
II
Je me réveille en sursaut ! Sans allumer, je tâtonne vers le bord du lit, je reconnais le relief
d’un livre, de mes lunettes posées sur la table de chevet, le plateau de celle-ci. C’était donc un
rêve. Mais qui me parlait ? Qui disait : « imagine » ? Etait-ce bien un rêve, ou une
réminiscence, une hallucination, un souvenir ? Suis-je le jouet d’un écrivant ? Qui est en train
d’écrire ? Et toi, lecteur, existes-tu, ou bien es-tu imaginé ?
III
Dans l’arrière-pays niçois, près de la frontière italienne, se tient un petit village de montagne
nommé Saint-Etienne-de-Tinée. Il est surtout fréquenté en hiver du fait de sa proximité avec
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les stations de ski. Le reste de l’année, c’est un havre de tranquillité. Je me souviens d’une
période, quand j’étais lycéen et habitais encore à Nice, pendant laquelle, à chaque occasion de
liberté, je partais en randonnée dans ce secteur du Mercantour. J’avais trouvé une chambre
dans le village et la logeuse m’y accueillait régulièrement. Pour la prévenir, je téléphonais
quelques jours avant au café situé au rez-de-chaussée et le patron faisait le relais. Je ne me
souviens pas du nom de ce café, s’il en portait un ! On disait tout simplement « chez Dédé ».
En rentrant, avant de gravir les trois étages en haut desquels m’attendaient la logeuse,
madame Viale, un copieux dîner et un lit sur lequel je m’écroulais jusqu’à l’aube, je faisais
étape au bistrot. Epuisé, je saluais brièvement Dédé et m’asseyais à MA table. J’avais vite pris
mes habitudes, et Dédé l’appelait la table du gamin. Je sortais mon carnet et en buvant un thé
insipide mais bien chaud, je notais les impressions de la journée. Comme j’étais convaincu
que je deviendrai écrivain, mieux valait commencer au plus tôt. Je n’ai jamais revu une table
aussi fendillée, tachée, bancale, lourde, sombre, garnie de nœuds à peine rabotés. Mais elle
était propre, Dédé passait un coup de chiffon humide, puis un coup de torchon sec toutes les
cinq minutes. Et je l’aimais. C’était ma table, mon thé, mon carnet, mon crayon, ma fatigue,
mon avenir d’écrivain.
Je décidai alors que la table, pas celle que je viens de décrire, mais l’espace, en l’occurrence
le meuble qui rassemble, qui permet le partage, serait le sujet de mon premier livre.
IV
Lundi 6h30. Préparation du petit-déjeuner par la mère de famille, sans lequel les enfants,
dit-on, n’auront pas l’énergie suffisante pour étudier sérieusement jusqu’au repas de midi,
malgré l’éventuelle collation de « dix heures ». Pour six enfants, trois filles et trois garçons, il
faut de la quantité. Dans les années 60, la question de la qualité ne se posait pas, hormis la
fraîcheur des aliments. Bols fumants de chocolat au lait, montagne de tartines beurrées,
confitures faites maison, les fameux corn flakes, le sextuor engloutit tout cela en quelques
minutes, avant la course vers les brosses à dents, le dernier pipi pour certains, les chaussures,
les manteaux (on est en novembre en Charente-Maritime), et zou ! Tous à pied vers leurs
établissements respectifs. Le père est parti bien plus tôt, il ne verra ses enfants que le soir.
Que reste-t-il à faire en premier ? Débarrasser l’impressionnant chantier qui encombre la
longue table de la cuisine, pièce principale de la maison. Avant de commencer, la mère
s’assoit et contemple avec une certaine satisfaction, presque de la fierté, ce qui symbolise
toute famille nombreuse, le grand bazar, certes, mais aussi, cette table toujours occupée, si ce
n’est par les repas, c’est par la préparation de ceux-ci, les devoirs aux quatre coins du plateau
de bois ciré, la comptabilité en fin de soirée, une fois les enfants endormis, puis la
conversation des parents, les projets, les rêves, les soucis partagés.
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V
Encore ? Encore un anniversaire à fêter ? Tant mieux, car ce sont de bons moments. Il est
vrai que nous sommes seize, ça commence à faire du monde ! Les bonnes résolutions de
régime volent en éclats. Les gâteaux de notre fille aînée sont irrésistibles et comme chacun
apporte un plat, une bouteille, parfois une spécialité, c’est un cortège de délices qui, au fur et
à mesure des arrivées, se dépose sur la grande table de la salle à manger, puis sur tous les
meubles disponibles, buffet, tables basses, îlot de cuisine. Les deux réfrigérateurs se
remplissent, le pain frais embaume, les toasts de l’apéritif, que nous tartinons à tour de rôle,
sont disposés avec soin sur la table décorée dans la matinée par la maîtresse de maison.
Je tiens à te rassurer, il n’y a pas de gaspillage, ce qui subsiste de nos agapes est, soit
emporté, soit consommé le lendemain. Mais la joie réside aussi dans les jeux des enfants, le
récit, inlassablement répété, des anecdotes familiales, le rituel des bougies et la distribution
des cadeaux. Tout ceci s’intègre aux joies de la table.
VI
À table ! L’appartement est grand, mais l’appel de ma mère se faufile dans le couloir, passe
sous les portes fermées de nos chambres et du bureau de mon père. Toute affaire cessante,
mes deux frères et moi nous dirigeons vers la salle de bains, et les mains encore humides,
nous gagnons nos places. Pourquoi si vite ? Parce que nous avons faim, certes, mais surtout
parce que notre père nous a dit, il ne l’a dit qu’une seule fois, qu’il ne faut pas faire attendre
notre mère. Lui-même arrive et s’installe dès que nous sommes assis.
À table ! Mes deux frères, qui sont plus âgés que moi, n’habitent plus ici, mon père est
retraité et je ne vais pas tarder, une fois les études terminées, à quitter la maison, ainsi que la
ville. L’appel a toujours la même tonalité, la même portée. Quand je serai parti, ma mère va-t-
elle continuer ce rituel ? Je ne le saurai pas, je ne leur demanderai pas. Je sais qu’il restera
toujours dans ma mémoire, ce clairon pacifique et nourricier qui m’a bien souvent agacé.
J’avais envie de me boucher les oreilles. Je n’avais pas compris.
Mes parents ne sont plus de ce monde. Ma mère ne chante plus : à table !
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Quand le vin est tiré, il faut le boire
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- Paulo ! petit Paulo, il est temps de cracher le morceau. Il faut te mettre à table
rapidos ! Ça urge ! Ça fait des heures que tu nous bourres le mou. Tes salades, elles
commencent à me fatiguer. J’ai la tête farcie, là, comme une citrouille… Pour tout te
dire, la moutarde me monte au nez. Je ne suis pas soupe au lait mais tu me connais,
j’aime pas être pris pour une poire.
- Commissaire ! L’inspecteur Labrute m’a cuisiné toute la nuit. C’est un violent. Dans
l’histoire de la vieille il m’avait mis un œil au beurre noir. Je m’étais plaint aux bœufs-
carottes, depuis il a une dent contre moi.
- Tu es mauvaise langue Paulo. Labrute, c’est une vraie crème, mais on ne fait pas
d’omelette sans casser d’œufs, tu es bien placé pour le savoir, et ta langue de bois, ça
l’énerve. Il en avait gros sur la patate ce matin. Si je le rappelle, il va te claquer le
beignet, crois-moi. En quatre coups de cuillère à pot tu vas accoucher, sinon il risque
de te rentrer dans le lard. C’est sûr que si ça tourne au vinaigre tu vas morfler.
- J’suis cassé là, commissaire… j’suis pas dans mon assiette, j’ai l’estomac dans les
talons, en plus je voudrais aller aux toilettes, je dois changer l’eau des olives, je vous
jure, ça urge.
- C’est toi qui vois, Paulo. Tu me donnes les noms, discret, de bouche à oreille et
ensuite tu vas pisser. Tu fais pleurer le poireau et tu bouffes. C’est moi qui paye,
promis, les petits plats dans les grands, tu mets les bouchées doubles, tu te goinfres, tu
t’éclates, tu te fais péter la sous-ventrière.
- Vous me prenez pour une truffe, commissaire, vous me roulez dans la farine. Si je
vous sers la soupe, pour moi après, la note sera salée, je passe à la casserole et je
risque de me retrouver à becqueter les pissenlits par la racine.
- Arrête tes charres, Paulo, tu vas me faire pleurer comme une madeleine. Pour toi les
carottes sont cuites, c’est plus mi-figue, mi-raisin, c’est la fin des haricots. Tes potes,
c’est de la grosse légume, du gratin. Je te lâche pas. Donne-moi du grain à moudre,
j’t’en demande pas des tartines, juste deux noms.
- Qui était à l’arrière de la voiture ?
- À la caméra on voit qu’il y a une gonzesse, une grande asperge et un mec, cheveux
poivre et sel… Deux noms, Paulo, tu as la langue bien pendue en général, deux noms,
c’est pas la mer à boire !
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- Grande asperge, vous y allez fort, commissaire ! Elle est belle à croquer la môme, de
jolis melons. Sans blague, la première fois que je l’ai vue j’en suis restée baba, je vous
le jure, comme deux ronds de flan. J’avais l’eau à la bouche, la gorge nouée. Cette
fille, avec ce navet, ce blaireau, c’est de la confiture donnée aux cochons. Une vraie
tronche de cake, ce mec, une tête de lard ! Ah ! Je vous assure commissaire, c’est pas
le pogo le plus dégelé de la boîte ! Pourtant, elle lui a fait deux lardons, deux bouts
d’chou, va comprendre…
- Tu as un cœur d’artichaut Paulo. T’es pas fait pour ça. Je te l’ai déjà dit, il y a
longtemps. Tu te rappelles ton premier casse, tu portais encore des couches… C’est
moi qui t’avais sorti de la panade.
- Sur ce coup, c’est vous aussi qui avez tiré les marrons du feu, commissaire. Vous
n’étiez qu’inspecteur à l’époque…
Vous avez raison, mais je n’ai jamais su gagner ma croûte et j’en avais marre de
manger de la vache enragée… Pas d’oseille, pas un radis… Danser devant le buffet
sans jamais pouvoir toucher c’est pas du gâteau, je vous jure, ça fout les crocs, ça
aiguise l’appétit, tu rêves d’un peu de beurre dans les épinards. Alors, tu déconnes, tu
te fous dans le pétrin… Après, tu dégustes… C’est la vie.
- Deux noms Paulo, je te demande pas de manger ton chapeau, juste deux noms.
J’t’écoute, j’en perds pas une miette. Tu me connais, je suis une tombe. Tu vieillis
Paulo, tu prends de la bouteille, tu vas prendre de la brioche, il serait sage que tu te
ranges. Fais-moi confiance.
- J’ai votre parole ?... Je vous les largue pas pour des nèfles ?... C’est bon, approchez
commissaire :……., …….
- Eh bien, tu vois Paulo, c’est pas compliqué, allez viens, on va faire pipi.
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Repas et soirée inoubliables
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Cela n’a pas été le repas le plus important de ma vie, pas familial ni avec des amis où le vin
aidant les griefs accumulés pendant des années resurgissent comme des diables hors d’une
boite « in vino veritas « ! et ce malgré la bonne chère mise sur les tables.
Si je me souviens de ce repas c’est parce qu’il a été pris lors d’une soirée hors du temps .
Lors d’un voyage organisé en Jordanie, en Octobre 2015 sur la route des rois, c’est-à-dire
entre Pétra et le désert Wadi Rum , le programme prévoyait un arrêt-surprise pour la nuit dans
un campement de tentes en bordure du désert .
Nous avons traversé un village, sur ses hauteurs se trouvaient le campement. Les tentes
étaient celles des anciens officiers anglais, occupées par la suite par des militaires jordaniens.
La région redevenue stable et sécurisée, elles avaient été récupérées par les villageois les
destinant aux touristes. Il y en avait 10 , nous étions 20 personnes . L’intérieur de ces tentes,
particulièrement grande étaient entièrement tapissées de tentures bayadères très colorées,
rouge, vert , jaune , du sol au plafond . Au milieu 4 lits une place en fer forgé, séparés par une
cloison en tissu, et une table faisant office de bureau. Au fond derrière un paravent se
trouvait la salle de bain, le coin douche avec un wc-toilette sèche. Le bac douche était en
pierre, les parois et le sol carrelés de tomettes rouge vernissées. Rien ne manquait pour le
confort de l’occupant, de nombreuses serviettes blanches, gel douche, savonnette, brosse à
dents et dentifrice, le ‘ Hilton du camping bédouin’.
La surprise promise par notre guide étant le repas du soir qui se déroulait à une demie heure
du campement, plus en avant dans le désert, nous devions être prêts à 20h car des jeeps
devaient nous y conduire. Notre sécurité ayant été tout le long de notre séjour très
scrupuleusement assurée, nous n’avions aucune inquiétude.
La première chose que j’ai vue c’est l’allée où les voitures s’engageaient délimitées de part
et d’autre par des fagots de bois enflammés. Dès les jeeps dans cette allée, un bédouin s’est
empressé de la refermer par des fagots qu’il enflamma aussitôt, visiblement son rôle était de
toujours entretenir le feu. Bizarre je me suis dit. L’excursion disait « soirée insolite « ,
jusque-là pas d’erreur. Nous étions dans une clairière en plein désert, outre l’allée, nous
étions à l’intérieur d’un très grand cercle dont les abords étaient enflammés eux aussi .
Je me suis dit, bon cette fois-ci , la merguez c’est toi !!
En plein milieu de ce cercle, se trouvait un autre feu … ça faisait beaucoup de feu pour moi, il
ressemblait au feu de la St Jean , sauf que nous étions en Jordanie et que nous n’étions pas le
24 Juin .
Dans un coin se trouvait la cuisine devant laquelle était dressée une grande table en bois
revêtue d’une tenture jaune où des dizaines de plats, d’assiettes remplis de mets colorés et
odorants nous invitaient à la gourmandise.
Un peu à l’écart, toujours sur cette table se trouvaient les desserts.
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Au fur et à mesure que je les détaillais « j’entendais » mon subconscient tel une caisse
enregistreuse comptabiliser les glucides que j’allais, avec grand plaisir, ingurgiter.
Makrout, corne de gazelle blanche et sucrée, dattes joufflues gonflées de suc fondant, baklava
croustillant parsemé d’amendes, raha loukoum vert, rose, blanc voilé de sucre, halva aux
amendes et aux pistaches, zlébia brillant de miel, bingo à leur vue je frôlais le coma
hypoglycémique .
Je cherchais les tables où prendre place, il n’y en avait pas. Par contre de gros poufs bien
profond, coloré et soyeux étaient à notre disposition. Je me suis assise, le plus élégamment
possible mais ce n’était pas facile car je me suis retrouvée avec les genoux à la hauteur de
mon menton, en mode crapaud.
J’ai donc adopté la position du scribe, les jambes repliées sachant qu’après j’aurai toutes les
peines du monde pour me relever, le sable ne favorisant pas des ‘roulé boulé’.
Une fois toutes et tous affalés sur ces poufs, un bédouin est venu nous apporter une grande
serviette que j’ai, ensuite, nouée autour de mon cou l’étalant sur mes jambes, je m’étais
constituée une table portative. Sur le sable devant chaque convive se trouvait une terrine
colorée dans laquelle baignaient des feuilles de menthe et quelques fleurs dont j’ignore le
nom. L’eau était tiède et j’y ai trempé mes doigts puisque c’était réservé à cet usage jouant
avec les feuilles et les fleurs.
Il faisait un peu frais mais tous ces feux réchauffaient l’air, c’était agréable comme un soir
d’été en Provence.
Le repas nous a été servi par de jeunes garçons. Il était constitué d’une grande brochette
d’agneau dont la chair rôtie à souhait me faisait saliver, et d’assiettes creuses remplies à ras
bord d’un couscous savamment travaillé rendant les graines extrêmement fines où rien ne
manquait, légumes coupés fins, boulettes de mouton, épices parfumées, raisins secs le tout
sous une explosion d’odeurs et aux couleurs de l’Orient.
Tenant d’une main ma brochette, de l’autre en équilibre sur ma table personnelle mon assiette
dont les effluves commençaient à titiller mon appétit, j’attendais que l’on nous apporte des
couverts. Eh bien non !!!
À Rome tu vis comme les romains, dans le désert au milieu de bédouins tu manges comme
eux … avec tes doigts.
Quelques poignées de secondes d’hésitation, toute réserve envolée, j’ai commencé à rouler la
graine de couscous aves mes doigts séparant bien les raisins secs des petits morceaux de
mouton, et hop une première bouchée dans ma bouche légèrement entrouverte. J’avais vu
faire cela dans le film Laurence d’ Arabie par Peter Otoole.
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L’agneau dégageait quant à lui une odeur des plus alléchante aussi ai-je croqué à pleine dents
cette chair si savoureuse, moelleuse, essuyant toutefois délicatement sur mes lèvres, avec ma
langue, le jus qui s’y était déposé.
J’étais Madame Cro Magnon version BCBG.
Dans ma tête tournait en boucle les propos que maman nous disait, à table,
- Servez-vous de vos couverts, découpez de petits morceaux de viande, ne vous comportez
pas comme des sauvages.
- Maman excuse-moi, je n’ai pas de couverts et ce couscous semble béni des Dieux tant il
embaume.
- S’il te plait rien qu’une fois, sois tolérante, ce soir je suis une aventurière dans le désert
Des couverts nous ont été distribués, je m’en suis servi, la civilisation est revenue au galop,
dommage.
Un bédouin muni de petits verres les emplissait à la demande de thé, et j’ai fait mon trou
normand avec du thé au jasmin, du thé à la menthe et du thé aux pignons. Pas de problème je
pouvais souffler dans le ballon, tolérance alcool zéro.
Durant le repas, et afin de couvrir le bruit fait par le groupe compresseur chargé de
l’électricité du lieu, de jeunes bédouins tapaient sur des tambourins, essayant de nous
distraire, bien qu’en ce qui me concerne la distraction venait surtout du plateau de pâtisseries
qui circulait et s’avançait vers moi.
Je ne dois pas exagérer, un seul gâteau, mais entre la raison et mon goût immodéré pour les
douceurs je cédais, sans remords, au plaisir de goûter à trois pâtisseries celles qui
aguichaient le plus mon appétit me promettant que, dès mon retour à Bouc je me mettrai au
pain sec et à l’eau.
Le tempo de la musique se faisant plus fort de jeunes hommes coiffés de chèche rouge à
carreaux blancs maintenu sur leur crâne par un cordon noir se sont mis à sauter à travers le
feu relativement haut qui se trouvait au centre du cercle, deux par deux, puis quatre par
quatre.
Nous les encouragions par des applaudissements sincères et très largement mérités.
Enfin il a fallu repartir. Notre campement de par sa situation nous avait permis d’assister à
un coucher de soleil fantastique de couleurs, j’avais l’impression que le soleil se fondait dans
le sable à l’horizon aussi je me promettais de me lever assez tôt et d’assister à son lever pour
encore en prendre plein les yeux du merveilleux.
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La salle de bain devant être utilisée à tour de rôle, j’attendis sur le devant de ma tente,
écoutant les murmures de la nuit, ceux des rares pierres en train de refroidir. Quelle sensation
de paix, de silence quand toute vie se tait, que le temps s’arrête, que la terre enfin soupire
d’aise, épuisée de la trop forte chaleur du jour. Le campement faiblement éclairé d’une
ampoule devant chaque tente, le village en bas plongé dans l’obscurité, j’avais l’impression
d’être seule face à l’immensité du désert. L’air frais parfumé était envoûtant. La nuit ruisselait
d’étoiles, le noir profond du ciel les faisait paraitre encore plus brillantes. Ici pas de pollution
lumineuse.
On dit qu’une étoile c’est une âme aussi ma foi en Dieu s’accommodant très bien avec le fait
que je suis superstitieuse, je guettais les étoiles filantes pour faire des vœux.
Au petit matin, à l’heure du petit déjeuner, nous avons rejoint le lieu du repas de la veille.
Cette fois ci ni l’allée ni les cercles étaient en feu. Toujours une belle et grande table garnie
de café noir, brulant, de soucoupes où miroitait le miel, de larges tranches de pain à la
semoule chaud et doré dont l’odeur aiguisait nos estomacs.
Nos copains les poufs que nous avions eus tant de mal à quitter la veille nous attendaient et
sans rancune nous les avons réutilisés.
Toutefois je remarquais que le sable avait été ratissé d’une façon inhabituelle sur un seul côté
du grand cercle. Je le fis remarquer à un bédouin.
- Drôle de façon de ratisser, jolie mais pas vraiment conventionnelle.
- Pas ratissé M’Dme m’a- t-il répondu …. serpents.
- Hein, quoi Serpents ? Vous voulez dire que tout autour il y avait des serpents ?
- Oui M’Dme mais pas venimeux, juste serpents venus pour le bruit et les odeurs.
DIEU du ciel, j’ai mangé entourée de serpents, alors qu’à la vue d’un seul, même en
plastique, je suis terrorisée.
Alors je les ai imaginés, nous encerclant, serpentant sournoisement tout près, nous reluquant
avec leurs yeux ronds, pupilles dilatées, leurs langues bifides essayant de nous goûter.
Là, une trace sinueuse était plus avancée que les autres.
Sûrement le chef qui menant ses compatriotes plus avant s’écriait :
- À table les copains, c’est l’heure de la gamelle.
J’ai demandé à notre guide pourquoi ne pas nous avoir prévenus, l’aventurière que j’étais
devenue le temps d’une soirée redoutait un danger imaginaire.
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Tout le campement savait que nous ne risquions absolument rien, qu’en cette période de
l’année ils se faisaient très rares, peut-être quelques-uns totalement inoffensifs, nous aurions
été affolés inutilement.
Effectivement sur le sable quelques traces espacées ne constituaient pas un réel danger.
Je les ai vite oubliés pour ne me rappeler que de ce couscous fabuleux et de cette soirée dans
le Wadi Rum où sous un plafond éclaboussé d’étoiles étincelantes, j’ai pu durant quelques
minutes communier avec le ciel et le silence du désert comme si la Terre venait de naitre.
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Les retrouvailles
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Louis avait sept ans lorsque sa mère était partie. Parfois, allongé sur son lit dans l’obscurité, il
essayait d'imaginer son visage, mais son image formée de particules telles de minuscules
constellations flottant dans la galaxie et s'éloignant les unes des autres refusait de former des
contours précis. En même temps, il résistait à toute tentation de fouiller dans la boîte de
vieilles photos posée sur l’étagère du haut dans le placard de son père, avec d’autres reliques
du passé. S'il avait su qu'il ne la reverrait plus, il aurait étudié ses traits dans les moindres
détails, en les fixant dans sa mémoire.
Pendant des semaines après son départ, il la cherchait de la sortie de classe, espérant la
trouver comme d'habitude derrière le portail de l’école un peu à l’écart des autres parents. Elle
semblait alors heureuse, mais il était possible que Louis ait manqué des signes. Lorsque papa
annonça, sa voix légèrement tremblante, que désormais ils ne seraient que tous les deux,
Louis ne demanda pas ce qui s'était passé, ni où elle était partie. Il avala sa salive pour calmer
la douleur qu’il sentait soudainement dans sa gorge et continua, comme si de rien n'était.
Ce jeudi après-midi, Louis posa son sac sur la table à manger encombrée de papier de toutes
sortes et de tasses avec des vieux sachets de thé. Louis, maintenant âgé de treize ans, était un
élève sérieux qui préférait largement la lecture au foot et qui avait gagné le respect des autres
en raison de ses comportements d’adulte. Chez lui, il aimait traîner dans cet espace entouré de
murs bleu foncé, des centaines de livres tapissant l'un des murs lui donnant une ambiance
chaleureuse, comme une vieille librairie anglaise avec des sièges usés mais confortables. Il se
dirigea vers la bibliothèque pour chercher un livre mentionné par son professeur du collège,
qu’il pensait y avoir vu auparavant.
En lisant les titres un par un, Louis tomba sur un imposant livre de cuisine posé entre les
romans classique de Victor Hugo et Stendhal. Intrigué, il le prit dans ses mains et le posa sur
la table, en poussant avec son bras une pile de lettres et de factures. Louis ouvrit délicatement
les pages marquées avec de petits morceaux de papier coloré. Il étudia avec curiosité des
recettes telles que l’Osso Bucco et le Risotto aux asperges, et des notes écrites à la main en
marge, pour ajuster la quantité d’ingrédients et le temps de cuisson, ou pour évaluer les
recettes en dessinant des petites étoiles. Habitué aux repas sans saveur ni fantaisie, Louis fut à
la fois impressionné et touché par cet enthousiasme pour la nourriture qui émanait de ces
pages.
La cuisine de son père se limitait à préparer des pâtes avec de la sauce en boîte ou à réchauffer
des plats surgelés. Louis ne s’était jamais plaint pourtant ; le fait que son papa rentrait chaque
soir à la maison pour se mettre à table avec lui était ce qui comptait le plus. Son père n'avait
jamais été bavard, mais ces derniers temps, il l'était de moins en moins. Louis faisait tout pour
rendre son papa heureux ; il faisait le clown, racontait des histoires, peu importe le contenu,
juste pour faire apparaitre un sourire sur ses lèvres. En fait, sans s’en rendre compte, Louis
compensait le manque de couleur et de saveur dans leurs assiettes et se battait perpétuellement
contre la tristesse qui se glissait dans leur vie.
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Ce soir-là, ils étaient assis devant un dîner de purée mousseline et de tranches de jambon.
L'horloge de la cuisine résonnait tandis que le père et le fils mangeaient en silence, tous deux
perdus dans leurs pensées. Louis pensait aux plats décrits dans le livre de cuisine, sur les
pages gribouillées et tâchées de sauce tomates. Ce livre réveilla en lui une envie de faire de la
vraie cuisine.
Quelque jour après, Louis se lança dans la préparation de «penne à l’arrabiata». A sa grande
surprise, les choses se déroulaient avec facilité, presque comme s’il avait cuisiné toute sa vie.
Louis se sentait à l’aise dans la cuisine, s’y connaissant beaucoup plus qu’il ne l’imaginait ; il
savait écraser de l’ail avec le côté plat du couteau, arrêter la cuisson des pâtes juste au bon
moment, et faire mijoter doucement les éléments pour extraire la meilleure saveur des
ingrédients. Mais ce fut quand il commença à couper le piment rouge et que ses yeux se
mirent à piquer, qu’il crut entendre une voix. Il leva la tête et regarda autour de lui, au-delà
de la vapeur sortant de la grande marmite mais ne vit personne - juste son vieux chat qui
faisait sa toilette tranquillement sur son coussin. Son père n’était pas encore rentré du travail
et d'ailleurs, la voix était celle d'une femme qui disait « Attention! » avec un léger accent
italien. C’était la voix de sa mère.
Louis reposa son regard sur le livre de cuisine ouvert sur le plan de travail. Il étudia à nouveau
les photos des plats une par une, toucha les mots écrits dans les marges. Louis ferma les yeux
pour se rappeler les goûts et les odeurs de ces plats, et pour la première fois depuis le jour où
son père lui avait annoncé son départ, il la vit clairement ; sa mère se déplaçant
énergiquement dans la cuisine, avec Louis assis en face, un pot de crayons de couleurs devant
lui. Louis aimait dessiner, mais il adorait encore plus regarder sa mère travailler, car pour lui,
c’était une magicienne, une créatrice de délicieux plats concoctés à partir de rien. Il put
presque l’entendre parler, expliquant au petit Louis différentes astuces de cuisine, les saveurs
des produits, les types de pâtes qui existaient en Italie. Il l’écoutait avec attention car il
appréciait tant ces moments privilégiés passés avec elle. Ces souvenirs, et surtout la présence
de sa mère qu’il sentait dans la cuisine, secouèrent Louis.
La porte sonna et son père entra, apportant avec lui une rafale de vent qui ne contenait plus le
froid de l'hiver. Louis essuya ses larmes avec sa manche et versa les pâtes « al dente » dans le
mélange d'huile d'olive, tomates et piment. Ensuite il plaça deux assiettes sur la table et cria
«à table, papa!» si fort que le chat s’arrêta de se lécher momentanément. Il avait hâte de voir
l’expression de son père, prenant sa première bouchée de «penne à l’arrabiata» un peu
piquantes, qu'il avait préparées avec l'aide de sa maman.
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Sans faim
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Longtemps je me suis promené à toute heure devant les restaurants de la capitale.
Je faisais le tour des établissements proposant de la cuisine française traditionnelle. Je ne
souhaitais pas manger. Je ne salivais pas devant les listes de plats. L’eau ne me venait pas à la
bouche mais le sourire aux lèvres, oui, devant les menus affichés, les cartes plus ou moins
alléchantes mais aux noms de mets toujours évocateurs…
Je riais beaucoup, en mon for intérieur devant :
- Les pieds paquets à la marseillaise [À quoi peuvent bien ressembler des pieds empaquetés à Marseille ? Ont-ils des champignons ?]
- La Rosette de Lyon [Qui est donc cette jeune-fille aux joues rosies sous les frimas lyonnais ?]
- Le Jésus de Morteau [Que fait le fils de Dieu à Morteau ? S’est-il égaré ?]
Et puis, il y avait aussi :
- Le tablier de sapeur [Propre ou sale le tablier ?], [Et le sapeur, c’est qui ?]
Sans parler du :
- Pont L’Evêque [« Il suffit de passer le pont » ♫♫♫ pour retrouver le prélat ?] - Saint Marcellin [Après l’évêque, le saint !!!]
Ah, j’oubliais :
- L’andouille de Vire [Il n’y en a pas que là…]
Et que dire de la barbe à papa qui serait plus savoureuse que celle de maman, qu’ajouter au
sujet des religieuses et autres odorants pets de nonne ?!!!
Devant les noms de tous ces mets dont les fourchettes de prix me faisaient voir les verres
tantôt à moitié pleins, tantôt à moitié vides, j’en avais presque les dents du fond qui
baignaient…
Et le soir du 13 juillet 2017, je cessais de rire ; tout m’écœura : les poissons panés bien morts,
les fromages de tête (beurk, beurk, beurk,…) et de brebis (galeuses ?), les pieds de mouton ou
de porc (quand on voit dans quoi ils marchent !), les filets mignons (pas laids mais…)…
Alors, à la vue du premier restaurateur que je rencontrai, je décidai que je n’allais pas lui
laisser ni le loisir, ni le temps de sucrer les fraises… J’allais l’éliminer, il paierait pour tous les
autres : il mangerait bientôt les pissenlits par la racine, grâce à moi !
Je me saisis de lui, dans l’arrière- cour de son établissement, où il fumait paisiblement et je
l’étranglai avec une ficelle à rôti de chez mon boulanger préféré où je me procurais
d’ordinaire ma baguette quotidienne. Je l’achevais, dans un brouillard à couper au couteau, en
lui enfonçant au fond de la gorge une serviette… de table, forcément !
Il ne pourrait plus jamais remettre le couvert ni remettre les petits plats dans les grands !
À la suite de mon forfait, je me constituais prisonnier dans l’heure ; et je me mis, pour une
fois, instantanément, à table ! J’avouais mon crime sans difficulté, devant l’incompréhension
générale : les policiers qui m’interrogeaient ne comprenaient goutte à mes agissements…
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Qu’importe : j’aurais droit au dernier repas du condamné. On ne me retirerait pas le pain de la
bouche.
Je mangerais sans faim !
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La table desservie
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Encore un peu à l'abri des arbres, la table desservie.
Soleil et tâches d'ombre.
La nappe, jaune vif et ses motifs Souleïado bleus (un imprimé provençal de tournesols azur).
Elle est brûlante sous le soleil de juillet.
Les chaises aussi, en plastique vert sont brûlantes et désertées, éparpillées autour de la table.
Ne reste qu'une assiette blanche, avec une tranche de jambon cru.
Éclatante dans la lumière...
Une fauvette pousse ses trilles tout près, dans les chênes verts.
Trois cigales s'évertuent à scier le temps dans le grand pin. Pas tout-à-fait la même cadence ;
ça fait comme des vagues qui s'amplifient en roulant puis se désordonnent en murmure
entêtant.
C'est la première fois qu'il y a tant de cigales ici. Les autres années, une seule annonçait que le
thermomètre avait dépassé les vingt-quatre degrés. Elle se taisait au moindre souffle et faisait
sa petite météo « je chante, pas de vent et il fait chaud ; je me tais, il ne fait plus assez chaud,
ou trop, ou il vente ».
Habitudes des lieux, ce petit coin de France somnole dans son train-train.
Les lézards sont cachés. Ils cuiraient à cette heure ; ils attendent la fraîche, comme presque
tout un chacun.
Quelques miettes sur le tissu chaud ; une grosse mouche s'affaire de l'une à l'autre, les palpe
de sa trompe et saute prestement de côté. Occupations de mouche une après-midi d'été.
Parfois un vrombissement bref, un insecte est passé.
Activité minuscule et mystérieuse. Pourquoi voler si vite et si droit ? Qu'est-ce qui affaire
ainsi les bestioles de l'air ?
L'odeur du barbecue est encore bien présente, mais la résine des pins alentour commence à
s'imposer. C'est elle qui a droit de cité dans ce site méridional; elle en est l'obligatoire
illustration parfumée et la fatale malédiction inflammable.
Une pomme de pin tombe sur la table, et rebondit au sol.
La mouche n'y prête aucune attention.
Une pie jacasse brièvement puis se tait. C'est une chaleur pour cigales, rien d'autre.
La maison à côté, calme.
Volets tirés, calme.
Plus un tintement, la vaisselle est dans la machine qui tourne certainement, ronronnement
sourd et indifférent. Vaisselle de fête, c'était l'anniversaire du grand.
Le fils.
Amour et inquiétude, les parents restent les parents.
Maison quiète, maisonnée inquiète.
Chez les voisins, l'horloge comtoise sonne l'heure ; deux tintinnabulements légers, doucement
espacés derrière l'ombre des jalousies ; ne pas déranger les siestes.
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Le fils a parlé, les parents sont inquiets.
Est-ce ainsi que nos enfants grandissent ?
Qu'est-ce qui n'a pas été dit, qui aurait dû l'être il y a longtemps ?
Questions silencieuses dans le silence de juillet.
Questions lourdes dans la chaleur de juillet.
Il a fallu expliquer, dire. A-t-il grandi sans comprendre ?
On n'a pas vraiment apprécié les merguez.
Le rosé frais n'a pas la saveur qu'il devrait. D'ailleurs maintenant il est tiède.
Repas de famille au soleil, ne reste que le soleil.
Trop chaud.
Le fils est reparti, et dans l'ombre fraîche de la maison sombre on étouffe certainement.
Murmures, inquiétude.
Calme.
Une guêpe s'intéresse au reste de jambon qui suinte au soleil. À gestes vifs et excités elle
découpe une boulette qu'elle emportera au nid.
Quelques claquements rompent la monotonie du chant des cigales, les acanthes sèment leurs
graines par tirs brefs.
Le vent qui se lève bouge paresseusement les retombées de la nappe.
La poussière est trop lourde et blanchit les pieds des chaises.
Rien ne se passe.
Les ombres ont lentement tourné, c'est tout.
Soleil et tâches d'ombre.
La nappe, jaune vif et ses motifs de tournesols bleus.
Elle est encore brûlante sous le soleil de juillet.
Les chaises aussi, en plastique vert sont toujours brûlantes et désertées, perdues comme des
îles.
Ne reste qu'une assiette, avec une tranche de jambon cru séchée.
Éclatante dans la lumière...
Une fauvette s'est tue tout près, dans les chênes verts. Trois cigales s'évertuent à scier le temps
dans le grand pin. Pas tout-à-fait à la même cadence ; ça fait comme des vagues qui
s'amplifient en roulant puis se désordonnent en murmure entêtant.
Habitudes des lieux, ce petit coin de France s'endort dans son train-train.
Les lézards sont sortis.
Quelques miettes sur le tissu chaud ; la grosse mouche est partie.
L'odeur des pins a repris toute sa place.
La guêpe n'est plus là, acanthes silencieuses.
La maison à côté, calme.
Volets tirés, calme.
Maison quiète, maisonnée inquiète.
Qui respire ?
Chez les voisins, l'horloge comtoise sonne l'heure ; six tintinnabulements légers, doucement
espacés derrière l'ombre des jalousies ; ne pas déranger.
C'était l'anniversaire du grand.
Une pomme de pin tombe sur la table, et rebondit au sol.
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C'était un dimanche d'été.
Bientôt, l'église du village sonnera l'angélus.
Tintements clairs et lointains.
Demain ça ira mieux.
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Une vie de gourmandises
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UNE VIE DE GOURMANDISES
(Poème en vers libres)
J’aimais découvrir, de leur jardin, les gourmandises.
J’examinais le pommier nu mais boutonné de rose,
J’offrais mes lèvres aux flocons du pêcher en fleurs,
Aux pétales de velours pourpré du rosier généreux.
Verveine et menthe poivrée ! Ancolies et giroflées,
Mes mains parfum bouquet.
Sous son écorce grise et plissée de pachyderme docile
Un immense figuier aspirait l’eau de la source.
Par la magie de ma mère, ses gros fruits miel et sang éclatés,
S’exposaient en pots de confiture ambrée.
Les fourmis se régalaient des prunes violettes mûres à point.
Pour nous, au goûter, le précieux nectar sombre et moelleux
Obturait la mie aérée de nos larges tranches de pain.
Les « Merveilles de Venise », impressionnants rideaux
De haricots tuteurés de bois de châtaignier,
Arrondissaient le tablier de ma mère. Et pour le plaisir de mon père :
Exquises soupes rustiques ou salades tendres et tièdes.
Se désaltérer à la délicieuse fraicheur d’une tomate lourde, écarlate et charnue !
Arôme inoubliable de ses feuilles froissées.
Les cucurbitacées, coureuses invétérées, décoraient la terre
De leurs gros ballons au vif orangé, doux à caresser.
Ils triomphaient sur la table en gratins veloutés au palais.
Les cardons corsetés de paille attendaient Noël,
Armée de « Don Quichotte » pétrifiés dans le jardin déserté.
Ma mère savait les attendrir. Sous sa sauce légère, ils fondaient !
Depuis, de tristes saisons sont passées sur ce paradis ordonné.
Ce délectable garde-manger, royaume de mon père
N’est plus que roncier, repaire de sangliers.
Les recettes de ma mère ne quittent plus son cahier.
Mais dans ma mémoire vivent gestes d’amour sur calicot bariolé.
Fruits juteux, légumes soyeux sous la rosée, fleurs butinées
Et lorsqu’aujourd’hui je dis : « à table » à mes petits-enfants,
Mon cœur se souvient de ce temps où la nature respectée
Se donnait aux humains avec tant de générosité.
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UNE VIE DE GOURMANDISES
(Ballade : poème médiéval à forme fixe)
De mon enfance j’ai gardé
Des bonheurs pommadés, croquants,
Ma mère au parfum tablier,
Papilles réveillées tout l’an,
Contes secrets, âtre brûlant,
Joues arrondies, rouge cerise.
Plaisirs généreux, éclatants.
Vivez la vie en gourmandise.
Duels ardents gourmands, gourmets
Friands feuillets, plumes crissant,
Au piano, artistes toqués,
Divins, enivrants vins d’autan !
Croquembouches, mots succulents,
Brassées de lys, de mignardises,
Exquis écrits, mets mitonnant.
Vivez la vie en gourmandise.
Magie, poésie partagée
Dans tous les arts. Sur grand écran :
Festin de Babette magnifié,
Campagne, un grand Renoir…et blanc ;
Mystère éternel des amants
Voluptés, senteurs vaporise.
Sens aiguisés, troubles savants !
Vivez la vie en gourmandise.
ENVOI
Prince, écoutez votre palais
Avant qu’il ne se mondialise.
Préférez grâces aux gibets.
Vivez la vie en gourmandise.
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Vacances en Normandie
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Á table !!! Déjà la table est mise, mes trois sœurs aînées s’en sont chargées, l’une a
mis nappe, serviettes de table, dessous de plat, une autre les assiettes, les verres et les couverts
pour la troisième. Et moi, je regarde, incapable d’aider alors qu’il y a trois mois je participais.
Mais aujourd’hui impossible, je suis là, debout, immobile, spectatrice et non actrice de cette
vie familiale qui pourtant est la mienne au milieu de cette grande fratrie : cinq filles et deux
garçons, la petite dernière viendra au monde plus tard une nuit de février sous la neige. Elles
parlent, se disputent rient aux éclats avant de s’assoir dans un brouhaha que ma mère fait
rapidement cesser portant un énorme gratin de pâtes au gruyère. Une fois mon père installé,
j’ose enfin m’assoir et tendre timidement mon assiette.
La vie est en noir et blanc ce soir d’automne, veille de la rentrée scolaire, témoins tous
ces cahiers crayons, plumiers, règles, compas … posés sur le buffet blanc, cachant notre TSF.
Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus où je suis.
Ce matin, à la gare de B…, je les ai rejoints dans le train qui venait de Caen, mon père
avait réservé un compartiment entier. Tous venaient d’un séjour au bord de la mer organisé
par ma grand-mère, mémé de Bavent, sans moi, en vacances depuis début juillet chez
l’ancienne patronne de ma mère, ma marraine en l’occurrence. Ma petite valise est posée,
entre deux grosses valises dans le porte-bagages au-dessus des sièges. Et tous d’évoquer ces
vacances, durant lesquelles ils ont passé des journées entières sur une des plages du
débarquement où gisaient encore des restes d’un blockhaus construit par les allemands. Ils
ramassaient coquillages et crabes à la marée descendante, se roulaient dans le varech et
vivaient dans un petit deux-pièces, dormant dans des lits de fortune, vieux canapés matelas
posés au sol, fauteuils etc. …
Que raconter de mes vacances ? Je viens d’un monde qu’ils ne connaissent pas. Vaste
maison dans un grand jardin à la française, traversé par une rivière, au bord de laquelle
l’ancien lavoir avait été transformé en terrasse d’été, vaste maison où en plus d’une
magnifique salle de bain, chaque chambre disposait de son cabinet de toilette, vaste maison
entretenue par du personnel, vaste maison où invités évoquaient parfois ma mère, Henriette
avec beaucoup d’affection, mais aussi maison où j’étais perdue, loin de ma famille, de mes
amies de classe, maison où l’on jouait dans le jardin jamais dans la rue, maison où chaque
matin après un petit déjeuner servi sur un plateau, posé sur une commode dans la chambre de
Madame, nous attendions leur fille Caroline et moi les consignes pour savoir quels vêtements
porter avant de faire nos devoirs de vacances.
Durant tout le trajet je les écoute, émerveillée, ébahie, mais muette, dans l’incapacité
d’évoquer nos visites de châteaux, abbayes, et autres monuments, nos rares pique-niques sur
la plage de Deauville avec panier garni, transats, parasols-cabines, incapable de citer la
présence à leur table d’hommes de lettres, d’hommes d’Eglise et autres personnages de
renom, incapable d’évoquer nos invitations dans des demeures normandes.
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Bien des jours passent avant que je puisse en parler, bien des jours passent avant que
je puisse à nouveau tutoyer mes parents. Car « là-bas » les enfants vouvoient leurs parents,
mais le plus étrange était que le personnel, jardinier et bonne non seulement nous vouvoyaient
mais aussi s’adressaient à nous en commençant toutes leurs phrases par mademoiselle, et
j’étais mademoiselle Ariette. Je ne m’en suis jamais réjouie. Et ce car, imaginant que ma mère
vouvoyait les enfants de ses patrons, une certaine honte teintée de colère m’envahissait. Cette
colère et cette honte étaient d’autant plus cuisantes que je ne savais jamais, lorsque des amis
venaient chez eux comment j’allais être présentée. Je pouvais tout aussi bien être la fille de
Maryvonne, la filleule de Madame, la fille de son ancienne bonne, mais jamais Ariette tout
simplement. Mais tout ça, je ne pouvais pas leur dire.
Et ces vacances dans un monde dont j’ignorais tout, vont se répéter durant les années
qui suivent. Je les redoutais à chaque fin d’année scolaire. Alors que ma mère attendait avec
impatience le courrier m’invitant, ravie et fière qu’une de ses filles puissent profiter de ce
monde, moi, je me cachais pour pleurer, envieuse des vacances que mes sœurs passaient, dans
notre village ou en colonie de vacances.
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