37
Rapport de Stage du Cycle Master WATTEL Antoine 5 eme année Sou Fujimoto Architects 10-3 Higashienoki-cho, Ishikawa Seihon Bldg Shijuku-ku Tokyo 162-0807 - JAPAN Design et concepts Maître de stage Ryo TSUSHIE J Responsable de stage Boris WELIACHEW

Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e1

Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5eme année K K Sou Fujimoto Architects 10-3 Higashienoki-cho, Ishikawa Seihon Bldg Shijuku-ku Tokyo 162-0807 - JAPAN L Design et concepts L j Maître de stage Ryo TSUSHIE J J j Responsable de stage Boris WELIACHEW J J J L l K K K K K K K

Page 2: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e2

Rapport De Stage

--------------------------

Antoine Wattel

--------------------------

Sou Fujimoto Architects

|

|

|

|

|

|

|

|

|

|

|

|

|

------------------------------------------------

Ce rapport tente de retranscrire l’idée de

remise en cause des règles et des principes établis.

Page 3: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e3

‘‘I want to make weak architecture’’

‘‘Je veux faire de l’architecture faible’’

Cette phrase fut l’une des premières que Sou Fujimoto prononça lors du jury de concours du

Musée d’Art de la Préfecture d’Aoyama en 2000. Toyo Ito était alors président du jury.

Sou Fujimoto est une figure montante de l’architecture japonaise. Il base sa recherche sur

des principes précis, simples, intelligibles de tous. Pour lui, l’architecture du futur doit être

aussi simple et complexe que l’architecture primitive.

Page 4: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e4

Introduction – Ouvrir la porte sur un monde en carton

… Dans les mains

Please make – Histoire d’une petite main

Organisation & Hiérarchie – La maquette infinies

Un nouveau départ – Le dernier travail ?

… Dans la tête

La frontière – Notion de l’intérieur et de l’extérieur

Les sources fondatrices – La métaphore de la nature

Welcome to Japan – idée d’avenir

Retour d’expérience – retour à l’expérience

Pour prolonger le voyage

Annexes – Documents officiels

! Avant de commencer la lecture, voir les annexes p-37 !

Page 5: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e5

6eme étage, sans ascenseur. Aucun vis-à-vis. Cuisine, salle de bains, WC séparés, une

chambre, une grande terrasse et presque 1000m² d’atelier. Une adresse, un nom :

Sou Fujimoto Architects.

Il n’est pas facile de venir la première fois. L’immeuble correspondant à l’adresse est blanc,

sale, anonyme. Au niveau de la rue, un hangar quelconque. Aux étages, des fenêtres

industrielles ternes. L’escalier personnifie l’abandon. La poussière, les traces de saleté, les

fenêtres rouillées et le linoléum rouge décollé par le temps ne feront rien pour écarter cette

image.

Nous sommes en début juillet, et la ville beigne dans une humidité et une chaleur intense.

Les marches, l’une après l’autre, nous rapprochent de la destination, de cette agence qui à

deux reprises nous a paru inaccessible1. Sur la peau, dans une lenteur presque artistique,

perlent des gouttes de sueur. Une, puis une autre, puis d’autres, jusqu’à ce que le corps

entier soit enveloppé. Ça commence par le dos, les reins principalement. Ça se propage vers

les épaules, puis le torse. Ça apparait sur le front, sous le nez. La respiration se calque sur le

rythme des pas. L’humidité colle à la peau, deviens une seconde peau. Les bras, les jambes,

les mains… aucune zone n’est épargnée. Plus qu’un étage avant la délivrance.

La porte est métallique, et si ce papier imprimé mal scotché n’était pas là, on pourrait croire

que l’on s’est trompé d’étage. Il y a aussi un seau bleu avec un parapluie sec et abimé.

1 Trouver cette agence pour y travailler, ce qui prit plusieurs mois ; puis trouver à quel immeuble correspondait

l’adresse, ce qui prit plusieurs heures…

Page 6: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e6

Ouvrir la porte sur un monde en carton

L’accueil est chaleureux, dans tous les sens du terme. On m’explique le lieu, les règles, les

routines. On me présente trop de personnes en même temps. On s’assure que j’ai tout

compris, puis on me dit ‘‘travaillez bien’’ avec un grand sourire, avant de disparaître derrière

une armoire en carton. Nous ne sommes pas dans le dernier film de Michel Gondri, mais

dans une agence d’architecture japonaise dont le succès ne cesse de croitre. Chaque

étagère, chaque rangement, chaque meuble est fait de carton, débordant de maquettes, de

feuilles, de poussière. On ne peut pas compter combien de projets existent, combien de

temps de travail cela représente. Nous sommes dans un monde à part entière, dans une

fourmilière d’apparence désordonnée. On se met alors à regarder, à marcher, à déambuler.

Le sentiment d’être un enfant dans une caverne aux trésors. Il y a la maison que l’on avait en

référence sur tel projet, la structure que l’on a étudiée et appréciée dans une revue célèbre.

Il est temps de faire partie de ce monde puisqu’on a réussi à l’atteindre. Il est temps de

travailler. Travailler, oui, mais que faire ?

On ne vous a pas désigné un bureau ni même une chaise. Y en a-t-il une de libre ? Tout le

monde est concentré sur son travail. Une dizaine d’architectes dans des zones

‘‘personnelles’’, les stagiaires dans le reste de l’atelier, sans place

attitrée. Et ils sont nombreux les stagiaires, plus nombreux que

les architectes. Puis quelqu’un vient me demander de l’aide.

Première maquette, pourtant simple, mais la canicule règne sur

Tokyo, il fait si chaud que le corps s’en trouve engourdi,

maladroit. On cherche une petite place, un morceau de table. Le

cutter glisse dans la main. Les traces de doigts se voient sur le

papier. Vous ne savez pas sur quoi vous travaillez. Seul moyen de

savoir : écouter et regarder. Langue officielle : l’anglais. Langues

secondaire : japonais, français, norvégien, italien, espagnol,

allemand, chinois, coréen, polonais, danois…

Mais pourquoi n’y a-t-il pas de climatisation ? Toutes les fenêtres

sont ouvertes, réclament ce courant d’air qui ne viendra pas.

Pour faire des économies, me dit-on. J’ai chaud, je me sens sale,

mal. Je rêve d’une douche, d’un bain, d’eau. J’imagine une lame

qui comme un rasoir parcourt ma peau. Non pour enlever des

poils, mais pour supprimer cette seconde peau dégoulinante, vivante. Un parasite qu’aucun

déodorant ne parvient à réguler.

Page 7: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e7

On change de projet, on aide quelqu’un d’autre. Et ainsi de suite. Je suis la petite main, l’aide

précieuse. Le bâtisseur modèle réduit. Le travail se termine tard. Fatigue physique, fatigue

morale. Demain sera comme aujourd’hui. Ainsi s’instaure la divine monotonie.

En travaillant, on parle, on écoute de la musique. On découvre et questionne les autres.

C’est la rentrée scolaire. ‘‘Comment tu t’appelle ? Tu viens d’où ? Pourquoi tu es venu ici ?

Ça fait longtemps que tu es ici ? … C’est quoi déjà ton nom ?’’. Les meilleurs moments sont

les pauses déjeuner, quand on va dans un restaurant climatisé. C’est là que l’on parle sans

retenue de l’agence, des gens. Comme partout. C’est là aussi que se créent les amitiés.

Patrick, Alexander, Maï, Jostein, Ralph, Eloka, Khee et les autres. Mais c’est là surtout que se

vit le Japon, Tokyo. Quand on travail de 09h00 à 00h00, voire même plus tard certains jours,

on apprécie peu le monde qui nous entoure. Pour ça il y a les fins de semaines, quand on

peut ne pas aller à l’agence, quand on ne dort pas.

Page 8: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e8

DANS LES MAINS

Please make – Histoire d’une petite main

You… kore to kore to … you … model… one, two, three, four : Please make !2

J’avais peur que l’on ne me comprenne pas, pas suffisamment, que ma connaissance de la

langue universelle ne suffise pas pour travailler convenablement. Pourtant, je n’avais pas à

avoir peur, nous sommes tous hésitants, imparfaits dans cette langue. Les architectes qui me

demandent de l’aide ne sont pas plus forts, pas moins forts. Ils sont même plus inquiets à

l’idée de faire des erreurs. Alors, ils simplifient à l’extrême le dialogue, au point qu’une

grande part d’interprétation surgit. Observer le langage des mains, la direction d’un regard

mêlé d’inquiétude. Il y a dans la diction cette part d’incertitude, un chevauchement de

syllabes qui cherchent l’ordonnancement. Va-t-il me comprendre, vais-je le comprendre ?

Comprendre par la déduction. Cela fait partie d’un jeu dont les règles simples empêchent

l’erreur. Et si jamais celle-ci survient, le chef de projet revient, explique avec la même

aisance ce qu’il faut changer, modifier, rectifier à même la maquette. Le travaille du stagiaire

ne se fait qu’en maquette, hormis quelques rares occasions, quand il s’agit de faire une

manipulation informatique qu’un tiers ne maîtrise pas.

2 Toi… ceci et ceci et… toi… maquette… un, deux, trois, quatre : fais les s’il te plaît !

Page 9: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e9

A côté de moi se trouve une maquette blanche, vide, dont

on comprend qu’elle n’est que l’extrait d’un univers dont on ne

saura rien. Nous somme à Londres, sans plus de précision, dans

une galerie ou un musée, dans un espace qui exposera les grands

créateurs et les grands espoirs de la mode japonaise. Le concept de

l’agencement a déjà été pensé pour les deux espaces du rez-de-chaussée,

mais les huit salles de l’étage restent à définir. La petite main que je suis

découpe calmement, mécaniquement, des mannequins de papier qui ne

mesurent pas plus de trois centimètres. Il faut découper le chapeau, le

plissé de la robe, respecter la dentelle, en créer une autre sur du

papier. Il y a huit créateurs, plus de cinquante créations. L’inventivité

de ces dernières est une épreuve pour la dextérité. La lame casse,

j’appuie trop fort. Une quête commence : trouver la

remplaçante. Dans ce mode en carton, à l’organisation

désorientée, où chacun prend ce dont il a besoin et le pose

là où il s’en souviendra, je cherche et explore.

La salle des matériaux est l’espace le

plus paradoxal de l’agence. On me dit

‘‘ce lieu doit toujours être parfaitement

organisé, rangé, classé’’, mais on me

montre un amas de cartons, de bois, de

papiers froissés en tout genre, posés là où la

stabilité permet encore d’entreposer quelque

chose. Un meuble noir à étagères, disposé sur le

côté, expose des boites sans couvercles débordantes

d’outils dont on ne connait pas toujours l’utilité.

Chaque espace libre est un espace au fort potentiel

d’exploitation. Chercher le graal derrière le jouet pour

chien, trouver des ciseaux à huit lames, faire tomber

quelque chose qui trouvera sa place bien malgré elle dans

une autre boite, posée à même le sol. Observer, et

comprendre. C’est dans la partie en haut à droite que l’on

trouvera les lames, avec plus ou moins de chance.

Quand les figurines sont érigées, un ballet s’organise dans

l’espace exigu. Elles dansent une valse interrogative,

cherchent où se nicher. On les colle, on les enlève. On

remplace celles qui meurent de ces changements

réguliers, et la maquette, qui à chaque instant doit

Page 10: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e10

être propre et finale, s’affaiblit. On a trop

changé la couleur du mur, le motif et

l’emplacement des textes. On a trop déplacé

cet espace qui vieillit trop vite. Une pièce en

suspension commence à faiblir, une balustrade

tombe sous le poids d’une main. Le modelage

laisse la place au bricolage. Please make clean,

please make new. Je fatigue comme ce que je

construis, ce que malgré moi je détruis. Il est

tard, toujours trop tard. Et cette chaleur,

encore, toujours. Il est des moments où le

travail emporte, où le temps se suspend dans

une chaleur enivrante. Moment précieux de la

concentration extrême, comme une musique

enivrante, un vin délicat dans un fauteuil

profond. Rien ne peut arriver, je travaille et

j’aime ce que je fais, même si le soleil a déjà

passé midi à l’autre bout du monde, même si

maintenant je n’ai plus que mes pieds pour

rentrer chez moi. Même si rien ne semble être

une bonne condition.

Le travail est un mot d’ordre, une religion. Un jour, une architecte reproche à un stagiaire de

ne pas être venu dimanche ‘‘car tu avais un rendez-vous galant ? N’est-ca pas plus important

de venir travailler ?’’. La magie de cet univers où règne la contrainte du temps, est qu’on finit

par oublier que le monde du non-travail existe. Dimanche, ce jour si précieux dans un pays,

devient le quelconque dans un autre. Et le jour du repos perd son sens. Et le jour de repos

n’existe plus. Le travail s’étend, s’étale, se transformant en charrette constante. On trouve le

temps de tout remettre en cause. Comme sur cette maquette de bibliothèque qui a vu plus

d’une centaine d’escaliers différents s’insérer entre

ses murs, du plus classique au plus burlesque, à

l’essorage de toute imagination. Les derniers sont

exposés au Maitre qui, négligemment, répondra par

un ‘‘No, please make new’’ sans prendre le temps de

dire ce qu’il cherche à faire. Nous somme les

exécutants, les créateurs silencieux. Ceux que la

fierté vient toucher quand son idée a été retenue,

même si quelques jours plus tard elle sera remplacée

par une plus antérieure, négligée au premier abord.

Page 11: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e11

Il y a cette maquette aussi, détail de connexion entre un projet et un existant. Elle est

destinée au chantier, pour aider les ouvriers à comprendre l’idée, à lire le plan. Pourtant, on

nous chuchote honteusement, après quelques jours, que le plan que l’on a entre les mains

n’est pas celui de la réalité, mais celui que les autorités ont reçu afin de valider la

construction. Il faut alors recommencer, mais aussi prendre en comptes les changements de

dernières minutes. Ces omissions et ces idées qui jaillissent au dernier moment sont une

épée de Damoclès. A combien de reprise devrons-nous changer une vitre, mettre ou retirer

une menuiserie, changer la couleur et l’emplacement d’un bloc ? Autant de fois que la

maquette le supportera, au risque d’en refaire une autre quand elle ne sera plus

suffisamment forte. Nous sommes les exécutants, bourreaux obéissants. La lassitude prend

le pas sur l’envie, et certains moments sont emplis d’un mélange de rage et de

subordination.

Les jours se suivent, les projets changent, le travail perdure et, soudain, plus rien. On donne

la boite en carton que l’on vient de finir pour y ranger une maquette qui sera envoyée à Los

Angeles et … rien. Personne n’a rien à me confier pour le moment. Je me sens perdu, j’ère

entre les maquettes, fouine la poussière pour y observer des concepts non retenus, des

projets perdus. Je propose mon aide à tous ceux que je croise et finalement, prends une

pause contrainte. Sur la terrasse couverte, entre les sacs poubelles et la boite pour les

peintures ou la colle en spray, se trouve un fauteuil au confort certain. C’est d’ici que j’écris,

dos à l’agence, face à la ville. C’est ici que l’on culpabilise de ne rien faire, alors on rentre, et

on range quelque chose, on parcourt la bibliothèque, on trouve un plan original de Le

Corbusier, ou une lettre d’Edouard François, et on retourne chercher du travail, voire même

s’en créer soi-même, matérialiser l’idée que l’on a eu, afin de la présenter.

Page 12: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e12

Organisation & Hiérarchie – La maquette infinie

Je marche. Le parcours de l’ombre se dessine. Je joue avec le soleil et, comme un enfant, me

cache ; je trompe mon corps, lui promet de la fraicheur. Ce matin, la voiture d’un autre âge

est de nouveau là, garée sur la droite près de la maison en bois. Elle n’est pas seule, un

enfant y dort sur la banquette de cuir rouge, les pieds sortant par la fenêtre ouverte. Un

homme ridé, souriant, assis sur le perron de la porte, les mains reposées sur une canne de

bois verni, contemple l’enfant. Il est tôt, c’est un jour sans école. Il y a ce matin un film dans

mes yeux, une délicatesse suspendue. Les rayons du soleil se reflètent dans une vitre

teintée. Une ombre lumineuse caresse un visage. J’ai le cœur au bord des yeux. Ce matin, un

nouveau projet m’attend.

Dans le Watarium de Mario Botta, une exposition va

être constituée. Consacrée à Sou Fujimoto, présentant

l’ensemble de son œuvre et ses idées directrices, elle se

répartira sur trois étages. L’inauguration sera mi-août,

dans quatre semaines. Rien n’est encore préparé

malgré les esquisses d’idées formulées il y a déjà

quelques mois. Je suis l’unique membre de l’équipe qui

est en charge de constituer une maquette gigantesque,

un quartier entier de Tokyo dans lequel viendront

s’insérer trois concepts de la ville utopique du futur : la

ville nuage, la ville arbre et la ville montagne. L’origine

de ce projet n’est pas de l’esprit de Sou Fujimoto, mais

de Toyo Ito qui un jour, réuni avec Fujimoto et deux

autres amis ( XXX et XXX) leur proposa de travailler sur

la Tokyo du futur, de proposer une vision utopique

d’une architecture globale, selon les principes de

chacun3. Cette maquette, faite de mousse polystyrène

3 Le projet global et les propositions de chaque architectes sont exposées dans le livre XXXX (uniquement

disponible en japonais)

Page 13: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e13

blanche, s’étale sur 42m². Elle sera volante, reposant sur une forêt de tiges d’aciers. On me

présente un plan de la zone urbaine sélectionnée, une constellation de parcelles plus ou

moins denses, de tailles hétéroclites, puis quelques autres plans, à l’échelle de la maquette.

Les parcelles ne sont qu’un contour noir et fin, sans aucune indication. Une ‘‘insignifiance’’

que je vais devoir contrer en retrouvant quel tracé correspond à quel immeuble, en

apposant un numéro, identique sur les deux feuilles, du premier jusqu’au dernier, de 1 à ….

Un travail de fourmi, puzzle abstrait, long et complexe. Souvent, un tracé s’étale sur

plusieurs feuilles, et il faudra attendre que le tout soit imprimé pour reconstituer l’ensemble.

Les heures passent, répétitivement, identiques d’un jour à l’autre. Il arrive que la mémoire

s’emmêle, que l’on ne sache plus où on en est, dans quelle rue, à quelle adresse. J’apprends

la ville, j’y retrouve mon appartement, le musée, la station de métro. Mes doigts

s’aventurent comme des monstres fantastiques. Je cherche la proie, je caresse la page, y

laisse les traces de mon passage au crayon bleu. L’immeuble 1000 est annoté, et je constate

que je n’ai pas parcouru la moitié de la constellation. La maquette sans fin est mise à jour,

révélée, sublime désenchantement. Je m’exécute avec l’acharnement d’un alpiniste face à la

montagne.

Bâtiment numéro 842. Les immeubles que je numérote sont découpés, puis rangés dans une

boite. Il s’agira un jour de les découper dans de la mousse blanche, à l’aide de cet outil qui

me regarde et que je feins d’ignorer, un fils tendu qui, à chaud, découpe la mousse sans que

Page 14: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e14

celle-ci oppose de résistance. Je ne l’ai jamais

utilisé, ne sais pas exactement quelles

techniques sont à employer, comment le

maitriser, mais il faudra un jour que je

l’apprivoise. Quelques jours plus tard,

Shimada-san, mon supérieur, vient observer

l’avancement du projet. C’est un jeune homme

très timide, empli d’inquiétude, qui passe sa

vie dans l’agence. On lui a même attribué

l’appartenance d’un matelas et d’un sac de

couchage qui occupent une salle cachée

derrière une porte que j’avais longtemps prise

pour un simple carton posé contre un mur. Il

vient et observe, j’en profite pour discuter

avec lui de la maquette, de ce qu’elle va être,

de ce à quoi elle va ressembler, et quand,

soudain, je lui demande de quelle hauteur

seront les blocs de mousse, son regard se fige.

Les yeux écarquillés, je le mets fasse à

l’évidence : les blocs ne seront pas tous de la

même hauteur comme je l’avais observé sur

une esquisse, mais de la hauteur réelle, mise à

l’échelle. Cette information n’avait pas survécu

jusqu’à moi en se déployant depuis le haut de

la pyramide hiérarchique.

Une cascade blanche dégringole sur la table

depuis une boîte en carton. Les découpages

mélangés sont étalés, triés. Il faut tous les

annoter, encore, d’une hauteur. Celles-ci ont

été répertoriées sur une autre carte où l’on

peut découvrir d’autres surprises : le cadastre

qui avait servi à l’origine n’était pas à jour, et

plus d’une soixantaine d’immeubles sont à

changer, sans que nous ayons pour autant la

nouvelle forme exacte. Je suis rejoins

occasionnellement par un autre stagiaire qui,

par pitié, et quand il a le temps, plutôt que de

descendre s’acheter un café froid comme il en

à l’habitude dans ses moments libres, m’aide à

rétablir l’oubli.

Page 15: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e15

L’observation laisse place à la certitude. Il est dit qu'en France nous travaillons plus vite, mais

ce n’est pas tout à fait exact. Ici, ils testent puis étudient ce qu'ils viennent de faire, alors que

nous avons tendance à envisager avant de tester. Je ne pense pas qu'il y ait une façon de

faire meilleure qu'une autre, ce n'est juste pas la même conception de la recherche. Malgré

tout, être habitué à un système provoque une certaine incompréhension, voire

incompatibilité, de l'autre. Ce qui peut se révéler très frustrant, quelque soit la culture dans

laquelle on se place. On se lasse, on s’énerve, on gamberge et s’impatiente. J’essaye à

plusieurs reprises de prévoir des marges de manœuvre, de laisser planer des choses quand

je les sais susceptibles d’être instables. Mais je sais que je vais avoir d’autres surprises.

Bâtiment numéro 1211. Histoire de rompre la monotonie du travail, je m’associe avec

Jostein, un stagiaire norvégien, afin de découper les premiers volumes, de donner corps et

matérialité à cette maquette dont on ne sait pas comment la finir dans les temps. Chaque

soir, la notion de fin de journée perd de son sens. Il est tard, il est tôt, il est la nuit qui se

consume. Nous sommes deux équipes à rompre le temps, l’autre étant sous le joug d’une

échéance angoissante, empêtrée dans une mise en page qui ne satisfait pas. J’apprends vite

à manier le fil chaud, et si les premiers tests ne sont pas un exemple de perfection, je

comprends rapidement quelles techniques employer. Finalement, malgré quelques caprices,

tel le fils se cassant toutes les heures, il s’agit d’un des outils les plus simples à prendre en

main. Il n’en est pas pour autant agréable, la fumée de la mousse découpée est très toxique,

autant pour les yeux que pour la respiration, et de nombreux temps d’arrêt s’imposent afin

que certains vertiges passent. Nous avons vite atteint le huit-centième bâtiment, les

premiers étant simples et de petites tailles. Pourtant, malgré cette fierté, une nouvelle

surprise surgit : la maquette doit occuper la totalité de la surface de l’unique salle du

troisième étage du musée, dernier espace accessible au public. Survient alors la question de

la déambulation. En effet, si la totalité de l’espace est occupée par la maquette, seule

l’ouverture dans le mur, qui n’est gère plus

large qu’une porte, permet aux visiteurs de

pouvoir observer l’ensemble. Il est alors

décidé de créer un parcourt au milieu de la

maquette, une tranchée fluide et étroite à

travers la ville blanche. Cette nouveauté nous

permet de retrouver un peu d’espace là où les

volumes commençaient à s’entasser, puisque

ce sont plus de deux jours de travaille qui

partent directement à la poubelle, sur décision

de Shimada-san. Voir disparaitre une

montagne de travail puis observer les cernes

qui ornent les yeux. Si j’avais su… Que l’on se

console, cette zone libre couvre une quantité

Page 16: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e16

non négligeable de volumes que nous n’aurons pas à construire. Mais le chemin change

encore, nécessitant de reconstruire une centaine de volumes qui avaient été jetés, de

mettre de coté une autre centaine et enfin d’annoter et de découper de nouveaux plans.

Shimada-san parcourt l’agence, il cherche méticuleusement et à forts coups de diplomatie

d’autres personnes qui pourraient abandonner un projet pour venir travailler sur celui-ci,

sans grand succès. Ils connaissent tous cet enfer que nous leur exposons chaque jour. La

répétitivité, l’instabilité de la demande, le ‘‘shity works’’ comme se plaisent à dire ceux qui

rentrent tôt chez eux. Notre équipe évolue à six, mais Andrea est amoureuse de Dostoïevski,

et tous deux, ils passent des heures sur la terrasse à cultiver leur passion, et il nous reste

deux semaines pour achever la maquette. Shimada-san tente d’organiser le travail, de nous

répartir les tâches, mais il s’évapore continuellement, dans ses rêves quand il s’endort sur

son bureau ou en fumée quand il consume son temps dans un square à quelques rues d’ici,

et le travail qu’il fait de son côté n’est pas directement lié à la maquette, ce qu’il nous

impose alors ne fonctionne pas. Je prends les choses en main, officieusement, discrètement.

J’applique une méthode simple de décomposition du travail. Numérotation et découpe des

patrons pour Hana et Hatsushi ; colle des patrons numéroté sur la mousse et fiche de lecture

pour Andrea ; découpe des volumes, vérification et listing pour Jostein et Maï ; découpe,

vérification, rangement, classement, surveillance globale, listing et aide générale pour moi-

même. Nous commençons à ranger les volumes finis dans des boîtes que l’on fabrique à des

dimensions imposées, toujours différentes sans raison particulière, en découpant de vieux

cartons de transport. Pour ce travail, nous nous relayons, mais Jostein est le plus dévoué à

cette activité.

Bâtiment numéro 1415. Nous avons efficacement avancé en peu de temps, et une agréable

nouvelle vient perturber ce rythme. Shimada-san, qui soudain ne paraît plus cet homme

épuisé en manque de confiance, a décidé de venir nous aider. Il a, sur le fichier du cadastre,

numéroté les derniers bâtiments. Nous apprenons alors que la maquette en totalisera plus

de 2000, sans prendre en compte la Ville Montagne et la Ville Arbre/Nuage, mais nous lui

apprenons aussi que, ne nous ayant pas prévenus et n’étant donc pas au courant de sa

démarche, nous avons avancé, et que sa numérotation ne concorde pas à la nôtre, ni en

chiffre, ni en emplacement. Il nous demande alors de modifier la numérotation de ce qui a

été fait, mais je suis plus convainquant quand je lui demande s’il peut juste rectifier le fichier

informatique.

Sans vraiment le prévoir, ni sans doute le vouloir, je change de sphère, évolue dans la

pyramide hiérarchique. Quand certains ont commencé à me surnommer ‘‘The Foam-

Master’’ en raison de la qualité et de la rapidité de mon travail de découpe du polystyrène,

Page 17: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e17

j’ai commencé à étendre une réputation et je n’ai pas tardé à donner des conseils pratiques

à tous ceux qui s’essayent à la découpe. Quand Hana, dans son élan continuel de bavardage,

aborde la question de nos âges, et découvre que je suis le plus âgé des stagiaires, mais

également de certains de mes chefs, je deviens ‘‘Antoine-San’’. On me demande des conseils

dans tous les domaines, professionnels ou extra-professionnels. Quand Hatsushi et Maï

désirent prendre une pause, ils viennent me demander l'autorisation. L'avis de Shimada-san

leur importe peu. Mais quand Jostein demande ce qu'est une des pièces posée sur la table,

je prends officiellement le titre de ‘‘Team-master’’ : personne ne sait exactement ce que

c'est, moi si. Je connais la maquette sur le bout des doigts, reconnais la presque totalité des

volumes, sais dans quel carton quel immeuble est rangé et si un morceau de polystyrène

traine, je suis capable de dire s’il s’agit d’une chute ou d’une pièce. Shimada-san, sans être

sous mes ordres, est tellement dépassé qu’il perd à la vue de tous son statut de chef

d’équipe. Je conseille et supervise le projet, pris dans une passion responsable et

professionnelle. Les autres m’écoutent, me questionnent, me font comprendre que je suis

malgré moi devenu leur superviseur et que je remplis cette tâche avec qualité. Pourtant, je

n’en ressens aucune supériorité ni satisfaction. Je fais un travail, mon travail, et mets tout en

œuvre pour que celui-ci soit de la meilleure qualité possible. Il m’arrive même d’être gêné

quand on me pose des questions de l’ordre suivant : ‘‘Puis-je rentrer chez moi, ou veux-tu

que je reste plus tard ?’’ alors que ces personnes habitent loin, et que l’heure du dernier

train a sonnée ; ‘‘Suis-je assez bon dans ce que je fais ? Es-tu satisfait de mon travail ?’’ …

Plus tard, beaucoup plus tard, je fis un rapprochement

entre cette prise de pouvoir inopinée et le licenciement

de Shimada-san… Ce n’était sûrement pas l’unique et

entière raison, mais cela a été très perturbant pour moi.

Bâtiment numéro 1836. Je commence à traiter directement avec Iwata-san, le responsable

de l’exposition. De nouveaux stagiaires arrivent, des jeunes étudiants japonais qui seront là

pour une quinzaine de jours, soit les deux semaines restantes avant l’inauguration. Ils sont

agréables ces nouveaux arrivants. Jeunes dans l’âge mais aussi dans l’étude de l’architecture,

ils sont réserve et timidité. Nous sommes, représentons, une entité que je n’identifie pas.

Suis-je, dans leurs regards juvéniles, un de ces adultes que l’on observe discrètement du coin

de l’œil ? L’être qui impressionne et séduit car il détient une supériorité qu’étant enfant,

nous aurions conscience de ne pas avoir. Une certaine forme de jalousie introvertie. Nous les

avons vite mis à l’aise en leur montrant que nous sommes uniquement des stagiaires qui,

comme eux, avons encore beaucoup d’expériences à accumuler. Ils ne parlent pas ou peu

anglais, Jostein et moi prenons alors Maï et Hana comme interprètes. C’est une nouvelle

forme de communication qui s’installe, d’autant plus que l’arrivé du mois d’août voit le

Page 18: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e18

départ de la plupart des stagiaires étrangers anglophones. Nous devenons une minorité

linguistique.

Nous déléguons aux nouveaux arrivants des tâches simples, celles que nous faisions à

l’origine du projet, mais également de nouvelles comme la constitution d’un stock de

mobilier, d’arbres et de personnages qui viendront humaniser la maquette. Bientôt, toutes

les activités se mélangent. Nous dépassons le nombre de 2000 volumes construis, et une

seconde phase du projet se met en place parallèlement : la constitution des villes concepts.

Nous divisons le groupe en deux, l’un, constitué en majorité des nouveaux, travaille avec

Shimada-san sur la Ville Arbre/Nuage, l’autre, que je prends en main, finit la constitution du

quartier de Tokyo et s’attèle à la fabrication de la Ville Montagne. Entre temps, le dernier

volume est bâti. Il porte fièrement le numéro 2195.

Iwata-san nous confie les plans des différents étages de la montagne. Une même logique de

travail s’instaure, sauf que les volumes sont tous plus abstrait les uns que les autres, suivant

une même logique morphologique. La composition ressemblerait à un nid inversé, composé

de branchages, de bois de cerfs aux courbures voluptueuses, aux cassures brutales. Nous

constituons le premier étage de la montagne, puis le second, puis les autres. Afin de vérifier

à chaque instant l’identité de la montagne, sa volumétrie globale, nous la construisons en

posant les blocs les uns sur les autres, mais cette idée prend vite fin quand des volumes ne

reposent sur rien, ne sont attachés à rien, ne pourront jamais prendre part à la maquette.

Cette montagne est un principe, et chaque dessin, chaque maquette est unique, présentant

un visage différent. Quand les plans on été dessinés, jamais la constructibilité n’a été prise

en compte, et la montagne, telle que Fujimoto veut la présenter dans l’exposition, ne peut

être construite selon le système qu’il désire, à savoir uniquement des blocs de polystyrène

superposés. Aussi, nous sommes contraints d’inventer des pièces, de densifier l’ensemble

pour le rendre stable. Quand enfin nous achevons un premier volume expérimental, Sou

Fujimoto juge, comme nous l’avions prévu, que la forme n’est aucunement légère et

séduisante. Il nous demande alors d’en concevoir une autre, même si on doit pour cela

changer un des principes : utiliser de la colle. En peu de temps, plus de douze versions de la

montagne ont été réalisées, toutes différentes. Pour les raisons que j’ai évoquées

précédemment, je suis celui qui décide des changements, qui discute avec Iwata-san et à de

trop rares occasions avec Sou Fujimoto. Afin de répondre aux exigences de finesse, de vues

ou encore de courbures, j’ajoute des étages, dégrossis les masses, crée des percements

traversant, supprime les effets de mur, de falaise. J’effectue une réelle appropriation du

projet. Je suis devenu l’homme montagne, l’alpiniste, le Yéti. Je peux dire que j’ai créé cette

montagne de toute pièce, comme un plagiat de l’idée du maître. Mais la forme ne convient

jamais, le maître est indécis, hésitant, revient sur les principes qu’il a pourtant définis des

années plus tôt. Un jeu de modifications perpétuelles est instauré. C’est un océan dont les

vagues s’enchevêtrent, redondantes, cycliques. La noyade s’effectue et bientôt plus rien

n’est faisable, plus aucune action ne permettra de survivre. Trop de mouvements, de forces.

Le sauvetage viendra par le manque de temps qui contraint brutalement la tempête à

Page 19: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e19

s’apaiser. Nous sommes samedi, et dimanche soir tout doit être terminé afin d’être

transporté au musée pour y être installé, en une semaine.

Nous devons rendre la montagne vivante, habitée, fonctionnelle. Des chaises et des tables

sont installées. Nous créons des fonctions, des cafés, des espaces de réunion, des dîners en

tête à tête, des points d’observation. Nous invitons les futurs résidents, lilliputiens découpés

dans du papier. Verts, jaunes ou violets, ils marchent, s’assoient, dansent, jouent. Ce sont

plus de huit cents individus de quinze millimètres de haut qui arpentent les flans de l’édifice.

Nous leur apportons de la végétation, des arbres par dizaines. Nous créons des

atmosphères, une vie hétéroclite, une appropriation réaliste. Nous insufflons la vie à l’aide

d’une pincette et de patience, en retenant notre souffle. La fin est proche, l’aboutissement

de trois semaines d’efforts où l’on a peu dormi. Mais un nouveau changement survient, le

dernier. La population ne plaît plus. Alors que les trois couleurs avaient longtemps été

débattues, les figurines seront grises, anonymes. Oui, c’est beaucoup plus raffiné. Oui, ils

attiraient trop le regard. Oui, ce soir encore, nous allons rentrer tard. Ce n’est pas un

problème, nous sommes dans le bain du travail, dans une transe manuelle, l’excitation de la

finition, du dernier geste. Ce ne sont pas des rides sur nos visages, ce ne sont pas des

coupures sur nos doigts, ce ne sont pas des taches de colle sur nos habits et ce n’est pas non

plus le goût du café froid sur la langue. Non, c’est la fierté d’un travail aboutis, de qualité.

Page 20: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e20

Lundi matin. Certains sont à l’agence, d’autres au musée. Personne n’a réellement organisé

le transport des différentes maquettes et chacun décide de son côté de ce qui doit être fait.

Ce lundi matin, sous des airs de vacances, de rupture avec la routine, c’est l’enfer de la

désorganisation qui montre son visage. La camionnette louée à l’occasion de ce

déménagement est stationnée près de la sortie de l’ascenseur, certains attendent dans

l’autre rue, délaissent des cartons qui sont

repris par d’autres. Il est impossible de

savoir où nous en sommes. Et le problème

persiste tout au long de la semaine puisque

personne ne sais exactement l’emplacement

de chaque élément. Il faut toujours

chercher, questionner, enquêter.

Quand enfin tout est transporté, un

semblant d’organisation se crée. Nous avons

choisi librement à quel étage nous voulions

travailler, et sans surprise, chacun se dirige

auprès du projet qu’il travaillait ces

dernières semaines.

En ce début août, la température atteint des sommets. La

canicule nous envahit, et il n’y a bien qu’à l’agence que la

climatisation n’est pas activée. Dans le musée, il fait froid,

le contraste est intense et le sol, en ardoise, est glacial.

Les pieds nus cherchent le confort, sautillent, les doigts de

pied sont recroquevillés. Si nous évoluons pieds nus les

premiers jours, étant en tong en dehors du musée, nous

ne tardons pas à nous procurer des chaussettes afin de

rendre le travail plus agréable. Malgré cela, l’inconfort est

présent.

Nous sommes tous très enthousiastes à l’idée de mettre

en place la ‘‘maquette infinie’’, mais toutes les pièces ne

sont pas encore arrivées. Il manque les supports en aciers

qui ont été commandés à une entreprise de soudure qui a

pris du retard à cause d’un grand nombre de

changements de dernière minute au sujet de

l’emplacement où les deux villes concept s’installeront. La maquette ne repose pas sur un

plateau, ni même sur le sol, mais chaque volume sera encastré sur une ou plusieurs tiges

d’acier, en fonction de sa dimension. Elle flottera à un mètre au dessus du sol. En attendant

l’arrivée des plateaux de poteaux, nous travaillons au deuxième étage, celui où les

Page 21: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e21

maquettes et études des plus célèbres et importants projets de Sou Fujimoto sont exposées.

Dans le principe, chaque maquette repose sur une tige d’acier, comme pour la maquette

infinie, néanmoins les tiges ont un diamètre plus important, et des hauteurs extrêmement

variables, entre trente centimètres et deux mètres. Des illustrations de la taille de cartes

postales, encadrées entre deux lames de plexiglace, sont suspendues à l’aide de fils de

nylon. La disposition de l’ensemble à fait l’objet d’une étude sur un plan, mais on découvre

vite que le plan était faux : la pièce est beaucoup plus petite. Il faut tout refaire, et je

soupçonne le hasard d’avoir pris les choses en main. Pour une meilleure stabilité, nous

disposons les bases des supports sous la moquette que nous venons de couper en damier et

de poser, ajoutant des trous laissant passer les tiges. Le résultat est imparfait selon moi,

approximatif et désorganisé. Les visiteurs auront beaucoup de mal à comprendre comment

évoluer dans cette forêt sans abîmer ou toucher quoi que ce soit. Même nous, qui évoluons

dans l’ensemble avec la plus grande attention, singeant des chorégraphies de

contorsionnistes, avons le sentiment d’être trop grand, trop gros, à moins que ce ne soit

l’espace qui soit trop petit. Je comprends le sentiment d’Alice, perdue dans un pays des

merveilles aux dimensions incertaines.

Deux jours après, les plateaux arrivent. Ils

sont entreposés dans une succursale, de

l’autre côté de la rue. Entre temps, j’ai fait

classer les immeubles par famille de

centaine, afin de d’optimiser le temps de

recherche d’un volume précis. De dix-huit

boîtes au contenu aléatoire (les volumes y

étaient classés par dimension, non par

numérotation, afin de rendre l’ensemble

plus compact), nous nous retrouvons avec

vingt-deux ‘‘paquets’’, certain installés dans

les cartons vides, d’autres sur des plateaux.

Cette semaine, des étudiantes sont venues

bénévolement pour aider à l’installation.

Elles sont très jeunes, et je ne pense pas

qu’elles fassent des études d’architecture.

Tout doit leur être expliqué dans les

moindres détails. Deux autres stagiaires y

rejoignent, Alexander et Aya. Alexander

connaît suffisamment le projet pour avoir

passé du temps à en discuter avec nous.

Aya, allant d’un projet d’un l’autre, avait

quelque temps travaillé avec nous pour la

Page 22: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e22

réalisation des fournitures. Aussi, ils prennent vite leurs repères et deviennent, tout comme

Maï et Jostein, des collaborateurs de qualité.

Je fais débuter l’installation par les plateaux

proches des murs, puis selon une logique de facilité

au regard de l’accessibilité et de la disponibilité des

éléments. Ceux que j’appellerais ici mes

collaborateurs, prennent chacun un rôle particulier,

en plus de l’installation générale de l’ensemble. Aya

se consacre à la construction de la Ville

Arbre/Nuage, ce qui n’était pas faisable à l’agence

de part son statut fragile de suspension ; Maï gère

les nouvelles venues et prend un rôle de

traductrice, puisque celles-ci ne parlent absolument

pas anglais ; Alexander s’occupe de tout les problèmes techniques qui surviennent, Jostein

rectifie ou reconstruit les volumes qui n’ont pas survécu aux nombreuses manipulations,

mais aussi ceux que l’on avait omis de rectifier lors des changement d’emplacements du

passage. Pour ma part, comme quand nous étions à l’agence, je dirige et surveille

l’ensemble. Un rôle de superviseur nécessaire, surtout quand on constate le manque de

logique de certaines personnes. Il est pour moi très complexe de présenter les innombrables

exemples de travaux bâclés et irréfléchis que celles que je vais nommer ‘‘les nouvelles’’, ont

tenté de faire passer inaperçus. Prendre un volume au hasard quand elles ne voulaient pas

chercher le bon, jeter tout bonnement celui dont elles n’ont pas trouvé l’emplacement, de

jamais ranger des outils ou volumes et se pleindre de ne pas les trouver dans leur rangement

attitré, rester assises sur le sol et discuter sans travailler pendant des heures, intervertir des

plateaux au nom d’une logique inconnue d’elles-mêmes et enfin retirer toute

numérotation afin de dissimuler les actes… Une incapacité indécente. Je suis

contraint de dire que ceux qui n’ont pas eu ces problèmes sont ceux qui

viennent de, ou ont travaillé/étudié à l’étranger. Est-ce le hasard

ou bien simplement une éducation de la méthodologie

que nous aurions sur le vieux continent ? Je ne

prendrai pas le risque de répondre. En plus

de cette surveillance constante, je

gère ce que j’ai appelé les

stocks, la zone où tout

est entreposé.

Page 23: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e23

J’indique où se trouve quoi, confie et reclasse les boîtes où chacun cherche l’élément désiré,

annote sur un plan tout ce qui est installé, non trouvé, à changer, achevé. L’avancement est

régulier, parsemé de ces petits problèmes qui, accumulés, deviennent ingérables. Il nous

manque beaucoup de volumes alors que d’autres, qui devraient être placés, ne le peuvent

puisque la place est déjà prise. Quand la différence est notoire, nous intervertissons, quand

elle ne l’est pas, nous passons outre. Le dernier jour de l’installation arrive, avec la mise en

place d’une des deux pièces maitresse : la Ville Montagne. Nous sommes euphoriques

malgré l’épuisement, heureux et apaisés d’avoir achevé ce projet dans les temps.

L’inauguration est dans 4 heures. Nous l’attendons comme une célébration. Une liste des

invités passe sous nos yeux… Sanaa, Bow Wow, Toyo Ito, Kengo Kuma et de nombreuses

autres célébrités du monde de l’art et de l’architecture sont inscris parmi la centaine

d’invités. Nous sommes également tous invités. Objectif : rentrer se changer, se laver, se

mettre sur son trente et un, et se dire qu’il est dommage que le savoir vivre nous empêche

de venir accompagné d’un CV que l’on pourrait glisser dans une main si l’occasion se

présentait. Nous sommes tous présents, toute l’agence, même ceux qui n’ont pas travaillé

sur la constitution de cette exposition, ce qui est normal : Ils sont, nous somme tous, ceux

sans qui l’agence et les projets n’existeraient pas.

Page 24: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e24

Le soir du 14 août, quelque part au nord de Roppongi, près d’un musée inaugurant

l’exposition d’un architecte célèbre, la soirée la plus représentative de ce que peut être le

manque de respect et de reconnaissance d’un travail prend place. Cet événement a été un

grand bouleversement dans la vie et le fonctionnement de l’agence.

Tout débute avec une conférence privée donnée par Sou Fujimoto à ses convives. Si nous

avons l’autorisation d’assister à celle-ci, il ne nous est pas permis de nous assoir et nous

somme priés de rester debout au fond de la salle. Pour les stagiaires, quelque soit la durée

d’un stage, je peux comprendre, mais pour ceux qui font vivre l’agence depuis des années,

qui sont parfois ceux qui ont créé un projet de toute pièce, il est bien difficile de comprendre

pourquoi des sièges libres ne leur sont pas accessibles, surtout quand, quelques minutes

plus tard, Sou Fujimoto demande discrètement que l’on sorte tous de la salle car notre

présence le dérange. Déjà avant cette conférence, quelques architectes importants de

l’agence avaient dû rester debout dans la rue avec des panneaux indiquant la direction de la

salle de conférence. Un rôle hautement dégradant pour eux, qui aurait pu nous être

délégué. Un silence lourd inonde la rue où nous attendons tous. Je n’ose pas parler.

Demander la moindre des futilités. Ouvrir la bouche serait mettre à mort une intériorisation

qui semble ardue à contenir. Sitôt la conférence achevée, les invités se dirigent peu à peu

vers le musée, vers notre travail, mais aussi vers une réception qui s’annonce exquise. Nous

n’en avons apprécié ni l’odeur ni la saveur. Ils passent tous un à un devant nous, les premiers

jettent des regards interrogateurs, mais très vite ils nous oublient. C’est normal, qui peut

deviner que nous faisons partie de l’agence ? Tous, stagiaires comme architectes, sommes

priés de ne pas déranger la réception et de retourner travailler à l’agence. Quelques uns sont

restés, devenant liftier d’un soir, distributeur de sourire, teneur de porte. Il aura même fallu

insister pour que nous ayons la possibilité de revenir gratuitement. Un désastre du respect.

Ceux qui étaient dans l’espoir de passer une bonne soirée partirent dans un izakaya où nous

avons fêté le départ de beaucoup de stagiaires, la fin de certains projets, la joie de se

connaître. J’avais pu observer ou ouïr l’existence de certaines tensions avant cet événement,

ce qui me semble normal dans ce type d’agence, mais dans les jours qui suivirent l’ambiance

générale changea

.

Page 25: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e25

Page 26: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e26

Un nouveau départ – Le dernier travail ?

Je suis assis près de la table où l’épopée de

la maquette infinie a été jouée. Il reste des

morceaux de mousse, des fils de découpe,

une lame cassée. Une feuille, annotée de

chiffres, froissée, raconte un moment de vie.

J’ai devant moi un champ de bataille qui n’a

pas bougé depuis une semaine. Je

contemple les épaves, écoute leur mémoire.

Je ne bouge pas, léthargique, regardant le

passé, écoutant le silence. Ce lundi matin,

les gens arrivent doucement, comme des

ombres. Il y a quelques sourires, un bonjour

sourd, un faux-semblant de normalité. On

parle de démission, de rupture de contrat,

de licenciement… Ce lundi matin, c’est un

nouveau départ pour ceux qui restent.

Avec Jostein et Alexander, nous nettoyons calmement, effaçons les traces du passé, puis

nous expérimentons ce que je n’ai pas fait depuis longtemps : ne rien avoir à faire. Il faut

retrouver un travail, reprendre les habitudes de quand je n’avais pas de responsabilités. Les

heures passent, un sentiment étrange m’envahit. On n’a plus besoin de nous, nous sommes

en surnombre. Je ne suis plus la petite main désirée, surmenée. Je suis celui qui déambule,

un fantôme errant. Qu’il est étrange de n’avoir rien à faire. Je me sens orphelin, abandonné.

Je me sens atrophié d’inaction. Deux jours plus tard arrive enfin du travail, la fin de ce

malaise né de ne pas avoir d’activité. Un dernier travail puisqu’il ne me reste que peu de

temps. Un travail léger qui permettra peut-être de rentrer chez soit plus tôt ? Ce ne sera pas

tout à fait le cas.

L’agence a besoin de nouveaux projets et je suis chargé de parcourir internet pour

‘‘dégoter’’ tout ce qui pourrait être pertinent pour l’agence. Un projet court, concevable en

quatre semaines, n’importe où dans le monde, avec un potentiel ‘‘publicitaire’’ pour

Page 27: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e27

l’agence. Je dois, quand je trouve une compétition rentrant dans ses exigences, écrire un

petit récapitulatif afin que Marc, l’architecte qui a sollicité cette recherche, choisisse avec

Chijiwa-san, le second de l’agence, quel projet mettre en route. J’apprends que ce n’est

qu’après avoir fait quelques propositions que l’existence de ce nouveau projet sera révélée à

Sou Fujimoto. Deux journées me permettent de rassembler une dizaine de possibilités, dont

deux favorites, mais trois journées supplémentaires seront nécessaires pour que chacun ait

le temps de se pencher sur la question. Je culpabilise d’avoir autant de temps libre, alors je

m’impose sur deux autres projets de petite envergure, un pavillon dans un parc de Cologne

et un kiosque près du futur stade olympique de Londres. Le premier comme le second en

sont à des phases d’études volumétriques, de concepts aussi divers que variés, reprenant

néanmoins les mêmes formes, la même exacte identité d’un précédent projet, parfois

simplement la même maquette. Je suis partagé entre dénoncer un manque

d’imagination ou observer une identité architecturale forte propre à l’agence.

J’opte pour la seconde. Les détails sont minimes, mais on peut desceller une

évolution lente et certaine, une affirmation de l’identité, de la proportion.

Une recherche de pureté. Les maquettes se ressemblent, s’enchainent, se

confondent. De nouvelles étagères sont créées pour répondre au problème

du stockage, d’autres sont envoyées à l’abattoir. Il faut faire de la place et le

principe de l’informatique se met en place : écraser. Serial killers jubilants,

déchainés, ongles affutés, sourires aiguisés, nous plions, déchiquetons,

déchirons. Les poubelles s’entassent, l’ambiance est à la fête, faite de rien,

d’un jeu, d’un défouloir improvisé. La bonne humeur est de retour.

Je n’ai jamais eu la chance d’avoir l’explication complète du

projet de Cologne, si ce n’est des informations éparses, plus

évasives les unes que les autres. Nous fabriquons une maquette

de site, qui ne servira pas. Nous créons des propositions, à une

échelle différente, parfois peut-être sans échelle, en respectant

des proportions. C’est un jeu pour l’imagination, mais il ne

provoque de plaisir chez personne. Au-delà de ça, les concepts

sont de très bons exercices de dextérité, de finesse, de savoir

faire. J’apprends quelques techniques supplémentaires, des jeux de pliages, des astuces.

Nous produisons, inlassablement, sans que jamais nous sachions dans quelle direction aller.

Les idées s’accumulent et bientôt se sont treize propositions distinctes, décomposées

chacune en une vingtaine de maquette, qui s’offrent à nous. Je ne comprends pas la logique

d’une telle diversité de choix à la veille de la date buttoir. Demain il faudra décider, envoyer

en Allemagne seulement cinq propositions que Sou Fujimoto, qui n’a encore rien dit,

présentera au client. Il ne répond par mail que le lendemain, un message bref, désintéressé,

mais nous savons ce que nous devons envoyer. S’en suit un grand moment de panique. Dans

le même temps, nous avons travaillé sur le projet de Londres, présentant également un

Page 28: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e28

grand nombre de propositions, mais celles-ci ont l’avantage de se situer sur un terrain précis,

avec un programme défini. Le problème réside en la disparition de certaines maquettes.

Rien n’est vraiment rangé, tout a été fait au même endroit. Quand l’un voulait prendre une

photo, il déplaçait le travail d’un autre, ne le replaçait pas. Une effervescence de travail à la

limite de l’ingérable ayant pour cause une absence de communication entre les équipes.

Seuls les stagiaires discutent, échangent, mais en cette fin août, nous ne somme plus que

trois, travaillant trop de front sur un même projet, et les échanges avec les autres projets

sont moindres. C’est alors que certaines rivalités s’extériorisent, que des portes claquent.

C’est dans une atmosphère hautement corrosive que j’achève mon dernier jour, en plein vol,

après quelques 490 heures de travail effectuées en deux mois. Quitter un navire sans avoir

fini un travail, puisque le travail n’est jamais terminé, est profondément déstabilisant. Au

début, on ne comprend pas que c’est fini. Ce fut trop intense, envahissant, séduisant,

repoussant, captivant. Trop tout. Il y a un moment de culpabilité, être dans un restaurant en

sachant que d’autres sont encore dans l’agence, travaillant dans la chaleur enveloppante de

cette soirée d’été. Et puis on finit une glace au thé vert, on se dit que si on est parti, c’est

pour mieux y revenir, qu’un jour on reviendra.

Page 29: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e29

DANS LA TETE

La frontière – Notion de l’intérieur et de l’extérieur

Le travail de Sou Fujimoto est relativement diversifié. Il n’y a pas une idée, des notions

disséminées, des concepts semés au grès des publications, mais une pensée globale de ce

que pourrait être l’architecture autrement que comme nous l’entendons aujourd’hui.

Une partie de cette pensée réside, comme nous pouvons le découvrir dans sa monographie4,

dans la tentative de faire disparaître toute notion de frontière entre l’intérieur et l’extérieur,

de créer une continuité. La lecture laisse place à l’imagination, on se prend à parcourir les

images, à se représenter les sensations que l’on pourrait ressentir. J’ai pu expérimenter

cette notion lors de mon stage, en allant à la rencontre de certains projets, en manipulant de

nombreuses maquettes ou en essayant de reproduire cet effet lors de la réalisation des

maquettes.

Je ne tenterai pas de faire une analyse d’un ou de plusieurs projets, mais simplement de

reconstituer la sensation, de constater le passage, s’il en est, d’un espace à un autre.

Exercice très laborieux puisqu’il fut très ardue, même sur place, à analyser.

Il y a des projets qui font évidence, dont on ne peut dessiner la façade sans se demander

quels éléments devant nous indiquent une frontière, une délimitation. L’utilisation des

matériaux, mais aussi la façon de les disposer, le rapport de plans successifs amenant

lentement, invisiblement, l’évolution entre l’espace public et privé. L’enveloppe n’existe

plus. Parcourir un projet comme la bibliothèque de l’université d’art de Musashino, c’est

raconter une histoire, entrer doucement, s’introduire dans l’épaisseur d’un récit. Le premier

4 Sou Fujimoto Primitive Future, Sou Fujimoto, éditions Inax, 2008

Page 30: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e30

élément est une bibliothèque de bois, vitrée, avec de grandes ouvertures. Ce n’est pas un

mur, ce n’est ni un obstacle, ni un rempart. On l’observe, on le contourne. Nous sommes à

ciel ouvert. C’est un objet. Derrière nous se trouve un autre objet, le même, positionné

différemment. Un escalier, on change de niveau, pas d’étage. Les parois vitrées se reflètent,

le ciel, les arbres, nous-mêmes. Nous sommes

dématérialisés, sans référentiel stable. Incapable de

dire si nous sommes déjà à l’intérieur, si nous

somme encore à l’extérieur. Sou Fujimoto dit

‘‘l’extérieur s’intériorise et l’intérieur s’extériorise’’.

Il utilise la forme de la spirale, dite guru-guru.

Les échos se conjuguent, et bientôt, au travers d’un

nouveau reflet, un livre, puis deux, puis d’autres,

rangés sur des rayonnages, apparaissent. Les

étagères qui auparavant exposaient de la vie, le

monde, la nature, se mettent à entreposer de la

culture. Le savoir y paraît enveloppant, flottant. Il y

a toujours le ciel au dessus, mais on découvre

bientôt qu’il n’est là que par mensonge. Par infinie

répercussion de l’image. La frontière ici est un

mirage. Une immatérialité.

Quand on a passé une nouvelle étape, une nouvelle épaisseur, le ciel se retrouve encadré

dans une verrière, plus loin il sera tamisé par des voilages. Les immenses ouvertures sont les

portes d’entrées de la nature qui

continue de se propager dans le nouvel

espace. Sommes-nous pour autant à

l’intérieur ? Il semblerait que nous y

soyons, en effet, mais cette lumière,

cette vue ! Je ne sens pas le mur, les

parois sont identiques à celles d’avant,

moins vernies. Je suis comme dans une

ruine, dans un espace travestit,

intérieur qui à tout d’un extérieur. Il

faut se rendre à l’évidence. Je suis à

l’intérieur, mais cet intérieur n’est pas

un lieu, il est une continuité. Il faut

revenir sur ses pas, observer le détail

technique. Tout s’imbrique.

Il en va de même pour d’autres projets, les fameux Tokyo Appartement, les Maison H ou N.

Les artifices sont divers, l’imagination est exacerbée, la richesse illimitée.

Page 31: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e31

Les sources fondatrices – La métaphore de la nature

D’après Sou Fujimoto, trouver une place dans le chaos, dans

un milieu non artificiel, dans une grotte, fut le premier geste,

la première appropriation. Selon cette hypothèse, il a

toujours essayé de reproduire dans son travail l’idée d’un

espace non-artificiel produit et dessiné artificiellement.

Il utilise pour ceci des images précises qui sont la grotte (Final

Wooden House), l’arbre (House before a house), la montagne

(Tokyo Apartments), le nuage (House N) et la spirale

(Musashino art library), des métaphores tirées de la nature,

dont il juge que l’on peut y trouver son propre confort par

instinct, trouver le confort dans le chaos.

Cela provoque une architecture où on ne peut distinguer,

nommer, définir précisément des lieux. Chacun peut, selon

son humeur, son mode de vie, donner un sens éphémère à

chaque espace. Dans le projet de la Final Wooden House, un cube de bois creusé évidé une

grotte, on peut trouver un évier, un réchaud, une douche, mais on ne pourra aucunement

qualifier ses espaces de cuisine, de salle d’eau. Il n’existe en effet aucune séparation dans le

milieu naturel, si ce n’est émotionnelle. Le visiteur est inconsciemment invité à

l’appropriation. Il comprend comment utiliser ce qui est à sa disposition, constate qu’il a le

choix. Rien n’a l’air d’être dicté.

D’autres projets, d’autres univers. Sou Fujimoto

alterne, métisse, peaufine. Au cours de ce stage,

j’ai pu noter qu’il n’a pas une idée prédéfinie, il

étudie quelle image, quel élément de la nature

sera le plus enrichissant à un programme. Les

études sont nombreuses, démultipliées,

contradictoires, riches et surtout, malléables. Il

puise ce qui se rapprochera le plus de la simplicité,

il cherche le geste qui ne paraitra pas artificiel.

Pour autant, il ne cherche pas à s’effacer. Un

projet de Sou Fujimoto est une affirmation, un

geste, une démonstration que la recherche

architecturale n’est pas, ne sera jamais, terminée.

Page 32: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e32

Welcome to Japan – idée d’avenir

Ce stage avait pour moi un but, celui de découvrir le monde du travail dans lequel je veux

effectuer ma carrière et dans le pays où je désire vivre. Ce n’était pas mon premier voyage

au pays du soleil levant, mais le quatrième, les deux premiers ayant été uniquement

touristiques, le troisième linguistique. Si ces précédents voyages avaient déjà su me

convaincre en de nombreux points que le Japon est le pays dans lequel je veux forger ma vie,

le monde du travail est venu perturber quelque peu cet état des choses. Comme évoquées

au long de la première partie de ce rapport, les conditions de travail ne sont pas des plus

miraculeuses, mais bien que j’en fusse déjà informé, le choc fut grand. Il n’est pas difficile

pour moi de comprendre qu’un stagiaire puisse ne pas être rémunéré, mais j’ai également

appris qu’au Japon, une période d’essai ne l’est pas non plus, et peut durer une année. Les

salaires ne font également pas preuve d’un grand talent de séduction au regard du coût de la

vie à Tokyo. Je ne sais pas de quoi il en retourne en dehors de la capitale. Ce point de vue

très matériel a pour conséquence une remise en cause de mon avenir. Je ne compte en

aucun cas revenir sur ma décision professionnelle, le travail que j’ai pu découvrir là-bas ne

m’ayant absolument pas découragé, bien au contraire. Mais les conditions imposées par le

fonctionnement de la profession dans ce pays vont m’obliger à repenser les détails de ce

projet, à repousser un départ que je voulais proche, dès l’obtention de mon diplôme.

Page 33: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e33

Retour d’expérience – retour à l’expérience

‘‘Waow !!’’ Tel est le premier son qui, quand je repense à cette expérience, me vient en

tête. Ce fut dur, fatiguant, irritant, difficile. Ce fut didactique, passionnant, grisant,

inoubliable. Ce moment de vie je l’ai désiré, convoité, forcé. J’ai tout mis en œuvre pour

l’obtenir, et les résultats ont dépassé mes espérances. Ce fut un train à grande vitesse

réduisant au ridicule les moments que l’on passe à ne rien vivre. Ce fut un appel.

Et si tout ce que l’on nous avait appris n’était que le désir de celui qui nous l’a enseigné ? J’ai

appris un monde que l’on m’avait évoqué, j’ai découvert un univers que j’avais

superficiellement soupçonné. J’ai remis en cause des certitudes que l’on m’avait inculquée.

Cette ville et cette agence m’ont grandit. L’homme qui marchait dans la pénombre à compris

puis s’est interrogé, à moins que ce ne soit l’inverse. J’ai le choc des cultures dans la tête. J’ai

appris tellement de je ne sais plus de quelle façon ranger mon esprit. Il me faut le recul du

temps, comme un retour à la lumière demande un temps d’adaptation. Mais maintenant,

puisque un mois est passé, je peux dire ce que j’ai appris.

Je sais que je peux aisément gérer une équipe, que la frontière de la langue de Shakespeare

n’est qu’une illusion. J’ai développé des aptitudes et enrichit mon inventaire de techniques

pour la réalisation des maquettes. J’ai compris l’importance de l’organisation, de la

méthodologie, de la communication, de ces choses qui peuvent nous sembler usuelles et

banales, mais qui, si elles font défaut, peuvent provoquer des désastres. J’ai approfondi une

culture générale, que ce soit dans les domaines de l’architecture ou de la culture japonaise.

J’ai également rencontré des gens de tous horizons, ceux avec qui j’ai pu échanger du loisir,

mais aussi et surtout ceux avec qui j’ai pu affiner la vision de mon avenir. J’ai repensé la

chorégraphie de ma vie, mais je n’en ai pas changé l’objectif : vivre et travailler au Japon, en

tant qu’architecte.

Mais dans un espace et dans un temps sans concordance, je lévite dans ma mémoire. J’ai le jet-lag mélancolique, la tête en l'air, le corps à plat. J'ai le conscient évanescent, cherchant le fil de ce non retour étonnement inévitable. C'est comme une note de musique, un son lancinant que l'on songe la nuit, qui nous séduit, qui nous ennuie. Faut-il réapprendre à marcher ? Comment fait-on déjà pour parler ? J’ai le sentiment d'inventer une vie, de jouer à la poupée. C'est pas ma faute, c'est l'océan. Ce sont les sourires de tous ces gens. Je ne suis pas encore rentré, puisque finalement, c’est ici que je ne suis pas, que je ne suis plus, chez moi.

Page 34: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e34

Ici il n’y avait pas de glace à la vanille qui fond sur la main, de plan de ville qui à force d’être

manipulé finit par se déchirer, de grains de sable entre les doigts de pied. Il y avait la vie

simple, quotidienne, d’un touriste essayant de vivre comme un citadin.

Le vent se frotte à la maison, les fenêtres en sont témoins. De l’autre côté du muret, des

personnes âgées discutent. Le chat qui ne sait pas chasser regarde avec interrogation un

crapaud traverser le jardin. La colocataire ferme une porte, puis éteint la lumière. Et moi je

cherche la lune.

Je voudrais vivre ici mille ans.

Page 35: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e35

Pour prolonger le voyage

L’éloge de l’ombre, Junichiro Tanizaki, éditions POF, 1993

Sou Fujimoto Primitive Future, Sou Fujimoto, éditions Inax, 2008

20XXの建築原理へ, ouvrage collectif, éditions Inax, 2009 (uniquement disponible en japonais)

Page 36: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e36

Comment j'ai appris une belle expression... "Ils sont déjà trois à faire les escaliers, on ne va pas les aider alors qu'ils regardent passer le vent" Faut dire qu'ils sont relativement feignant les monkeys. Il s'agit de trois stagiaires japonais plutôt inactifs. Assis dans un coin, ils font penser à ces célèbres singes dont l'un se bouche les oreilles, l'autre les yeux et le dernier la bouche... Le surnom était facile à trouver : the monkeys ! Si vous voulez un travail bien fait, mais que vous avez beaucoup (beaucoup beaucoup) de temps devant vous, ils sont parfait pour le job... ou pas ! Il faut quand même expliquer à plusieurs reprises ce que vous voulez pour qu'au moins l'un des trois comprenne.

Page 37: Rapport de Stage du Cycle Master K WATTEL Antoine 5 année K · profond. Rien ne peut arriver, je travaille et jaime ce que je fais, même si le soleil a déjà passé midi à laute

Pag

e37

Annexes – Documents Officiels

Règlement de l’agence (confidentialité)

Liste officielle des projets abordés

Certificat officiel de présence

Fiche de validation de stage (Japonais)

Fiche de validation de stage (Français)