7
Mémoire original Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité Psychopathological process, feeling and syndrome of vulnerability J. Bouisson a, * ,1 , M. de Boucaud b a Laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie, JE 2358, université Victor-Segalen, Bordeaux-2, 3 ter, place de la Victoire, 33076 Bordeaux cedex, France b Université Victor-Segalen, Bordeaux-2, 3 ter place de la Victoire, 33076 Bordeaux cedex, France Reçu le 24 octobre 2002 ; accepté le 9 novembre 2002 Résumé Le but de cet article est de montrer l’intérêt de prendre en compte, dans la réflexion psychopathologique, le sentiment de vulnérabilité éprouvé par le sujet à l’orée du processus psychopathologique. Les auteurs s’attachent à définir les diverses modalités de la vulnérabilité, la nature de la prédisposition et de ses facteurs, les différences entre le sentiment profondément vécu et le syndrome traduit au sein même de l’ébranlement identitaire. Ils étudient le passage du sentiment au syndrome de vulnérabilité, en tant qu’attente terrifiante d’une désagrégation interne, à partir des situations extrêmes, volontaires ou imposées. L’approche clinique des défaillances psychiques de la personne âgée et des expériences inaugurales de la schizophrénie (cas Suzanne Urban, notamment), permet de préciser la nature processuelle du syndrome de vulnérabilité. Elle invite à une lecture nouvelle de certains syndromes de désorganisation psychique aiguë. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The aim of this paper is to show the interest of taking into account, in the psychological reflection, the feeling of vulnerability met by a patient at the beginning of the psychopathological process. The authors attempt to specify the diverse modalities of the vulnerability, the nature of the predisposition and of its factors, the differences between the deeply lived feeling and the syndrome, revealed into the identitary weakening itself. They examine the way from the feeling to the syndrome of vulnerability, being like a terrifying waiting of a internal disintegration, from extreme situations, intentional or imposed. The clinical approach of psychical weakness of the elderly people and of the inaugural experiences of the schizophrenia (particularly the case of Suzanne Urban), permits to precise the processual nature of the syndrome of vulnerability. It proposes a new reading of some syndromes of acute psychic disorganization. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Processus psychopathologique ; Vulnérabilité Keywords: Vulnerability; Psychopathological process 1. Introduction Du bas latin vulnerabilis, e (qui blesse, qui ulcère), lui- même du latin vulnus, eris (plaie, mal, atteinte, revers, perte), la vulnérabilité traduit, dans le langage commun, une fai- blesse, une déficience, une hypersensibilité spécifique, à par- tir desquels l’intégrité d’un être, d’un lieu... se trouve mena- cée d’être détruite, diminuée, altérée. Présenté, dès la fin des années 1970 comme « un nouveau domaine scientifique » à explorer [2, p. 21], on peut com- prendre que l’intérêt du concept de vulnérabilité apparaisse initialement dans le champ de la psychologie et de la psy- chiatrie de l’enfant. D’abord, parce que celui-ci est l’image même de la vulnérabilité, en particulier au début de la vie. Ensuite, parce que la psychopathologie de l’enfant se trouve * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (J. Bouisson). 1 Adresse actuelle : 11, rue Pythagore, 33140 Villenave d’Ornon, France Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497 © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/S0003-4487(03)00036-2

Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

Mémoire original

Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

Psychopathological process, feeling and syndrome of vulnerability

J. Bouissona,* ,1, M. de Boucaudb

a Laboratoire de psychologie clinique et psychopathologie, JE 2358, université Victor-Segalen, Bordeaux-2,3 ter, place de la Victoire, 33076 Bordeaux cedex, France

b Université Victor-Segalen, Bordeaux-2, 3 ter place de la Victoire, 33076 Bordeaux cedex, France

Reçu le 24 octobre 2002 ; accepté le 9 novembre 2002

Résumé

Le but de cet article est de montrer l’intérêt de prendre en compte, dans la réflexion psychopathologique, le sentiment de vulnérabilitééprouvé par le sujet à l’orée du processus psychopathologique. Les auteurs s’attachent à définir les diverses modalités de la vulnérabilité, lanature de la prédisposition et de ses facteurs, les différences entre le sentiment profondément vécu et le syndrome traduit au sein même del’ébranlement identitaire. Ils étudient le passage du sentiment au syndrome de vulnérabilité, en tant qu’attente terrifiante d’une désagrégationinterne, à partir des situations extrêmes, volontaires ou imposées. L’approche clinique des défaillances psychiques de la personne âgée et desexpériences inaugurales de la schizophrénie (cas Suzanne Urban, notamment), permet de préciser la nature processuelle du syndrome devulnérabilité. Elle invite à une lecture nouvelle de certains syndromes de désorganisation psychique aiguë.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The aim of this paper is to show the interest of taking into account, in the psychological reflection, the feeling of vulnerability met by apatient at the beginning of the psychopathological process. The authors attempt to specify the diverse modalities of the vulnerability, the natureof the predisposition and of its factors, the differences between the deeply lived feeling and the syndrome, revealed into the identitaryweakening itself. They examine the way from the feeling to the syndrome of vulnerability, being like a terrifying waiting of a internaldisintegration, from extreme situations, intentional or imposed. The clinical approach of psychical weakness of the elderly people and of theinaugural experiences of the schizophrenia (particularly the case of Suzanne Urban), permits to precise the processual nature of the syndromeof vulnerability. It proposes a new reading of some syndromes of acute psychic disorganization.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Processus psychopathologique ; Vulnérabilité

Keywords: Vulnerability; Psychopathological process

1. Introduction

Du bas latinvulnerabilis, e (qui blesse, qui ulcère), lui-même du latinvulnus, eris (plaie, mal, atteinte, revers, perte),la vulnérabilité traduit, dans le langage commun, une fai-blesse, une déficience, une hypersensibilité spécifique, à par-

tir desquels l’intégrité d’un être, d’un lieu... se trouve mena-cée d’être détruite, diminuée, altérée.

Présenté, dès la fin des années 1970 comme « un nouveaudomaine scientifique » à explorer [2, p. 21], on peut com-prendre que l’intérêt du concept de vulnérabilité apparaisseinitialement dans le champ de la psychologie et de la psy-chiatrie de l’enfant. D’abord, parce que celui-ci est l’imagemême de la vulnérabilité, en particulier au début de la vie.Ensuite, parce que la psychopathologie de l’enfant se trouve

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (J. Bouisson).1 Adresse actuelle : 11, rue Pythagore, 33140 Villenave d’Ornon, France

Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/S0003-4487(03)00036-2

Page 2: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

sans cesse questionnée, au niveau du diagnostic et du pronos-tic, par une vulnérabilitéqui ne se constate « qu’après-coup »car, « àtout moment du développement où l’on fait un bilan,le constat ne porte que sur ce qui a pu apparaître jusqu’à cemoment » [2, p. 377]. Et l’on saisit immédiatement,d’ailleurs, que « l’après » est dans un lien étroit avec« l’avant », que les progrès sur la vulnérabilité, chez l’enfant,sont eux-mêmes directement liés aux progrès de la préven-tion et à l’ identification des multiples facteurs, souvent eninteraction, que les recherches actuelles arrivent peu à peu àmieux isoler [15,16,25,27,30].

L’ idée qu’une multiplicitéde facteurs, liés entre eux maisde poids différents selon les cas, pourrait expliquer la vulné-rabilité à un état psychologique donné, se retrouveaujourd’hui dans la psychiatrie adulte. Avec l’assistance demoyens informatiques performants et la possibilitéde menerdes études multifactorielles complexes, on assiste même,actuellement, à une extension de la recherche sur les vulné-rabilités au-delà du simple cadre nosologique, pour une ap-proche plus transnosographique, les modèles de vulnérabilitéproposés pour la schizophrénie, par exemple, se trouvantétendus à l’ensemble des troubles psychotiques [3]. Que cesoit chez l’enfant, l’adulte ou la personne âgée, nous noteronsque tous les travaux que nous venons d’évoquer concernentessentiellement la vulnérabilité en tant que « prédispositionà »et s’ intéressent aux liens précis entre celle-ci et la mani-festation d’un trouble, d’une maladie, d’un comportementanormal. Il s’agit de démarches objectives qui ne prennentpas en compte la perception qu’un sujet pourrait avoir de sapropre vulnérabilité. Or, que savons-nous sur ce point ?Quelles peuvent être les implications de cette perception surle comportement ? En quoi ce questionnement peut-il inté-resser la réflexion psychopathologique ? Nous nous effor-çons, ici, d’ouvrir le débat.

2. Du sentiment au syndrome de vulnérabilité

2.1. Le sentiment de vulnérabilité

Parler de « sentiment de vulnérabilité »nécessite, d’abord,que nous définissions précisément ce que nous entendons parlà, en commençant par rappeler ce qu’Anthony [2, pp. 233–234] en disait déjà lui-même dans son « étude prospective »d’un échantillon d’enfants « àhaut risque et haute vulnérabi-lité » (HRHV) : « Très tôt, nous avons fait une découvertesignificative pour nous sur le plan phénoménologique. Nousavons observé qu’un nombre appréciable de sujets HRHVexprimaient spontanément une impression de vulnérabilité.Ce sens de la vulnérabilité semblait provenir d’un cluster dephénomènes : perceptifs, cognitifs, affectifs et relation-nels... » Plus loin, Anthony précise aussi : « Quelque causequ’elle ait la première fois, cette impression de vulnérabilitécommence à devenir un genre de vie, un état d’esprit et unefaçon de regarder ce qui nous entoure avec une sensibilitéaccrue. Puis il se constitue une attente profonde d’une désin-tégration interne ou d’un désastre externe de nature inconnue

qui vous guettent au coin de la rue... » Or, si une « impressionde vulnérabilité » est ainsi saisissable chez les enfantsHRHV, on peut émettre l’hypothèse qu’ il doit être possiblede la retrouver également ailleurs, notamment chez des sujetsplacés en situation extrême. Fischer [13, p. 21], en effet,définit la situation extrême comme un ensemble d’événe-ments qui plongent les individus dans des conditions radica-lement différentes de leur vie « habituelle », ses principalescaractéristiques étant : de mettre l’ individu dans une situationdont l’ intensitéa un aspect «démesuréet insupportable » ; de« pousser à bout les facultés d’adaptation » ; de constituer« un bouleversement radical » qui précipite « dans un abîmed’où il n’est pas facile de sortir ».

Fischer distingue aussi les situations extrêmes voulues, oùles sujets choisissent d’eux-mêmes de vivre dans des envi-ronnements très éprouvants et celles qui, imposées de l’exté-rieur, placent les individus « dans des conditions tellementimprévues, bouleversantes et graves, que leur vie est stricte-ment menacée » [ibid. p. 21]. Nous avons envisagé ces deuxtypes de situations en nous appuyant sur trois récits authen-tiques : une expérience de 110 jours au fond d’une grotte[23], une expédition en solitaire de 63 jours pour tenter derallier le Pôle Nord [11], des souvenirs des camps de concen-tration de Dachau et Büchenwald [4]. À ces trois récits, nousavons ajouté, ensuite, les observations de Goldstein [17] surl’homme atteint de lésions cérébrales, de façon à étudieraussi le sentiment de vulnérabilité dans le cas d’une modifi-cation du milieu interne.

Nous avons aisément retrouvé, chez l’adulte placé ensituation extrême, les principaux éléments associés à «l’ im-pression de vulnérabilité »décrite ci-dessus par Anthony etnous avons précisé alors les contours d’un « sentiment devulnérabilité » [6] que nous définissons ainsi : dans uncontexte particulier de bouleversement et de perte des repèresles plus familiers, perte pouvant se situer tout autant dansl’environnement externe (décès de proches, perte de rôlessociaux, déracinement brutal, isolement forcé...) qu’ interne(altération de l’état de santé, atteintes organiques, déficitscognitifs, appauvrissement des relations avec le milieu d’ori-gine du fait d’une maladie grave...), apparaît un ébranlementidentitaire plus ou moins grave et une chute de l’estime desoi. Le sujet étant, désormais, dans l’ impossibilité d’utiliserses moyens et son expérience antérieure pour faire face à sanouvelle réalité, une profonde tension apparaît au sein de sonmoi, en relation avec une anxiétéd’autant plus élevée que sesressources propres ne suffisent plus à garantir sa sécurité debase ou que, redoutant de nouvelles pertes, il en vient à sesentir de plus en plus fragilisé dans sa sécurité interne.

S’ il est possible de penser que le sentiment de vulnérabi-lité vienne à s’estomper, soit à la suite d’une compensationou d’une réparation satisfaisante des pertes, soit à la suite dela découverte de nouvelles ressources en soi, on peut égale-ment penser que sa persistance favorise l’ installation de trou-bles spécifiques en relation avec l’anxiété dominante, encréant « un état d’esprit », « un regard », l’attente d’une« désagrégation interne » ou « d’un désastre interne » (cf.

492 J. Bouisson, M. de Boucaud / Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497

Page 3: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

ci-dessus), en faisant apparaître les éléments caractéristiquesde ce que nous avons appelé «le syndrome de vulnérabilité »[6].

2.2. Le syndrome de vulnérabilité

« Et pourtant, je perds la réalité des choses. J’habitederrière mes yeux, dans mon cerveau, à l’ intérieur de moncorps, mais ce n’est pas moi, ce n’est plus moi qui suis là. Cene sont plus mes gestes. Je suis absente. [...] J’éprouve enpermanence une vague culpabilitéet une peur indéfinissable.Je ne sens pas d’ennemi déclaré, mais je perçois le mal autourde moi. [...] J’ai l’ impression d’être abandonnée à un malterrible : la folie ! Si l’on ne tient pas mon esprit en laisse, sion ne le guide pas, il s’échappe vers des contrées marécageu-ses... »

Cet extrait est l’un de ceux qui illustrent le mieux, ànotreavis, le passage du sentiment de vulnérabilité àce que nousappelons le « syndrome de vulnérabilité ». V. Le Guen [23,p. 36], l’auteur de ces quelques lignes, en est à peine auseptième jour d’une expérience de chronobiologie devantdurer 110 jours, à 80 m sous terre, dans une grotte, enisolation temporelle totale. Le choix d’un site naturel a, eneffet, l’avantage de réunir à moindre frais toutes les condi-tions d’une chambre forte artificielle : température et tauxd’humiditéconstants, isolation totale de la surface et du jour,réduction des stimuli sonores, visuels, olfactifs... Nettementperceptible dès le quatrième jour, le sentiment de vulnérabi-lité va en s’amplifiant les jours qui suivent. Alors qu’ il n’y aplus aucun repère externe et qu’elle se trouve plongée dansun environnement où ce qu’elle perçoit est devenu quasimentuniforme, V. Le Guen est peu à peu dominée par une peurintense, allant jusqu’à l’ impression d’être au bord de la folie.La crise identitaire est gravissime, à la limite d’une expé-rience de dépersonnalisation. Impuissante à agir et à faireface, désespérée, dépossédée de son sentiment de contrôleinterne (« Je ne peux plus me tenir »), V. Le Guen finit mêmepar se sentir totalement dépendante d’un « on » qui puisse «guider » son esprit et « le tenir en laisse ». On peut noter,aussi, quelques éléments d’un vécu dépressif.

Nous possédons, aujourd’hui, de nombreuses descriptionsidentiques àcelle qui nous est fournie par V. Le Guen et c’està la suite du constat d’un grand nombre de convergencescliniques entre les récits et les observations de Le Guen [23],Étienne [11], Bettelheim [4] et Goldstein [17] que nous ensommes venus à définir un « syndrome de vulnérabilité »apparaissant à la suite d’un sentiment de vulnérabilité dura-ble et se manifestant, d’abord, par divers troubles anxieux. Lapeur de devenir fou, par exemple, ou des impressions dedéréalisation et de dépersonnalisation se retrouvent, saufexception, dans tous les récits, de même que la peur qu’uneactivité imaginaire, souvent intense, n’envahisse la pensée etne la déborde.

Il s’ensuit que les sujets en situation extrême ont le soucide renforcer leur vigilance aussi bien pour faire face auxrisques externes, réels ou imaginés, qu’au risque interne deperte du contrôle de soi. Toujours parmi les troubles anxieux

les plus fréquents, on note, aussi, une peur des relations avecle monde extérieur. Toute rencontre, toute relation sociale,une simple communication téléphonique, sont susceptiblesde devenir source de risque pour le sujet et donner lieu à laprojection d’un vécu persécutoire ; mais la peur la plussouvent ressentie, ici, est surtout celle de renouer des rela-tions sociales et de retrouver les siens : « Encore un paradoxe— nous dit Le Guen [23, p. 319], au moment de sortir de lagrotte, àla fin de l’expérience — je suis heureuse d’envisagermon retour à la vie [...] mais [...] j’ai peur de mes sembla-bles... »

Qu’elle paralyse — comme chez les cérébro-lésés décritspar Goldstein [17], qui donnent l’ impression d’être en voiede « pétrification, ralentis et rigides » — ou qu’elle fasses’épanouir le potentiel latent — comme chez Bettelheim [4],Étienne [11], Le Guen [23], qui déploient, àpartir de là, uneactivité intense — la peur est, en fait, toujours présente,malgréde courts répits et des périodes où elle est plus latenteque manifeste. Pour lutter contre elle et surtout pour garantirleur identité, s’assurer de la maîtrise de leur esprit, évitertoute menace de chaos interne, les sujets vont, dans le cadredu « syndrome de vulnérabilité », déployer des procédésdéfensifs identiques et caractéristiques, dont quatre en parti-culier :

• une régression à des besoins infantiles : chez tous lessujets en situation extrême, la régression concerne delarges secteurs de la personnalité, notamment quand,confrontés à leur impuissance, ils s’enfoncent dans delongs moments d’abattement. Devant une situation quiles écrase, ils se sentent alors aussi faibles et démunisque l’enfant, traduisant eux aussi, dans leurs actes, leursexpressions, leurs angoisses, des besoins similaires. Larégression n’aurait pas d’autre fonction, ici, que de per-mettre à chacun, au moins pour un temps limité, deretrouver des modes antérieurs de satisfaction et d’unecertaine façon, les gestes, les images et les mots apai-sants de l’enfance ;

• une polarisation de la pensée sur un petit nombre decontenus ou d’activités : si ce point est bien noté parGoldstein [17], il est également tout àfait caractéristiquechez Étienne [11], au moment où, en danger de mort etsoumis en peu de temps à des stress répétés, son champde conscience se trouve envahi par une ritournelle deG. Brassens dont il n’arrivera plus à se débarrasser desjours durant : «Gare au gorille ! »C’est-à-dire «gare àlamort ! » et « attention de ne plus être vigilant qu’à cetteseule pensée : se maintenir en vie » ;

• l’ installation d’un ordre fixe et rigide dans tout ce quifait partie de l’univers proche et familier : chez tous lessujets, le besoin d’ordre est vital et il est manifestementutilisé comme un moyen de lutter contre la peur duchaos interne. Il semble essentiel, dans tous les cas, queles objets de l’univers intime soient bien à «leur » place,que rien ne bouge et ne change dans le temps ;

• le besoin de garantir la permanence et la stabilité del’ identité, en veillant notamment à l’ intégritéd’un « ter-

493J. Bouisson, M. de Boucaud / Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497

Page 4: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

ritoire intime » àla périphérie de soi et en se « crampon-nant » àcertains objets : ce besoin de créer un territoireintime est noté par Fischer [13], à propos des situationsextrêmes non voulues. La « nidification », cette possibi-lité de créer autour de soi une enveloppe sécurisante,serait même l’un des premiers mécanismes d’adaptationet de survie, ainsi que le note Levi [24, pp. 71–72], dansun livre relatant son expérience au camp d’extermina-tion d’Auschwitz. Tout atteinte à la stabilitédu territoireintime serait aussitôt ressentie comme une menace pourle moi, un risque pour la permanence et la stabilité del’ identité.

3. Syndrome de vulnérabilité et processuspsychopathologique

Ayant dégagé les éléments caractéristiques du syndromede vulnérabilité et montré sa présence dans différents cas desituations extrêmes [6–8], nous nous sommes aperçus quecelui-ci pouvait être repéré, également, à l’orée du processuspsychopathologique, en particulier au cours des syndromesde désorganisation psychique aiguë. Nous nous proposonsd’en fournir ici deux exemples.

3.1. Les « défaillances psychiques du vieillard »

Parmi les nombreux documents que nous avons pu étu-dier, l’article de Postel et al. [26] est probablement l’un deceux qui offrent l’ illustration la plus évidente du syndromede vulnérabilité, leurs travaux, bien qu’anciens, étant fortbien argumentés et documentés. Les auteurs partent d’uneétude d’une centaine de cas de vieillards hospitalisés à l’hô-pital psychiatrique de Nice pour « démence sénile ». Ilsdémontrent, après une analyse diagnostique approfondie,qu’ ils souffrent non d’une démence, mais d’une « défaillancepsychique simple » dont ils décrivent les principales étapes.D’abord, le vieillard se rendrait compte, à la suite d’un deuil,d’une séparation, d’un conflit familial, que ses facultésd’adaptation diminuent. Spontanément, il choisirait, à partirde là, de limiter ses activités et si le milieu dans lequel il vitest suffisamment vigilant et attentionné, il aurait toutes leschances de pouvoir se comporter normalement et mêmed’affronter, de la manière la plus adéquate, les inévitablespetites ruptures de la vie quotidienne. Malheureusement,dans la «crise de défaillance psychique », le sujet ne parvien-drait pas immédiatement à trouver un nouveau mode d’ajus-tement satisfaisant et malgré ses tentatives pour se crampon-ner à un univers plus fermé et plus rétréci, ses effortsd’adaptation seraient de plus en plus inadéquats, suscitantune forte angoisse évoluant rapidement, à sa phase aiguë,vers une confusion anxieuse, tantôt onirique et délirante,tantôt stuporeuse.

Après plusieurs jours d’hospitalisation, l’état du malades’améliorerait très rapidement et il retrouverait même, àbrève échéance, une activité mentale normale. Cependant,pour éviter une nouvelle «crise de défaillance psychique », le

sujet aurait recours àdes stratégies défensives particulières :un besoin de ranger, de classer chaque chose à une placeattitrée, de se cramponner aux biens matériels, un refus detoute nouveautéet de l’ imprévu, un rétrécissement du champdes intérêts accompagné d’une polarisation de la pensée surles préoccupations personnelles du sujet...

L’angoisse — précisent Postel et al. [ibid. p. 895] —resterait malgré tout latente, « toujours prête à ressortir à lamoindre stimulation trop violente », avec le risque de préci-piter le sujet âgé dans une nouvelle « crise de défaillancepsychique », en cas de rupture importante dans son milieu devie.

Nous retrouvons donc bien la totalité de la séquence ob-servée dans le syndrome de vulnérabilité. D’abord, le boule-versement des repères familiers : « Sur le plan étiologique —écrivent Postel et al. [ibid. p. 907] — on peut citer lescarences alimentaires, les affections cardio-vasculaires, lestraumatismes et leurs complications, comme causes favori-santes. Mais les véritables causes déclenchantes [de la crisede défaillance psychique] sont d’ordre psychoaffectif : lesdeuils, les séparations, les émotions violentes, les conflitsfamiliaux, les changements de situation et surtout les hospi-talisations. » Ensuite, un ébranlement identitaire qui, en cecas, est particulièrement sévère : « L’équilibre psychiqueparaît définitivement rompu — nous disent Postel et al. [ibid.pp. 879-880] — et le vieillard ne peut plus se raccrocher auxdébris de son univers fermé, chèrement acquis et jusque-làmaintenu. Il sombre assez vite dans un état confusionnel... »L’anxiété est alors au cœur du tableau clinique. Les auteursajoutent que « cette confusion mentale anxieuse, d’un pointde vue strictement nosologique, rentre dans le cadre des« psychoses réactionnelles » et que ces « psychoses réaction-nelles », vraies ou spontanées, comme l’avait préciséJaspers,sont celles qui ne seraient pas nées sans l’événement-choc... ». Même sorti de la phase confusionnelle, le vieillardreste dans un état de tension et d’angoisse permanente et lapérennité de ce sentiment d’ insécurité (de ce « sentiment devulnérabilité ») s’accompagne alors du « besoin d’un cadrelimité, d’un environnement rétréci, d’une discipline métho-dologique, d’une uniformitéde vie. Il se plie de plus en plusrigoureusement à de vieilles habitudes, à un horaire méticu-leux. Il se refuse aux changements, aux excitations brutales,aux affects trop intenses » [ibid. p. 879].

Pour contenir ses angoisses et préserver son Moi, levieillard met alors en place les quatre stratégies défensivesles plus typiques du syndrome de vulnérabilité.

• la régression : «... il est certain que la sénilité et ladésocialisation conduisent àune régression [...] et qu’onassiste à la réapparition de “patterns” infantiles, deconflits anciens... » [ibid. p. 895] ;

• la polarisation de la pensée sur un petit nombre decontenus et d’activités : « Depuis mon deuil, j’ai du malàm’ intéresser àautre chose qu’à mon propre sort [...] etmon attention se réduit à quelques soucis personnelsparmi lesquels mon travail occupe la plus grande place[...]. Force m’est d’éviter l’éparpillement, de me replier

494 J. Bouisson, M. de Boucaud / Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497

Page 5: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

sur moi-même » (Lettre de Roger Martin du Gard, citéepar Postel et al. [ibid. p. 892] ) ;

• l’ installation d’un ordre fixe et rigide dans tout ce quifait partie de l’univers proche et familier « Sur le plantemporel, l’horaire de sa vie devient de plus en plusrigide ; les jours se suivent d’une manière monotone et levieillard fait tout ce qu’ il peut pour augmenter encorecette monotonie [...] » [ibid. p. 893] ;

• le besoin de veiller à l’ intégritéd’un « territoire intime »et de se « cramponner » à certains objets : le vieillard« range chaque chose à une place attitrée ; il ne toucheplus à l’ancienne décoration ; tout changement dans lemobilier est pour lui un rude coup que la jeune généra-tion ne comprend pas » [ibid. p. 892]. Postel et al. [ibid.p. 894] soulignent aussi « l’avarice » du vieillard et « lafausse sécurité donnée par la rente [...] ou même lalessiveuse pleine de billets, à laquelle le vieillard secramponne [...] ».

3.2. « Le cas Suzanne Urban » (L. Binswanger)

Il nous semble inutile d’exposer dans le détail le cas deSuzanne Urban [5]. Cette « étude sur la schizophrénie » étantun document bien connu, nous ne ferons que rappeler l’es-sentiel des données biographiques et anamnestiques, tellesqu’elles nous sont fournies par Binswanger, au début de sonouvrage.

Suzanne Urban a 48 ans quand elle est hospitalisée à laclinique Bellevue de Kreuzlingen. Elle est mariée et sansenfant, fille d’un avocat réputé et troisième enfant d’unefamille juive « très considérée ». Choyée par ses parents, sondéveloppement, lors de sa petite enfance, est tout à faitnormal. Intelligente et très précoce, égoïste et autoritaire, ellecherche à dominer son entourage, est scolarisée à la maisonde 7 à11 ans, va au lycée, se montre une élève modèle, a peude camarades. Elle se marie avec l’un de ses cousins, aprèsavoir entendu des étudiants dire en parlant d’elle, « ravissantejeune fille de 21 ans » : « La belle X. se fait vieille ! » Sonmari l’ idolâtre, éloigne d’elle tous les soucis matériels, luipermet de vivre dans un environnement protecteur, où Su-zanne Urban ne semble pas subir de graves stress, du moinsjusqu’aux 11 mois qui précèdent son hospitalisation à laclinique de Bellevue. Onze mois avant, en effet, alors qu’elleaccompagne son mari pour une cystoscopie et qu’elle attenddans une pièce contiguë, elle est extrêmement choquée parles plaintes qu’elle entend puis par sa rencontre avec lemédecin lui annonçant que son mari souffre d’un cancer de lavessie au pronostic très sombre. Dès lors, Suzanne Urban nedort presque plus, devient triste et affligée, pleure jour et nuit,ne s’ intéresse plus qu’au cancer de son mari, subodore par-tout des dangers, se sent observée et persécutée. Quatre moisavant son hospitalisation, elle refuse de se nourrir et semontre de plus en plus agitée et anxieuse, exprimant desidées morbides de relation et de persécution. Au fil dessemaines, le système délirant devient de plus en plus précis etBinswanger en vient àposer le diagnostic d’une schizophré-nie avec délire de persécution.

En revisitant le texte de Binswanger, nous nous sommesaperçus que les principaux éléments que nous décrivions toutau long de la séquence allant du sentiment au syndrome devulnérabilité étaient présents, également, dans le cas de Su-zanne Urban. En fait, ce sur quoi insiste Binswanger, c’estprincipalement sur la spécificité de « l’être dans le monde »du schizophrène et à travers un cas où « le problème de laschizophrénie atteint son acmé », sur « le processus demétamorphose » qui correspond au « processus schizophré-nique » : « Il s’agit pour nous — écrit-il [p. 13] — de suivre lecheminement de la présence, lorsque, abandonnant la riche etlarge plénitude de sa base — de sa structure fondamentale —celle-ci s’aiguise jusqu’au délire et se tient à cette pointeextrême. » Au centre de cette métamorphose, comme situa-tion de départ et « réaction déclenchante » [ibid. p. 116] dudélire, Binswanger place la « scène originaire » [ibid. pp. 36–38]. Elle se situe à un moment où Suzanne Urban se trouvefragilisée par un deuil récent dans la famille de son mari etpar sa ménopause. Surgit alors un événement qui— Binswanger l’écrit tel que [ibid. p. 36] — « va mettre enextrême danger le soutien qui, pour elle, signifie “sécurité” ».On est bien là face àune expérience dont les caractéristiquescorrespondent à celles de la situation extrême décrite parFischer [13] (cf. ci-dessus), c’est-à-dire face à un boulever-sement radical du monde du sujet. La « mine si effrayante etdépourvue d’espoir » du médecin lui annonçant la nouvelledu cancer de son mari et la sentence de mort qu’ il prononce« changent la physionomie du monde » [5, p. 37] et fonts’effondrer les repères les plus familiers, en renversant l’êtretout entier. Le « ... monde familier s’est transmué en une“ image du monde” insolite, en une caricature ou une gri-mace... » [ibid. p. 47]. L’être est ébranlé jusqu’au plus pro-fond de soi : «Le Soi — nous dit très explicitement Binswan-ger [ibid. p. 43] — n’est plus capable désormais d’affirmerson indépendance dans le monde, de s’élaborer à partir dumonde en un soi différencié ou authentique, en un mot, iln’est plus capable d’exister en tant que Soi... » Dès lors,Suzanne Urban ne dort presque plus et vit dans la terreur, semettant « àsubodorer partout des dangers » [ibid. p. 17], toutcomme nous avons pu le noter chez plusieurs sujets ensituation extrême, dans ce moment où l’anxiété, à son pa-roxysme, ne les quitte plus et les oblige à demeurer dans unqui-vive permanent. C’est dans ce moment aussi que lesyndrome de vulnérabilités’ installe et se devine à travers sesstratégies défensives les plus typiques. Elles sont parfaite-ment identifiables dans la description qui nous est faite du casde Suzanne Urban. On y trouve, en effet :

• la régression : juste avant de nous parler lui-même de« régression » de la personnalité [ibid. p. 61], Binswan-ger décrit le comportement auto-érotique de SuzanneUrban lors de son séjour à la clinique Bellevue : succé-dant au « sentiment de pudeur ou mieux encore, de hontevis-à-vis des autres », l’histoire clinique « nous apprendque la malade se masturbe —sans pudeur— devant lesyeux mêmes de son infirmière » ;

495J. Bouisson, M. de Boucaud / Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497

Page 6: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

• la polarisation de la pensée sur un petit nombre d’activi-tés ou de contenus : toute l’énergie de Suzanne Urban estemployée à retarder la progression du cancer de sonmari. Elle lit « toute la littérature médicale sur la ques-tion » [ibid. p. 17], assiste à tous les examens, se chargeelle-même des analyses d’urine... Elle « ne s’ intéressaitplus qu’au cancer de son mari » [ibid. p. 38], était« incapable de penser à autre chose qu’à raccourcir lessouffrances... » [ibid. p. 21], n’avait plus de relationsavec son entourage « qu’en fonction de ce thème » [ibid.p. 39], ne supportait « aucune conversation dis-trayante... » [ibid. p. 17] ... ;

• l’ installation d’un ordre fixe et rigide dans tout ce quifait partie de l’univers proche et familier : il nous fau-drait détailler ici tout le quatrième paragraphe du chapi-tre sur « l’analyse existentielle », intitulé : « Le temps »[ibid. pp. 83–93]. Binswanger en vient là à décrire ledéroulement de la structure temporelle constituant l’es-sentiel du processus psychopathologique : « Or —écrit-il [ibid. p. 86] — le passage de cette structuretemporelle, déjà si labile, de la déchéance extrême àcelle de l’atmosphère de la terreur, se reconnaît àce quece jaillissement où se constitue le présent qui caractérisela temporalité déchue, le fait d’être emporté par le tour-billon du présent, ne peut plus être récupéré par ladécision afin d’épanouir la situation en tant que momentstable. » Binswanger précise alors comment, à partir dela scène originaire et l’expérience de la terreur, le tempsse fige et devient rigide, tout étant ramené « àun enchaî-nement d’éléments bien ordonnés » [ibid. p. 90]. « Pouremployer une expression populaire, nous pourrions direque le paradis sur terre serait [...] que tout demeurâtinchangé » [ibid. p. 83]. Et au monde particulier detemporalisation de la présence correspondrait, aussi,dans l’expérience délirante, un mode particulier de spa-tialisation. En effet, si le temps s’ordonne dans un ordremonotone, l’expérience, au niveau de l’espace, « tourneen rond » dans le cercle étroit de la « vieille rengaine »[ibid. p. 91]. Binswanger précise même que « le rétrécis-sement de l’espace vécu comme théâtre de la terreurtrouve son fondement dans le rétrécissement de la struc-ture temporelle que l’on constate dans l’expérience déli-rante » [ibid. p. 91]. Le lien avec la dernière stratégiedéfensive du syndrome de vulnérabilité s’éclaire alorstout à fait ;

• le besoin de veiller à l’ intégritéd’un « territoire intime »et de se « cramponner » àcertains objets : depuis long-temps, mais plus encore à partir de la scène originaire,Suzanne Urban réduit tout son espace au seul espacefamilial. Nous pourrions dire que le « territoire intime »de Suzanne Urban, ainsi que les « objets » auxquels ellese « cramponne », ne sont plus représentés que par samère et son mari. « La mère ne doit pas tomber ma-lade ! » — écrit Binswanger [ibid. p. 83]. Tout change-ment constitue ici une catastrophe, d’où les efforts dé-mesurés pour maintenir cette continuité, le soin

hypocondriaque de la santéde la famille et surtout de lamère. Toute atteinte du noyau familial, tout péril possi-ble, sont aussitôt ressentis par Suzanne Urban commeune menace pour le soi, «une menace touchant la base etle fondement de la présence » [ibid. p. 84].

4. Discussion et conclusion

Nous tenons àpréciser, tout d’abord, que si l’angoisse et ladépersonnalisation font partie du syndrome de vulnérabilité,il convient cependant de les distinguer de ce tableau cliniquegénéralement plus large et plus diversifié.

Dans sa forme spécifique, l’angoisse est faite du sentimentdramatique de la menace imminente de mort. Très tôt, HenriEy [9, p. 17] définit l’angoisse comme « l’ensemble destroubles physiques qui concourent àdonner à l’anxieux l’ im-pression qu’ il est serré dans un étau, étranglé, tordu, auxportes mêmes de la mort ». C’est, suivant le langage deSénèque [29, p. 17], la « méditation sur la mort ». Et si« l’homme est une synthèse d’âme et de corps portée parl’esprit », selon l’expression de Kierkegaard [22, p. 17], sesentir exister en un instant tragique au cœur de l’angoisse etprendre à cette minute conscience de sa solitude, c’est unmoment de l’expérience humaine globale [12, p. 60]. L’an-goisse est ainsi faite de l’envahissement dramatique du sujetpar des forces intérieures brisant l’unité de la personnalité.L’angoisse existe à ce moment où l’esprit réalise qu’ il estcette synthèse jamais achevée et toujours remise en questionet impossible car l’âme et le corps ne sont pas naturellementunis. L’angoisse ébranle beaucoup de résonances d’une ma-nière intense et ambiguë et l’ intensité met en jeu « la saisieexplicite de l’unité originelle de l’être, de l’être-là », selonl’expression de Heidegger [18, p. 210].

La dépersonnalisation est aussi un état bien spécifique oùl’ individu ne se reconnaît pas lui-même comme personne[28]. Ce sont les formes de l’expérience vécue du sujet« éprouvant l’angoisse de perdre le sens de sa personnalité,de la consistance de son corps, de la familiarité, voire de laréalité de l’ambiance où il vit et qui, se cherchant au miroirintime de sa conscience, n’en reçoit que l’ image de sa propreperplexité d’être comme n’étant pas » [14, p. 1].

Il y a aussi le sentiment d’envahissement du corps et del’être tout entier, avec l’ impression de ne pas vivre réelle-ment. Le sentiment de l’ identité de son corps et de son êtreest directement concerné dans l’ interrogation sur sa propreréalité. C’est bien le cas où le sentiment d’altération du moicorporel intervient dans la quête de l’ irréel et rencontre auplus haut point le narcissisme de ces personnalités. Lecontexte est aussi fait de conflits intrapsychiques très diffici-les à vivre et à assumer, avec la douloureuse maîtrise dutemps.

Ces états sont souvent très intriqués au syndrome de vul-nérabilité. Mais celui-ci comporte généralement une dimen-sion processuelle plus accusée correspondant au déroule-ment initial d’un processus psychopathologique s’ installantprogressivement en associant de nombreux symptômes.

496 J. Bouisson, M. de Boucaud / Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497

Page 7: Processus psychopathologique, sentiment et syndrome de vulnérabilité

Le syndrome de vulnérabilitécorrespond, selon nous, àunprocessus psychopathologique spécifique. Certes, il est cons-titué de divers éléments cliniques et de sentiments polymor-phes capables de rendre compte de son déclenchement et deson émergence au sein de la personnalité. Mais il y a danstout processus psychopathologique une difficultéde compré-hension qui ne peut s’expliquer que par la mise en jeu d’unfacteur hétérogène à la compréhension elle-même. Jaspers[19] a beaucoup insisté sur cette dimension et il appelaprocessus psychopathologique ce qui doit rendre compterationnellement de cette incompréhensibilité. Il existe ainsiune certaine discontinuité entre les dynamismes antérieurscontribuant au bouleversement psychique et le déroulementtemporel de la désorganisation psychique qui en résulte.Mais les travaux ultérieurs ont permis de compléter cettenotion de processus psychopathologique [1,20]. Il apparaîtalors constituéde l’émergence des troubles psychiques cons-titués dans une longue temporalité en étroite relation avec ledynamisme inconscient, l’histoire du sujet, sa vie biologiqueet son activité imaginaire. Ces étroites relations nous permet-tent de saisir la continuité dans ce qui était apparemmentdiscontinuité, par exemple dans une difficultéde compréhen-sion de la dynamique des troubles.

Henri Ey [10] apportera un approfondissement de la no-tion de processus psychopathologique. Il s’agit alors d’undynamisme qui, par les forces affectives et notamment lasphère inconsciente des pulsions et de leurs représentants, vas’ imposer comme désorganisation de l’être conscient de lapersonnalité. Il est fait de productions idéo-affectives quipoussent les forces de l’ inconscient des pulsions et des désirsà envahir et même à anéantir, le système de la réalité en luisubstituant un monde fantasmatique.

Tout en soulignant l’ intérêt d’une approche centrée sur leprocessus psychopathologique pour la compréhension desphénomènes cliniques, notre réflexion s’est surtout efforcéede montrer l’ importance d’une prise en compte du momentd’entrée dans le processus de vulnérabilité. Jung, déjà, en1943, avait particulièrement insisté sur ce point : « L’explo-sion d’une névrose ou d’une psychose est toujours marquéepar une période et un état d’ébranlement au cours desquelscommence à disparaître l’ impression de sécurité inhérente àla vie normale. L’affolement, l’ instabilité qui en résultentaffectent profondément l’ inconscient qui se révolte contre ledésarroi, l’unilatéralitéou la perversion de la conscience... »[21, p. 313]. Il nous semble que les concepts exposés ici,forgés dans notre pratique clinique, peuvent inviter à unelecture nouvelle de certains syndromes de désorganisationpsychique aiguë.

Références

[1] Abdelfattah A. Troubles cognitifs et vulnérabilité dans les psychosesschizophréniques. Ann Méd Psychol 1994;152:45–8.

[2] Anthony EJ, Chiland C, Koupernik C. L’Enfant vulnérable. Paris:PUF; 1982.

[3] Berner P. La transnosographie dans la perspective du modèle devulnérabilité. Ann Méd Psychol 1994;152:50–1.

[4] Bettelheim B. Le Cœur conscient. Paris: Laffont; 1972.[5] Binswanger L. Le Cas Suzanne Urban. Paris: Desclée de Brouwer;

1957.[6] Bouisson J. Le syndrome de vulnérabilité. Nervure 1995;8:17–27.[7] Bouisson J. Le « Pigeon », le « coup de vieux », le « syndrome de

vulnérabilité ». Pratiques Psychologiques 2000;3:37–48.[8] Bouisson J. Vulnérabilité psychologique et routinisation chez les

personnes âgées. Habilitation à diriger les recherches. Bordeaux 2:Bibliothèque UniversitéVictor Segalen; 2002.

[9] Ey H. In: Favez-Boutonnier J, editor. L’Angoisse. Paris: PUF; 1945.[10] Ey H. La Conscience. Paris: PUF; 1968.[11] Étienne JL. Le Marcheur du Pôle. Paris: Robert Laffont; 1986.[12] Favez-Boutonnier J. L’Angoisse. Paris: PUF; 1945.[13] Fischer GN. Le Ressort invisible (vivre l’extrême). Paris: Le Seuil

« Psychologie »; 1994.[14] Follin S., La dépersonnalisation, Encyl Méd Chir Psychiatrie 1961,

37128A30.[15] Fortin L, Bigras M. Risk factors exposing a child to develop behavo-

rial disorders of preschool. A review, Emotional and Behavorial Dif-ficulties 1997;2:3–15.

[16] Fortin L, Bigras M. La résilience des enfants : facteurs de risque, deprotection et modèles théoriques. Pratiques Psychologiques 2000;1:49–63.

[17] Goldstein K. DerAufbau des Organismus, Nijhoff : Haag (Trad fr. : LaStructure de l’organisme, Paris : Gallimard, 1951). 1934.

[18] Heidegger M. Article Heidegger. La Philosophie. Paris: Centred’Étude et de Promotion de la lecture; 1969.

[19] Jaspers K. Psychopathologie générale. Paris: Alcan; 1928.[20] Jouvent R, Widlöcher D. Les théories psychologiques, la vulnérabilité

et la dépression. L’Encéphale 1994;20:639–43.[21] Jung G. L’Homme à la découverte de son âme. 8, 1966. Paris: PBP;

1943.[22] Kierkegaard S. In: Favez-Boutonnier J, editor. L’Angoisse. Paris:

PUF; 1945.[23] Le Guen V. Seule au fond du gouffre. Paris: Arthaud; 1989.[24] Levi P. Se questo éun uomo, Turini : Giulio Einaudi (Trad. fr. : Si c’est

un Homme, Paris : Julliard, 1994). 1958.[25] Muffit TE. The neuropsychology of conduct disorder. Developmental

Psychopathology 1951;5:135–51.[26] Postel J, Rancoule M, Postel M, Luksemberg M. Les défaillances

psychiques du vieillard. Ann Méd Psychol 1961;1:877–912.[27] Ramsey E, Walker HM. Family management correlates of antisocial

behaviour among middle school boys. Behaviour Problems 1988;13:187–201.

[28] Schilder P. L’ Image du Corps. Paris: Gallimard; 1968.[29] Sénèque. In: Favez-Boutonnier J, editor. L’Angoisse. Paris: PUF;

1945.[30] Voydanoff P. Economic distress and family relations, A review of the

eighties. Journal of Marriage and the Family 1990;52:1099–115.

497J. Bouisson, M. de Boucaud / Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 491–497