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Quatre poètes au Jardin des Oliviers
par
Joselle Baril
Mémoire de maîtrise soumis à la
Faculté des études supérieures et de la recherche
en vue de l'obtention du diplôme de
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et de littératures françaises
Université McGill
Montréal, Québec
Août 2003
© Joselle Baril, 2003
1+1 Library and Archives Canada
Bibliothèque et Archives Canada
Published Heritage Branch
Direction du Patrimoine de l'édition
395 Wellington Street Ottawa ON K1A ON4 Canada
395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada
NOTICE: The author has granted a nonexclusive license allowing Library and Archives Canada to reproduce, publish, archive, preserve, conserve, communicate to the public by telecommunication or on the Internet, loan, distribute and sell th es es worldwide, for commercial or noncommercial purposes, in microform, paper, electronic and/or any other formats.
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• •• Canada
AVIS:
Your file Votre référence ISBN: 0-612-98414-1 Our file Notre référence ISBN: 0-612-98414-1
L'auteur a accordé une licence non exclusive permettant à la Bibliothèque et Archives Canada de reproduire, publier, archiver, sauvegarder, conserver, transmettre au public par télécommunication ou par l'Internet, prêter, distribuer et vendre des thèses partout dans le monde, à des fins commerciales ou autres, sur support microforme, papier, électronique et/ou autres formats.
L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur et des droits moraux qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation.
Conformément à la loi canadienne sur la protection de la vie privée, quelques formulaires secondaires ont été enlevés de cette thèse.
Bien que ces formulaires aient inclus dans la pagination, il n'y aura aucun contenu manquant.
RÉSUMÉ
Pendant la période romantique, plusieurs poètes expriment leur VISIOn du
sacerdoce poétique à travers la figure de Jésus au Jardin des Oliviers. Alors que
Lamartine s'approprie la souffrance du Christ pour se proclamer poète-prophète, Vigny
refuse le silence divin, défendant sa mission prophétique contre Dieu lui-même. Si Hugo
ne semble pas tenir compte du sens de l'agonie pour faire de Gethsémani un lieu de
gloire, Nerval, quant à lui, décline la notion même de mission christique et annonce, par
l'énonciation de la mort de Dieu, ce que Hugo Friedrich appellera la « transcendance
vide »1, signe par excellence de la poétique moderne. Par ses aspirations mêmes, le
romantisme a fait basculer la poésie dans la fin de la transcendance. Nous nous proposons
d'observer, dans ces poèmes2, le passage du romantisme à la modernité à travers la
représentation de Jésus à Gethsémani.
ABSTRACT
In the course of the romantic movement, the vision of the poetic ministry has been
expressed by several poets through the figure of Jesus at the Mount of Olives. While
Lamartine appropriates the suffering of Christ in order to proclaim himself to be a poet
prophet, Vigny refuses the silence of God. He, thus, accomplishes his poetic mission
against God. Whereas Hugo does not take into consideration the meaning of Jesus' agony
in order to make the Gethsemani a place of glory, Nerval rejects the notion of a Christlike
mission. Hence, by putting into words the death of God, he foretells what Hugo Friedrich
will later calI an "empty transcendence", which is the very sign of modern poetics.
Romanticism carried within itself the signs of the end of transcendence of poetics.
Therefore, we will analyse the transition of romanticism to modernity in these four poems
through the representation of Jesus Christ at Gethsemani.
1 Voir Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976.
2 « Gethsémani ou la mort de Julia» d'Alphonse de Lamartine, « Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny, un extrait (strophes VI, VII et VIII du Chapitre intitulé Jésus-Christ) de La Fin de Satan de Victor Hugo et « Le Jardin des Oliviers» de Gérard de Nerval.
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier les gens qui m'ont si aimablement appuyée pendant les trois
années que dura la création de ce mémoire.
Je remercie tout particulièrement mon directeur, le professeur Yvon Rivard, grâce
à qui ce mémoire a été mené à terme. C'est sa vision de la littérature qui m'a d'abord
inspirée et m'a permis d'aller plus loin. De plus, sa très grande patience, ses conseils
toujours justes et ses encouragements me furent des plus précieux.
Mes remerciements vont également aux professeurs François Hébert et Stéphane
Vachon qui ont su me proposer des pistes de réflexion qui se sont avérées des plus
fructueuses. Leurs conseils et leur enseignement m'ont beaucoup appris.
Toutes mes pensées vont finalement à ceux qui, par leur présence et leur savoir
m'ont soutenue, aidée et accompagnée. Je pense à ma famille, si grande et si unie, dont
l'amour embellit tout ce que je fais. Je remercie de tout cœur mes irremplaçables amis:
Hélène, Sébastien, Renée-Claude, Julie, Pierre-Yves et Diane, qui ont rendu cette
rédaction plus facile. À tous, encore une fois, merci.
TABLE DES MATIÈRES
RÉsuMÉ / ABSTRA CT •••••...•...•......•........••.....•...•.••.••..•....•.••..•.......••........••••.•.•••• i
INTRODUCTION ....•...•.••........•.......•.•......•...........••..........•..•....•..••••..•••••.•••••..•.... 1
Le Christ au Jardin des Oliviers: figure du poète sacré ........................................... 1
La sacralisation de la poésie ........................................................................................ 2
Le Christ romantique: un poète-prophète ................................................................... 6
Le Jardin des Oliviers .................................................................................................. 9
De la foi au désenchantement .................................................................................... 14
CHAPITRE 1 .................................................................................................... 16
La douleur comme marque d'élection dans «Gethsémani ou la mort de Julia» de
Lamartine ..................................................................................................................... 16
Le sacerdoce lamartinien ........................................................................................... 17
Naissance d'une mission ............................................................................................ 19
Le voyage en Orient. .................................................................................................. 21
Gethsémani ................................................................................................................ 24
Le retour ..................................................................................................................... 30
CHAPITRE II ................................................................................................... 33
Le silence divin ou «Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny ............................ 33
Les poèmes philosophiques ....................................................................................... 37
Le Mont des Oliviers ................................................................................................. 39
Le Silence ................................................................................................................... 48
L'esprit pur et la transcendance interne ..................................................................... 50
CHAPITRE III ................................................................................................. 52
Hugo, sauveur de Satan, ou Le Jésus de l'exil .......................................................... 52
Satan pardonné ........................................................................................................... 55
Le Rédempteur ........................................................................................................... 57
Le prophète de Gethsémani ....................................................................................... 65
Le Jésus de l'exil ........................................................................................................ 77
v
CHAPITRE IV ................................................................................................. 79
« Le Christ aux Oliviers» de Nerval ou Dire la mort de Dieu ................................. 79
Créer le souvenir ........................................................................................................ 80
Chimères .................................................................................................................... 83
Le Christ aux Oliviers ................................................................................................ 88
Le symbole ............................................................................................................... 100
CONCLUSION ................................................................................................ 103
INTRODUCTION
Le Christ au Jardin des Oliviers:
figure du poète sacré
Et ils viennent en un domaine dont le nom est Gethsémani, et il dit à ses disciples: "Asseyez-vous
ici tandis que je prierai ". Et il prend Pierre et Jacques et Jean avec lui, et il commença à être
effrayé et angoissé. Et il leur dit: "Mon âme est triste jusqu'à la mort; restez ici et veillez ". Et
s'étant avancé un peu, il tomba à terre, et il pria pour que, s'il était possible, l 'heure passât loin de
lui. Et il disait: "Abba! Père! Tout t'est possible; éloigne de moi cette coupe. Mais ne fais non pas ce
que moi je veux, mais ce que toi tu veux ". Marc. XIV, 32-36.
En grandissant sur les ruines et les nouvelles constructions du XIXe siècle, la
littérature moderne a instauré ses propres traditions sur lesquelles le XXe siècle a érigé ses
certitudes et sa pensée. Le mythe moderne, se nourrissant des mythes anciens, les
transforme et, parfois, les détruit. Le mythe de la mort de Dieu, investissant la
mythologie chrétienne, la renverse dans l'idée de ce vendredi saint définitif. Alors que
l'imaginaire collectif attribue à Nietzsche la naissance de ce nouveau mythe, nous savons
que, bien avant lui, Jean-Paul Richter, grande figure du romantisme allemand, écrivait un
2
Songe l où il entrevoyait cette même possibilité. Par contre, c'est dans un contexte
totalement différent que Richter inscrivait la fin de Dieu, voulant davantage alerter les
philosophes contre l'horreur de leurs froides conjectures que véritablement proclamer
cette mort. En effet, après un XVIIIe siècle d'athéisme allègre, les écrivains romantiques
aspirent à retrouver le souffle sacré qui leur dictera la voie et changent le problème de
l'inexistence de Dieu en une mort tragique qu'il faut éviter. Ils tentent ainsi de transférer
le problème divin du domaine de la raison au domaine du sacré pour reformer le lien qui
s'était brisé avec la toute-puissance.
Nombre de poètes se sont inspirés du songe de Richter, dans lequel le Christ mort
visite le chaos de l'au-delà où nul ne règne. Par la figure du Christ lui-même, ils vont eux
aussi se confronter à l'apparence de l'absence divine afin de la dépasser. En procédant à
ce que Paul Bénichou appelle l' autosacralisation du poète2, les romantiques tenteront de
se faire les guides spirituels du siècle et d'établir une transcendance du signe. Par le
verbe transcendant, ils participeront au progrès de l'humanité, mais surtout, aux grands
desseins divins.
La sacralisation de la poésie
Après la révolution, le philosophe, qui s'était fait concurrent direct et successeur
du théologien, est à son tour mis au pilori par le vaste mouvement contre-révolutionnaire
du début du XIXe siècle. La contre-révolution littéraire, en condamnant le philosophe
1 Jean-Paul Richter, «Songe» dans Choix de rêves, Paris, Librairie José Corti, [1796] 1964, p. 127-132.
2 Voir Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Librairie José Corti, 1973.
3
qu'on accuse entre autres choses d'avoir tué la poésie, profite au poète. Celui-ci est le
seul à détenir le secret de l'émotion vraie, de la beauté littéraire. Les concepts de beauté
et de vérité se voient alors réunis3 en une équivalence qui fait de la poésie une manière
plus pure d'accéder à la vérité. C'est pour tourner la littérature vers le sacré qu'on
l'arrache à la raison des philosophes, car le christianisme est une vérité faite de mystère,
un clair-obscur favorable à la beauté. Mais ce savoir mystérieux n'est pas complètement
caché et quelques élus y auront accès. Certains, comme en témoigne l'ouvrage d'Albert
Béguin, verront dans leurs rêves une fenêtre ouverte sur l'infini4. D'autres chercheront
dans une expérience étroite de la nature un rapport privilégié avec le créateur. Mais la
plupart des poètes chercheront en eux-mêmes, dans leur don créateur, la voix de Dieu, car
« le langage du ciel, dit Swedenborg, ne s'apprend pas; imprimé dans chacun, il dérive
de l'affection et de la pensée même. Cette définition de la langue du ciel est la plus
exacte qu'on puisse donner de la poésie 5». La véritable beauté poétique se trouve donc
dans le secret du rapport au divin qui fait du poète un être privilégié. Ainsi, l' « apologie
du christianisme par la beauté sacre le poète prêtre désigné du beau 6». Prêchant et
désignant le chemin au peuple de France, le poète romantique, à la manière de Napoléon,
procède à son autosacralisation, montrant ainsi sa totale liberté et son rôle nouveau, son
sacerdoce poétique.
3 Voir Frank Paul Bowman, Le christ romantique, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 222 et Paul Bénichou, op. cit., p. 232.
4 Voir Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, Paris, Librairie José Corti, 1956.
5 Édouard Richer, De la nouvelle Jérusalem, cité par Frank Paul Bowman, op. cit., p. 226.
6 Paul Bénichou, op. cit., p.153.
4
C'est surtout grâce à Chateaubriand et à son Génie du christianisme que la
religion chrétienne apparaît aux poètes romantiques comme un monde à réinvestir. En
plus de chanter l'excellence poétique des textes sacrés, Chateaubriand met au centre du
génie chrétien le mystère et la sensibilité, encourageant les poètes à chercher la beauté par
ces voies sacrées. Alors que le mystère est le propre de la parole divine, la sensibilité,
apanage de l'être humain seul, pourrait sembler étrangère au dogme chrétien. La passion
est pourtant réhabilitée par Chateaubriand comme un élément essentiel de la poésie
mystique et de la religion elle-même.
Non contente d'augmenter le jeu des passions dans le drame et dans l'épopée, la religion chrétienne est elle-même une sorte de passion qui a ses transports, ses ardeurs, ses soupirs, ses joies, ses larmes, ses amours du monde et du désert. Nous savons que le siècle appelle cela fanatisme [ ... ] Or, le christianisme, considéré lui-même comme passion, fournit des trésors immenses au poète 7•
En effet, l'humanisme moderne qu'avait fait naître le siècle des Lumières n'est
pas mort avec la Révolution et le retour au christianisme fait naître un mouvement de
compromis et d'alliance .. En se réconciliant avec la sensibilité, les chrétiens atténuent
l'opposition du ciel et de la terre. Le poète peut ainsi se placer plus facilement en
médiateur, lui qui a vécu en homme sensible les souffrances dues à la révolution et qui, en
tant que chrétien, est à l'écoute et en adoration devant Dieu.
Par ailleurs, une littérature mystique libérale8 voit peu à peu le jour au début du
XIXe siècle. Le libéralisme apporte en littérature une sensibilité désenchantée. L'appel
vers la mystique est là, déchirant, mais l'enthousiasme n'y est pas comme il l'était chez
7 M. Le Vicomte de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Lefebvre et Ledentu, libraires, 1838, p.208-209.
8 Voir Paul Bénichou, op. cit., p. 193.
5
les contre-révolutionnaires. Les poètes de cette deuxième vague visitent l'idée d'un Dieu
mort, comme l'est leur espoir. Vivant à une époque où l'idée d'une régénération de la
société paraît impossible, ils s'élancent dans un idéal mystique passionnément embrassé,
mais secrètement reconnu comme chimérique. Les idées de poésie sacrée sont, chez les
libéraux, teintées d'une nostalgie funèbre sans précédent. Cette impossibilité à faire
coïncider l'idéal et le réel préfigure ce qui sera, après 1830 et après 1840, aux lendemains
de vives déceptions, le contre-coup du sacre de l'écrivain.
L'idée de sacerdoce poétique, dans la forme qu'elle adoptera finalement, est
tributaire de ces deux influences opposées en politique, mais si près en poésie: contre
révolution et libéralisme. En effet, les poètes, de quelque camp qu'ils soient, savent bien
qu'ils sont d'une classe à part. Peu à peu, d'ailleurs, avec les changements sociaux, les
convictions aussi changent. Certains changent leur fusil d'épaule, tous savent qu'ils
vivent une seule et même chose et se sentent romantiques avant tout. De cette union est
né le poète sacré. Il est le guide, l'interprète, seul médiateur entre la terre et le ciel, entre
le passé et l'avenir, entre le libéralisme et le royalisme.
Il est important de souligner que, pour Paul Bénichou, ce sacre du poète n'est pas
accidentel ni même un élément de la pensée romantique : le romantisme est un sacerdoce
poétique par essence9• Ainsi, la notion même de romantisme dépend de la foi. Si le poète
cesse de croire en son sacerdoce, s'il trahit sa mission, il met fin à la transcendance et
entre dans la modernité poétique. Or, l'élément libéral porte en lui le poison d'une sensibilité
9 Voir Ibid., p. 275.
6
désenchantée auquel les contre-révolutionnaires, malgré leur incroyable orgueil, devront
également goûter.
Le Christ romantique: un poète-prophète
L'après-révolution, dans ses circonstances mêmes, a imposé des thèmes de
douleur et de prière semblables à ceux des poètes hébreux. La poésie sacrée devient alors
essentielle dans les troubles de ce début de siècle. À cet effet, la passion de Jésus a
souvent été utilisée comme un emblème de la souffrance des plus grands de ce monde
sacrifiés au nom d'une révolution barbare. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les grandes
épreuves que connut le Christ servent de symboles dans les situations les plus diverses lO•
Alors que Bénichou parle de poète sacré, Bowman présente plutôt le poète
romantique comme un poète-prophète.
La conséquence la plus importante de ces thèses sur la nature religieuse de la poésie inspirée est la conviction que le poète a un rôle prophétique à jouer: puisque l'artiste révèle aux hommes l'Idéal, il leur offre une voie pour monter à Dieu Il.
En effet, le talent du poète, son contact privilégié avec la beauté, lui permet d'accéder à la
vérité. Son inspiration est donc garante de ses révélations prophétiques qui conduiront le
peuple sur la voie à suivre. Dans cette optique, le poète devient un messie, en contact
avec la divinité et dont les révélations pourront changer le cours du temps. Cette
influence que la poésie exerce sur l'histoire «doit mener les hommes vers Dieu en
suscitant un progrès conçu alors comme réintégration éventuelle de l'homme dans le
10 Voir Frank Paul Bowman, op. cit.
Il Ibid, p. 227.
7
divin 12». Cette idée de retour à Dieu sera perçue, nous le verrons, comme un
renversement de la chute originelle. La première génération romantique verra dans le
progrès une marche humaine à laquelle Dieu lui-même participe. Mais en cours de route,
le poète fait face à de nombreux obstacles et le sublime de sa poésie doit aussi côtoyer le
désespoir, le noir, le laid: produits inévitables de cette époque de transition et de
souffrances. Ainsi,
le culte de la douleur [ ... ] ennoblit et voit dans le poète-prophète une figure du Christ; il clame la vérité, promesse de l'avenir, grâce à l'inspiration divine; il souffre en conséquence et devient porte-croix. Et cette souffrance même marque son message du sceau de la vérité. Alors la poésie est à la fois d'inspiration divine, prophétique et mélancolique, voire tragique; et le Christ offre l'image même de la vocation du poète13
•
Comme ce fut le cas pour le Christ, les poètes, souffrant de leur condition, finiront
dans la gloire, qui est l'envers d'une même médaille. Le martyre du poète-Christ sera
donc couronné dans l'avenir, grâce au travail du progrès qui reconnaît invariablement la
vérité. C'est pourquoi la foi romantique s'accompagne d'une foi inébranlable dans le
progrès. Si le présent n'offre pas tout ce que le poète peut espérer, l'avenir le lui réserve.
La poésie tend alors à se faire l'expression des malheurs dus au génie, thématique
qui devient extrêmement prolifique autour des armées trente. On exploite par exemple le
motif des scribes et pharisiens s'acharnant contre l'élu, et surtout celui de l'homme de
génie qui, « s'il souffre de n'être pas suivi, souffre aussi en vertu de sa propre nature: une
âme comme la sienne étant disproportionnée au corps, elle est comprimée et souffrante
dans des organes indignes d'elle; dans l'homme de génie, un être débile s'épuise à
12 Ibid., p. 228.
13 Ibid., p. 230.
8
interpréter l'Esprit 14». De fait, une certaine frustration ou un vertige naît chez ces poètes
qui sont appelés vers le divin, mais n'arrivent pas à en approcher le sens, la vérité. Bien
que, comme on l'a vu, la véritable beauté du christianisme réside dans son mystère, clair-
obscur favorable au sublime esthétique, les poètes romantiques, héritiers à bien des égards
de la pensée des Lumières, ne peuvent s'empêcher d'interroger le secret, de chercher la
lueur dans l'obscurité. Ils la cherchent, et avec une volonté d'autant plus grande qu'ils se
sentent élus, donc dignes de la recevoir. Cette aspiration à la transcendance absolue, qui
unit les poètes romantiques, montre qu'en gagnant la foi au progrès, héritage de
l'humanisme des philosophes, la croyance chrétienne des romantiques a perdu un élément
essentiel à sa propre survie: l'humilitéI5. Les poètes, se sentant trop grands pour leur
condition humaine, vont donc tenter de la magnifier. Et l'orgueil romantique permet à la
figure du Christ de devenir, au cours de ce siècle, le médium par excellence pour
exprimer la condition du poète.
Peu d'imaginations sont autant obsédées du Christ que les imaginations romantiques: si épaisses que lui semblent les ténèbres du Passé, aucun philosophe, aucun poète humanitaire qui n'admette que le Christ a voulu le bien de l'homme. Faute de le reconnaître comme principe de la Rédemption - qui est transféré à l'unique Révolution - on lui accorde donc le rôle de précurseur de la Révolution. Ainsi naît le Christ vaincu, amer ou révolté, de la mythologie romantique, qui meurt victime de la loi terrestre et céleste, après avoir demandé des comptes à son Père l6
.
Il est intéressant de constater que le Jésus romantique n'est pas un Dieu triomphant, mais
une figure malheureuse du progrès. De fait, on ne trouve pas, chez les romantiques, de
14 Ibid., p. 332.
15 Pour Anny DetaIle, l'humilité est « ce qui sépare une poésie mythologique d'une poésie religieuse» et la poésie romantique, incapable de réeIle élévation, cherche plutôt à absorber le sacré. Voir Mythes, me11leilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 419.
16 Ibid., p. 416.
9
récit qui relate l'ascension ou la résurrection: jamais le Christ ne réclame un statut
proprement divin. Il est plutôt le représentant du poète frustré par une réalité qui ne
répond pas à ses idéaux révolutionnaires. Bien sûr, plusieurs autres figures importantes
sont aussi très exploitées - celles de Moïse, d'Orphée, de Prométhée, de quelques grands
saints et martyrs, etc. - et la mythologie romantique est certes des plus riches qui soit17•
Mais pour employer les termes d'André Dabezies, « [d]e tous ces rôles, Jésus apparaît
comme la figure-limite, le modèle idéal 18». Car, en effet, qui mieux que lui s'inscrirait
en modèle dans ce siècle où l'opposition entre le ciel et la terre s'atténue, où le poète se
sent lui-même investi d'une mission divine et où, enfin, la foi chrétienne accepte
d'intégrer la foi en l'homme? Jésus seul est à la fois le ciel et la terre, le dieu et l'homme.
Jésus seul a permis le progrès humain tout en demeurant le Dieu éternel. Jésus allie
parfaitement les idéaux démesurés de la foi romantique et les déceptions devant la réalité.
Il est donc le modèle, mais surtout la figure-limite. Et c'est au jardin des Oliviers qu'il
atteint cette limite.
Le Jardin des Oliviers
Au début du XIXe siècle, les Vie de Jésus, écrites par Strauss19 en Allemagne et
par Renan20 quelques années plus tard en France, mettent en scène un Jésus totalement
17 Les études de Léon Cellier, d'Anny Detalle, de Brian Juden, entre autres, montrent la complexité et l'originalité de la cosmologie romantique.
18 André Dabezies et al. Jésus-Christ dans la littérature française. Textes du Moyen Age au .xyème siècle, t. II, Paris, Desclée, « Jésus et Jésus-Christ », p. 23.
19 Voir David Frédéric Strauss, Vie de Jésus, ou Examen critique de son histoire par le docteur David Frédéric Strauss, traduite de l'allemand sur la dernière édition par E. Littré, 3e édition française, Paris, Ladrange, 1839.
20 Voir Ernest Renan, Vie de Jésus, Présentation de Pierre Boisdeffre, Vervier (Belgique), Marabout, [1863] 1974, «Marabout université».
10
humain, rangeant ainsi au rang de légende ou de mythe tout le surnaturel entourant sa vie.
Une telle conception de la figure du Christ investit l'épisode de l'agonie d'une
importance nouvelle, car c'est à Gethsémani que la nature humaine de Jésus se fait
particulièrement sentir. Dans ce lieu, Jésus souffre en homme.
Les romantiques, dans les différentes représentations qu'ils font du Christ, ont
surtout privilégié l'épisode au Jardin des Oliviers21. Partagés entre l'humanisme du
XVIIIe siècle et une sensibilité chrétienne toute romantique, ces écrivains s'identifient à
Jésus, le fils de Dieu, mais dans un moment de doute qu'ils partagent malgré leur foi.
Il n'est pas étonnant que quatre des plus grands poètes romantiques ont justement
mis en poésie leur version de l'agonie au Jardin des Oliviers. Alphonse de Lamartine,
dans son Voyage en Orient (avril 1835), publie pour la première fois un poème intitulé
« Gethsémani ou la mort de Julia» dans lequel il associe la terrible épreuve de la perte de
son unique enfant à la douleur du Christ à Gethsémani. Alfred de Vigny et Gérard de
Nerval publient, à une année près, deux poèmes fort semblables quant à l'inspiration22 :
«Le Mont des Oliviers» (1843) et« Le Christ aux Oliviers» (1844). Alors que Vigny se
sert du Christ pour exprimer ses griefs face à Dieu qu'il accuse d'être responsable des
maux de la terre, le Christ nervalien explore une réalité encore plus terrifiante: celle de la
mort de Dieu. Soulignons que les deux poètes incorporent le poème à Gethsémani à leur
dernier - et plus important - recueil poétique: Les Destinées et Les Chimères.
21 Voir André Dabezies, op. cit., p. 121.
22 Gabrielle Chamarat-Malandain compare et analyse les deux poèmes, soulignant leur parenté. Voir «Le Christ aux Oliviers: Vigny et Nerval», Revue d'Histoire Littéraire de la France, vol. 98, no.3, mai-juin 1998, Paris.
11
Ces trois premIers poèmes avaient déjà été réunis par André Dabezies dans
l'anthologie Jésus-Christ dans la littérature française, au chapitre du tome II intitulé:
« Gethsémani». Le cas de Victor Hugo est différent et le texte que nous choisissons n'est
pas celui qui figure dans l'anthologie de Dabezies23• D'abord, il ne s'agit pas d'un poème
en soi, mais d'un extrait d'une immense épopée poétique: La Fin de Satan. En effet,
Hugo incorpore l'épisode de Gethsémani à une histoire cosmique qui verrait son
dénouement dans la réhabilitation de Satan assimilée à la Révolution. Par ailleurs, il faut
souligner que Hugo ne publia ni n'acheva La Fin de Satan, dont la composition remonte
aux années de son exil. Mais l'importance de Hugo dans le panthéon romantique et
l'intérêt du passage de La Fin de Satan où Jésus est au Jardin des Oliviers nous obligent à
en tenir compte. Tous inclus dans une œuvre plus grande qui leur confère un sens plus
vaste, ces quatre poèmes reflètent diverses préoccupations métaphysiques de leurs
auteurs.
L'agonie du Christ au Jardin des Oliviers est un épisode évangélique très riche en
symboles. Bien qu'il n'occupe qu'une mince place dans les Évangiles et que
l'évangéliste Jean ne l'ait pas même mentionné, maints écrivains et théologiens se sont
penchés, à travers les siècles, sur la signification de ce moment. Pascal, dans son
« Mystère de Jésus Christ» en avait déjà relevé l'importance figurative et présentait le
Jardin des Oliviers comme un renversement symbolique du Jardin d'Éden. Ainsi, Jésus
dans un jardin de douleurs, et non de délices, se sauve lui-même et tous les hommes,
renversant la chute de l'humanité due au péché originel. Le thème du progrès, on l'a vu,
23 L'anthologie présente un extrait des Misérables, texte très proche par les dates de production et les thèmes abordés de La Fin de Satan. Nous préférons un extrait de ce dernier, car nous privilégions dans cette analyse la fonne poétique, et parce que la référence au Jardin des Oliviers y est plus explicite.
12
s'associe à la foi des romantiques qui désirent inscrire leur sacerdoce dans l'histoire et se
faire les guides du peuple de France. Ainsi, l'agonie du Christ, assimilée au renversement
de la chute originelle, change-t-elle le cours de l'histoire. En s'identifiant à la figure de
Jésus à Gethsémani, le poète romantique participe au progrès et accomplit sa mission
sacrée.
Par ailleurs, les thèmes de douleur et de solitude du poète s'intègrent parfaitement
à l'action de l'Agonie. Le moment de la veille à Gethsémani présente toutes les richesses
des grands thèmes romantiques du rapport au sacré. En effet, dans ce milieu de siècle
troublant et décevant, les poètes poussent le Christ dans un Gethsémani qu'ils investissent
de leurs meurtrissures et de leurs doutes, faisant de cet épisode le moment-limite où leur
rapport à Dieu sera disputé. Jésus est solitaire au Jardin des Oliviers. Ses apôtres
endormis, il sait qu'il sera bientôt trahi, renié, crucifié ; il sait aussi qu'il détient le
message divin, mais qu'on le comprend trop peu. Son âme est triste jusqu'à la mort.
Jésus à Gethsémani souffre en homme, en poète. La figure par excellence du romantisme
atteint son apothéose alors même qu'elle ploie - prosternée - pour accepter son sort
funeste.
De plus, les poètes n'ont pas manqué de remarquer que, pour la première fois au
Jardin des Oliviers, Jésus affirme clairement la distance qui existe entre sa volonté et les
desseins de son Père: «Mais ne fais non pas ce que moi je veux, mais ce que toi tu
veux ». Dès lors, le poète sacré, qui est aussi un poète penseur grâce à l'héritage que lui a
légué l'homme de lettres des Lumières, peut investir ce lieu de son propre regard critique
et confronter Dieu. Après 1830, les grands idéaux ont été déçus et certains poètes se
sentent frappés d'injustice. Ils interrogent le ciel et n'arrivent pas à comprendre les
13
desseins divins. Abandonnés des hommes et de Dieu, ils commencent peu à peu à douter
de leur mission, de leur sacerdoce poétique. Comme l'écrit P. Bénichou, le sacre de
l'écrivain ne saurait être un sacerdoce véritable. Il est celui possible dans une société qui
ne croit plus aux prêtres et qui n'accepte le divin que sous bénéfice de doute et de liberté
critique24. Dans le renouveau spirituel de ce milieu de siècle, c'est bien plus le procès de
Dieu qui s'amorce qu'une recrudescence de la foi. C'est d'ailleurs à travers la figure du
Christ, que l'on associera par des attitudes de doute et de révolte à Satan, que le procès
s'engage. Ainsi, le poète au Jardin des Oliviers peut à la fois incarner la plus haute figure
sacrée à avoir foulé la terre, Jésus, et tenir tête à Dieu
Mais, par-dessus tout, Gethsémani présente le problème de la « transcendance
vide », phénomène qu'Hugo Friedrich assimile à la poésie modeme25. Que le poète le
relève ou l'ignore, le silence de Dieu reste au centre de l'épisode. Jésus, qui prie son père
d'éloigner le calice de la passion, fait face à un silence de mort. Cette absence de réponse
place le poète devant le problème de la vacuité de son sacerdoce. S'il se veut prophète, il
n'entend pourtant pas le message qui lui garantit ce lien privilégié avec la divinité.
Ainsi, lorsque Lamartine, Vigny, Hugo et Nerval écrivent leur version poétique de
l'agonie du Christ à Gethsémani, c'est une série de symboles précis qu'ils choisissent
d'exploiter ou d'ignorer. Et c'est du traitement particulier qu'ils font de ces éléments de
sens, en plus de ceux qu'ils accolent à l'épisode, que nous tirerons une réflexion sur la
vision du sacerdoce poétique chez chacun de ces poètes. Pour ce faire, nous analyserons
24 Voir Paul Bénichou, op. cit., p. 473.
25 Voir Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976.
14
les textes afin d'établir les liens entre les différents éléments du poème, les thèmes
privilégiés et les silences. Par ailleurs, nous tirerons parti de la place du poème dans
l' œuvre de chacun des poètes. Enfin, à la lumière de la théorie de Paul Bénichou sur le
sacre de l'écrivain, nous tenterons de mieux comprendre comment le poème s'inscrit dans
un contexte particulier: celui de la France de 1830 à 1870.
De la foi au désenchantement
P. Bénichou l'a bien montré à travers le cycle de ses œuvres sur le sacerdoce du
poète romantique26, la conception de ce sacerdoce évolue d'une génération de poètes à
l'autre. Lamartine, Vigny et Hugo, appartenant à la première génération née autour de
1800, ont vécu pleinement la foi romantique qui tentait de relier l'humain à l'Idéal. Pour
eux, le progrès humain s'inscrivait dans la Providence et le poète participait activement
de ce progrès vers le divin. Mais alors même que cette poésie romantique atteignait son
paroxysme, un certain désenchantement naissait chez les cadets de cette génération et en
particulier chez Nerval. Pourtant, le fossé entre les poètes du premier Cénacle et Nerval
est moins profond qu'il n'y paraît. La foi romantique avait toujours eu en elle quelque
chose d'incertain et de dramatique. S'il est aisé de trouver parmi la production des grands
poètes une poésie enthousiaste chantant l'épopée humanitaire et la poésie sacrée, on
retrouve également, et même chez les plus enthousiastes, une poésie du doute engendré
par les déceptions de la vie, le manque de courage ou l'excès de lucidité. Ce doute, la
figure du Christ au Jardin des Oliviers est toute désignée pour l'exprimer. C'est donc un
26 Paul Bénichou présente lui-même ces ouvrages - Le Sacre de l'écrivain, Le Temps des prophètes, Les Mages romantiques et L'école du désenchantement - comme les différentes étapes d'une même réflexion.
15
passage, le pouls d'une foi précaire qui se perd, que nous tenterons de saisir à travers
l'analyse de ces quatre poèmes. De Lamartine à Nerval, nous observerons les différents
avatars de ce Christ agonique pour voir comment chaque poète portait en lui - en sa foi
même - ce qui allait faire sombrer la foi romantique dans le désenchantement.
CHAPITREI
La douleur comme marque d'élection dans
« Gethsémani ou la mort de Julia» de Lamartine
Heureux qui le connaît! heureux qui dès l'enfance. Porta le joug d'un Dieu, clément dans sa rigueur!
Lamartine, « La Poésie sacrée»
Pétris de bons sentiments, les vers de Lamartine sont de nos jours boudés ou
méconnus, les poètes maudits ayant définitivement meilleure cote que les bénis. Premier
poète français à avoir pleinement assumé son sacerdoce poétique, Lamartine chante le
christianisme d'une manière toute romantique, avec tout le lyrisme et la grandeur d'âme
que cela suppose. Qu'il se soit laissé tenter par une vocation prophétique n'est d'ailleurs
plus à prouver: de nombreux critiques ont déjà accompli ce travail auquel se prêtait
volontiers l'œuvre du poète. Dressons tout de même le portrait de ce qui constitue cette
vocation afin de mieux comprendre comment s'inscrit le poème « Gethsémani ou la mort
de Julia» dans le sacerdoce poétique de Lamartine.
17
Le sacerdoce lamartinien
Dès l'époque des premières Méditations (1820), Lamartine établit le lien direct
entre son don poétique et sa vocation prophétique. Les premiers poèmes du recueil
dressent les conditions et caractéristiques du sacerdoce. Le poème « L'homme », surtout,
définit le contrat qui lie le poète à Dieu. Lamartine y révèle la nature de la transcendance
qui caractérise sa vocation :
Borné dans sa nature infini dans ses vœux L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux!
Ce souvemr, dans lequel s'installe la transcendance, présente un espoir de retour que
Lamartine énonce dans les vers suivants. Le poète se demande en effet si le paradis
entrevu est un souvenir persistant ou l'avenir entrevu. L'homme est-il « imparfait ou
déchu »7 Et s'il est imparfait, c'est qu'il est perfectible. Cette idée de progrès est très
chère à Lamartine. Si les images idéales auxquelles le poète a accès ne sont pas un
souvenir mais le «présage de [ ... ] sa future grandeur », c'est dans la quête d'un avenir
meilleur que se dessine la mission du poète et il se doit de bien écouter « ces concerts
d'un monde qu'il envie» afin de guider son peuple et d'assumer sa vocation.
Mais que l'écho du céleste jardin soit souvenir ou présage, il révèle bien plus que
des sons confus. C'est un message tout spécialement adressé au poète, une parole divine,
qu'il est le seul à comprendre et à pouvoir transmettre aux hommes:
Dieu fit pour les esprits deux langages divers: En sons articulés l'un vole dans les airs; [ ... ]
! A. de Lamartine, « L'homme », dans Méditations poétiques, Édition de Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, « Poésie », p. 27.
L'autre éternel, sublime, universel, immense, Est le langage inné de toute intelligence: . Ce n'est point un son mort dans les airs répandu, C'est un verbe vivant dans le cœur entendu; [ ... ] C'est la langue du ciel que parle la prière, Et que le tendre amour comprend seul sur la terre. Aux pures régions où j'aime à m'envoler, L'enthousiasme aussi vient me la révéler2
18
L'enthousiasme, qui est le moteur de la création poétique pour Lamartine, est certes le
meilleur révélateur du message divin. Le commun des mortels n'est plus sensible à cette
langue primitive qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons, mais le poète, l'élu,
en saisit les accords et les retransmet par son œuvre. Dans cette langue divine, « les mots
sont identiques aux choses qu'ils désignent; [ ... ] la parole en somme, incluant la réalité
de la chose, est elle-même et immédiatement connaissance 3». Le langage divin est
associé, chez Lamartine, à la nature qui lui révèlerait ses mystères. Par une communion
quelque peu rousseauiste entre la nature et le poète, ce dernier accède à la transcendance
absolue du signe. Sa poésie doit ensuite en retransmettre la vérité grâce au génie qui lui
est imparti.
Toutefois, cette tâche n'est pas sans douleur. Le poète, quoique privilégié, souffre
de sa condition, car ces chants divins qu'il entend évoquent l'exil. Ce cordon ombilical le
rattache toujours à l'Eden, lui rappelle sa chute et jette une ombre sur la réalité. L'écart
entre la douleur du poète et la beauté de ce qu'il entrevoit parfois correspond au chemin
que doit parcourir sa foi pour que s'accomplisse son sacerdoce. Toute l'œuvre
méditative, d'ailleurs, trace la route de la mission prophétique. Progrès et douleur y sont
étroitement liés et agissent comme moteurs de cette mission. Dans plusieurs poèmes des
2 A. de Lamartine, « Dieu », dans Ibid., p. 107.
---------
t
19
Méditations (<< La gloire », «Le temple », etc.), la douleur revient comme un leitmotiv
porteur d'espoir et connaît son apogée dans « La poésie sacrée» où le poète, dans un
pastiche de Jérémie, s'adresse à Dieu ainsi:
Non, votre amour n'est point tari: Vous me frappez, Seigneur, et c'est pourquoi j'espère [ ... ] Quand il punit il aime encore4
Le titre du poème, qui place la poésie dans la sphère sacrale, s'éclaire d'une lumière toute
lamartinienne par son contenu qui fait de la douleur le gage de l'amour divin. Ainsi,
Lamartine qui a tant souffert, lui qui a vu mourir autour de lui les gens qu'il aimait le
plus, a été touché par Dieu comme Job le futs. Et comme ce fut le cas pour celle de Job,
l'expression de sa douleur doit être rendue par une écriture sacrée.
Naissance d'une mission
De 1820 à 1833, année où Lamartine écrit« Gethsémani », plusieurs événements se
sont produits dans la vie du poète et sur la scène politique. Durant ces années, le poète
s'est mêlé de politique et s'est révélé un brillant orateur. Mais 1830 change véritablement
tout. La chute de l'ancienne monarchie remet sur le tapis les valeurs de 1789, et ce, sans
retour. La marche du temps doit aller dans ce sens, c'est la voix du peuple qui l'exige.
Cette précipitation de l'histoire dans une direction encore inconnue inquiète et l'on tente
3 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 104.
4 A. de Lamartine, « La poésie sacrée », dans Méditations poétiques, op. cit., p. 121.
5 Voir à ce sujet Claudius Grillet, La Bible dans Lamartine, Paris, Emmanuel Vitte, 1938. L'auteur montre, dans les deux premiers chapitres, toute l'importance que le personnage de Job trouve dans l'œuvre de Lamartine. Voir également et surtout l'article de John Whittaker, « Lamartine's « Novissima verba» : a biblical poem? », où l'auteur met en évidence le rapprochement qui se fait, dans ce poème, entre la figure de Job et celle du Christ à Gethsémani.
,
20
d'y trouver un sens caché. Depuis plusieurs années déjà, et Frank Paul Bowman l'a bien
montré dans Le Christ romantique, certains se plaisent à voir dans les valeurs de la
révolution une morale chrétienne. «De là à penser que l'âge qui s'ouvre ne devra pas
marquer la fin de l'ère inaugurée par le Christ, comme jadis l'an 1 de la République, mais
plutôt de son règne - qu'on l'entende ou non dans un sens surnaturel-, il n'y a qu'un pas
que l'événement de 1830 fait franchir à beaucoup. 6» Lamartine entrevoie de mieux en
mieux le rôle qu'il pourra jouer auprès de son peuple. Depuis quelques années, déjà, il
avait mis de côté les idées royalistes pour orienter son œuvre dans le sens de l'avenir.
Mais 1830 le fait songer à une véritable action. Il sent qu'il a un rôle à jouer, une mission
que lui seul peut remplir.
Il prétendait lire dans la volonté publique le signe moderne de celle de Dieu [ ... ]. Le voici donc qui parle de son «instinct des masses» comme il parlait, en tant que poète, de son investiture par l'Esprit-Saint. Le poète, qui est le Verbe terrestre de Dieu, pourrait bien être aussi son bras7
•
La vocation de Lamartine prend, dès lors, un tour beaucoup plus large, englobant poésie
et action politique, faisant de lui non seulement un prophète, mais celui par qui doivent
advenir des jours meilleurs. Ce qui chez d'autres poètes est un sacerdoce poétique, se
double, chez Lamartine, d'une mission d'envergure historique. Même Victor Hugo, dont
la foi était beaucoup plus exigeante que celle de Lamartine, ne se croyait pas ainsi élu et
ne donna pas autant à la politique.
6 Agnès Antoine, « Le voyage en Orient de Lamartine : du poète au prophète» dans Relire Lamartine aujourd'hui, Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris, Librairie Nizet, 1993, p. 192.
7 Paul Bénichou, Les mages romantiques, op. cit., p. 28.
21
Mais le rôle social que le poète s'impose entraîne de nombreuses désillusions. Le
monde de la politique est rempli de jeux de pouvoir qui se nourrissent de jalousie et de
rancunes et le nouvel homme d'action aspire à le révolutionner.
L'heure serait venue d'allumer le phare de la raison et de la morale sur nos tempêtes politiques, de formuler le nouveau symbole social que le monde commence à pressentir et à comprendre: le symbole d'amour et de charité entre les hommes, la politique évangéliques!
À ce sujet, Lamartine avait déjà publié, en 1831, une brochure intitulée La politique
rationnelle dans laquelle il proposait un programme de politique toute chrétienne.
Toutefois, ses idées ne rencontrent pas l'appui escompté et, la même année, Lamartine
subit un triple échec électoral. Il est alors pris de doute, à la fois religieux et politique, et
songe à s'éloigner de la scène publique pour pouvoir mieux juger des événements qui s'y
déroulent.
Le voyage en Orient
Le voyage en terre sainte, pour lequel il s'embarque le 14 juin 1832, est donc
lourd de significations pour Lamartine. C'est un voyage dans l'histoire qui lui permettra
de comprendre sa place dans celle qui se joue à ce moment. Pour le poète, le temps ne
peut aller contre Dieu et le voyage en Orient en est un de ré enchantement du monde qui
« implique, dans la tension à faire coïncider nature et surnature, l'entrée dans un temps
eschatologique, par lequel le poète devient prophète, et dont le projet d'union de l'Orient
à l'Occident est la figure achevée 9».
8 A. de Lamartine, Voyage en Orient, Édition de Lotfy Fam, Paris, Librairie Nizet, 1959, p. 191.
9 Agnès Antoine, op. cit., p. 193.
22
Les années qui suivirent la chute définitive de l'ancienne monarchie virent la foi
de Lamartine se fragiliser quelque peu et l'influence d'un nouvel ami, DargaudlO,
contribue à secouer cette foi déjà branlante. Mais en 1832, Lamartine ne veut pas,
comme l'en exhorte Dargaud, dire adieu à la religion. Au contraire, il attend beaucoup de
son Dieu et défend farouchement le christianisme, même s'il en arrange les dogmes pour
l'adapter à sa vision rationnelle et politique du sacré. Il décide donc de resserrer les liens
de la foi par un pèlerinage à la source même de l'histoire chrétienne. En Orient, les
choses prendront une dimension sacrée et Lamartine y trouvera les signes de son élection
divine.
Paul Bénichou retrace, dans Les mages romantiques, ces signes que collectionne
Lamartine afin de prouver à lui-même et aux autres qu'il a été choisi pour accomplir une
grande mission. Lors d'une escale au Liban, le poète rencontre Lady Stanhope, une
cartomancienne par laquelle il apprend qu'il a été choisi pour un grand but et qu'il semble
être d'origine arabe par certains traits de sa physionomie. Lamartine considère ces signes
d'élection avec sérieux et les propos de Lady Stanhope lui plaisent au point d'en publier
le récit détaillé dans le Voyage en Orient. Déjà il sentait en lui l'illumination, mais avait
besoin d'un signe tangible, d'un encouragement, et celui de la Lady Stanhope tombe à
point nommé.
La «magicienne moderne », comme la nomme Lamartine, lui aurait également
cité une prétendue parole de Jésus: «Je vous parle encore en paraboles, mais celui qui
10 Voir, sur la relation entre Dargaud et Lamartine, Claudius Orillet, op. cil., p. 179.
23
viendra après moi vous parlera en esprit et en vérité 11». Soit qu'il ait rapporté ces
propos, soit qu'il les ait inventés, comme l'a prétendu Lady Stanhope12, il n'en reste pas
moins que Lamartine adhère à cette idée d'une parole nouvelle qui doit être révélée dans
un langage nouveau. Et l'idée d'être « celui qui viendra », le nouveau messie annoncé
par le Christ lui-même, ne lui déplaît certes pas.
Bien que Bénichou souligne le caractère exceptionnel de la foi de Lamartine en ce
qu'elle le pousse à agir non seulement par son art, mais aussi à se mêler plus qu'un autre
de politique, il montre également que l'idée de se proclamer soi-même messie n'est pas,
chez un romantique, aussi sacrilège qu'on pourrait le croire. La foi romantique est en
effet des plus humanistes et « le langage humanitaire utilise volontiers des termes sacrés
en en laïcisant aux trois quarts le sens 13». Pour Lamartine, être le second messie, celui
qui parle « en esprit et en vérité », c'est procéder à l'avènement d'une ère nouvelle, ce qui
correspond à sa conception de l'Évangile. En effet, ce que Bénichou appelle « l'Évangile
progressif» de Lamartine propose une lecture du Livre qui se dévoilerait avec les âges
selon le degré de compréhension des hommes: «La loi du progrès et du
perfectionnement, qui est l'idée active et puissante de la raison humaine, est aussi la foi
de l'Évangile [ ... ]; plus nos yeux s'ouvrent à la lumière, plus nous lisons de promesses
dans ses mystères, de vérités dans ses préceptes, et d'avenir dans nos destinées 14». Dans
cette optique, l'arrivée d'un nouveau messie révélant une nouvelle vérité n'est pas du tout
11 A. de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 301.
12 Voir P. Bénichou, op. cit., p. 33. L'auteur fait référence à la biographie que le docteur de Lady Stanhope a faite de sa patiente.
13 Ibid, pAO.
14 A. de Lamartine, Des devoirs civils du curé, cité par Paul Bénichou, Ibid, p. 59.
24
incompatible avec la foi. C'est ainsi que le poète s'identifie sans problème au Christ dans
un poème publié dans Le Voyage en Orient et qu'il intitule « Gethsémani ou la mort de
Julia ».
Gethsémani
Dans le Jardin des Oliviers, Lamartine choisit d'abord un épisode biblique: celui
de l'agonie du Christ. En effet, Gethsémani est lourd des thèmes récurrents de la pensée
lamartinienne. Mis en lumière par l'analyse pascalienne de l'agonie, ces thèmes révèlent
les liens qui unissent l'agonie et la mort de Julia.
Ne doutons pas que Lamartine ait lu le Mystère de Jésus-Christ de Pascal et qu'il
ait compris ces quelques pensées avec sa foi romantique, les rapprochant de ses propres
idées. D'abord, un des passages les plus célèbres du Mystère fait du Jardin des Oliviers
l'endroit même du rachat de l'humanité: «Jésus est dans un jardin, non de délices
comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de
supplices où il s'est sauvé et tout le genre humain 15». Le Jardin des Oliviers est donc le
lieu du progrès, celui où le Christ décida d'instaurer l'ère nouvelle. Mais comme on l'a
vu auparavant chez Lamartine, l'idée de progrès est ici aussi intimement liée à celle de
douleur. Et cette douleur, propose Pascal, est celle de la solitude. C'est ainsi, dans la
souffrance de voir ses amis indifférents et endormis, que le Christ peut pleinement
assumer sa mission: « Jésus s'arrache d'avec ses disciples pour entrer dans l'agonie; il
15 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Bordas, 1969, p. 164.
25
faut s'arracher de ses plus proches et des plus intimes pour l'imiter 16». Lamartine fera
donc de la perte du dernier être qu'il aimait le signe d'une mission qui lui est destinée.
Au premier vers, Lamartine introduit le thème de la douleur qui caractérise, ici, sa
vie tout entière: « Je fus dès la mamelle un homme de douleur17 ». Dans son plus jeune
âge, le poète connut cette amère compagne qu'il présente comme une marque
significative du destin. En évoquant ce qui sera le thème central du poème dès le premier
vers, le poète donne le ton. Et pendant trois longues strophes, il brode sur ce même
refrain, appuyant autant que faire se peut.
Puis, à la quatrième strophe, Lamartine lie ce thème à Gethsémani, lieu de la
douleur suprême, celle du Christ, et raconte qu'arrivé en terre sainte il se fait conduire:
À ce jardin funèbre où l'homme de salut, Abandonné du Père et des hommes, voulut Suer le sang et l'eau qu'on sue avant qu'on meure. [ ... ] Homme de désespoir mon culte est l'agonie, Mon autel à moi, c'est ici! (p. 356)
Le Jardin des Oliviers devient ici pour Lamartine bien plus qu'un lieu de pèlerinage.
C'est le lieu d'un culte particulier: celui de la douleur et de l'abandon. Et c'est bien plus
aussi qu'un épisode biblique - espace littéraire; c'est un espace physique permettant au
poète de revivre, dans son corps, près de deux millénaires plus tard, la douleur de
l'agonie. Ce lieu, Lamartine le décrit en détail, le fait sien. Et c'est grâce à la solitude
qu'il peut bien voir le monde qui l'entoure. Ici, le thème de la solitude est bien différent
16 Ibid., p. 165.
17 A. de Lamartine, « Gethsémani ou la mort de Julia », dans Méditations poétiques, op. cit., p. 355. Pour les prochaines citations de ce poème, nous n'indiquerons que la page.
26
de l'abandon que vit Jésus alors que ses apôtres dorment. Lamartine demande plutôt lui-
même à être seul (vers 37) en ce lieu pour mieux goûter la douleur que vécut le Christ,
mais aussi pour mieux comprendre ce que le jardin recèle de symboles. Claude Foucart a
déjà relevé le rapport sacré qui s'établit entre solitude et paysage dans la poésie
lamartinienne18. En effet, si la nature s'efface devant l'être aimé, elle se dévoile au poète
lorsqu'il est seul et lui permet de comprendre son langage particulier, assimilé à cette
langue primitive, divine, évoquée plus haut: « La nature est, surtout pour moi, un temple
dont le sanctuaire a besoin de silence et de solitude 19». Au Jardin des Oliviers,
Lamartine goûte sa propre solitude ainsi que celle du Christ. Il cherche à accéder à la
transcendance par un lieu et une solitude qui lui permettent de s'associer à Jésus. Alors
que d'autres feront le récit de l'agonie du Christ et laisseront au lecteur le soin de voir
qu'ils expriment certaines de leurs pensées à travers sa voix, Lamartine se permet le
parcours inverse: il parle de sa propre agonie et rapproche celle-ci de celle du Christ.
Gethsémani n'appartient plus, dès lors, au temps biblique, mais à celui de l'homme qui y
vit une nouvelle agonie et y prépare une nouvelle mission. L'« homme de douleur» qui
désignait Lamartine au premier vers, désigne également, mais en second lieu, le Christ au
vers 50 :
Là, s'ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse Où l 'homme de douleur vint savourer la mort. (p. 356)
18 Claude Foucart, « L'approche de Dieu chez Lamartine: du tarissement à l'élévation poétique », dans Relire Lamartine aujourd 'hui, Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris, Librairie Nizet, 1993, p. 179-190.
19 Lamartine cité par Claude Foucart, ibid., p. 185.
27
Plus loin, au vers 57, Lamartine, « le front dans [ses] mams, [s'assoie] sur la pierre,
pensant à ce qu'avait pensé ce front divin» (p. 357). Et comme si ce n'était pas suffisant,
lorsque le poète s'éveille d'un rêve qui tourne au présage, « la pierre suintait sous [son]
corps d'une sueur de sang» (p. 360) rappelant le sang et l'eau qu'a sués le Christ en cet
endroit. Ainsi, Lamartine pense ce qu'a pensé, souffre ce qu'a souffert le Christ au Jardin
des Oliviers, seul et abandonné « du Père et des hommes ». La référence est explicite,
mais laisse la figure christique en marge: le poète prend littéralement la place de Jésus et
met son propre drame de l'avant.
Le drame de « Gethsémani » est aussi celui de la solitude douloureuse2o du poète,
celle causée par la perte de sa fille. Mais la solitude n'est douleur que si elle a été
précédée d'un attachement et c'est justement au Jardin des Oliviers que Jésus s'est senti
attaché à la vie, qu'il a vécu une détresse d'homme, comme le manifeste le fait qu'il a
appelé par trois fois ses disciples pour qu'ils veillent avec lui et qu'il a demandé à son
Père d'éloigner le calice de la mort. Lamartine aussi était toujours attaché à la vie par
l'amour qu'il porte à sa fille. Cet attachement forme le point de départ nécessaire qui
permettra l'élan ultérieur vers le divin, après le désespoir de la perte. C'est là que
l'enthousiasme viendra, car l'homme, ainsi détaché de l'amour terrestre, sentira plus
durement la distance entre lui et Dieu et tendra à s'élever.
Sept strophes décrivent la joie, le bonheur, la consolation qu'est Julia pour son
père. Sept longues strophes où tous ses gestes, tous ses dons sont décrits; sept strophes
après lesquelles le lecteur mesure l'horreur des événements que le poète voit en songe.
20 Cette solitude-là se rapproche peut-être un peu plus du sommeil des apôtres qui laissent Jésus seul au monde.
,
28
Car en effet, le rêve tourne bientôt au cauchemar et Lamartine sent la mort s'emparer de
sa fille. Là, dans la douleur, il retrouve l'espace qui l'entoure. Julia, dont le souvenir
l'aveuglait et l'avait emmené hors du Jardin, est maintenant morte et son poids devient
tangible.
Et sur mes bras raidis, portant plus que ma vie, Tel qu'un homme qui marche après le coup mortel, Je me levai debout,je marchai vers l'autel Et j'étendis l'enfant sur la pierre attiédie. (p. 359)
D'immobile et rêvant, le poète, sous le poids de la douleur, marche maintenant vers
l'autel. En y déposant sa fille, il met en scène le sacrifice à Dieu et donne sa signification
à la mort de Julia. Ainsi, la douleur place le poète dans la sphère de l'action, du
mouvement. Et c'est là, aussi, que commence l'appel à Dieu.
Et la douleur combla la place où fut mon cœur Et je dis à mon Dieu: Mon Dieu! je n'avais qu'elle! (p. 359)
Dans le rapprochement de ces deux vers, on peut voir que la douleur - qui prend la place
de l'amour terrestre - permet l'élan vers Dieu. S'adressant au Seigneur, l'homme de
douleur pleure son enfant et, surtout, fait la démonstration de l'ampleur de la perte, car
Julia était plus que lui-même. La mort de son unique enfant est un événement
extrêmement tragique pour le poète. Les lettres écrites tout de suite après la perte
témoignent d'une immense douleur et montrent que le poète cherche à comprendre les
desseins divins :
Voilà tout le bonheur et tout l'espoir, et tout l'intérêt et tout le charme de notre vie détruits à jamais. - Il n'y a de réponse à cela que dans le ciel, et Dieu seul peut parler. - Il le fait, j'espère, car, quoique dans l'horreur du premier sentiment de ce plus fort coup de ma vie, je ne prie
pas, je tâche de confonner ma volonté à la volonté divine, seul culte que je puisse avoir désonnais21
•
29
Lamartine se montre ici d'un courage surprenant dans sa résignation. Plusieurs critiques
considèrent que la mort de Julia voit la foi de Lamartine s'éteindre complètement. Nous
pensons plutôt qu'elle la met en suspens. Lamartine est pris d'un doute radical: il attend
une réponse de Dieu. Seule cette réponse pourra faire de la mort de Julia soit une
injustice qui écartera Lamartine de la foi, soit le signe d'une grande destinée. Maintenant,
la mission ne peut être que de nature messianique; un tel sacrifice l'exige.
Eh bien! Prends! Assouvis, implacable justice, D'agonie et de mort ce besoin immortel; Moi-même je l'étends sur ton funèbre autel; Sije l'ai tout vidé, brise enfm mon calice. (p. 360)
Bien que prononcés sur un ton d'amer ressentiment - quel père serait Lamartine sans une
peine sincère? - ces mots reprennent le symbole du calice que Jésus avait voulu éloigner
pour signifier ici le « Que ta volonté soit faite ». La répétition du geste sacrificiel fait par
le poète qui étend sa fille sur le « funèbre autel » montre que Lamartine a fait sa part du
contrat, qu'il a bu jusqu'à la lie. Maintenant que tout est mort, que le poète est sans
attache, Dieu peut en faire son instrument comme il l' entend. Et le poète attend:
Je vais sans savoir où, j'attends sans savoir quoi; [ ... ] Mais c'est Dieu qui t'écrase; ô mon âme! sois forte,
Baise sa main sous la douleur! (p. 361)
21 A. de Lamartine, « Lettre à Virieu, le 20 décembre 1832 », dans Correspondance d'Alphonse de Lamartine (1830-1867), t. l, textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille avec la collaboration de Marie-Renée Morin, Genève, Éditions Slatkine, 2000, p. 627-628.
30
Ces vers, les derniers du poème, montrent le retour de la force et de l'adoration après le
ressentiment. Mais surtout, ils concluent l'adéquation entre la transcendance et la
douleur, car c'est sous cette dernière que le poète touche Dieu d'un baiser. Sa main
s'étend sur lui, l'écrase d'un poids divin, et lui permet d'accéder à la transcendance. Le
poète n'a plus à s'élever, c'est Dieu qui descend jusqu'à lui. Si la mission lamartinienne
doit être sacrée, ce sera à Dieu de descendre vers les hommes, car eux ne savent plus
élever leur âme.
Le retour
Deux ans après son retour de voyage, Lamartine publie Le Voyage en Orient, sa
première œuvre en prose, dans laquelle il n'insère que deux poèmes: «l'adieu à
Marseille» et « Gethsémani ou la mort de Julia » : un poème de départ et un poème de
retour.
L'épreuve du deuil a quelque peu ébranlé la foi déjà troublée de Lamartine. Mais
comme le souligne lB. Barrère, la foi lamartinienne a ceci de particulier qu'elle est plus
belle et plus grande dans le doute et l'épreuve22. Ce doute mène d'ailleurs Lamartine au
remaniement de ses notes de voyage dont il atténue considérablement les accents de
mystique chrétienne23. Le poète qui, dans la première écriture, faisait de ce voyage une
entreprise de recherche de Dieu, publie finalement une œuvre transitoire entre le monde
sacré de la poésie et celui, plus humain, de la politique. Or, il serait erroné de croire que
22 Voir J. B. Barrère, « Le "Dieu" de Lamartine en 1820 » dans Balzac and the Nineteenth Centwy : Studies in French literature Presented to J Hunt by Pupils, Colleagues and Friends, Leicester, Leicester U.P., 1972, p. 255-267.
23 Voir Lotfy Fam, « Étude du manuscrit» dans Lamartine, Voyage en Orient, op. cil., p. 160-171.
31
le doute ait éloigné le poète de sa mission, car au contraire c'est lui qui, outre la douleur,
conditionne la rédaction du poème «Gethsémani ». En effet, le Christ du Jardin des
Oliviers douta et voulut éloigner le calice de la mort. Lamartine, accablé sous le poids de
la douleur, n'est pas encore sûr de ce que Dieu attend de lui. Mais l'action politique, dans
laquelle il se relance bientôt, est couronnée de succès et il retrouve, sinon une foi
orthodoxe, du moins celle d'être voué à une destinée hors de l'ordinaire. Les signes
d'élection que lui a fournis son voyage l'emportent sur les déceptions, et la douleur même
porte le germe de sa mission.
En effet, « l'idée d'une mission féconde sanctifie nécessairement des douleurs qui
ont pour fruit non seulement la gloire et le génie du poète, mais le salut des hommes 24».
S'il est vrai que le poète doit souffrir pour accéder à la transcendance, le vide que cette
douleur creuse en son cœur laisse la place nécessaire pour celle des hommes et lui permet
de devenir un Christ qui, au lieu d'expier les péchés de l'humanité, porte en lui ses
souffrances. Or, le nouveau messie, beaucoup plus proche des hommes que de Dieu,
trouve sa mission dans l'expression des souffrances humaines qu'il sanctifie par le biais
de la poésie. Cinq ans après la mort de Julia, Lamartine écrira un poème où il réalise la
suite logique de Gethsémani.
Puis mon cœur, insensible à ses propres misères, S'est élargi plus tard aux douleurs de mes frères; [ ... ] Alors, j"ai bien compris par quel divin mystère Un seul cœur incarnait tous les maux de la terre, Et comment, d'une croix jusqu'à l'éternité, Du cri du Golgotha la tristesse infmie
24 Paul Bénichou, op. cit., p. 108.
Avait pu contenir seule assez d'agonie Pour exprimer l'humanité 25,
32
Lamartine passe du Jardin des Oliviers au Golgotha et affirme, par le poème,
l'accomplissement de la mission. La poésie, qui accompagne l'action politique, permet
au poète de placer cette action dans la sphère sacrale, de l'élever. En quelque sorte,
Lamartine est un Christ qui écrit sa propre bible. En effet, jamais il ne cessera d'écrire,
même si la politique occupera dorénavant un rôle de premier plan dans sa vie. C'est que
sa carrière sur cette scène relève de la mission, tout comme l'écriture est un sacerdoce.
Jusqu'en 1848 où il est élu chef du Gouvernement provisoire, la politique le
mènera toujours plus haut et lui fera sentir, de plus en plus, que les signes étaient bien
réels: il est l'élu, il changera le cours du temps et Julia n'est pas morte en vain. Même si
la déception et la misère suivront le coup d'État de 1851, les années de gloire auront été
celles d'un nouveau messie.
25 A. de Lamartine, « À M. Félix sur sa maladie)} (1837), cité par Paul Bénichou, ibid. p. 109.
CHAPITRE II
Le silence divin ou
«Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny
À voir ce que l'on fut sur terre et ce que l'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse
Alfred de Vigny, « La Mort du loup ».
Étudier l'œuvre poétique d'Alfred de Vigny soulève une importante question
quant au caractère de sa foi. Alors que la plupart des poètes romantiques laissent flotter
sur leurs vers une flamme mystique, la poésie de Vigny reste froide. Jamais le rapport à
Dieu ne provoque en lui l'enthousiasme qu'il suscite chez Lamartine. Si l'élégie fut
l'apanage de Lamartine et le poème l celui de Vigny, l'auteur des Destinées ne cherche
pas comme Lamartine à accomplir une mission d'ordre messianique. L'idée d'une
mission sacrée - tout de même présente dans son oeuvre - est d'un tout autre ordre. En
effet, le poème est le lieu d'une réflexion qui, si elle ne délaisse pas la religion, la traite
1 Bon nombre d'études et de préfaces se plaisent à rappeler cette désignation tripartite qui avait cours aux temps du romantisme concernant les genres respectifs auxquels les grands poètes excellaient: Lamartine avait renouvelé l'élégie, Hugo faisait renaître l'ode et Vigny réinventait le poème, genre à mi-chemin entre l'épopée et la réflexion philosophique.
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avec un « scepticisme 2» rare chez un romantique. Le poète met en doute les dogmes et
déplace la sphère sacrale du domaine religieux au domaine philosophique.
Les années suivant 1830 constituent ce que Vigny considère être la troisième étape
de sa vie.
Je remarque en repassant les trente années de ma vie que deux époques la divisent en deux parts presque égales, et ces époques semblent deux siècles à la pensée - l'Empire et la Restauration. L'un fut le temps de mon éducation, l'autre de ma vie militaire et poétique. Une troisième commence depuis deux ans, celle de la Révolution, ce sera la plus philosophique de ma vie, je pense3
•
Ainsi, les nombreuses désillusions que Vigny vécut au cours de ces années l'amenèrent à
se forger une philosophie personnelle empreinte d'un pessimisme peu commun. La place
qu'y occupe Dieu montre que le poète a consommé la rupture avec le Tout-puissant et ne
cherche plus de ce côté la transcendance. «La race humaine se refroidit en ce qui touche
le surnaturel. Elle a fini par comprendre que sa Pensée est la créatrice des mondes
invisibles 4». En effet, ce scepticisme raisonné ressemble beaucoup plus à un discours des
Lumières qu'à celui d'un poète romantique. La cause de ce décalage se trouve en partie
dans l'origine noble du poète dont l'éducation fut marquée par la foi humble et orthodoxe
de sa mère. Vigny n'a pas « découvert» le christianisme sur le tard comme ce fut le cas
pour Lamartine et Hugo. L'idée de Dieu s'est ancrée en lui dès le berceau; elle est
rattachée au passé, à une vision conservatrice du monde et ne se prête guère aux éclats
2 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 122. L'auteur montre d'ailleurs comment Vigny fait du scepticisme une valeur chrétienne: « le Christ selon lui fut sceptique: "Oui, il le fut, et d'un doute plein d'amour et de pitié pour l'humanité" ».
3 Alfred de Vigny, Journal, mai 1832, cité par Jean-Philippe Saint-Gérand, Les destinées d'un style, essai sur les poèmes philosophiques de Vigny, Paris, Lettres modernes, 1979, « Langues et styles », p. 8.
4 A. de Vigny, Journal, cité par Paul Bénichou, op. cil., p. 195.
35
d'enthousiasme pour le progrès. Par ailleurs, bien qu'étant de peu de quartiers de
noblesse, Vigny était attaché jusqu'à la susceptibilité aux honneurs de sa famille et de sa
caste. S'étant très souvent senti persécuté par les idées révolutionnaires, il est resté en
arrière des autres et n'a embrassé les idées de son siècle qu'avec une certaine nuance que
- prudent - il conserve en tout. Toutefois, il ne faudrait pas faire de Vigny un anti
romantique; lui aussi vit le mal du siècle et assume le sacerdoce poétique à sa façon. La
marche vers le progrès lui semble également inévitable et il ne nie pas la beauté de la foi
chrétienne - le nombre de poèmes se référant à des épisodes bibliques ne permet aucun
doute à ce sujet - mais son caractère est balancé: il possède un cœur romantique et une
raison de philosophe.
Le roman Stello illustre bien la double nature de Vigny. Stello, poète enflammé,
veut agir et guider la France, accomplir de grandes choses. Le docteur Noir, à qui le
jeune poète s'adresse, le convainc que les poètes ne gagnent rien en voulant se mêler de
politique, car ils ne sont pas écoutés et même réprimandés pour s'être écartés de la route
qui leur était assignée. Les poètes sont de grands martyrs incompris et la société de
l'après-révolution ne manque pas d'exemples pour appuyer son opinion. À la fin de
Stello, le docteur Noir formule quatre ordonnances:
1. ne pas se mêler de politique, car ce serait avilir son art;
II. « SEUL ET LIBRE ACCOMPLIR SA MISSION », celle du poète étant de
produire des œuvres;
III. demeurer neutre car « la Neutralité du penseur est une NEUTRALITÉ
ARMÉE »;
J ,
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IV. et se rappeler que le poète est un être maudit, que son royaume n'est pas
sur terre et que «L'ESPÉRANCE EST LA PLUS GRANDE DE NOS
FOLIES ».5
Le succès de Stello amène Vigny à considérer sérieusement l'écriture d'une
deuxième consultation. Il trace plusieurs ébauches, élabore un grand nombre de plans,
écrit une version presque aboutie - Daphné -, mais ne publie aucun de ces projets. Il
ressort de ces différentes moutures un autre grand thème qui hante Vigny: la religion. En
effet, Daphné se veut en quelque sorte le procès du théosophe. Alors que Stello est mis
en garde contre l'engagement politique, les personnages de cette seconde consultation
abandonnent leur projet de réforme religieuse après avoir entendu un sage (le docteur
Noir ou Libanius) leur en montrer l'inanité.
C'est donc dans le scepticisme que se terminent Stello et Daphné, comme si là se
trouvait la véritable conclusion imposée par la raison. De ces mises en gardes, il ressort
que le scepticisme de Vigny s'applique à la foi trop optimiste de ses contemporains et non
à l'existence de Dieu lui-même, car l'homme ne peut rien attendre de Lui. Grand lecteur
de Pascal, Vigny a lu les Pensées, non pas en les interprétant selon une philosophie du
progrès chrétien comme l'a fait Lamartine, mais en retenant de la foi pascalienne le
stoïcisme devant la Providence. Si Vigny n'éprouve pas les doutes qui ont déchiré
Lamartine, c'est probablement qu'il n'exige rien de son Dieu. Dans une consultation
comme dans l'autre, les idées politiques ou religieuses et leur bien-fondé ne sont pas mis
en cause; c'est l'action immédiate qui est à proscrire, car le véritable changement ne peut
5 Voir A. de Vigny, Stella, dans Œuvres complètes, t. l, Édition de Baldensperger, Paris, Gallimard, 1950, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 751-753.
1
37
se faire que par la plume du poète. L'esprit pur auquel le poète accède ne peut s'imposer
par la force6. La postérité seule, qui aura assimilé les idées du poète, pourra accomplir le
changement en temps et lieu. Le poète est donc un prophète, mais pas un Messie.
Les poèmes philosophiques
Comme l'écriture de la deuxième consultation n'aboutit pas, Vigny, semblant tirer
une leçon de ses propres méditations, retourne à l'écriture poétique. Le projet d'une série
de poèmes philosophiques, faisant suite aux poèmes antiques et modernes, voit alors le
jour. La filiation entre le recueil des Destinées et la pensée philosophique véhiculée dans
Stello et Daphné ne fait d'ailleurs aucun doute7• Dans ce recueil, le poète montrera la
voie de la dignité à l'homme. Il lui dictera, par la grandeur de la poésie, le modus vivendi
possible dans ce monde ingrat.
L'analyse diachronique de la conception du recueil fournit des pistes de réflexion
intéressantes sur les visées de Vigny que Michel Cambien8 met habilement en lumière.
De 1838 à 1863, se trace l'évolution d'une conception du monde toujours plus pessimiste,
sauf pour le sursaut final de« L'esprit pur » qui place un certain espoir dans la réception
de la poésie par la postérité. Les quatre premiers poèmes, « La Mort du loup », «La
Colère de Samson », « Le Mont des Oliviers» et« La Flûte », bien qu'ils présentent un
monde mauvais et sans espoir, proposent une manière de vivre pour l'homme qui soit
6 A. de Vigny, « L'Esprit pur », dans ibid., p. 170-173.
7 C'est ce que montre Pierre-Georges Castex dans son état présent des études vigniennes, « Quelques études récentes », dans Relire « les destinées» d'Alfred de Vigny, Paris, S.E.O.E.S., 1980, p. 8-9.
8 Michel Cambien, « Les destinées ou l'ascension du poète» dans ibid., p. 113-120.
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38
digne. Chacun des poèmes se termine en effet par une espèce de morale de la dignité.
Celle du loup est celle du stoïcisme :
Si tu peux, fais que ton âme arrive, À force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. Gémir, prier, pleurer est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler. Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. (<< La mort du loup », p. 148)
Bien loin des jérémiades lamartiennes, ces vers témoignent d'une autre forme de
sacerdoce. Vigny n'est pas le guide du peuple et jamais il n'aurait fait de politique
comme Lamartine ou Hugo. Il est le sage, le poète qui enseigne, par la parabole, la
manière de vivre. Mais il ne réprouve pas pour autant les efforts de celui qui agit et lutte
contre le destin :
C'est assez de souffrir sans se juger coupable Pour avoir entrepris et pour être incapable; J'aime, autant que le fort, le faible courageux, [ ... ] Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri, Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri, Et n'avouant jamais qu'il saigne et qu'il succombe À toujours ramasser son rocher qui retombe. (<< La flûte »,p. 151)
Précurseur de Camus, Vigny admire l'homme qui croit en sa force, même dans ce
monde absurde. Et il va plus loin, professant que personne ne peut vraiment atteindre le
but, car
tout homme a vu le mur qui borne son esprit. Du corps et non de l'âme accusons l'indigence. Des organes mauvais servent l' intelligence[ ... ] (<< La Flûte », p. 151)
•
• t t •
39
Ainsi, l'élévation absolue est impossible par la faute de l'incarnation, le corps empêchant
l'esprit de voir clair, comme à la flûte de jouer juste.
Mais certains êtres sortent de la masse des faibles et arrivent à voir plus clair. Ces
surhommes, extraordinairement lucides, souffrent non plus de ne pas comprendre le
monde, mais d'en découvrir l'absurdité. Ainsi, des poèmes mettant en scène un homme à
la force surhumaine, comme « La colère de Samson », ou un homme dieu, dans « Le
Mont des Oliviers », contiennent une certaine amertume, résultat d'une extrême lucidité.
Doués de vision prophétique, Samson et Jésus s'insurgent devant la perfidie du monde et
l'injustice. Les protagonistes des poèmes, toutefois, après avoir crié leur haine de
1 'hypocrisie, semblent retrouver le stoïcisme professé dans les autres poèmes et accepter
le sort que leur réserve la Providence. Samson, bien qu'il se sache trahi, attend ses
tortionnaires calmement. La première version du « Mont» semble adopter un canevas
semblable.
Le Mont des Oliviers
Dans l'étude qu'il fait du recueil Les Destinées, Paul Bénichou présente « Le
Mont des Oliviers» comme le poème central, celui duquel découlent tous les autres.
C'est à partir de ce poème que l'entreprise poétique des Destinées peut être comprise, car
pour Vigny « l'absence divine est l'évidence première 9». Dans ce poème, Vigny énonce
les différentes facettes du mystère si difficile à accepter pour l'homme avide de savoir et
de lumière.
9 Paul Bénichou, op. cil., p. 223.
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« Le Mont des Oliviers» prend la forme d'une narration en vers retraçant
l'épisode du Christ à Gethsémani et l'amplifiant afin d'y inscrire toutes les questions
laissées en suspens par le mystère sacré. Il ne faut pas oublier que Vigny, en s'attaquant à
la rédaction des Destinées, effectue un retour à la poésie qu'il avait pratiquement
abandonnée pour s'intéresser plutôt au théâtre et au roman. Les premiers poèmes qu'il
écrit semblent porter la marque de cette préférence dans leur structure qui privilégie la
théâtralité, la narration et le discours philosophique. Le poème, divisé en trois parties, et
qui se termine par une strophe indépendante que Vigny ajoutera vingt ans après la
première publication, installe, dans la première partie, une mise en scène des plus
pathétiques. D'abord, le cadre dramatique du poème se situe à Gethsémani. Le poète,
faisant appel aux Évangiles, n'en utilise que les éléments les plus tragiques: comme Saint
Jean, Vigny commence l'épisode par « Alors il était nuit », puis Jésus est « triste jusqu'à
la mort» 10, il a peurll, il se prosterne 12 et coule de sa tête une « sueur sanglante» 13 alors
que « les disciples dorm[ ent] au pied de la colline ». Ces quelques emprunts, déjà
dramatiques, sont amplifiés grâce à l'ajout de quelques détails lugubres. À la nuit déjà
évoquée par l'Évangile de Saint Jean, Vigny ajoute:
Alors il était nuit et Jésus marchait seul Vêtu de blanc ainsi qu'un mort en son linceul 14[ ... ]
10 Mathieu XXVI, 36 et Marc XIV, 34.
Il Marc XIV, 33.
12 Mathieu XXVI, 39 et Marc XIV, 35.
13 Luc XXII, 44.
14 A. de Vigny, « Le Mont des Oliviers », Les Destinées, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 152. Pour les autres références à ce poème, nous n'indiquerons dorénavant que la page.
41
La sueur du Christ, comme s'il n'était pas suffisant qu'elle soit de sang, s'écoule « froide
et lente» et c'est « un sommeil de mort [qui] accable les apôtres ».
Dans cette première partie se joue le drame de la solitude. Les premières paroles
du Christ sont des appels cherchant à briser le silence. À l'appel dirigé vers Dieu, « le
ciel reste noir, et Dieu ne répond pas ». Devant l'indifférence divine, Jésus «se lève
étonné » et descend vers les apôtres. Les voyant endormis, il «crie avec effroi : "Ne
pourriez-vous prier et veiller avec moi?" Mais un sommeil de mort accable les apôtres»
(p. 153). Après le simple « appel» fait au Père, la voix du Fils devient un véritable cri
d'angoisse alors qu'il réalise qu'il aura à souffrir seul. Pour se faire entendre des
hommes, le Christ doit élever la voix, mais son cri demeure vain et le sommeil des
apôtres reste imperturbable. L'incompréhension des hommes est inaltérable; quoi que le
poète tente, sa voix se perd et il doit souffrir dans la solitude.
Ainsi se dessine la figure du paria, thème cher à Vigny; car comme le noble, le
poète et le soldat, Jésus est un être rejeté par ses semblables, un incompris. Le drame de
l'abandon, au cœur de la vie du poète, a aussi marqué son œuvre, comme en témoigne
François Germain1S• Dans un chapitre qu'il intitule « l'abandon », F. Germain montre
comment la solitude est une des principales constituantes d'un des deux pôles de
l'imagination vignienne : l'enfer -l'autre pôle étant bien sûr le paradis. S'il y a d'abord
le sentiment très romantique de se sentir en exil sur la terre, celui d'être rejeté par les
autres est encore plus douloureux pour le poète qui a soif d'amour. Vigny développe
d'ailleurs abondamment le thème du repli sur soi dans « La maison du berger ». Le poète
15 Voir François Germain, L'Imagination d'Alfred de Vigny, Paris, Librairie José Corti, 1961, p. 255-268.
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y rejette tout lien social, toute consolation et se réfugie dans la maison, symbole de son
for intérieur. Ainsi la solitude n'est pas seulement subie, elle est assumée, car elle est sa
croix, le résultat de son génie, et le poète se doit de l'accepter comme la seconde
ordonnance du Docteur Noir l'en enjoint.
Le génie souffre, à proportion de sa qualité et de sa solitude. Il a pouvoir sur le monde futur, mais sans régner sur le présent; sa condition est d'annoncer et de souffrir. Comme le Christ dont le type, transposé, se laisse apercevoir en lui, le Poète joint l'anathème à la promesse. Au Poète guide qui illumine fait écho le Poète paria qui accuse 16.
Ainsi, la description de la souffrance de Jésus à Gethsémani mène tout naturellement à
l'accusation de la seconde partie du poème.
Vigny dramatise la scène avant de faire entendre la prière du Christ, longue tirade
- la plus longue de la poésie vignienne - qui occupera toute la deuxième partie. Après
avoir mis en place le décor et la situation, l'auteur développe le monologue qui constitue
le cœur du poème. Celui-ci, on s'en doute, ne s'attache que très peu à rendre le message
évangélique. Vigny avait l'habitude de plier à son imagination les textes bibliques comme
les événements historiques.
Dans Les Destinées la transformation du réel est surtout commandée par l'intention du moraliste mais au lieu de retracer les différentes étapes qui marquent la marche de l'humanité Vigny choisit d'aborder le problème des limites qu'imposent [sic] la condition humaine. Les poèmes, comme le remarque François Germain, «tendent tous vers le mythe, vers une confrontation de ce qui est essentiel dans l'homme avec ce qui est permanent dans son destin.» La poésie ne se donne pas pour but principal ni la connaissance du passé, ni le déchiffrement du sens du devenir. Ce qui importe c'est la valeur générale 17.
16 Paul Bénichou, op. cit., p. 163.
17 Cevis Crossley, op. cit., p. 127.
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Contrairement à Hugo, Vigny ne cherche pas à écrire une épopée de l'histoire humaine
depuis ses origines. L'absence de chronologie dans la disposition des poèmes basés sur
des faits historiques le montre bien. En reprenant le récit de Jésus à Gethsémani, il ne
cherche pas à faire une description de ce qui s'est passé: sous la plume du poète,
Gethsémani devient un mythe participant de la durée humaine. Vigny produit une
écriture mythologique pour opérer la « conversion du passé en futur 18» et se faire un
prophète lucide qui prévoit l'avenir dans une «pensée prophétique 19». À ce sujet, le
mélange de considérations sur le passé, le présent et l'avenir, dans le discours du Christ à
son Père, est très significatif de cette pensée prophétique propre à sa poésie.
Toutefois, il est vrai que plusieurs passages tendent à faire croire à une adhésion
au dogme. Par des affirmations telles que «Jésus [ ... ] devint homme », «eut sur le
monde et la terre une pensée humaine» et « cache le Dieu sous la face du sage », Vigny
montre la double nature du Christ, mais surtout met en lumière la raison du choix de
l'épisode: c'est à Gethsémani que Jésus fut le plus proche de l'homme et c'est ce Jésus-là
que le poète choisit. Le Dieu en lui ne l'intéresse pas. À plus forte raison, la longue
accusation qui s'ensuit brise complètement le dogme de la double nature, car comment
Jésus, tout en restant Dieu, pourrait-il mettre son Père au banc des accusés? Le
monologue du Christ n'est pas même la prière d'un homme qui craint le calice de la
mort-
Les verges qui viendront, la couronne d'épine, Les clous des mains, la lance au fond de ma poitrine, Enfin toute la croix qui se dresse et m'attend,
18 Georges Poulet, op. cil., p. 257.
19 Ibid., p. 257.
N'ont rien, mon Père, oh! Rien qui m'épouvante autant! (p. 154)
- il est celui d'un rhéteur accusant Dieu des méfaits que connaît la terre.
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On assiste donc à une argumentation philosophique montrant les lacunes du
message divin alors que, sous les dehors d'une reprise de l'épisode biblique, Vigny rompt
complètement avec la nature du message pour en instaurer un autre, le sien, insufflant un
sens nouveau à la parole des Évangiles.
Jésus présente lui-même le message qu'il est venu apporter aux hommes comme
étant imparfait. Il prie son Père d'avoir la vie sauve afin de pouvoir achever sa mission,
car sa parole est incomplète. La référence au message, omniprésente tout au long de la
deuxième partie, se module peu à peu en une accusation.
Le poète évoque d'abord cette « parole neuve» amenée par le Christ:
Mais ce mot est si pur, et sa douceur est telle Qu'il a comme enivré la famille mortelle D'une goutte de vie et de divinité, Lorsqu'en ouvrant les bras j'ai dit: « Fraternité» (p. 154)
Chez Vigny, la pureté est un thème des plus importants et «L'Esprit pur », son tout
dernier poème, en est le plus brillant témoignage. Ce mot, «Vigny l'aime comme une
épithète d'excellence, comme un mot magique et créateur de paradis 20». La pureté est
pour le poète la plus haute valeur de son esthétique, l'idéal vers lequel il tend. Et ce n'est
pas un hasard si le mot pur qu'il choisit est « Fraternité », apportant consolation à la
solitude du premier acte.
20 François Germain, op. cit., p. 523.
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Puis Jésus rappelle comment sa venue sur terre a changé les règles. Vigny
présente l'avènement du Christ comme marquant le début du temps humain, par la liberté
qu'il donne dorénavant à l'homme.
Si j'ai coupé le temps en deux parts, l'une esclave Et l'autre libre; - au nom du passé que je lave, Par le sang de mon corps qui souffre et va fmir, Versons-en la moitié pour laver l'avenir! (p. 154)
Mais cette liberté n'entraîne pas un avenir plus rose pour l'homme qui souffrira
sous le joug des hommes méchants et stupides. La parole christique, pourtant pure, est
souillée par la faute des hommes qui lui donneront « un faux sens» :
- Hélas! Je parle encor que déjà ma parole Est tournée en poison dans chaque parabole. (p. 154)
L'obscurité du mystère a permis à trop de perfides tyrans de tuer au nom du Christ et la
liberté, si elle fait entrer l'homme dans un temps humain qui lui permet l'action, le fait
aussi entrer dans le temps de l'ignorance. Ainsi l'homme est prisonnier d'une nouvelle
prison qui entraîne le mal. Dans les vers qui suivent, Vigny change complètement le
message christique pour en instaurer un autre que Jésus n'aurait tout simplement pas eu le
temps de dire :
Quand les Dieux veulent bien s'abattre sur les mondes, Ils n'y doivent laisser que des traces profondes; Et, sij'ai mis le pied sur ce globe incomplet, Dont le gémissement sans repos m'appelait, C'était pour y laisser deux Anges à ma place De qui la race humaine aurait baisé la trace, La Certitude heureuse et l'Espoir confiant (p. 154)
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Certitude et espoir, que le Docteur noir, sceptique, interdisait à Stello, sont ici représentés
comme les seuls remèdes aux douleurs de l'humanité, car Jésus donne une voix à la partie
en Vigny la plus proche de Stello. Dieu, s'il est tout-puissant, n'aurait pas dû empêcher
l'homme de connaître la certitude et l'espoir. Pour Vigny, Jésus - et l'homme en général
- est supérieur à « la Divinité en ce sens qu'il peut sacrifier sa vie pour un principe tandis
que la Divinité ne le peut pas 21». Ainsi, le réquisitoire du Christ se base sur la supériorité
de ses propres actions, beaucoup plus morales et louables que celles de son Père.
L'homme ne peut être accusé des maux de la terre puisqu'il n'en comprend pas le
sens, et Vigny peut ainsi retourner la totalité de la faute vers le Tout-Puissant. C'est donc
aussi et surtout par la faute de Dieu si la terre est demeurée « comme un monde avorté » :
Mal et Doute! En un mot je puis les mettre en poudre; Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre De les avoir permis. - C'est l'accusation Qui pèse de partout sur la création! (p. 155)
Si le Christ peut tout effacer d'un mot, l'imperfection du message n'appartient qu'à Dieu
et à lui seul qui ne permet pas ce mot. Mal et doute, enfants de l'ignorance et du
désespoir, deviennent les plus grands maux de l'humanité. Si, à partir du « Hélas» de la
section précédente, Vigny traçait le portrait du mal, il se consacre, dans les vers qui
suivent, aux multiples visages du doute qu'il développe beaucoup plus longuement. C'est
que le doute est plus difficile à accepter que le mal qui, s'il était explicable, serait aussitôt
absout de sa charge maléfique. Le doute est donc pire que le mal, car il le précède:
21 Paul Bénichou, op. cit., p. 197.
- Tout cela sera révélé dès que l'homme saura De quels lieux il arrive et dans quels il ira. (p. 156)
47
Ainsi se termine la deuxième partie du poème et, en même temps, le monologue
de Jésus. Par la voix du Christ, Vigny montre l'impossibilité d'adhérer à une vision
progressiste du monde, car même le message christique n'a pas amené un monde
meilleur. Pour lui, le progrès ne va pas de soi et l 'homme doit trouver les valeurs qui lui
permettront de donner un sens à ses actions en dehors du vouloir divin. Sceptique face à
la vision romantique d'une grande épopée humanitaire, Vigny décide de miser sur un
temps humain et rejette l'ordre éternel comme élément négateur de la vie. Pour lui, le
désespoir en la vie est pire qu'un désespoir en l'éternité. « Le plus bel effort de
l'optimisme de l'avenir a été le Christianisme qui a dit, voyant combien le monde est
mauvais: "Quittez ce malheureux monde et votre âme trouvera un doux repos". Mais
c'est aussi le dernier cri du désespoir. 22» Ce désespoir-là, Vigny le refuse pour plonger
dans la conséquence non moins tragique de ce choix : l'ignorance douloureuse des fins de
la marche humaine.
La troisième partie reprend le mode narratif de la première ainsi que le thème du
silence déjà abordé. Mais alors que le premier silence menait à l'anathème lancé contre
Dieu, la troisième partie voit Jésus obtempérer et reprendre les paroles du Christ des
Évangiles: « Que votre volonté soit faite, et non la mienne» (p. 156). Ce« et non la
mienne », après le long réquisitoire de la seconde partie n'a, bien sûr, plus du tout la
même signification que la parole empruntée aux Évangiles. C'est la résignation forcée
qui parle et non l'accord avec la mission. Ici, le lecteur sent bien que le stoïcisme
22 A. de Vigny, cité par Georges Poulet, op. cit., p. 266.
48
professé est difficile à mettre en pratique lorsqu'on est à ce point lucide sur l'absurdité de
la vie. Anny Detalle souligne l'importance de cette conclusion dans la philosophie
vignienne et en évoque les conséquences:
L'échec du christiansime ayant été de n'avoir pas pu associer l'homme au plan créateur, de l'avoir laissé, à travers la personne de Jésus, ignorant et meurtri, l'humanité est fondée, par ce déni de paternité de Dieu, à chercher en elle-même ses raisons de vivré3
•
Dieu aurait en quelque sorte trahi l'homme en lui donnant la liberté tout en lui refusant les
connaissances nécessaires pour savoir bien s'en servir. Aussi, le poème se clôt sur le nom
de Judas dont Jésus entend les pas et voit rôder la torche. C'est donc la figure même de la
trahison - celle de Dieu bien plus que celle du disciple - qui vient mettre le point final à
la première version du« Mont des Oliviers ».
Le Silence
Vigny avait d'abord publié son poème sans la strophe du « Silence », et « Le Mont
des Oliviers» se tenninait alors que « [l]a terre sans clartés, sans astre et sans aurore, lEt
sans clarté de l'âme ainsi qu'elle est encore» (p. 156) était abandonnée de Dieu. Entre
temps, le poète composa plusieurs autres poèmes qui demeuraient toujours plus ou moins
fidèles à l'idée globale qu'il s'était faite de son recueil. Mais en 1849, un nouveau thème
apparaît - celui des «Destinées », poème liminaire et éponyme - qui pourrait bien
chambouler la première vision du monde. Dans ce poème, en effet, les Destinées qui
tiennent dans leurs griffes le destin de l'homme n'ont pas cessé leur ouvrage après la
venue du Christ, et le poète se demande si la liberté n'est pas qu'un leurre. En effet, si
23 Anny Detalle, Mythes, merveilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 337.
49
Dieu seul connaît la finalité du devenir humain, peut-être est-il également le seul à en tirer
les ficelles. À la fin du poème, le poète s'interroge: «Notre mot éternel est-il: C'était
écrit? 24». Vigny, qui avait toujours privilégié une prédication volontariste mettant la
grandeur de l'homme dans sa lutte contre les affres du destin, est rongé par le doute et,
même s'il prêche l'acceptation du mystère impossible à percer, le fait de ne pas même
savoir si l'action humaine est réelle finit par révolter le poète.
Le recueil des Destinées, palliant le silence divin, devait fournir la leçon de vie qui
pennettrait de trouver le bonheur dans ce monde incompréhensible. Mais vingt ans après
le début de la rédaction, le recueil reste inachevé et Vigny ajoute une dernière strophe en
guise de conclusion au« Mont des Oliviers» :
Le Silence
S'il est vrai qu'au jardin sacré des Écritures, Le fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté; Muet, aveugle et sourd au cri des Créatures, Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, Le Juste opposera le dédain à l'absence Et ne répondra plus que par un froid Silence Au Silence de la Divinité. (p. 156)
Un an avant sa mort, Vigny revenait donc sur le silence de Dieu, reniant en
quelque sorte la première conclusion du poème. Si le poète lui-même, l'élu, ne peut
recevoir la parole de Dieu, il ne peut plus exprimer sa propre parole non plus. En effet, le
poète romantique se voit comme un prophète qui doit illuminer l'humanité. Mais s'il
n'entend pas, lui-même, la voix de Dieu, sa tâche est impossible. La majuscule que met
Vigny au mot Silence est significative de la grandeur du geste, car c'est bien un geste
24 A. de Vigny, « Les Destinées» dans Œuvres complètes, op. cit., p. 123.
• 1
50
d'opposition à Dieu lui-même qu'incarne le mutisme du Juste. Vigny refuse le mystère
du christianisme et tourne définitivement le dos à Dieu25•
L'esprit pur et la transcendance interne
L'on pourrait croire qu'une telle conclusion marque la fin de la transcendance
pour Vigny, et pourtant il s'agit bien là d'un refus de l'absence de transcendance que
Vigny, en véritable romantique, proclame. En tournant définitivement le dos à Dieu, le
poète se lance dans une autre forme de transcendance, bien plus pure à ses yeux. La
beauté poétique incarnera dorénavant l'idée qui permettra l'élévation du poète. C'est
dans le poème «l'Esprit pur » que la nature de la nouvelle transcendance est le mieux
définie. Ce n'est pas par hasard que le poème, véritable chant du cygne de Vigny, clôt le
recueil. Là se trouve la dernière leçon à tirer du Silence divin. Le poète s'élève
maintenant par le pouvoir du «PUR ESPRIT », de «L'ÉCRIT UNIVERSEL », du
«VISIBLE SAINT-ESPRIT »26. Dégoûté du mystère sacré, Vigny se tourne vers le
visible, le lumineux: le diamant de l'Art. Le pur esprit est « miroir» lui permettant de se
« connaître [lui}-même » ; il est son œuvre même. C'est donc en lui-même que Vigny
trouve sa transcendance. «Ainsi la poésie, pure exaltation de l'esprit se faisant Parole,
peut, pour les forts, tenir lieu de foi et attester une transcendance intérieure à l'homme
25 Spécifions que Vigny continue de défendre le christianisme contre les réformistes de tous acabits. Pour lui, l'institution catholique fournit au peuple une morale et une consolation dont il a bien besoin. Le christianisme est nécessaire aux faibles, mais le surhomme - autant le poète que le Jésus du poème - n'a que faire de consolations illusoires, il lui faut l'Idéal.
26 A. de Vigny, « L'Esprit pur », dans Œuvres complètes, op. cit, p. 172.
51
même 27». L'ère de l'esprit pur est arrivé et permettra aux hommes de s'unir dans une
nouvelle Parole.
[L]a parole poétique donne une dimension sacrée à l'aventure humaine. L'auteur des Destinées lance un appel aux hommes modernes qui vivent coupés de la transcendance. Poète du silence il prononce une parole qui engage tout son être, parole qui est en même temps acte de résistance et acte de participation à l'histoire humaine28
•
Bien que se tournant plutôt vers les Lumières de la raison que vers celles trop
obscures de la foi chrétienne, Vigny demeure romantique dans sa foi confiante en l'avenir
et en la transcendance.
À travers le réinvestissement du texte biblique et l'énonciation d'un message
incomplet, le poète met en place une poésie de la quête du sens religieux qui le mènera à
la découverte terrifiante de sa vacuité. Mais Vigny lutte avec acharnement contre la
désillusion et demeure romantique. Il nomme le mal, mais son Christ supplie Dieu de le
laisser accomplir la mission, de le laisser éclairer le message obscur. Pour Vigny, le
poème doit être lumière, et non obscurité et incohérence. La strophe du Silence exprime
on ne peut plus clairement le refus total de la transcendance vide29 : si la poésie n'est pas
porteuse de vérité, que le poète se taise à jamais ou trouve ailleurs la source de sa foi.
27 Anny Detalle, op. cit., p. 197.
28 C. Crossley, op. cit., p. 132.
29 Nous reviendrons sur le concept de « transcendance vide» au chapitre IV.
• J
CHAPITRE III
Hugo, sauveur de Satan, ou
Le Jésus de l'exil
Oh ! je l'aime! c'est là l'horreur, c'est là le feu! Que vais-je devenir, abîmes? J'aime Dieu!
Je suis damné! Victor Hugo, La Fin de Satan
Au milieu du siècle, alors que la Seconde République évolue vers la droite
jusqu'au coup d'État qui la transforme en Second Empire, Victor Hugo voit sa fortune
changer. Lui qui s'était sensiblement engagé dans la lutte pour une nouvelle démocratie,
il doit fuir vers Bruxelles après avoir tenté d'organiser la résistance. Expulsé de France, il
s'installera pour les vingt années à venir à Jersey, puis à Guernesey. Pendant les soirées
de spiritisme de Marine-Terrace, les tables tournent à un rythme effréné, lançant
l'anathème sur le nouveau gouvernement, annonçant son châtiment. Le grand poète sait
qu'il a été banni par les ennemis de la France - les tables le lui confirment - et continue
de se sentir solidaire du peuple français. Exilé, Hugo ne l'est qu'à demi, et c'est ce qui
53
lui fera dire en 1870 que « [sa] vie se résume en deux mots: Solitaire. Solidaire 1». Par
ce rapprochement sémiologique, Hugo décrit la double nature de son exil. Comme au
prophète, l'éloignement lui est nécessaire afin de méditer. Mais c'est pour mieux penser
à la multitude qu'il accepte cet exil; pour pouvoir, du désert, s'adresser aux villes.
L'étude de la figure christique telle que représentée dans La fin de Satan ne peut
se faire en dehors du contexte de l'exil. C'est là que Hugo entreprend les grands poèmes
à la fois épiques, mythiques et dramatiques que sont La Légende des Siècles, La Fin de
Satan et Dieu. Dans ces œuvres pour le moins ambitieuses, on sent la pensée du poète
exilé se détacher d'une condition trop humaine pour se rapprocher d'une vision plus
englobante: cosmique.
L'exil ne m'a pas seulement détaché de la France, il m'a presque détaché de la terre, et il y a des instants où je me sens comme mort et où il me semble que je vis de la grande et sublime vie ultérieure2
•
Il ne faut donc pas négliger la profondeur du déracinement que l'exil fait subir à un poète
aussi engagé que Hugo.
D'ailleurs, l'exil a profondément bouleversé le poète dans ses positions face à la
politique. D'abord désespéré par l'hypocrisie du nouveau gouvernement, et d'autant plus
qu'il avait appuyé son élection deux ans auparavant, Hugo crie haut et fort sa rage devant
l'odieuse trahison. Dans cet élan de création engagée, l'expérience spirite des tables
tournantes joue un rôle de premier plan. Si la trahison a tout de suite inspiré au poète
1 Victor Hugo, cité par Paul Zumthor, Victor Hugo poète de Satan, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 79.
2 Ibid., p. 18.
54
Napoléon le Petit, puis les Châtiments - recueil consécration du mage Hugo -, les soirées
de Marine-Terrace lui permettent de prendre quelque distance avec sa douleur et son
humiliation afin d'assumer pleinement son rôle de prophète.
Au cours de ces séances, Hugo apprivoise le monde invisible3. Il interroge les
esprits sur la poésie, la politique et l'avenir de la France; de là, il tire la certitude que son
rôle est celui du mage conduisant le Peuple. De plus, si l'expérience spirite lui dicte son
rôle politique et poétique, elle lui permet aussi d'entrer en contact avec l'au-delà, de vivre
le lien étroit qui unit les hommes et ce monde invisible. C'est ainsi que, pour Hugo,
1 'histoire humaine sera dorénavant plongée dans une histoire cosmique, dans un univers
métaphysique, qui évoluera de concert avec le progrès historique. La Fin de Satan,
poème grandiose alliant les temps humain et divin dans une même et suprême histoire du
monde, trace le destin de ce grand exilé qu'est l'ange déchu. L'homme oscille au fil des
siècles entre deux extrêmes, tendant vers Dieu, mais sans cesse attiré par l'abîme. Et
c'est à cette histoire qui se trame au milieu, entre Dieu et Satan, que s'attache la muse du
poète. C'est là que l'Histoire est possible, que Clio trouve sa place. Mais si la terre est le
lieu de l'action, ce sont les pôles d'attraction qui font avancer les choses et sont les
véritables moteurs de progrès.
La Fin de Satan est l'incroyable entreprise d'une histoire contenant tout, de la
création à la fin du monde tel qu'on le connaît, des enfers aux cieux, en passant par la
terre. C'est l'espace absolu, autant matériel qu'impalpable; le temps absolu, historique et
3 D'abord consacrées au dialogue avec Léopoldine, les premières séances de spiritisme explorent la douleur intime du père, car la mort de l'enfant, drame intolérable et injustifiable, n'a jamais cessé de le hanter. Mais Hugo est peu enclin à l'apitoiement, et la douleur prend chez lui la forme d'une volonté de savoir. Puisque sa fille est rentrée dans l'invisible, le poète tente d'en explorer et d'en baliser l'espace.
55
éternel. Et reliant tous ces mondes, Satan: celui qui jadis habita les cieux, qui fut projeté
dans l'abîme et qui agit, depuis, sur les hommes.
Satan pardonné
Toute l'œuvre de Hugo - qu'on pense à Hernani, aux Derniers jours d'un
condamné ou aux Misérables - présente la figure obsédante du proscrit, de l'être
réprouvé. À partir de 1842 - Les Burgraves -, un changement important s'opère: le
condamné se voit gracié4• Dans quelque domaine de la pensée que ce soit, Hugo fait
dorénavant du pardon son cheval de bataille. L'ardeur qu'il met, d'ailleurs, dans la lutte
contre la peine de mort témoigne de l'importance qu'il accorde à la réhabilitation.
Puis, dix ans après ce premier grand changement, l'exil semble donner à Hugo la
faculté de saisir les choses de manière plus globale. De son île, il voit le monde dans son
ensemble. Hugo réfléchit alors sur la rédemption de toute la société, dans Les
Misérables, et sur la possibilité d'une réconciliation du bien et du mal dans l'au-delà, à
travers La Fin de Satan. C'est donc loin de la France que Hugo se sent d'attaque pour
appréhender les grands problèmes de la société et de la morale.
L'exil, en plus d'ajouter sa propre situation aux différentes causes qu'il défend,
fournit à Hugo la réponse à son questionnement sur le mal. Car en effet, si le mal existe
dans un monde gouverné par un Dieu tout-puissant, c'est que ce Dieu l'admet. Or
comment un Dieu d'amour peut-il permettre le mal? Hugo découvre, car il le sent en lui-
4 Voir Pierre Albouy, La création mythologique chez Victor Hugo, Paris, Librairie José Corti, 1963, p. 267.
56
même, que le réprouvé, quoi qu'il arrive, conserve une part de bien en lui, et, aussi vil
soit-il, peut toujours être sauvé.
On touche là le fond de la méditation hugolienne sur le mal qui est aussi le cœur de sa foi en l'homme: il n'y a pas de mal absolu. En tout être maléfique, injuste, ignoble, gisent un fragment d'amour, une blessure, un quelque chose qui le relie à Dieu5
.
Ainsi, alors que la douleur est marque d'élection divine pour Lamartine, elle est ici la
source du mal, ou plutôt, la source de la séparation qui, elle, est à l'origine du mal. .
Comme la douleur engendre le crime, elle doit appeler à la commisération. Victor Hugo
consacre d'ailleurs une grande part de son œuvre à faire naître la compassion pour ces
personnages souffrants.
Le poète en exil se fait le démiurge parfait, celui qui est vraiment tout amour, car
il pardonne. Mais sa réflexion sur la place du mal dans le monde l'amène encore plus
loin. En effet, pour Hugo, le mal est nécessaire pour que l 'homme voie le bien. Le mal
est la nécessité qui mènera au geste de grandeur chrétienne par excellence: la
Rédemption. La réalité de l'exil lui révèle la solution: « il est donc au regard de Dieu un
double fait qui domine chaque destinée humaine: la fatalité du crime et la rédemption du
criminel. La dualité du monde d'outre-tombe n'est qu'apparente: le ciel est virtuellement
présent dans l'exil même des damnés6». C'est que le Dieu créateur englobe tout, le bien
comme le mal, car « Dieu, c'est l'équilibre ». Et même au plus bas, le criminel n'est pas
hors Dieu. «Il y a bien dans la théologie hugolienne, des ténèbres inférieures; il n'y a
pas de ténèbres extérieures. »7 Ainsi, même Satan peut être pardonné, car il est lui aussi
5 Emmanuel Godo, op. cil, p. 167.
6 Paul Zumthor, op. cit.., p. 32.
7 Pierre Albouy, op. cit., p. 278.
57
une créature de Dieu. Et il n'est pas anodin que le grand poème ait d'abord eu pour titre:
Satan pardonné.
Le Rédempteur
Si Satan est le protagoniste de cette grandiose épopée, la rédemption en est le
moteur. Jésus, le Rédempteur, occupe donc une place de choix dans le poème. Pour que
la fin de Satan s'actualise, le grand criminel doit se racheter. Et Satan doit passer par
plusieurs étapes avant de mériter son salut. Avant d'entreprendre l'analyse de la figure
christique à Gethsémani, voyons où elle se place dans l'épopée de La Fin de Satan et quel
est son rôle.
Le poème de Hugo commence avant même la création de l'homme, alors que Dieu
ne vit qu'avec les anges. On remarque que la structure du poème suit d'abord un
mouvement descendant, qui est - ou plutôt aurait dû être8 - pris à rebours dans la seconde
partie. Au départ, c'est la chute, et là commence le mal.
Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme9•
Le vers liminaire introduit le thème central et le mouvement de toute la première moitié
du poème. Pour Hugo, la chute de l'ange précède - et remplace même - celle de
l'homme hors de l'Eden. Hors de la terre, Satan tombe et, pendant ce temps, le genre
humain connaît « l'entrée dans l'ombre ».
8 Nous reviendrons sur l'incomplétude du poème, auquel il manque toute la partie sur la prise de la Bastille ainsi que la réhabilitation de Satan qui donne son titre au poème.
9 Victor Hugo, La Fin de Satan, Édition de Jean Gaudon et d'Evelyn Blewer, Paris, Gallimard, « Poésie », 1998, p.37. Pour les prochaines citations de La Fin de Satan, nous n'indiquerons plus que la page.
Le mal avait filtré panni les hommes. Par où ? Par l'idole; par l'âpre ouverture que creuse Un culte affreux dans l'âme humaine ténébreuse. Ces temps noirs adoraient le spectre Isis-Lilith, [ ... ] Les hommes la nommaient Sort, Fortune, Anankè; (p.47)
58
L'origine du mal n'est donc plus la connaissance, telle que l'avaient goûtée Adam et Ève,
mais l'illusion de la connaissance. L'homme, ne pouvant connaître Dieu, se contente de
son simulacre démoniaque et se laisse porter par le sort.
Dans ce qui aurait dû être la dernière partie du poème, l'ange liberté entreprend le
mouvement de libération en remontant des enfers pour affranchir les hommes. C'est par
l'action assumée sur son destin que l'homme se délivrera du mal: « la Fatalité qui est
l'Ombre succombera aux coups de la Liberté qui est Progrès 10». Le point de départ et le
point final de l'histoire humaine se répondent donc en un habile jeu de miroirs inversant
les images. Satan, qui a ouvert le poème avec la chute initiale, remonte finalement aux
cieux après que l'homme ait été libéré.
Au centre de cette structure (Chute de Satan - Fatalité / Liberté - Satan pardonné),
il faut la charnière permettant à tout le poème de se replier sur lui-même, le miroir qui
reflétera toutes les images inversées. Ce point de rencontre, c'est le « Gibet ».
Trop d'analyses de La Fin de Satan ne virent dans l'épisode christique que la
seconde partie d'un drame en trois actes (Nemrod - le Gibet - la prise de la Bastille).
C'était méconnaître l'importance accordée au Christ dans la mythologie hugolienne ll.
10 Paul Zumthor, op. cit., p. 211.
Il Pierre Albouy et Paul 8énichou consacrent des pages très intéressantes à l'analyse de la place du Christ dans la mythologie hugolienne. Il mettent en lumière l'importance de Jésus dans l'œuvre de Hugo tout en montrant le lien étroit qui l'unit au personnage de Satan.
59
S'il n'est pas catholique, Victor Hugo est résolument chrétien et voue une immense
admiration au Rédempteur qu'est Jésus. À partir de l'exil, surtout, la foi chrétienne de
Hugo s'intensifie et se clarifie. Pour lui, Jésus est le premier grand homme de progrès -
notion on ne peut plus importante pour le romantique qu'est Hugo. Le progrès étant le
moUvement rapprochant la réalité terrestre de son double idéal- une élévation -, Jésus est
« le modèle indépassable du magistère par la souffrance 12».
Le poète, par ailleurs, ne nie pas la nature divine de Jésus. «Ce n'est point qu'aux
yeux de Hugo, Jésus soit Dieu. Mais Jésus est un homme divin13.» Parmi les
interlocuteurs des soirées de spiritisme, Jésus joue par ailleurs un rôle initiateur dans la
genèse de La Fin de Satan.
Quand, aux mois de février-mars 1855, Jésus-Christ vient en personne, par le truchement de la table, confier à Hugo la mission de révéler la religion nouvelle, il indique nettement quel fut le progrès apporté par le christianisme: la morale de la charité sur terre, et quel est son défaut: le dogme de l'éternité des peines infernales. Le 8 mars, il déclare: « L'Évangile du passé a dit: les damnés, l'Évangile futur dira: les pardonnés.}) À cette phrase, Hugo a noté: « Je fais un poème intitulé Satan pardonné })14.
Si notre analyse des poèmes de Lamartine et de Vigny montre que les poètes s'identifient
d'une certaine manière au Christ, nous voyons ici que le rapport à Jésus est bien plus
complexe chez Hugo. C'est Jésus lui-même qui l'enjoint à poursuivre sa mission, à se
12 Emmanuel Godo, op. cit., p. 165.
13 Pierre Albouy, op. cit., p. 285.
14Ibid., p. 284-285. Les citations sont tirées de G. Simon, Chez Victor Hugo. Les tables tournantes de Jersey, Conrad, 1923.
60
faire le nouveau Messie. Et cette mISSIOn s'écrit dans le poème même que nous
Mais Hugo semble ici oublier que l'avènement de Jésus-Christ est l'invention du
pardon. Or l'analyse de la figure du Christ dans La Fin de Satan montre que le poète en
est tout à fait conscient et que l'opposition n'en est pas vraiment une. Premier souffrant
miséricordieux, le Christ a mis un frein à l'équation souffrance/mal. Par l'exemple, il a
rendu le pardon possible, et la liberté en fera une réalité pour tous. Jésus a rendu la
douleur à la gloire de Dieu, annulant la toute-puissance du malin en la matière. Et la
formule magique qui réussit ce miracle, c'est l'amour. En effet, si le christianisme a ses
défauts, il « fourni[t] la meilleure définition de Dieu 16», celle du Dieu amour révélée par
le Christ. Aux premières pages de la partie du poème intitulée « Le Gibet », Hugo oppose
la seule loi d'amour à tout ce que les hommes ont fait de Dieu dans leurs religions
idolâtres. Au discours interminable du docteur de la loi qui allègue que Dieu préfère
« [le] sang d'un homme, ô Juifs, [au] sang de la loi », Jésus répond tout simplement:
Toute la loi d'en haut est dans ce mot: aimer Peuple, cria le prêtre, il vient de blasphémer. (p. 110)
Et plus tard, s'adressant à la Sibylle, incarnation de la foi païenne, le Christ dit:
LE NAZARÉEN
Les hommes pleins de haine ont à la main un glaive. Ô femme, en les aimant on peut les apaiser. Que dis-tu de l'amour? Parle.
15 Si « Gethsémani ou la mort de Julia» était le signe d'une mission à venir et « Le Mont des Oliviers» la demande d'une mission plus complète, Lafin de Satan est en soi le nouvel évangile, celui de la liberté.
16 Ibid, p. 285.
LA SIBYLLE
Crains le baiser. (p. 120)
61
Car l'amour qui devait sauver les hommes ne pourra sauver Jésus qui sera trahi par le
signe même de l'amour qu'il était venu professer: le baiser de Judas. Le faux symbole
est, on l'a vu, la marque du mal. Le faux baiser entraîne la chute, et la religion incarnée
par Caïphe, caricature de la foi, tue Jésus. Pour Victor Hugo, il est important de
distinguer l'institution religieuse de la véritable foi dont la première n'est que l'illusion
mensongère. Si la guerre, dans «Nemrod », avait blessé Dieu, la religion, sur le
Golgotha, l'a crucifié. Le« Gibet» se termine en effet sur ces mots :
Et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu Où la religion, sinistre, tua Dieu. (p. 186)
Or, pendant que la terre est plongée dans l'ombre et que se dressent de nouveaux
dogmes s'érigeant hypocritement sur la parole du Christ, l'amour, aux enfers, fait son
chemin. L'amour du Christ, en effet, est un véritable progrès, car il est contagieux. Tout
de suite après «Le Gibet », « Satan dans la nuit» s'ouvre sur un cri du damné: «Je
l'aime ! »(p. 187), qui annonce le mouvement inverse; Satan tend vers Dieu.
Avant de devenir l'être hideux nommé Satan, Lucifer était un ange d'une beauté
exceptionnelle. Au cœur même de son essence, il détient la perfection de l'ange et se
souvient du paradis. Si le rejet hors du monde le fait tant souffrir, c'est qu'il est fait pour
aimer Dieu. Le Satan qui jadis crachait et maudissait, jurait de se venger, pleure
maintenant seul en son gouffre. Sa souffrance est telle qu'il ne peut s'empêcher de
geindre et d'appeler au pardon. Ainsi, Satan lui-même est frappé par le message d'amour
62
du Christ, par son don de soi pour le rachat de tous les péchés. Lui aussi se sent appelé
par son frère lumineux.
Après le duo Caïn et Abel, figure fort importante dans la mythologie hugolienne17,
naît celle des frères d'ombre et de lumière que sont Satan et Jésus, duo angélique18
remplaçant le duo terrestre. «Satan et Jésus sont les acteurs premiers de l'épopée du
Progrès, dont la conclusion est apportée par leur embrassade fraternelle 19», et même par
la transfiguration de Satan en Christ.
S'il est vrai que Dieu est amour et pardon tel que l'a professé le Christ, alors
Satan, non seulement peut, mais doit être pardonné. Hugo, dans ce troisième « Hors de la
terre », montre un Satan implorant son pardon, criant son amour et son désespoir, mais
surtout, démontrant l'impossibilité de sa damnation. Si Dieu est infini, il ne peut avoir
expulsé Satan qui serait ainsi sa borne. Et s'il est tout amour, il ne peut refuser cet amour
à Satan qui l'aime. Le message du Christ qui proclame la loi d'amour annonce donc la
fin de Satan. Et l'ange Liberté, instrument de la rédemption, réalise le rachat. Le Christ
dicte la voie, la Liberté accomplit.
Le message apporté au monde par la Révolution est plus complet, plus profond que celui du Christ - non certes que ce dernier soit moins digne d'admiration et de foi, mais la Déclaration des Droits de l'Homme, qui a fixé en termes définitifs la signification humaine du 14 juillet, contient l'Évangile, elle le suppose (sans lui, peut-être ne serait-elle pas) et en élargit la portée; elle le rend enfm praticable, fécond; elle le réalise et l'accomplit20
•
17 Voir l'ouvrage déjà cité de Pierre Albouy.
18 Selon P. Albouy, le Jésus hugolien est un archange solaire (p. 286).
19 Pierre Albouy, op. cit., p. 263.
20 Paul Zumthor, op. cit., p. 157.
63
Or, Hugo n'a jamais terminé La Fin de Satan. Bien que l'ange Liberté, née d'une
plume de Lucifer, soit descendue anéantir Isis-Lilith et demander à Satan la permission de
sauver les hommes, cette libération ne s'accomplit pas. Jamais l'ange ne revient des
enfers et le second mouvement du poème reste comme un rêve avorté. Le poème, tel
qu'il nous est parvenu, se termine sur le « Va ! »(p. 241) de Satan adressé à sa fille.
Lorsque Victor Hugo entreprend La Fin de Satan, la prise de la Bastille fête son
soixante-cinquième anniversaire. Pourtant, depuis cette date historique, la France ne s'est
pas libérée du poids de l'injustice et Hugo est bien placé pour le savoir. Le poète fait
donc face à un problème de taille: comment réconcilier l'histoire telle qu'elle s'est écrite
et telle qu'elle aurait dû s'écrire? Trois fois, Hugo renie son grand poème, et après le
troisième abandon, n'y revient plus. Au lieu d'écrire le doute, le désespoir, Hugo, sûr de
la vérité de son sacerdoce, laisse l'écriture en suspens. Ce n'est d'ailleurs pas tant la
vérité du dernier épisode qui pose problème - 1789 a tout changé, chaque romantique le
sait - que la proximité temporelle. L'épopée, lorsqu'elle s'attaque aux événements
contemporains, s'avère être une machine des plus lourdes. «Montrer dans un événement
récent la marque de Dieu: telle est la fin de la transposition épique 21», car comment faire
admettre que l'ange Liberté soit sortie des enfers pour libérer la Bastille. Hugo attend
donc le moment propice qui ne viendra pas et La Fin de Satan demeure un monde
inachevé.
Mais l'ambitieux projet est bien plus qu'un chantier en friche. Et de nombreux
auteurs s'accordent à dire comme Léon Cellier que « ce poème génial peut être considéré
21 Léon Cellier, L'épopée humanitaire et les grands mythes romantiques, 2e édition, Paris, PUF, 1971, p.302.
64
comme le chef-d'œuvre épique de Victor Hugo. Grandeur de la conception, splendeur de
la forme révèlent un génie à son apogée 22». De la chute de Satan à son «Va! »
retentissant, on découvre une œuvre d'une immense valeur esthétique et épique.
La Fin de Satan, en plus d'être cette impressionnante épopée eschatologique, est
le témoignage d'un poète exilé refusant de se taire. Tout comme Satan aime Dieu, Hugo
est trop attaché à la France pour en être véritablement coupé. La Fin de Satan, c'est
l'écriture prophétique du nouvel évangile. L'épopée la plus ambitieuse que le poète ait
entreprise n'est pas l'histoire du passé, mais celle de l'avenir; celle de son retour dans
une France libérée.
Le prophète de Gethsémani
Pendant que Lamartine se tait définitivement après son échec politique, et que
Vigny, comme à son habitude, se tient à l'écart, Hugo, du haut de son rocher, est plus que
jamais le poète-prophète des Français. Alors que le romantisme sacré meurt
tranquillement en France durant la seconde moitié du XIXe siècle, le poète en exil ne
participe pas à cette chute. Dans son île, il continue sa mission sacrée et avec d'autant
plus de force qu'il n'a plus rien à perdre. Le Hugo de l'exil est, selon l'expression de
Bénichou, « un flagrant anachronisme ». Pour éviter le désespoir, il a recours à une foi
redoublée, criant de toutes ses forces et rompant avec les ménagements antérieurs. L'exil
est bien plus que la conséquence du bannissement de Victor Hugo, c'est « le lieu du
sacerdoce pleinement assumé, un zénith de force et de vérité »23. Et nous verrons que
22 Ibid., p.287.
23 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 336-337.
65
l'étude de la figure du Christ au Jardin des Oliviers offre la vision surprenante d'un
Gethsémani vidé de sa substance où Jésus, tel Hugo, fait de ce lieu de deuil un lieu de
gloire.
Le Livre deuxième de La Fin de Satan, « Le Gibet », est constitué de monologues
et de dialogues de différents personnages, inventions hugoliennes ou pas, de chants
d'amour, de quelques résumés d'événements, de gloses du poète, et de paraphrases de la
Bible. Cet amalgame inusité ne nous donne que peu de narrations concernant la
biographie christique. Proportionnellement aux autres épisodes évangéliques relatés dans
« Le Gibet », l'épisode à Gethsémani est singulièrement long et couvre trois parties:
« Après la Pâque », « Commencement de l'angoisse» et « Christ voit ce qui arrivera ».
Ce qui fait de ce Gethsémani un récit atypique, c'est d'abord l'étouffement du
drame agonique, enseveli sous un nombre impressionnant d'épisodes bibliques que Hugo
installe à Gethsémani. De fait, il est intéressant de constater que Hugo ne relate l'épisode
de la Cène qu'à partir de l'espace et du temps de Gethsémani.
Or Jésus était sur la montagne obscure; [ ... ] C'était le soir; Jésus avait dit le matin Aux disciples rangés autour de lui: « - Vous Jacques, « Vous Pierre, vous Thomas, voici le jour de Pâques [000] (po 142)
Alors même que devrait commencer le récit de l'agonie, le poète se lance plutôt
dans celui de la célébration pascale. Grâce au plus-que-parfait, Hugo entame la narration
de la Cène, mais s'arrête avant le début du repas :
Ce que la Cène vit et ce qu'elle entendit Est écrit dans le livre où pas un mot ne change [ .. 0] (po 142)
66
Le poète se refuse donc à paraphraser les évangélistes sur cette matière. Le lieu de
l'initiation au rite eucharistique, à la consommation des symboles que sont le pain et le
vin, est donc tenu à l'écart par la forme narrative et par l'ellipse. Cette omission
s'explique probablement par le fait que Victor Hugo, dans sa conception de la mystique
chrétienne, n'admet qu'un rite: la prière. Si on ne voit jamais le Christ partager le pain et
le vin, on le verra abondamment prier et professer la bonne nouvelle.
Ainsi, le poète coupe court à la narration de la Cène et revient au « Jardin qui
fleurit derrière le Cédron» (p.l43). Après la description du cours d'eau, Hugo nomme
cette « montagne obscure» qu'il n'avait d'abord qu'évoquée: «Et ce lieu s'appelait le
Mont des Oliviers ». L'énonciation entraîne immédiatement une dramatisation de la
scène dans laquelle le poète fait ressortir la gravité de l'épisode.
Christ y vint, murmurant tout bas: Que Dieu m'assiste! Et ce qui s'y passa ce soir-là fut si triste, Si lâche et si fatal qu'aujourd'hui ce jardin Est voisin des enfers comme du ciel l'Éden. (p. 143)
Dans ce passage, on retrouve les marques ordinaires de l'agonie, qui déjà étonnent
par le traitement qu'en fait Hugo. D'abord, l'appel au père est bien présent, mais n'est ici
qu'un murmure n'ayant rien de commun avec le cri des Christs vignien ou nervalien. De
plus, alors que Lamartine et Vigny lancent à Dieu une plainte accablante, c'est une
demande d'assistance presque sereine que le Jésus hugolien fait à son Père. Enfin, la
comparaison antithétique entre le Jardin des Oliviers et le Jardin d'Éden, familière à tout
lecteur de Pascal, s'opère ici par le truchement des enfers. Tout comme le récit de
l'agonie s'inscrit dans La Fin de Satan, Gethsémani abrite la grotte de Lilith-Isis et est
« voisin des enfers ». Le Jardin des Oliviers n'est plus, comme le proposait Pascal, le lieu
67
où le Christ renverse la chute de l'Éden, mais celui où il chute lui-même. Par ailleurs,
lorsque Hugo fait référence à un événement « triste », « lâche» et « fatal », il ne songe
pas à la terrible angoisse du Christ appelant son Père, seul près de ses apôtres endormis,
mais à la trahison qui suit l'agonie (et c'est à cette trahison que s'appliquent les deux
dernières épithètes). Car Gethsémani, pour Hugo, n'est pas tant le lieu du doute que celui
de la trahison. De fait, Hugo semble obsédé par la trahison de Louis-Napoléon et les
œuvres de l'exil en portent la marque.
Presque sans transition, après le murmure adressé au Père, Jésus parle plus haut et,
semble-t-il, s'adresse à la multitude. Ce qu'il dit alors est un monologue, version
hugolienne de certains enseignements tirés du message christique, complètement
anachronique en un tel lieu.
Voici ce que Jésus disait sur la montagne:
« Ce qu'on perd sur la terre au ciel on le regagne.
« Qui regarde en arrière et s'étonne de peu, « Celui là n'est pas propre au royaume de Dieu.
« Dieu se dévoile assez pour que l'homme le voie.
« Je suis moins grand que lui, mais c'est lui qui m'envoie. « Quand je parle, c'est lui qui dit ce que je dis.
« Si vous aimez bien voilà le paradis.
[ ... ] (p. 143-144)
Et ainsi de suite, pendant toute une page. D'aucuns seraient tentés de voir ici un
récit rétrospectif du Sermon sur la montagne. Or, le temps de verbe, qui ne change pas, et
les propos, sans rapport avec ceux du fameux sermon, ne permettent pas de le croire.
Jésus à Gethsémani est bel et bien un Jésus prêchant. Alors qu'il devrait prier, seul et
1
68
triste comme la mort, Jésus débite d'un ton solennel l'essentiel de sa doctrine -ou ce que
Hugo veut bien en retenir. Or, le quatrième vers de ce monologue offre un élément
étranger au message des Évangiles, mais cher à Hugo. En effet, le poète considère que
Dieu se montre à l'homme par le biais de certains mages ou prophètes qui peuvent entrer
en contact avec lui et éclairer ensuite les hommes24• Hugo se considère lui-même comme
un de ces mages qui eux seuls ont la lumière. Les autres hommes, quant à eux, doivent
suivre ces mages sous peine de sombrer dans l'idolâtrie (source suprême du mal, on l'a
vu). Il est d'ailleurs intéressant de voir le monologue de Jésus se terminer ainsi:
«N'enviez pas à d'autres leurs pensées; « Il faut se contenter des lumières qu'on a ; « L'un est plus sage et l'autre est plus doux; Dieu donna « Plus de fruits au figuier, plus d'ombre au sycomore. « Croyez. » (p. 144)
Victor Hugo, n'étant certes pas le plus doux, se voit très probablement dans le
plus sage. Il est de ceux qui parlent à Dieu et sont en lien privilégié avec le Tout-
puissant.
La strophe « Après la Pâque» se termine sur ce prêche qui lui-même se clôt par
l'énonciation du thème de la trahison :
Il ajouta d'autres choses encore; Puis, soudain, il dit, pâle et d'un frisson saisi:
- Allons! Celui qui doit me vendre est près d'ici. (p. 144)
Mais Judas n'arrive pas encore et ces lignes servent plutôt à introduire et motiver
la strophe suivante: « Commencement de l'angoisse ». De fait, cette angoisse est toute
24 Voir à ce sujet l'excellent article de Paul Bénichou, « Victor Hugo et le Dieu caché », J. Seebacher et A.
69
liée à la trahison qui, comme on l'a vu, constitue le thème central de Gethsémani pour
Hugo. Pourtant, si le titre annonce l'angoisse, Jésus, dans ses propos, se montre bien
flegmatique.
Dans cette strophe, le Christ est fidèle à celui des Évangiles, et ce, presque à la
lettre. Il s'éloigne de ses disciples, prie, et dit :
- « Écartez ce calice de moi, « Seigneur! S'il faut mourir pourtant, que la mort vienne! « Que votre volonté soit faite, et non la mienne! (p. 145)
Peu s'en faut que Hugo ne cite textuellement les Évangiles. Ces lignes, discrètes,
sont suivies de l'évocation en trois mots du sommeil des apôtres et de l'indignation du
Christ qui leur avait demandé de veiller. Là encore, le poète n'est guère prolixe et se
contente de paraphraser le Livre. Nous nous garderons d'accuser Hugo d'être bref, bien
sûr, mais, la concision ayant peu l'habitude d'être une qualité romantique, devient ici
quelque peu suspecte. D'autant plus que le Christ reprend sagement, au vers suivant:
C'est ainsi qu'il convient que je meure. Cela doit être et nul au monde n'y peut rien. Je suis venu pour être abandonné. C'est bien. (p. 145)
Pas une fois, dans cette strophe, Jésus ne semble perdre ses moyens. L'angoisse
annoncée n'est donc certes pas la sienne.
Profitant du thème de l'indifférence des apôtres, Hugo fait référence à un autre
événement appartenant à l'épisode de la Cène: l'annonce du reniement de Pierre. À
Jésus qui s'exclame: « Pardon pour tous! » (p. 145), Pierre s'écrie - soulignons qu'il ne
Ubersfeld (dir.), Hugo le fabuleux, Paris, Éditions Seghers, 1985, p.143-164.
70
dort déjà plus - que jamais il ne le trahira. Si les apôtres trahissent, comme Judas, ou
renient, comme Pierre, ils ne dorment pas bien longtemps, car, à la réponse de Jésus qui,
selon la tradition, évoque le triple chant du coq, trois apôtres bien éveillés sont attentifs.
Ainsi, le thème de la solitude est ouvertement escamoté chez Hugo. Sur son île, le poète
n'est pas seul, il est simplement mis à l'écart par des ennemis. Jésus est donc trahi, mais
jamais il n'est incompris. Ainsi se termine la seconde strophe prenant place à
Gethsémani, celle censée rendre compte de l'angoisse, la plus courte des trois.
La strophe VIII, la plus longue, est aussi la plus étonnante.
Hugo y tire d'abord parti du récit de Marc, où Jésus prie trois fois, pour envoyer
son Christ une seconde fois à la prière. Là, le Christ prononce le fameux : « Mon âme est
triste jusqu'à la mort» (p. 146) que Lamartine avait lui aussi repris dans « Gethsémani»
et comme second titre au poème « Novissima verba ». Après avoir ainsi exprimé sa
douleur, Jésus « parla si bas que Dieu seul entendit» (p. 146). Une fois encore, les
paroles adressées au Père sont un murmure. Dans chacune des trois strophes de l'agonie,
Jésus s'adresse à Dieu en chuchotant. Le lien unissant le Père et le Fils est donc si étroit
qu'ils se comprennent même ainsi. Hugo, contrairement aux autres poètes, a fait
l'expérience d'un rapport direct avec Dieu25• Par l'expérience spirite des tables
tournantes, le poète s'est adressé à Dieu lui-même. Ainsi, son Jésus n'a pas à crier pour
être entendu de son père comme c'est le cas pour le Christ vignien. La relation
qu'entretient Hugo avec le Tout-Puissant en est une de connivence, ce qui permet même
l'entente secrète. C'est pourquoi, dans ce troisième murmure adressé à Dieu, les mots
71
sont prononcés si bas qu'ils se perdent. Inaudibles, ils sont inénarrables, et Hugo met
brusquement fin à la courte plainte du Jésus souffrant.
Soudain il s'écria, pâle comme un prophète: - Deuil, lamentation et douleur sur ta tête, Ô Balaath qu'emplit un peuple querelleur! Malheur Corozaïm ! Bethsaïde, malheur! (p. 146.)
Ainsi commence, dans un cri qui s'oppose au murmure, un singulière réécriture
des malédictions prononcées par Jésus à l'encontre de villes impies26• Le ton, presque
identique à celui du Christ de Vigny, est accusateur, et tranche avec celui employé
précédemment par le Christ hugolien. Alors que l'épisode à Gethsémani était déjà grossi
du récit de la Cène, de prédications et de l'annonce du reniement de Pierre, voilà que le
poète fait appel à un autre enseignement du Christ. Dans les Évangiles, Jésus met en
garde Corozaïm et Bethsaïde, car elles n'ont pas changé alors qu'il les a pourtant
illuminées de ses miracles. Par cette autre référence aux Évangiles, Hugo s'adresse
clairement au gouvernement qui ne l'a pas écouté. Le poète était en effet très proche des
conservateurs avant son exil et avait prononcé de nombreux discours les enjoignant à
prendre des mesures sociales pour contrer la misère. Tout comme la politique de droite
de la Seconde République révolte Hugo, l'aveuglement des habitants des villes
miraculées déchaîne la rage du prophète qui s'abat sur les villes impies. En effet, si les
Jésus de Lamartine et de Vigny adressent leurs remontrances à Dieu, celui de Hugo
tourne son fiel vers les hommes, ou plutôt vers les villes qu'ils habitent. Le choix de
villes comme cibles de l'anathème n'est pas gratuit. Hugo ne maudirait pas le peuple, ce
25 Évidemment, peu nous importe de savoir si ces expériences ont vraiment permis à Hugo de discuter avec Dieu. Non seulement la question est-elle sans intérêt, mais elle est insoluble. L'important, c'est que Hugo, lui, y a vraiment cru et que les expériences spirites ont eu une influence considérable sur son oeuvre.
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nouveau Christ persécuté, mais les gouvernements qui bafouent la liberté. Sur eux, le
malheur descendra tel un« châtiment divin ».
Tout croule. Vos palais sont devenus lugubres Sous le passage obscur des châtiments divins; (p. 147)
Ce Jésus-là, c'est Hugo, le poète, lançant ses Châtiments à la face du monde. Et si
« [t]out croule », ce ne sera pas l'œuvre de Satan ou de Lilith, son envoyée mortifère,
mais la main du Seigneur qui s'abat pour châtier. Ainsi, le Jésus hugolien est bel et bien
l'envoyé de Dieu. Il s'adresse aux hommes en son nom et non le contraire, comme c'est
le cas chez Lamartine et Vigny. Il est avec Dieu, et contre les hommes.
Ô Moïse, ils ont fait une fêlure aux tables, Ils ont brisé la loi; c'est bien, mourez. Assez! (p. 147)
Lorsqu'il s'agit de punir ceux qui se mettent en travers de la liberté, Hugo est
moins clément que dans la défense du proscrit et revient bien facilement au Dieu des
Juifs. Le Dieu d'amour, que Jésus a nommé, n'empêche pas le Dieu de courroux.
On vend un peuple ainsi qu'une bête au marché. Malheur, Jérusalem! ô maison du péché, Malheur! tu seras morte entre les cités morte; (p. 147)
Ici, Hugo est plus précis, et nomme une ville: Jérusalem. Par là, c'est Paris qu'il
montre. Comme P. Zumthor l'explique, «Jérusalem n'était qu'une préfiguration de Paris.
[ ... ] Paris, lieu de la révélation révolutionnaire, est la Jérusalem humaine 27». Par
ailleurs, l'allusion au peuple qu'on vend fait très probablement référence aux penchants
26 Mathieu XI, 20-24 et Luc X, 13-15.
27 Paul Zumthor, op. cil., p. 157.
73
de Louis-Napoléon vers la droite. Exilé, chassé de son pays et de sa ville, Hugo maudit le
nouveau gouvernement qui écrase la liberté sous le talon de l'Empire. C'est ainsi sa
propre situation qu'il décrit. Le prophète Hugo est trahi, comme le Christ de l'agonie, et
s'adresse à la multitude.
Mais l'équation est bien plus complexe. Dans ce passage, Jésus parle, Hugo pense
et Satan maudit. De fait, la malédiction que Hugo lance sur Paris par le biais de
Jérusalem ressemble au cri de Satan tombant hors du paradis. L'exilé maudit, car il est
loin de ce qu'il aime; Hugo le sait, car il le sent. Et si dans ces vers, ce n'est plus Satan
qui crie, mais Jésus, c'est que le diable, par le poète, se transforme en Christ. Hugo, par
la rédaction même de La Fin de Satan, accomplit le nouvel évangile et procède, déjà, à la
transfiguration.
Pourtant, l'accusation se termine sur une dernière malédiction qui vient mettre en
péril le rachat entrepris, alors que Jésus s'adressant toujours à Jérusalem, s'exclame: « Et
tu seras l'endroit où finit la pitié. »(p. 147) Sans pitié, le monde ne peut être racheté et la
ville comme tout le reste subira un sort bien pire que la mort: elle sera exclue de la
miséricorde divine.
Mais Hugo, très vite, fait renaître l'espoir. Après avoir ainsi accusé les villes, le
Christ « s'approcha des siens et dit» :
- Soyez tranquilles; Ce n'est pas à présent votre jour, c'est le mien. Tout est bon si ma mort enseigne, tout est bien Si dans la vérité, l'homme se désaltère. [ ... ] Christ finit le combat commencé par Michel. (p. 148)
74
Tout n'est donc pas perdu et Hugo garde espoir. Si les Français veulent bien
l'entendre, si la vérité de son message les pénètre, tout sera bien. Comme on l'a vu, Hugo
ne perd pas foi en sa mission sacrée. De fait, l'exil trouve le poète à l'apogée de son
sacerdoce. Et de la même manière que « Christ finit le combat commencé par Michel »,
les idéaux de la Révolution, que proclame le poète, mettent le point final à la révolution
entreprise par le Christ.
Puis Jésus fait le récit divinatoire de ce qui se passera après sa mort. Pour une
dernière fois, Gethsémani accueille la narration d'un épisode biblique appartenant à un
autre espace: la résurrection. Dans le détail, Jésus décrit sa propre résurrection du point
de vue des témoins : les femmes qui trouvent le tombeau vide, les apôtres qui le croisent
sur la route, Thomas qui ne croit pas ... Pourquoi Hugo raconte-t-il tout cela? Peut-être
l'annonce de la résurrection est-elle aussi celle du second souffle de la mission christique
dans l'imaginaire hugolien : la Révolution française.
Finalement, après quelques mises en garde contre ceux qui invariablement
souilleront son message, car « l'ombre est noire toujours même tombant des cygnes»
(p. 149), Jésus dit: « le voilà », et Judas est là qui arrive. Cet oxymore d'ombre et de
lumière est très représentatif des personnages hugoliens. Le Christ La Fin de Satan n'est
pas tout de lumière, comme Satan n'est pas tout d'ombre.
Ainsi se termine le récit de l'agonie, nous laissant l'impression que tout a été
raconté sauf elle. Coincée au milieu de tant d'autres épisodes bibliques, elle semble
oubliée. De fait, le Gethsémani hugolien est plutôt le lieu de toutes les rencontres, un
75
endroit où le temps et l'espace se contractent et accueillent tous les lieux et tous les
moments. Comme le souligne George Poulet,
la durée hugolienne est radicalement discontinue, faite d'un entassement toujours renouvelé d'images anachroniques entre lesquelles se font des rencontres incongrues; et par là, à une échelle infiniment plus vaste, et sur le plan d'une échelle cosmique et non d'une histoire individuelle, elle présente une ressemblance inattendue avec la durée proustienne28
•
Dans l'œuvre de Hugo, le temps n'est ni une durée ni un cycle, il évolue tout à la
fois autour du poète. Si Proust peut retrouver certains moments de sa vie par l'expérience
du souvenir affectif, c'est toute l'histoire cosmique que Hugo retrouve dans sa propre vie.
En relisant les Évangiles29, Hugo croit lire sa propre vie. Seul sur son rocher pour prier et
s'adresser aux villes, il maudit l'Empire avec les mots de la Bible. Si Gethsémani
contient tant d'épisodes bibliques anachroniques, c'est que le Hugo en exil les vit tous.
Mais le doute, la solitude, l'angoisse, s'ils sont présents dans ce Gethsémani, n'ont
pas du tout l'ampleur qu'ils acquièrent sous la plume de Lamartine, Vigny ou Nerval. Ce
Jésus à Gethsémani n'est pas en agonie. C'est un Jésus fort, un Christ-prophète sûr de sa
mission. Or, il ne faut pas oublier que ces thèmes ne sont pas pour autant absents de La
Fin de Satan. C'est au cœur des monologues déchirants de Satan qu'on les retrouve, car
le poète est aussi le grand damné. C'est Satan qui incarne le Hugo meurtri, humilié,
assoiffé de vengeance, mais qui aime toujours la France d'un amour malheureux. S'il a
souvent été dit que le protagoniste de La Fin de Satan, c'est Hugo lui-même, il nous
paraît nécessaire d'ajouter que Hugo est à la fois Satan et Christ. En effet, le Hugo de
28 Georges Poulet, La distance intérieure, Paris, Plon, 1952, p. 202.
29 Durant l'exil, Hugo étudie la Bible et s'exerce à en mettre plusieurs fragments en vers. Il s'intéresse entre autres à l'Évangile de Mathieu.
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l'exil est souffrant et triomphant. Il est celui qui discute avec Dieu lui-même par
l'entremise des tables, et lui demande: « Comment allez-vous, mon cher confrère? 30» et
le « douteur [ ... ] qui atteste dans l'ombre l'immensité du vide et la misère de la pensée
humaine 31». Alors que P. Albouy, dans Mythographies, montre un Hugo tout-puissant et
que G. Poulet, dans La distance intérieure, décrit un poète douteur, nous croyons, comme
P. Bénichou, qu'Hugo est à la fois l'un et l'autre. Il est Satan qui, par l'écriture de sa
propre fin, est transfiguré en Christ.
Le Jésus de l'exil
Pour Victor Hugo, l'exil est bien plus qu'une simple suite du bannissement: c'est
la seule manière d'être le poète-prophète des Français, la condition sine qua non du
sacerdoce éternel. Et c'est par la double nature de l'exil que ce sacerdoce est possible.
« Glorieux par le rayonnement du défi, il fallait que l'exil soit funèbre par la solitude et
l'absence de réponse 32». Cette absence de réponse et cette solitude, même si Hugo feint
de l'ignorer comme nous le montre son Jésus, est tout de même bien réelle. En effet,
Hugo sur son île n'a pas de prise sur la France. Il n'est plus qu'un souvenir, et peut bien
s'époumoner s'il le veut, la réalité française ne s'arrêtera pas dans sa marche vers le
matérialisme, le positivisme et la fin du sacerdoce poétique. Bien qu'il soit accueilli en
héros - et même en prophète - à son retour après la proclamation de la Ille République,
Hugo ne se sent plus chez lui à Paris. Paradoxalement, c'est sur son île qu'il était le plus
proche de sa patrie, car il portait en lui son souvenir idéalisé. Mais cela, Hugo le savait
30 Pierre Albouy, Mythographies, Paris, José Corti, 1976, p. 57.
31 George Poulet, op. cit., p. 224.
32 Paul Bénichou, op. cit., p. 337.
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même avant son retour et c'est probablement pourquoi il ne put terminer La Fin de Satan.
Pour lui, l'exil ne peut plus se terminer. Dans un monde qui ne croit plus au sacerdoce
poétique, Victor Hugo ne peut être Victor Hugo qu'en dehors de ce monde.
CHAPITRE IV
«Le Christ aux Oliviers» de Nerval ou
Dire la mort de Dieu
De nouveaux Dieux surgissent des brumes colorées de l'Orient ...
Gérard de Nerval, Aurélia.
Si le sacerdoce poétique fut la vocation de plusieurs auteurs romantiques, Gérard
de Nerval n'est pas de ceux-là. En effet, bien que contemporain de Lamartine, Vigny et
Hugo, il fait plutôt partie d'une autre génération, celle que Paul Bénichou nomme
« l'école du désenchantement 1». Le romantisme de Nerval est celui d'un être meurtri.
Très tôt, l'idéal s'est brisé en lui, n'en laissant que la nostalgie. Ce qui touche sa muse se
trouve donc dans l'inaccessible, qui, toutefois, n'est pas le but d'une ascension, mais un
regard en arrière. De fait, l'œuvre de Nerval se place sous le signe de la réminiscence.
Comme le souligne Marie-Jeanne Durrl, l'imagination du poète puise d'abord dans le
1 Paul Bénichou, L'école du désenchantement: Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Paris, Gallimard, 1992.
2 Marie-Jeanne Durry, Gérard de Nerval et le mythe, Paris, Flammarion, 1956, chapitre 1.
79
souvenir. Et plus ce souvenir est lointain, oublié de tous, plus il affectera profondément
Nerval. S'il est hanté par les femmes, le poète ne l'est vraiment que lorsqu'elles sont
mortes, qu'elles l'ont quitté ou que sa passion pour elles s'est tarie. Dans l'amour, Nerval
aime le souvenir de l'amour. De la même manière, son rapport au sacré se place dans les
cultes révolus. Car, il le voit, son siècle est habité d'un scepticisme mortel pour le sacré.
Gérard de Nerval n'adhère pas aux religions, il les pleure. Et les dieux qu'il adore sont
des dieux morts.
Créer le souvenir
Dans la lettre-préface aux Filles du Feu, Nerval affirme que, pour lui, « inventer
au fond c'est se ressouvenir 3». Et les souvenirs du poète ne s'arrêtent pas à sa vie, mais
embrassent toutes celles qu'il aurait pu ou voulu vivre; ils sont une véritable réécriture du
monde selon les valeurs et fantasmes de l'auteur.
Le poème « Fantaisie », publié dans Petits châteaux de Bohème, offre un exemple
intéressant de ces souvenirs sans frontière. Le poète y évoque un air qui lui rappelle une
époque reculée, « sous Louis treize », et un château à la fenêtre duquel se tient une dame
que, dit-il, «dans une autre existence peut-être, \ J'ai déjà vue! - et dont je me
souviens 4». Cette expérience du souvenir plus fort que la réalité, le poète en décrit une
autre forme dès le poème suivant. Dans« La grand-mère », Nerval explique comment les
souvenirs s'imprègnent beaucoup plus profondément en lui qu'en quiconque. La douleur
de la perte, au lieu de se résorber avec le temps, est toujours plus brûlante et, d'année en
3 Gérard de Nerval, « À Alexandre Dumas », dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1993., p. 451.
80
année, « se creuse plus avant 5». Ces souvenirs, toujours plus pénibles et dépassant sa
propre vie, habitent l'artiste et conditionnent sa création.
Mais ce qui est souvenir pour Nerval fut trop souvent considéré comme une
obsession, résultat de la folie. Depuis son séjour chez le docteur Blanche en 1841, le
poète se voit mis à l'écart du groupe des gens de lettres. Le jeune homme bohème et
extravagant, jadis si apprécié dans les cercles d'artistes, se voit maintenant scruté d'un œil
suspicieux. Et quand on ne le dit pas mort6, c'est à sa raison qu'on élève une épitaphe. À
cet effet, la préface des Filles du Feu constitue un brillant plaidoyer où le poète répond à
quelques apitoiements ironiques d'Alexandre Dumas. Dans un article paru dans le
Mousquetaire, Dumas causait en termes moqueurs de la « folie» du poète:
Un autre jour, il se croit fou, et il raconte comment il l'est devenu, et avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations 7[ ... ]
Mais l'auteur de ces lignes aurait mieux fait de se méfier des airs de douceur naïve
de son ami. Car celui-ci reprendra à son avantage le contenu de l'article et présentera
cette « folie» comme le mode de création le plus noble qui soit, l'opposant à celui du
feuilletoniste. Ces« chimères », dont parle Dumas, donneront par ailleurs son titre à la
série de poèmes que Nerval décide alors de publier à la fin des Filles du Feu. Ce livre,
que le poète avait un temps voulu intituler Les amours perdues, accueillera donc huit
4 G. de Nerval, « Fantaisie », dans Ibid, p. 411.
5 G. de Nerval, « La Grand-Mère », dans Ibid, p. 411.
6 En 1841, alors que Nerval est en interné, Jules Janin écrit un article nécrologique en l'honneur du poète décédé! À son retour de cure, Nerval lui dédie Lorely.
7 Alexandre Dumas, cité par Gérard de Nerval, « À Alexandre Dumas », Les Filles du Feu dans Œuvres complètes, op. cit., p. 450.
81
poèmes qui ne lui étaient pas d'abord destinés. Aussi, dans la lettre-préface adressée à
Dumas, le poète foumit-illes seuls commentaires qu'il fera sur les fameuses Chimères.
Et puisque vous avez eu l'imprudence de citer un des sonnets8 composés dans cet état de rêverie supernaturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. - Vous les trouverez à la fm du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d'Hégel [sic] ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient leur charme à être expliqués si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l'expression; - la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète: c'est à la critique de m'en guérir9
•
Ainsi, les Chimères résultent-elles d'une « rêverie supernaturaliste» ; sorte de
rêve permettant à Nerval d'explorer monde et imaginaire avec une pareille réalité, de faire
jaillir les chimères de son esprit pour les rendre à la vie. Si les lecteurs ne comprennent
pas toujours les images qui en résultent - les références à Hegel, dont l'obscurité est
proverbiale, montrent que l'auteur en est conscient - ils peuvent certes en sentir « le
charme ». Et l'expression, dont l'auteur demande à Dumas de reconnaître le mérite, est
d'ailleurs au centre de la conception des Chimères. Façonner le langage pour donner vie
à l'illusion, tel est le défi que relève Nerval.
Le travail de réorganisation des textes, de création de réseaux de sens, fait partie
intégrante de l'œuvre nervalienne. À partir de 1851, surtout, l'auteur s'attache à réunir en
volumes ses textes qui étaient jusqu'alors disséminés dans les journaux. Les éléments de
sa production se répondent alors les uns les autres et reviennent d'année en année.
On sait que l'œuvre de Nerval forme un tout et que des Filles du Feu aux Chimères et à Aurélia, mais aussi des Contes au Voyage en Orient,
8 Dumas avait cité un vers d' "El Desdichado" que Nerval lui avait expressément demandé de ne pas reproduire puisque le poème était encore inédit.
9 Ibid., p. 458.
c'est une même matière que l'écrivain recompose, un même effort pathétique pour dépasser la dispersion lO
•
82
Ainsi, Nerval revit sans cesse ses souvenirs, leur redonnant une nouvelle
existence, un sens nouveau. Par la réorganisation, Nerval apprivoise cette dispersion qui
lui pèse tant; par la structure, il s'approprie tout ce qui semble lui échapper.
La folie n'aura pas raison de l'artiste. Le désordre des hallucinations, quand il les décrit, est soumis à des arrangements et maîtrisé par une organisation Il .
Les mots donnent ainsi vie et forme aux rêves impalpables. Mais la dispersion ne
concerne certes pas le propos de l'auteur. «[S]i nous ne savions pas que Gérard a été fou,
nous ne trouverions nulle folie dans ses chefs-d'œuvre12• » En effet, ses œuvres se lisent
comme des variations qui, une fois réunies, forment un tout étonnamment cohérent. Tout
comme il réunit dans Les Filles du Feu des nouvelles déjà parues indépendamment,
Nerval regroupe sous le titre Les Chimères des poèmes épars, mettant en lumière leur
impressionnante unité d'inspiration et de ton.
Chimères
D'abord, ces poèmes se rejoignent par la forme elle-même. Nerval, contrairement
à Baudelaire, n'a jamais particulièrement privilégié le sonnet. Les huit poèmes des
Chimères, d'ailleurs, sont parmi les seuls de sa production à adopter cette structure. Mais
le choix de celle-ci n'est certes pas anodin. Le poète semble avoir voulu enserrer dans la
10 Dominique Tailleux, L'espace nervalien, Paris, Librairie Nizet, 1975, p. 22.
Il Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 37.
12 Ibid, p. 38.
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forme la plus stricte ce qui avait le plus tendance à lui échapper. Dans le carcan serré du
sonnet, les images cueillies lors des rêveries supernaturalistes peuvent être maîtrisées.
Par ailleurs, le « choix de la forme du sonnet [ ... ] semble vouloir coïncider avec
une formulation de caractère oraculaire, propre à exprimer de mystiques évidences\3 ».
En effet, les Chimères réunissent des sonnets d'inspiration mythologique et religieuse
semblant chercher dans les figures mythiques une consolation face au monde décevant.
Mais ce qui frappe par dessus tout, c'est l'espoir - puis la déception - de faire revivre ces
figures appartenant à une cosmogonie ancienne. La réunion des douze sonnets s'organise
selon un mouvement illustrant de manière fort éclairante les mouvements de la foi chez
Nerval.
En effet, le recueil s'ouvre sur « El desdichado », avatar aux multiples visages du
poète, dont le luth « porte le soleil noir de la mélancolie 14». De retour des « rêveries », le
poète sent en lui les marques du monde qu'il a visité; la « reine» et la « syrène» sont
toujours présentes à son esprit. Et comme il a « deux fois vainqueur traversé
l'Achéron »15, il joue sur la « lyre d'Orphée », tentant de faire revivre les figures de ce
monde oublié. Dans ce poème, Nerval exprime toute la douleur de la séparation des
mondes - le nôtre et celui des mythes -, et cette dualité demeurera la tension de tout le
13 Jean-Luc Steinmetz. "Note sur le texte Les Chimères" dans Gérard de Nerval, Oeuvres complètes. Tome
1II, op. cit., p. 1271-1272.
14 G. de Nerval, « El desdichado», Les Chimères dans Œuvres complètes, op. cit., p. 645. Nous n'inscrirons plus les références des poèmes issus du recueil Les Chimères étant donné qu'un tel procédé alourdirait considérablement à la fois le texte et l'appareil de notification. Bien entendu, nous veillerons à indiquer clairement le sonnet dont les citations sont extraites.
15 Steinmetz, dans les notes (p. 1272), propose pour ce vers une allusion à la descente aux enfers du poète dont il projetait l'écriture: « J'écrirai l'histoire de cette descente aux enfers». Ce projet fut d'ailleurs réalisé dans Aurélia, où le poète décrit les événements ayant conduit à son premier internement. De fait, le
84
recueil. Ici, l'écart, comme un fil tendu, est à son maximum : même les signes de l'autre
monde se sont éteints - « ma seule étoile est morte» - et laissent le poète « inconsolé ».
Cette tension appelle les autres poèmes, exigeant l'effort du poète pour combler l'espace.
Dans «Myrtho», le poète pense à la «divine enchanteresse» et ressuscite son
souvenir, car, dit-il, « la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce». Nerval évoque alors un
certain « là-bas» où « un volcan s'est ouvert» par la volonté de la déesse. Mais aussitôt
« de cendres [ ... ] l'horizon s'est couvert », cachant à la vue cette ouverture sur le monde
souterrain qu'est le volcan. L'éruption du volcan, en même temps qu'il ouvre une porte
sur le monde chtonien, brouille la vision dans le monde terrestre. Le poète sent son
monde s'obscurcir, par l'action même de la brèche créée par la déesse. Mais les mots
hier et là-bas mettent l'accent sur la distance entre ce rêve et la vie. Dans le monde réel,
il ne reste de Myrtho que le myrte vert. En effet, si Nerval se sent appelé à rendre
hommage à la déesse imaginaire, c'est surtout « qu'un duc normand brisa [s]es dieux
d'argile». Puisqu'ils sont morts - ou invisibles -, les dieux invitent le poète à les
chanter, et aussi à les espérer.
« Horus », « Antéros » et « Delphica» annoncent le retour des anciennes divinités.
Isis, sentant l'appel d'Horus qui revient, revêt «pour lui la robe de Cybèle ». Ce poème
solaire, plein de la force du monde lumineux à venir, fait place au poème de la rage. Le
narrateur d' « Antéros », qui de Caïn a « l'implacable rougeur », se dit de la race des
vengeurs. Aux pieds de sa mère, il «ressème [ ... ] les dents du vieux dragon », car
Jéhova, le «dieu vainqueur» est désormais vaincu. Antéros, le dieu «Amour ennemi de
livre se termine sur ces mots: «je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers ».
85
l'Amour »16, est ici celui qui se retourne contre le Dieu d'amour des chrétiens. Ce rejet
du christianisme au profit des dieux anciens - et qui se fera beaucoup plus clair dans « Le
Christ aux Oliviers» - est une des formes importantes de la dualité des mondes que
présente les Chimères. Sur un registre beaucoup plus doux, comme une « chanson
d'amour ... qui toujours recommence », suit « Delfica ». Ce poème de l'espoir est celui
de voir « du dragon vaincu l'antique semence» germer. Ici, le poète console Dafné en lui
disant:
Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours! Le temps va ramener l'ordre des anciens jours; La terre a tressailli d'un souffle prophétique ...
Mais au dernier tercet, l'espoir est déçu, car « nen n'a dérangé le sévère
portique ». Même si le dieu vengeur a tué le Dieu usurpateur qu'est Jehovah, les dieux
anciens n'arrivent pas à renaître. À ce moment des Chimères, au dernier vers de
« Delfica », la tension se replie sur elle-même et le désespoir assumé prend la place de
l'espérance démesurée.
Le poète, dépassant l'espoir déçu de voir revivre les dieux morts, s'attache à la
mort elle-même. Dans« Artémis », il rend hommage à la seule qui l'aima « du berceau à
la bière 17» et l' « aime encor tendrement» :
C'est la mort - ou la morte ... Ô délice! Ô tourment!
Comme on l'a vu, c'est dans le souvenir que vit Nerval, et les femmes aimées le
sont plus intensément lorsqu'elles sont disparues. Aux yeux du poète, les fantômes sont
16 Henri Estienne, Thesaurus grecae linguae (1833), cité par Jean-Luc Steinmetz, « Notes sur le texte », dans Gérard de Nerval, Œuvres complètes, op. cit., p. 1280.
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plus présents que les vivants. Mais cette réalité est à la fois « délice» et « tourment », car
si les morts peuvent lui appartenir pleinementl8, ils sont pour toujours insaisissables,
d'autant plus que la religion a vidé l'Olympe, laissant « le désert des cieux» qui préfigure
celui que trouvera le Christ au poème suivant. Aux derniers vers, Nerval revient à
l'opposition entre la religion d'aujourd'hui et les cultes anciens en appelant la chute des
Saints chrétiens, « fantômes blancs» qui « insult[ent] nos dieux », « [l]a sainte de l'abîme
[étant] plus sainte à [s]es yeux ». Cette sanctification de l'abîme, opposée à l'appel à la
chute: « tombez! », tend à inverser les positions du monde sacré, et annule ainsi la
tension.
S'il est vrai que Les Chimères connaissent un certain mouvement, ascendant puis
descendant, on retrouve tout aussi bien plusieurs effets de miroir. Le poète, en effet,
reprend de nombreux éléments d'un poème à l'autre, si bien que l'on sent se former dans
le recueil un sorte de cycle qui revient sur lui-même. Et lorsque, dans « Artémis », « la
Treizième revient ... C'est encore la première; / Et c'est toujours la seule », on a
l'impression que c'est tout le mouvement du poème qui est ici énoncé. C'est le temps
nervalien: un monde où tout ce qui est dit est réduit au silence d'un même souffle, où ce
qui se crée est aussitôt détruit, où chaque vérité est un mensonge, où tout ce qui monte
doit tomber. Dans « Le Christ aux Oliviers », tout cela sera dit ... puis dédit.
17 La référence au berceau renvoie très probablement à la mère de Nerval, cette femme morte à vingt-cinq ans, aimée plus que toutes, car il ne la connut jamais.
18 Dans Aurélia, dont le sous-titre est d'ailleurs Le rêve et la vie, Nerval écrit: « elle [Aurélia] m'appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie ... » exprimant à nouveau cette particularité de sa pensée qui le fait se sentir plus proche des morts que des vivants. Œuvres complètes, op. cit., p. 710.
87
Le Christ aux Oliviers
La structure du « Christ aux Oliviers », poème constitué de cinq sonnets, est des
plus inusitée. Forme poétique réputée fixe et fermée, le sonnet a depuis toujours constitué
un poème en soi. Or, voici que Nerval en regroupe cinq pour former un seul poème. Par
le choix de cette forme, le poète favorise les jeux de symétrie et de parallélisme, la
suggestion d'images plutôt que la narration linéaire ou la défense d'idées. Maîtrisant
librement la structure contraignante utilisée, Nerval réussit à donner au poème à la fois un
rythme régulier - presque incantatoire - et l'unité nécessaire pour que la forme,
singulière, ne brise pas l'harmonie d'ensemble. Ainsi, « Le Christ» se distingue en
même temps qu'il s'harmonise aux autres Chimères, adoptant lui aussi le sonnet, mais le
multipliant. Beaucoup plus long que les autres poèmes, il est également - et
contrairement aux autres - mis en scène dans un lieu précis, le Jardin des Oliviers.
L'espace et le temps sont ici clairement délimités. Ces différences font du poème une
pièce à part dans le recueil et les circonstances de sa conception n'y sont peut-être pas
étrangères.
De toutes les chimères, « Le Christ aux Oliviers» est chronologiquement la
première; Nerval en aurait commencé la rédaction en 1841 19, année fatidique de son
premier internement. Publié d'abord dans L'artiste (mars 1844), le poème est ensuite
repris dans les Petits Châteaux de Bohême (1853) où il forme avec « Delfica» et « Vers
dorés» un groupe appelé « Mysticisme». Ce groupe, Nerval le présente comme ayant
19 Gabrielle Chamarat-Malandin. «Le Christ aux Oliviers: Vigny et Nerva!», Revue d'Histoire Littéraire de la France, vol. 98, no.3, mai-juin 1998, Paris, p.417. L'auteure se réfère à la lettre de Nerval à Victor Loubens qui date de la fin de 1841, et où sont insérés les sonnets les sonnets 1 et IV du « Christ ». Par
88
été « conç[u] dans la fièvre et dans l'insomnie. Cela commence par le désespoir et cela
finit par la résignation 20». Le « Christ », donc, de l'aveu même du poète, est le poème du
désespoir.
De fait, il s'ouvre sur une épigraphe annonçant son ton désespéré. Par une citation
qui n'en est pas une, Nerval formule, et ce bien avant Nietzsche, la mort de Dieu:
Dieu est mort! Le ciel est vide ... Pleurez! Enfants, vous n'avez plus de père!
Jean Paul.
Ici, le poète fait référence à un Songe de Jean-Paul Richter!, mais cite mal le
texte, lui faisant dire ce qu'il ne dit pas. Le Songe, bien qu'il mette en scène un Jésus
désespéré de trouver un ciel vide duquel Dieu est absent, n'annonce pourtant jamais la
mort de ce Dieu. Nerval, qui connaissait bien le texte à la fois dans sa version originale et
dans sa traduction22, ne pouvait se méprendre sur sa signification. Dans le texte de Jean
Paul, Jésus répond aux morts qui l'interrogent:
« Christ n'est-il point de Dieu? » Il répondit: « Il n'en est point! » 23
Nerval intensifie donc les propos de Richter, campant son poème dans un absolu
tragique. Pour Nerval, l'Allemagne était devenue «un symbole d'authenticité
ailleurs, elle souligne que Nerval n'a donc pas pu prendre le poème de Vigny pour modèle comme certains l'ont déjà suggéré.
20 Gérard de Nerval. Petits châteaux de Bohême, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 438.
21 Ce Songe avait connut une importante fortune en France grâce à la traduction qu'en avait fait Madame de Sta~H dans De l'Allemagne.
22 Les contemporains de Nerval ne connaissaient le Songe que par la traduction de Mme de Staël qui est incomplète. Il y manque l'avant-propos, où le poète met en garde les philosophes contre leurs froides conjectures, et la chute, où le narrateur se réveille et se dit, rassuré, que ce n'était qu'un mauvais rêve.
23 Jean Paul, Choix de rêves, Paris, Librairie José Corti, 1964, p. 129.
89
spirituelle 24» et il avait reconnu en Jean Paul un frère. En avant-propos du Songe, le
poète allemand tentait de faire comprendre à ses contemporains que Dieu n'est pas
qu'une idée, une abstraction, et que refuser son existence, « c'est consentir à l'éclatement
de l'univers spirituel 25». Cet éclatement, Nerval le sent autour de lui et en lui, et les
propos du poète allemand le marquent profondément. Pour Nerval, la mort de Dieu n'est
plus seulement une froide conjecture, c'est l'expérience de tous les jours et le pas que
Richter n'osait faire, Nerval, tout naturellement, le lui fait accomplir.
Dès les premiers vers du poème, le poète identifie la figure christique au
douloureux sacerdoce des poètes.
Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras, Sous les arbres sacrés, comme font les poètes, Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes, Et se jugea trahi par des amis ingrats;
Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas [ ... ]
Comme le faisaient Lamartine, Vigny et Hugo, Nerval investit ses propres
tourments dans la représentation du Christ à Gethsémani. Explicitement comparé aux
poètes, le Christ nervalien est un Christ douloureux, dont « les maigres bras» accentuent
la représentation pathétique en la transposant sur le plan physique. Mais déjà, à la
souffrance intérieure des « douleurs muettes », s'ajoute celle causée par la trahison des
amis. Ces derniers, « [r]êvant d'être des rois, des sages, des prophètes », dorment
« perdus dans le sommeil des bêtes ». Ces vers, riches en figures romantiques, présentent
l' oxymore des amis ingrats, aspirant à prendre la place du Christ. Cette aspiration à la
gloire empêche les apôtres d'entendre leur maître, tout absorbés qu'ils sont dans leur
24 Paul Bénichou, L'école du désenchantement, op. cit., p. 227.
90
propre rêve. L'ambition d'être prophète, chez Nerval, n'est donc plus celle du Christ,
mais des apôtres. Elle s'étend à tous, elle est assimilée à la recherche de pouvoir - être
« des rois» -, et le poète ose même la faire rimer avec « bêtes ». Ce faisant, Nerval vient
briser la noblesse du sacerdoce prophétique tant recherché par les poètes du premier
Cénacle.
Comme c'est le cas chez Hugo, c'est dans un cri que le Jésus de Nerval tente de se
faire entendre des hommes. Pourtant, le cri demeure vain et le sommeil des apôtres n'est
pas troublé. Ce que Jésus crie, c'est une négation absolue: «Non, Dieu n'existe pas ».
Cette assertion nie non seulement Dieu, mais aussi tout ce que Jésus lui-même est. Si le
Jésus nervalien est «sanglant, brisé, souffrant », c'est qu'il vient de chuter depuis « la
voûte éternelle» ; qu'il vient de prendre conscience de sa propre inanité. Il essaie alors
de partager la douleur de cette découverte, s'adressant à ses apôtres endormis: «Mes
amis, savez-vous la nouvelle? ». L'italique employé attire l'attention sur le mot,
permettant la référence à la« bonne nouvelle », ici renversée, annulée.
Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme ! Le dieu manque à l'autel oùje suis la victime ... Dieu n'est pas! Dieu n'est plus! Mais ils dormaient toujours!
Ici, le thème de la trahison se déplace des amis ingrats vers Jésus, car celui-ci a
trompé l'humanité par l'annonce de la fausse nouvelle. Le message évangélique n'est plus
incomplet, comme c'était le cas chez Vigny, il est totalement faux. Cette triple prise de
conscience - Dieu n'est plus, Jésus n'est qu'un homme sans père et sa mission est fausse
- s'exprime dans le triple « Abîme! » crié par le Christ. Le sacrifice de Jésus est alors
25 Claude Pichois, note tirée de Jean Paul, Choix de rêves, op. cil., p. 127.
91
inutile et le Rédempteur se transforme en victime. Le Christ n'est plus qu'un homme qui
meurt en vain. Le « Dieu n'existe pas! », qui terminait les deux premiers quatrains,
revient au dernier vers du sonnet, et s'y ajoute un « Dieu n'est plus! » revenant à la mort
de Dieu évoquée en épigraphe. Puis, le sonnet se clôt sur un rappel du sommeil des
apôtres, car, malgré les cris, l'incompréhension des hommes est inaltérable. Quoi que le
poète tente, sa voix se perd et il doit souffrir dans la solitude. C'est que la douloureuse
vérité qu'il découvre est son lot propre. Elle lui est révélée en vain puisque, voulant la
partager, il demeure incompris. Si l'incompréhension et la solitude sont occultées chez
Hugo, elles sont pleinement assumées chez Nerval. Son Christ est irrémédiablement seul
et incompris, sa mission elle-même étant dépouillée de sens.
Le second et le troisième sonnets reprennent plusieurs éléments d'un passage du
texte de Jean Paul où le Christ décrit sa quête astrale pour trouver son père dans un
univers chaotique. Dans ces deux sonnets, le narrateur cède la parole au Christ. Ce
dernier explique alors comment il a découvert la mort de Dieu. Dans le second sonnet, le
poète fait vivre au lecteur l'absolu vertige du néant. Ici encore, Nerval s'attarde à décrire
ce qui n'est pas. Se rapprochant de l'entreprise mallarméenne d'évocation du vide, le
second sonnet est une plongée vertigineuse dans l'abîme des mondes inhabités.
En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'un orbite Vaste, noir et sans fond; d'où la nuit qui l'habite Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours [ ... ]
Comme le fait remarquer John Naughton, l'œil de Dieu «est une belle
métonymie, résumant toute l'idée traditionnelle de Dieu: l'esprit qui prévoit, qui
ordonne, qui organise la création selon une vision - en un mot, la force qui garantit au
92
monde une cohérence, et à l'homme un sens26.» Sans le regard divin, l'homme est
abandonné. Sans un dessein supérieur, l'agitation terrestre est futile, débile même. Ainsi,
la nuit de l'orbite vide « rayonne sur le monde» et le laisse sans lumière ni vérité. Le
cosmos immense que « nul esprit» n'habite est évoqué longuement tout au long du
sonnet, reprenant cette énonciation du non-sens - ou du sens perdu - déjà entreprise au
premier sonnet. Comme Fernande Bartfield l'explique, « Le Christ aux Oliviers» met en
scène" le drame du sens perdu 27". En effet, en vidant de leur signification les différents
éléments du poème, le poète formule le vide. Ici, dès le second sonnet, c'est le vide
absolu d'un univers sans sens qui est longuement évoqué. En liant les immensités
parcourues par le Christ au vide qu'elles recèlent, le poète crée un sentiment de vertige
qui se cristallise à la fin du second sonnet, dans la « Spirale engloutissant les Mondes et
les Jours! ». Ce vers marque d'ailleurs la transition entre les thèmes spatiaux abordés
dans ce sonnet et les représentations temporelles - destin, hasard, mort et immortalité -
interrogées dans le troisième.
Dans le sonnet central, Jésus interroge le « hasard» qui a remplacé l'œil divin:
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle, De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant ... Es-tu sür de transmettre une haleine immortelle, Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant ? ...
Après avoir crié son angoisse à des apôtre endormis, le Christ s'adresse à la
« froide nécessité », qui justement ne sait pas ce qu'elle fait puisqu'elle agit au hasard.
Par ces questions insolites, le poète tente de rattraper le sens perdu, car comment le
26 John T. Naughton, « L'absence de Dieu dans la poésie française: de Nerval à Rimbaud », Dalhousie french studies, vol. 22, spring-summer 1992, p.25.
93
monde pourrait-il avancer sans le souffle de cette « haleine immortelle» qui donne un
sens à la succession des vies. Mais la strophe suivante est encore plus pathétique, car
Jésus appelle maintenant son Père mort, espérant la résurrection du Dieu:
o mon père! est-ce toi que je sens en moi-même? As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Par l'interrogation, le Christ appelle le sens, en cherche la manifestation. Mais
l'évocation d'une possibilité monstrueuse suit immédiatement l'espoir momentané:
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
De cet ange des nuits que frappa l'anathème ...
Si Satan a tué Dieu, les hommes sont non seulement abandonnés, mais ils le sont
dans un monde où seul règne le mal. Et leur souffrance ne peut même plus se réclamer de
quelque grandeur, car elle est dorénavant dépourvue de toute signification. En mourant,
Jésus emporte avec lui le sens de sa vie, car rien n'existe que ce qui vit en ce monde.
[ ... ] je me sens tout seul à pleurer et souffrir, Hélas! et sije meurs, c'est que tout va mourir!
Mais le cosmos est aussi muet que les disciples sont sourds et le quatrième sonnet
s'ouvre sur cette constatation qui prend des dimensions d'éternité.
Nul n'entendait gémir l'éternelle victime [ ... ]
Laissant le chaos et la référence à Richter, ce sonnet ramène Jésus à Gethsémani
afin qu'il achève son destin. Mais ce retour sur la terre est gonflé du voyage astral que le
lecteur a fait en compagnie du Christ. Maintenant, c'est au monde que Jésus livre « en
27 Fernande Bartifie1d, « Le dire de la folie dans « le Christ aux Oliviers» de Nerval », Orbis Litterarum " International Review of Literary Studies, vol. 49, no. l, 1994, p. 20.
94
vain tout son cœur épanché », et non plus seulement à la petite communauté des apôtres.
De fait, l'agonie à Gethsémani devient un drame universel. Le retour aux thèmes de
douleur et de trahison développés au premier sonnet, font du quatrième sonnet à la fois
une suite et un recommencement du premier28. La situation du Christ n'a pas changé et il
dit:
[ ... ] prêt à défaillir et sans force penché, [ ... ] Je suis souffrant, ami! sur la terre couché ...
Mais Nerval, dans la quatrième partie, oppose les traîtres éveillés aux amIS
endormis du premier sonnet. Le thème de la trahison revient alors en s'inversant. Après
avoir énoncé sa propre trahison, Jésus appelle celle des hommes comme un acte de pitié
envers sa souffrance. Judas« le seul- éveillé dans Solyme », est prié par le Christ de le
vendre:
« Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime, Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché: Je suis souffrant, ami! sur la terre couché ... Viens ! Ô toi qui, du moins, as la force du crime! »
Judas, «l'ami », le seul parmi les disciples à ne pas dormir, est choisi pour sa
force dans le crime. L'acte criminel, bien plus exigent que le fardeau prophétique des
apôtres, est associé à la force et rime avec « estime ».
Pourtant, Judas ne peut accéder à la demande de Jésus, « se trouvant mal payé» et
«plein d'un remords si vif». Seul Pilate, le second à entendre l'appel, sentira« quelque
pitié ». L'adjectif seul, attribué à Judas et à Pilate, place ces derniers dans une situation
28 Soulignons que selon l'hypothèse de Chamarat-Malandin, op. cit., les sonnets 1 et IV sont les premiers que Nerval a composés.
95
particulière. Contrairement aux amis, les traîtres entendent le Christ, comme si seule la
fatalité de la mort et de la trahison gardait l'œil ouvert en ce monde. S'ajoutant au drame
du sens perdu, l'inversion des rôles que les noms suggéraient dans l'esprit chrétien, de
Jésus le traître à Judas l'ami, instaure un important renversement du sens. Et Pilate, le
grand charitable, dira au dernier vers: « Allez chercher ce fou! », annonçant le thème de
la folie qui ouvre le dernier sonnet.
C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime ...
Par la folie attribuée au Christ29, Nerval montre plus particulièrement sa parenté
avec Jésus. Lui, l'insensé sublime, se sent très proche de ce fou qui se crut fils d'un Dieu
dont il découvre l'absence. Mais la folie ne se limite pas au premier vers, et semble
emporter tout le sonnet.
Le cinquième sonnet du « Christ aux Oliviers» est très différent des premiers,
presque narratifs, qui faisaient oublier l'obscurité des Chimères. En effet, le dernier
sonnet renoue avec le caractère oraculaire propre au recueil. Dans cette dernière partie,
Nerval donne libre cours à sa «théomanie », insérant le Christ dans une pensée totale de
la divinité. Ici, le nom du Christ n'est pas évoqué, mais il est remplacé par une série
d'équivalents empruntés aux mythologies. Jésus devient alors:
Cet Icare oublié qui remontait les cieux, Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !
29 Il ne s'agit pas ici d'entrer dans une analyse psychocritique du poème, mais seulement de relever un thème qui fut certes important dans l'œuvre de Nerval. Par ailleurs, le thème d'une folie du Christ semble être sans précédent dans la poésie romantique et serait donc un trait proprement nervalien.
96
L'énonciation par excellence, le nom propre, est pour Nerval interchangeable. Les noms
ne sont que des symboles qui, au lieu de correspondre à un sens défini, renvoient les uns
aux autres. Et Jésus est « l'éternelle victime », car il n'est qu'une autre forme du même
dieu. Pour Nerval, les cultes s'équivalent, renaissent les uns dans les autres. C'est
pourquoi il peut répondre à Théophile Gautier qui lui reproche de ne pas avoir de
religion: « Moi, pas de religion! j'en ai dix-sept... au moins! 30». Mais ce qui semble
être la multiplication des dieux pourrait bien n'être qu'effritement ou fragmentation.
Cette fragmentation du corps du dieu mime celle de la Vérité éclatée en mille dogmes ou en diverses civilisations qui sont autant de réponses possibles, mais la nostalgie de l'unité primitive persiste. D'autant plus que cette succession, ce vertigineux kaléidoscope de dieux, révèle, désigne, la place laissée vide d'un nom31
•
Pourtant, ces avatars du Christ ne sont pas choisis au hasard. Icare et Phaeton sont
deux figures de la chute: deux êtres qui furent punis pour avoir tenté de voler trop haut.
C'est pour avoir voulu être fils de Dieu que Jésus connaît la chute. Cette ascension
arrêtée à son faîte semble par ailleurs correspondre à celle des poètes romantiques.
Comme Bénichou le montre dans L'école du désenchantement, la foi en un progrès
humain orchestré par Dieu et au rôle privilégié des poètes dans cette marche vers l'idéal
était bien fragile. La génération de Nerval, déçue et incapable d'y adhérer, proclama la
fin de cette foi, précipitant « la poésie des sommets de l'enthousiasme aux plus sombres
pensées sur le monde environnant et sur son propre statut 32». Le Christ de Nerval,
30 T. Gautier, un article sur Le Voyage en Orient de Nerval, cité par Paul Bénichou, L'école du désenchantement, op. cit, p. 375.
31 Suzanne Martin, «Rêve initiatique à Pompéi : Nerval et le mythe du «dieu qui meurt»», Études françaises, vol. 33, no. 2, 1997, p. 125.
32 Paul Bénichou, op. cit., p. 582.
97
comme celui des autres poètes, est une figure du poète romantique, mais d'un romantisme
désenchanté qui a tourné son regard vers l'abîme.
La troisième figure christique, Atys, est d'un autre ordre. Dans la mythologie, le
beau pâtre mourut tragiquement après avoir été frappé de folie pour son infidélité à
Cybèle. Accablée par son propre crime, la déesse le pleura tant qu'il ressuscita. Ce
troisième visage est donc celui de la résurrection par les pleurs. Mais ces pleurs sont de
celle-là même qui causa la perte d'Atys. Les dieux de Nerval, s'ils sont tous morts,
peuvent revivre s'ils sont sincèrement pleurés. Ainsi, les dieux vivent, meurent et
reviennent à la vie par le pouvoir de l 'homme qui croit en eux, et non le contraire. Ce que
le quatrain met en place, « ce ne serait plus la mort des religions, mais leur pérennité sous
l'apparence de la désuétude 33». Les religions sont des illusions que chacun remplit de
sens à son gré ; et le Christ aux Oliviers peut ainsi entrer dans le cercle des chimères.
Le quatrain suivant, d'une autre manière, fait référence à la succession des
religions qui meurent sous l'apparition de nouveaux dieux.
L'augure interrogeait le flanc de la victime, La terre s'enivrait de ce sang précieux ... L'univers étourdi penchait sur ses essieux, Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.
Alors qu'à la strophe précédente, les avatars du Christ incarnaient la chute du
héros tentant d'accéder au ciel, dans celle-ci «inversement, la mort du héros met le
33 Paul Bénichou, Ibid., p. 357.
98
monde et les dieux en péril de chute 34». L'avènement du Christ appelle la chute de
l'Olympe, ou plutôt son mutisme:
« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon, Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre? Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon ... »
Après le Christ, c'est au tour de César de crier. Interrogeant l'oracle, il cherche à
connaître l'identité de ce dieu ou de ce démon. Non seulement l'un ou l'autre lui
semblent-ils équivalents, mais c'est vers un représentant de l'ancienne cosmogonie qu'il
se tourne pour connaître la vérité. Consacrant ainsi la méconnaissance du rôle de
médiation du Christ, il rompt la dernière possibilité de donner un sens à sa mission.
Dans le monde mythologique, les dieux vivaient parmi les hommes, participaient à
leurs guerres comme à leurs amours. Aussi le destin était-il transparent. Le dieu unique
qui remplace ce panthéon, s'il est omniprésent, ne l'est pas de la même manière. Jamais
il ne répond à l'homme qui le questionne, et il garde pour lui le secret de la Providence.
Dans le nouveau monde, la transcendance est impossible.
Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire; Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère: - Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.
L'oracle, détenteur et divulgateur de toutes les vérités, tombe dans le silence
devant le Messie. Comme c'est le cas chez Vigny, le silence divin pose problème dans le
poème de Nerval. Mais ici, ce silence est le résultat d'un transfert du savoir. En mourant,
le Christ s'est fait dieu et seul son père peut «expliquer ce mystère ». Après avoir
proclamé la mort de Dieu, Nerval, par la mort du Christ, réhabilite le Dieu de la Genèse,
34 Jacques Géninasca, Analyse structurale des Chimères de Nerval, 2e édition, Neuchâtel, Éditions de la
99
celui qui créa l'homme avec de la boue. Au dieu mort de la première partie fait place un
dieu caché. Mais ce dieu qui renaît est tout aussi vivant que les dieux anciens que fait
revivre Nerval par le culte qu'il leur rend.
À la crainte de voir mourir la croyance, Nerval veut répondre par un acte de foi dans toutes les divinité que l'homme a adorées. Si l'on accepte que les dieux meurent sans remède, et que d'autres ne les remplacent que pour disparaître à leur tour, on les réduit à n'être tous, y compris le nôtre, que des illusions de l'homme. Il faut donc qu'ils ne soient pas vraiment morts35
•
Au lieu de ne croire en rien, Nerval croit en tout. Or, il faut bien le dire, ces
termes se rapprochent dangereusement. Et la renaissance de Dieu, au dernier tercet, qui
revient par la magie du langage, montre bien l'illusion de la mort comme de la vie des
dieux nervaliens.
En rendant l'existence à Dieu, Nerval lui redonne la possibilité de parole, mais
aussi la réalité du mutisme. Contrairement à Vigny et à Hugo, toutefois, Nerval accepte
ce silence. Des dieux silencieux constituent peut-être un moindre mal qu'un monde sans
dieux. Nerval est donc cet « insensé sublime» qui, seul, est capable de prendre en charge
l'intériorisation angoissée du silence. Le silence des dieux, il le meuble de ses propres
mots. Tout au long du poème, le poète décrit un monde dépourvu de sens. Jésus reste
incompris et sans mission. Dieu, le seul pouvant réhabiliter ce Christ perdu, demeure
silencieux et c'est ce même silence qui le réhabilite. «Le Christ aux Oliviers» de Nerval
est non seulement l'acception du non-sens, mais son énonciation. Le cycle du poème
Baconnière, 1986, coll. «Langages», p. 342.
35 Paul Bénichou, op. cil., p. 362.
100
nervalien ne cherche pas à retrouver le sens perdu, il retourne aux origines pour nommer
le vide premier.
Le symbole
Le dernier sonnet des Chimères, «Vers dorés », est très différent des autres
poèmes. Sous la forme d'un sermon accusateur, le poète s'adresse aux hommes.
Homme, libre penseur! Te crois-tu seul pensant Dans ce monde où la vie éclate en toute chose? Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l'univers est absent.
Humilité et modestie, les impératifs qui manquaient à la foi chrétienne des
romantiques, se présentent dans ce poème de façon fort singulière. L'homme ne doit plus
chercher le sens en Dieu, mais regarder autour de lui car « tout est sensible! ». Chaque
fleur, chaque bête et chaque pierre contient un « esprit» ou « une âme ». Bien sûr, l'idée
d'une nature détentrice de secret n'est pas nouvelle chez les romantiques, et Lamartine
avait déjà parlé d'une langue divine et primitive de la nature, intelligible à qui sait
écouter. Mais Nerval va plus loin - ou moins loin. Ce n'est pas la langue de Dieu que
parlent les pierres, mais la leur propre.
Dans l'âge romantique, l'animation universelle, sur le monde symbolique au moins, passe pour la fonction même de la poésie. Dès lors, la croyance une fois perdue, le symbole ne pourrait-il la remplacer36?
C'est donc dans le symbole, interchangeable, que Nerval place sa foi. Ne plus
croire est impossible, mais la transcendance l'est également. Dieu est caché, pour tous, et
contrairement à Hugo qui n'hésite pas à soulever le voile, Nerval se contente des
, t
101
symboles fournis par la nature, des multiples visages des divinités. Si les autres poètes
tentent d'apporter des réponses aux grands problèmes romantiques, Nerval se contente de
les énoncer, de les dire insolubles.
Le vide des croyances perdues, que chacun combla ou tenta de combler par cet enthousiasme du cœur, de la raison et de l'imagination qu'on nomme en France romantisme, ce vide reste ouvert devant lui [Nerval]. De là une tentation de retour aux religions, à celles de tous les temps et de tous les pays, y compris la chrétienne. Cette tentation est plus marquée chez lui que chez ses aînés; mais en fait, son syncrétisme désenchanté est plus ruineux encore pour la foi traditionnelle que leur déisme37
•
Nerval ne cherche pas une autre foi qui pourrait remplacer celle qui se meurt en
lui. C'est son désespoir qu'il écrit, préférant la croyance sans but à la fin des dieux.
Devant un monde dépourvu de signification, la création, les mots eux-mêmes, lui
fournissent les chimères consolatrices. En remplaçant la perte de sens par la prolifération
des signes, l'auteur se lance dans ce que Hugo Friedrich appellera la transcendance vide.
Dans Structures de la poésie moderne, H. Friedrich explique que la poésie
moderne est surtout caractérisée par la distanciation entre sens et langage, ce qu'il associe
à la « transcendance vide ». Le contenu, ancien principe d'évaluation de la poésie, perd
donc son ascendant alors que la poésie moderne privilégie la dissonance, l'obscurité,
l 'hermétisme. Loin des rêves de grandeur romantique, les poètes modernes tentent tout
de même l'ascension, mais l'élévation ne cherche pas l'atteinte d'un but. «Le but de
l'Ascension n'est pas seulement lointain, mais vide. C'est une idéalité dépourvue de
contenu, c'est simplement l'un des pôles de la tension auquel on aspire
« hyperboliquement », mais où l'on ne pénètre pas.38 » Cette caractéristique de la
36 Ibid., p. 361.
37 Ibid., p. 491.
38 Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 58.
102
modernité littéraire que H. Friedrich remarque chez Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé,
nous la retrouvons déjà chez leur aîné: Nerval. Cette poésie moderne, langue magique
pleine de mystère, Nerval y plonge complètement. Et c'est à ce voyage dans les abîmes
de la parole que nous convient Les Chimères et plus particulièrement « Le Christ aux
Oliviers ».
CONCLUSION
La poésie romantique aurait bien voulu être à la fois l'expression du mal du siècle
de toute une génération et le guide du peuple. Mais en désirant voler trop haut, les poètes
oubliaient Icare. C'est vers cette incontournable fin que se dirigeait une poésie se voulant
sacrée et qui se donnait comme mission l'expression même de la parole divine. Tôt ou
tard, le langage devait poser la limite du sens, de l'incompréhensible. Devant la
désillusion qu'ils découvrent, devant ce monde désenchanté, les poètes sont seuls. Alors
qu'ils tentaient de faire coïncider le progrès terrestre avec le dessein céleste, ce même
progrès menait l'humanité de plus en plus loin des considérations sacrées. En s'élevant
vers Dieu, le poète découvre que les hommes l'ont tué. Sans l'œil divin, le monde est
obscur et incohérent: telles seront dorénavant les conditions de la suggestion poétique.
De fait, l'entrée dans la modernité littéraire suivra bientôt la constatation du
désenchantement et la nouvelle expression poétique portera les marques de l'agonie du
poète romantique.
104
Tout comme la poésie moderne est marquée des « éternelles stigmates! » du
romantisme, la poésie romantique portait déjà en elle les germes et les premiers signes de
la fin de la transcendance. Si Lamartine, Vigny, Hugo et Nerval ont manifesté
l'enthousiasme du sacre de l'écrivain, ils ont aussi exprimé ou réprimé certains doutes.
Chacun de ces poètes, en s'identifiant à la figure christique de l'agonie, exprime les
douleurs de son sacerdoce. Chacun d'eux a ses propres raisons de souffrir de son sacre, et
le Jardin des Oliviers est le lieu de rencontre de ces diverses souffrances.
Lamartine, lorsqu'il écrit son «Gethsémani », est en quête des signes qui lui
confirmeront qu'il a été choisi pour entreprendre une mission supérieure et sacrée. Mais
Gethsémani lui fournit la marque la plus douloureuse de l'élection divine: la mort de
Julia. Si la douleur de la perte de l'enfant accable profondément le poète, il ne doute pas
que Dieu l'éprouve et se console en voyant dans cet événement injustifiable autrement la
trace suprême de la main divine. Dans ce Gethsémani, c'est donc le drame personnel du
poète qui se joue et Jésus n'est ici qu'un élément de comparaison servant à magnifier la
douleur du poète. Lamartine est un exemple flagrant de l'humanisme exacerbé dont est
empreinte la foi romantique. La personnalité du poète prenant sans ambages la place du
médiateur, le rôle de l'homme tend à prendre toute la place. Anny Detalle se demande
d'ailleurs si cette foi ne serait pas tournée entièrement vers l'homme:
Le Chrsit lui-même n'est que la sainteté de l'homme, la plus belle extrapolation de la nature humaine par rapport à elle-même. [ ... ] Où l'homme du dix-septième siècle voyait tout ordonné à une
1 Charles Baudelaire, cité par Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 31.
transcendance, l'homme du dix-neuvième siècle voit partout miroirs grossissants de lui-mémez.
105
Lamartine n'adhère pas à la religion chrétienne. Il fait de sa vie, de son époque,
une mythologie romantique en lui accolant les symboles de la mythologie chrétienne. À
partir de Gethsémani, sa foi en Dieu est conditionnelle à la réalisation de sa mission.
Lamartine qui, dans sa jeunesse, avait été d'un enthousiasme sans borne pour le
christianisme, place dorénavant son enthousiasme dans sa mission sur terre à laquelle il
confère des attributs sacrés. En effet, le sacerdoce lamartinien doit donner un but plus
noble à son action politique et la justifier. Le poète, en procédant à son autosacralisation,
n'est plus un simple politicien, il guide le peuple.
Vigny, quant à lui, se refuse au jeu puéril et dégradant de la politique. Son
sacerdoce est celui d'un aristocrate qui ne peut en aucun cas partager son destin avec
celui de la plèbe. Scrutant le monde avec recul, Vigny a un regard critique et lucide qui
met en lumière l'absurdité d'un devenir collectif meilleur. C'est dans l'action
individuelle du poète que se place son sacerdoce. Isolé, il cherche l'Idéal. Dans« Le
Mont des Oliviers », Vigny s'associe à la figure christique afin de demander des comptes
à Dieu. Mais le silence de ce dernier empêche la communication et le cri de Jésus se perd
dans la nuit. Par la voix du Christ au Mont des Oliviers, Vigny rejette Dieu comme figure
de l'Idéal. Trop de griefs s'élèvent contre Lui. Non seulement Dieu est-il présenté
comme le responsable de tous les maux de la terre, mais son refus d'établir un dialogue,
même avec les êtres supérieurs parmi ses enfants3, le rend impardonnable. C'est donc
2 Anny Detalle, Mythes. merveilleux et légendes dans la poésie française de /840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 419.
3 On l'a vu, la figure du Christ vignien, assimilée au poète, se rapproche considérablement du surhomme nietzschéen.
106
l'impossibilité de la transcendance qui pousse le poète à rejeter Dieu. Ainsi il se distancie
de la tradition instaurée par Chateaubriand pour chercher la transcendance en dehors du
contexte chrétien. Vigny assume pleinement les conséquences de sa foi en l'homme. Son
Jésus n'est plus le fils de Dieu, mais un surhomme dont la lucidité le pousse à refuser la
filiation avec un Dieu sans amour. C'est en lui-même, ou plutôt, dans la contemplation
de la beauté pure que lui permet son art, que le poète trouve la transcendance. Et le
Silence qui conclut « Le Mont des Oliviers» symbolise à la fois la fin du rapport à Dieu
et la pureté du diamant de la poésie, nouvelle figure du sacré.
Si Victor Hugo écrit lui aussi un Jésus au Jardin des Oliviers, ce dernier est bien
différent du Christ douloureux des autres poètes. Lançant l'anathème sur les villes
impies, ne souffrant jamais vraiment de la solitude ou du doute, le Christ hugolien est à
l'image du poète en exil. Et Gethsémani, englobant une multitude de récits bibliques sans
restriction aucune, présente un exil sans frontière réelle. Au sommet de son art, Hugo sur
son île ne se sent pas faible et rejeté, tout au contraire. Il a pour la première fois
l'impression qu'il peut soulever le voile qui cache les mystères de l'univers. Il sent qu'il
peut accéder à la véritable connaissance du monde et de Dieu. Les ambitieuses
entreprises de La légende des siècles, La Fin de Satan et Dieu témoignent d'une
conscience que rien ne peut plus arrêter, d'une volonté prophétique sans précédent. Mais
comme le souligne Anny Detalle, «un mythe est toujours partiellement fidèle à
l'intention de son créateur: il raconte ce qu'on veut explicitement lui faire dire, mais il
trahit aussi, sans qu'on le lui demande, les doutes, les contradictions mal résolues 4». De
fait, le Christ hugolien révèle bien plus par ses silences que par ses paroles. Tout comme
107
il refuse à son Christ la résurrection, pour en faire une victime du mal terrestre, Hugo ne
lui fait pas non plus subir l'agonie propre à Gethsémani tout en le plaçant dans le lieu
même de cet épisode. Le Jésus hugolien nie la solitude caractéristique du Jardin des
Oliviers et continue de professer la bonne nouvelle bien qu'il sache la mort toute proche.
Son comportement anachronique reflète celui de Victor Hugo qui continue de vivre
artificiellement le sacre de l'écrivain alors que partout en France le romantisme agonise.
S'il ne peut s'avouer à lui-même que son sacerdoce n'est plus qu'une illusion, son Jésus à
Gethsémani, par son incongruité, nous révèle la triste réalité. Victor Hugo ne peut être
prophète que par l'exil. Par ailleurs, l'identification à Satan qu'il tente, dans ce livre, de
sauver, sans jamais arriver à le faire, est bien plus proche du satanisme baudelairien qu'on
pourrait le croire.
Nerval, s'il est lui aussi tenté par la fuite hors du monde réel, ne nie pas ce qui lui
rend cette fuite nécessaire. Tout autour de lui, il voit les marques de la mort de Dieu et
est frappé de douleur devant la fin du sacré. À la suite de l'expérience de la folie, Nerval
fait un constant effort de lucidité pour tenir à distance la folle du logis. Cette extra
lucidité lui fait accomplir un important travail d'introspection. Dès lors, le poète
considère les différents cultes auxquels il s'accroche pour ce qu'ils sont: de belles
chimères. Mais devant un monde laid et sans magie, les chatoyantes images des dieux
apportent la consolation nécessaire à ce poète à la sensibilité exacerbée. Son« Christ aux
Oliviers », reprend un à un les grands thèmes de l'agonie pour les vider de leur sens
premier. Dans ce poème, le sens se perd sous la multiplication des signes, mettant en
place le drame de la transcendance vide.
4 Anny Detalle, op. cil., p. 413.
108
Les mots que Hugo Friedrich applique à la poésie moderne de Baudelaire
conviennent parfaitement à l'entreprise nervalienne :
Telle est donc cette « modernité» dans la confusion et le désarroi qu'elle apporte: être tourmenté jusqu'à la névrose par ce besoin d'échapper au réel, mais aussi être impuissant à créer une transcendance qui ait une signification. Elle conduit donc le poète à une dynamique de tensions irrésolues, au goût du mystère pour lui-même5
•
Plus encore, Nerval se lance dans une entreprise d'expression du néant et d'hermétisme
semblable à l'expérience mallarméenne du vide. Ainsi, l'appel du vide est bien présent
dans la poésie romantique. Si Lamartine, Vigny et Hugo le refusent ou le nient, Nerval
visite « ce puits sombre, \ Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre 6».
Le Christ à Gethsémani, victime du Silence éternel, est bien plus proche du poète
qu'il ne l'est du dieu chrétien. Sa nature divine pratiquement ignorée, il est pourtant la
forme concrète, le symbole, qui remplace l'absence de Dieu. Là où Dieu est mort, le
Christ vit et incarne tout à la fois la figure humaine - nouvel objet de la foi moderne - et
le passage des dieux qui meurent et ressuscitent au fil des siècles. Il est une chimère,
l'allégorie symboliste qui remplace le sens perdu. Par la création littéraire, par le
langage, le poète se fait le nouveau créateur des mondes et supplante le dieu invisible. Le
contexte positiviste et matérialiste du milieu du XIXe siècle n'est d'ailleurs certes pas
étranger à cette nouvelle réalité littéraire, comme le souligne John T. Naughton :
Que la remise en question de la fonction linguistique - qui finira par annoncer la mort de Dieu - s'opère en même temps que commencent à se faire sentir les plus graves conséquences de la révolution industrielle, avec les déplacements et le sentiment d'exil et d'aliénation qu'elle produit, n'est pas étonnant, puisque dans les deux cas il s'agit de
5 Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 59.
6 Gérard de Nerval, « Le Christ aux Oliviers », Les Chimères, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1993, p. 649.
remplacer d'anciens modèles défunts. La culture occidentale d'avant avait été dominée par des idéologies distinctes qui J'englobaient. Ces idéologies, en tant que structures d'autorité, régnaient sur l'expression esthétique, étant elles-mêmes des formes esthétiques. Que l'on situe son origine chez Hôlderlin ou chez Baudelaire ou ailleurs, la poésie moderne est marquée par ce sentiment de fragmentation, son « allégorie» traduisant, dans bien des cas, l'absence et l' exiC.
109
De la même manière que le poète se console de sa souffrance grâce à l'idée que sa
mission, sacrée, le révélera à la postérité, le mythe du progrès, central dans la mythologie
romantique, met un baume sur les dures conséquences des révolutions dont fut témoin le
XIXe siècle. Mais la croyance en ce mythe, telle que la vivent les romantiques, change
complètement les conditions de la transcendance. Au lieu d'une élévation, le poète aspire
à sacraliser cette ligne horizontale qu'est l'histoire humaine. Les appels adressés à Dieu
ne sont pas des mouvements verticaux vers le Ciel, mais le souhait de voir Dieu
descendre et justifier l'histoire. En confondant Dieu et progrès - en morcelant l'unité
divine éternelle dans la temporalité de l'éphémère - les poètes romantiques avaient déjà
mis fin à la transcendance sans le savoir.
Mais avec quel enthousiasme, avec quelle volonté, les romantiques ont-ils tenté
d'élever leur propre histoire pour la faire participer du dessein céleste! Si un symbolisme
désenchanté succède obligatoirement au romantisme, ce dernier aura exploré toutes les
possibilités de la sacralisation poétique. Avant de faire face à la fin de la transcendance,
la figure christique fut investie de tous les sens, de tous les espoirs, jusqu'à ce qu'elle se
vide d'elle-même, se heurtant à la limite des mots, de la pensée humaine et de l'histoire.
7 John T. Naughton, « L'absence de Dieu dans la poésie française: de Nerval à Rimbaud », Dalhousie french studies, vol. 22, printemps-été 1992, p. 35-36.
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textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille avec la collaboration de
Marie-Renée Morin, Genève, Slatkine, 2000, 648 p.
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Littré, 3 e édition française, Paris, Ladrange, 1839, 2 tomes en 4 vol.
VIGNY, Alfred de. Œuvres complètes, t. l, Édition de Baldensperger, Paris, Gallimard,
1950, « Bibliothèque de la Pléiade », 1276 p.
III - CORPUS CRITIQUE
1 - Sur les auteurs
A - Alphonse de Lamartine
ANTOINE, Agnès. «Le voyage en Orient de Lamartine : du poète au prophète », dans
Relire Lamartine aujourd'hui. Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris,
Librairie Nizet, 1993, p. 191-205.
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BARRÈRE, lB. «Le "Dieu" de Lamartine en 1820 » dans Balzac and the Nineteenth
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