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Recherche Histoire et archives de l’ethnologie de la France 1

Recherche Histoire et archives de l’ethnologie de la France · Ce modèle, si nous en analysons les réalisations à l’intérieur de l’Europe, ouvre des perspectives originales

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Histoire et archives de l’ethnologie de la France

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Sommaire

Introduction. Daniel Fabre et Claudie Voisenat

I - Figures

Véronique MouliniéJules Mommeja . Parcours d'un érudit sous la Troisième République

Josiane BruL’instituteur, l’ethnographe et le poète. Antonin Perbosc (1861-1944)

Régis MeyranDu “ genre de vie ” à l’ “ irradiation somatique ” : le folklore selon André Varagnac

II - Diachronies

Noël BarbeConstitution et variation d'un regard ethnographique en Franche-Comté. Parcours en cinq étapes

Jean-Claude DuclosHyppolyte Müller et le Musée Dauphinois

III - L'archive en question

Philippe ArtièresAlexandre Lacassagne et l'archive mineure

Claudie VoisenatLes archives improbables de Paul Sébillot

Françoise MorvanLuzel ou le problème de fond

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Introduction

Le programme de recherche dont cette publication est l'aboutissement est né dans le

cadre du séminaire " Sources et genèses de l’ethnologie de la France" qui se tient,

mensuellement, au Garae, depuis 1997. Au fil des années, les chercheurs conviés à y

participer se sont interrogés sur les opérations de connaissance ou les modes

d’expression, de soi ou du réel, qui ont progressivement construit ce que l’on nomme

aujourd’hui le savoir ethnographique sur le domaine français.

Pour mémoire

Le séminaire s'est principalement développé autour de trois thématiques :

La constitution des savoirs ethnographiques

Avant même que l’ethnologie de la France n'existe en tant que discipline, s’est élaboré,

selon l’expression que Lévi-Strauss emprunte à Rousseau un “ regard éloigné ” sur la

société française, regard qui permet de désigner l’altérité intérieure - et au premier chef

le peuple -, de la représenter, de l’analyser et d’agir sur elle. Or ce regard a changé selon

les époques, épousant les diverses formes de sensibilité, intellectuelle, littéraire et

artistique, qui se sont succédées du XVIIIe au XXe siècle. C'est le feuilletage - plus

d'ailleurs que la succession - de ces différentes étapes de constitution des savoirs que le

séminaire s'est donné pour but d'éclairer ponctuellement, privilégiant quatre périodes :

les Lumières, la période romantique, le moment réaliste et l'ébranlement surréaliste.

- Journées d'étude : Histoire de l’ethnographie pyrénéenne.

GARAE, 3 au 5 Décembre 1999 (publication en cours).

- Expositions : Cycle "Genèses d’une ethnologie de la France. Science, art,

littérature".

1) Ethnologies : le regard romantique.

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GARAE, décembre 2000 - janvier 2001.

2) Le moment réaliste

GARAE, prévu en juin 2004

- Journées d'étude : Les savoirs romantiques.

GARAE, 19 et 20 novembre 2002. (Publication en cours)

Le dessin ethnographique

Depuis les origines de l’ethnologie, le dessin ethnographique a accompagné l’écrit dans

les tentatives de saisie et de conservation d’une réalité mouvante et souvent en cours de

disparition. Si les liens entre l’ethnographie et les autres arts visuels qui se sont

développés depuis la fin du XIXe siècle (la photographie, le cinéma, l’exposition...) ont

été largement explorés, le dessin ethnographique n’avait jusqu’ici fait l’objet d’aucune

interrogation spécifique. D’Olivier Perrin qui, à la fin du XVIIIe siècle, dessine les

étapes de la vie d’un jeune Breton, Corentin, jusqu’aux lithographies du Magasin

pittoresque ou du Tour du Monde ; de la production des peintres des scènes de la vie

rurale aux carnets de terrain des ethnologues, cette réflexion a tenté de recueillir et

d’analyser les différents types de dessin ethnographique et la façon dont ils ont

contribué à construire une certaine esthétique de la tradition.

- Journées d'étude : Le dessin ethnographique et l’esthétique de la tradition.

GARAE, 16 - 17 et 18 juin 1998

- Exposition : Dessins et ethnographies. A propos de Paul Sibra.

GARAE, 17 juin - 21 septembre 1998

- Exposition et catalogue: Gaston Vuillier ou le trait du voyageur.

GARAE, juin 2002 (actuellement exposée à Tulle).

- Exposition : Dessiner les moeurs

En projet, Museon Arlaten, 2005

Les archives de l’ethnologie de la France

Depuis un certain nombre d’années la question des archives scientifiques est évoquée

avec de plus en plus d’acuité et de pertinence. De façon générale d’ailleurs les archives

sont à la mode et le séminaire ne pouvait qu'interroger les chercheurs sur les raisons

profondes de cet intérêt relativement récent des sciences humaines et sociales pour leur

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propre genèse. Par ailleurs, si tout le monde est aujourd’hui d’accord pour penser qu’il

est important de sauvegarder les archives “ d’auteurs ”, si certaines d’entre elles sont

même l’objet de toutes les convoitises, la question de savoir comment constituer les

archives d’une discipline reste entière. La pratique quotidienne de la recherche est

parfois bien éloignée des fulgurances de tel ou tel auteur parvenu à la notoriété. Faut-il

pour autant tout garder? Mais s’il faut sélectionner quels critères adopter? Aujourd’hui,

les grandes institutions de la recherche semblent avoir abandonné au chercheur la

propriété des archives issues de son travail, les carnets de terrain, les bandes

magnétiques ne sont plus déposées dans les laboratoires. Cela n’a pas toujours été le cas

: le Musée des Arts et Traditions Populaires par exemple conservait ainsi toutes les

archives des grandes enquêtes menées dans les années 40. Mais la masse même des

archives rend souvent difficile leur exploitation et il est assez révélateur que ces

documents, d’une extraordinaire richesse pour l’histoire de la discipline, n’aient jamais

été étudiés de façon systématique.

Cette réflexion sur le statut des archives, sur leur constitution et leur usage par les

chercheurs a été complémentaire de la mise en place du projet de banque de données

"Archivethno France" et cette publication se trouve précisément à l'inévitable

articulation d'une recherche sur les modes de constitution des savoirs sociaux et d'une

réflexion sur les archives qui permettent de les appréhender.

Mais, plus largement, cet ouvrage veut aussi témoigner d'un nouveau regard sur

l'histoire de l'ethnologie et des savoirs sociaux. Les "coups de sonde" opérés dans le

cadre du programme de recherche sur les Sources de l'ethnologie - et dont les articles

qui suivent sont le reflet fidèle - ont en effet permis de dresser le champ original d'un

domaine de recherche qui reste en grande partie à explorer de façon systématique.

Les savoirs de la différence

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Il existe plusieurs histoires de l’ethnologie de l’Europe que l’on peut, commodément

classer en deux générations.

La première ( Van Gennep 1943, Cocchiara 1958, Cuisenier et Segalen 1985 à

titre d’exemple) construit classiquement son récit comme une généalogie de

disciplines : du savoir des antiquaires, constitué en Angleterre dès le XVIIe siècles en

histoire des mœurs locales, serait né, à Londres en 1847, le folk-lore puis ses dérivés

nationaux (Volkskunde, demologia, λαογραφια etc .), transformés ensuite, à des dates

différentes selon les pays, en ethnographie ou ethnologie du proche. Sous ces étiquettes

on retrouverait, comme le précisait Van Gennep en 1947, un savoir en évolution dont

l’objet est ce que le XVIIIe siècle appelait les mœurs et coutumes. Ce que chacune de

ses étapes a retenu de la précédente devient une donnée de son histoire ; sans être jamais

explicité le point de vue est donc à peu près exclusivement présentiste (Stocking).

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La deuxième génération tend, à l’inverse, à construire son récit en tenant compte

de l’état des savoirs à chaque étape, c’est la posture que Stocking qualifie d’historiciste.

L’histoire s’y présente comme une succession de synchronies contextualisées. Pour ce

qui concerne l’ethnologie, cette façon de dire l’histoire a, jusqu’à présent, conduit à

souligner deux connections, de portée très différentes. La première met en exergue la

prééminence, à partir des années 1835, du modèle naturaliste dans la constitution du

savoir ethnologique quels que soient ses terrains - du racialisme diffus qui imprègne les

travaux d’érudition des années 1880 au biologisme métaphorique d’un Van Gennep,

multiples sont les expressions de cette prééminence. La seconde inclut l’émergence et le

développement des ethnologies nationales dans un “ grand récit ”, celui de la nation

telle qu’elle se constitue dans le mouvement historique des nationalismes. Le savoir sur

les mœurs et les coutumes devient alors une pièce maîtresse de la nationalisation de la

culture. On peut en suivre le parcours général en Europe (Hobsbawm, Thiesse), en

repérer les acteurs de base dans l’univers républicain (Chanet) ou bien les perversions

totalitaires (Bausinger) ; la construction idéologique et politique des identités collectives

domine l’histoire particulière de ces savoirs. Une variante récente (Rosanvallon)

introduit dans ce schéma un nouveau plan de situation. L’inventaire et l’exposition des

mœurs et coutumes locales témoigneraient de la construction de la démocratie, il

faudrait les considérer comme un effort collectif des élites pour donner consistance à la

notion de “ peuple ” dont la pratique politique élabore simultanément, dans son champ

propre, des procédés de “ représentation ”. Si la première génération péchait par une

vision trop restreinte de son objet, la seconde semble voir décidément trop large, et,

surtout, la mise en situation idéologique qu’elle découvre ne permet pas de comprendre

le détail des pratiques, des objets, des acteurs qui élaborent peu à peu ce domaine du

savoir. En fait, cette lecture en termes de politique identitaire passe trop rapidement à

l’explication en ne prélevant souvent dans le domaine flou des savoirs sur les mœurs et

coutumes que ce qui confirme ses hypothèses. La valeur heuristique de celles-ci est peu

contestable mais elles rejettent dans l’ombre la plupart des opérations qui ont fondé ce

champ complexe du savoir produit par les sociétés européennes sur elles-mêmes. On

aura compris que les travaux de recherche qui trouvent ici leur aboutissement se sont

voulus radicalement différents puisqu’ils se dont centrés sur les modes de production et

les contenus de ce savoir particulier.

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Paradigmes

De ce qui précède on peut retenir qu’il est a priori impossible de donner une définition

générale du champ de curiosités, des opérations de recherches, des objets et des

questions qui formeraient le domaine aujourd’hui dénommé “ ethnologie de l’Europe ”.

C’est une autre entrée qui, semble-t-il, peut donner un aperçu assez complet des

généalogies intellectuelles et sociales des savoirs que l’expression recouvre. La situation

de production de savoir peut, à notre avis, se décrire dans un tableau qui distingue trois

modèles, ou paradigmes en un sens très général, qui incluent les conditions d’émergence

de la volonté de savoir sur les mœurs et coutumes ainsi que les formes d’investigation et

d’expression qui en découlent.

Commentons simplement les éléments du tableau ci-joint.

Le premier paradigme, appelé Hérodote, renvoie à la représentation commune

que l’ethnologie s’est forgée de sa propre émergence, à savoir la rencontre de l’autre et

plus généralement de l’altérité culturelle, de la différence territorialisée des mœurs et

coutumes. Ce modèle, si nous en analysons les réalisations à l’intérieur de l’Europe,

ouvre des perspectives originales puisque ce n’est pas la distance exotique qui

déclenche automatiquement la curiosité et la comparaison mais de multiples

dénivellements sociaux qui prennent à des moments de l’histoire valeur de frontière,

suscitant l’identification d’une altérité dominée qu’il faut décrire, comprendre et

réduire. Notre hypothèse est que le choc de la rencontre exotique, américaine d’abord, a

déclenché en Europe un mouvement symétrique de repérage des différences intérieures

qui fonde le même type de savoir. Du XVIe au XVIIIe siècles une activité intense de

qualification de la distinction dans les mœurs, les coutumes, les croyances, les savoir-

faire et les valeurs a conduit à isoler et à décrire ces espaces de l’altérité qualifiés de

superstitieux , du point de vue du christianisme (ce sont les “ Indes de chez nous ” des

prédicateurs jésuites) mais aussi de féminin (avec une attention particulière dirigée vers

le “ savoir des femmes ”) ou de rustique, avec la mise à distance d’un monde paysan

démographiquement dominant. Ces trois réserves d’altérité semblent être apparues

successivement, constituant à la fin de l’Ancien Régime un espace feuilleté de la

différence proche, espace auquel l’Espagne et l’Aquitaine ajouteront l’identification de

“ races maudites ” localisées. Toutes ces populations sont susceptibles d’une “ enquête ”

sur le modèle contrastif mis au point depuis Hérodote, renouvelée par les grands

voyageurs aux Indes occidentales et que décrit le tableau.

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Le second paradigme correspond à la troisième colonne de notre tableau et il a

fait l’objet d’une série de travaux récents portant sur la genèse des sciences de la société

comme savoirs de gouvernement. Nous l’avons placé sous l’égide de De Gérando,

membre fondateur de la Société des Observateurs de l’Homme (1800) et auteur d’un

Visiteur des pauvres (1837). Les histoire récentes de la statistique, de l’économie, de la

démographie (Perrot, Briand, Rosenthal) ont explicité magistralement ce rapport. Les

approches portant sur la mise en place administrative des territoires, en France en

particulier (Burguière, Bourguet, Ozouf-Marignier) ont fait une large place à la

naissance d’un savoir ethnologique avant la lettre dans le cadre de la description du

territoire sur le modèle non arithmétique de la statistique allemande. Nous nous

proposons de suivre, au XIXe siècle, les développements de ce rapport entre

gouvernement et savoir ethnologique, en revenant sur des expériences qui n’ont pas

encore été saisies dans toute leur dimension européenne, c’est le cas pour la statistique

napoléonienne dont les réalisations en Italie, Belgique, Allemagne ou Suisse sont le plus

souvent ignorées en France, ou encore du modèle de description de Le Play qui a connu

une très large diffusion internationale. Mais nous souhaitons aussi réintégrer dans le

cadre de cette histoire des savoirs de gouvernement l’attention étatique portée aux

formes d’anomie (criminalité, prostitution, classes dangereuses en général) qui ont

constitué – via l’enquête sociale et le roman réaliste - un laboratoire de la monographie.

Le troisième paradigme peut davantage surprendre. Nous l’avons placé sous le

nom de Bérose, ce dernier prêtre de la religion babylonienne qui avait délibérément

dicté son savoir à des lettrés grecs d’Asie mineure et auquel Leibnitz s’est intéressé. Ce

paradigme du dernier implique un renversement de la relation d’enquête et une

émergence de l’informateur privilégié (dernier témoin et individu-monde) qui introduit

dans la situation historique des terrains d’observation (toujours menacés d’effacement)

une perspective qui formera l’horizon impensé de l’expérience ethnologique

contemporaine.

Figures

Cette diversité de situations s’est incarnée dans une série large et diverse de pratiques de

connaissance dont la description ne saurait en rien se calquer sur les futures distinctions

disciplinaires. Pour donner une idée de cette étrangeté il nous a semblé utile de partir

des praticiens et de leur instrument de prédilection, soit un style d’écriture, de

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rassemblement d’objets, de production d’images…

La figure du voyageur est certes bien connue mais son transfert dans le monde

proche, des espaces régionaux en particulier, appelle une analyse qui n’existe pas

encore. Elle caractérise, en particulier, la phase première d’élaboration de la statistique

Directoire, avant même que soient fixés les questionnaires, c’est l’expérience du voyage

qui organise l’acquisition et la présentation du savoir. Le Voyage dans le Finistère de

Cambry (1794) est emblématique de ce moment mais il est loin d’être seul. Le

basculement du voyageur au descripteur peut être considéré comme un des traits

majeurs de la période, en France, mais la distinction entre voyageur et statisticien se fera

beaucoup plus tardivement en Italie (dans les grandes enquêtes sociales du temps de

l’unification) ou en Espagne où le voyageur restera jusqu’au XXe siècle le découvreur

des contrées enclavées où subsisteraient les “ races maudites ”.

A côté de ces figures qui sont d’autant mieux connues et légitimes qu’en elles se

profile l’exercice futur d’une profession savante, celle de l’ethnologue actuelle, nous

voudrions souligner l’importance de trois autres expériences de savoir qui ont été

oubliées ou dissociées dans une attitude de reniement ou de dénégation des origines qui

caractérise encore aujourd’hui l’histoire que l’ethnologie de l’Europe se donne d’elle-

même. Le collectionneur est devenu à date récente, relativement familier, il reste à

préciser comment cette pratique dans son essor au XIXe siècle a inclus dans ses

curiosités antiquaires les objets issus des altérités proches. Le Bouvard et Pécuchet de

Flaubert ne manque pas d’en faire le constat satirique, il reste à en étudier sur des cas

précis la genèse et le développement d’autant que certains domaines de la curiosité

ethnographique semblent directement issus de l’appropriation collectionneuse, c’est le

cas, par exemple, de l’art populaire et, plus paradoxalement, de la magie d’abord

appréhendée, dans les années 1870-1880, à travers des objets. Proche du collectionneur

est sans doute l’imagier, celui qui produit des dessins, des aquarelles voire des peintures

de chevalet à intention de témoignage. Nous avons consacré plusieurs journées de

séminaire à l’élaboration conceptuelle de cette pratique de la représentation à partir de

l’étude concrète de cas. C’est un monde oublié qui a surgi, présents vers la fin de

l’Ancien Régime ces minutieux témoins des mœurs et coutumes connaissent avec

l’expansion de l’image et de la presse illustrée un essor exceptionnel au XIXe siècle qui

en font des protagonistes centraux de la production et de la diffusion d’un savoir. Car il

s’agit bien d’entreprises de savoir utilisant l’observation prolongée, la mise en série et

en ordre systématique, la mise en contexte explicative. La dernière figure que nous

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avons choisi d’étudier est sans doute la plus oubliée, c’est celle du polygraphe à laquelle

nous comptons porter une attention particulière. Son histoire nous a d’abord retenus. En

effet, la polygraphie, entendue comme la nécessité d’exercer l’écriture sur la plus

grande diversité d’objets, de registres et de styles, après avoir été le mode d’affirmation

caractéristique du grand intellectuel des Lumières, est devenue, du fait du

développement universitaire des disciplines et de la distinction d’une écriture littéraire

“ pure ”, une pratique provinciale, marginalisée. Or, l’érudition provinciale et locale

n’existe, après 1830, que dans cette expérience où se côtoient l’exercice du savoir en

divers champs, la création littéraire et l’intervention journalistique et politique.

Comment ces polygraphes, qui restent à étudier dans leur trajectoire spécifique, ont-ils

fait place au savoir qui nous intéresse au sein d’une pratique aussi éclatée et

polyphonique qui pousse à écrire de tout ? De plus, le polygraphe est loin d’avoir publié

la totalité de sa production et le rapport entre ses archives et ses publications, de même

que la hiérarchie de celles-ci, témoigne excellemment de l’état de cristallisation et de

reconnaissance d’un savoir. Une dizaine de cas ont été d’ores et déjà repérés qui

peuvent immédiatement donner lieu à une pré-enquête.

Espaces sociaux

D’abord saisi au travers de figures idéaltypiques que nous appréhendons à partir de la

diversité de leur biographie particulière, l’émergence et le développement du savoir sur

les mœurs et coutumes nécessite tout autant une approche des lieux de sociabilité qui

accueillent son exercice collectif. Certains de ces lieux, comme l’académisme local,

mettent en scène de façon très perceptible l’émergence de savoirs nouveaux au sein

d’une cohabitation et d’une concurrence qui opposent, d’une part, les disciplines déjà

constituées et celles qui aspirent à l’être (dont, après 1850, le folklore et l’ethnographie)

et, de l’autre, les pratiques en attente d’un statut scientifique et celles qui continuent à

relever de l’expression littéraire. La communication en séance, l’apport de cas et de

problèmes dans le débat plus informel, la capacité à nourrir de curiosités acceptables les

excursions… sont des moments d’affirmation auxquels une étude serrée de l’érudition

académique devra être attentive. De même la distinction hiérarchique et la mise en

réseau des membres résidents et des correspondants locaux dans la mesure où elle

fournit le modèle de la relation entre concepteur d’enquête et enquêteur mérite une

étude serrée.

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Très liés au monde des académies sont les musées dont la première vocation est

généraliste - ils expriment la spécificité irréductible du lieu dans toutes ses dimensions.

Là aussi, l’émergence d’un nouveau répertoire de curiosités puis son autonomisation

dans des musées particuliers doivent être analysés non seulement en termes de

chronique institutionnelle mais de sociographie du réseau des acteurs engagés dans un

travail de définition inséparable de leur lutte pour l’indépendance. Comment le savoir

sur les mœurs et coutumes investit le bureau ministériel ou préfectoral, l’atelier où l’on

apprend à dessiner et peindre, le journal illustré sont également des questions possibles.

Cependant, une place à part doit être faite aux revues qui ne sont pas seulement des

organes de publication mais des lieux d’élaboration collective du savoir qui confortent

l’autonomie de son champ particulier. En France, l’apparition d’un savoir des mœurs et

coutumes au sein de revues philologiques comme Romania et la Revue des langues

romanes puis la naissance de revues spécifiques comme Mélusine (1877) puis la Revue

des traditions populaires (1885) sont considérés communément comme des moments-

clés sur lesquels il n’existe pourtant, à ce jour, aucune étude approfondie. C’est donc la

revue comme espace de relation, de négociation et d’affirmation collective qui doit faire

l’objet d’une investigation.

Procédures

Une troisième entrée dans le champ de l’inventaire des différences proches en matière

de mœurs et coutumes sollicite l’analyse des procédures d’acquisition – et donc de

définition – du savoir. Et, au premier chef, la notion même d'enquête qui, comme la

description schématique des paradigmes que nous avons proposée d’emblée le laisse

entrevoir, recouvre une très large diversité de façons de faire. Pour éviter tout a priori

descriptif, le point de départ ne peut donc être que le document qui témoigne du rapport

direct au terrain de la recherche. Carnet de l’érudit en campagne qui décrit ce qu’il

observe, qui dessine le détail significatif, qui collecte une œuvre orale, qui emporte un

objet reçu en don ou acheté…, tel sera le corpus de base. Nous avons déjà repéré ce type

de documents présent dans des fonds d’archives. On y voit opérer sur le vif la sélection

de l’intéressant, la mise en œuvre du lexique qui permet de nommer ses spécificités,

l’ébauche des coordonnées qui le situent, l’expliquent, l’interprètent. Les manuscrits

récemment publiés de Luzel et d’Arnaudin, les archives repérées de Le Braz, Mistral,

Momméja… fournissent un matériau exceptionnel sur ces manières érudites au sein

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desquelles la curiosité ethnographique se révèle plus ou moins liée à celle qui prend

pour objet l’archéologie et l’histoire naturelle.

Un moment particulier consiste dans la mise en place d’une stratégie de

recherche indirecte par la médiation du questionnaire et la formation du réseau des

correspondants qui l’administrent. Cette systématisation d’une ethnographie extensive,

qui va de l’Académie celtique à Van Gennep, met en branle une pratique intense de la

correspondance scientifique qui a, parfois, été archivée.

Objets

Il n’est pas question d’établir une liste des bons objets par lesquels s’est identifié dans

l’histoire le savoir sur les mœurs et coutumes mais il est cependant possible de repérer

les thématiques qui ont marqué une rupture et forgé provisoirement une identité quasi-

disciplinaire. Il s'agit de curiosités et manières de faire qui se sont affirmées dans leur

singularité, entraînant souvent une reconnaissance par contiguïté et par alliance. Ainsi

de l’attention de l’ethnographie à l’égard des œuvres orales – poétiques ou narratives –

qui n’a pu se détacher de l’appropriation littéraire qu’en suivant les évolutions de la

philologie et les révisions de la notion de texte que celle-ci opère entre 1830 et 1880.

Parmi les domaines qui possèdent un très fort pouvoir révélateur en matière de

constitution d’objet de savoir, celui de l’art populaire occupe une position centrale qui

n’a jamais été soumise à une analyse comparative en Europe. Il semble que dans un

premier temps l’expression “ art populaire ” ait été une des manifestation de la liberté

que se donnent les artistes et les critiques modernes de désigner le beau là où ils se

révèle, hors de tout canon académique. Mais ce défi de la modernité, né en France dans

les cercles qui gravitent autour de Champfleury, Baudelaire, Flaubert, Courbet…, va,

par le biais des collectionneurs, donner naissance à un savoir descriptif qui empruntera

vite à l’érudition historique et philologique ; ces procédures de qualification entraînant,

en quelques décennies, l’apparition d’une différence entre l’évaluation artiste et le

traitement documentaire. Citons enfin, à titre d’exemple, un autre domaine dont

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l’émergence savante est particulièrement problématique, celui que recouvre le terme de

“ culture matérielle ”. On admet généralement qu’il hérite de l’attention encyclopédique

pour les “ sciences et arts ”, relayée par le souci d’inventaire des techniques que

manifestent de grandes institutions révolutionnaires et impériales - Conservatoire des

arts et métiers, Manufacture de Sèvres, cette dernière organisant même, vers 1800, une

collecte de poteries locales. En fait, ce souci d’inventaire ne débouchera sur une

entreprise de savoir qu’à travers le relais d’une façon de donner à voir mise en œuvre

après 1855 par les expositions universelles. Il s’agit de la reconstitution grandeur nature

des espaces habités qui mettent en évidence l’existence d’une vie matérielle considérée

comme un tout signifiant. Perception nouvelle dont la vogue du japonisme proposera,

entre 1855 et 1890, la traduction esthétique. L’apparition européenne de musées

d’ethnographie spécialisés ne semble vraiment compréhensible que dans ce contexte

d’un dialogue entre exotisme, art et savoir.

Dans cette vision d'ensemble, les articles sui suivent fonctionnent exactement comme

des longues-vues : ils focalisent le regard sur certains points précis dont ils permettent

d'appréhender toute la complexité, sans qu'il soit possible d'oublier que c'est de

l'accumulation de ces visions rapprochées qu'a fini par émerger le tableau d'ensemble, la

vue synoptique qui incite le regard à se porter, encore et encore, sur de nouveaux

secteurs d'investigation

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- I -

Figures

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JULES MOMMEJA

Parcours d'un érudit sous la Troisième République

Véronique Moulinié

"Je le revois dans ce vaste cabinet clair qu'il ne quittait guère et dont les deux

fenêtres s'ouvraient au nord sur le chevet de l'Eglise Saint-Pierre ( à Moissac),

pièce envahie de tous côtés par mille objets divers : dessins, armes, médailles,

photographies, dossiers, gravures, statuettes, bibelots et surtout par des livres, de

toute époque et de tous formats, reliés ou brochés, tassés dans tous les coins,

posés sur les meubles et tapissant les murailles.

Coiffé d'un béret, assis à contre-jour devant sa table couverte de bouquins

et de papiers, portant sans cesse à la bouche un bout de cigarette à demi consumé

dont la fumée emplissait la chambre, Momméjà, avec sa taille chétive, un peu

courbée, sa face émaciée encadrée d'une barbe au poil rude, évoquait, à première

vue, quelque docteur Faust usé par l'étude ou quelque ancêtre huguenot d'humeur

ascétique et morose. Mais, dès les premières paroles, sa physionomie s'éclairait ;

ses yeux1 si vifs tour à tour brillaient d'enthousiasme ou pétillaient de malice et

parfois, à quelque plaisant récit, sa gorge était secouée d'un petit rire." (Viguié

1928 : 29-30)

Un érudit ordinaire

Pierre Jules Momméja naît le 13 août 1854 à Caussade, dans le Tarn-et-Garonne, au

sein d'une famille de propriétaires terriens, de confession protestante. Elève au Collège

de Caussade, il poursuit ses études au lycée de Montauban, où il obtient le baccalauréat.

Là s'arrête pour lui l'apprentissage scolaire ; l'essentiel de sa formation provient d'autres

1 Notons tout de même que Momméja avait perdu l'usage d'un oeil et se qualifiait lui-même de "Borgne".17

sources, de son milieu, de ses lectures et de la fréquentation des érudits locaux,

archéologues et préhistoriens. Sans être riche, sa famille semble suffisamment aisée

pour lui permettre de s'adonner à sa passion de l'histoire locale, sans trop se soucier d'un

emploi. Sa carrière débute très tôt. Il a dix-sept ans lorsque paraît son premier travail,

dans Le Républicain du Tarn-et-Garonne, "Géologie locale. La grotte de Mayellon"1 ,

qui lui ouvre les portes de l'érudition locale et lui vaut d'être nommé, l'année suivante,

membre de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne. Il fait quelques voyages en

Italie, en Grèce, en Angleterre, soutenu dans ses projets par différentes sociétés savantes

qui accueillent avec bienveillance ce jeune archéologue prometteur.

Sa notoriété dépasse peu à peu le cadre de sa région. Membre de la Société

Française d'Archéologie, il se voit chargé d'organiser la 68° session de son Congrès, qui

a lieu à Agen et Auch, en 1901. Il devient, en 1905, membre du Comité des sites et

Monuments pittoresques, auprès du Touring Club de France, année où le Dictionnaire

Géographique et Administratif de la France de Joanne lui ouvre ses colonnes2. Il obtient

même une certaine reconnaissance parisienne, ponctuée de quelques titres honorifiques.

Correspondant de la Commission des Monuments Historiques, correspondant puis

officier du Ministère de l'Instruction Publique, ses notes sont lues au cours des séances

de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres et de la Sorbonne. Rien

d'exceptionnel à cela ; la Troisième République n'est pas ingrate envers ses "travailleurs

infatigables" qui, du fond de leur cabinet provincial, font oeuvre patriotique en écrivant

l'histoire de leur "petite patrie", comme réplique de celle de la mère patrie. Mais elle

n'est pas pour autant dispendieuse : Momméja ne recevra jamais la légion d'honneur que

lui avait pourtant promis l'agenais Armand Fallières1 .

Avec la notoriété, viennent enfin les emplois rémunérés. En 1885, il se voit

1 Momméja 1871. "Située à une petite distance de Saint-Antonin", dans le Tarn-et-Garonne, la grotte de Mayellon méritait sans doute les termes de "pittoresque", de "curiosité", fort en vogue dans le milieu savant à ce moment-là. Elle renferme de nombreuses concrétions calcaires, stalagmites et stalagtites, que Momméja n'hésite pas à qualifier de "merveilles", de "splendeurs", les comparant à un "berger", à "Protée", à "d'immenses oreilles d'éléphant", à une "mamelle d'où suinte goutte à goutte une eau limpide". Mais c'est la référence à l'architecture qui s'impose, la grotte devenant successivement "cathédrale gothique", "ouvrages mauresques", émaillés de "style roman", rappelant tout à la fois "la cathédrale de Chartres, les cryptes de Saint-Germain-des-Près (sic) et les vastes salles de l'Alhambra". On peut sourire de ce bric-à-brac architectural, de cet article dépourvu de toute rigueur scientifique mais qui se pique d'ambitions littéraires, agrémenté de citations latines, de quelques vers et d'une description romantique du site. L'originalité n'était sans doute pas la vertu première de ce genre d'articles, destiné à sortir de l'ombre un "jeune savant". Il convenait plutôt de se livrer à un morceau d'érudition, témoignant de lectures multiples et de l'accumulation de connaissances. L'article qui paraît l'année suivante dans le Bulletin de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne ne laisse aucun doute sur le sens de l'exercice. La "Notice sur la Piado-de-Roland" se présente comme une sorte d'inventaire des ouvrages traitant de ces pierres où la tradition, en Irlande comme dans le Sud-Ouest de la France, reconnaît la trace du pied d'un personnage plus ou moins mythique. (Momméja 1872) 2 Momméja est l'auteur de l'article "Quercy" ; du moins ses travaux ont-il servi à l'élaboration de cet article. (Dictionnaire géographique et administratif de la France 1905 : 3754-3755)1 Armand Fallières fut président de 1906 à 1913, alors que Momméja s'activait au sein du Musée d'Agen. D'ailleurs, cette distinction ne devait pas récompenser ses recherches archéologiques mais son travail de conservateur !18

confier le soin de réaliser un inventaire des dessins d'Ingres, puis en 1892, celui de

réaliser une biographie du peintre. Ce qui lui vaut d'être nommé, en 1898, conservateur

du musée d'Agen. Sans délaisser l'archéologie, il s'installe alors dans une carrière de

critique d'art, suffisamment reconnu pour que les revues L'art et La Gazette des Beaux-

Arts lui commandent plusieurs articles payés2 . Sous la plume de Momméja, Ingres,

Goya3 , Palissy4 ou la "Vénus du Mas d'Agenais5 " se font une place non négligeable

aux côtés des "plaques de foyer anglaises, flamandes, françaises et hollandaises"6 , de

l'"archéologie agenaise"7, avec notamment L'oppidum des Nitiobriges,1 et les

Découvertes de Sos et de ses Mines de fer2 .

Lorsqu'il abandonne le musée, en 1917, il se retire à Moissac, la plume à la

main, s'accommodant parfaitement de cette image de vieil érudit misanthrope et affairé,

toujours prêt, pourtant, à servir l'histoire locale3 , qu'il n'a cessé de cultiver. Il meurt en

1928.

2 S'adressant à son ami Antonin Perbosc, il ne manque pas de faire allusion à ces commandes qu'il vit comme autant de revanches. Dans ces lignes en effet, on sent poindre une certaine rancoeur à l'égard de milieux qui ont mis quelque temps à lui accorder la reconnaissance à laquelle il aspirait. "Vous connaissez la revue l'Art, ce qu'il y a de mieux en fait de publications artistiques ? Le 28 X° (sic), je reçois une lettre charmante de son rédacteur en chef demandant une collaboration. Je fis immédiatement quelque chose qui s'imprime en ce moment et à la suite on m'a adressé commande une commande (sic). Me voici donc dans la très grande presse et payé... Mais ce n'est pas tout, il y a 15 jours, je recevais une nouvelle commande, celle de la biographie d'Ingres pour une grande collection d'artistes célèbres que publie l'éditeur de la même revue, avec grand luxe de gravures. J'ai accepté, comme bien vous pensez, et mon travail est déjà annoncé sur les prospectus de la collection.

Décidément le vent a changé, des sociétés comme celle d'Agen et celle du Midi, m'inscrivent spontanément sur la liste de leurs membres et Forestié lui-même vient de m'acheter un feuilleton mythologique pour son Courrier. Il est vrai qu'il ne me paye pas cher, mais il me fait un livre de la chose gratis." (lettre adressée à Antonin Perbosc, datée du 15 Mars 1892. Ms 1417, Bibliothèque Municipale de Toulouse). 3 Momméja 1904 ; Momméja 19054 Momméja 1902, 1903. Il s'agit d'ailleurs moins d'un travail de critique d'art que de biographe Momméja s'attachant à démontrer que Palissy était bien agenais et non saintongeais comme certains le prétendaient. 5 Momméja 19046 Momméja 19107 Momméja 1902 ; Momméja 19031 Momméja 1903. Dans cet essai d'"archéologie primitive", Momméja s'intéresse aux Nitiobriges, "cette obscure peuplade gauloise" sur laquelle "l'histoire écrite est presque muette". A peine dispose-t-on des "maigres renseignements que Jules César nous fournit" et des "écrits des géographes", Pline, Strabon et Ptolémée. Etablis sur les bords de la Garonne avec pour "capitale" Agennum, les Nitiobriges luttèrent contre l'envahisseur romain. Leur chef Teutomat, compagnon d'armes de Vercingétorix, s'illustra même au cours du siège d'Alésia en échappant de justesse à un traquenard, "demi-nu, sur un cheval blessé". Momméja tente d'étoffer cette histoire glorieuse mais bien sommaire, s'intéressant à la religion et à la vie quotidienne de ces infortunés Nitiobriges, mais également "de passer rapidement en revue les objets et les monuments les plus importants des peuplades innommées qui (les) précédèrent (...) dans la nébuleuse suite des âges." Un essai somme toute fort classique.2 (Momméja 1912). Dans l'Histoire des Gaules, source à laquelle viennent souvent puiser les érudits qui se piquent d'archéologie, Jules César vante les aptitudes et l'ingéniosité d'une tribu gauloise, les Sotiates, qui résistèrent, vainement mais de belle manière, aux assauts des romains menés par Crassus. Mais où situer cet "oppidum des Sotiates" ? Pour certains, il ne fait pas de doute qu'il s'agit de Lectoure, dans le Gers ; d'autres sont tout aussi persuadés qu'il s'agit de Sos, dans le Lot-et-Garonne. C'est cette dernière hypothèse que tente de démontrer Momméja dans Les découvertes de Sos et Les mines de fer de Sos. Il participe avec d'autant plus d'ardeur à la controverse que la découverte, alors récente, de ce qu'on croit être le site d'Alésia donne plus de relief encore à cet autre lieu de résistance. 3 Sa correspondance avec Antonin Perbosc atteste du vif intérêt qu'il porte à la jeune Société des Etudes Locales du Tarn-et-Garonne, créée aux lendemains de la Première Guerre Mondiale. Ne pourrait-elle pas reprendre le flambeau de la moribonde Société Archéologique ?19

Les ancêtres de Jules ont toujours gardé les "papiers de famille", les manuscrits, avec

beaucoup de soin ; ses descendants ne failliront pas à la règle, qui conserveront son

cabinet de travail, jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, puis le

déposeront auprès de diverses institutions. L'essentiel des manuscrits a été versé aux

Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, à Montauban ; Mathieu Méras en a fait

l'inventaire, en 19524. Un autre fonds, déposé en 1958, également inventorié, est

consultable aux Archives Départementales de Lot-et-Garonne, à Agen5. On trouve

également des fonds moins importants à la Bibliothèque Municipale1 et au Collège

d'Occitanie2 à Toulouse, au musée Ingres à Montauban3 ainsi qu'au musée d'Agen4 .

Une zone d'ombre subsiste tout de même. Parallèlement aux dépôts effectués

auprès des différentes archives, les descendants avaient, en effet, conservé une partie

non négligeable du cabinet de travail de leur aïeul : des manuscrits, des photographies,

la bibliothèque, des dessins, ses carnets de collecte mais aussi la bibliothèque de Hugues

Momméja, son père, ainsi que certain livre de prière, écrit de la main de Pierre, l'oncle

de Jules. Et lorsqu'il réalisa son mémoire de maîtrise, en 1991, c'est aux domiciles de

Marthe et Jean Villeneuve, les petits-enfants de Jules Momméja, qu'Alain Laporte5 put

consulter ces documents. Les descendants affirment avoir versé l'ensemble de ces deux

fonds privés aux Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, au cours des années

90. Or, une grande partie est, pour le moment, introuvable. Seuls Les pierres du gué et

quelques dessins sont venus compléter le premier fonds6. N'ayant pu consulter

personnellement ces ouvrages, dont certains sont pourtant essentiels pour comprendre la

formation de Jules Momméja, son univers intellectuel et ses méthodes de travail, je serai

donc obligée de m'en remettre au travail d'Alain Laporte.

Parcourant l'inventaire effectué par Mathieu Méras, l'ethnologue est pris de vertige et est

4 Cote Ms 255-1 à Ms 255-387. C'est dans ce fonds, composé aussi bien de correspondances que de dossiers de travail, que se trouvent l'essentiel des manuscrits relatifs au folklore. 5 Cote 2J 310 à 2J 335 bis. Moins important que celui des Archives de Montauban, ce fonds regroupe essentiellement des dossiers de travail se rapportant à l'archéologie de l'Agenais.1 Cote Ms 1417. Il s'agit essentiellement de la correspondance de Momméja avec Antonin Perbosc. 2 CP 600 (44). Ce petit fond se compose de lettres adressées à Prosper Estieu, l'une des grandes figures du Félibrige "rouge".3 Ces deux portefeuilles se rapportent à ses recherches sur Ingres (dépouillements de catalogues, relevés d'articles, petits calques)4 Il n'existe pas de fonds Momméja au musée. Mais on trouve quelques documents écrits de sa main, dans différents dossiers, notamment l'inventaire sommaire qu'il réalisa de la collection Larivière, essentiellement composée d'objets de la vie quotidienne en Extrême-Orient au milieu du XIX° siècle.5 Laporte 19916 Ces documents appartiennent au fonds Momméja mais ne figurent pas dans l'inventaire Méras. Aux Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, on trouve également sans côte, ni inventaire, un fonds Villeneuve, don du gendre de l'érudit, composé uniquement de copies d'actes officiels concernant les familles Momméja et Villeneuve, parfois annotées de la main de Jules Momméja.20

quelque peu déçu : vingt-six rubriques s'offrent à lui. Et quelles rubriques !

"Onomastique", "toponymie", "biographies", "archéologie antique et paléochrétienne",

"cloches, souterrains, refuges", "Tarn-et-Garonne", "Caussade", "Moissac",

"Montauban", "études locales variées", etc. A Agen, il pourra peut-être s'intéresser aux

"Notes d'histoire et d'archéologie générales," aux "Cheminées et plaques de cheminées",

aux "Décalques de filigranes", aux "notes sur l'héraldique", sans oublier les "Notes

historiques et archéologiques, photos, dessins, cartes postales concernant la ville

d'Agen", "l'arrondissement d'Agen", de Marmande, de Nérac et de Villeneuve-sur-Lot.

Ces dossiers - ayant fait l'objet de publications ou restés à l'état de notes de travail, d'

importance très variable, depuis la page volante agrémentée de quelques lignes jusqu'à

la recherche pleinement aboutie - témoignent de la passion que Jules Momméja ne

cessera de nourrir pour l'archéologie et l'histoire locales auxquelles il consacra

l'essentiel de son temps et de ses recherches. Cependant, l'ethnologue a la surprise d'y

croiser quelques thèmes a priori peu fréquents dans un cabinet d'archéologue : des notes

sur les "Superstitions quercynoises"1, sur des "légendes à propos de sépultures

merveilleuses"2, sur un "Orage extraordinaire suscité par des sorciers qui ravagea Port-

Sainte-Marie en 1668"3, des dessins de "Coiffes du Quercy"4, un recueil de "Chants

populaires du Caussadais"1 ou encore une longue réflexion sur les "Hommes sauvages"2

. Derrière l'archéologue, se profile alors la silhouette d'un folkloriste très discret3. En

1 Ms 255-52. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255-57. Archives Départementales, Montauban.3 2 J 316. Archives Départementales, Agen.4 Dans le fonds Momméja, à Montauban, on trouve trois séries de dessins de coiffes, qui correspondent à deux phases de travail. Une première série, côte Ms 255-67 et MS 255-349, a sans doute été réalisée dans les années 1870-1900. Il s'agit souvent de simples esquisses, réalisées sur du papier calque, des brouillons où les nombreux dessins de coiffes se mêlent, sur une même feuille, à d'autres motifs : éléments architecturaux, fleurs, ébauche de portraits ou encore buste féminin dénudé. Ce n'est qu'après avoir quitté le musée d'Agen, au début des années vingt, que Jules Momméja va reprendre ces croquis, les travailler à nouveau, élaborant de véritables "tableaux", tous également organisés : un visage de femme orné d'une coiffe savamment nouée est installé dans un décor de "carte postale", souvent un morceau de campagne avec champs et forêt, parfois une ruine, un pont ou une ruelle. Il faut se garder de voir là le loisir d'un archéologue désoeuvré, qui renoue avec son passé de biographe d'Ingres en crayonnant quelques portraits maladroits -les visages ne brillent ni par leur originalité ni par la finesse de leurs traits, pour le moins grossiers. Ces dessins s'inscrivent parfaitement dans cette dernière période de la vie et du travail de Momméja, dont je parlerai plus loin, où l'archéologue s'attache à mettre en forme les fruits de sa collecte ethnographique. Et c'est un intérêt bien entendu qui le pousse à utiliser l'encre de Chine. "Je porterai mes dessins de vieilles coiffes du pays que je voudrais rapidement présenter à nos collègues pour prendre date, puisque c'est maintenant un sujet de haute actualité." (Lettre à Antonin Perbosc, 12 Octobre 1922, Ms 1417, bibliothèque Municipale de Toulouse.) Ces dessins apparaissent enfin comme une tentative de synthèse de ses recherches, puisqu'il les accompagne de vers en occitan, recueillis au cours de sa collecte ethnographique de 1890-1891 sur les chants du Caussadais. 1 Ms 255-54. Archives Départementales, Montauban.2 Ce thème avait fait l'objet d'une communication auprès de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne. Mais l'épaisseur du dossier et l'ordre relatif qu'il présente laissent à penser qu'une publication était envisagée.3 Dans l'inventaire Méras, une rubrique, intitulée "Folklore", regroupe 28 dossiers. Il faut pourtant se garder de tout enthousiasme. Si certains dossiers tels que les superstitions quercynoises, les notes folkloriques ou les chants du Caussadais sont bien à leur place, d'autres mériteraient un reclassement. Citons cette note sur la tirelire (Ms 255/ 60), où Momméja se livre à un historique de l'objet depuis les écrits de Flavius Josèphe jusqu'au XVIII° siècle. Puis, abordant les différents termes pour désigner la tirelire mais sentant que "ces nuances nous entraîneraient en des terrains scabreux", il décide de se confiner "dans le seul domaine archéologique". A l'inverse, des dossiers appartenant à d'autres rubriques sont parfois de véritables morceaux de folklore. Ainsi en va-t-il de ses dessins mais 21

effet, Momméja s'est intéressé très tôt au folklore. Dans son Journal4, qui l'accompagna

pendant plus de trente ans, on trouve, à côté de faits intéressant plus spécialement

l'archéologie, des dessins de paysan en blouse ou de mobilier traditionnel, des "propos

entendus" sur les sorciers, les vents follets ou encore des notes de lectures sur les "lieux

hantés". Comment comprendre alors qu'il n'ait guère publié, et seulement à la fin de sa

vie, alors même qu'il disposait depuis longtemps d'un matériau important ? Etonnant

pour un familier de Jean-François Bladé qui lui rendait de fréquentes visites dans sa

propriété de Monteils, pour un ami d'Antonin Perbosc, avec qui il correspondra pendant

cinquante ans.

Travaillant à reconstituer le parcours d'un homme inconnu ou du moins peu connu, on

est souvent tenté d'en faire un précurseur, un être exceptionnel. La chose n'est pas facile

avec Jules Momméja. Il apparaît bien ordinaire et sans doute est-ce là toute son

exemplarité. Il me paraît en effet assez représentatif de cette sociabilité érudite de la fin

du XIX° siècle, qui s'activait en tous sens, explorant les domaines les plus divers dont le

folklore. C'est dans ce bric-à-brac intellectuel que ce champ du savoir a vu le jour. Le

cabinet de travail de Momméja en témoigne. Cet érudit ordinaire n'est-il pas aussi un

folkloriste ordinaire ? Etaient-ils si nombreux ceux qui, en cette fin de XIX° siècle, se

définissaient comme des folkloristes à part entière, se souciant exclusivement de ce

savoir ? Et finalement, s'interroger sur les sources de l'ethnographie, n'est-ce pas d'abord

réfléchir sur l'émergence de ce savoir à partir d'autres disciplines déjà solidement

établies ou seulement naissantes, analyser les rapports, parfois paradoxaux, que

pouvaient nourrir ces différentes sciences ? Momméja ne fait pas exception, qui explora

avec plus ou moins d'intérêt et de bonheur de nombreuses disciplines avant de consacrer

la fin de sa vie au folklore. Son oeuvre ethnographique ne se comprend que replacée,

d'une part, dans le cadre de la vie de l'homme et des profondes transformations de la

société au cours de la Troisième République, et d'autre part, au sein même du cabinet de

l'archéologue et des influences dont il s'est nourri.

Un archéologue en habits de paysan

L'écriture folkloriste est, pour Momméja, un moyen de s'insérer dans la tradition

aussi de ses notes historiques et archéologiques. 4 Ms 255-1 à Ms 255- 22. Archives Départementales, Montauban.22

familiale qui a toujours accordé une place de choix aussi bien à l'écriture qu'à la

littérature orale, mettant celle-là au service de celle-ci. Ainsi, à la fin du XVIII° siècle,

l'ancêtre maternel Chanavé consigne minutieusement les complaintes de Roussel, de sa

mère et de Rochette1 , tandis que, dans le même temps sans doute, l'ancêtre Momméja

note facéties littéraires et chansons satirique2. Le père de Jules, Hugues, reprend le

flambeau, transcrivant les contes occitans qu'il recueille au cours de sa tournée d'agent

voyer3. Tous ces manuscrits, soigneusement conservés au point de figurer dans les

différents fonds Momméja, font la joie du jeune Jules qui ne pourra faire moins que de

s'intéresser à son tour aux Chants populaires du Caussadais1 .

Pourtant, s'il prolonge, par la plume, l'oeuvre de ces ascendants, force est de reconnaître

que, sous d'autres aspects, il rompt totalement avec eux. A la lecture de ses notes, on

relève, en effet, un paradoxe. Le lettré, l'archéologue, le critique d'art se définit

volontiers comme un paysan, prisonnier de sa propriété de Guillaynes dont il lui faut

surveiller les travaux agricoles, comme un des derniers représentants de cette race de

paysans caussanels dont il tentera de définir les caractéristiques. Certes, à Bénech, chez

les grands-parents Momméja, comme à Pouziniès, chez les grands-parents Chanavé, on

travaillait la terre, seul ou aidé de "bordiers" et d'"estivandiers"2 . Mais, lentement, les

liens avec cet univers se sont rompus. Son père, Hugues, est employé dans

l'administration du service vicinal ; s'il ne retourne plus la terre, il ne continue pas

moins, au cours de ses tournées pour surveiller l'état des travaux, à parcourir la

campagne, à fréquenter le monde paysan. Avec Jules Momméja, la rupture est

consommée : de la terre, il ne connaît guère que celle qu'il retourne au cours de ses

fouilles. Et c'est de très loin, depuis sa table de travail, qu'il participe aux moissons.

Sans doute a-t-il vécu douloureusement cette rupture. Au moins, peut-on considérer que

sa carrière n'est guère en harmonie avec ses idées. Ne s'inquiète-t-il pas du devenir de la

1 2J 310. Archives Départementales, Agen.2 Ms 255-373. Archives départementales, Montauban. Méras attribue ses chants à Hugues, le père de Jules Momméja. Or il semble bien qu'ils soient antérieurs. Les oeuvres de Hugues ont d'ailleurs été retrouvées dans le fonds de la bibliothèque de Toulouse. On ne peut se tromper, Hugues Momméja leur a donné un titre, Oeuvres, les a datées et signées de sa main.3 Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse.1 On peut être surpris par la passion de cette famille de laboureurs pour l'écriture. Mais il faut se rappeler que le niveau d'instruction, au sein de la communauté protestante, était plus élevé que dans le reste de la population. Ainsi, Marie, la tante de Jules, s'essaie parfois à la poésie sur la page de garde du Magasin Pittoresque auquel elle semblait abonnée. Plus pathétiquement, Pierre, l'oncle de Jules, malade et se sachant condamné, fut l'auteur de plusieurs prières, consignées dans un petit livre au bénéfice des orphelines protestantes de Montauban. Son exemple et ses confidences servirent d'exemple pour la rédaction d'un opuscule édifiant : La vie chrétienne et les derniers moments de Pierre Momméja. (Laporte 1991) On trouve également, à la Bibliothèque Municipale de Montauban, trois thèses soutenues, en 1824, 1842 et 1877, auprès de la Faculté de théologie de cette ville, par des Momméja. Mais le degré de filiation entre leurs auteurs et Jules n'a pu être mis au jour. 2 Les bordiers sont employés à l'année dans une ferme alors que les estivandiers sont des "ouvriers spéciaux qui ne participaient à la culture des céréales que du printemps jusqu'à la fin de l'été". Cette précision est apportée par Momméja dans sa réponse à l'enquête de 1894, sur les maisons-types. (Momméja 1894 : 279)23

société paysanne, lançant un vibrant appel aux "parent(s) assez intelligent(s) pour

résister à l'entraînement général et pour faire de leur fils non pas des instituteurs, des

officiers, des prêtres ou des notaires, mais d'honnêtes cultivateurs, des boutiquiers, des

maçons sinon des manoeuvriers et des portefaix."1 Mais n'est-il pas justement le fruit de

ce destin, de cette ambition qu'il critique ? Il va donc lui falloir surmonter cette

incohérence : trouver un terrain où le "savant" rejoindrait le paysan, où sa passion pour

l'histoire s'accommoderait de la blouse de paysan qu'il endosse volontiers, le crayon à la

main. Cette volonté de concilier la terre et la plume va entraîner Momméja dans des

domaines bien éloignés de la voie qu'il s'est tracée et fort inattendus chez un

archéologue déjà connu. En 1884 et 1885, il présente en effet au comice agricole de

Caussade une machine à ramasser les fruits et un semoir à maïs, qui lui valent une

médaille d'argent et une d'or ! Ces participations à la modernisation des techniques

agricoles témoignent bien de cette volonté de prolonger le lien avec le monde agricole.

Mais l'expérience sera sans suite. Momméja n'est pas un inventeur, encore moins un

passionné d'innovations techniques.

En effet, on ne peut que constater, chez Momméja, une contradiction : l'homme

du semoir à maïs et de la machine à ramasser les fruits est pétri de nostalgie et redoute

le progrès technique qui, il en est persuadé, entraînera la société de la fin du XIX° siècle

à sa perte. Il en va des sociétés comme des hommes : elles naissent, croissent, atteignent

leur plein développement puis meurent inexorablement. L'archéologue le sait mieux que

quiconque, qui est habitué à fouiller la terre à la recherche de maigres vestiges du passé.

Et encore ne ramène-t-on à la lumière que les traces de la civilisation matérielle. Que

sait-on de leurs "secrets cachés" ? Cependant, cette destruction n'affecte pas la société

toute entière. Pour Momméja, deux mondes s'opposent : celui des villes, de l'industrie

qui aliénent les hommes et qu'il rejette et le monde des campagnes, dont les habitants

"sans être pourtant dignes de l'âge d'or, étaient grâce à la simplicité des moeurs et à la

religion, des modèles (...) de vertu"2. Dans ce naufrage inévitable des civilisations, les

campagnes semblaient relativement épargnées, jusqu'au XIX° siècle. Mais ce sanctuaire

d'une certaine innocence est en danger, peu à peu gangrené par l'intrusion des machines,

le progrès technique qui apportent les germes de la destruction. Voilà donc le monde

des campagnes appelé, lui aussi, à une rapide disparition. Et lorsque Momméja regrette

les chants des moissonneurs qui s'activaient sur l'aire, le fléau à la main, remplacés par

le bruit de la dépiqueuse à vapeur, il faut y voir une métaphore plus générale de

1 Ms 255/4. 14 décembre 1890. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255/4. 16 Février 1893. Archives Départementales. Montauban.24

l'évolution inexorable de la société rurale.

"Depuis une huitaine de jours, soit qu'elle soit près, soit qu'elle soit loin, j'entends

le ronflement agaçant de quelque dépiqueuse à vapeur. Grand (illisible) de progrès

: mais ce progrès est bien loin de me charmer. Combien j'aimerais mieux entendre

le bruit rythmé des fléaux et combien s'en trouveraient mieux la plupart des

cultivateurs qui peinent tout autant avec l'appareil perfectionné que jadis avec le

rouleau de pierre, le tribulum -qu'ils appelaient uno liso- et le classique fléau et

qui dépensent infiniment plus. Mais le vent de la mode souffle maintenant du côté

des machines. D'ailleurs la paresse qui monte, la (goinfrerie ?), l'apport du

plantureux repas et des libations qui suivent (...) la journée de battage à vapeur, ne

permettent plus de s'astreindre aux méthodes sobres et économiques de jadis."1

Avec l'introduction des machines, c'est tout un monde qui disparaît et, avec lui, ses

pratiques, ses croyances, ses rites. Ainsi, paradoxe des paradoxes, l'inventeur couronné

d'une machine à ramasser les fruits pose un lien très fort entre la mécanisation des

récoltes - qu'il condamne - et la disparition des chants - auxquels il est si attaché - ! "Il

n'y a plus de moissonneurs depuis longtemps, les machines les ont chassés de nos

champs, et quand on chante aux despéloucades, ce sont plutôt d'ineptes couplets que les

grammophônes (sic) ont popularisés. Certains affirment que c'est un progrès, je ne sais y

voir quant à moi qu'une profonde déchéance ; la saine poésie se meurt dans nos

campagnes."2

Son travail de collecte a donc un double visage. Il s'apparente d'abord à un

témoignage, un sauvetage. Il s'agit pour lui de récupérer ce qui peut encore être sauvé,

le décrire et l'écrire pour qu'il survive, qu'il ne soit pas définitivement dévoré par le

temps. C'est pourquoi Momméja note, dessine, découpe et conserve "tout ce qui paraît

avoir un intérêt documentaire". Mais il n'envisage pas, dans un premier temps, de

l'utiliser. L'heure n'est pas à l'analyse, l'urgence est ailleurs. Son but est bien de réaliser

des archives pour les générations futures. Du reste, ce désir de se perpétuer par

l'écriture, de fournir des matériaux à ses successeurs est constant chez Momméja et

explique sans doute l'aspect parfois autobiographique de son travail.

1 Ms 255/5. 1° Août 1895. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255/ 53. Archives Départementales. Montauban. On appelait Despéloucades les assemblées au cours desquelles on enlevait l'enveloppe des épis de maïs. Ceux qui se livraient à cette activité étaient qualifiés de despéloucayres. 25

"Je ne désespère pas de me former ainsi, peu à peu, une collection extrêmement

commode et qui sait ? précieuse pour l'avenir. Si mes enfants n'ont pas mon goût,

je lèguerai cela à quelque bibliothèque publique, et quelques jours, très

certainement, rendrai service à des chercheurs, qui me béniront à leur tour comme

je bénis moi-même ceux dont je suis la trace..."1

Mais sa collecte est aussi oeuvre rédemptrice, quête de soi, destinée à renouer avec la

tradition familiale et à racheter son abandon du monde paysan, dont il sera le gardien du

savoir, un savoir que le paysan lui-même a oublié. Sa méthode de travail rapproche

d'ailleurs étrangement sa collecte de l'autographie.

Autour de Monteils

Momméja ne sera pas l'instigateur de questionnaires, d'enquêtes de grande envergure

auprès d'un vaste public d'informateurs. Son travail se limite aux lieux où il vit

-Monteils2 et ses environs, Caussade, Saint-Etienne de Tulmont - aux gens qu'il

fréquente. Ainsi, la propriété de Guillaynes et ses occupants sont-ils une inépuisable

source d'informations car c'est au coeur de son quotidien qu'il mène l'enquête

ethnographique, dans la rue, sur l'aire auprès des ouvriers venus battre sa récolte, dans la

cuisine de sa maison parfois, auprès de sa famille. Tous ceux qu'il fréquente sont autant

d'informateurs potentiels, dont il consigne soigneusement les propos dans ses carnets.

Mais ces interlocuteurs sont peu nombreux et sont avant tout des familiers, la nourrice

de ses enfants, Françoise Nègre, ses bordiers Le Merle et Lamonteye et leur famille1 .

1 Ms 255/4. 6 Janvier 1893. Archives Départementales. Montauban.2 Trois noms reviennent sans cesse sous la plume de Momméja, autant de lieux où il vécut et enquêta. Le manoir de Bénech, sur la commune de Caussade, appartient à la famille Momméja depuis la fin du XVIII° siècle. (Laporte 1991 : 17-18) Les grands-parents Chanavé possédaient la ferme de Pouziniès, sur la commune de Saint-Etienne de Tulmont, entre Montauban et Nègrepelisse. Enfin, Momméja épouse en 1878 Lucie Bongras, une fille de Bordiers. La dote permet au jeune couple d'acquérir la propriété de Guillaynes, à Monteils, près de Caussade. Ils y vivront en continu de 1886 à 1898 puis de façon plus espacée pendant la première Guerre Mondiale.1 Lorsque, au début des années 1920, il reprend sa collecte de chants effectuée en 1890-1891, il fait appel au savoir de Sidonie Bontes, la fille de Lamonteye. A tel point qu'il la qualifie de "rabatteuse du gibier folklorique". (Ms 255/54. Archvives Départementales. Montauban.) 26

Encore est-il exagéré de dire qu'il mène l'enquête. Il écoute plus qu'il ne cherche et note

scrupuleusement dans son Journal les faits qui lui semblent devoir présenter de l'intérêt.

"Vents follets

Pendant les moissons, j'ai vu mes ouvriers faire une croix

avec deux poignées de bled (sic), au coin d'un champ à fin (sic) que le

tourbillon ne disperse pas le bled moissonné.

Mon bordier Ermenc dit Le Merle, m'a souvent dit que si l'on

lançait un couteau ouvert au milieu d'un tourbillon, il en jaillissait du sang ;

mais qu'il ne fallait pas tenter l'expérience car il pourrait en arriver q.q (sic)

malheur. Il ne savait d'ailleurs pourquoi le tourbillon pouvait saigner, ni

comment on était coupable en lançant le couteau."2

Ainsi, au fil des pages, découvre-t-on, parmi les notes de lectures et les croquis

archéologiques, la "chronique ethnographique" de la famille Momméja à la fin du XIX°

siècle.

"21 Janvier 1891

Mort du vieux père de notre bordier, un des derniers

vieillards nés en pleine Révolution que j'ai connus.

Au pied du lit où repose tout raide ce grand cadavre au visage

émacié et nettement découpé, la vieille lampe de cuivre poli, le calel est

déposé, tout allumé. Sur une chaise couverte d'un drap blanc, est placée une

assiette avec de l'eau bénite. Nous offrons une petite table, plus décente

semble-t-il, pour remplacer cette chaise. On la refuse, car toujours on s'est

servi ainsi d'une chaise. La pendule est arrêtée à deux heures moins un

quart. Tout s'est tu dans la demeure où la mort est entrée.

La Sirgauto veille auprès du cadavre. Arrive la vieille Goudille,

claudiquante et grotesque mais dont mes gens ont peur.

-Boulès y douna d'aygo seguado ?

- Eh Opè !1

Puis, une prière marmottée le chapelet à la main.

Quand elle est partie : Es uno sourciero, Madamo, dit la Sirgauto à

2 Ms 255/6. AD. Montauban1 Ms 255/4. 6 Janvier 1893. Archives Départementales. Montauban.27

ma femme, bou'n' cal garda qué douné pas de sorts and'aques maïnages.2

Ces jours passés, on a rêvé ici d'oeufs de poule qu'on trouvait en

grand nombre partout où l'on regardait. Présage certain de mort prochaine

dans la maison, affirme-t-on, et cette superstition n'est pas nouvelle pour

moi."3

Cette dernière précision est importante : Momméja se place au coeur de sa collecte. Il

est sa première source d'informations, utilisant ses propres connaissances pour éclairer

certains faits. Ainsi, 16 Février 1893, note-t-il : "Ce soir, à côté de ma porte, grande

mécanique de marteau, c'est ma petite (Jeanne) et sa grand-mère qui cassent des noix

pour faire de l'huile. Ca s'appelle ici dénougoeilla."2 Mais, à l'inverse, ses propres

lacunes vont profiter à cette collecte puisqu'il note tout ce qu'il découvre. "En dînant, ma

belle-mère m'apprend qu'une superstition générale, dans sa jeunesse, faisait verser

religieusement dans le foyer les restes de vinaigre restés au fond d'un saladier à la fin du

repas. Faire autrement aurait compromis la provision de vinaigre qui n'aurait pas tardé à

se gâter."3 Ou encore : "Ce soir, Jeanne se trémousse et tapage et jardonne (sic). Sa

mère à la fois amusée et impatiente, lui crie en patois : "A tu bay Tifou" (Va ton train,

tempête) C'est la première fois que j'entends prononcer ce vocable étrange qui évoque

l'idée de tempête."4

Cette façon si particulière de procéder5 , en partant de soi et de son entourage,

Momméja va l'élever au rang de méthode travail. En 1890-1891, il s'adonne à ce qu'il

appelle lui-même sa "campagne folkloriste systématique", sur les chants populaires du

Caussadais. Soucieux de rigueur scientifique, il note, pour la plupart des 128 chants

qu'il recueille, la date et le lieu du collectage ainsi que le nom de son interlocuteur, dans

son cahier rouge et son cahier tigré6. Rien que de très normal. Sauf que sa méthode

d'investigation est, elle, pour le moins originale. Ses notes manuscrites, à propos de la

Chanson sur la mort de Biron,7 illustrent parfaitement sa façon de procéder où se mêlent

intimement ses lectures, ses souvenirs, l'influence de ses parents mais aussi le rôle

essentiel accordé aux informateurs.

2 "C'est une sorcière, Madame, il vous faut faire attention qu'elle ne jette pas de sorts à ces enfants."3 Ms 255/3. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255/4. 16 Février 1893. Archives Départementales. Montauban.3 Ms 255/4. 9 Avril 1893. Archives Départementales. Montauban.4 Ms 255/4. 21 Janvier 1891. Archives Départementales. Montauban.5 Momméja est-il seulement un cas particulier ? N'est-ce pas ainsi que procèdent Bladé qui interroge ses proches ou Arnaudin qui photographie "ses" Landes, celles qu'il parcourt lorsqu'il chasse ?6 Ces carnets sont, pour le moment, introuvables.7 Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse.28

" D'enfance, je crois, je sais trois strophes de la complainte de Biron en

dialecte local. Je suppose que je les tenais de mon père, qui les avait trouvées dans

le Tableau de la langue parlée dans le Midi, par Mary-Lafon, car ce sont les

mêmes. Au début des recherches, dont je consigne ici les résultats, je m'enquis de

cette complainte auprès de mes informateurs. A peu près tous reconnaissaient que

mes strophes ne leur étaient pas inconnues, qu'ils avaient entendu chanter dans

leur jeunesse, quelque chose d'approchant ; mais ils n'en avaient rien retenu.

Un jour, pourtant, le bon vieux Merle, me dit : -"Non, je n'ai jamais

su cette complainte, mais je sais celle del Cadet de Tsiroun, et je vous la dirai si

vous voulez..." C'est celle qu'on lira plus loin. D'ailleurs, si je m'expliquai

aisément que Biron fut devenu Tsiroun, je ne parvins pas à comprendre pourquoi

le célèbre maréchal était traité là de cadet par le vieux cultivateur. Je comprens

(sic) maintenant que c'est une conséquence de l'interpénétration de chansons

diverses, qui coururent ; car il y en eut plusieurs, tant en français qu'en

quercynois, et l'une d'elles débute précisément par ces vers :

Qui veut ouïr la chanson

La complainte

Du cadet de Biron..."

Il s'agit presque d'un manifeste de la "méthode Momméja". Que de chemin depuis

Mary-Lafon jusqu'au Merlou : quelques bribes d'une chanson recueillis par un historien

local, que le père a retenus et qu'il a transmis à son fils qui, des années plus tard, tente

de la reconstituer. En effet, Momméja évolue sans cesse entre l'écriture et l'oralité, entre

le livre et la parole des informateurs. Et si de trop grandes divergences surgissent entre

ses découvertes et ses lectures, il tranche inévitablement en faveur de ses informateurs

car ce sont eux qui, en dernier lieu, détiennent la vérité. Parmi ceux-ci, deux occupent

une place privilégiée, Lamonteye et Ermenc dit Lou Merlou, que Momméja a élevé au

titre de "rapsode", ses bordiers, qui sont à la fois sa principale source d'informations et

les garants de l'authenticité des faits collectés car ce sont de véritables paysans. Ainsi,

lorsqu'il lit un récit ou recueille une chanson par une autre voix, s'empresse-t-il

d'interroger Lamonteye. Connaît-il ce récit ? Si tel est le cas, Momméja est rassuré, la

chose est authentique. A n'en pas douter. Si tel n'est pas le cas, Momméja note :

"Lamonteye n'en a jamais entendu parler". Comme une sorte de mise en garde, de

29

distance, un appel à vérification.

Mais tout ce travail de collecte, pour l'essentiel, reste à l'état de notes manuscrites. Rares

sont les écrits à caractère ethnographique qui paraîtront du vivant de Momméja et

encore est-ce largement la presse locale qui aura cette faveur. On peut, certes, expliquer

ce silence par la proximité de Bladé qui, loin d'encourager Momméja, l'aurait conduit à

un silence prudent. Comment un archéologue, de vingt-sept ans son cadet, pouvait-il

concurrencer Bladé sur son terrain1 ? Friand de polémiques, d'une plume féroce et d'une

ironie mordante, le lectourois n'épargnait guère ceux qui, dans son entourage proche ou

plus lointain, se risquaient à faire du folklore, surtout s'ils prétendaient oeuvrer dans

cette Gascogne, aux limites décidément très floues et remarquablement fluctuantes. Il

aurait eu beau jeu de tailler en pièces les considérations, mi-ethnographiques, mi-

autobiographiques de l'archéologue.

Mais il faut se garder de voir en lui un folkloriste malheureux, "introverti",

s'habillant en archéologue faute de mieux. Ses notes l'attestent : il s'adonne à

l'archéologie avec passion, cherche des subsides pour financer ses chantiers, soutient

avec ferveur les Fouilles de Sos et la Controverse2 que ces découvertes occasionnent. Il

se définit lui-même comme un "archéologue qui apporte des documents sincères aux

traditionnalistes"1. Une générosité bien pensée car ces documents peuvent également lui

servir.

Bric-à-brac scientifique

1 Même si Bladé était un familier de la maison de Monteils, où il rendait fréquemment visite à Momméja, l'archéologue ne goûtait guère la compagnie du folkloriste qu'il avait, de son propre aveu, "beaucoup connu et fort peu aimé". Dans son journal, il en brosse un portrait au vitriol, l'accusant d'avoir épousé Mme Bladé par intérêt acr, si celle-ci avait hérité de son père, chiffonnier, une belle fortune, elle en avait aussi hérité un esprit singulièrement étroit, hermétique à tout ce qui n'était pas "affaires". Au grand dam du folkloriste. La charge va plus loin. Mal mariée à un homme qui la considérait comme un fardeau, ne se montrait jamais en sa compagnie et n'habitait même plus avec elle, elle se mourait autant d'ennui que d'albuminurie, maladie dont le folkloriste ne s'alarmait guère, trouvant là une providentielle alliée. Et Momméja d'accuser Bladé d'avoir volontairement laissé sa femme sans soin, afin que la maladie le débarrasse rapidement d'une encombrante épouse ! Ce qui ne manque pas d'advenir. (Ms 117/7) La mort de Bladé ne l'affecta guère, d'ailleurs, comme en atteste la note laconique qu'il lui consacre dans son journal, le 1° Mai 1900. "Nombreux visiteurs viennent m'importuner. Jean-François Bladé, le fièvreux érudit, vient de mourir à Paris." (Ms 255: 7 ?) 2 Aux Archives Départementales à Agen, on trouve le dossier, côte 2J 318, que Momméja consacra aux fouilles de Sos. Il témoigne des efforts que l'archéologue déploie pour faire accepter l'idée que Sos était bien l'oppidum des Sotiates. On le voit, recherchant des appuis auprès de confrères plus en vue et notamment auprès du bordelais Camille Jullian de la Revue des Etudes Anciennes qui lui promet des subventions du Comité des Travaux Historiques, faisant même appel à la presse parisienne, notamment au Monde Illustré. IL l'affirme d'ailleurs clairement dans son journal : "C'est avec une passion et un charme infini (sic) que j'étudie l'histoire et l'archéologie du Lot-et-Garonne. Il me semble avoir parfois la fièvre sacrée de l'explorateur entrant dans un monde nouveau. " (Ms 255/ 7)1 Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.30

J'ai qualifié Momméja d'"archéologue", faute de mieux, car il faut bien assigner une

discipline de prédilection à un "savant". Mais, comme tout érudit, il a été sensible à de

nombreux autres domaines, au hasard de ses lectures, de ses rencontres. Sa méthode de

travail en sera profondément marquée. En 1894, il répond à l'Enquête sur les conditions

de l'habitation en France, organisée par le Comité des Travaux Historiques et

Scientifiques, prenant d'ailleurs comme modèle des "Maisons-types de l'arrondissement

de Montauban"2 son manoir du Bénech ! Sa contribution refléte parfaitement le

mélange des disciplines auquel se livrent alors les érudits, faisant feu de tous bois. En

effet, il ne se cantonne pas à l'architecture. Avant de décrire l'habitation, n'est-il pas

judicieux de décrire l'habitant ? Et l'on ne saurait en brosser un tableau fidèle sans

s'intéresser d'abord au site qui "présente deux régions bien tranchées : celle de la plaine

et celle de la montagne, ou comme l'on dit en langue vulgaire, la plano ou la ribiéro, et

la montagno ou le Caussé "3 . Deux régions s'opposent, qui produisent autant de "races"

car, selon un procédé classique, parfaitement représentatif de l'époque, il met en relation

climat, hydrographie, orographie, etc. pour définir, physiquement et moralement, le type

du "caussanel" et du "ribiérenc", fruit de tous ces paramètres.

"Les habitants de la plaine, proches parents des Gascons sont généralement bruns,

grands et secs, brachicéphales à visage en ovale allongé. Les caussanels, ou gens

des hauts plateaux, sont dolichocéphales, de taille plus petite, et comme tous les

montagnards, ils présentent un assez grand développement du torse

comparativement aux jambes ; ils sont trapus au lieu d'être grands. Les blonds y

sont assez communs ; ils ont les carnations colorées et la face ronde (...).

Ces caractéristiques physiques déterminent les caractères moraux.

Les gens de la rivière, plus nerveux et plus agiles, sont plus vifs, plus éveillés,

plus habiles que ceux du Causse, mais moins persévérants, moins aptes

physiquement et moralement à supporter la fatigue et la peine. Les premiers sont

plus sensuels, plus facilement irritables ; les seconds plus sobres, plus calmes,

plus entêtés aussi et plus vindicatifs. Pour un Caussanel, l'homme de la plaine est

un paresseux, un être frivole et d'assez petite valeur ; et de son côté, le Ribierenc,

étonné de l'extrême résistance à la fatigue qu'il constate chez son voisin, déclare

que c'est une brute sans intelligence, bonne pour exécuter des travaux pénibles,

mais incapable d'aucune culture." (Momméja 1894 : 262-263)

2 Momméja 18943 Momméja 1894 : 26131

Cette définition de types ethnographiques, par ailleurs très en vogue dans la seconde

moitié du XIXe siècle, témoigne de l'intérêt de Momméja pour l'anthropologie

physique. Un intérêt suffisant pour se rendre, en 1878, à Paris, au Congrès

Anthropologique, à Paris, où il assiste à une "interminable lecture sur les Bohémiens et

l'Age de Bronze". La rencontre décisive a sans doute eu lieu trois ans plus tôt, lorsque

Franz Leenhardt1 s'installe à Montauban où, professeur à la Faculté de Théologie, il

explique et défend les théories de Darwin, enseignant entre autres l'anthropologie

physique. Et lorsque Momméja affirme que le Caussadais est une "frontière

ethnographique", ethnographie est synonyme d'anthropologie physique. C'est d'ailleurs

le sens que ce mot aura sous sa plume tout au long de sa vie1.

L'anthropologie physique va être d'un grand secours à l'archéologue qui trouve,

dans cette mise en présence de "races" si distinctes, l'origine de certaines particularités

architecturales. Elle lui offre un schéma explicatif efficace.

"Ainsi, dans les deux régions, contraste complet, tant au point de vue du sol qu'au

point de vue de ses habitants. Ce contraste doit se retrouver dans les demeures, et

il s'y retrouve, en effet, aussi complet qu'on peut raisonnablement l'espérer dans

une aire territoriale d'aussi faible étendue, et avec une population très homogène,

en somme.

Les considérations topographiques, géologiques, ethnographiques

et morales qui précèdent permettent de déterminer a priori un certain nombre de

caractères généraux propres aux habitations rurales des régions décrites.

Dans les maisons des plateaux, le luxe et le confort sont moindres

1 Après une solide formation théologique, Franz Leenhardt se destine au pastorat, sa vocation première, lorsque, en 1875, la Faculté de Théologie protestante de Montauban fait appel à lui pour mettre en place un enseignement confrontant "la foi aux méthodes scientifiques et aux courants de pensée modernes". "Passionné par la biologie et les sciences de la terre" -enfant, il collectionnait les fossiles, plantes et animaux-, géologue éminent dont la thèse fut couronnée par un prix de la Société Géologique de France, "il présentait à ses étudiants un large éventail de disciplines, de la paléontologie et l'anthropologie physique à la chimie, la physique et la géographie." (Clifford 1987 : 24-26) D'ailleurs Alexandre Momméja, probablement un cousin de Jules, qui, en 1877, soutiendra à Montauban sa thèse sur Les titres messianiques de Jésus-Christ dans les quatre Evangiles suivra son enseignement. Jules Momméja a donc vingt-et-un ans lorsque Franz Lennhardt arrive à Montauban. Certes, Momméja ne semble pas avoir fréquenté, comme étudiant du moins, la Faculté de Théologie et, dans ses notes, je n'ai retrouvé aucune allusion à ce professeur. Pourtant il paraît impossible que les deux hommes ne se soient pas rencontrés. D'une part, Montauban n'est qu'une petite ville où la communauté protestante est importante. L'arrivée d'un professeur tel que Franz Leenhardt ne devait pas manquer d'attirer l'attention des savants locaux, et a fortiori des protestants pratiquants tels que les Momméja. D'autre part, Leenhardt accorde une place privilégiée à la préhistoire, discipline à laquelle le futur conservateur du musée d'Agen s'est beaucoup intéressé. 1 Dans ses Cahiers noirs, relatant le quotidien d'un homme de l'arrière pendant la Première Guerre Mondiale, Momméja consacre de longues pages aux régiments étrangers qui séjournent à Moissac notamment aux "Asiatiques" et aux "Nègres" . Et Momméja de constater que les naissances illégitimes n'ont jamais été aussi nombreuses qu'en période de guerre et de réfléchir sur le "type ethnographique" des "métis" qui naîtront de ces unions. (Ms 117/8 : 212-213)32

que dans les autres ; mais, en revanche, elles seront d'un travail plus artistique et

plus soigné, car les pays de la pierre sont ceux qui produisent les meilleurs

ouvriers." (Momméja 1894 : 263-264)

Mais le tableau serait-il complet si, après avoir décrit la région, ses habitants et leurs

habitations, on ne disait quelques mots sur leur façon de vivre, leurs "moeurs" ?

Momméja fait alors oeuvre de folkloriste. Ainsi, décrivant la chambre, il en profite pour

expliquer quelques coutumes relatives au mariage. "Dans (la) chambre, avait pris place

le mobilier de notre grand-mère, quand elle entra dans la famille. C'est une coutume

constante que la jeune femme reçoive de ses parents la garniture d'une chambre, c'est-à-

dire tout au moins un lit et une armoire." (Momméja 1894 : 267) Mais ce sont surtout

les gestes et les mots de l'agriculture qui retiendront son attention dans cette première

description de l'architecture quercynoise, consacrant même des "notes

complémentaires" en fin d'article au mode d'exploitation -où il explique les rapports

entre le propriétaire, le "patchés" ou "pajés", ses fermiers, les "bordiers" et ses ouvriers

saisonniers, les "estivandiers"- ainsi qu'aux techniques d'exploitation, décrivant le

fonctionnement du "roudoulet" et de la "liso".

Architecture, anthropologie physique, géographie, folklore, etc., les frontières

entre disciplines s'estompent. Sous la plume de Momméja, les différents champs du

savoir se mêlent et se complètent en une formidable machine explicative. C'est

particulièrement évident dans un dossier important, conservé aux Archives

Départementales à Montauban, consacré aux "Hommes sauvages". Malgré son titre, il

s'agit d'un essai d'héraldique. Momméja, analysant les armoiries de Caussade, explore

ce mythe pour expliquer la présence étonnante de chausse. Il y est conduit par la

sémantique : Caussade, Caoussado, Caoussa, chausse, chaussé(e) et voici la fée

éponyme de Caussade qui surgit, cette sauvage qui perdit sa liberté pour une paire de

sabots qu'elle convoitait. Force est de reconnaître que Momméja se livre à un minutieux

travail de folkloriste, recueillant la légende caussadaise et ce qu'il considère comme des

variantes, s'intéressant également aux hommes sauvages de la mascarade carnavalesque

et au Dimengé del Salvages1, premier dimanche de Carême qui verrait la sortie de la

jeunesse grimée. Ce travail, remarquable sous bien des aspects, n'en est pas moins

émaillé de longues digressions fort hasardeuses, étonnant bric-à-brac dont on suit,

parfois avec difficulté, le cheminement, qu'il résume à son "cher ami" Perbosc.

1 Dimanche des Sauvages33

"Ma parlote sera intitulée : "De la fée éponyme de Caussade et des singulières

aventures d'une figure de blason". J'y raconterai l'histoire de la déesse de la source

du Tourou, qui devenue femme sauvage au Moyen-Age, devint l'un des

principaux emblèmes héraldiques de la maison de Durfort, comme Mélusine pour

la maison des Luzignan ; puis celle des hommes sauvages dont on fit des dieux

gaulois au début du siècle dernier, et que Linnée avait dûment classé au nombre

des Primates entre l'homo Sapiens et l'homo nocturnus... sans compter le rôle

qu'ils jouèrent dans les mascarades, les traditions, ce qui me permettra de rappeler

une belle histoire de (?) Boccacio, et la page de Froissart sur le Bal des Ardents.

Vous voyez que ma petite fée Caussadaise m'a conduit bien loin. Je ferai

l'impossible pour n'être pas ennuyeux et peut-etre, montrerai-je q.q. (sic) dessin de

ma façon pour illustrer la chose et faire avaler plus facilement la tartine."1

S'il n'éclaire guère le sens de la démonstration à laquelle se livre Momméja, au moins ce

résumé a-t-il le mérite de mettre en avant l'indigeste "cuisine disciplinaire" à laquelle

l'auteur se livre parfois.

Cependant, dans cette confrontation des disciplines, un trio surgit sans cesse, qu'il

convient d'analyser : l'archéologie et le folklore.

Le folklore au secours de l'archéologie et de l'histoire

Si la collecte folkloriste de Momméja est d'abord guidée par la nostalgie à l'égard d'un

monde qui disparaît et le souci de prolonger la tradition familiale, elle trouve aussi

parfaitement sa place dans le cabinet de l'archéologue qui ne perd pas son temps en

écoutant et en consignant les "vieilles histoires", les légendes, les récits fantastiques. Ils

pourraient lui être d'un secours inattendu mais efficace lors de ses campagnes de

fouilles. A condition cependant de prendre certaines précautions.

Et Momméja le sait mieux que quiconque qui, se demandant "quelle pouvait

bien être l'origine de ces légendes et si certains faits précis n'avaient pu leur donner

naissance ou prétexte"1, fut acteur et témoin, malgré lui, d'un de ces récits de sépultures

1 Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 20 Août 1921.1 Ms 255/57. Archives Départementales. Montauban.34

merveilleuses. Lors des fouilles de Saint-Martin de Moissac, il découvre "un sarcophage

trapézoïdal, ultra grossier, en pierre du pays, renfermant un squelette, qu'aucun objet ne

(...) permit de dater. Cette découverte assez peu importante au point de vue

archéologique, causa une certaine émotion dans le quartier et provoqua force

commentaires." De proche en proche, le squelette devint un chef, un noble, un riche

homme, un prêtre et enfin un évêque. La sépulture étant intacte, on en déduisit que "le

mort avait toujours ses os bien en place, mais même qu'il avait encore sa peau." Quant

à la châsse de pierre trouvée dans l'abside, elle devint un trône. "Et au lendemain de la

visite de la Société Archéologique, on m'a raconté à moi-même que j'avais découvert

assis sur un trône de pierre, le cadavre d'un évêque si bien conservé que sa peau était

dure comme celle d'un tambour !" Et s'il salue l'"ample naîveté" des commentaires dont

"l'évolution ne manque pas d'une certaine logique ingénue"2 , Momméja ne peut faire

moins que de recommander la plus extrême prudence.

"Les légendes au sujet de l'origine ou de la destruction des vieux monuments sont

celles qui se forment le plus vite et qui sont les plus trompeuses. Il n'y a pas de

végétation mythique plus rapide et plus factice que celle qui se développe autour

des ruines. (...) Depuis deux siècles, chaque génération de Gascons ou de Béarnais

invente de nouvelles naissances d'Henri IV, comme on imaginait autrefois des

châteaux du Prince Noir, comme nous voyons se former autour de nous les

chambres de Napoléon. Toute tradition qui fait d'un monument la résidence d'un

souverain célèbre est sujette à caution, si voisine qu'elle soit du temps où il a

vécu."1

Pourquoi noter alors avec soin les récits à propos d'un hypothétique château ou d'une

introuvable chapelle, ces histoires de moines s'enfuyant au moyen d'un souterrain, tout

aussi improbable que le couvent qu'ils abandonnaient et dont aucun coup de pelle n'a

encore pu démontrer l'existence ? Momméja ne semble, en effet, guère respecter la sage

réserve qu'il préconise, consacrant plusieurs dossiers aux légendes de templiers, aux

repères d'Anglais, aux souterrains mystérieux, etc.

On pourrait résumer d'une simple phrase son attitude : il ne faut ni

s'enthousiasmer à l'excès, ni mépriser les légendes historiques. "Fausses si on les prend

au pied de la lettre", elles ne doivent pas être boudées pour autant car "elles révèlent

2 Ms 255/57. Archives Départementales. Montauban.1 Ms 255/77 bis. Archives Départementales. Montauban.35

parfois l'existence de monuments importants et de tous les âges. (...) Il est (...) certaines

légendes féodales absurdes en elles-mêmes, mais qui, étudiées avec soin, nous révèlent

des personnages historiques fort (...) intéressants dont nos érudits prédécesseurs ne se

sont pas doutés." Et Momméja de citer l'exemple du château de Miramont, dans le Bas-

Quercy2 . Ses ruines avaient été recouvertes par le champ de foire ; les historiens locaux,

même les plus minutieux et les plus brillants, n'y faisaient pas allusion, n'ayant trouvé

aucune mention de son existence dans les vieux papiers des "annales locales". Mais la

tradition orale, têtue, n'avait pas oublié, pas plus qu'elle n'avait oublié certain

compagnon de Bayard, dont elle faisait un hôte du château de Peyre-Jean, près de

Lauzerte, alors que les "savants" répétaient, à tort, que ce Pierre d'Ossun n'avait jamais

séjourné en Tarn-et-Garonne. Les chansons sont tout aussi précieuses.

"Je mes (sic) un peu de coquetterie, je le confesse, à ne pas oublier les

circonstances dans lesquelles nos érudits régionaux se sont servis des chants

populaires pour étayer ou illustrer des faits historiques. Boudon de Saint-

Amans1 , le sympathique historien de l'Agenais, esprit largement ouvert sur

toutes les sciences, est peut-être un de ceux qui ont prêté le plus d'attention aux

témoignages de la muse populaire.

Ayant raconté, en combinant la tradition populaire et les pamphlets du

temps, comment Melle de Combefort, trop vivement courtisée par HenriIV,

s'était jetée par une fenêtre, ajoute : 'Une vieille chanson, encore usitée il y a

moins d'un demi-siècle, dans la plaine d'Agen, rappelait la mémoire de cet

événement (...) Un peu plus loin, ayant relaté la prise de Gontaud, par son

propre seigneur, Biron (le 13 juillet 1579) ajoute : 'Le souvenir de cet affreux

événement se conservait encore, il y a q.q. années, dans une ancienne chanson

ou plutôt une complainte."2

2 Ms 255/77 bis. Archives Départementales. Montauban.1 Jean Florimond Boudon de Saint-Amans (1748-1831) est une des figures de l'érudition agenaise. Lieutenant au régiment du Vermandois, il fut expédié aux Antilles, où il séjourna quelques mois. De retour en Agenais, abandonnant les armes, il se consacre à l'étude. Il est à l'origine de la création de la Société Académique d'Agen (1776), s'intéresse à l'histoire locale, à la botanique et surtout à l'agriculture qu'il tente de moderniser. Il voyage aussi, dans les Pyrénées, dans les Landes et en Angleterre et publie ses récits de voyage. Enfin, membre du Conseil Général de Lot-et-Garonne pendant plus de vingt ans, il participe activement aux premières statistiques ainsi qu'aux enquêtes sur le Code Rural. C'est sans doute après sa nomination au musée d'Agen que Momméja découvre cet illustre ancêtre qui le fascine et en qui il ne tarde pas à s'identifier. Il s'empresse de faire publier, dans la Revue de l'Agenais, les "Journaux de mer", rédigés pendant l'expédition aux Antilles. Il s'apprêtait à faire de même pour la Cryptographie agenaise, où Boudon de Saint-Amans avait consigné, jour après jour, les événements, les rumeurs, la vie quotidienne entre Mars 1814 et Mars 1817. J'analyserai, dans une publication à venir, les relations entre les deux hommes. 2 Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.36

N'est-ce pas encore grâce à une bribe de couplet que l'érudit agenais découvrit "un fait

doublement important pour la physique du globe et pour la géographie carlovingienne

(sic) des Gaules", situant enfin avec "certitude" l'ancienne Cassinogilus à Casseil,

mettant ainsi un point final à toutes les spéculations auxquelles ce site avait donné

lieu1 ? L'archéologue ne doit donc pas mépriser le "Champ du folklore"2 ; il doit

seulement le retourner avec prudence.

Mais, au-delà de cette attitude que l'on pourrait qualifier de "pragmatique", Momméja

pose un rapport plus étroit encore entre folklore et archéologie. Dans sa "Note

préliminaire" aux Causeries sur les origines de Moissac3 , il explique comment il

travaille : l'archéologue se livre bien sûr à des fouilles qui, loin de résoudre les

questions, ne font qu'en poser d'autres. Il lui faut alors aller chercher ailleurs. Dans les

livres d'abord - ses notes attestent cette patiente recherche bibliographique -, dans les

archives aussi et notamment auprès des réponses aux questionnaires archéologiques du

XIX° siècle qu'il dépouilla patiemment, où il puise certaines "légendes pseudo-

historiques". Et quand décidément, il ne parvient plus à faire parler les pierres et les

livres, reste encore la tradition à interroger, qui permettra de donner à voir des pratiques

vivantes autour de ces ruines silencieuses. "Archéologie barbare", "archéologie gallo-

romaine" mais aussi "toponymie" et enfin "folklore, c'est-à-dire la science qui nous

permet, souventes fois, de tirer un parti tout à fait pratique de l'étude attentive des

légendes, des traditions et des superstitions4 ", voilà l'attirail dont doit savoir se servir, à

la fin du XIX° siècle, un archéologue rompu aux méthodes de travail les plus modernes.

En cela, il est pleinement un homme de son temps, partageant une sorte de théorie des

survivances : dans la culture populaire, il subsiste quelque chose des temps les plus

reculés de l'humanité, "vivant fossile" dont il faut se servir pour pallier le silence des

pierres. Et il n'hésite pas à définir les superstitions comme "le seul lien qui nous rattache

aux premiers humains"5 . Les Causeries apparaissent bien comme une mise en

application de cette définition. D'ailleurs, certains chapitres portent des titres

suffisamment clairs sur ces rapports entre religion antique et superstitions du XIX°

siècle finissant : "De la poussière des superstitions qui s'éleva des ruines du paganisme

1 C'est du moins l'opinion de Momméja.2 Ms 255/77 bis. Archives Départementales. Montauban.3 Momméja 19304 Momméja 1930 : 5 Momméja 1930 :37

et flotte encore dans notre air" ou "comment en terre moissagaise se sont perpétuées

jusqu'à nos jours certaines coutumes funéraires celtiques ou romaines". Et l'on plonge

alors au coeur d'un jeu de miroirs où les superstitions d'aujourd'hui donnent à voir la

procession d'hier.

"Quoi qu'il en soit (...) il reste bien acquis que la mémoire n'était pas encore

éteinte, aux jours de notre enfance, des dieux, des forêts, des arbres et des eaux,

sylvains, faunes et naïades de l'Antiquité, dont le plus représentatif, si l'on peut

dire, le dieu Pan, a imposé paraît-il son nom au village de Dieupentale."

(Momméja 1930 : 35-44)

De tels exemples ne sont pas rares. On pourrait également citer la fête de la Saint-Jean,

à laquelle Momméja consacrera nombre de pages. Les "bergères" dansant autour du

bûcher, par exemple, toujours vivantes dans sa mémoire, perpétuent "un rituel dont elles

tiennent la tradition de leurs belles aïeules, les gauloises aux seins de marbre, aux bras

forts de catapultes"1. Les mégalithiques ont fasciné les savants du XIX° siècle et

Momméja ne fait pas exception. Il les recense, note les croyances et pratiques dont ils

sont l'objet. Ainsi cette pierre de Matras, "qui perpétue dans la Lande d'Albret quelques

vestiges des rhites (sic) les plus caractéristiques des antiques religions préhistoriques.

(...) On (y) célébrait jadis les accordailles et parfois même les actes de mariage"2 .

Et, en conséquence, la religion et les "coutumes" antiques rendent parfois les

superstitions de cette fin de XIX° siècle intelligibles, comme en témoigne l'expérience

de Chantot, "un magistrat dont les fonctions ont discipliné et, par conséquent, aiguisé

les dons innés d'observation". (Momméja 1930 : 91 )

"Comme il venait de terminer la lecture du Manuel d'Archéologie préhistorique

de Déchelette, et qu'il avait été surtout intéressé par les chapitres consacrés aux

sépultures de l'âge de fer, il se demandait si rien ne subsistait de nos jours, dans

les cantons reculés, des coutumes décrites par l'éminent archéologue, quand il se

souvint de ce qui s'était passé, il n'y avait pas très longtemps, presque sous ses

yeux, aux funérailles d'un voisin de campagne.

Les préparatifs de l'enterrement traînaient en longueur, les

assistants, groupés devant la demeure, comprirent que quelque accident s'était

1 Ms 255/385 ter. Archives Départementales. Montauban.2 2J 316. Archives Départementales. Agen.38

produit pendant la mise en bière. Informations prises, c'est que celle-ci étant un

peu étroite, on avait eu quelque peine à placer entre les jambes du cadavre, la

bouteille de vin, qui devait y être mise selon les coutumes immémoriales du

pays...

M. Chantot n'avait vu là, sur le moment, qu'une preuve nouvelle de

la sottise incoercible de quelques campagnards ; mais la lecture du manuel lui

avait ouvert les yeux, et il avait compris le caractère véritable de cette singulière

offrande au défunt : c'était une survivance de la coutume rituelle d'enterrer avec le

mort tout ce qui pouvait lui être utile dans l'autre vie. (...)

On ne croyait pas que cette coutume eut survécu au christianisme

pourtant on avait dûment constaté dans toutes les sépultures médiévales des

départements du Sud-Ouest et du Sud, la présence rituelle d'un vase en terre cuite,

à large panse à bec bridé, dont on ne s'expliquait pas l'usage. (...)

L'observation capitale de M. Chantot nous explique leur rôle

véritable dans les sépultures chrétiennes." (Momméja 1930 : 91)

Fort ce rapport, Momméja assigne même à l'archéologie de nouveaux objectifs. "Certes,

les places de guerre du type décrit par Jules César n'ont pas encore été signalées en bien

grand nombre sur le territoire des Gaules. (...) C'est ce que nous espérons pouvoir faire ;

mais notre ambition ne saurait se contenter de si peu." Il ne lui suffit plus désormais de

fouiller le sol, pour ramener à la lumière les traces matérielles des "premiers hommes".

Il n'est plus temps de rechercher patiemment la trace de tel grand homme ou de telle

bataille. Les "méthodes modernes" - le terme revient fréquemment sous la plume de

Momméja - ouvrent des perspectives alléchantes.

"Grâce à l'intime et judicieuse alliance des méthodes propres à la préhistoire, au

folklore et à l'archéologie, les connaissances positives sur l'état social, les

croyances et les arts des peuples gaulois d'avant la conquête ont pris un tel

développement qu'il est difficile de résister à la tentation de les contrôler par

l'étude minutieuse de tout ce que l'emploi des mêmes méthodes peut donner à

connaître sur une de ces peuplades considérées isolément." (Momméja 1903 : 3)

Des Sotiates ou des Nitiobriges, il espère bien voir autre chose que des remparts et des

39

casques, pénétrer à l'intérieur des maisons pour en scruter la vie quotidienne, la religion

notamment. Mais la voie n'est pas vierge ; d'autres l'ont empruntée avant lui1 . Et

Momméja ne suivra qu'imparfaitement cet alléchant programme. Son Oppidum des

Nitiobriges n'est guère plus qu'un inventaire commenté du matériel archéologique

gaulois, ou supposé tel, trouvé en Agenais. Mais sa conception de l'histoire, et plus

encore des thèmes auxquels elle devrait s'intéresser, s'en trouvent modifiée. Alors qu'au

sein des sociétés savantes, on s'évertue à retrouver les échos de la "grande histoire" au

coeur de la "petite patrie", avec son cortège de "personnages historiques", de batailles,

etc., Momméja songe à une autre façon d'écrire l'histoire, rêve de la "petite histoire",

celle des "petites gens", du quotidien, des techniques par exemple. Ainsi, en Novembre

1889, "après avoir lu quelques pages du Journal des Goncourt, le désir bête (le) prent

(sic) d'écrire une étude de moeurs paysannes, quelque chose de réel, de foncièrement, de

scientifiquement vrai."2 C'est ensuite à des "nouvelles genre Walter Scott"3 que va

ensuite sa préférence avant qu'elles ne soient abandonnées au profit d'une éphéméride,

quelque peu originale. "J'y voudrais entasser les mille petits faits pittoresques que les

historiens négligent fièrement. J'y voudrais surtout la couleur locale de chaque siècle."1

Aucun de ces projets ne verra le jour mais tous mettent en évidence la tentation, le

volonté de concilier histoire et folklore, fut-ce par le biais d'un exercice plus littéraire,

seul peut-être capable de légitimer l'usage de ce nouveau champ du savoir.

Mais ce rapport entre archéologie, histoire et folklore, pour complémentaire, a

longtemps été déséquilibré sous la plume de Momméja : l'archéologie et l'histoire

étaient premières, le folklore n'était qu'un moyen d'avancer dans la construction de ces

savoirs. C'est la Première Guerre Mondiale qui va servir de catalyseur.

Des "sujets de haute actualité"

J'ai dit le peu de foi de Momméja dans les progrès techniques, sa représentation du

1 Parmi ses confrères de la Société Académique d'Agen, nombreux sont ceux qui s'y sont essayés et Momméja leur emprunte souvent leur conclusion, tout comme il emprunte volontiers à La religion gauloise d'Alexandre Bertrand. 2 Ms 255/ 4. 2 Novembre 18893 MS 255/ . 30 Mars 1894. 1 MS 255/ 7. 2 Mai 1900.40

devenir des sociétés, toutes également vouées à la destruction. Les événements semblent

lui donner raison, accentuant encore son pessimisme face à l'avenir. Minée par la crise

économique, démographique, morale même, l'Europe sortira totalement détruite de la

guerre, "redevenue un désert comme aux lendemains des grandes invasions"2 . Il n'est

même pas besoin d'attendre la fin de la guerre. Il lui suffit de regarder autour de lui pour

voir les prémisses de ce désastre. Les hommes désertent les campagnes, qui se

dépeuplent dramatiquement. L'hémorragie est telle que, déjà, "les champs sont peu à

peu dévorés par la brousse ", "la féroce végétation des épineux, des ronces et des lianes

s'empare rapidement des plus beaux bois qu'elle transforme en halliers où les sangliers

eux-mêmes ne pourraient se frayer un passage."3

Les écrits auxquels s'adonnent Momméja depuis plusieurs décennies sont plus qu'utiles ;

ils témoigneront de ce qui n'est plus. D'autant qu'ils reçoivent un cadre institutionnel

inespéré4. Une circulaire du 18 septembre 1914, adressée par le Ministère de

l'Instruction Publique aux sociétés savantes invitent les instituteurs et plus largement

"toutes les personnalités particulièrement qualifiées par la nature de leurs travaux et

l'habitude qu'elles ont de la méthode historique" à "prendre des notes sur les évènements

auxquels ils assistent", à "recueillir la tradition orale pendant la guerre"1 . "Membre de

plusieurs sociétés savantes", pour reprendre l'expression consacrée, officier de

l'Instruction Publique, Momméja a eu très tôt connaissance de cette circulaire qui

légitime au plus haut niveau ces écrits2 . D'ailleurs, n'a-t-il pas lui-même caressé

semblable projet, simplement plus ambitieux, songeant à "un travail sur l'histoire de

France vue d'une petite ville de province, au jour le jour, à travers les âges."3

Cette invitation lui permet également de renouer avec la tradition familiale qui

fait la part belle à de fiers ascendants, luttant au péril de leur vie, pour la défense de

leurs opinions, s'impliquant activement dans les événements de leur temps. C'est cet

2 Ms 117/6. 29 Décembre 1915. Archives Départementales de Montauban.3 Ms 117/84 Les Cahiers Noirs présentent également de troublantes ressemblances avec la Cryptographie agenaise de Boudon de Saint-Amans. Sans doute, Momméja trouvait-il là un moyen de suivre les traces d'un érudit qu'il admirait et dont il utilisa sans doute les notes, aujourd'hui introuvables. 1 Bulletin de la Société Archéologique et Historique du Périgord 1915 : 230.2 Le journal qu'il rédige pendant la guerre en témoigne. Il aurait même envoyé au Ministère de l'Instruction Publique des extraits de son journal. "Terminé l'interminable lettre d'envoi - une vraie préface - au Ministère des extraits du présent journal sollicité par le Comité des Travaux Historiques. Tant que j'y ai travaillé, j'ai été heureux, plein d'espoir qu'on prêterait quelque attention à ces notes sans apprêt. Maintenant, je me dis qu'on les mettra dans un dossier sans y jeter un coup d'oeil... Au fait, que m'importe ? Je n'ai jamais été assez fol pour désirer la publication de ces choses-là, de mon vivant. De telles pages n'ont d'intérêt que lorsque celui qui les a écrites n'est plus de ce monde." (Ms 117/4 : 117) 3 Journal, 10 juin 190041

ancêtre Chanavé cachant les Pasteurs du désert dans la maison familiale, l'arrière-grand-

père Momméja qui, au nom de la réconciliation des professions de foi, participa à la

messe pour le repos de l'âme de Louis XVI, ou encore cet oncle, officier en Algérie, et

puis, sous ses yeux, son gendre, Maurice, qui est à la tête d'une ambulance. Momméja,

encore une fois, introduit une rupture. Trop jeune en 1870, trop vieux en 1914, il est au

surplus inapte au maniement des armes, ayant perdu l'usage d'un oeil très jeune, ce qui

lui valut d'être réformé. C'est la plume à la main, dans les tranchées de ses Cahiers

noirs qu'il va lui aussi s'impliquer.

Cependant, à force de parcourir ces cahiers, un fait ne manque pas d'étonner : tout est

parfaitement en ordre, organisé en un propos fluide, sans rature, paginé. L'ouvrage est

précédé d'une "Note préliminaire" où Momméja explique sa démarche ; dans chacun des

volumes, des titres de chapitre figurent dans la marge, regroupés en une sommaire table

des matières. L'ensemble est bien différent des notes de terrain, brouillon de lettres sans

indication du destinataire, réflexions jetées au fil de la pensée, notes de lecture diverses,

dessins pris sur le vif, destinés à lui seul. Il est assez facile alors d'imaginer comment il

procéda. Il s'est sans doute dans un premier temps conformé à la directive ministérielle,

notant, décrivant la guerre vue de l'arrière et ses conséquences sur la vie quotidienne.

Une sorte de brouillon, sans doute, comme à l'accoutumée sur les supports les plus

divers et sans ordre, qu'il entreprit ensuite de rassembler afin de leur donner une unité.

Mais alors, la nature de cet écrit change. A côté des "échos affaiblis mais sincères du

vaste drame qui emplit la scène de l'Europe", il ne va pas hésiter à "entremêler ces

impressions, ces notations et ces tableaux, de réflexions, de récits, d'épisodes personnels

et qui touchent tous plus ou moins à (sa) vie et à (son) labeur d'érudit"1 . C'est l'oncle

Chanavé qui raconte l'histoire des hommes sauvages de Caussade. C'est Jeannot, son

petit-fils, qui rentrant du collège, lui rappelle que c'est la Sainte-Agathe. Et Momméja

de se souvenir des fêtes auxquelles il assistait, ce jour-là, lorsqu'il était enfant. Une

promenade archéologique avec sa fille lui fournit le prétexte à de longs développements

sur les fées, les sorcières, sur les croyances populaires attachées aux sources. La

difficulté à trouver des bras pour les gros travaux amène une réflexion railleuse du

bordier Lamonteye : "Si c'étaient des travailleurs comme Tourreno : nous n'aurions rien

à redouter". Et l'on suit Tourreno qui travaillait si rapidement qu'on le soupçonna d'avoir

pactisé avec le diable.

1 Ms 117/1. Archives Départementales. Montauban.42

Or, ces épisodes, et tant d'autres, étaient déjà présents dans son Journal ou dans

ses notes éparses. Ses Cahiers Noirs lui offrent enfin l'occasion de se livrer ouvertement

à l'écriture folkloriste, d'utiliser le matériau accumulé pendant de longues années. Il ne

s'agit plus de mettre le folklore au service de l'archéologie mais de le traiter pour lui-

même. Mais on ne peut parler des Cahiers noirs sans évoquer Les pierres du gué1 ,

cinquante textes de nouvelles qui constituent une sorte de livre de raison, où il consigne

ses souvenirs, des épisodes de sa carrière d'archéologue, rapporte des contes, tente de

définir sa personnalité. Entre l'un et l'autre, la filiation est manifeste : nombre de thèmes

sont communs aux deux.

Ces Cahiers noirs vont en quelque sorte montrer la voie et donner naissance à

d'autres textes, auxquels Momméja travailla jusqu'à sa mort.

Les chants populaires du Caussadais

J'ai déjà parlé de sa campagne folkloriste des années 1890-1891. Mais le fruit de

cette collecte était restée à l'état de simples notes. Trente deux ans après, au début des

années vingt, il reprend ses carnets de terrain et rédige les Chants populaires du

Caussadais.2 La fréquentation d'Antonin Perbosc et surtout les publications de ce

dernier ne sont peut-être pas étrangères à ce regain d'intérêt. C'est du moins à lui que

Momméja s'adresse, comme à un maître, lui faisant lire à plusieurs reprises les épreuves

de ce nouvel ouvrage.

"Je vous montrerai de nouveau mes Chants du Caussadais que j'ai retranscrits,

traduits, annotés, glosés, commentés... Cela prend une certaine tournure. J'y ai

travaillé de toutes mes forces et avec passion parce qu'en étudiant et comparant

ces frêles petites choses, je me suis aperçu qu'elles formaient une sorte de tableau,

ou mieux un vague poème dont le sujet est l'âme et la vie de nos paysans du

berceau à la tombe."3

Si Perbosc est le témoin privilégié de ce travail de réécriture auquel il a, en quelque

1 Dans son mémoire, Alain Laporte affirme que ce manuscrit était constitué de deux cahiers, l'un appartenant à Marthe Villeneuve, l'autre à Jean Villeneuve. Aux Archives Départementales à Montauban, il n'en reste plus qu'un, ajouté au fonds Momméja au cours des années quatre-vingt dix. Il ne figure donc pas dans l'inventaire Méras.2 Ms 255/54. Archives Départementales. Montauban.3 Ms 1417. Bibliothèque Municipale. Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 12 Octobre 1922.43

sorte, apporté sa caution, il n'en a certainement pas été l'initiateur. Certes, les deux

hommes se rencontrent à la fin des années 1880, alors que l'archéologue commence sa

collecte. Certes, ils ont les mêmes centres d'intérêt, l'histoire et les traditions locales, la

décentralisation et le Félibre, la littérature populaire. Mais Momméja ne voit alors en

Perbosc qu'un érudit comme lui, au mieux un "poète"1, mais certainement pas un

maître2.

C'est ailleurs que s'éveille l'intérêt de l'archéologue pour les chansons, au coeur

même de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne, lorsqu'en 1883, un de ses

confrères, Emmanuel Soleville, commence à livrer ses Chants populaires du Bas-

Quercy, en une sorte de feuilleton qui durera six ans3. En 1890, ils sont publiés sous

forme de recueil 4 ; le Bulletin de la Société Archéologique en fait alors un compte-

rendu élogieux. "Le volume de M. Soleville constitue (...) un vrai régal pour tout

archéologue, lettré ou musicien, une magnifique collection de véritables reliques, qui

n'auraient pas tardé à disparaître, si elles n'eussent été ainsi recueillies par une main

savante et discrète." (Bouic 1890 : 86) Un an auparavant, un éditeur cadurcien publiait

les Vieux chants populaires recueillis en Quercy, profanes et religieux, en français et en

patois de Daymard.

Momméja connaît parfaitement ces deux ouvrages et les apprécie diversement.

S'il considère les travaux de Daymard comme une référence, les qualifiant volontiers de

"consciencieux", considérant que "nul ne s'est attaché avec plus de soin à noter les

chants religieux, que savaient, encore, en grand nombre, toutes les vieilles femmes et

tous les mendiants, d'entre Libos, Cahors et Roquecor", il se montre beaucoup plus

réservé à l'égard de Soleville, "moins initié au folklore" que Daymard. Doux

euphémisme que celui-ci. Dans la confidentialité d'une lettre à Antonin Perbosc, datée

du 24 Octobre 1890, l'attaque est violente et sans appel : ce travail, très superficiel quant

au fond, serait aussi très suspect quant à sa méthodologie, Momméja accusant Soleville

d'avoir modifié et censuré les chants qui ne lui convenaient pas.

"Quelques bonnes femmes que j'ai employé (sic) tout le temps m'en ont déjà dicté

1 Lette de Momméja à Antonin Perbosc, 11 Juillet 1890, Ms 1417, Bibliothèque Municipale de Toulouse. Il s'agit sans doute d'une des premières lettres que Momméja adresse à Perbosc qu'il appelle Monsieur. Un an plus tard, dans une lettre du 5 juin 1891, il le qualifiera d'"ami". 2 Dans les lettres qu'il envoie à Perbosc en 1890-1891, Momméja l'informe de l'avancée de ses travaux sur la littérature populaire, fait part d'opinions très tranchées sur les oeuvres de ses prédécesseurs, notamment de Soleville. Les "Mimologismes populaires d'Occitanie" paraissent dans La tradition en 1904-1905. 3 La Société Archéologique du Tarn-et-Garonne publie un bulletin par an. Les "Chants populaires" figurent dans les livraisons des années 1883, 1884, 1885, 1886, 1889.4 Soleville 189044

plus de 80 (!) inconnus de M. Soleville ! et dans le nombre quelques-uns de la

plus haute importance, des cantiques adouracious qui semblent tant ils sont

étrangement mystiques, sortir du Fiaretti de Saint François, et des complaintes

historiques du plus haut intérêt. Parmi ces dernières je citerai en première ligne un

très long fragment de la célèbre complainte de Byron, qui, joint à ceux déjà

publiés, me prouve que c'est à un très long poème que nous avons à faire (sic).

J'ajoute sur ce sujet que M. Soleville par scrupule religieux à (sic)

impitoyablement châtré toutes les chansons qu'il n'a pas remaniés (sic) pour les

faire cadrer à son système musical. J'ajoute que son travail très incertain sans

doute surtout au point de vue musical est totalement à refaire au point de vue

traditionnaliste et littéraire. Ce n'est pas le fait de l'ignorance, loin de moi cette

pensée, mais parti pris clérical. Le Folk-lore est une chose trop indépendante pour

que M. Soleville ne s'attache pas à en faire (illisible)."1

Née de cette exaspération, la collecte des années 1890-1891 avait donc pour but premier

de vérifier et de compléter ces deux ouvrages. Trente ans plus tard, le travail de

réécriture porte les marques de cette genèse. Si sa colère s'est singulièrement émoussée

-au point d'affirmer que Soleville est "celui grâce aux leçons de qui (il a) pu explorer

1 Ms 1417. Bibliothèque Municipale. Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 24 Octobre 1890. Trente ans plus tard, lorsque Momméja retrouve les Chants populaires du Caussadais, sa plume a singulièrement perdu de sa virulence. Pourtant, les accusations n'ont pas disparu ; elles ont simplement été quelque peu édulcorées. Comparant, pour chaque chant, la version qu'il a recueillie avec celles que Daymard et Soleville, il note de fréquentes divergences entre sa collecte et celle de Soleville. Divergences que le "scrupule religieux" de l'enquêteur suffirait à expliquer : l'homme d'église, en présence de plusieurs versions, aurait choisi la moins lutine. Ainsi, à propos de "La Noubieto", "La marieé", où l'on entend les doléances d'une jeune fille mariée à un paysan malade mais riche. "La nourrice Françou me dicta, un soir de Novembre 1890, cette chanson naïvement cynique, dont les quatre premièr(e)s (strophes) ont été publié(e)s par Emmanuel Soleville à peu près dans les mêmes termes mais sous forme de sixains, par ce (sic) qu'il n'avait pas compris que la pièce est en vieux vers roman en vers de treize pieds. On chercherait vainement le reste dans son recueil. Peut-être l'ignorait (sic), mais je doute fort qu'il se fut résigné à publier les sixains restants, s'il les avait connus, car toute sa délicate nature répugnait au réalisme brutal qu'elles étalent avec tant d'impudeur." (Ms 255/54) Pour Momméja, Emmanuel Soleville ne pouvait pas publier cette réponse de la jeune fille, à qui l'on conseille de se consoler de l'absence d'ardeur du mari en songeant à l'héritage qu'il ne tardera pas à lui laisser : "-Au diable la richesse ! Quand le plaisir n'y est pas ! -J'aimerais mieux un homme à mon entendement -Que toute la richesse de ce vieil impotent !". Le "scrupule religieux" a aussi sévi sur "La counfessiou". "Soleville a publié pareillement La counfessiou, mais la version qu'il en a donnée est une version pieuse ; il ne pouvait pas faire autrement. Pourtant, il a eu la loyauté de reconnaître l'existence d'un texte infiniment moins orthodoxe ; et il faut lui en tenir compte, car cet aveu a dû beaucoup coûter à sa piété." Pouvait-il, comme le fait Momméja, rapporter les paroles de la bergère qui avoue à son confesseur comment elle a péché sur la bruyère avec Pierrou ? Quant "Al païs de Lalurou", "Au pays de Lalurou", "Soleville déclare d'ailleurs qu'il en connaît une autre version 'qui dit positivement, du reste, que les trois dames de l'oustalet sont de méchantes fées des montagnes, qui veulent éprouver la constance du chevalier'." Et Momméja d'ironiser. "Pourquoi les traite-t-il de méchantes, ces fées de montagne (qui hébergent le chevalier et exigent quelque faveur pour prix de leur hospitalité) ? Elles ont envie de se joindre d'amour au bel étranger, et elles le lui disent sans détour. Calypso et Circé n'agirent-elles pas de même avec Ulysse ? " (Ms 255/54) Mais la critique va beaucoup plus loin. "Entre bien d'autres, Le Merle me dicta cette singulière chanson le soir du 10 octobre 1890. Il ne se souvenait plus bien la dernière strophe, mais il en savait parfaitement le sens, et c'était exactement celui qu'a transcrit Soleville : de sorte qu'il m'a été facile de la reconstituer. Le texte de Soleville est plus complet, plus littéraire que celui de mon rapsode ; mais celui-ci est plus sincère ; de toute évidence, aucun transcripteur timoré n'en a délivré l'âpre énergie ; il doit donc être plus proche de l'original." (Ms 255/54) On le comprend aisément, le transcripteur timoré qui a remanié la version populaire, l'a parée d'atours plus littéraires, n'est autre, pour Momméja et même s'il n'ose l'affirmer clairement, que Soleville lui-même. 45

avec quelque fruit le champ traditionnaliste"- Momméja n'a de cesse de comparer les

fruits de sa collecte avec celle de ces deux prédécesseurs. Pourtant, les Chants du

Caussadais vont au-delà de ces échos amoindris d'une dispute d'érudits locaux ou de la

simple compilation de chants.

Il s'intéresse d'abord à la question de l'origine des chants populaires, prolongeant

ainsi la réflexion du "consciencieux" Daymard qui, dans l'introduction à son recueil,

affirmait qu'"il y a (en fait) très peu de chants régionaux ; la plupart des chants

populaires sont communs à toutes les provinces. Chacun d'eux n'a qu'une seule origine,

seulement, dans ses pérégrinations, dans sa diffusion, il a subi des variantes, des

changements dans la forme et quelquefois dans le fond." (Daymard 1889 : VIII)

Affirmation toute théorique que Momméja complète et illustre, en l'appliquant à son

"champ folklorique", cette "terre de promission de l'ethnographie" qu'est son

Caussadais.

Mais il est évident que, pour lui, on ne peut penser l'origine des chants sans s'être

interrogé sur la provenance des hommes, celle-ci étant la conséquence directe de celle-

là. C'est pourquoi il se livre d'abord à une réflexion démographique, appliquant au

Caussadais "la règle universelle qui veut que, dans leurs déplacements, les humains se

conforment à la marche apparente du soleil", suivant pour cela "les voies fluviales". Et

de conclure avec plus de précision : "Ce n'est pas seulement de nos jours que le Quercy

se dépeuple (...), ses habitants, partis de Saint-Antonin, d'Albias, de Bruniquel, de

Caussade, de Belmontel, de Léojac, de Vazerac, de Villemande, etc., abandonnant leur

pays (...) pour s'établir pour toujours (...) dans la Lomagne (....) ; (mais) on doit admettre

que si dans le caussadais, la race s'est renouvelée, ce n'est pas aux dépens des vieux

Cadurques, mais bien plutôt, par l'incessant travail migrateur venu du Rouergue et

même de l'Auvergne." Et ce premier constat démographique est d'une grande utilité au

folkloriste. "Cela indique aux traditionnalistes les directions à suivre pour retrouver

l'origine de quelques-uns de nos chants traditionnels, mais ils ne devront pas se hâter

d'en conclure que tout est apport d'Auvergne ou du Rouergue dans notre folklore." En

effet, à ces grands courants migratoires d'est en ouest, il faut aussi ajouter des relations

qui, pour avoir une envergure géographique moindre, n'en ont pas été moins

importantes. Certes, la guerre, le commerce, l'industrie ont toujours entraîné des

mouvements de populations entre la campagne et les villes environnantes, permettant

aux couplets de voyager. Mais, pour Momméja, l'influence décisive de Montauban,

Cahors ou Toulouse, etc. est ailleurs. Le mépris qu'elles auraient toujours affiché à

46

l'égard des campagnes, les rapports très durs qu'elles auraient tissé avec elles auraient

agi profondément sur la littérature populaire, les "pieds-terreux" n'ayant eu d'autre

solution que de chanter leur rancoeur, utilisant la mélodie comme moyen de résistance,

confiant à des "cantilènes" d'apparence innocente le soin de perpétuer la mémoire de ces

luttes.

Dans le Caussadais, comme ailleurs, on trouve donc deux types de chants

populaires : les chants nés sur la terre caussadaise et les chants apportés par les

populations venues d'autres régions. Fort de cette règle, il est alors très facile de

retrouver l'origine d'un chant. Et c'est presque à un exercice d'application de cette

méthode que se livre Momméja à propos d'"Ospérinet", chant qui met en scène un

braconnier menacé de pendaison.

"La scène se passe dans lou bosc de Saboio ; la femme du braconnier est la plus

belle qui soit 'dedines Saboio' ; enfin le libérateur est appelé 'moun ouncle de

Saboio'. Cela nous conduit dans un pays qui s'appelle Saboio et il n'y en a pas

deux en Europe : c'est la Savoie. On doit donc croire que cette légende est venue

du pays de De Maistre, à l'autre extrémité de la France. Mais comment a-t-elle pu

parvenir jusque chez nous ?

La Réforme avait noué des liens solides entre Montauban et Genève. Dès

1561, on voit apparaître chez nous des savoyards envoyés par les réformateurs

genevois. C'étaient des pasteurs ; mais des gens de conditions diverses les

suivirent et s'établirent définitivement dans Bas-Quercy. Un d'eux, Pierre

Momméja, dit Saboye, fut élu consul de Montauban en 1599. Cette constatation

suffit pour montrer qu'une légende de Savoie a pu s'implanter dans le Caussadais,

avant le XVII° siècle ce qui explique son caractère archaïque."

Au-delà de cette question des origines, la perspective historique permet d'éclairer

certains aspects de la littérature populaire. Ainsi, dans "La Counfessiou", Momméja

s'étonne que la bergère traite son confesseur d'"Antéchris" (sic) lorsque celui-ci lui

interdit de revoir l'élu de son coeur. "C'est la seule fois que je l'ai rencontré (le mot

Antéchrist) dans notre littérature traditionnelle, et il est également absent des chansons

recueillies tant par Daymard que par Soleville." Faut-il conclure à l'erreur d'un conteur

peu scrupuleux ? A un apport plus récent ? A l'influence de ces "ineptes couplets que les

47

grammophônes ont popularisés"1 et qui font de plus en plus le bonheur des

"despéloucayres" au cours de leurs travaux en commun ? Au contraire, la référence à

l'histoire permet à Momméja de restituer sa cohérence à ce détail étrange et de plaider

ainsi pour le caractère typiquement caussadais de la "cantilène". "Comme il faut bien

chercher une raison à tout, je me demande s'il ne faut pas y voir une influence

huguenote, car ce surtout (sic) dans son acception anti-catholique a toujours fait partie

du vocabulaire parpaillot. Or, le pays où j'ai recueilli "La counfessiou" fut protestant, ou

au pouvoir des protestants, pendant près d'un siècle, et, même après la Révocation de

l'Edit de Nantes, le groupe protestant y resta particulièrement vivace et puissant." Cette

question du passé huguenot du Caussadais, Momméja en fait l'un des axes forts de sa

réflexion sur les chants traditionnels. La lutte entre protestants et catholiques -

particulièrement virulente dans cette région et à laquelle ses ancêtres, rappelons-le,

avaient pris part - et la persistance du culte réformé auraient ainsi laissé des marques

profondes dans la littérature populaire mais aussi dans les "moeurs et coutumes". Si,

sous certains aspects, le folklore du Caussadais est proche de celui de l'Agenais ou du

Rouergue, pour ne citer que ces deux exemples2, une analyse fine devrait démontrer des

différences infimes, produits de cette histoire particulière, qui font toute la spécificité du

lieu et interdit de l'assimiler aux régions environnantes3.

Mais la perspective historique, pour nécessaire qu'elle soit, n'est pas suffisante.

Elle laisse aux chants tout leur mystère et ne conduit qu'à des conclusions vagues et fort

sujettes à caution. Ainsi, en est-il de "Tsano d'Oymé", dont l'héroïne rencontre, près

d'une fontaine, un prince qui lui demande de l'eau. Mais la jeune femme, Tsano, se

dérobe aux ordres, prétextant n'avoir ni tasse ni écuelle propre. Puis, on la retrouve à

Paris, offrant au prince une pomme qu'il refuse. Et Tsano se noie dans la fontaine, près

de laquelle elle avait rencontré le prince. La triste fin de Tsano d'Oymé est décidément

difficile à expliquer. Pourquoi se noyer quand un prince refuse votre offrande ? Existe-t-

il seulement un lien entre les deux événements et de quelle nature est-il ? Daymard et

Soleville, recueillant ce chant, se contentent de "constater l'existence et la généralité de

la tradition : '(...) A tort ou à raison la tradition populaire veut que ce soit le Vert-Galant.

1 Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.2 Rappelons que Momméja considère que le Caussadais a perdu sa population au profit de la Lomagne mais aussi de l'Agenais et qu'il n'a évité le dépeuplement que grâce à l'arrivée des Rouergats et des Auvergnats.3 Une chose ne manque pas d'étonner chez Momméja : son acharnement à décrire minutieusement, inlassablement le Caussadais, en préambule aux réflexions les plus diverses, pour l'enquête sur les conditions de l'habitat en France, dans les Cahiers Noirs, dans son Journal, dans les vieilles histoires des collines ou encore, ici, dans l'introduction aux Chants Populaires. Or son intention semble assez claire : il s'agit pour lui de prouver que le Caussadais est et a toujours été "différent". Une différence que tout dénonce, depuis toujours : le sol, les rivières, la végétation mais aussi l'histoire et les hommes. "Un petit monde (...) géologiquement, orographiquement, ethnographiquement aussi" à part et qui suppose une réflexion particulière. La sienne, bien sûr. 48

Il n'est pas étonnant qu'Henri IV, qui a plusieurs fois guerroyé dans le Quercy, y ait

laissé un souvenir de sa popularité.'" Tsano d'Oymé aurait été séduite puis délaissée par

le Navarrais. Venue à Paris le rappeler à ses devoirs, en vain, elle se serait noyée, de

honte ou de chagrin. Mais l'explication ne satisfait pas Momméja. Peut-on déduire

semblable histoire du seul fait qu'Henri IV jouit, dans cette région, d'une solide

réputation de trousseur de jupons, que rappellent de nombreuses chansons, plus

explicites ? Certes, Tsano a bien été séduite et délaissée mais c'est ailleurs qu'il en fonde

la preuve. C'est un détail, une curiosité de cette chanson qui attire son attention.

Lorsqu'elle se rend à Paris, Tsano offre une pomme au roi de France. Et Momméja de

s'interroger, comme Soleville, sur la présence de ce fruit qui "ne paraît que rarement

dans notre littérature traditionnelle", et de se lancer, à la différence de son prédécesseur,

à la poursuite de cette pomme, à travers les siècles et les pays, en une réflexion qui

laisse pas d'étonner par sa qualité et surtout par son originalité.

"Un mot encore sur la pomme envoyée et refusée ; cette pomme a frappé Soleville

: 'La muse populaire, écrit-il, se doute-t-elle qu'elle évoque ici un souvenir de la

Grèce antique ? ' 'Les anciens, dit Sainte-Beuve, envoyaient à leur maîtresse une

pomme comme gage et symbole d'amour.' Et le savant critique cite, à ce propos,

une épigramme de Platon. Relisons cette épigramme. 'Je te jette cette pomme ; si

tu est (sic) disposée à m'aimer, reçois-la, et, en retour, donne-moi ta virginité. Que

si tu es contraire à mes voeux, reçois-la encore, et vois comme son éclat et sa

fraîcheur sont peu durables.' La première partie de cette épigramme nous permet

de deviner ce qui s'est passé entre Jane et le fils du roi. Il lui a offert la pomme

d'amour ; elle l'a acceptée ; elle l'a gardée, et quand elle est délaissée elle la lui

présente pour lui rappeler ses promesses. Et ce n'est pas seulement en Quercy que

la pomme est un symbole érotique. En Serbie, lorsque la jeune fille reçoit la

pomme de son amoureux, elle est engagée. Chez les Esclavons de la Hongrie, le

fiancé, après avoir échangé l'anneau avec la fiancée, lui donne une pomme,

symbole essentiel de tous les dons nuptiaux. (...)

D'ailleurs, la pomme apparaissait rituellement jadis au repas de noces ; voici

comment. On choisissait la plus belle et la plus grosse, on y insérait par la tranche

le plus grand nombre possible de pièces d'or, puis on la plaçait sur une serviette

repliée reposant sur un plat. Une des cuisinières prenait ce plat et faisait le tour de

la table en chantant :

49

E qual l'estrenara

Lou poumel de la noubietto ?

E qual l'estranara

Un ramelet n'aura1

D'autres femmes suivaient portant de menus bouquets de fleurs artificielles. Les

convives glissaient une pièce de monnaie entre les plis de la serviette puis

recevaient un des bouquets. L'argent ainsi récolté était pour les serbicialos c'est-à-

dire pour les femmes qui avaient fait le service de la table. Quand un ménétrier

était là, il précédait les quêteuses en raclant son violon.

J'ai vu cela plusieurs fois dans mon enfance ; c'était un intermède plaisant

aux longues goinfreries du repas. Depuis qu'on avait des oranges, c'en était une

qui servait de pommel. La coutume dure encore dans l'arrondissement de Moissac.

(...)

Dans la région où Daymard faisait ses récoltes folkloriques, c'était la

nouvelle mariée elle-même qui présente (sic) la pomme hérissée d'or aux invités,

et qui rend un baiser en échange de l'offrande ; aussi le chant traditionnel est-il un

peu différent de celui usité en Bas Quercy ; le voici.

Ca, ça, ça, qui l'estrennara

La pommetto de la nobio ?

ça, ça, ça, qui l'estrennara

Un baïsat de la noubieto aura.

(ça, ça, ça, qui l'étrennera, la pommette de la mariée, ça, ça, ça, qui l'étrennera, un

baiser de la mariée aura)

Parfois, il est remplacé par un couplet en français, qui spécifie bien que la pomme

ainsi promenée est la "pomme d'amour" dont parle un chant populaire sicilien.

Tu non ci pensi, leta maritata

Quaunu sui dasti la pumu d'amuri (sic)

Tu ne te souviens plus, heureuse mariée, du temps ou tu me donnas la pomme

d'amour.

'Quant à la destination de l'argent recueilli, elle varie suivant la position de fortune

des mariés', ajoute Daymard ; ce qui revient à dire que cet argent est bien destiné à

la nobio. Or 'près de Tarente, dans l'Italie méridionale, écrit M. de Simone, au

1 "Qui l'étrennera, La pomme de la petite mariée ?Qui l'étrennera,Un (?) aura". Traduction V. Moulinié50

dîner de noce, lorsqu'on arrive aux pommes, 'ad mala' chaque convive en prent

(sic) une et, l'ayant entamée avec le couteau, place dans l'incision une monnaie

d'argent ; on offre le tout à la jeune mariée : celle-ci mord dans la pomme et retire

la monnaie.' Il était intéressant de faire ce rapprochement ; il serait imprudent d'en

chercher l'explication."

Ainsi, ce sont les coutumes de mariage qui restituent son sens à la chanson, des

coutumes fort répandues mais que l'on a peu à peu oubliées, dont pourtant le souvenir

persiste, tenace, séparé de son contexte jusqu'à devenir lisible. Pour Momméja, un chant

ne se comprend que replacé dans la société qui l'a vu naître et prospérer ; la "muse

populaire" en effet adopte le quotidien, la "culture matérielle" que les couplets reflètent

fidèlement. Affirmation poussée jusque dans ses plus extrêmes retranchements à propos

de "La counfessiou", déjà évoquée. "Daymard en a donné un texte pareil sauf les

différences dialectales et l'emploi du mot foutséro au lieu de brugiéro car la flore locale

a parfois marqué d'une empreinte particulière les chants populaires. La bruyère abonde

dans le Caussadais, où la fougère est à peu près inconnue ; en folklore, il faut savoir

tenir compte même de cela." En somme, les chansons sont tout à la fois un tableau, une

"mémoire", un témoignage et, au fil des années, une sorte de message codé que le savoir

du folkloriste est le seul à pouvoir décrypter.

Ainsi, les Chants populaires du Caussadais sont-ils accompagnés de longues

considérations ethnographiques, le plus souvent puisées dans la mémoire de Momméja

lui-même. Les chants de moissonneurs, par exemple, sont l'occasion de décrire les

assemblées de "despéloucayrés (besognant) la nuit, parfois sur l'aire au clair de lune, le

plus souvent sous un hangar éclairé tant bien que mal par une grosse lanterne." Et

Daymard aurait dû être plus attentif à ce genre de détails, lui qui regroupe dans la même

section, au "titre un peu vague", les chansons les plus prisées lors des grands travaux.

S'il avait eu, comme Momméja, une parfaite connaissance des travaux agricoles, il

aurait su "qu'il y a plusieurs théâtres différents et qu'à chacun doit correspondre une

classe particulière de chansons." Des "théâtres" que Momméja décrit avec force détails.

Peut-on comprendre le sens de "La ramado de Pellaroquo" si l'on ignore ce qu'est une

ramado ? Et il consacre une longue page à cette jonchée nauséabonde, faite d'"herbes

potagères et légumineuses" accompagnées de carcasses pourrissantes, symétrique

inversé du mai, "bel arbuste fleuri de bouquets et de rubans". Derrière les "cantilènes",

se profile un véritable tableau ethnographique du Caussadais, avec ses croyances, ses

51

superstitions mais aussi ses pratiques en fonction des saisons et des âges.

Ce manuscrit n'était pas encore prêt, il fallait encore y travailler mais la besogne avait

déjà fort belle allure : cent huit pages d'introduction, une organisation par thème et type

de chants, une présentation pour chacun d'eux. Il envisageait évidemment une

publication et s'apprêtait à porter publiquement l'habit de folkloriste. Ne s'était-il pas

attaché à la rédaction des Vieilles histoires des collines, dont le titre dit assez le

contenu ? N'avait-il pas repris ses ébauches de coiffes, envisageant une "parlotte" sur ce

thème pour la société Académique du Tarn-et-Garonne ? N'avait-il pas donné son

accord pour que ses contes soient publiés dans la revue Divona, à Cahors ?

Le temps lui manquera pour mener à bien ces projets. Le premier conte,

"Tourréno, le grand faucheur", paraît en Janvier 1928. Momméja meurt le 11 de ce

même mois. Deux autres contes suivront.

Références bibliographiques :

-Sur Momméja

Vezins (de), R. 1928. Jules Momméja, Bulletin de la Société Archéologique du Tarn-et-

Garonne

Viguié, P. 1928. "Souvenirs de Jules Momméja", Bulletin de la Société Archéologique

du Tarn-et-Garonne

Laporte, A. 1991. Jules Momméja ou le témoignage au quotidien, Mémoire de maîtrise,

Université de Toulouse le Mirail

Delord, J.-F. 1998. "Les Cahiers Noirs de Jules Momméja ou le regard d'un honnête

homme sur la Grande Guerre", Bulletin de la Société Archéologique et Historique du

tarn-et- Garonne, tome CXXIII, pp 139-148.

-De Momméja

-Ouvrages publiés

52

Causeries sur les origines de Moissac, essai de synthèse historique sur les

arrondissements de Moissac et de Montauban avant la fondation de cette dernière ville,

Moissac, Impr. Gainard, 1930

Collection Ingres au Musée de Montauban, Paris, Plon, 1905

Les découvertes de Sos. Les mines de fer de Sos, Bordeaux, 1910

Du Mexique au siège de Paris. Les collections de l'abbé Lanusse, Agen, Impr. moderne,

1911.

Le musée d'Agen. La Vénus du Mas, le bas-relief de Mino de Fiesole, les tableaux de

Goya, Agen, Impr. Moderne, 1904

L'oppidum des Nitiobriges, Caen, H. Delesques, 1903.

Contes de la vallée de la Bonnette, recueillis par Jean Hinard, traduits par Antonin

Perbosc, préface de Jules Momméja, Paris, Champion, 1924

Quercy, (article sur le), in Dictionnaire géographique et administratif de la France,

publié sous la direction de Paul Joanne, Paris, hachette, 1905.

"Au pays des Antiquaires", L'âme gasconne, Septembre 1909 à Juillet 1910.

"Etudes rustiques d'après nature. Le feu de la Saint-Jean", L'âme gasconne, 1907, pp

200-203 et 227-229

"Les tableaux du château d'Aiguillon et le musée d'Agen", L'art, TomeLVIII, pp 207-

212

"A Bruniquel, au temps où 'le pôle du Septentrion gravitait vers la brillante du Cygne'.

Notes à Propos de deux bois gravés inédits", BSATG, 1923, pp 22-23

"Gastronomie populaire : Rustiques friandises traditionnelles du Quercy : coqous des

Sarrasis, mariotos et tchaoudeletsq" BSATG, 1918, pp 157-161

"Commentaire archéologique sur un vers de Victor Hugo", La correspondance

historique et archéologique, 1902, pp 43-52

"Bernard Palissy agenais", La correspondance historique et archéologique, Août 1902,

Janvier 1903.

"Le capitaine de Romagnac", La correspondance historique et archéologique, Avril

1900

"Les dolmens en Grèce" La correspondance historique et archéologique, 1898, p53

"Rabelais et les monuments préhistoriques", La correspondance historique et

archéologique, 1896, pp 5-11

"Celle qui couchait avec les morts", Divona, Cahors, 22, Mai 1928

53

"Pouziniès", Divona, Cahors, 11, Juin 1929

"Tourrèno, le grand faucheur", Divona, Cahors, 18, Janvier 1928

"Celle qui revient de l'enfer", Le Quercy, Montauban, 5 mai 1896

"Dom Bernard de Montfaucon et l'archéologie préhistorique", Revue de Gascogne,

1898, pp 5-22 et pp 73-88

"Les journaux de mer de Florimond Boudon de Saint-Amans (aux Isles sous le vent et

aux Antilles 1767-1769), Revue de l'Agenais, 1902

"Pieds-d'Or, essai de mythologie gasconne", Revue de l'Agenais, 1891, pp 415-425 et pp

480-502

Un tableau de Goya du Musée de Lille, La Gazette des Beaux-Arts, 1° Juillet 1905, pp

39-42.

Francisco Goya au Musée d'Agen, Revue de l'Agenais, 1904, pp 388-400.

Les plaques de foyer anglaises, flamandes, françaises et hollandaises dans le Sud-Ouest

de la France, Revue de l'Agenais, 1910, pp.

Archéologie agenaise, Revue de l'Agenais, 1902, pp.

-Manuscrits

Les Pierres du gué, AD Montauban, Fonds Momméja (pas de côte)

Chants populaires du Caussadais, AD Montauban, Fonds Momméja, MS 255-54

Journal, carnets de notes et de voyages, AD Montauban, MS 255-1 à Ms 255- 31

Les Cahiers Noirs, AD Montauban, MS 117-1 à Ms 117-12

54

L’instituteur, l’ethnographe et le poète

Antonin Perbosc (1861-1944

Josiane Bru

J’avais découvert, à l’écoute de Félix Castan et à la lecture de textes choisis (Castan 1961,

Perbosc 1976), le visage d’Antonin Perbosc : penseur anti-dogmatique de cet espace

décentralisé qu’il nomme Occitanie, réformateur d’une langue qui fut la première écrite en

Europe après le latin, langue progressivement vouée au fractionnement, au morcellement en

dialectes et sous dialectes, considérée en ses multiples formes comme un patois, transcrite au

hasard des fantaisie ou sur le modèle du français. Perbosc était, dans cette langue par lui

restaurée, le poète du “ Campestre ”, au sens large, de la Nature dans ce qu’elle a d’habité par

l’homme mais aussi par le foisonnement des animaux et des plantes. C’est dans la tension

entre ces deux accomplissements - forger une langue et écrire un monument poétique - que se

place l’oeuvre ethnographique d’Antonin Perbosc. Avant que je n’en découvre la richesse

inédite, quelques publications en attestaient : trois recueils de contes (Perbosc1914, 1924a et

1954), un bel article sur trois êtres fantastiques à propos desquels la croyance est très vive en

Quercy (Perbosc 1941)1 et les nombreuses références au “ Manuscrit Perbosc-Cézerac 2” dans

le catalogue du Conte populaire français, de P. Delarue et M.-L Tenèze3.

Mais le poète philologue, instituteur laïque bien ancré dans sa génération, a des passions

multiples que révèlent ses manuscrits et archives. La fréquentation de ce fonds m’a, il y a

quelques années, retenue, passionnée par sa richesse et décontenancée par la difficulté à s’y

repérer. Au fil des dossiers, j’ai pu comprendre comment l’ordre de l’érudit avait été bousculé

par la meilleure volonté qui soit. En effet, dans le souci de valoriser l’oeuvre de son grand

père par des études ou des travaux d’édition posthume, Suzanne Cézerac, a privilégié

l’utilisation qui pouvait être faite des éléments de ce fonds par rapport à sa conservation en

l’état. Ce choix explique les emprunts, déplacements et reclassements successifs. Il s’explique

1 Une partie de l’article reprend le manuscrit autographe “ Lo Drac d’aprèp las tradicions occitanas ” présenté par Perbosc au concours du Grand prix Maurice Faure en 1924 (Ms 2475).2 Voir ci après.3 (Delarue 1957 et Delarue-Tenèze 1964, Tenèze 1976 et 1985).

55

lui-même par le poids que cet héritage et les devoirs qui s’y attachaient a porté sur la vie de

l’unique descendante de Perbosc.4

Un fonds éclaté

Né en 1861 dans une famille de métayers, Antonin Perbosc a très peu quitté son Tarn-et-

Garonne natal. Après avoir fait des études comme boursier du département, il y fut instituteur

dans divers villages jusqu’en 1912. Nommé Bibliothécaire de la Ville, il s’installa à

Montauban où il vécut et travailla jusqu’à sa mort, en 1944. Peut-être pour donner raison à ce

proverbe qui dit que “ nul n’est prophète en son pays ” et parce que sa dépositaire en

connaissait le Conservateur, c’est la Bibliothèque municipale de Toulouse qui accueillera

progressivement son fonds documentaire, à l’exception de quelques documents.

L’ensemble, répertorié comme manuscrits et conservé à la Réserve, y est entré en trois temps.

Seul le premier lot (Ms 1383 à 1510), reçu entre 1962 et 1965, est mentionné dans le

Catalogue général des Bibliothèques publiques de France5 : “ Fonds Antonin Perbosc, félibre

montalbanais (25 octobre 1861 - 6 août 1944) : correspondance, documents, manuscrits,

papiers, notes diverses classés dans un ordre alphabétique unique ”6. Un deuxième lot

(Ms1697 à 1736) est entré par la suite, puis un troisième (Ms 2527 à 2608), vers 1982. Cette

division en lots n’est pas significative du contenu et quelques pièces actuellement éparses

seront cotées sous d’autres numéros lorsqu’ils rejoindront le fonds des manuscrits7.

Soixante sept dossiers, archivés sous la cote LmB 2281 dans le Fonds local où ils occupent un

peu plus de cinq mètres linéaires, complètent l’ensemble. Ils contiennent, en ordre

thématique, des coupures de journaux, des tirés à part d’ouvrages et revues mais aussi des

pièces manuscrites. Certains ne sont constitués que de documents imprimés8, d’autres mêlent

imprimés et manuscrits sur un même sujet. Alors que certains renferment la documentation

préparant une publication, certains, qui contiennent un état antérieur d’oeuvres poétiques par

exemple, sont quasiment des annexes aux manuscrits répertoriés comme tels.

Une quarantaine environ de plaques photographiques non documentées sont conservées à

part. Les revues et ouvrages provenant de la bibliothèque de Perbosc ont été intégrés au fonds

4 C’est à elle que je dédie cette promenade documentaire. Je la remercie pour les souvenirs qu’elle m’a confiés et lui suis très reconnaissante de l’aide qu’elle m’a apportée à chaque étape de mes investigations dans les documents de son grand’père.5 Supplément Toulouse. Paris, Bibliothèque Nationale, 1971. 316-330. 6 Certains documents acquis par ailleurs on été classés ici en raison de leur contenu (ex. ms issus de la bibliothèque Noulet).7 Par exemple des lettres qui m’ont été confiées par S. Cézerac à l’occasion de l’édition de parties de la collecte ethnographique de Perbosc, mais aussi des photographies, des poèmes de circonstances en cours d’édition etc.8 Les dossiers LmB2281 58 et 59 par exemple contiennent des articles sur la vie rurale extraits pour la plupart de revues d’agriculture.

56

général des imprimés9. Que ce soit en raison des dépôts successifs ou des supports différents,

la totalité des pièces issues de Perbosc se trouvant à la B. M. de Toulouse ne peut donc être

appréhendée directement dans son ensemble. Sans doute est-ce aussi le cas chaque fois qu’un

gros volume de documents issus d’une même origine est entré dans un établissement de

conservation et de consultation avant que ne s’y impose la notion de fonds.

Les nombreuses lettres adressées à Perbosc, ainsi parfois que des brouillons de réponse,

tissent un lien entre les manuscrits et l’oeuvre publiée, aident à décrypter son itinéraire, à

reconstituer son entourage intellectuel et amical. Elles orientent les lectures multiples qui

peuvent être faites d’un parcours complexe et cohérent.

Il faut cependant consulter dans une autre institution le monument épistolaire qui permettra de

mettre en perspective les documents de la Bibliothèque Municipale : 759 lettres adressées par

lui, de 1891 à 1936 à son collègue et ami audois Prosper Estieu. Fondé en 1927 à

Castelnaudary par l’abbé Joseph Salvat dans le but d’enseigner l’Occitan, le Collège

d’Occitanie est depuis 1932 installé dans des locaux de l’Institut Catholique de Toulouse10. Il

possède une bibliothèque importante dont le point de départ fut celle de l’abbé lui-même,

augmentée de legs successifs. La fille d’Estieu y déposa celle de son père ainsi que sa

correspondance. Les lettres de Perbosc11 auraient dû être brûlées conformément à la volonté

commune des deux hommes, comme l’ont été celles que lui adressa Estieu durant ces longues

années d’échange, mais la famille de ce dernier eut par la suite suffisamment de recul pour en

évaluer l’intérêt du point de vue de l’histoire des idées. Des lettres et des copies de lettres de

Perbosc à d’autres correspondants se trouvent également au Collège d’Occitanie.

Il faut ainsi sur chaque thème, examiner successivement les trois lots de “ Réserve ” puis les

dossiers du Fonds Local de la Bibliothèque Municipale de Toulouse. Il faut aussi reconstituer

à travers ces différents groupes de documents (en sachant que d’autres y seront versés

ultérieurement) la correspondance adressée à Perbosc et les brouillons de ses réponses.

Suivant l’intérêt que l’on porte à l’auteur de ce fonds, on ira consulter ailleurs les lettres qu’il

a envoyées à tel ou tel de ses correspondants. On reconstruira ainsi, feuillet après feuillet, des

9 Suzanne Cézerac a établi une liste des titres d’Almanachs, revues et journaux cédés à la B.M. de Toulouse, mais l’état des collections n’y figure pas. Selon ses informations et une autre liste manuscrite, les ouvrages entrant dans la bibliographie du “ Ms A.T.P. ” dont il sera fait mention plus loin ont été donnés à la Bibliothèque de la Sorbonne. Il s’agit de 37 titres d’ouvrages de contes et légendes ainsi que les treize volumes de la Faune populaire... de Rolland.10 Collège d’Occitanie, 19 rue de la Fonderie, 31000 Toulouse. Les lettres à Estieu sont rangées sous les cotes CQ 219 à CQ 221.11 303 lettres de 1891 à 1905 selon S. Cézerac. Une centaine de feuillets ont été épargnés et font l’objet du Ms 1401 de la B. M. de Toulouse. Des brouillons de réponse d’Estieu à Perbosc se trouvent au Collège d’Occitanie qui conserve également - outre les trois volumineux dossiers de lettres de Perbosc à Estieu - quelques autres correspondances et des copies de lettres qu’un fichier manuel, s.v. Perbosc, permet de repérer.

57

pans entiers d’une existence d’homme jusqu’à devenir un familier, un proche pendant un

temps susceptible de parler et d’écrire comme l’Autre et d’affirmer ce que l’Autre pensait.

*

Attiré par la poésie dès sa jeunesse, Antonin Perbosc écrivit un temps en français des poèmes

de combat, affirmant ses idées laïques et ses choix libertaires. Alors qu’il s’exerçait à la

poésie “ patoise ”, il découvrit les Félibres “ rouges ” du Bas-Languedoc qui militaient en

marge du mouvement provençal initié par Frédéric Mistral et en opposition avec lui12. Ses

convictions laïques, libertaires et fédéralistes13 l’en rapprochaient. La rencontre décisive

d’Auguste Fourès14, en 1886-1887, lui fit mesurer l’ampleur de l’enjeu linguistique : le

“ patois ” de son terroir, forme dégradée de la langue des Troubadours, ne pouvait être le

support de l’oeuvre poétique ambitieuse projetée par Perbosc que si on lui rendait sa dignité,

c’est à dire sa cohérence, son ampleur et une graphie propre. Chaque poète d’Oc devait donc

accomplir, en partant de son propre dialecte, le travail d’épuration et de reconstruction de la

langue. Il en chercha les matériaux aux sources écrites : littéraires, comme les textes anciens

ou modernes que l’on trouve ici imprimés ou copiés ; historiques comme ces chartes de

coutumes que, vers la fin de sa vie, il s’employa à éditer en collaboration avec Séverin Canal,

l’archiviste de Montauban, populaires enfin. Il en trouva à foison dans le parler quotidien et

plus encore dans “ les dits de toute sorte ”, la littérature orale de langue d’Oc qu’il entreprit de

récolter avec ses élèves de Comberouger, petit village de Lomagne où son épouse et lui furent

instituteurs de 1894 à 1908.

Durant les années que Perbosc consacra à l’enseignement, son travail d’érudition linguistique

cède le pas à la volonté politique énergiquement exprimée de rendre l’école au peuple plutôt

que de le plier à la culture bourgeoise et à la langue imposée. Les textes de ses conférences

pédagogiques le montrent soucieux que l’histoire soit enseignée à partir de monographies

communales écrites par les instituteurs eux-mêmes plutôt qu’à travers les ouvrages relatant les

exploits d’une nation abstraite. L’étude du passé villageois et régional, le lieu d’articulation

entre la culture nationale et celle du peuple, lui semble le meilleur moyen de combattre

l’exode rural en attachant l’enfant à son terroir et de faire avancer les idées de

décentralisation15.

12 Le Félibrige “ rouge ” dont Louis-Xavier de Ricard est l’un des portes-parole est laïque et fédéraliste. Il s’oppose au Félibrige “ blanc ” catholique et de droite.13 Cf. Martel Ph. : “ Perbosc et les fédéralistes de 1892 ” (A. Perbosc… 1990, 121-141).14 Des lettres de 1886 à 1891 de Fourès à Perbosc font l’objet du Ms 1402 de la B.M. de Toulouse. 43 lettres de Perbosc à Fourès sont conservées au Collège d’Occitanie, cote CQ 215 (22).15 Ms 2584 pour les dissertations de l’Ecole Normale d’Instituteurs et les nombreux documents (brochures,

58

En ce qui concerne la langue du peuple - ici la langue d’Oc fragilisée par une répression de

longue date encore accentuée depuis 1882 par le ministère Jules Ferry - c’est la collecte et

l’étude du folklore qui permettra de l’introduire à l’école. Prié dès 1890 de “ ne plus donner

de devoirs patois ” à ses élèves, Perbosc fera passer son projet de réhabilitation linguistique

par une recherche ethnographique d’envergure prise en charge par ses élèves et qui se

confond, entre 1900 et 1908, avec l’aventure qui fédère les habitants de la commune de

Comberouger autour de l’école. Les enfants, réunis en société scolaire, établissent des

échanges avec des écoliers d’un autre village16 et enquêtent auprès des adultes, eux-mêmes

organisés en Société d’Instruction populaire. Ainsi est renforcé le lien entre les générations

qui se retrouvent autour d’une bibliothèque conçue à partir de choix clairs et précis.

Perbosc envisagea longtemps de rédiger dictionnaires et grammaires. Vieillissant, il renonça à

ses travaux philologiques en chantier, suivit de plus loin le combat régionaliste et se consacra

pleinement à cette oeuvre poétique qui était sa vocation initiale et dont la plus grande part fut

une éblouissante ré-écriture de contes issus de la tradition. Il y mit en acte à la fois tout ce

qu’il avait appris de la langue et de la littérature orale. Chacune de ses idées-force, chacune de

ses luttes menées en parallèle, s’inscrit dans le fonds toulousain. “ Il collectionnait tout ”, dit

sa petite fille, mais excepté quelques images, objets ou pierres, nous n’en avons pas trace. Il

consacrait ses économies à sa passion des livres et son énergie à recueillir, conserver et re-

créer mots et récits.

Laissant de coté les nombreuses activités et centres d’intérêt dont atteste la diversité du fonds,

je réserverai les pages qui suivent aux principaux documents susceptibles d’intéresser

l’ethnologie.

La Société Traditionniste de Comberouger

Navigant des manuscrits aux textes publiés et aux photographies, du Collège d’Occitanie à la

Bibliothèque Municipale de Toulouse, et du Fonds local à la salle de lecture des Réserves,

nous reconstituons à la fois le “ projet pédagogique ” de l’instituteur et les avancées de sa

mise en oeuvre.

Une copie des Statuts déposés le 15 janvier 1900 (Ms 1421 f° 66), renseigne sur le statut

juridique, le fonctionnement et les buts de la Société d’Instruction populaire, plus connue sous

le nom de Société Traditionniste de Comberouger. Créée “ dans le but de recueillir dans la

commune tout ce qui se rapporte à l’histoire et particulièrement au folklore ” (article 2), elle

coupures de presse, citations) conservés par Perbosc qui témoignent de cet engagement. On trouvera la référence des publications sur ces thèmes dans François Pic, “ Essai de bibliographie de l’oeuvre imprimée d’Antonin Perbosc ” et celle des “ Etudes consacrées à Perbosc ” (A. Perbosc… 1990,. 271-306 et 307-313). 16 Ms 1452 f° 108 : brouillon de lettre du 25.5.1900 de Marie Tounié à une écolière d’un village non identifié.

59

est constituée par un bureau de trois membres, sous la direction de l’instituteur qui a voix

prépondérante. Dix-sept personnes en font partie à sa création (article 5). Elle compta, en huit

ans d’existence, de 1900 à 1908, cinquante et un membres de huit à treize ans, tous élèves de

l’école publique du village17.Présentée dès ses débuts au Congrès des Traditions Populaires à

Paris par le montalbanais P. de Beaurepaire-Froment, alors sous-directeur de La Tradition,

elle attira immédiatement l’attention des ethnographes parisiens avec qui Perbosc fut ensuite

en contact18.

De sa création aux récits que Perbosc fit plus tard de cette aventure exemplaire19, multiples,

abondants et variés sont en effet les documents qui ont été produits.

Une lettre à Estieu, datée du 10.5.1900, nous livre le plan de la monographie communale

qu’entreprenaient cette année là l’instituteur et ses élèves :

MONOGRAPHIE D’UN VILLAGE

I - LA VIE AU VILLAGE

1. - Autrefois

2. - Aujourd’hui

II - LE FOLKLORE

1 Contes populaires

1. - Aventures merveilleuses. Contes épiques

2. - Contes mystiques et superstitions

3. - Contes familiers

4. - Récits

2 Poésies populaires

17 Cf pour plus de précisions (Perbosc 1914 x-xvi) et (Bru 1987a) pour l’ensemble de la démarche.18 Il fut en particulier un informateur zélé d’Eugène Rolland pour sa Flore populaire qu’il pensa un temps prendre en charge après la mort de son auteur ainsi que nous l’apprenent des lettres conservées au département des Archives du MNATP. Les lettres adressées à Perbosc par des ethnographes connus et conservées à la B. M. de Toulouse concernent en particulier l’édition des Contes licencieux de l’Aquitaine.19 Ses articles parus dans la revue Oc ont été repris dans la brochure intitulée Les langues de France à l’école. Toulouse, Editorial Occitan, 55 p.

60

1. - Romances

2. - Chansons d’amour

3. - Chansons de travail

4. - Chants spéciaux

5. - Chansons pour les petits enfants

6. - Chants historiques

7. - Récitatifs, formules etc.

3 Traditions et légendes

4 Proverbes et locutions proverbiales

5 Devinettes populaires

6 Jeux populaires.

Perbosc mentionne ensuite : “ La première partie se déroulera en une suite de petites

monographies (100 environ) sur tous les sujets relatifs au terroir. Ce seront simplement des

devoirs d’élèves bien coordonnés. La deuxième partie est plus avancée... ”.

Le bilan, cinq mois à peine après la constitution de la Société, est remarquable. Si l’on peut

suivre, en particulier dans la correspondance enthousiaste adressée à Estieu, les progrès

rapides de l’enquête sur le plan quantitatif, on peut également se rendre compte - par

l’émerveillement de Perbosc comme à la lecture des manuscrits d’élèves - de la qualité des

documents rassemblés. Il incita par ailleurs des confrères, comme André Hinard à Loze (aux

limites du Tarn-et-Garonne et de l’Aveyron) à se lancer dans une entreprise semblable.

Le brouillon non daté d’une lettre dans laquelle il lui décrit comment procéder pour recueillir

des contes, nous renseigne de façon concise sur la méthode de travail préconisée par

l’ethnographe et donne un aperçu de la façon dont ont été conçues, transmises, comprises ou

adaptées à cette époque les méthodes de l’enquête ethnographique : “ Vous demandez à vos

élèves de vous porter des proverbes qu’ils écriront en patois, comme ils voudront. Vous les

classez par ordre alphabétique, après avoir joint la traduction. Acceptez seulement les

proverbes de la commune. Pour ceux qui viennent d’ailleurs, indiquez leur origine (...)

Après les proverbes, vous passez aux devinettes, croyances populaires, poésies populaires de

61

toute sorte. Surtout, arrivez le plus vite possible aux contes. C’est la saison [...] Je vous

recommande de garder tout ce qu’on vous donnera ; les contes les plus informes peuvent

présenter un grand intérêt. N’oubliez pas que ces contes ne doivent pas être enjolivés, sous

aucun prétexte. Avant tout la plus grande sincérité. Du reste les contes bien conservés sont

parfaits ; il n’y a pas un mot à y changer ” (Ms 1423 f°59-60).

Selon les statuts de la Société, les données recueillies auraient dû prendre place dans la

bibliothèque de l’école. Mais les maîtres et plus encore les enfants ne font que passer. Le

travail inachevé qui devait constituer un ensemble cohérent prend ainsi place, mais on ne sait

quand ni souvent à l’initiative de qui, parmi des documents provenant d’autres sources :

coupures de journaux, notes manuscrites, lettres ou brouillons etc. Si l’on peut repérer dans le

fonds un certain nombre de données provenant directement de la Société Traditionniste, il ne

semble pas toutefois possible d’en faire un inventaire complet, même en s’aidant du “ journal

de terrain ” que constituent sur ce point les lettres à Estieu datant de cette période. Supposant

que les directives envoyées à Hinard reflètent point par point la méthode suivie, nous

chercherons dans l’ensemble des documents issus de Perbosc, la trace du travail accompli à

Comberouger. Qu’en est-il en particulier de cette deuxième partie consacrée au folklore ?

L’inventaire du dire

Même si le “ Recueil de jeux, en français et en oc ” (Ms 1454) concerne des pratiques et non

la littérature orale comme les autres subdivisions de la partie consacrée au “ folklore ”, il nous

renvoie toutefois, par l’attention aux formes verbales dans les jeux, à cette passion de la

langue et des mots qui anime Perbosc. Il est également, par la façon dont il est constitué,

caractéristique de sa méthode d’enquête : y alternent en effet des feuillets de sa main et des

pages de cahiers d’écoliers. Ces dernières sont des “ rédactions ” scolaires, parfois rédigées

sous forme de lettres à l’intention d’un ami, en français ou en occitan. Elles décrivent le jeu,

indiquent les règles et sont suivies d’un petit glossaire occitan-français des termes spécifiques

ainsi que des expressions ou exclamations employées par les joueurs (Bru 1982).

Mais c’est bien la littérature orale qui est au centre de la démarche monographique. Les

“ formes brèves ” - proverbes et dictons, devinettes, mimologismes, formulettes - ainsi que

les croyances populaires ou coutumes exprimées par les dictons, ont été recueillies et classées

selon la méthode dictée à Hinard, assortis chaque fois du nom de l’informateur et de la

localisation. Des centaines de proverbes ont ainsi pris place dans différents dossiers suivant

leur support : cahier, fiches, feuillets séparés etc. constituant plus d’une douzaine de

manuscrits inventoriés. Leur classement est soit alphabétique, selon le mot-clé, soit

thématique. La thématique des proverbes est essentiellement le temps, météorologique et

62

calendaire. La sélection de Proverbes du pays d’Oc (Perbosc 1982) tirés de cette très

abondante collecte tient compte à la fois du classement effectif des fichiers et d’un projet de

publication formulé par Perbosc lui-même dans ses manuscrits. Il complète le “ Calendièr

Santorenc ”, Calendrier des Saints d’environ 850 proverbes occitans qu’il avait fait paraître

mois par mois dans la revue Lo Gai Saber (Perbosc 1934). Les “ croyances populaires ”, sur

les fiches des Ms 1456 et 1457 par exemple, sont elles aussi classées par ordre alphabétique

(Abeilles, Baptême […] Epilepsie, Fumier, Garçon changé en fille, Grêle, Haricots,

Hérissons, Hirondelles, Laver les mains etc.)

Moins représentées que les proverbes et dictons, les autres formes brèves du dire populaire

sont conservées de façon semblable dans d’autres dossiers où se mêlent parfois la collecte de

Comberouger et celle - relevée dans des almanachs ou des ouvrages - de folkloristes d’autres

régions, particulièrement des pays de langue d’Oc et de Catalogne. Certains dossiers

contiennent parfois, en plus des données ethnographiques recueillies ou rassemblées, un

embryon d’étude sur le sujet et l’on peut penser, d’après quelques traces, que le dépouillement

systématique des compte-rendus de séances des deux sociétés savantes du Tarn et Garonne,

permettra de repérer que ces fragments de textes ont fait l’objet d’une communication orale

comme “ Les nombres dans le folklore ”20 ou “ Les ex-libris populaires : contribution au

folklore juridique ”) cependant que certains ont été publiés dans leurs bulletins, comme “ Les

Vire-langue ou Strophologismes populaires ” (Perbosc, 1919)

Tout au long de sa vie Perbosc recueillit aussi - directement ou par compilation - des jurons,

des graffiti de W.C., des cris populaires et toutes formes d’expression par les mots. On trouve

également, hors du champ de la parole, les “ pièces diverses sur le Calèl ”, la lampe à huile,

dont le dossier documentaire est rangé, comme celui qui traite de la gastronomie populaire,

dans le fonds local.

L’abondante collecte de chansons et, plus généralement, de “ poésie populaire ” dont il est

souvent question dans ses lettres à Estieu, pose problème. La plupart des chants présents dans

le fonds toulousain sont issus de recueils régionaux parmi lesquels se glissent seulement

quelques pièces recueillies. Il faut cette fois encore aller chercher ailleurs ces textes, comparés

aux principales variantes régionales publiées et transcrites vers 1948 par Suzanne Cézerac,

pour le compte du Musée National des Arts et Traditions populaires, à l’heureuse initiative de

Paul Delarue. Nulle piste à Toulouse qui permette de retrouver l’ensemble original. Il s’agit

bien pourtant du recueil de Comberouger comme en atteste la mention du nom de

l’informateur, de la date et du lieu de collecte. Comme pour d’autres documents - en

20 Ms 2581, voir (Perbosc 1938).

63

particulier des enregistrements de musique et de chants populaires - les doubles conservés au

Musée sont la seule trace.

Outre un fort volume de contes dactylographiés et commentés, tirés de la collecte de

Comberouger et de celle de Loze21, des devinettes, proverbes et comptines ont été également

transcrits dans un but de consultation et de mise à disposition du public. Une vingtaine de

lettres adressées à Perbosc et concernant l’ethnographie se trouvent également au

Département des Archives du MNATP22.

Contes recueillis, contes recontés

Le document le plus important de ce fonds parisien est le recueil dactylographié qui contient

des versions de contes cités ou repris dans le catalogue du Conte populaire françai23s. Il est

intitulé “ Contes languedociens et gascons recueillis par Antonin Perbosc, comparés avec des

variantes connues ”. De format 21 x 27 cm, il comporte 273 feuillets et deux cartes. Séparant

les “ texte français ” (i.e. la traduction) et les “ textes languedociens ” et mêlant la collecte de

Comberouger à celle, initiée et traduite par Perbosc mais réalisée par Hinard à Loze, il

rassemble environ 140 contes dont, parmi les “ récits divers et anecdotes ”, quelques légendes.

Il est précédé d’une bibliographie manuscrite des ouvrages cités dans les commentaires

comparatifs qui suivent les contes, d’une introduction et de deux listes alphabétiques de

conteurs et conteuses. Pour chacun le nom, le prénom, la date et le lieu de naissance ainsi que

la profession qui fut la leur à l’âge adulte : trente-trois élèves de Comberouger, coauteurs des

Contes de la vallée du Lambon (Perbosc 1914) suivis de dix écoliers de Loze, qui recueillirent

les Contes de la vallée de la Bonnette (Perbosc 1924a).

Ce fort volume nous renvoie au fonds toulousain dont il est issu et dont la plus belle pièce

d’ethnographie est sans conteste le “ cahier rouge ” de Comberouger où se lit, dans

l’alternance des écritures, l’exaltant et laborieux dialogue du maître et des élèves. Répertorié

Ms 1452, ce cahier de 278 feuillets [ou pages] de grand format annonce en page 1 : “ Folklore

de Comberouger. VIIe partie. Contes populaires recueillis par la Société traditionniste de

Comberouger ”. Suivent deux listes d’élèves, par ordre alphabétique du nom, avec indication

de la date et du lieu de leur naissance ainsi que l’indication de la profession qu’ils ont exercée

à l’âge adulte et de leur lieu de résidence : les vingt-neuf garçons et vingt-deux filles qui

participèrent à l’enquête, les auteurs des “ devoirs patois ” rassemblés par Perbosc. La table

des matières de cet ouvrage manuscrit de 71 titres en français occupe les pages 4 et 5 (r° et

21 Cf. (Perbosc 1924a),22 Ms 48.86 B.66 Contes populaires, Ms 49.66 B.70 Devinettes, 49.67 B.70 Comptines, 49.68 B.70 Chansons et rondes enfantines, 49.69 B.70 Chansons populaires, 49.70 B.70 Proverbes, 80.259 B.365 Lettres.23 Ms Atp 48.86 B.66 (cf note ci-dessus).

64

v°). Il est divisé en cinq parties dont l’une, les “ contes familiers ” se subdivise elle-même en

quatre. Dans chacune des parties les titres, en français, sont numérotés et chacun est suivi du

nom de l’élève qui l’a recueilli, puis du numéro de la page où commence la version occitane

du conte. Les pages de gauche, sur lesquelles est transcrit le texte occitan original, portent des

numéros pairs ; les pages de droite, avec la traduction française, sont numérotées de un en un.

Les contes et leur traduction sont transcrits par Marie Tounié, la “ fabuleuse conteuse ” de

treize ans, présidente de la Société traditionniste à sa création, alors que titres et pages de titre

sont de la main de Perbosc. Des contes rédigés sur des feuillets épars de cahiers de petit

format insérés dans les textes indiquent que les contes du cahier sont copiés à partir de devoirs

scolaires. Le nom de l’élève et l’année de collecte sont toujours mentionnés.

Recouvert d’un papier protecteur, le grand cahier rouge, présenté comme un livre avec ses

pages de garde et des pages de titre pour chaque division, est la partie la plus achevée de

l’enquête que menèrent Perbosc et ses élèves. Il semble que la collecte de contes de

Comberouger est rassemblée là, exception faite de ceux qui n’ont pas été retranscrits sous leur

titre à la place qui leur est réservée dans le cahier. Où les trouver ? Certains ont probablement

été extraits pour publication, comme cette très courte version de Peau-d’Ane intitulée

“ L’auquièra/La gardeuse d’oies ”. Recueillie par Paul Delibes à Comberouger, elle n’a

probablement pas eu l’honneur de figurer dans l’imposant cahier en raison de son aspect

lacunaire. Je n’en ai pas encore trouvé trace dans les manuscrits ni parmi les contes publiés du

vivant de Perbosc mais seulement une copie, dactylographiée : le conte numéro 51 du

“ Manuscrit ATP ”24.

J’ai découvert récemment, dans un dossier contenant des doubles au carbone de ce “ Ms

ATP ” une série de feuillets détachés de cahiers d’écoliers : quatorze contes, de la main de

Perbosc ou d’élèves, dont la première ligne de la page porte, en marge, le nom du collecteur et

la date de collecte, entre 1901 et 1906. La plupart sont repris dans le dactylogramme du

MNATP pour la rédaction duquel ils avaient, de toute évidence, été isolés. Ainsi la

confrontation pièce à pièce des dossiers originaux et des transcriptions permet-elle de suivre

les avatars du fonds.

Aux sources populaires - langue et folklore - Perbosc puise les matériaux de cette oeuvre

poétique occitane qui était depuis le début son véritable but. Convaincu qu’on n’invente rien

et qu’un travail sur la forme est seul envisageable, il réécrira sans relâche les récits recueillis

24 Je n’ai pas non plus trouvé trace des trois versions de ce conte mentionnées par Fabre D. et Lacroix J. dans La tradition orale du conte occitan.

65

directement ou par correspondance comme ceux qu’il a rassemblés à partir d’imprimés

régionaux de toutes sortes. Contrairement aux écrivains régionalistes et parce qu’il s’agit d’un

parti pris de poète, il distingue soigneusement ethnographie et littérature. C’est donc en vers

qu’il recréera, pour les transmettre les contes, légendes et récits étiologiques concernant les

oiseaux (Perbosc 1924b et 1925) après avoir publié dès les premières années du siècle ses

“ Mimologismes populaires d’Occitanie ” dans une revue traditionniste (Perbosc 1988)25.

Les contes facétieux et anecdotes prennent progressivement une place centrale dans ses

préoccupations de folkloriste et d’écrivain. Sous toutes formes, ils sont présents dans les

dossiers. Bien sûr, les histoires drôles les plus traditionnelles de ce coin d’Occitanie se

trouvent déjà dans le cahier rouge de la Société Traditionniste, mais le projet des Contes

licencieux de l’Aquitaine conduit Perbosc à collecter, directement ou par correspondance

auprès de ses amis, les récits “ licencieux ” puis les plaisanteries de toutes sortes, les

anecdotes réelles ou fictives, les jeux de mots que nous retrouvons dans différents dossiers :

lettres d’amis, coupures de journaux, notes manuscrites etc. Ces éléments constituent les

sources de l’ouvrage de 1907 (Perbosc 1907), des Nouveaux contes licencieux (Perbosc 1987)

ou bien celles des contes facétieux rimés, inédits ou pour certains publiés dans des

périodiques littéraires de langue d’Oc. On les trouve aussi bien dans les trois lots de

manuscrits (Ms 1703 ; Ms 1733 : “ Contes licencieux. Sources, notes, documents utilisés avec

auteurs des communications ”), que dans les archives du fonds local, comme dans ce carton

LmB 2281 [41] intitulé “ Occitaniana ” :

Les longs textes rimés, dont le contenu prosaïque ou même grivois est mis en relief par une

langue et une versification d’une grande virtuosité, constituent la suite des deux recueils de

“ fabliaux ” publiés par Perbosc en 1936. Comme toutes ses pièces en vers, ils font l’objet

d’un double classement au moins, une copie prenant place parmi les “ oeuvres ” classées par

ordre alphabétique du titre26, une autre s’intégrant à un recueil manuscrit dont le poète-

ethnographe prévoyait l’édition. Ces contes rimés sont datés, patiemment recopiés et modifiés

jusqu’à trois à quatre fois dans la même journée par le poète soucieux de donner à ses vers

puisés aux sources traditionnelles la forme la plus susceptible de se couler dans la voix des

lecteurs à venir27 Plus intéressante que les annotations très scolaires portées par Estieu sur les

25 Ms 1705 et LmB 2281 (54) pour les mimologismes. 26 Classées en Ms 2559 à 2568 mais aussi en LmB 2281 [6 à 8] et répertoriées par Perbosc qui en mentionne la date de composition et le nombre de vers, en Ms 2570.27 L’exemple le plus impressionnant est celui des “Contes Atal ” (Ms 1443 et 1444) dont le manuscrit relié sous onglet a été présenté à l’exposition Vingt cinq ans d’acquisitions de la B. M. de Toulouse, 20 novembre 1982 - 30 janvier 1983. Catalogue p.25. Sur l’écriture des contes rimés voir Bru J. “ Contes à rire, contes à dire (A. Perbosc… 1990, 213-224).

66

poèmes de Perbosc durant les premières années de leurs échanges est la correspondance

critique que lui adresse son ami Alban Vergne, instituteur puis industriel du Lot et Garonne

où il devint une notabilité locale. Passionné par ces textes très enlevés, au point de financer la

publication de Psophos (Perbosc 1924b), des Fablèls et des Fablèls Calhòls (Perbosc 1936a

et b), il en lisait les manuscrits aux banquets de chasseurs et faisait ensuite part à leur auteur

des défauts et approximations que la mise en voix faisait apparaître ou des modifications

suggérées par les réactions du public en particulier les ruptures de rythme). Perbosc reprenait

ses textes en conteur attentif soucieux de parvenir à une mise en forme plus susceptible de

transmettre à la fois le récit et les images, c’est à dire les mots, les images, les métaphores et

les expressions (Bru 1987b)28. Les lettres du sculpteur Antoine Bourdelle le montrent

passionné de contes. Très amusé par les brèves facéties scatologiques de Psophos, il avait

conçu pour leur édition quelques illustrations originales qui n’y parurent pas.

Le Fonds toulousain renferme ainsi ces précieux recueils manuscrits inédits, pour certains

d’autant plus prêts à l’édition que la graphie élaborée par Perbosc est, dès les années vingt,

quasiment fixée et qu’elle diffère très peu de la graphie officielle enseignée par l’Institut

d’Etudes Occitanes. Si certains sont uniquement inspirés par les récits populaires, d’autres

s’appuient également en partie sur l’imprimé comme ces “ Presics sul Tucolet ” dont le

recueil intègre des sermons facétieux tirés des oeuvres de Saint Vincent Ferrier. L’édition des

sermons du très populaire prédicateur catalan, qui parcourut l’Europe du sud en parlant toutes

les langues latines au XIVe siècle et dont le franc parler et les images rudes ont marqué

l’imaginaire, est intégrée aux manuscrits. Perbosc en a souligné au crayon bleu les très

nombreux passages dont il s’est inspiré.

Le compte des mots

Etranges documents, des annuaires ou des agenda de petit format aux feuillets détachés de

leur couverture constituent le contenu de plusieurs dossiers. Un seul mot manuscrit. Il s’agit

en fait de fiches, sur un support de récupération. Lorsque Perbosc entreprit de collectionner

les mots, les expressions, les formes de la langue d’Oc en les relevant systématiquement dans

des ouvrages littéraires ou historiques depuis le XIVe siècle, il les reportait sur le bord

supérieur droit de la marge de feuillets imprimés et les classait par ordre alphabétique,

constituant de nombreux glossaires29.

Il élabora ainsi des “ dictionnaires ” ou vocabulaires thématiques : un “ dictionnaire de 28 La presque totalité des lettres d’Alban Vergne, de 1894 à sa mort en 1936, font l’objet du Ms 2613 mais on en trouve quelques unes en Ms 1498. Quelques brouillons de réponses de Perbosc sont classées en Ms 1423.29 Ex. : Le Ms 2591 : mots relevés dans le manuscrit de l’Historio vertadièro [de la ville de Gaillac en Albigeois] de Mathieu Blouin - mort en 1611, ou encore le Ms 1734, “ Glossaire de Valès ”, écrivain montalbanais, sur des feuillets de Mémoires de l’Académie des Sciences.

67

professions ” de 299 ff. (Ms 1435-1436), un “ dictionnaire de titres ” (Ms 1437), un

“ répertoire de désinences ” (Ms1429) ou encore ce document de 300 feuillets, faussement

intitulé “ dictionnaire de langue d’oc ” contenant uniquement des noms de poissons (Ms

1425-1426).

A l’affût de toutes les façons de dire, il se passionne pour les jeux de mots, les glissements de

sens qui provoquent le rire ou la confusion, les métaphores sexuelles dont il a fait ample

moisson à l’occasion de la collecte de contes “ licencieux ” et qu’il a reportées sur fiches en

un “ Glossaire érotique gascon ” (Ms 1702). Il comptait publier ce glossaire licencieux de la

langue d’oc qui constituait une pièce maîtresse de ce qu’il nommait “ mes Kryptadia

d’Occitanie ”, dans un hypothétique troisième volume de “ contributions au folklore

érotique ” qui ne vit jamais le jour (Bru 1984).

Perbosc met aussi en listes et en fichiers tous les fragments de langage : les noms de lieu, les

patronymes, les surnoms aussi qu’il donnera aux acteurs de la comédie de ses contes rimés ou

qu’il déclinera en avalanche dans cette acrobatie onomastique qu’est le “ Sonet dels chafres ”,

le Sonnet des surnoms, véritable prouesse, pur jeu poétique où s’enchaînent savamment les

plus prosaïques appellations.

Un dépouillement de toute la correspondance et un examen attentif de la graphie de chaque

document pourrait permettre de dater bon nombre des dictionnaires et glossaires. Certains ne

sont qu’ébauchés, d’autres plus complets, mais il est évident que les feuillets imprimés étaient

la première étape du travail, ensuite reporté en listes sur des cahiers ou carnets, puis transcrits

et commentés sur les fiches qui en constituaient la forme la plus achevée.

*

“ La fourmilière...

Les mots dans ma tête portent l’idée comme des fourmis. ”

Non datée, jetée plus que tracée au crayon au dos d’un morceau de papier à en-tête de L’Echo

de la Semaine Politique et Littéraire, la phrase de Perbosc résume sa démarche : quêteur de

mots, il a recueilli et transmis en jouant sur la forme ce que les mots portaient d’une

génération à l’autre.

Sous son verre protecteur, le petit papier jauni de 13,5 cm sur 6 environ accroché sur le mur

de mon bureau appartient légitimement au “ fonds ” comme les divers documents qui m’ont

été donnés par l’héritière du poète ethnographe chaque fois que je me suis occupée d’éditer

une part de sa collecte. Le verserai-je avec eux et le précieux cahier contenant les lettres des

lecteurs du Gril, à la Bibliothèque Municipale de Toulouse ? Quel statut aura alors, perdu

68

dans la fourmilière des manuscrits et archives, le message qui pour moi fait sens ?

Qu’apporteraient de plus ces quelques mots ? Malgré le désordre, l’essentiel est préservé et

lisible, chaque document portant sa contribution à l’ensemble, comme les fourmis

précisément…

Un “ fonds ” étant au fond le résultat de quelques volontés et de nombreux hasards, tout

compte fait, j’en garde ce minuscule fragment.

Références bibliographiques

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69

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[Index, typologie, bibliographie]. [Ed. complétée des textes publiés à Paris, de 1904 à 1908,

dans La Tradition puis la Revue du Traditionnisme.

71

Du “ genre de vie ” à l’“ irradiation somatique ”

le folklore selon André Varagnac

Régis Meyran

Dès la fin du XIXè siècle, les folkloristes français avaient en quelque sorte été contaminés par

ce que l’on se propose de nommer la “ théorie des genres de vie ”. Cette théorie postulait

l’adaptation d’un peuple, de sa race et de sa culture à la géographie et au climat du pays dans

lequel il vit. Ainsi, le genre de vie était cet ensemble complexe de représentations et pratiques

collectives, lié aux caractères raciaux des hommes, qui est façonné sur la longue durée par le

pays lui-même. Il se trouve que les folkloristes n’utiliseront pas explicitement le terme de

“ genre de vie ” avant la période d’entre-deux-guerres. Or, cette notion a été forgée par des

géographes et particulièrement par Paul Vidal de La Blache (1845-1918) puis diffusée par ses

disciples, tels Albert Demangeon. Vidal de La Blache postulait, dès 1898, que le “ milieu

ambiant ” exerçait des influences “ physiques ” et “ morales ” sur l’homme et que ces

influences diminuaient à mesure que le degré de civilisation augmentait. Pour lui, l’homme

s’adapte à son milieu et cette adaptation se transmet héréditairement. En conséquence, les

relevés ethnographiques rendent compte d’un “ genre de vie ” qui est le produit de

l’adaptation au milieu.

Marie-Claire Robic a étudié l’origine d’une telle théorie : selon elle, ces postulats résultent du

mariage de deux traditions de pensée : la première, plus ancienne, étant la “ tradition

hippocratique de l’influence des climats ” - tradition à laquelle se rattache notamment la

théorie des climats établie par Montesquieu dans L’Esprit des Lois ; la deuxième étant un néo-

lamarckisme venant de la biologie30. Ces deux traditions de pensée auraient influencé le

géographe allemand Friedrich Ratzel, et c’est Ratzel qui aurait été l’une des sources

d’inspirations de Vidal de La Blache. Certes, Vidal avait construit ses notions de “ genres de

30 Marie-Claire Robic, “ Géographie et écologie végétale : le tournant de la Belle Epoque ”, in M.-C. Robic (sous la dir. de), Du Milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, 1992 : 125-165 ; 151-152 pour cette référence.

72

vie ” et de “ tempérament national ” en s’opposant explicitement à Ratzel : rejetant son

déterminisme racial, il pensait que la France était le produit d’une “ fusion des races ” mais il

transposait toutefois le néo-lamarckisme de Ratzel sur le plan de la culture. Son Tableau de la

Géographie de la France (1903), qui constitue le premier volume de L’Histoire de France

dirigée par Ernest Lavisse, rend bien compte de sa conception du peuple français, et

notamment de ses représentants les plus purs, les paysans. Ainsi écrit-il en conclusion31 :

“ Et, à travers [les] classes sociales, la pensée atteint et découvre ce qui est le fond et la

raison d’être, le sol français. Lui aussi est un personnage historique. Il agit par la pression

qu’il exerce sur les habitudes, par les ressources qu’il met à la disposition de nos

détresses ; il règle les oscillations de notre histoire (p.548) ”

“ (…) La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait

cimenté par la nature et le temps. En cela réside, sur cela s’appuie une solidité, qui peut-

être ne se rencontre dans aucun pays au même degré que chez nous, une solidité française

(p. 551) ”.

Or, Paul Vidal de La Blache était proche de la Fédération Régionaliste Française – il a

fortement influencé les “ inventeurs ” du régionalisme français tels Alphonse-Marius Gossez32

- et c’est par ce biais qu’on peut comprendre l’influence qu’il eut sur les folkloristes, dans la

mesure où de nombreux folkloristes appartiendront (surtout dans l’entre-deux-guerres) à la

Fédération et parce que, dès le début du XXe siècle, ils travaillaient de conserve avec des

collaborateurs locaux qui étaient membres de la Fédération. Gérard Noiriel note par ailleurs

que son Tableau de la géographie de la France était la “ bible ” de la Fédération et de son

principal animateur, Jean Charles-Brun33. La boucle est bouclée : on comprend à présent

comment la théorie des genres de vie – empreinte de racialisme - a pu influencer

progressivement les folkloristes, influence qui atteindra son paroxysme dans la période de

Vichy.

Il s’agit dans ce texte de revenir sur les recherches de Christian Faure34 et, plus exactement, de

les compléter. Si Faure a bien cerné les accointances de certains folkloristes avec le Régime

de Vichy, il ne s’est pas véritablement intéressé à la genèse des théories et pratiques

31 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, Paris, La Table Ronde, 1994 [première édition : 1903].

32 Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, éditions de la MSH - Mission du Patrimoine ethnologique, 1997 : 138.

33 Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999 : 237.

34 Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, Lyon, Presses universitaires de Lyon / CNRS, 1989.

73

folkloriques avant cette période. C’est ce que nous ferons ici, en tentant notamment de

montrer que la théorie des genres de vie était déjà mise en œuvre dans l’entre-deux-guerres.

Cela nous amènera à étudier en détail le parcours singulier d’André Varagnac, personnage

aujourd’hui tombé dans l’oubli et qui n’a jamais fait l’objet d’une véritable étude. Mais, en

premier lieu, revenons un instant sur les points de vue des chercheurs au Musée des ATP au

moment de sa création : nous constaterons qu’une essentialisation culturelle et raciale des

Français commençait à s’y dessiner.

Survivances et genres de vie aux ATP.

Le nouveau projet de folklore aux ATP est censé faire la part belle à la modernité mais la

conception de la modernité à laquelle on se réfère n’est pas exempte d’ambiguïtés. En effet, si

le folklore français possédait déjà en germes la notion de genre de vie, celle-ci va être

véritablement conceptualisée au moment du Front populaire, c’est-à-dire à un moment où les

traditions locales deviennent un élément essentiel de la politique de l’Etat. De plus, la

politique culturelle du Front populaire présente de nombreux points communs avec celle

pratiquée par l’Etat nazi : lors du Congrès mondial des loisirs d’Hambourg (juillet 1936), les

groupes folkloriques français ne côtoient-ils pas les représentants de la Volkskunde,

notamment les membres du groupe nazi Kraft durch Freude35 ? Donc, par effet circonstanciel,

le folklore français se rapproche de la Volkskunde allemande, ce qui aura pour effet de

consolider la notion de genre de vie.

Il y avait en effet, dès la période du Front populaire, une volonté dans l’équipe qui s’apprêtait

à créer le nouveau Musée des ATP de mêler fondations muséographiques et politique

culturelle à orientation éducative : ainsi les “ musées de plein air ”, extensions régionales du

Musée des ATP devaient être dirigées par les “ chefs aubergistes ” des auberges de jeunesse36.

De plus, le folklore était perçu, semble-t-il, comme un élément de la politique d’éducation et

de loisir, point qui rapprochait la discipline de la Volkskunde nazie. D’ailleurs, des

collaborations entre les savants des deux pays eurent lieu, ainsi Albert Dauzat fut-il chargé par

la Commission nationale des arts et traditions populaires, en 1939, de travailler à un atlas

linguistique et folklorique37 avec l’aide de membres de la Volkskunde. Rivière était par

ailleurs un admirateur des Heimatmuseen, les musées régionaux allemands faisant partie

35 Catherine Velay-Vallantin, “ Le Congrès international de folklore de 1937 ”, Annales HSS : 481-506 ; 483 pour cette référence.

36 Ibid. : 487.

37 Ce projet ne sera pas mené à terme à cause de la guerre mais sera néanmoins reconduit en 1943.

74

intégrante de l’appareil de propagande nazie, comme il le déclare dans une conférence à

l’Ecole du Louvre. Précisons cependant que le folklore allemand était explicitement raciste –

et ce, même avant l’arrivée des nazis au pouvoir38 - ce qui n’a jamais caractérisé le folklore

français.

Mais on peut tout de même poursuivre le parallèle esquissé en remarquant que les cultures

populaires étaient dans les cas allemands et français essentialisées : ainsi Rivet définit-il, en

séance d’ouverture au Congrès international du folklore (ce Congrès est le moment décisif où

se joue la redéfinition du folklore), cette science comme l’étude de “ survivances ”, soit une

culture restée figée à un degré plus ancien de civilisation et insiste sur l’urgence qu’il y a à les

étudier :

“ Le folklore est l’étude de ce qui survit, dans une société évoluée, de coutumes,

d’habitudes de vie, de traditions, de croyances appartenant à un stade antérieur de

civilisation. Une telle étude est urgente et l’on peut même se demander si elle n’a pas été

entreprise trop tardivement dans bien des pays ”39.

Même si son point de vue est intéressant, Rivet n’est pas spécialiste du folklore français. Une

ambiguïté supplémentaire apparaît dans les conceptions des deux véritables maîtres d’œuvre,

Rivière et Varagnac – à cette époque, Van Gennep fait déjà figure de marginal - : les

“ véritables ” traditions populaires doivent être les plus pures possibles, et Rivière lui-même,

pourtant concerné par les traditions nouvelles et citadines, entérine une telle vision des choses.

Ainsi, le plan d’organisation du nouveau Musée des ATP, établi en 1937 par Agnès Humbert

sur les conseils de Rivière, reflète les conceptions à l’œuvre dans le nouveau folklore : une

salle d’introduction situera le folklore dans son cadre “ racial ”, linguistique et historique ;

puis les salles seront divisées en treize sections consacrées aux différents “ genres de vie ”.

C’est ici qu’on constate à quel point la notion de genre de vie devient floue, quand elle est

intégrée au discours folkloriste. En effet, les sections définissant chacune un genre de vie

renvoient le spectateur, selon les cas, à l’influence de la géographie sur la culture (forêts,

champs, montagne, cours d’eau) mais aussi à un ensemble de faits culturels fort variés n’ayant

pas grand rapport avec la géographie (communications, village, ville, commerce, costume,

âges de la vie, calendrier)40. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ici le terme de genre de

38 Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, Editions de la MSH, 1993.

39 Catherine Velay-Vallantin, “ Le Congrès international de folklore de 1937 ”, op. cit. : 494.

40 Ibid. : 497.

75

vie est flottant et qu’il est utilisé sans avoir pour autant été véritablement défini. Même la salle

des villes subira des transformations par rapport au plan initial pour entrer dans la conception

ethnogéographique des “ genres de vie ”. C. Velay-Vallantin note en effet que ce sont les

cartes qui régissent l’organisation du Musée, cartes associant éléments raciaux et

géographiques.

Il convient dès lors de relever la présence des personnages qui ont permis le transfert de la

notion de genre de vie de la géographie vers le folklore. En premier lieu, notons la

participation d’Albert Demangeon, disciple de Vidal de La Blache, au Congrès international

de folklore, qui présente une communication sur la classification des maisons rurales41.

Remarquons également que l’idée d’associer race, culture et climat est aussi présente chez

Lucien Febvre qui, se référant explicitement à Albert Demangeon et à la Volkskunde, affirme

dans son allocution à ce même Congrès (lue en son absence par Marcel Maget) : “ La maison,

comme tant d’autres œuvres humaines sur la terre, est l’expression du milieu géographique ”,

et invite les participants à rédiger un Atlas du folklore de la France en se concentrant sur la

méthode cartographique42.

Ainsi, l’idée de “ sauver ” voire de recréer les “ pures ” traditions populaires, révélatrices d’un

genre de vie, est déjà présente sous le Front populaire et le discours, variant toutefois selon les

auteurs, rassemble des éléments qu’on retrouvera tels quels chez les folkloristes “ officiels ”

de Vichy. Tous n’avaient pas la même conception du folklore, mais un personnage essentiel

dans l’entre-deux-guerres illustre parfaitement cette volonté de préserver voire de faire

renaître les traditions : il s’agit d’André Varagnac, le premier folkloriste à théoriser la

question des genres de vie, sur qui nous allons nous attarder, en commençant par esquisser sa

biographie.

André Varagnac, numéro deux oublié du folklore français.

Fils d’Emile Varagnac, Conseiller d’Etat et de Madame Varagnac, née Hervieu, mais aussi

neveu de Marcel Sembat, A. Varagnac est né à Paris le 12 Janvier 1894. Il fait des études à la

Sorbonne, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et à l’Ecole du Louvre. Il est licencié es

lettres, titulaire du diplôme d’études supérieures de psychologie expérimentale, puis docteur

es lettres. S’est marié trois fois et père de trois enfants.

Varagnac fut journaliste : collaborateur littéraire au Journal des Débats entre 1912 et 1914, au

41 Ibid. : 498.

42 Ibid. : 500.

76

Crapouillot de 1918 à 1920 ; il devint par la suite secrétaire de rédaction de L’Europe

nouvelle (1921-1922), puis de Clarté (1923-1925). Entre-temps, il fut assistant libre au Musée

des Antiquités nationales (1919-21). Il est pendant quelques temps enseignant : d’abord

professeur de philosophie au collège de Vitré (1926), puis de Châlons-sur-Marne (1927-

1930).

Il se tourne ensuite vers le folklore. Il suit les cours d’Henri Hubert puis de Marcel Mauss43, et

commence ses propres recherches. C’est l’année de la parution de son livre Instinct et

technique (1929) qu’est fondée la Société du folklore français par Marcel Mauss, Lucien

Lévy-Bruhl, E. Nourry (dit Saintyves), Arnold van Gennep. André Varagnac est l’un des

membres fondateurs.

En 1929, il crée les premiers Comités régionaux de folklore (Champagne, Mâconnais). Il

devient ensuite chargé de recherche de la Caisse nationale des Sciences (1931-1935). Dans les

années 1930, il fut aussi Secrétaire général de l’Encyclopédie française (1935-1936), de la

Commission de recherches collectives de l’Encyclopédie française (1934-1936), et du Centre

international de Synthèse (1937-1947). Entre 1934 et 1936, il recueille plus de 1200

monographies folkloriques de villages français, établies à la suite d’enquêtes par

questionnaires organisés par la Commission des recherches collectives (présidée par Lucien

Febvre)44.

Varagnac continue son ascension institutionnelle au moment où Rivet décide de remanier le

Musée d’ethnographie du Trocadéro. Celui-ci crée en 1937 le Musée de l’Homme, qui

occupera une aile du nouveau Palais de Chaillot. L’autre aile sera réservée à un nouveau

musée, le Musée national des Arts et Traditions populaires, regroupant les collections

d’ethnographie folklorique de l’ancien Musée du Trocadéro. Rivet en nomme Georges-Henry

Rivière directeur. Ce dernier s’entoure d’une attachée de recherche, Agnès Humbert, de sept

puis douze chargés de mission, enfin de deux chercheurs, Guy Pison et Marcel Maget45.

Rivière a aussi a choisi son conservateur-adjoint : c’est André Varagnac. Le Musée va, on l’a

vu, développer dès sa création d’intenses activités : il élabore des enquêtes et enrichit ses

collections grâce à un vaste réseau de correspondants dans toutes les régions françaises. Ils

seront à la fin des années 30 quelques mille correspondants appartenant à la Société du

43 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genre de vie, Paris, Albin Michel (“ Sciences d’aujourd’hui ”), 1948 : 12.

44 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, op. cit. : 15. Pour des détails sur la Commission, voir, du même auteur, “ Une coopérative de travail scientifique : la Commission des recherches collectives du Comité de l’Encyclopédie française ”, Annales d’histoire économique et sociale, t. VII : 302-306.

45 Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, op. cit. : 29.

77

folklore français, à la Commission des recherches collectives, où à des Sociétés savantes

locales46.

En 1938, Varagnac commence à dresser un “ tableau descriptif de la structure sociale de

notre paysannerie, étude fondée sur l’analyse de la notion de tradition en fonction de la notion

de genre de vie ”47. Il jette là les premiers éléments de sa future science :

“ l’archéocivilisation ”.

Survient la guerre puis l’Occupation. Sous le régime de Vichy, Varagnac est nommé directeur

du Bureau du Régionalisme de la Région de Toulouse, par le préfet de la région, Cheneaux de

Leyritz. Après juin 1940, le Comité national de folklore est remanié. A la suite du Congrès de

Nice (mai 1942), André Varagnac devient Conseiller scientifique du Comité, au même titre

que G. H. Rivière, P. L. Duchartre et J. Charles-Brun, le but officiel étant de surveiller le

renouveau folklorique et d’ “ éviter la caricature ”48. Varagnac dirige alors la Société de

folklore français et colonial, ainsi que la revue de la Société.

A la Libération, la Société de folklore français et de folklore colonial est dissoute et refondue

en deux autres sociétés : la société française de folklore sera attribuée à Varagnac et la société

d’ethnographie française à Rivière. Depuis l’épuration, les deux personnages ne s’entendaient

plus puisqu’ils s’étaient fait “ mutuellement des dépositions belliqueuses au comité

d’épuration ”, affirme une feuille dactylographiée et non signée qu’on trouve dans les

archives de Louis Marin49.

Varagnac est passé au travers de l’épuration sans trop de problèmes : il a malgré tout été

relevé de ses fonctions de conservateur-adjoint aux ATP50. “ Blanchi ” après enquête, il est

par la suite nommé Conservateur au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-

Laye (1946-1965). Il est nommé par ailleurs professeur de Sociologie à l’Ecole technique des

Surintendants d’usine, école abritée par le Musée social51. Entre 1946 et 1952, il est

professeur de folklore à l’Ecole supérieure des Professeurs de français à l’étranger. Il est

46 Ibid.

47 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genre de vie, op. cit. : 18 .

48 Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, op. cit. : 32.

49 CARAN, Papiers Louis Marin, 317 AP 196.

50 Daniel Fabre, “ L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1944) ”, in (sous la direction de)

Jean-Yves Boursier, Résistants et résistance, Paris, L’Harmattan (“ Chemins de la mémoire ”) : 319-400 ; 360

pour cette référence.

51 Ce musée fut la création, rappelons-le, du sociologue Frédéric Le Play.

78

nommé maître de conférence à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en 1947. Cette année là, la

Fondation Rockefeller accepte de financer la création de la VIe section de l’Ecole Pratique des

Hautes Etudes52 (qui deviendra plus tard l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales),

mais le premier conseil de la section ne se réunit qu’en 1948 (Lucien Febvre, alors professeur

au Collège de France, en est président, Fernand Braudel, secrétaire) et la première année

scolaire d’enseignement est l’année 1947/1948. Le programme compte alors six divisions.

C’est dans le cadre de la cinquième division, intitulée “ Civilisations et Civilisation ”, qu’a

lieu le cours de Varagnac : “ la part du traditionnel ”53.

En 1947, Varagnac fonde et dirige l’Institut International d’Archéocivilisation. Il crée, à la

même époque, l’Institut de Recherches et de Pédagogie européennes et constitue la collection

“ Europe unie ”, avec Albert Grenier. En 1954, il devient Directeur d’études à l’Ecole des

Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il publie, à partir de 1960, la revue Antiquités nationales

et internationales, laquelle devient, à partir de 1966, la revue Archéocivilisation. André

Varagnac fut aussi membre de l’Institut français de Sociologie, de l’Institut français

d’Anthropologie (depuis 1932) et de la Société préhistorique française. Il fut décoré de l’ordre

de Chevalier de la Légion d’honneur.

Tels sont les principales étapes de la vie d’un folkloriste et préhistorien qui sut mener une

carrière pleine de succès. Il fut apprécié et aidé par des hommes aussi influents que George

Henri Rivière (jusqu’à leur rupture à la fin de la guerre), Louis Marin, Lucien Febvre ou

Fernand Braudel. Mais aujourd’hui, il ne laisse pas de succession intellectuelle, tout au moins

dans le circuit institutionnel de la discipline (EPHE, EHESS, Musée des ATP, Mission du

patrimoine ethnologique, Collège de France, Universités) : est-il simplement passé de mode ?

Notre idée est plutôt qu’il a mieux valu l’oublier à tout prix… Comme un certain nombre de

théories et pratiques de l’ethnologie dans l’entre-deux-guerres et sous l’Occupation, celles de

Varagnac ont été refoulées dans l’inconscient des tenants actuels de la discipline. Ce qui

pourrait expliquer, comme le note Daniel Fabre, que l’ethnologie véhicule toujours

aujourd’hui une “ inexprimable catharsis ”54. Et c’est cet état de fait qui justifie notre actuelle

recherche : pour sortir de certaines impasses épistémologiques, nous irons travailler sur ce

refoulé collectif en exhibant la “ part maudite ” de l’ethnographie55.

52 Rappelons à ce propos que l’EPHE fut créée en 1868, et qu’elle ne connut que cinq sections jusqu’à cette date.

53 Gérard Gaillard, Répertoire de l’ethnologie française, 1950-1970, Paris, Editions du CNRS, 1990, t. I : 21.

54 Daniel Fabre, “ L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1944) ”, op. cit. : 377 sq.

55 J’emprunte délibérément cette expression au titre d’un article de Jean Jamin (“ Documents revue. La part

79

La genèse de ses idées.

En 1929, A. Varagnac, qui est déjà une folkloriste reconnu, publie un petit ouvrage à mi-

chemin entre les sciences humaines et les sciences naturelles qui est censé révéler le secret du

comportement de l’être humain : Instinct et technique. Remarques sur les conditions externes

du comportement humain56. C’est dans cet ouvrage qu’on peut apercevoir les prémisses de sa

future théorie de la “civilisation traditionnelle”, qu’il systématisera sous l’Occupation.

Le chapitre I place l’ouvrage sous le signe de la nature : “ L’homme possède des instincts

rémanents ” (p.6). Le second chapitre, intitulé “ L’instinct est adapté à des conjonctures

particulières et qui se reproduisent au cours du temps ”, nous apprend que “ tout

comportement instinctif est fondé sur des besoins organiques eux-mêmes liés à la structure de

l’espèce ”(p.7) . Il semble que Varagnac soit l’instigateur d’une forme de sociobiologie avant

l’heure : le comportement de l’homme primitif lui serait en effet dicté par ses instincts, eux-

mêmes étant soumis aux variations du milieu naturel. Il affirme d’ailleurs :

“ L’adaptation de l’animal peut se manifester alors par l’apparition ou la disparition en lui

de telles ou telles tendances instinctives en fonction des variations cycliques du milieu.

Cette adaptation aux saisons, notamment, peut être plus ou moins directe : souvent les

déplacements des herbivores commandent par contre-coup le comportement des bêtes

carnassières, voire des peuplades de chasseurs. ”(p.8)

Il semble important de préciser ici que Varagnac a une formation de psychologue, et qu’il

appartient à cette psychologie que je nommerai “ héréditariste ”, le terme étant entendu dans

le sens que lui donne Michael Billig57, à savoir une science qui postule l’hérédité des

comportements humains, voire de la pensée, partageant ainsi des présupposés théoriques

communs avec l’eugénisme et les théories racistes. C’est ce que confirme l’extrait que l’on

vient de citer : l’homme y est vu comme un animal déterminé par ses instincts, qui s’adapte de

façon très lente à son environnement.

Mais revenons à Instinct et technique : le folkloriste précise, dans une note au bas de la même

maudite de l’ethnographie ”, L’Homme 151, 1999 : 257-266), dans la mesure où celle-ci désigne une nébuleuse d’idées (bien souvent reçues) à l’œuvre chez Varagnac comme dans Documents ; à ceci près que les représentations occidentales de l’Autre furent tournées en dérision par Bataille et son équipe, alors qu’elles furent prises au pied de la lettre par André Varagnac.

56 André Varagnac, Instinct et technique. Remarques sur les conditions externes du comportement humain, Paris, Librairie moderne de droit et jurisprudence, 1929.

57 Michael Billig, L’internationale raciste. De la psychologie à la “ science ” des races. Paris, Maspéro, 1981 ( “ petite collection Maspéro ” ).

80

page : “ on se souvient que, dans un autre ordre de recherches, les influences des saisons sur

des tribus primitives ont été parmi les premiers sujets d’étude de l’école sociologique

française ” et il renvoie le lecteur à L’Essai sur les variations saisonnières des sociétés

eskimos de Marcel Mauss58. Habile détournement des théories de Mauss : le sociologue est ici

cité pour appuyer l’idée de Varagnac selon laquelle les variations écologiques modifient les

instincts, qui à leur tour modifient le comportement humain. Inutile de préciser que Mauss ne

faisait pas ce détour par l’instinct…

Dans la partie III (“ adaptation de l’homme au changement des conditions externes de son

activité ”(p.9), le savant va développer ce qui pour lui a constitué la première étape de la vie

de l’humanité : il s’agit de l’époque à laquelle l’homme a développé ses instincts en

s’adaptant à son environnement. Cette époque marque le premier stade du “ processus de

civilisation ”:

“ A l’époque paléolithique, l’Homme avait lentement, grâce à la technique primitive,

étendu ses instincts de chasse à la plupart des gibiers possibles. La faune commandait

directement sa conduite. Or la fin de l’époque glaciaire remet les hommes en contact étroit

avec la terre féconde ” (p.10)

C’est alors que l’homme est passé au deuxième stade du processus : il s’est adapté en

exploitant le sol. Il a inventé “ la technique néolithique, complétée ensuite peu à peu par

l’usage des métaux ” (p.10). Mais avec la révolution de l’agriculture, il est devenu encore plus

dépendant des cycles saisonniers :

“ Cette dépendance saisonnière apparaîtra comme une aggravation de la lenteur propre à

tant de démarches instinctives : en passant de l’instinct de chasse au travail agraire, le

comportement humain devient plus que jamais une activité à longue échéance ”(p.11)

Mais voilà qu’est survenu le troisième stade du processus, autant dire une catastrophe pour

Varagnac. Cette partie est la plus surprenante, et peut-être la plus originale : en effet, l’auteur

postule qu’à partir d’un certain stade de civilisation, l’être humain a perdu ses instincts, et

donc qu’il n’est plus soumis aux lois de l’évolution (ce qu’il déplore). Avec le développement

de la technique, l’homme ne s’adapte plus ; il transforme désormais son environnement :

“ Par l’industrie, ou plus exactement par le machinisme moderne, l’Homme devient

58 Cf. Marcel Mauss & H. Beuchat, “ Essai sur les variations saisonnières dans les sociétés eskimos. Etude de morphologie sociale ”, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1955 (“ Quadrige ”)[éd. originale : in L’Année Sociologique, t. IX, 1904-1905].

81

l’animal qui transforme constamment son milieu ” (p.12)

(…) “ Tandis qu’aux âges antérieurs l’humanité s ‘était victorieusement adaptée à des

circonstances nouvelles, désormais ce sont nos inventions techniques qui créent en majeure

partie les conditions externes de notre activité ”

(…) “[il résume son propos] Nous avons souligné ce qu’impliquait pour l’humanité la

notion d’adaptation naturelle au milieu : sélection au sein du milieu global d’un ensemble

de conjonctures constantes ou périodiques, pratiquement immuables, conférant (…) un

caractère de longue échéance aux démarches instinctives : accentuation de ces caractères

par l’influence des saisons, surtout dans la période pastorale et agraire de l’activité

humaine ; d’où prolongement, développement des instincts en labeurs, tant que ces derniers

eurent un caractère traditionnel, c'est-à-dire un comportement, des objets et des procédés

peu variables ”

En affirmant que les comportements humains ne sont plus dictés par la Nature, Varagnac

retombe du côté de l’anthropologie culturelle. C’est ce point précis qui le démarque des

théories plus récentes telles que la sociobiologie d’E. O. Wilson ou le cognitivisme de L. A.

Hirschfeld59, qui considèrent tous deux que les comportements humains sont soumis aux lois

de l’évolution, ce jusqu’à aujourd’hui. Varagnac tient donc une position assez curieuse,

puisqu’il a intégré dans ses idées deux visions du monde en principe inconciliables.

Finissons notre rapide survol d’Instinct et technique. L’auteur conclut le paragraphe en

écrivant que, dans notre “ nouvelle activité industrielle ”, les réactions de l’Homme sont

commandées “ par la machine ou les nécessités de l’échange ”. Dès lors, il pose la question

cruciale : “ Que deviennent nos potentialités instinctives ? ”, qu’il reformule autrement :

(p.12) “ En un mot, le travail continuera-t-il, comme durant l’âge agraire, d’être un dérivé ou

plutôt une forme supérieure de l’instinct ? ” (Ibid.) Quel rôle jouent les instincts et les réflexes

pour l’homme d’aujourd’hui ? Varagnac explique que l’homme moderne ne subit plus “ le

cours cyclique des variations d’un milieu naturel ” (p.12). Du coup, les “ circonstances

externes auxquelles nous réagissons deviennent de plus en plus artificielles ”, on rencontre

alors des “ successions d’incidents ”. Finalement il avance que, mis à part le travail

intellectuel, les autres types de travaux sont devenus un “ simple réflexe ” ( Ibid.). Comment

59Cf. Edward O. Wilson, L’Humaine nature : essai de sociobiologie, Paris, Stock, 1979; et sa ctitique par Marshall Sahlins, Critique de la sociobiologie, Paris, Gallimard, 1980 ; Lawrence A. Hirschfeld, Race in the Making. Cognition, culture and the child’s construction of human kinds, Cambridge / London, The MIT Press, 1996; “ La règle de la goutte de sang ou comment l’idée de race vient aux enfants ”, L’Homme, 150, 1999 : 15-39. Pour une critique de ses théories, voir Georges Guille-Escuret, “ L’enfant, la race et la hiérarchie ”, L’Homme 153, 2000 : 291-298.

82

s’est produite cette mutation ? Il lui semble que “ chaque civilisation établissait lentement un

modus vivendi particulier, que permettait avant tout le caractère traditionnel des diverses

activités, caractère résultant lui-même de leur subordination constante aux forces de la

Nature . Désormais la dépendance envers un certain agencement perpétuel du milieu a disparu

ou tend à disparaître : du coup l’un des éléments régulateurs du comportement naturel

s’évanouit ; des stimulations externes indépendantes de notre volonté viennent de moins en

moins susciter l’éveil régulier des instincts” (p.14).

L’éveil cyclique des instincts, la subordination des activités traditionnelles à la Nature sont

des processus essentiels pour l’harmonie de l’humain. Pour Varagnac, l’homme doit regagner

sa place dans le grand cycle de la Nature ; il l’avait quitté dans l’espoir de fabriquer un monde

de progrès, mais au lieu de cela, il a créé la machine et s’en est rendu esclave, devenant un

simple être de réflexe. Puisqu’il postule que le progrès est la bête noire de l’humanité, on

comprendra mieux sa façon de concevoir le folklore : il s’agira avant tout de retrouver des

traces “ durables ” de cultures, des éléments matériels (costumes régionaux, aliments,

mégalithes60) qui viendront témoigner de l’ancienneté de la civilisation française. Là encore,

le parallèle avec son aîné Louis Marin se dessine très nettement : Marin était fasciné par les

Gaulois, au point de posséder le crâne supposé de l’un d’eux sur son bureau61 ; Varagnac

travaillera des années plus tard sur l’art gaulois62. Les deux personnages avaient aussi en

commun cette obsession de la “ longue durée ”, valeur que ne possèderait plus le monde

moderne63.

Mais revenons à Instinct et technique. Selon l’auteur, nous sommes passés de “ l’instinct ”

60 Cf. André Varagnac, “ L’histoire de l’alimentation végétale et son intérêt folklorique ”, Annales d’histoire économique et sociale 5, 22, 1933 : 386 ; “ Remarques sur les caractères généraux des costumes régionaux français ”, Revue de folklore français, t. VII, 1936 : 107-120 ; “ La nourriture, substance sacrée ”, Annales d’histoire sociale, 3, 1941 : 21 ; “ Les civilisations mégalithiques ”, Annales ; économies, sociétés, civilisations 17, 2, 1962 : 332.

61 Herman Lebovics, “ Le conservatisme en anthropologie et la fin de la IIIe République ”, op. cit. : 4.

62 André Varagnac (en collaboration avec Gabrielle Fabre) L’art gaulois, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1946.

63 Louis Marin écrivait par exemple : “ La faiblesse présente des esprits ne va-t-elle pas jusqu’à souhaiter, éperdument et inconsciemment, du ‘neuf’, toujours du nouveau. Et cela, sans comprendre que le nouveau n’est désirable que quand il représente un progrès répondant à un besoin précis ; sans comprendre que, aux plus belles époques, des artistes et des artisans, la mode elle-même, symbole du caprice, obéissent, dans leurs changements les plus inattendus, à des orientations persistantes qui tendent à durer jusqu’à ce qu’elles aient porté tous leurs fruits. La durée, sous l’épreuve des événements et grâce aux efforts accumulés, est, souvent, la marque décisive de la valeur d’une œuvre et de ses éléments. ” (Louis Marin, Regards sur la Lorraine, op. cit. : 216).

83

aux “ simples réflexes ”, passage remarquable dans le travail comme dans les loisirs :

“ L’individu cherche à se délasser de ses réflexes professionnels par des réflexes de plaisir ”

(p.15). D’ailleurs, “ les ‘distractions’ offertes par la vie urbaine consistent essentiellement à

susciter des réactions élémentaires, imprévues, violentes ” (Ibid.). Selon lui, il n’en va pas de

même pour le sport (p.16), grâce auquel “ l’individu retrouve, sinon nécessairement de

longues entreprises, du moins une activité de jeu réclamant le développement méthodique des

fonctions d’intégration et de contrôle ”. Il ajoute que, grâce au sport, “ l’hygiène rationnelle ”

se développe (Ibid.). On n’est pas loin ici des thèmes fascistes sur l’homme nouveau, le culte

du corps, de la vie saine et virile, thèmes qui fleuriront sous Vichy64. Selon Varagnac, il

faudrait, comme c’est déjà le cas pour le sport, rationaliser le travail industriel :

“ Si donc l’Homme connaît à présent son milieu physique assez bien pour le transformer

continuellement, il lui manque encore de se bien connaître lui-même, pour donner à cette

transformation un caractère pleinement rationnel ” (p.16).

Le petit ouvrage finit sur le danger principal de la vie moderne :

“ L’homme moderne va-t-il dédaigner toute la grandeur des destins d’autrefois en se

tournant vers la facile banalité d’une existence au jour le jour ? ” (p.17) Fort heureusement,

le savant vient proposer une solution au problème : en fin de compte, que doit faire

“ l’Homme des temps modernes ? ” (p.18) Il ne doit pas se plonger dans une “ utopique et au

fond paresseuse tentative de résurrection du passé ”, il doit plutôt “ modifier l’acception

ancienne ” du terme “ destinée ”. Dès lors :

“ Attelé à une longue tâche, choisie en connaissance de l’univers présent et de lui-même,

(…) [il devra] collaborer patiemment, et si peu que ce puisse être, à la transformation

rationnelle de ce milieu, et à la saine organisation de toutes ses activités d’être

vivant ”(p.18)

Résumons l’idée directrice de l’ouvrage. Depuis la Révolution industrielle, l’homme ne

s’adapte plus à la Nature comme il le faisait auparavant : désormais, il la transforme. Du coup,

il perd ses anciens “ instincts ” (ceux qu’on pouvait observer dans les “ civilisations

traditionnelles ”) qui lui permettaient d’être en harmonie avec son environnement, et il ne

possède plus que des “ réflexes ”. L’homme moderne, victime de la civilisation mécanique et

64 Les articles de la revue Compagnons donnent un bon exemple de l’idéologie du “ corps sain ” de la jeunesse qui vient revivifier la Nation : le lecteur y trouve textes et photos vantant les vertus du sport ou des travaux de plein air, tels les Chantiers de jeunesse, en même temps que des contributions à la gloire de la Révolution nationale (cf. supra).

84

industrielle, ne possède plus la notion de la “ longue durée ”65 : il vit désormais dans l’instant.

A la limite, il ne porte plus en lui son “ destin ”, c’est-à-dire la trace des générations passées

qui fait la richesse de sa culture ; il vit dans “ l’existence ”. Pour Varagnac, il s’agit alors

d’accéder à un nouveau stade de l’humanité, dans lequel l’homme aurait à nouveau

conscience de son destin : il s’agit de “ réorganiser rationnellement ” l’être humain, afin qu’il

se réinscrive à nouveau dans la longue durée et dans ses instincts ancestraux. Cette rhétorique

peut se mettre aisément en parallèle avec l’engagement pétainiste que prendra l’écrivain

régionaliste Henri Pourrat, notamment dans son livre Le Chef français66 : n’y encense-t-il pas

en effet l’homme qui va “ remettre de l’ordre ” et raviver “ lumineusement la durée

française ”67 ? L’ordre et la durée, thèmes éminemment vichystes, sont également les

leitmotivs d’André Varagnac, qui définissent les fondements mêmes de sa théorie de

l’archéocivilisation.

On comprend alors comment Varagnac a pu si aisément s’intégrer au bloc des idéologues de

la Révolution nationale. Intégration d’autant plus facile que l’objet même du folklore était en

étroite homologie avec certains thèmes vichystes, comme le note Daniel Fabre, que ce soit

“ dans le détail des sujets choisis [ou], assez souvent, dans cette rhétorique de la décadence et

de l’urgence d’un sursaut qui justifie l’étude et la reviviscence volontaire des traditions

menacées ”68. Le nouveau régime survenu après la défaite permit ainsi à Varagnac de

développer un folklore qu’il mâtinait de sa propre morale : seul le retour aux antiques

traditions pré-industrielles pouvait rendre à l’homme son harmonie perdue et son adaptation à

la Nature. Il suffira d’examiner quelques-uns des articles qu’il a écrit pendant cette période

pour constater qu’il croyait vraiment à une science appliquée qui ramènerait l’homme vers le

bonheur. Mais avant cela, confrontons ses idées avec son rival dans les années d’entre-deux-

guerres.

Un ennemi intime : Arnold Van Gennep.

65 Même si Fernand Braudel a toujours soutenu André Varagnac, il ne faut voir, me semble-t-il, qu’un lien assez diffus entre la notion de “ longue durée ” chez le folkloriste et celle, élaborée quelques trente ans plus tard, chez l’historien. Toutefois, cet emploi troublant d’une même expression ne peut pas être complètement le fait du hasard.

66 Henri Pourrat, Le Chef français, Paris, Robert Laffont, 1942. Voir aussi ses articles : “ Terre d’Auvergne ”, Compagnons, 7, 30 novembre 1940 : 9 ; “ L’homme à la bêche ”, Compagnons, 15, 25 janvier 1941 : 1. Sur cet écrivain, voir les analyses de Faure Christian, Littérature et société. La mystique vichyssoise du “ retour à la terre ” selon l’œuvre d’Henri Pourrat, Ambert, Revue Archéologique Sites édit., 11, 1988.

67 Cité in Daniel Fabre, “ L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1944) ”, op. cit. : 368.

68 Ibid.

85

Si Varagnac a représenté le folklore officiel dans les années 1930 et sous Vichy, s’il est resté

un personnage important du folklore après-guerre et si ses théories de même que ses

publications sont devenues de plus en plus confidentielles jusqu’à être totalement oubliées

dans les années 1970, il est un autre homme qui eut un trajet parfaitement symétrique, je veux

parler d’Arnold van Gennep (1873-1957). Celui-ci n’a jamais occupé de poste universitaire si

ce n’est, hors de France, la chaire d’ethnographie de l’Université de Neuchâtel entre 1912 et

1915, et ne touchera sa première subvention de recherche qu’à l’âge de 73 ans (accordée en

1945 par le CNRS). Il est pourtant l’auteur de multiples ouvrages de référence en

ethnographie “ exotique ” ou française. Mais il reste avant tout célèbre pour la rédaction de

l’ouvrage de toute une vie, son monumental Manuel de folklore français contemporain, publié

entre 1937 et 1958, première synthèse à la fois théorique et pratique de tous les aspects du

folklore français. A l’inverse de Varagnac, le succès posthume de van Gennep ira grandissant,

au point qu’il est aujourd’hui considéré comme le véritable père de l’ethnologie de la France.

On a ainsi deux parcours de vie qui se regardent et s’expliquent l’un par l’autre : Van Gennep

est la figure héroïque, Varagnac la figure maudite. Leurs mauvais rapports de leur vivant ne

font qu’amplifier cette vision rétrospective. Et pour cause : leurs conceptions du folklore

étaient bien souvent diamétralement opposée.

C’est ce qui explique ce mutuel ressentiment dont ils font preuve quand ils évoquent l’œuvre

de l’autre… Ainsi, dans sa bibliographie critique qui conclut la récente réédition du Manuel

de folklore français contemporain, Van Gennep commente l’ouvrage de Varagnac,

Civilisation traditionnelle et genre de vie, par ces mots : “ documentation insuffisante,

raisonnements sophistiques, nombreuses erreurs d’interprétations, prétentions

méthodologiques injustifiées ”69.

Parallèlement, Varagnac accusera Van Gennep d’être victime de la superstition “ du texte

comme source unique de connaissance scientifique ”, ajoutant que “ ce travailleur infatigable

n’est malheureusement pas doué d’une parfaite clairvoyance méthodologique : aussi ses

opinions ne suffisent-elles pas à nous convaincre ”70.

Il convient dès lors d’analyser la théorie folkloriste de Van Gennep, ce qui nous aidera à

mieux comprendre pourquoi Varagnac fut si durement rejeté après pourtant une brillante

69 Arnold van Gennep, “ Bibliographie méthodique ”, in Le Folklore français. Bibliographies. Questionnaires, provinces et pays, Paris, Robert Laffont, 1999 (“ Bouquins ”) [édition originale : Manuel du folklore français contemporain, Picard, 1937-1958]: 895.

70 André Varagnac, “ Le positivisme historique, maladie infantile des études folkloriques ”, Civilisation traditionnelle. Organe de la Société française de folklore et de civilisation traditionnelle. Section française de l’Institut international d’archéocivilisation 1, 1949 : 5-7.

86

carrière.

Les présupposés théoriques à l’œuvre dans les travaux folkloriques de Van Gennep sont très

bien décrits par lui-même dans sa longue introduction au Manuel de folklore français

contemporain. Il y expose les cadres généraux de ses recherches, qu’il complétera dans la

suite de son ouvrage par des théories spécifiques (sur les rites de passages, la magie, la

littérature orale, etc.), sur lesquelles nous ne nous attarderons pas. Mais voyons, dans un

premier temps, la définition qu’il donne au mot “ folklore ”71.

Pour le savant, relève tout d’abord de l’étude folklorique tout ce qui est “ populaire ” (créé par

le peuple) mais qui n’a pas été “ popularisé ” (i.e. inventé par quelqu’un dont l’identité est

parfaitement établie et utilisé ultérieurement par le peuple, par exemple : les contes de fées de

Perrault ne sont pas populaires). La deuxième caractéristique du fait folklorique est qu’il

relève de l’oral mais aussi dans certains cas de l’écrit (il pense ici aux notes manuscrites c’est-

à-dire non imprimées). La troisième particularité du savoir folklorique est qu’il est par

définition “ traditionnel ”, à savoir qu’il n’est ni dogmatique ni codifié (il n’est notamment

pas le fruit d’une création de l’Etat).

Après l’avoir défini, Van Gennep écrit la façon dont on doit interpréter le folklore72. Notons

tout de suite qu’il souscrit à une idée caractéristique de son époque, laquelle apparaît

rétrospectivement ethnocentrique. En effet, pour le savant, le “ peuple ” raisonne plus par

esprit de “ participation ” que par la raison (p.92) et il utilise plus l’intuition que les

raisonnements inductif et déductif (p. 93). Il dit emprunter l’idée à Lucien Lévy-Bruhl73 et

précise que le peuple français partage ce type de pensée avec les “ primitifs ”. Néanmoins il

affirme que les deux modes de pensée, rationnel et participatif, sont communs à toute l’espèce

humaine et que, selon le niveau de civilisation, ce sont les proportions qui varient.

Précisons aussi qu’il préconise l’explication de type ethnique (c’est à dire raciale), par

exemple en définissant la proportion dans tel ou tel village des “ type blond dit nordique et du

71 Pour ce qui touche à la définition du folklore cf. Arnold Van Gennep, “ Introduction ”, in Le Folklore français. Tome 1 : Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robert Laffont, 1999 (“ Bouquins ”) [édition originale : Manuel du folklore français contemporain, Picard, 1937-1958]: 41-50.

72 Voir la partie consacrée à l’interprétation : Arnold Van Gennep, “ Introduction ”, in Le Folklore français. Tome 1, op. cit. : 92-105.

73 Lucien Lévy-Bruhl forgea la notion de mentalité pré-logique supposée différencier les primitifs des civilisés. On a beaucoup glosé sur cette notion, on l’a critiquée au point de ne presque plus reconnaître aucun intérêt rétrospectif aux travaux de Lévy-Bruhl voire de le taxer de racisme. La réalité des choses est plus complexe puisque ses interrogations sur l’altérité préparaient le terrain (toutes proportions gardées) au structuralisme et au cognitivisme, comme le montre l’étude de Frédéric Keck, “ Les carnets de Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, l’expérience de l’altérité ”, Gradhiva 27, 2000 : 27-38.

87

type brun dit alpin ” (p. 97) et en citant l’autorité française en la matière, George

Montandon74. Il affirme en outre que des mélanges ont eu toujours lieu entre différents

villages et qu’il ne saurait y avoir d’isolats raciaux (p. 98).

Mis à part ces présupposés que l’on trouve aujourd’hui critiquables, il faut par ailleurs

reconnaître à l’auteur qu’il prend le contre-pied de bon nombre de théories à la mode de son

temps. Il fustige notamment l’importance exagérée accordée aux “ survivances ”, puisque,

selon lui, par analogie avec les théories sur les primitifs, certains folkloristes en ont déduit que

le folklore était uniquement constitué de survivances du passé (soit de la “ persistance dans les

milieux variés de l’humanité actuelle dite ‘civilisée’ de restes divers de civilisations

antérieures considérées comme moins évoluées ” ; p. 92). Van Gennep est contre cette notion,

qu’il qualifie d’ “ évolutionniste ” quand elle est appliquée de façon systématique et

notamment au domaine intellectuel (cf. p.93). Cette critique vise, entre autres, Varagnac, sans

qu’il soit explicitement cité. Mais nous reviendrons sur ce point.

Le deuxième type d’interprétation réfuté par l’auteur est ce qu’il nomme l’idée de

“ dégénérescence ” (p. 94) selon laquelle les us et coutumes du passé faisaient de la France un

“ paradis social et mental ” qui se serait irrémédiablement dégradé. Ce refus d’un “ âge d’or ”

du passé français oppose Van Gennep à Varagnac pour qui, on l’a vu, la société doit retrouver

sa forme traditionnelle pour être à nouveau en accord avec la Nature.

Van Gennep conclut sur la nécessité qu’il y a à repousser ces deux théories, de la survivance

et de la dégénérescence, en écrivant qu’en tous temps et en tous lieux, l’humain a toujours été

aussi intelligent, et que donc il n’y a pas de jugement de valeur ou de hiérarchie à effectuer

sur les différentes cultures humaines. On sent ici l’influence de Mauss sur le folkloriste. Il

préconise d’ailleurs la méthode comparatiste (p. 95), chère à l’Ecole ethnologique française

de l’Institut d’ethnologie, en commentant que celle-ci peut par exemple aider à percevoir

l’origine orientale de certains contes.

Sa compréhension “ maussienne ” du folklore se remarque également quand il affirme refuser

d’expliquer la mentalité par la géographie ou le climat : “ Ici encore, on distinguera entre

l’aspect statique et l’aspect dynamique des phénomènes folkloriques et on se gardera

d’expliquer absolument par la nature montagnarde ou plagnarde, par le climat humide ou sec,

relativement froid ou chaud des diverses régions de la France, non seulement les ensembles

cérémoniels et l’activité intellectuelle populaires, mais même les éléments principaux de la

civilisation matérielle comme les maisons, les ustensiles et les outils. ” (p. 96). Il défendait

74 Je rappelle que cette partie du Manuel a été rédigée dans le milieu des années 1930, à une époque où Montandon faisait encore figure de savant reconnu par tous les scientifiques.

88

d’ailleurs cette position dès 1911, dans une de ses chroniques au Mercure de France : “ Tout

ethnographe sait que, dans le type soit de la maison, soit du village, les conditions

géographiques ne jouent qu’un rôle infime, mais qu’au contraire ces types ont toujours été

fixés, pour chaque groupement, par des traditions si puissantes que, dans maints cas, c’est le

type de la maison et du village qui entraîne soit le choix d’une certaine forme de terrain, soit

une modification du terrain ”75. Il est à mon sens très important de noter que la position de

Van Gennep sur les rapports entre milieu géographique et culture est, dès les années 1910 et

le restera par la suite, à l’opposé de celle de Varagnac comme de toute l’équipe du nouveau

Musée des ATP dans les années 1930, puisque celle-ci a fait sienne la théorie des genres de

vie.

Enfin, l’opposition entre les deux hommes se retrouve par ailleurs dans leur parcours politico-

institutionnel : sous Vichy, van Gennep se retranchera dans son domicile de Bourg-la-Reine

pour travailler seul à la rédaction de son Manuel, évitant ainsi toute compromission avec le

nouveau Régime. Par contre, Varagnac va participer au projet de rénovation du folklore et il

fera même l’apologie du chef de l’Etat.

L’engagement maréchaliste d’André Varagnac.

Nous avions laissé Varagnac à l’époque du Front populaire. Avec l’Occupation, il va révéler

un nouveau visage : celui d’un défenseur de Pétain. Il faut en effet consulter la Revue de

Folklore français et de Folklore colonial, entre les années 1940 et 1942, pour voir avec quelle

vigueur le savant, alors membre du bureau directeur du périodique, se jette dans l’utopie

vichyste. Comme les autres promoteurs de la Révolution nationale, il va développer une

mythologie, voire une mystique du paysan français, et ce faisant élaborer une sorte de mirage

idéologique, totalement coupé des réalités politiques du moment. En effet, au fil de ses

articles, il n’est jamais question de problèmes politiques, ni de considérations sur

l’Allemagne occupant le sol français, ni du statut des Juifs. C’est le point commun avec un

certain nombre de revues vichystes, notamment Terre Natale, récemment analysée par A.-M.

Thiesse : sa conclusion est que les auteurs ont construit une sorte de “ rêve éveillé ”, où la

réalité de l’Occupation est niée, au profit d’un mythe d’une France souveraine qui travaille

“ en toute indépendance à sa reconstruction ”76. La Revue de Folklore français et de folklore

colonial fonctionne sur le même principe.

75 Arnold Van Gennep, Chronique de folklore, Mercure de France, 1er avril 1911, in Chroniques de folklore d’Arnold Van Gennep. Recueil de textes parus dans le Mercure de France, 1905-1949 (textes réunis et préfacés par Jean-Marie Privat), Paris, Editions du CTHS, 2001 : 81.

76Anne-Marie Thiesse, “ Régionalisme et ambiguïtés vichystes : la revue Terre Natale ”, op. cit. : 128.

89

Examinons celle-ci de plus près. A côté d’articles à la teneur scientifique non discutable, c’est

surtout dans les comptes rendus que le changement de ton se fait sentir. Ainsi, dans son

résumé du contenu de la revue Compagnons sortie en avril 1941, Varagnac écrit sur un ton

très lyrique :

“ Il suffira qu’à l’appel du Maréchal, la France se tourne vers la continuité de sa propre

existence, pour qu’elle y retrouve non seulement la gaieté de la jeunesse chantant le

renouveau et l’amour courtois, mais aussi le goût d’une liberté fondée sur l’honnêteté et la

justice dans le travail (...)77. ”

On n’est pas très loin, on s’en aperçoit, des idées développées dans Instinct et technique : la

continuité de l’existence, de même que le travail traditionnel sont des valeurs prêchées par le

folkloriste depuis plus de dix ans. Le ton a changé, toutefois : désabusé en 1929, Varagnac est

maintenant euphorique… Plus que la jeunesse française, c’est surtout lui-même qui redevient

gai et chante le renouveau.

Le nombre de comptes rendus écrits dans la même veine est important. En voici un autre,

dans lequel il encense la réédition de 1941 des Discours de Mistral. On sait à quel point le

poète provençal fut remis au goût du jour, tant sa vision traditionaliste du pays recoupait le

projet culturel de Pétain :

“ Les lecteurs verront combien Mistral nous étonne par sa grandeur, quelle que soit notre

attente. Ils verront en quelles périodes vraiment souveraines il a su exprimer les grandes

vérités premières que le Maréchal a consacrées et qui font dépendre la vie de la patrie du

culte que l’on sait rendre au terroir et aux traditions78. ”

Pas de doute, pour Varagnac, Pétain est bien le sauveur de la France des temps passés.

L’homme traditionnel a enfin une chance de remplacer l’homme moderne. Pour propager

cette bonne parole, le folkloriste s’est entouré, semble-t-il, d’érudits locaux, qui partagent le

même optimisme que lui. Voici par exemple un extrait du discours de M. Brégal, président de

la Société Archéologique, Historique et Littéraire du Gers, à l’inauguration de l’Exposition du

Terroir Gascon et de la Révolution nationale (Auch, septembre-octobre 1941), qu’on trouve

reproduit dans la Revue de folklore français :

“ Le folklore possède cette double vertu de nous confesser le secret des forces latentes qui

se cachent ou qui sommeillent dans les profondeurs de la race, et aussi de nous initier aux

77Revue de folklore français et de folklore colonial, 1941 : 121-122.

78Revue de folklore français et de folklore colonial, 1943 : 63.

90

souvenirs qu’elle garde de son passé le plus lointain, sans savoir elle-même que ce sont des

souvenirs79. ”

Ce discours, dont le sens est au demeurant peu clair, se caractérise par un style imagé se

voulant poétique (on notera l’allégorie qui représente la race comme un personnage à demi

endormi qui a perdu la mémoire), mais aussi par des allusions à un sens caché, qui suggère

que, derrière les apparences (l’Occupation allemande) se trouve un secret que seul l’initié

saura décoder (la Restauration nationale). Finalement, le discours des folkloristes élabore, en

plus d’une mythologie, un ésotérisme qui crée dans l’esprit du lecteur l’illusion que le

Maréchal cache la vérité aux Allemands, à savoir que la défaite n’est qu’un leurre et que le

renouveau de la France est en train de s’accomplir. Ce point, qu’il semble important de

préciser, n’a curieusement que rarement fait l’objet d’une recherche80.

Ces quelques extraits, quand on les lit en parallèle avec Instinct et technique, nous révèlent

que Varagnac, comme ses amis régionalistes, n’utilise pas un langage de circonstance. Il n’est

pas un opportuniste prêt à transformer sa prose pour monter en grade. La sémantique qu’il

utilise en 1942 est en réalité la même qu’avant-guerre : pour le folkloriste, il a toujours été

question de “ renouveau ” de l’homme, grâce aux vertus du “ travail ” et au “ culte des

traditions ” ou du “ terroir ”, qui lui permettront d’être à nouveau dans la “ continuité de

l’existence ”.

Finalement, de 1929 à 1942, la pensée d’André Varagnac a mûri, mais elle a toutefois gardé la

même direction : une nostalgie pour les “ civilisations ” anciennes où régnait l’harmonie

puisque l’homme était proche de la nature ; la haine de la société moderne dans laquelle le

machinisme fait régresser les instincts et transforme l’homme en un individu qui réagit par

réflexes et a oublié les vertus du travail et du culte des traditions ancestrales. Le folkloriste

n’était pas un militant notoire de l’extrême droite française ; d’ailleurs ses travaux se

voulaient de froids raisonnements éloignés des passions politiques. Pourtant l’Occupation sera

surtout pour lui une période favorable à l’épanouissement de sa façon de concevoir la science.

Varagnac contre la civilisation moderne.

79Revue de folklore français et de folklore colonial, 1941 : 172.

80Un des seuls ouvrages à décortiquer la prose pétainiste est le remarquable essai de Gérard Miller, Les pousse-au-jouir du Maréchal Pétain, Paris, Le Seuil, 1973.

91

Nous nous proposons maintenant d’examiner l’un des articles les plus approfondis que

Varagnac ait rédigé sous Vichy, qui lui permet d’approfondir sa conception du folklore,

abordée dès 1938 dans son ouvrage Définition du folklore81 : on le trouve dans un numéro

spécial de la revue littéraire Pyrénées, Cahiers de la pensée française, consacré au folklore

français, paru en 1943. L’article s’intitule : “ Le folklore et la civilisation moderne ”82. Ce

numéro, auquel collaborent également René Nelli et Roger Dévigne, est placé dans l’optique

de la Révolution nationale : on y lit par exemple dans un petit texte introductif :

“ Si la France nouvelle veut se créer sa forme, n’est-ce pas utile qu’elle sache comment

sont nées, comment se créent les formes de vie ? ”83

On placera cette revue littéraire bimensuelle basée à Toulouse dans la catégorie des revues

adoptant une déférence de surface vis-à-vis de l’Etat (catégorie II). En effet, les numéros

thématiques qui paraissent au fil des années ne comportent que très peu d’articles faisant

allusion à la Révolution nationale84. La majeure partie des textes publiés traitent de la culture

française littéraire méridionale et évitent tout sujet politique : on y trouve plutôt des

contributions portant sur “ l’actualité des Troubadours ” (n°2, septembre-octobre 1941), sur

Charles Péguy (n°8, septembre-octobre 1942) ou sur “ l’harmonie de l’univers païen ” (n°9,

novembre-décembre 1942). On remarquera toutefois que les sujets choisis relèvent plus des

valeurs traditionnelles que d’une modernité qu’il valait mieux escamoter.

Mais revenons au numéro consacré au folklore. L’analyse de l’article de Varagnac va se

révéler doublement instructive : d’abord parce qu’on y lit ses conceptions en matière de

folklore, ensuite parce qu’on peut aussi comprendre à travers ces lignes la raison de son

implication dans la Révolution nationale. Tout d’abord, Varagnac propose une définition du

folklore en s’inspirant de Définition du folklore :

“ [le folklore est constitué des] vestiges de tradition qui semblent ne se maintenir que par

une façon de vitesse acquise (…). Survivances des plus antiques usages entremêlées au petit

bonheur avec des survivances des modes d’hier ou d’avant-hier, tel est ce folklore qu’il

81 André Varagnac, Définition du folklore, Paris, Editions géographiques, maritimes et coloniales, 1938.

82 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, Pyrénées. Cahiers de la pensée française 11, mars-avril 1943 : 580-600.

83 Anonyme, in Pyrénées. Cahiers de la pensée française 11, mars-avril 1943 : 493.

84 On en trouve tout de même quelques uns qui sont des odes à Pétain, ainsi celui de Gilbert Trigano qui voit en la personne du chef de l’Etat le seul homme à pouvoir sauver les Français du malaise du moment. Cf. Gilbert Trigano, “ Angoisse ”, Pyrénées 6, mai-juin 1942 : 698-702.

92

nous suffira de caractériser par ce qu’il n’est pas, puisque aussi bien nous avons perdu le

sentiment de la valeur positive des traditions ”85.

Ainsi, le folklore est constitué essentiellement de survivances pour Varagnac, ce qui l’oppose

à son contemporain van Gennep, qui qualifie, on l’a vu, cette notion d’“ évolutionniste ”

quand elle est appliquée de façon systématique et notamment au domaine intellectuel.

Par ailleurs, un autre point de la définition pose problème : en effet, pour Varagnac, “ il y a

tradition chaque fois qu’une croyance ou un comportement collectifs reposent sur une

croyance ou une pratique antérieures et non sur l’application logique d’un savoir abstrait ”86.

Le savant oppose donc les pratiques traditionnelles, basées sur un savoir “ traditionnel ” aux

pratiques scientifiques fondées sur la logique “ abstraite ” ; ce qui signifie que les paysans

français sont incapables d’abstractions et d’esprit logique. Ce point est caractéristique de la

vision positiviste et scientiste des hommes du début du XXe siècle, et on peut le rapprocher de

la théorie Lévy-Bruhlienne de la mentalité “ prélogique ”. Les ethnologues formés par Mauss

ne se référaient pas directement à cette théorie mais ils ne la dénonçaient pas ; il faut attendre

les travaux de Claude Lévi-Strauss, dont notamment La pensée sauvage87, pour que celle-ci

soit sérieusement remise en cause.

Mais reprenons le fil de la pensée de Varagnac. Dans un deuxième temps, celui-ci définit la

notion de “ genre de vie ”, outil sociologique supposé rendre compte de la “ mentalité ” des

habitants de tel ou tel pays français. Le savant emprunte le terme au géographe Paul Vidal de

la Blache, qu’il cite expressément88. Il en donne une définition :

“ J’espère ne pas trop déformer l’enseignement des géographes en rappelant qu’un genre

de vie est un ensemble de comportements permettant à un groupe déterminé d’assurer sa

subsistance et ses autres besoins, et qui caractérise ce groupe au point que celui-ci peut lui

rester fidèle s’il émigre et s’établit dans un autre milieu naturel. Ne pourrait-on dire que,

jusqu’aux applications industrielles et agricoles de la science, les genres de vie ont consisté

essentiellement en un empirisme collectif ? ”89

85 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, Pyrénées, op. cit. : 583.

86 Ibid. : 584.

87 Cf. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; et notamment le chapitre I, “ La science du concret ”, où l’auteur compare la pensée mythique au bricolage.

88 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, Pyrénées, op. cit. : 587.

89 Ibid. : 587.

93

Pour comprendre à quelle notion Varagnac fait ici référence, il suffit de se pencher sur le

Tableau de la géographie de la France, le célèbre ouvrage de Paul Vidal de La Blache publié

en 1903 : on y lit que, selon l’auteur, le “ tempérament national ” des Français s’explique par

l’influence du climat et du sol qui a façonné sur des millénaires les “ genres de vie ” des

paysans français. Cette idée postule donc que la psychologie des habitants résulte donc de

l’influence de la géographie90.

L’idée de Varagnac, même si elle est peut-être plus inspirée du géographe qu’il ne le suppose

lui-même, est un peu différente. En effet, selon le folkloriste, les “ genres de vie ”, s’ils sont

intéressants à étudier, ne sont pas à l’origine des traditions : “ Si donc les traditions sont

favorisées par l’empirisme collectif des anciens genres de vie, nous ne saurions affirmer

qu’elles en sont le produit direct ”91. En effet, le savant pense que les traditions se retrouvent

dans de nombreux lieux et qu’elles transcendent la différence de genres de vie. Ainsi, prenant

l’exemple des pratiques de sorcellerie, il écrit :

“ Ces usages collectifs [il s’agit des pratiques de sorcellerie] correspondent à une structure

des sociétés archaïques qui se retrouve dans les continents les plus divers malgré la

disparité des genres de vie : la segmentation sociale par classes d’âge ”92.

Ainsi Varagnac intègre la culture (dirait-on aujourd’hui) à la théorie des genres de vie. Mais il

s’agit, on va le voir, uniquement de la culture rurale et en cela il partage avec Vidal de La

Blache l’idée que la “ vraie ” culture, celle qui dure, malgré les bouleversements modernes,

est la culture paysanne.

Nous arrivons alors à l’idée centrale qui sous-tend la pensée de l’auteur : par-delà la diversité

des cultures “ archaïques ”, il existe une structure commune qui les rassemble et qui existe

depuis des millénaires. Il note d’ailleurs :

“ Quand les enquêtes de technologie artisanale et rurale entreprise par le Musée National

des Arts et Traditions populaires sous la direction de M. Georges-Henri Rivière auront

rassemblé une documentation vraiment massive, on s’apercevra mieux encore à quel point

90 Cf. Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, Paris, La Table Ronde, 1994 [éd. Originale : 1903]. Vidal de La Blache ne nie pas l’apport des migrations – apport selon lui racial et culturel – mais il présuppose que c’est avant tout le sol qui a fabriqué, sur des millénaires, les “ genres de vie ” français. Ainsi écrit-il, par exemple, en conclusion de son ouvrage : “ Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n’atteindront pas foncièrement ce qu’il y a d’essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimenté par la nature et le temps (…). En cela réside, sur cela s’appuie une solidité, qui peut-être ne se rencontre dans aucun autre pays au même degré que chez nous, une solidité française ” (pp. 550-551).

91 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, op. cit. : 588-589.

92 Ibid. : 591.

94

l’outillage de nos villages avait peu varié en ces deux derniers millénaires qui s’achèvent

pourtant sur l’éclosion de la grande industrie ”93.

Résumons : depuis deux mille ans, une civilisation commune existait dans toute l’Europe,

malgré des différences locales et était pour ainsi dire restée la même sur la “ longue durée ”

(terme utilisé par Varagnac94). L’influence de cette civilisation rurale, combinée à celle du

climat, crée au niveau individuel les “ genres de vie ”.

Ces deux points sont déjà caractéristiques de la pensée du savant, mais la suite est plus

surprenante. En effet, l’auteur porte un jugement moral sur cette civilisation archaïque, qu’il

pense être largement supérieure à la dégradante ère du machinisme. C’est ici qu’on rejoint les

leitmotivs de la pensée vichyste et que l’on rencontre une science sociale empreinte de

mysticisme.

Le folkloriste précise ainsi pourquoi il trouve l’archéocivilisation - qu’il nomme aussi avec

quelque condescendance la “ civilisation des braves gens ”95 - supérieure à la “ moderne ” :

c’est qu’en effet nul “ moteur mécanique ” n’existait et tout le travail se faisait par le “ moteur

musculaire ”. Or, la force musculaire des hommes était accrue “ par des moyens non

mécaniques ”. Quels étaient ces moyens alors ? C’est simple : le progrès de la production

“ dépendait alors surtout du travailleur, dont la force pouvait être accrue par le rythme, la

musique, la magie, et plus encore par la foi ainsi que l’atteste le moindre clocher médiéval ”96.

La conclusion du passage vient alors tout naturellement :

“ Telle était sans doute la fonction majeure des traditions : c’étaient des techniques de

l’exaltation ou de la protection des forces humaines ”97.

Donc Varagnac pense que les pratiques magiques traditionnelles permettaient de conserver les

forces de vie des hommes et même qu’elles les décuplaient. Or il n’apporte pas la moindre

preuve pour étayer ce qui ressemble plus à un acte de foi qu’à un raisonnement hypothético-

déductif. On ne niera pas l’importance de la musique ou de la foi dans toute société humaine,

on peut même avancer que des pratiques de ce type peuvent provoquer des catharsis qui

93 Ibid. : 590.

94 La “ longue durée ” est aussi l’un des concepts clés de l’Ecole des Annales. Mais chez Marc Bloch ou Fernand Braudel, le terme n’a pas le même sens que chez Varagnac ou Louis Marin.

95 Ibid. : 600.

96 Ibid. : 592.

97 Ibid. : 592-593.

95

permettent de supporter la difficulté du travail ou de l’existence. Mais personne n’a jamais

prouvé pour autant qu’elles permettent aussi de développer la force musculaire des humains.

Il faudrait avoir recours à une théorie des pouvoirs “ paranormaux ” (ce que fera Varagnac

dans les années 1960) qui relèverait plus de l’ésotérisme que de la pratique scientifique. De ce

point de vue, le savant fait figure de marginal, puisqu’on ne retrouve chez aucun folkloriste de

l’époque de telles idées.

La conclusion de l’article constitue un véritable projet politique. Le savant se demande

comment réintroduire la “ protection des forces humaines ” et la “ durée du groupe ” dans un

monde moderne “ dégénéré ”. En effet, que propose celui-ci en guise de distractions ?

Réponse de l’auteur :

“ Les arts sont devenus l’Art pour l’Art, puis autant d’hermétismes ; la poésie est devenue

la poésie pure ; l’amour est devenu le sex-appeal ; la fête populaire est devenue le cinéma ;

et tout à l’avenant. Une collection de spécialités, rythmée par les programmes de la radio,

fait de nous sinon des barbares, du moins des mal civilisés ”98.

Que faire face à une telle déliquescence ? On devine facilement les solutions qu’il propose en

conclusion de son article : il suffit de réintroduire (au besoin de force) les antique traditions

qui faisaient la grandeur de l’homme ancien…

“ Problème du nécessaire maintien de certaines techniques antérieures au machinisme, non

plus pour leur efficacité pratique, mais pour leur valeur de formation humaine. Depuis

quelques années on s’est beaucoup occupé d’éducation rythmique par le sport et la danse.

Je crois que le battage au fléau, la frappe d’un fer à cheval par trois compagnons sont des

écoles de rythme bien plus belles encore, car elles enseignent aussi la discipline, le sens du

commandement, en un mot le ‘caractère’ ”. 99

Notons qu’on sent pointer ici la Révolution nationale : en effet, quel autre régime que celui de

Vichy est mieux approprié pour former le “ caractère ” et réenseigner les anciennes traditions

bientôt disparues ? Néanmoins il n’invoquera pas directement la figure du Maréchal dans cet

article.

Après l’analyse de ses idées, voyons maintenant comment Varagnac a mis en pratique le

folklore à Toulouse.

98 Ibid. : 598.

99 Ibid. : 597.

96

Folklore à Toulouse

Le cas de la Haute-Garonne est l’un des plus révélateurs de la nouvelle direction que prend le

folklore sous le régime de Vichy : son préfet, Cheynaux de Leyritz, ouvre en décembre 1940

la première séance de la Commission de propagande régionaliste du département. On doit y

décider la délimitation des futures provinces – il fallait éliminer les départements, créations

révolutionnaires et revenir à un découpage “ naturel ” de la France qui rappellerait les pays de

l’Ancien Régime ; mais ce projet n’aboutira jamais - mais aussi les moyens à mettre en œuvre

pour développer le régionalisme sous tous ces aspects, qu’il faudra combiner avec les valeurs

de la Révolution nationale : cela concernera aussi bien les langues que l’artisanat, les groupes

folkloriques, les fêtes traditionnelles et les enquêtes ethnographiques. Quelques mois plus

tard, une sous-commission est chargée du folklore local, sous la direction d’A. Sallet, membre

de la Société de folklore français ; une autre est chargée de la propagande par la

radiodiffusion, et confiée à l’abbé Joseph Salvat. D’autres sous-commissions sont chargées

d’étudier les moyens de diffuser régionalisme et Révolution nationale dans le théâtre, la

musique, la danse, les bibliothèques, l’architecture ou les groupes de jeunesse100. Cette

période marque le coup d’envoi d’une période d’effervescence pour le régionalisme et le

folklore dans toutes les régions de la France de Vichy.

Mais précisons. Il y eut une effervescence effective car bon nombre de régionalistes – et

notamment les félibres, qui furent assimilés par l’Etat comme les seuls véritables

régionalistes, comme le rappelle Anne-Marie Thiesse101 – et de folkloristes crurent que les

revendications qui étaient les leurs depuis plus de cinquante ans allaient enfin aboutir et

transformer véritablement la société comme ils l’entendaient. Parmi leurs revendications, où

la rénovation du folklore avait une grande place, la plus importante à leurs yeux était de faire

évoluer le statut des langues régionales : de ces dialectes négligés par l’Etat républicain et

tombant dans l’oubli, ils voulaient faire de véritables langues, parlées, écrites et enseignées.

C’est certainement l’enjeu majeur pour ces félibres qui vont s’engager dans le renouveau

régionaliste, tel l’abbé Salvat à Toulouse. Mais il faut préciser tout de suite que leurs

espérances seront vite déçues. Le régionalisme “ à la Pétain ” sera en quelque sorte factice. Il

s’agira plutôt de faire rêver les Français par une sorte de folklore appliqué et par la mise en

spectacle des fêtes traditionnelles, bref de construire des “ cartes postales ” des régions.

Toutefois, le pouvoir restera toujours à Vichy et la décentralisation – en théorie

100 Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy, op. cit. : 54.

101 Anne-Marie Thiesse, Ecrire la France, op. cit. : 264.

97

consubstantielle à la régionalisation – ne restera qu’un vain mot. L’enjeu de la langue, si

capital pour les régionalistes, ne sera lui non plus pas vraiment pris au sérieux par les hommes

politiques, même si quelques maigres concessions, on le verra, furent faites pour développer

l’enseignement des langues régionales. Voilà donc un fait bien étrange : l’Etat a tenté de

rassurer le peuple français en le berçant d’illusions et en utilisant l’idéologie de la rénovation

du régionalisme et du folklore ; mais en réalité, ce sont les artisans eux-mêmes de cette

rénovation qui en furent dupes : en effet, un nombre de publications impressionnant voit le

jour dans lesquels les folkloristes-régionalistes se laissent aller à une prolixité qui témoigne de

leur foi en l’avenir, alors que, concrètement, une “ société du spectacle ” se donne à voir,

brandissant une imagerie figée, qui laissera leurs concepteurs frustrés. Finalement, le projet

politique des régionalistes et des folkloristes ne trouvera son aboutissement que dans le cadre

bien décevant d’une sorte d’animation culturelle.

Mais faisons une escale à Toulouse où vient d’arriver André Varagnac. Celui-ci vient d’être

nommé en août 1941 à la tête du tout nouveau Bureau du régionalisme de la région de

Toulouse, dépendant directement du préfet. L’ancien collaborateur de Georges-Henri Rivière

au Musée des ATP va, à partir de ce moment décisif, verser dans la propagande la plus zélée

tout en continuant à développer ses propres conceptions du folklore. Pour ce faire, Varagnac

organise notamment des congrès inter-régionaux et des expositions102 ; il ouvre par ailleurs

des Musées “ du terroir ” et fédère les groupes folkloriques ainsi que diverses sociétés

savantes (on citera pour exemple l’Association de la renaissance de la province de Toulouse,

créée tout spécialement pour la circonstance103 , et l’Académie des Jeux Floraux, vieille

association qui chante désormais le renouveau national104). Ses publications traduisent, par

ailleurs, toute l’ampleur de son engagement aux côtés du Maréchal Pétain : les nombreux

comptes rendus qu’il rédige dans la Revue de folklore français et de folklore colonial, en

donnent des exemples édifiants, comme nous l’avons vu.

Il reste à préciser que les opinions de Varagnac en matière de folklore sont à l’époque

largement partagées par ses condisciples, même si la majorité d’entre eux ne participera pas

aussi activement que lui à la propagation de l’idéologie pétainiste. On verra que seuls

102 La plus significative étant l’exposition du “ terroir et de la Révolution nationale ” qui fut présentée à Montauban le 21 juin 1941 puis à Auch le 6 septembre de cette même année.

103 Cf. Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy, op. cit. : 82.

104 Voir l’enthousiasme bon enfant dont fait preuve la revue Lo gai saber (n°198, janvièr / fébrièr 1942) à propos des travaux de linguistique occitane à l’Académie des jeux floraux, encensant au passage le maître d’œuvre, André Varagnac.

98

quelques individus isolés, tels Arnold van Gennep ou encore l’équipe de la revue Folklore

Aude, proposent une vision différente du folklore. Leur prise en compte de l’histoire et de la

modernité les amène à militer pour un folklore “ dynamique ” qui ne serait pas entièrement

tourné vers le passé. Toutefois, il convient de garder présent à l’esprit qu’une majorité de

folkloristes sont “ passés à la trappe ” de l’histoire, et Varagnac est de ceux-là. Jusque dans

ses excès, il représente très bien ces folkloristes qui ont trouvé leur compte avec l’arrivée du

Régime de Vichy. Cela dit, il nous faut étudier à présent les alliances qui se nouèrent entre

Varagnac et les félibres conservateurs, qui apparaissent clairement à travers les revues

toulousaines de régionalisme. Nous évoquerons tout d’abord l’un des personnages clés de la

scène toulousaine.

L’abbé Joseph Salvat . 105

Quand il arrive à Toulouse, Varagnac compte bien développer le folklore de la région. Il se

met alors en rapport avec le milieu régionaliste et notamment avec les félibres. L’un de ses

plus importants représentants est alors l’abbé Joseph Salvat (1889-1972). Cet ancien

professeur au séminaire de Castelnaudary, qui a créé dans la petite ville le Collège

d’Occitanie (en novembre 1927), milite dès les années 1920 pour la réhabilitation de

l’Occitan. Membre de la société créée par Frédéric Mistral, il est élu Félibre majoral en 1927.

C’est alors qu’il monte à Toulouse, transplantant son Collège dans un lieu mis à sa disposition

par l’Institut catholique, que celui-ci occupe toujours aujourd’hui, au 19 rue de la fonderie. Il

y crée une revue littéraire et régionaliste écrite surtout en occitan, Lo gai saber. Il est à la

même époque membre de l’Action française. Après la défaite française et l’Occupation, il

devient maréchaliste et peut continuer sa promotion de la culture occitane, bénéficiant de

l’appui officiel d’André Varagnac. Il sera pourtant, pour des raisons qui restent obscures,

déporté en juin 1944 puis libéré en mai 1945106. De retour au pays, il continuera, jusqu’à sa

105 Je remercie l’abbé Georges Passerat, l’actuel directeur du Collège d’Occitanie, qui m’a très aimablement ouvert les portes de sa bibliothèque et m’a aidé à trouver bon nombre de matériaux exploités ici. Je regrette simplement de n’avoir pas pu mettre la main sur la dizaine de gros dossiers préparés et annotés par Christian Faure (je tiens l’information de Faure lui-même), qui, curieusement, semblent avoir totalement disparus.

106 Christian Faure avait repéré un dossier bien documenté sur le procès Salavat (Le Projet culturel de Vichy,

99

mort, à diriger Lo gai saber, bien que la popularité de la revue, nous le verrons plus loin, ait

sérieusement chuté. Pour comprendre le rôle essentiel de ce personnage sous Vichy, il faut

revenir à son engagement occitaniste.

Questions d’occitanisme.

Salvat fait partie de ces félibres dissidents qui se sont élevés contre le maître Mistral. En effet,

le célèbre poète a rédigé à la fin du XIXe siècle, un dictionnaire, le Trésor du Félibrige

(achevé en 1887), dans lequel il proposait une norme pour unifier tous les différents parlers

d’Oc107 : son but était, grâce à cet instrument, de créer une véritable langue qui puisse avoir sa

propre littérature. Cette langue, il la baptisa Provençal, mais ses règles se basaient sur les

traits locaux du parler d’Arles et d’Avignon, tels qu’avait pu les relever son ami Joseph

Roumanille108. En 1919, deux gascons, Prosper Estieu et Antonin Perbosc (1861-1944)109,

créent l’Escola occitana et fixent une écriture plus “ classique ” de la langue d’Oc, inspirée

des écrits des troubadours, s’opposant à la règle établie par Mistral et Roumanille. Les deux

dissidents sont suivis par Louis Alibert, lequel publie en 1935 une grammaire, la Grammatica

occitana. C’est de cette filiation dont se réclame Salvat ; il publiera d’ailleurs lui aussi en

1943 une Grammatica occitana. Dans ce combat aux enjeux politiques et littéraires

importants, l’abbé profite, pour développer ses idées, de la nouvelle donne politique et de

l’aide que lui propose Varagnac. Il est, de plus, un fervent admirateur de Pétain. Il participe

alors au grand projet de rénovation du folklore et du régionalisme. Participation qu’on

découvre à travers les pages de sa revue, qui a paru sans discontinuer sous l’Occupation (et

même après).

La revue Lo gai saber .

Disons les choses clairement : la propagande pour le régime de Pétain est certes présente dans

la revue de Salvat, mais de manière plutôt édulcorée. On y est parfois d’un engagement

op. cit. : .330, n. 137) mais celui-ci a malencontreusement disparu depuis.

107 Cf. la biographie de Claude Mauron, Mistral, op. cit.

108 Cf. Robert Lafont, Clefs pour l’Occitanie, Paris, Seghers, 1971. Lafont a fourni une critique acerbe du Félibrige mistralien dans Mistral ou l’illusion, Paris, Plon, 1954.

109 Ce dernier, poète et instituteur dans un petit village, s’était fait connaître des folkloristes parisiens en 1900 par le recensement de contes traditionnels gascons qu’il avait fait recueillir dans leurs familles par ses petits élèves. On peut les trouver dans un recueil : Antonin Perbosc, Contes de Gascogne, Paris, Erasme, 1954.

100

passionnel qui rappelle celui de Varagnac dans la Revue de folklore français et de folklore

colonial ou la fascination quasi mystique pour le Maréchal et les idéaux de la Révolution

nationale chez les auteurs de la Revue d’Arles supervisée par Fernand Benoît. Mais, à la

différence de ces derniers, Lo gai Saber fait quand même moins de propagande : le véritable

combat à livrer est celui pour la défense de l’Occitan. La ferveur propagandiste apparaît de

temps en temps, mais elle n’est pas omniprésente comme dans les deux autres revues.

On y trouve toutefois un discours de Pétain en hommage à Mistral et au Félibrige110, un autre

de Jérôme Carcopino, le Ministre de l’Education nationale. On lit aussi, dans certains articles,

de courts passages qui rappellent la prose de la propagande vichyste (cf. infra.). Certes, l’abbé

Salvat n’a jamais caché sa forte sympathie pour le Maréchal mais son engagement vichyste

apparaît surtout dans sa correspondance avec Varagnac. Or, dans la revue, trois grands objets

sont essentiellement traités : la linguistique, la littérature et le régionalisme occitans (à quoi on

peut ajouter quelques allusions au folklore).

D’un point de vue institutionnel, Lo gai saber111 est la revue de l’Escola occitana. On trouve

donc parmi les membres du bureau Antonin Perbosc (directeur), Charles Maurras (sous-

directeur), Joseph Salvat (secrétaire), l’écrivain Emile Ripert et la Félibresse Philadelphe de

Gerde (conseillers). La revue, qui publie des chansons et des poèmes en Occitan et prodigue

des hommages aux grands noms de la littérature d’Oc, Frédéric Mistral (souvent critiqué,

mais jamais renié) ou Auguste Fourès et, plus tard, après sa mort, à Antonin Perbosc112, est

avant tout un lieu de débat sur les questions linguistiques liées à l’occitanisme. Les positions

de Salvat sont très claires dans son livre publié en 1924, La langue d’Oc à l’école. Selon lui,

l’occitan n’est pas un “ patois ”, c’est une “ vraie langue ”, la plus ancienne des langues

romanes113. La langue des Troubadours se développa au Moyen-âge puis tomba dans l’oubli,

car elle n’eut “ ni écoles, ni académies ”114. Seule exception notable, l’Académie des Jeux

Floraux, créée au début du XIVe siècle, permit à la langue d’Oc de survivre, puisqu’on y

couronnait chaque année les meilleurs poèmes. En 1539 toutefois, l’édit de François Ier

ordonnant le français comme langue officielle à la place du latin interdit l’écriture de la

langue d’Oc, ce qui provoqua son éclatement en divers dialectes. Grâce au mouvement

110 Cf. Philippe Pétain, “ Mistral et la renaissance française ”, Lo Gai Saber 190, septembre-octobre 1940 : 221-222.

111 Le titre, en Français “ le gai savoir ”, fait référence à la poésie des Troubadours, empreinte d’érotisme.

112 Voir le numéro spécial consacré à Perbosc : Lo Gai Saber, 214, juin-décembre 1945.

113 Cf. Joseph Salvat, La langue d’Oc à l’école, Bordeaux, Editions de la Revue méridionale, 1924 : 4.

114 Ibid. : 5.

101

félibréen, l’Académie des Jeux Floraux renaît à la fin du XIXe siècle et permet sa renaissance.

Pour Salvat, qui en est l’un des “ mainteneurs ” dès les années 1930, l’Académie ne doit pas

être le seul lieu où l’on pratique la langue d’Oc. Il faudrait aussi l’apprendre à l’école jusqu’au

baccalauréat : “ Au lieu de traiter la langue d’Oc en ennemie, ne serait-il pas plus logique de

la traiter en langue sœur du français, et d’apprendre ainsi les deux langues l’une par

l’autre ? ”115. On se rend bien compte que sa défense de l’occitan laisse au passage entrevoir

ses opinions régionalistes en même temps que nationalistes : Anne-Marie Thiesse a montré

ailleurs que ces deux sentiments allaient généralement de pair pour les hommes de la IIIe

République, l’appartenance nationale ne pouvant se traduire concrètement qu’à travers la

valorisation du pays, la “ petite patrie ”116. D’ailleurs, Salvat ne déroge pas à la règle quand il

écrit :

“ Je ne dirai pas ici les qualités éminentes de cette littérature, sa valeur humaine et locale à

la fois, combien elle est belle et saine, combien nobles sont les sentiments qu’elle exalte :

l’amour de la terre natale et de la patrie ; combien infinie est sa richesse et étonnante sa

variété. ”117

Ce texte est intéressant à plusieurs niveaux : d’une part parce qu’il montre les conceptions

communes entre les gens du Gai Saber et ceux de Folklore Aude (ils défendent la même

langue et la même écriture de celle-ci) ainsi que leurs divergences (Salvat est beaucoup plus

républicain et nationaliste ; alors que la vision de Nelli est universaliste voire internationaliste,

cf. infra.). D’autre part, On sent pointer ici la fabrique d’une utopie - point commun à tous les

occitanistes. En effet, la langue est le point de départ de l’invention d’un monde nouveau à

bâtir dans le futur. La construction de cette utopie n’échappe cependant pas à l’idéologie :

ainsi on voit bien, dans le passage précité de l’ouvrage de Salvat, que pour l’abbé l’occitan est

une langue qui exalte de “ nobles sentiments ”… Phrase ambiguë puisqu’une langue peut

véhiculer toutes sortes d’idées (par définition) et que la beauté des sentiments ne saurait être

inhérente à une langue plutôt qu’une autre. Cette vision idéalisée de la langue se retrouvera

chez tous les occitanistes comme chez les provençalistes.

On retrouve les thèmes principaux du discours du Salvat des années 1930 sous Vichy dans sa

revue, et on peut même dire qu’il n’en a pas changé un mot. A cette différence près que le

115 Ibid. : 10.

116 Cf. Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, op. cit.

117 Joseph Salvat, La langue d’Oc à l’école, op. cit. : 8.

102

développement de la langue d’Oc fait désormais partie, du moins l’abbé le pense-t-il, des

priorités du nouveau régime : il s’agit en effet pour les élites de Vichy de développer folklore

et régionalisme dans les différents “ pays ” de France et la région de Toulouse semble être

celle où ce projet a été le plus pensé. Or, Salvat va participer activement à la nouvelle

politique ; il sera aidé en cela par un allié précieux, André Varagnac.

Les deux hommes sont en effet en très bons termes, comme le montre la correspondance de

l’abbé Salvat. Une lettre du folkloriste daté du 20 juillet 1941118, comme beaucoup d’autres,

commence par “ Cher grand ami ”. On y apprend l’intérêt que portait l’abbé au folklore,

puisqu’il était présent au Congrès de folklore de 1937. Les deux hommes partagent en effet

les mêmes idées, tant du point de vue du régionalisme, du folklore que de la Révolution

nationale… Par exemple, dans une lettre adressée à Salvat, datée du 27 décembre 1941,

Varagnac dit à son ami qu’il peut “ compter sur [son] dévouement pour continuer à servir la

renaissance de cette langue occitane [qu’il] aime et où [il] voi[t] une force de relèvement pour

[son] cher pays ”. Il précise aussitôt après : “ Ici même, j’ai pu constater des signes de réveil :

pour la première fois un cantique en gascon a été chanté à la messe de minuit ”. 119

Les deux hommes se côtoyaient fréquemment dans diverses commissions. Par exemple, dans

une lettre datée du 15 janvier 1942, Varagnac remercie Salvat d’avoir participé pendant un an

à la Commission régionaliste de la Haute-Garonne120. A noter toutefois, une lettre incendiaire

de Varagnac à Salvat mais destinée à l’un des collaborateurs du Gai Saber, Pierre-Louis

Berthaud (16 mars 1942) : dans son article sur le Congrès de linguistique de Toulouse, cet

auteur a en effet écrit que Varagnac “ n’est pas des nôtres ” (même s’il souligne ses efforts

pour le développement de l’occitan) et qualifie Carcopino et Cheynaux de Leyritz d’“ hôtes

étrangers ”, ce qui déchaîne la colère de Varagnac. On sent percer, à travers ce petit détail,

quelque chose qui ressemble à du nationalisme occitan.

Mais la correspondance entre les deux hommes, qu’on trouve au Collège d’Occitanie,

continue jusqu’en 1953, ce qui prouve que leur estime mutuelle n’était pas de circonstance121.

Il reste que Varagnac est sous Vichy l’interlocuteur privilégié pour Salvat et lui procure un

appui pour réaliser son utopie.

Le premier lieu visé est l’école, et en la matière l’Etat leur accordera quelques satisfactions :

118 Archives du Collège d’Occitanie, CP 460 (43).

119 Ibid.

120 Ibid.

121 Ibid.

103

l’Occitan a désormais officiellement un petit droit de séjour. En effet, une directive du

Secrétaire d’Etat à l’Instruction publique et à la Jeunesse de 1940, Georges Ripert (reproduite

dans le n°190 du Gai Saber), exhorte les enseignants du primaire à enseigner l’histoire locale

et la langue d’Oc122. Le Ministre de l’Education nationale suivant, l’historien Jérôme

Carcopino, continue en 1941 à développer la voie ouverte par son prédécesseur, encourageant

l’enseignement de l’histoire locale123 puis de l’Occitan - mais cela doit se faire “ en dehors des

heures de cours ”124 et reste facultatif - également dans les écoles secondaires. Enfin, en

décembre 1943, le professeur agrégé Jean Séguy (qui est aussi secrétaire-adjoint du bureau de

l’Escola occitana) inaugure un cours de languedocien et de gascon moderne à la Faculté de

lettres de Toulouse. Evènement permis grâce à l’initiative d’André Varagnac, comme le

précise Salvat au micro de la station régionale de Radio-Toulouse, ajoutant avec une ferveur

toute mystique que le Bureau du régionalisme “ ne cesse de promouvoir, en tous les

domaines, ce qui est susceptible d’étendre les principes de résurrection provinciale mis, par

notre vénéré Maréchal, à la base de notre résurrection nationale ”125.

On le voit, les membres de l’Escola occitana pensent que leur rêve s’est réalisé : encouragés

par Carcopino, ils mettent en place des congrès scientifiques et s’occupent dans le même

temps de pédagogie pour le grand public. Aux poèmes occitans couronnés par l’Académie des

Jeux Floraux et aux cours par correspondance organisés par le Collège d’Occitanie viennent

s’ajouter des leçons diffusées par l’antenne radiophonique locale. Il faut dire que Salvat a été

nommé par Cheyneaux de Leyritz président du Comité de radiodiffusion pour la région, et

l’on mesure ici la force des accointances de l’abbé avec le régime en place. Salvat organise

alors des émissions régionalistes sur les ondes de Radio-Toulouse : il invite des conférenciers

spécialistes de l’histoire locale pour participer à des “ causeries ”, des groupes folkloriques

qui viennent notamment chanter ou jouer des pièces de théâtre126.

Par ailleurs, pour diffuser la culture occitane, Salvat rédige une grammaire bilingue à

l’intention des écoliers (publiée en 1943), s’inspirant de celle d’Alibert mais dépouillée de

122 Cf. Georges Ripert, “ Documents. Pour l’enseignement de l’histoire locale et de la langue d’Oc ”, Lo Gai Saber 190, septembre-octobre 1940 : 240-242.

123 Cf. Jérôme Carcopino, lettre à l’abbé Salvat, in “ La langue d’Oc à l’Ecole. Documents ”, Lo Gai Saber 200, mai-juin 1942 : 53-54.

124 Circulaire ministérielle du 24 mars 1942, Lo Gai Saber 200, mai-juin 1942 : 59-61.

125 Cf. “ Un cours de Languedocien et de Gascon modernes à la Faculté de lettres de Toulouse ”, Lo Gai Saber 209, novembre-décembre 1943 : 397-398 (397 pour cette citation).

126 Cf. Joseph Salvat, “ Dix-huit mois de radiodiffusion régionaliste au poste de Radio-Toulouse ”, Lo Gai Saber 205, mars-avril 1943 : 233-238.

104

toute théorie127. Les vœux du premier Congrès du Collège d’Occitanie (Rodez, 12 avril 1942)

montrent l’étendue de son projet : outre l’enseignement obligatoire de la langue d’Oc et la

création d’une épreuve au Baccalauréat, les membres demandent aussi la traduction de grands

classiques et leur diffusion, la reproduction de disques de chants et ils exigent “ que les mères

de famille s’appliquent à parler et à chanter à leurs enfants en langue d’oc ”128.

Au point de vue scientifique, l’équipe de l’Escola occitana participe au Congrès de

phonétique et de linguistique occitanes (Toulouse, novembre-décembre 1941), organisé par

André Varagnac. Cette manifestation se déroulait au même moment que l’exposition des

Terroirs régionaux et de la Jeunesse au Musée toulousain des Augustins, supervisée aussi par

Varagnac. Si ce dernier alliait une fois de plus régionalisme et Révolution nationale, les autres

participants étaient plutôt enclin à faire des compromis vis-à-vis de la Révolution nationale

afin que l’occitan soit reconnu comme langue officielle du pays. On y trouve en effet, entre

deux chants ou poèmes occitans, des allocutions prononcées par des personnages très

différents au point de vue politique : René Nelli (résistant gardant une référence “ de

surface ”), Antonin Perbosc (très âgé et de ce fait non impliqué politiquement), Frédéric

Mistral neveu, Joseph Salvat et Varagnac (maréchalistes)129. Un article dans le Gai Saber

commentant la venue proche de ce congrès se laisse d’ailleurs aller à la phraséologie mystique

vichyste, même si, pour l’occasion, le “ bon Français ” s’est changé en “ bon Occitan ” :

“ Au travail ! Quiconque, en ce moment, ne s’oublie pas lui-même, quiconque s’attarde ou

renâcle, quiconque ne se fait pas, lui aussi, dans le fond de son scrupule, sacrifice total à

l’unisson, au travail et à la foi, celui-là n’est pas un bon Occitan ”.130

Il faut préciser toutefois que, pendant près de trois ans, l’Etat développe parallèlement à ces

débats savants une flopée de manifestations folkloriques qui vient remplacer les anciennes

commémorations républicaines et les bals populaires : l’on fête désormais les Feux de la

Saint-Jean, les arbres de mai, les vendanges et les moissons, les saints patrons des différents

métiers, l’on met en scène les costumes traditionnels lors de manifestations organisées par les

127 Cf. Jean Séguy, “ Trois grammaires ”, Lo Gai Saber 205, mars-avril 1943 : 90-96. Séguy est le Secrétaire-adjoint de la revue.

128 Cf. “ Extraits des Vœux émis par le Premier Congrès du Collège d’Occitanie de Rodez ”, Lo Gai Saber 200, mai-juin 1942 : 61-62.

129 Cf. “ Les Journées de phonétique et linguistique occitanes de Toulouse ”, programme du Congrès, Lo Gai Saber 198, janvier-février 1942 : 7-10.

130 Pierre-Louis Berthaud, “ Au travail ! ”, Lo Gai Saber 198, janvier-février 1942 : 1-6 ; cette citation est à la p. 6.

105

groupes folkloriques (tels celle de la Reine d’Arles), ce dont rendent compte, non sans joie,

les revues folkloriques destinées au grand public. Avec l’occupation de la zone sud par les

Allemands, ces manifestations populaires “ forcées ” disparaîtront mais les régionalistes et

folkloristes n’en continueront pas moins à réfléchir entre eux sur le devenir de leurs

disciplines, preuve qu’ils étaient bien les plus empreints de ce “ rêve éveillé ”.

Varagnac et l’archéocivilisation

On a vu qu’après-guerre André Varagnac est nommé conservateur au Musée des Antiquités

nationales de Saint-Germain-en-Laye, puis maître de conférence à l’Ecole Pratique des

Hautes Etudes. Il donne également des leçons de “ sociologie folklorique ” au Centre

d’Etudes Sociologiques, laboratoire rattaché au CNRS, ce qui confirme qu’il avait une

position influente à cette époque. Il est toujours l’un des proches de Lucien Febvre qui,

rappelons-le, l’a fait entrer à l’EPHE et qui est par ailleurs président du Conseil

d’administration de l’Institut International d’Archéocivilisation, créé par Varagnac. La

Société savante associée, la Société de civilisation traditionnelle, crée en 1948 une

commission d’Outre-mer, placée sous la présidence d’honneur d’André Siegfried et sous la

présidence effective de Marcel Griaule. Varagnac continue par ailleurs à avoir de bons

rapports avec Louis Marin et correspond encore avec Joseph Salvat. On voit ici se dessiner

une nébuleuse de personnalités qui constitue l’envers de celle qui est mieux - voire la seule -

connue des historiens de l’anthropologie (Mauss, Rivet, Rivière, Van Gennep, etc.). Si ses

amis restent les mêmes, ses idées évoluent mais elles conservent la même direction tracée

dans l’entre-deux-guerres et précisée sous Vichy. L’analyse des textes qu’il publie dans sa

revue, Archéocivilisation, va nous le montrer.

L’article intitulé “ L’Archéocivilisation et les études d’Energologie culturelle ”131 est l’un des

plus révélateurs de l’évolution de la pensée de l’auteur. Il y expose en effet sa “ méthode de

l’Archéocivilisation ” (p.1) : il s’agit, pour “ définir les croyances et les institutions

fondamentales d’une civilisation ”, de rajouter à l’enquête folklorique la préhistoire et la

protohistoire, afin de reconnaître “ certains vestiges révélateurs ” car ceux-ci sont désormais

“ en voie de désintégration sous l’impact des cultures scientifiques et industrielles ”. Ainsi,

afin de “ déceler des survivances à peine apparentes ” (p.2), il s’agira de mettre en parallèle

des données issues de diverses parties du monde pour retrouver l’unité des anciennes

131 André Varagnac, “ L’Archéocivilisation et les études d’Energologie culturelle ”, Archéocivilisation. Etudes d’energologie humaine, 11-13, decembre 1972-septembre 1974 : 1-7.

106

civilisations. Prenant l’exemple des mégalithes, il écrit :

“ Peut-on restreindre les civilisations mégalithiques à leurs seuls aspects architecturaux ?

Ne faut-il pas noter les aspects spirituels et sociaux des populations pratiquant encore le

mégalithisme, comme en Birmanie ou chez les Toradja de Célèbes ? Et ne faudrait-il pas

confondre ces données avec les usages et croyances populaires associées aux mégalithes

d’Europe ? ” (p.2)

On sent qu’ici Varagnac s’oriente vers une sorte d’ésotérisme qui n’hésite pas à englober sous

le même nom de “ civilisation ” des cultures fort différentes, ce qui n’est pas sans rappeler les

écrits du mystique René Guénon ou les ouvrages de Louis Pauwels132.

La seconde partie de l’article confirme notre idée. C’est ici qu’intervient la notion

d’énergologie. Il s’agit d’étudier les énergies naturelles humaines qui faisaient fonctionner les

sociétés avant l’arrivée de la machine et des énergies artificielles. Selon l’auteur en effet, à

partir du Paléolithique, l’homme serait passé de l’adaptation à l’exploitation de son

environnement (p.3). Or cette exploitation supprime le rapport naturel de l’homme avec son

milieu. En effet, tout dépend de la façon dont l’homme utilise son énergie propre, et c’est

même l’utilisation de l’énergie qui oriente le devenir de la culture. Ainsi :

“ Chacun admet qu’un exercice, un travail particuliers continus développent certains

muscles au détriment des autres. Il en est de même de nos aptitudes psychiques. Certaines

se trouvent privilégiées par notre genre de vie [c’est l’auteur qui souligne], au détriment de

certaines autres, que d’autres genres de vie mettront en valeur à d’autres époques et sons

d’autres latitudes. (…) Le genre de vie dépend lui-même du capital énergétique, technique

et spirituel dont une société est nantie. ” (p.3)

Or, l’homme du passé savait utiliser son énergie naturelle. Mais comment cette énergie se

manifeste-t-elle chez les hommes de la civilisation traditionnelle ? Réponse de Varagnac : par

l’“ irradiation somatique ”. En effet :

“ Le corps, à peine vêtu, non encore isolé du milieu ambiant par le tissage (…) établira

avec l’environnement des contacts que nous avons oublié, et qui se traduiront dans l’esprit

par une conception d’échanges, invisibles comme des odeurs (…) Ces échanges donneront

au corps la fonction d’une sorte d’antenne réceptrice-émettrice d’influx mystérieux, mais

132 Sur René Guénon, voir Jackie Assayag, “ La construction de l’objet en anthropologie. L’indianisme et le comparatisme de Louis Dumont ”, L’Homme 146, 1998 : 165-190 ; sur Louis Pauwels, voir Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Paris, Flammarion, 1999..

107

vitalement essentiels. Lévy-Bruhl avait constaté cette certitude archaïque (…) [qu’il

appelait la] loi de participation. (…) Ajoutons que ce monde d’impressions secrètes a été

constamment enrichi par l’aptitude des populations “ primitives ” aux phénomènes

parapsychologies ” (p.4)

Ainsi, selon l’auteur, l’irradiation somatique est le “ point de départ ” de la magie et de la

religion. L’homme était alors en harmonie avec le monde mais, au fur et à mesure des

différentes révolutions énergétiques (au nombre mystique de sept, bien sûr), le sentiment

d’irradiation somatique diminue, les capacités spirituelles de l’homme disparaissent et la vie

psychique se cantonne désormais dans le “ cadre rassurant des certitudes matérielles ” (p.5).

Finalement, à la dernière révolution “ sinergétique ”, le corps est “ automatisé ” et “ sans

emploi ”133. En conclusion, nous sommes en réalité dans un âge de déraison ” (p.6), les

richesses naturelles s’épuisent et l’homme “ pullule ”. Il faut donc revenir à des “ énergies

naturelles ” telles que le rayonnement solaire, le vent ou les forces hydrauliques.

On a résumé rapidement la pensée de l’auteur. Il est en tout cas remarquable de noter que

Varagnac fait appel à la notion des pouvoirs “ paranormaux ”, ce qui le rapproche de nombre

d’auteurs dits ésotériques. En même temps, il fait figure de précurseur dans le domaine de

l’écologie puisqu’il veut revenir aux énergies naturelles et dénonce les énergies

“ malfaisantes ”. Mais, par ailleurs, il garde tout de même des points communs avec nombre

d’ethnologues qui ont, pendant tout le XXe siècle, essayé de penser l’opposition entre sociétés

primitives, sauvages ou traditionnelles et le monde moderne, remarquant la cohérence des

premiers (en l’idéalisant parfois, tels Pierre Clastres ou Marshall Sahlins134) et notant la perte

de sens dans le second (de l’anomie de Durkheim à la “ surmodernité ” de Marc Augé).

Finalement, Varagnac, en dépit de ses opinions politiques et de ses dérives ésotériques, n’a-t-

il pas en quelque sorte été un personnage emblématique de la difficulté qu’ont longtemps eu

les ethnologues à rendre compte de la modernité ?

133 André Varagnac, “ Sixième et septième révolutions sinergétiques : le corps automatisé, le corps sans emploi ”, Archéocivilisation 9-10, décembre 1970 : 1-10.

134 Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 1974 ; Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.

108

- II -

Diachronies

109

Constitution et variation d’un regard ethnographique en Franche-Comté

Parcours en 5 étapes

Noël Barbe

Moins qu’une synthèse, ce texte se veut un parcours135. Il invite à un cheminement, suivant

quelques lignes droites, bifurcations et autres nœuds de circulation, stationnant en quelques

points, découvrant ainsi momentanément une façon de construire la diversité humaine. Car

c’est bien de cela dont il est question : les différentes manières dont le projet de ce qui

deviendra la discipline ethnologique136 a été conjugué selon les éléments mobilisés pour

construire l’altérité, dans une visée de consignation137 quelle que soit la forme choisie

(écriture descriptive ou narrative, muséographie, création artistique)138, et quelle qu’en soit la

finalité (écrire la différence pour réformer, collecter ce qui est voué à la perte)139. Plutôt donc

que de procéder comme Jean-Jacques Rousseau, qui dans Les rêveries du promeneur

solitaire, fait passer son héros par tous les points de son île “ pour y repérer la totalité des

espèces singulières ”, nous irons -au stationnement près- comme Descartes, opérant une

traversée à grands pas140.

Notre cheminement se situe dans une tension performative symétrique de la “ Constitution ”141

135 Parcourir un lieu, c’est s’y déplacer en divers sens pour trouver, visiter, nous dit le Dictionnaire de la langue française Larousse.136 L’accord sur ce qui fait le projet anthropologique est tangible dans les manuels d’initiation à la discipline. Laplantine définit le projet anthropologique comme “ la reconnaissance, puis la compréhension d'une humanité plurielle ” (1987 : 22). Monder Kilani écrit la même chose lorsqu’il s’agit définir “ le projet fondamental et permanent de la discipline ” comme “ le dessein de réfléchir sur le fonctionnement général du social et du culturel et de dégager des catégories analytiques universelles capables d’expliquer à la fois la diversité des sociétés humaines et l’unité du genre humain ” (1992 : 8).137 Derrida désigne par là non seulement “ le fait d’assigner une résidence ou de confier pour mettre en réserve, en un lieu et sur un support, mais ici l’acte de consigner en rassemblant les signes. ” (1995 : 14). Il ajoute “ La consignation tend à coordonner un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l’unité d’une configuration idéale ” (1995 :14).138 Cette question est aussi celle de l’ethnologie contemporaine : “ L'anthropologue, qui effectue une expérience née de la rencontre de l'autre, agissant comme une métamorphose de soi, est souvent conduit à rechercher des formes narratives (romanesques, poétiques et, plus récemment, cinématographiques) susceptibles d'exprimer et de transmettre le plus exactement possible cette expérience ” (Laplantine 1987 : 173).139 Nous ne suivrons donc pas totalement Jean Jamin qui inscrit l’histoire de la discipline dans la présence ou l’absence d’une pensée de la méthode, à savoir l’observation. Cf. Jean Jamin1979 : 315-316.140 Sur cette mise en relation de Descartes et Rousseau, cf. M. Serres (1996).141 Nous empruntons cette notion à Bruno Latour (1999 : 351-352). Il n’y a pas de “ sources ethnologiques ” comme chose-en-soi mais comme le résultat d’une opération volontaire et explicite.

110

de la notion de “ source ethnologique ”. Nos stations installeront le lecteur face aux

constructions historiques de l'altérité régionale142, mais l'invitent aussi à la lecture de certains

textes aujourd'hui mobilisables dans des projets d’anthropologie historique bien que la visée

explicative de la différence ne fasse pas partie de leur genèse : les archives de constitution de

la discipline et les archives nécessaires à la discipline.

Enfin, ce texte -et c'est bien là son objet- aborde des acteurs et des procédures de construction

de l’objet différents par la période considérée (XVIIIe, XIXe siècles) bien sûr, mais aussi par

le statut du lieu de consignation (publication d’auteur, archives de sociétés savantes...), ou par

les méthodes d’enquête (questionnaire, enquête directe, réseau de correspondants....)143.

Lire le livre des origines : Joseph Marie Dunand (1719-1790)144

Notre première étape sera le père Joseph Marie Dunand, capucin travaillant dans le cadre d’un

projet de recueil des copies de la totalité des chartes et documents relatifs à l’histoire et au

droit public de Franche-Comté, préoccupation caractéristique de la configuration historienne

de l’époque : l'histoire érudite. Le XVIIIe siècle est celui d’un travail sur les sources de

l’histoire de France, d’édition de documents anciens, de culte des pièces originales (chartes,

ordonnances royales, bulles pontificales ; des sceaux et des armoiries). En 1759 est créée une

bibliothèque des finances pour le dépôt obligatoire des textes de législation. En 1761, c’est au

tour du “ Cabinet des chartes ”, où sont déposés les textes officiels, en collaboration avec

l'Académie des inscriptions et belles-lettres. L’État Royal entreprend de rassembler, à la

Bibliothèque Royale, des copies de documents dispersés dans les provinces. L’initiative vient

142 Il ne faut pas comprendre ici la question de l’altérité régionale comme une altérité franc-comtoise. Tout d’abord, notre propos n’est pas de dégager de façon positive, ce qui constituerait une hypothétique altérité ainsi définie. De plus, la question de ce que pourrait être une identité comtoise n’est pas nécessairement -loin de là- l’objet ou le support des différentes configurations du savoir sur l’altérité que nous explorons ici. Elle peut devenir unité d’investigation à l’échelle de certaines institutions patrimoniales régionales. Le Musée créé en 1960 par Jean Garneret a bien pour nom “ Musée Comtois ”, l’association qu’il fonde la même année “ Folklore Comtois ”. Le musée de plein air dont il ouvre le chantier en 1983, est baptisé “ Musées des Maisons comtoises ”. La question de l’unité d’investigation revendiquée participe bien sûr de la construction de l’objet. Elle manifeste également l’hétérogénéité des facteurs à l’oeuvre dans la construction patrimoniale (matériels, scientifiques, politiques, etc.). Par ailleurs, si le musée de Nancray revendique une échelle régionale, il divise la région en plusieurs “ aires ” caractérisées par une architecture rurale spécifique. On peut appliquer d’ailleurs le même constat au Système descriptif des objets domestiques, publication mise en oeuvre par le Musée National des Arts et Traditions Populaires en 1977, définissant des micro-régions culturelles au sein de la Franche-Comté. La Franche-Comté est ici principalement la région d’où et dont nous parlons pour reprendre l’expression connue de Michel de Certeau. Mais ce sont bien les situations de qualification de l’objet qui nous intéressent ici.143Nous avons choisi de privilégier une thématique par acteur ou groupe d’acteurs, particulièrement prégnante ou illustratrice, mais bien sûr non limitative.144 Je remercie Jean-Marie Jenn pour avoir, de son oeil de chartiste, accepté de relire cette partie.

111

du ministère des Finances. Moreau, historien du roi, est chargé de coordonner les travaux avec

le comité des chartes.

Dunand a pour idée d'aller au contact des paysans parce que ce sont des possesseurs potentiels

de chartes. Il souhaite élargir cette entreprise à l’étude de ce qu’il nomme la “ superstition ”

des habitants de la campagne, des traditions populaires et du vocabulaire :

“ Que de traditions même populaires et de proverbes historiques à connaître ” ;

“ (...) quel livre que celui de la superstition des peuples de nos campagnes pour y

découvrir le germe de la plupart de nos coutumes ”.

Dans cet appel à la collecte directe, l’image du livre à feuilleter renvoie au procédé

habituellement mis en œuvre par les ecclésiastiques et le met en relation avec celui

nouvellement préconisée par Dunand. Il n’est pas indifférent de noter que celui-ci est un

religieux. Ceux-ci ont une pratique de rassemblement de textes relatifs à l’histoire des saints,

de constitution de corpus, d’examen de l’authenticité des pièces rassemblées. Durant deux

siècles, à la suite de l'initiative du jésuite Héribert Rosweyde, le père Bolland puis les

“ bollandistes ” rédigeront les Acta Santorum, recensement critique de la vie des saints, dont

les deux premiers volumes voient le jour à Anvers en 1643. À partir de 1688, les bénédictins

de la congrégation de Saint-Maur à Saint-Germain-des-Prés éditent les Acta Sanctorum

ordinis sancti Benedicti. Ces mêmes bénédictins produiront également des ouvrages

méthodologiques comme L'Art de vérifier les dates des faits historiques, des chartes, des

Chroniques et autres anciens monuments, depuis la Naissance de Notre-Seigneur dont les

éditions se succéderont de 1750 à 1844 ou encore le De Re Diplomatica de Dom Mabillon

(1632-1707)145. Le jésuite Van Papenbroeck (1628-1714) produit, de son côté, une méthode

Sur le discernement du faux et du vrai dans les vieux parchemins en 1675.

La catégorie de superstition n'est pas conçue comme une catégorie à éradiquer telle que

peuvent l’entendre l'église ou les humanistes qui dénoncent les superstitions au nom de l'idée

de Progrès. L'interprétation de la différence est cependant faite sur une échelle de temps. De

la même manière que Lafitau rapportant les mœurs des Indiens d'Amérique à l'Antiquité

gréco-romaine146, ou que l'Académie celtique dressant un parallèle entre les mœurs des

145 Marc Bloch voit en 1681, date de publication du De Re Diplomatica, “ une grande date en vérité dans l’histoire de l’esprit humain ”, parce qu’en cette occasion “ la critique des documents d’archives fut définitivement fondée ” (cité in : Bourdé et Martin 1983 : 83).146Il opère ce rapprochement dans Les Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps en 1724. Sur la façon dont l’Europe classique pense l’Amérique, Cf. François Furet : “le sauvage, c’est l’enfance de l’homme” (1982 :199-200), Michèle Duchet (1985) qui montre à propos de Lafitau comment se co-construisent les moeurs des sauvages américains et ceux des “ premiers temps ” que notre jésuite entend rapprocher, ou encore Tzvetan Todorov (1989).

112

campagnes et celles des Celtes147, Joseph Dunand interprète la superstition des campagnes

comme l’origine de “ nos coutumes ”.

Le résultat est un ensemble de notes manuscrites rédigées dans les années 1780, regroupées

sous le titre de Statistique de la Franche-Comté148 et conservées à la Bibliothèque Municipale

de Besançon. Ces notes sont ordonnées par lieu (principalement commune) et classées par

ordre alphabétique. Différentes rubriques peuvent être isolées : situation administrative,

bâtiments religieux et reliques conservées, patron de la commune, superstition, population,

mode de construction des bâtiments, bâtiments publics, situation topographique, situation par

rapport aux droits féodaux149, productions agricoles, châteaux, sources et circulation des eaux,

topographie environnante (montagnes alentour par exemple), ordres religieux présents et

redevance perçue, statut du prêtre par rapport aux habitants, productions “ industrielles ” et

artisanales, lieux remarquables (comme la mention d’un trou dans un rocher150), désignation

des féodaux.

Cette inscription scripturale de la différence se caractérise par son impersonnalité. Dunand

n’émet aucun jugement de valeur sur ce qu’il décrit. L’énonciation n’est ni dénonciation, ni

valorisation. Elle est aussi située du côté de la description puisqu’il ne propose aucune

interprétation interne ou externe aux phénomènes cités, d’une description qui opère une

montée en généralité par une dépersonnalisation évacuant les partenaires, temps et lieux

d’énonciation. En tel lieu, on faisait... Ce mode d’écriture sera aussi celui de nombreux

folkloristes, ou plus tard de certains ethnologues : les habitants de ...151 La construction

possible des textes de Dunand en sources peut, plutôt que d’inaugurer une sociologie, ouvrir

la porte à une géographie culturelle cartographiant les faits sociaux en les réduisant à des

items, ou à un simple inventaire de cycles rituels152. Certains ont vu dans ce continuum un

147Cf. infra. 148Le terme de statistique est employée par de nombreux acteurs à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. C’est le cas de Dunand, c’est aussi celui de l’Académie Celtique, ou d’entreprise locales (sur le mode de statistique historique de l’arrondissement de ...) dont il conviendrait de cerner plus avant les acteurs. Bertrand Gilles (1964) dresse un inventaire et une première historiographie de ces entreprises. Sur ce point, cf. également Hervé Le Bras (1986) qui décrit un basculement de la statistique des choses vers les peuples, alors que ceux-ci passent de la monarchie à la nation, ou encore Marie-Noëlle Bourguet (1984) et Alain Desrosières (1993).149Ce qui nous ramène à l'origine du projet de Dunand.150151Sur la monographie comme cadre de référence et instance de totalisation des données, cf. Françoise Zonabend (1985) ainsi que d’un autre point de vue Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger (1997). La monographie faite sur le mode de “les habitants de...” représente un mode de totalisation manquant quelque peu de complexité. Dans son hommage à Yvonne Verdier, Claude Macherel oppose les recueils folkloriques au “ travail de particularisation ” de celle-ci : “ A l’agent anonyme des recueils folkloriques (“ dans le Bas-Berry, ou la Haute-Marne, on faisait ceci-cela ”), elle substituait l’individu singulier et nommé, la personne exactement située dans l’espace social et qui parle en son nom de ce qu’elle fait ” (1989 : 382).152 Cf. par exemple l’usage de tels types de sources dans ce qui est à ma connaissance la dernière synthèse

113

fouillis153. Mais il peut être mis en rapport avec d'autres pratiques de recueil, d'exposition,

d'inscription comme la statistique de 1797154 ou les dictionnaires des communes155.

Les “ superstitions ” de Dunand

Mailley

Jusqu’en 1775 on avait la coutume de dresser au pied des vignes et à une portée de fusil du

village, un may très haut au dessus duquel on mettait des rubans et un raisin, au pied on y

dressait un bûcher et le curé en procession après l’avoir béni, y mettait luy même le feu. Cette

cérémonie se faisait à l’issue des vêpres.

Lougre

On jette l’eau hors de la maison, dès qu’il y a décès. On enterre les filles à visage découvert et

habillées le plus proprement selon leur état.

Mancenans

On y enterre les filles dans leurs meilleurs habits avec une ceinture et à visage découvert. On

y jette l’eau hors de la maison après la mort de quelqu’un.

On croit dans ce village que toutes les fois que l’on fait du levain on libère une âme du

purgatoire, qu’il faut manger du millet le jour de la Toussaint à souper : on délivre autant

d’âmes du purgatoire qu’on mange de grains.

Les femmes sont voilées à la messe de deux voiles : l’un est étendu et l’autre est en doublure

ce qui les fait appeler des doublots. Ces voiles se portent pour les enterrements, la

régionale sur le sujet (Royer 1983), reprenant un tel inventaire dressé, plus tardivement que Dunand il est vrai, mais sur le même mode par Albert et Jean-Christophe Demard (1979) : “ à Melay et à La Lanterne, lorsqu’on aperçoit une piénote, la mort est proche. C’est une petite boule ressemblant à du frai de grenouille que l’on peut trouver sur le chemin ou proche de la maison. Dans tous les cas, elle indique un décès dans la maison la plus proche. De nombreux témoins nous ont dit avoir trouvé la piénote de leur mère ou de leur voisine. Le cas s’est encore produit en 1974 ”. Nous sommes évidemment loin, en la matière, des analyses d’Yvonne Verdier ou, sur un autre registre de totalisation, d’Alain Testart.153 On peut adresser cette amicale critique à F. Cheval, lorsque, pratiquant une lecture internaliste, il note que les descriptions de coutumes “ ne sont cependant pas très nombreuses et sont noyées dans bien d'autres matières, historiques, statistiques, archéologiques ” (1981 : 139-140). Son texte est le premier à traiter du sujet avec celui, d’un autre point de vue, de François Lassus (1981).154 Cf. infra..155Cf. par exemple Rousset 1853. La rubrique consacrée par exemple au village d’Archelange nous donne sa position administrative, la nature de son sol, les voies de circulation sur lesquelles il se situe, des données démographiques et cadastrales, la qualité de ses sols, des données architecturales comme la nature des couvertures des maisons, l’état des carrières, une recension des artisans, les biens et bois communaux, un aperçu historique dans lequel sont traitées les fêtes de Saint-Marcou, une description de chapelle et d’église ainsi que quelques mots sur le saint patron de la commune. Enfin cette notice se termine en citant un notable local habitant Archelange Comme le texte de Dunand, il peut ouvrir la porte à une géographie culturelle. On pourrait par exemple établir une cartographie des types de matériaux de couvertures des maisons à partir de ce dictionnaire. Ce même texte a également été utilisé en 1964, dans le cadre de la courte aventure du Musée de l’Artisanat Jurassien, pour comparer l’état de l’artisanat en 1964 et en 1853, comparaison qui est venue alimenter une obsession de la perte.

114

communion, l’offrande : celles qui ont manqué à leur honneur sont voilées pour les mariages.

Le jour des noces, les filles de la paroisse parent la mariée à la fin du dessert d’un moiton ”

chargé de rubans qu’elles placent sur la table : on chante alors une chanson d’usage.

L'Académie des Sciences Belles-Lettres et Arts de Besançon : Connaître pour améliorer,

écriture savante et poésie.

Fondée en 1752, supprimée en 1793, puis rétablie en 1806, l'Académie des Sciences Belles-

Lettres et Arts de Besançon est composée de trente membres titulaires puis de quarante à

partir de 1867, d’associés-résidents et de correspondants. Elle connaît une période faste après

1830, lance un programme de publications, des concours d’histoire régionale. Elle publie les

Mémoires et documents inédits pour servir à l’histoire de la Franche-Comté.

Son recrutement se fera longtemps dans le monde des élites traditionnelles : propriétaires

terriens, professions libérales, membres de l’administration, monde qui par ailleurs

correspond sociologiquement aux souscripteurs bisontins de l'Encyclopédie de Diderot et

d'Alembert156.

Les concours qu'elle lance périodiquement fournissent aujourd’hui un matériel comparatif

pour l'anthropologie historique157. Celui de 1754, par exemple, porte sur les “ manières de

perfectionner les tuileries ”. Les réponses à ce concours nous renseignent sur les techniques de

fabrication et les produits existants parce qu'elles comportent une partie décrivant “ ce qui

existe ” avant de définir ce qui devrait être, parce qu'elles parlent sur tels ou tels points précis

de techniques ou de produits à améliorer. L'une de ces réponses est d'ailleurs le fait d'un

homme de la profession : André Vaucheret, “ tuilier à Fourre ”. Elle donne donc un certain

nombre d'indications sur les savoir-produire158 tuiliers de l'époque, en particulier ceux qui sont

liés à la préparation de la pâte et au feu. Les savoir-produire liés au feu y sont articulés autour

de deux tâches :

- l’empilage des marchandises dans le four :

Le premier lit du chargement est constitué de carrons, debout, placés en écailles de poissons.

Les tuiles sont ensuite placées sur les carrons par “ claye ”. Chaque claye regroupe douze

tuiles. Les tuiles sont placées tête-bêche de façon à ce que le bas de l'une soit sur le crochet de

l'autre et vice-versa. Elles sont entassées l'une sur l'autre en croisade jusqu'à quatre pieds de

156 Sur les lecteurs bisontins de l'encyclopédie, cf. Robert Darnton 1992 : 312-321.157 Les exemples cités ici, concernent l'anthropologie des techniques.158 Nous préférons ce terme à celui de savoir faire. Cf. Noël Barbe 1996.

115

hauteur. S'il y a des tables à faire cuire, elles sont placées sur un lit de la même manière que

les carrons. Sur les tables sont placées, au centre du chargement, les faîtières, les cornières, les

tuiles coupes. Ce lit est complété par de la tuile plate, de la même manière qu'au second lit.

Enfin la couche supérieure est composée d'un lit de carrons qui se posent à plat, l'un contre

l'autre, pour retenir le feu. Le tout est garni d'un lit de tuilants tout au travers, posé d'un pouce

l'un sur l'autre. La porte du four est fermée d'une pile de carrons de bas en haut au joignant du

chargement.

- la conduite du four :

Deux grandes périodes sont distinguées dans la conduite du feu : une période de petit feu qui a

pour objectif l'élimination de l'humidité restante et un grand feu pour la cuisson proprement

dite. Là encore, André Vaucheret va plus en détail. Il distingue quatre temps dans la cuisson

des tuiles. Durant le premier temps, on met quatre pieds-cubes de bois de façon à faire un

“ feu médiocre ” afin de ne pas mettre le feu au nitre et de ne pas faire éclater les produits. Les

marchandises commencent à être échauffées et le feu est d'une couleur rouge mais encore

“ lugubre ”. Dans un second temps, on met six pieds-cubes dans le cas d'une terre arbeuse,

cinq dans le cas d'une terre marneuse. Le feu est alors d'une rougeur étincelante, cette couleur

peut être celle de tout le fourneau. La fumée épaisse montre que le nitre a commencé à brûler.

Durant le troisième temps, le feu est alimenté de la même manière, mais, du fait de la

réverbération, la chaleur augmente et le feu devient blanchâtre. La fumée devient plus épaisse

et dégage une telle odeur que l'on peut penser qu'il s'agit de nitre qui brûle. Durant le

quatrième temps, on diminue la quantité de bois à quatre ou trois pieds-cubes selon la nature

de la terre. On voit que la tuile est cuite à la couleur du feu dans le dessus de la cheminée.

Tant que la fumée est épaisse et le feu rouge, “ il y a encore de la crudité ”. Lorsque la fumée

est déchargée et répand des exhalaisons fortes, le feu blanc ; la tuile est cuite :

“ La tuile n'est cuite véritablement que lorsque le feu par son autorité a pénétré dans

tous les pores pour en expulser la crudité qui y étoit et s'y loger lui-même, ainsi on peut

dire que le feu ayant chassé toutes les crudités la Tuile est véritablement cuite ”159.

Les ouvertures sont ensuite bouchées après la fin du feu dans le cas de terre arbeuse, une

heure après dans le cas de terre marneuse. Quatre heures après la fin du feu, on gazonne le

fourneau et deux heures après on ajoute un demi-pied de terre bien serrée pour concentrer la

chaleur dans les marchandises. On laisse refroidir le tout.

Pour surveiller cette cuisson, la vue et l'odorat jouent donc un rôle important, informant sur la

conduite à tenir en matière d'alimentation du feu et de circulation d'air dans le four. Ainsi

159 Bibliothèque municipale de Besançon, Fonds de l’Académie, manuscrit 39, 1754.

116

André Vaucheret marque la fin de chacun des quatre temps de cuisson par la couleur du feu

ou du chargement, l'aspect et l'odeur de la fumée. Il s'agit donc de juger de l'état de la matière

enfournée à travers les signes du four ou du feu manifestant qu'une certaine température est

atteinte, qu'il n'y a plus d'humidité au sein du four160. La qualification des archives de

l’Académie par l'ethnologue se fait donc du côté de l’examen de la façon dont le monde est

mobilisé en érigeant le corps comme outil d’information et d’action. Un savoir des sens -ici

vue et toucher- c’est-à-dire un dispositif permettant de passer des sensations aux jugements,

permet de donner sens (sic) à la matière et à ses différents états. Ce sont des sources

d’information pour l’action. Repérer, sélectionner, construire donc signes et indices de la

matière permettent de mettre au point d’autres dispositifs, cette fois de prédiction et

d’action161.

Cette qualification permet également de comparer sur un temps “ long ”, outre la construction

technicienne des savoir-produire que nous venons d’évoquer, les tâches valorisées,

considérées comme importantes par les praticiens162. Au XVIIIe siècle, c’est la cuisson qui est

pensée comme l’article de plus “ essentiel ” de la profession ; aujourd’hui dans les tuileries

“ modernes ”, c’est la préparation de la pâte qui est considérée comme la tâche céramique :

“ De toute manière ce qui est déterminant déjà c'est l'extraction en carrière, l'extraction

en carrière, surtout la régularité de la terre extraite, parce c'est ça qui nous commande,

nous conditionne, nous au niveau usine pour toute l'année, parce qu'il va extraire sa terre

pour toute l'année. S’il y a des variations, nous on les subira forcément. [...] En fait le

point déterminant, c'est la carrière. C'est ce qui va nous... nous après logiquement s'il y a

pas de variations en carrière, nous on aura pratiquement aucune variation en fabrication

si ce n'est l'accident, l'accident de fabrication, ou je sais pas, on aura une tête

d'aspiration, elle a lâché à ce moment-là ou un truc comme ça, ça pourra faire changer

les dimensions de la tuile, sinon ça bouge pas. Donc c'est la carrière en premier lieu et

après la préparation de terre puisque la préparation de terre... si la terre n'est pas

correctement laminée, n'est pas correctement mélangée, là on aura des problèmes en

fabrication, au séchage et en cuisson. Mais si déjà là-bas ils sont OK, le plus gros travail

160 Cette autodescription n’est sans doute pas sans relation avec le glissement d’une dimension pragmatique, à une dimension narrative évoquée par Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Sur la question de la description des “ savoir-faire ” par les acteurs, cf. Roger Cornu 1998. 161 La notion de prise de Bessy et Chateauraynaud est sans doute celle qui permet d’avancer le plus avant dans ce domaine :” En définissant l’expertise comme un art de la prise, nous ne nous intéressons pas seulement à des ‘professionnels’ mais à tous les protagonistes capables de faire subir des épreuves pertinentes aux objets et d’élaborer des prises adéquates ” (1995 : 236).162Ce qui relève également du processus de construction des savoir-produire.

117

est fait, nous après c'est plus facile pour nous ”.

“ (...) si on fait 10% de céramique c'est tout. C'est surtout du mécanique, les presses...

Vous savez quand le mélange de terre est au point, sauf grosses variations de la matière

première, il y est pour une éternité. Et on aimerait bien qu'il y soit pour une éternité.

Quand le produit est au point, s'il y a un problème, c'est souvent un problème

mécanique, un dérèglement de la presse ou de la manutention, jamais un problème sur le

produit, jamais un problème intrinsèque du produit, enfin je pense pas. C'est vraiment

rare ” (Barbe 1995).

Un concours de 1785 porte sur la meilleure méthode de perfectionner l’agriculture en

Franche-Comté et aborde la question classique du rapport faux-faucille pour la moisson à

travers :

- la longueur de la paille et donc des chaumes :

“ Les avantages de la faux sont (...) de couper plus près de terre. Par là on gagne (...) sur

la paille ”163 ;

- la rapidité d’exécution :

“ Par là on gagne sur les journées (...) et ce qui est encore plus précieux sur le temps. Il

n’arrive que trop souvent que les moissons sont pluvieuses. Avec la faux quelques

beaux jours auraient pu suffire pour sauver tout, tandis que par la manœuvre lente de la

faucille on est exposé à voir germer les grains, comme cela est arrivé entr’autres l’année

dernière dans plusieurs cantons où avec la faux on en fait de meilleures récoltes. ”164 ;

- la chute des grains lors du fauchage :

“ Voir maintenant les défauts qu’on attribue au fauchage : On dit que cette opération

entraîne une grande dispersion du grain, que la faux coupe un certain nombre d’épis,

que les herbes abondent dans les gerbes, quelles pèsent et ne grainent pas tant que celles

qui sont coupées à la faucille.

Quand les grains sont bien mûrs, il n’est pas douteux que le fauchage n’égraine un peu

les épis, mais avec de bons faucheurs ce mal est bien léger, d’ailleurs la faucille elle

même n’en est pas exempte. J’ai vu souvent des champs dont les blés avaient été sciés,

aussi bien levé, aussi beaux, aussi verts que s’ils avaient été semés ”165.

Dans cette vision progressiste, l’auteur du mémoire de conclure :

“ D’après ces raisons de l’usage que j’ai fait de ces deux méthodes, je conseillerois avec

163 Fonds de l’Academie des Sciences, Arts et des Belles-Lettres de Besancon, Manuscrit n°45, 1785.164Ibid.165Ibid.

118

une entière confiance, la faulx de préférence à la faucille ; ce qui achève de démontrer la

supériorité des avantages de la première, c’est que tous les jours elle gagne du terrein et

je la vois avec plaisir employée aujourd’hui dans des endroits que j’ai vu les plus

récalcitrans contre cette pratique. Il faut espérer que petit à petit elle se répandra partout,

on gagnera sur la dépense si l’on aura plus rarement des blés germés, on n’en auroit

même point si au fauchage on joignoit un usage de quelques païs que je desirerois

beaucoup de voir introduire en Franche Comté. ”166

L’histoire de la faux et de sa fabrication sera un sujet traité par les historiens des techniques

(Tresse 1955, Chatelain 1956) avec parfois des conclusions contradictoires, les historiens du

monde rural (Weber 1983), les historiens sociaux -en particulier d’inspiration marxiste- qui

traitent de cet outil à travers leurs analyses de la communauté villageoise. Albert Soboul par

exemple, lecteur marxiste de la Révolution Française, met en scène une émeute liée à la

diminution de la longueur des chaumes à Conques en 1848. On peut également citer celles qui

se sont déroulées, en 1790, dans l'Aisne où les émeutiers protestent contre le fauchage à la

faux qu'ils opposent au sciage à la faucille, le fauchage, réduisant tant la quantité d'épis à

ramasser que celle de chaume. Ils concluent :

“ les fauchase et nuisible a la vie de l'homme ”167,

les empêchant de couvrir leurs maisons, de faire cuire leur pain, ou de se “ chossé ”168.

D’autres auteurs, de même inspiration, mais dans une perspective cette fois ethnohistorique,

traitent également de ce même sujet à un niveau par exemple local. C’est le cas de Charles

Parain, qui livre un article à la revue Folklore169 en 1940, sur l’évolution de l’outillage

agricole dans l’Aude et les départements voisins au XIXe siècle.

Les articles de Tresse ou de Chatelain dans la revue des Annales dont les animateurs

participent à la Commission des Recherches Collectives du Comité de l’Encyclopédie

Francaise qui mènera un certain nombre d’enquêtes sous l’égide du Musée National des Arts

et Traditions Populaires entre 1935 et 1938170, l’apport d’Albert Soboul au même musée, la

166Ibid167Archives Nationales F 10/284.168Archives Nationales F 10/284. Cette question du rapport entre faux et faucille, particulièrement classique, n’a jamais donné lieu à une élaboration théorique sur le statut de l’objet technique au sein de l’histoire sociale marxiste, qu’elle opère une dichotomie technique/social/économique comme Albert Soboul (“ Ainsi du problème technique de la moisson : à la faucille pour répondre aux exigences sociales, ou à la faux pour satisfaire aux nécessités économiques ? ” (1983 : 208) ), ou mette en branle, à travers “ les difficultés ”, la notion d’obstacle (Parain 1979 : 90) chère à la dialectique des forces productives et des moyens de production.169 Cf. sur cette revue, les travaux de Daniel Fabre qu’il a développés lors d’une séance de séminaire du Groupe Audois de Recherche et d’Animation Ethnologique, Carcassonne, 1999. Le texte de Charles Parain a été republié en 1979.170 Il en est ainsi de l’enquête sur l’ancienne forge de 1935. Le siège de la commission est alors au

119

participation des historiens des Annales au Congrès international de Folklore en 1937171, fait

que l’intérêt que portent les réponses au concours de l’Académie à la question de la faux, peut

être non seulement considéré comme une source pour une anthropologie historique des

techniques, mais aussi comme une pièce livrée au dossier des objets traités par les institutions

patrimoniales mobilisant les ressources de l’ethnographie ou objectivant un patrimoine par ses

méthodes.

Si l’on regarde cette fois du côté de ce que l’on peut considérer comme relevant plus

“ visiblement ” des archives de la constitution de la discipline, l’un des concours de

l’Académie, celui de 1836, porte sur les “ traditions ”172 :

“ recueillir les traditions les plus intéressantes, religieuses, chevaleresques ou

mythologiques qui se sont conservées depuis le Moyen Age en Franche-Comté ;

signaler les événements auxquels elles peuvent se rattacher, ainsi que les traits des

autres mœurs locales qui y correspondent ; enfin indiquer le parti qu’on pourrait en tirer,

soit pour l’histoire, soit pour la poésie ”.

Les fins de ce concours sont donc doubles : les traditions seront traitées comme du matériau

historique ou comme du matériau poétique. Charles Nodier, l’un des introducteurs du

romantisme en France, admirateur de Perrault, qui pour lui, s’inspire “ des délices

traditionnelles des veillées de village ”, membre-correspondant de l’Académie de Besançon,

se passionne alors pour l’origine des “ contes populaires ” qui “ appartiennent à notre vieille

Gaule ”. Dans ses propres contes, il s’inspire et se place sous les qualités d’un matériau

populaire173. La Franche-Comté des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne

France publié en 1825, devient moyenâgeuse174. Les paysans figurés à l’ombre de châteaux

“ Département des Arts et Traditions Populaires ” au Palais de Chaillot. L’enquête s’organise autour de quatre grands thèmes : l’artisan (la forge, l’outillage, les relations entre forgeron et charron), le rôle social du forgeron, la transformation du métier de forgeron, le forgeron comme mécanicien rural, la présence ou non de mines ferrugineuses. L’article de Lucien Febvre sur la forge de village, paru dans les Annales en ????, s’appuie sur les résultats de cette enquête.171 Sur cette histoire, cf. Trochet 1995.172Dans l’état actuel de nos recherches, ce concours n’a pas été dépouillé.173 Il donne également une préface à La Nouvelle Bibliothèque Bleue d’Antoine Le Roux de Lincy. La question de l’usage de matériaux de la “ tradition populaire ” pour faire œuvre de création, se réclamant ou non d’une même inspiration, surgira entre Buchon et Beauquier (cf. infra). Elle sera également évoquée par Champfleury. On peut, en deçà du débat sur la similitude ou non d’inspiration entre le peuple et ceux qui écrivent en s’en inspirant, se poser la question du roman comme mode d’inscription patrimoniale. Le roman de Pilhes, La faux, que l’on peut qualifier de roman patrimonial, traite dans son économie narrative, de tous les sujets habituellement abordés par l’écriture muséographique, articulés, qui plus est, dans le cadre d’une histoire de vie, ou plutôt d’une fin de vie. Cf. notre travail en cours sur R.V. Pilhes. “ La faux, un roman patrimonial ou le roman comme mode d’inscription patrimoniale ”. La même question peut être posée à l’œuvre de Buchon pour la littérature et à celle de Max Claudet -sculpteur jurassien du XIXe siècle- pour la sculpture et la céramique.174 Nodier est opposé à la civilisation urbaine. De façon plus générale, l’âge d’or de l’humanité se situe pour lui du côté du commencement, des débuts. La Palingénésie, la Régénération sont des thèmes traités par les philosophes de l’époque comme par exemple Ballanche que connaît Nodier. Cf. sur ce point Bénichou 1977. Nous sommes également dans une période politique marquée évidemment par la Restauration et la Monarchie de

120

restaurés tendent à apparaître comme des survivances archéologiques175, tout comme les

mœurs locales peuvent renvoyer aux traditions du Moyen Age176.

La question de la nature : voyageurs, topographes et statisticiens

Les campagnes et provinces françaises se remplissent de voyageurs à la charnière des XVIIIe

et XIXe siècles. Ils s’attachent à décrire et relater ce qu’ils voient. Les relations de voyage se

multiplient : Voyage à Chambéry de Campanon, Voyage pittoresque et navigation exécutée

sur une partie du Rhône de Boissel, Voyage à Bordeaux et dans les Landes où sont décrits les

moeurs, usages et coutumes du pays de Grasset Saint Sauveur, Voyage à Barèges et dans les

Hautes Pyrénées de Dusaulx, Voyage dans le Finistère de Cambry... Voyage pittoresque et

physico-économique dans le Jura de Lequinio de Kerblay. Par ailleurs, dans un même

mouvement -et parfois avec les mêmes hommes- la description du local prend de

l’importance sous la Révolution Française. Opération politique, elle vise à connaître pour

agir177 : statistique des citoyens actifs pour préparer les élections ; dénombrement demandé

par le Comité de division afin de tracer les nouvelles entités administratives et politiques que

sont les départements ; recensement des charrues, des moulins qu’ils soient à vent ou à eau,

des grains, des industries dans un contexte d’économie de guerre178. Sous le Directoire,

François de Neufchâteau, alors ministre de l’intérieur, adresse aux commissaires du Directoire

une série d’instructions pour dresser la statistique de la France et plus particulièrement de leur

département :

“ Vous pourrez préparer dans vos tournées une bonne description de vos départements

respectifs. C’est un service essentiel à rendre à la République que d’en faire bien

connaître toutes les sections sous les divers rapports qui sont l’objet des recherches de

l’économie politique ”179.

Pareille statistique a été dressée pour le Jura180.

Juillet.175 A moins qu’ils ne soient des manifestations de l’espèce qui, pense Nodier, succédera à l’homme !?176 En 1802, à Paris, Nodier fréquente un groupe qui a pour nom les Médiateurs, amateurs de poésies anciennes telles les Chants d’Ossian. Il publie, en 1804, exilé à Besançon, les Essais d’un jeune barde.177 Même si l’on n’est pas toujours dans une logique policière, comme avait pu l’être celle de l’Abbé Grégoire en 1790 avec son enquête sur les patois, dont le but ultime était de les connaître pour mieux les éradiquer.178 Cette mise en place d’organisme et de procédures visant à mieux connaître le territoire gouverné n’est pas nouvelle dans son principe. Sully avait proposé un cabinet de politiques et de finances, Gournay un bureau des renseignements, etc. Sur cette histoire, cf. H. Le Bras 1986, Desrosières 1993.179 Cité par H. Le Bras 1986 : 327. Ainsi naîtra la “ Statistique des préfets ” en l’An IX, puis la “ Statistique générale de la France ”.180 Elle est conservée aux Archives Départementales de ce département sous la cote 1 J 197, Statistique du

121

Enfin l’espace national est également le support de l’observation de la Société Royale de

Médecine qui lance, en 1776, une enquête de “ Topographie médicale ”. Cette préoccupation

perdure après la Révolution. De nombreuses topographies seront réalisées et parfois publiées.

Entre 1781 et 1823, quatre d’entre elles sont dressées pour la ville de Dole181. Dans le même

état d’esprit, certains médecins s’intéressent à telle ou telle pratique médicale comme le

docteur Normand, qui en 1710 publie Observations sur la nature, la vertu et l’usage des eaux

minérales et médicinales de Jouhe près de Dole, source dont Désiré Monnier182 notera

également, plus tard, l’usage par les habitants de Dole et des environs (1844 : 269).

Temps de “ découverte ” et de “ description ”, ce tournant de siècle est aussi un moment

d’interrogation sur les façons de penser la diversité humaine alors que l’on en affirme par

ailleurs l’unité. D’un point de vue politique, la Révolution Française a décrété le principe de

l’égalité entre les hommes; mais se trouve confrontée à la persistance des différences et des

inégalités183. Alors que l’idéal d’une nation une, indivisible et centralisée triomphe, la

diversité provinciale apparaît comme une force déstabilisatrice. Si les statistiques demandées

par le ministère de l’Intérieur ont un objet explicitement politique, il arrive qu’il en soit

également ainsi des relations de voyage. L’auteur de Voyage pittoresque et physico-

économique dans le Jura est un admirateur des philosophes des Lumières184 dont il partage la

volonté d’éclairer le peuple. Il a publié Préjugés détruits en 1792, Philosophe du peuple ou

éléments de philosophie politique et de morale à la portée des habitants des campagnes en

1796. Par ailleurs, le but revendiqué de ce voyage est l’information du gouvernement afin de

lui donner :

“ une facilité bien grande à connaître les abus et à les réformer, à proposer beaucoup

d’autres usages très-profitables ” (Lequinio 1801 : vol. 1, 5)185.

C’est aussi l’époque où se mettent en place des structures et des façons de faire dont l’objet

est l’observation de l’homme. Certains y ont vu les “ précurseurs ”, les “ fondateurs ” de

l’anthropologie française. En 1799 est créée la Société des Observateurs de l’Homme qui

département du Jura demandée par François de Neufchâteau, ministre du Directoire en 1797.181 Il s’agit de celles de Cose en 1781, Guillaume en 1804, Goujet en 1818 et Machard en 1823. C’est de cette dernière dont nous parlerons. Nous avons également consulté la topographie écrite par Goujet avec laquelle celle de Machard présente de nombreuses similitudes.182 Cf. infra.183 Tout comme l’abbé Grégoire voulant supprimer les patois, posait, dans son questionnaire, la question de leur distance à “ l’idiome national ”.184 Cf. Lequinio 1801, vol. 2 : 392, 394, 411. L’ensemble des qualificatifs qu’il leur attribue met en relation la faiblesse du genre humain d’un côté et leur génie destiné à la corriger. Cf. N. Barbe 1990 : 11.185 Rappelons que Voltaire est resté à Berlin durant trois ans, à la demande de Frédéric II de Prusse qui voulait alors réformer son royaume par la “ raison ”. “ Il faut cultiver notre jardin ” fait-il conclure à Candide en 1759.

122

consacre ses travaux à l’étude de l’homme “ moral ”, “ physique ” et “ intellectuel ” (Jean

Jamin 1979). En 1800, Joseph Marie de Gérando (1772-1842), l’un de ses membres, rédige un

mémoire destiné aux voyageurs : Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans

l’observation des peuples sauvages.

Le 7 décembre 1800, paraît donc à Paris Voyage pittoresque et physico-économique dans le

Jura. Son auteur est Joseph Marie Lequinio de Kerblay qui indique qu’il a effectué un voyage

de 36 jours dans le département du Jura. L’ ouvrage s’articule en deux parties : l’une écrite

sur le mode de la relation de voyage, l’autre est consacrée aux “ Arts et pratiques de

l’agriculture ”186. Dans ce domaine, son auteur n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il publie

un Journal des laboureurs. Les centres d’intérêts et les différentes rubriques de l’ouvrage sont

le Jura physique (faune, flore, relief, ressources naturelles) et le Jura économique (agriculture,

commerce, industrie). Le titre le manifeste. De son côté, l’organisation de la Statistique du

Jura est bien évidemment informée par la demande du ministre :

“ Chaque description doit donc offrir des renseignements certains sur les productions

naturelles et industrielles du département (...) sur les manufactures, fabriques et autres

établissements quelconques d’utilité publique, sur l’état actuel de l’industrie et des arts

(...) sur les mœurs et usages des habitants du département... ”187

Elle s’articule en 6 chapitres :

- “ Population ” traite de questions démographiques ;

- “ État des citoyens ”, des effets de la Révolution sur les habitants ;

- “ De l’agriculture ”, des types d’engrais, des instruments aratoires, des cultures, des terres

arables, de l’assolement, du partage des communaux, de la cultures des vignes, des prairies,

des types de plantes, des étangs ;

- “ Commerce et industrie ” décrit les activités autres que l’agriculture ;

186Lequinio objective donc son voyage sous deux formes : le récit, formule qu’il partage avec les autres voyageurs métropolitains mais aussi les explorateurs (cf. sur ce point Marie-Noëlle Bourguet 1996) ; le dictionnaire d’agriculture, genre qui progresse en France, comme le manuel d’agriculture, avec la naissance d’institutions agronomiques. Les sociétés d’agriculture se développent à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. En 1750, Duhamel du Monceau, inspiré de Jethro Tull, publie son Traité de la culture des terres. On peut également citer l’abbé Rozier, Arthur Young, André Thouin, Louis Daubenton... En Franche-Comté, en 1835, un comité publie un Manuel pratique et populaire d'agriculture pour le département du Doubs. En 1836, S. Bonnet publie la quatrième édition de son Manuel d'agriculture particulièrement à l'usage de la Franche Comté et pays semblables.187 Cité par H. Le Bras 1986 : 327. Son successeur Chaptal reprendra le même discours puisqu’il demande “ une topographie du département, dans laquelle vous exposerez sa position, ses bornes, le cours de ses rivières, etc. ; puis vous me parlerez des plantes qui y croissent, des animaux qui y vivent, de ce qui est relatif à l’histoire naturelle, à l’histoire des arts, aux usages, aux coutumes locales ; en un mot de tout ce qui peut me faire connaître et les hommes et les choses ”.

123

- “ Situation financière du département ” est à la fois une comptabilité départementale en

terme d’entrées et de sorties générées par l’activité économique et une présentation du coût

des administrations ;

- “ Topographie ” examine la “ topographie générale ”, les “ eaux ”, les “ routes ”, “ l’histoire

naturelle ”, les “ productions minérales ”, les “ productions végétales ”, les “ productions

animales ”.

La “ topographie générale ” comporte trois sous-sections géographiques articulées en trois

ensembles thématiques : l’un consacré à la description physique, le second à la description du

climat et enfin le troisième aux habitants (à leurs “ mœurs ”, à leur “ tempérament ”, à leurs

“ maladies ”). Elle articule donc sous le terme de topographie générale le physique, le

climatique, l’humain.

Traits physiques, traits économiques et “ mœurs ” des habitants sont mis en avant. L’espace

est avant tout un espace peuplé et travaillé. Lorsqu’une fois apparaissent, dans la Topographie

médicale de la ville de Dole, le “ coup d’œil ” et l’idée de promenade, ils côtoient les

principes thérapeutiques qui sont à l’origine de cette promenade. Le docteur Machard les

examine “ sous l’aspect de leur climat et donc de leurs effets possibles sur la santé des

promeneurs (...) et du coup d’œil qu’elles donnent ”. Dans la même partie sont évoquées des

activités économiques rencontrées dans l’espace des promenades conseillées : cultures,

carrières. Machard n’est pas un cas à part. Dans la période post-révolutionnaire, J. -B.

Demangeon dresse de nouveaux projets de topographies départementales :

“ avec des aperçus soignés sur la région, les habitations, les gens, les passions

dominantes, l’habillement, la constitution atmosphérique, les productions du sol, le

temps de leur maturité parfaite et de leur récolte, ainsi que l’éducation physique et

morale des habitants de la contrée ” (An VII : 5-9).

Dans cette façon de voir, la “ nature ” n’existe que peuplé de “ productions ”, d’industries,

d’agriculteurs, de coutumes alimentaires, de façon d’accoucher, d’hommes plus ou moins

grands. De la même manière que l’espace est conçu tout à la fois comme physique,

économique et humain ; la frontière entre ces différents domaines est parfois inexistante dans

les descriptions portant sur tel ou tel domaine découpé par celui qui décrit. Tout est dans tout.

Lorsqu’il s’agit de parler d’histoire naturelle, le correspondant de François de Neufchâteau

mêle le milieu physique et ses conditions d’exploitation par l’homme. Ainsi, traite-il de la

tourbe dans la partie “ histoire naturelle ”, “ considérations géologiques ” :

“ Ces dépôts (de tourbe, n. d. l. r.) présentent un fait très remarquable en ce qu’ils

124

suivent les dernières chaînes du Jura sur une largeur variable de vingt à vingt cinq

kilomètres, qu’ils s’étendent jusqu’aux départements du Doubs et du Haut Rhin et qu’on

les retrouve au revers du Jura en Hélvétie et dans la principauté de Neufchâtel.

Les tourbières du département peuvent être distinguées en deux classes par rapport à

leur emplacement. Les unes, et ce sont les plus étendues, gisent dans les vallées

traversées par des eaux courantes ou renferment des eaux stagnantes, telles sont les

tourbières des Rousses, du Bois d’Amont, de Viry, du Grandvaux et du Val de Mièges.

Les autres sont situées sur la croupe même et sur les flancs de nos plus hautes chaînes

où elles se présentent sous la forme de monticules telles sont celles des Moussières de

Septmoncel et de la combe de Trésu.

Quelque soit l’emplacement des tourbières, leur organisation est à peu près la même ; ce

sont des couches superposées de substances végétales à demi décomposées dont

l’épaisseur totale varie depuis un mètre jusqu’à deux et parmi lesquelles on trouve

beaucoup de fragments et même des troncs entiers d’arbres résineux dont le tissu n’a

souffert que peu d’altération ; ces dépôts reposent en général, sur un gravier mêlé

d’argile et les couches en sont pénétrées ce qui les rend moins propres à la combustion

que les couches supérieures et moyennes qui fournissent une tourbe légère, poreuse,

brûlant proprement et sans exhaler beaucoup d’odeur.

Il n’y a pas très longtemps qu’on connaît le prix de ces dépôts précieux de matière

combustible et on les exploite comme si l’on ignorait encore. Une instruction sur la

manière la plus convenable d’extraire et surtout de ménager ce combustible préparé par

les siècles, mais qui sera bientôt épuisé si l’on en régularise son extraction, devient donc

nécessaire aux cantons qui possèdent des tourbières. ”188

Ainsi sont déployés, sur le même plan, les dépôts d’une substance géologique, leurs

emplacements et la façon de les exploiter189. Lequinio recoure au même principe.

Dans cette configuration, un facteur joue un rôle décisif : la nature. Elle est tout d’abord ce sur

quoi s’ancre la relation de Lequinio de Kerblay. Son voyage est aussi construction d’un

modèle d’interprétation -à usage pratique- des différences de civisme et de comportement

politique. L’opposition plaine-montagne y joue un rôle essentiel. Lequinio de Kerblay

d’entrée de jeu, donne du département du Jura l’image d’un pays de montagnes et d’une

région sauvage : les cimes élevées ressemblant à de mystérieuses pyramides succèdent aux

188 Archives Départementales du Jura 1 J 197.189 Ceci n’est pas sans rappeler Aldrovandi qui, au XVe siècle, décrit dans un même mouvement, l’anatomie des animaux et les façons de les capturer. Cf. M. Foucault 1966, chap. 2.

125

sommets dépassant les nues, aux vallons creux et aux mystérieuses vallées, aux forêts au

couvert ténébreux, aux noires cavernes, aux torrents faisant mugir l’atmosphère. Le tout

constitue un paysage qui semble hors d’atteinte de l’humanité. L’itinéraire qu’il suit est en

parfaite correspondance avec cette image. Après avoir visité Dole, “ encore dans la plaine ”, il

se dirige vers le sud-est, vers les plateaux et monts du Jura, bien qu’il note l’existence de

phénomènes intéressants (comme les seules verreries jurassiennes) à voir et décrire dans le

nord du département. Ces industries sont l’un de ses centres d’intérêt et il mettra beaucoup de

soin à décrire celles du Haut-Jura. Cette faveur accordée à la partie montagneuse du

département lui permet de développer une image tout à fait particulière de celui-ci : celle d’un

espace géographique où à la dureté, à “ l’in-humanité ” des conditions naturelles

correspondent absence de misère, voire prospérité et donc “ absence de préjugés ” et

“ civisme ”. Cette image du Jura est mise sans cesse en correspondance avec celle du

département du Morbihan où règnent -nous dit l’auteur- la paresse, l’ignorance, l’envie, le

malheur, les gémissements, les préjugés. Le rôle de la nature varie dans le modèle de

Lequinio, mais elle est parfois facteur d’interprétation des différences morales et culturelles.

Au dix-neuvième jour de son voyage, il remarque que les hommes naissent paresseux et que

cette paresse se module suivant l’altitude à laquelle ils habitent. Surgit donc, sous la plume de

ce révolutionnaire attaché à l’égalité190, l’image d’une nature toute-puissante, modelant

l’homme, selon un topique plaine/montagne. De la même manière, abandonnant la division

politique, la statistique du Jura divise ce département en trois parties :

“ on s’aperçoit bientôt que la nature a divisé ce pays en trois parties fort inégales

entr’elles en vérité, mais très distinctes soit par la nature du sol, l’état de l’agriculture,

les productions, la température , la qualité de l’air et celle des eaux, soit par la

constitution physique des habitants, leurs moeurs, leur caractère, leur industrie et les

maladies qui leur sont particulières. Il nous parait donc nécessaire d’abandonner pour un

instant la division politique si nous voulons donner quelque précision, apporter un peu

de netteté dans les développements et ne point trop nous exposer aux répétitions ”.

Encore une fois, différents facteurs sont mêlés. Le principe de division repose avant tout sur la

géographie physique puisque l’on trouve : le “ pays de montagne ”, le “ pays de plaine ”. Le

“ pays de vignoble ” est défini à la fois comme le point de communication entre plaine et

montagne, et comme lieu de culture de la vigne.

Dans chacune des parties du département l’habitant va être caractérisé par son aspect

physique, son “ caractère ”, son tempérament, son alimentation, son habillement, ses maisons,

190 Sur les engagements politiques de Lequinio de Kerblay, cf. N. Barbe 1990.

126

ses maladies, la fécondité des femmes, la croissance et les maladies des enfants.

Ainsi sont mis côte à côte191 une anthropologie physique et morale :

- du montagnard :

“ L’habitant des montagnes du jura est d’une belle taille, rarement en-dessous de la

moyenne. Il a un beau teint surtout les femmes, il a les yeux vifs, les sourcils épais ; les

cheveux bruns ou noirs, souvent crépus. Il est bien équarré, il est fort, son imagination

est active, sa mémoire le sert bien, il a de l’intelligence et de l’industrie, il est laborieux,

opiniâtre, les obstacles redoublent ses efforts. Il a du courage, aime la chasse et les

armes, il est vif, prompt colère et parfois brutal ” ;

- de l’habitant du vignoble :

“ L’habitant du vignoble du Jura est rarement d’une grande taille mais il est bien

proportionné. En général il a le teint vermeil, les cheveux noirs bruns ou crépus, il est

fort agile et passablement intelligent ” ;

- de l’habitant de la plaine :

“ L’homme qui habite cette partie est généralement d’une taille au dessus de la

moyenne, il est élancé, a le col long, la poitrine plate, les cheveux blonds ou châtains, le

teint blanc peu coloré, le caractère tranquille ; l’humeur douce, l’imagination

paresseuse. Il aime la vie sédentaire. Il est fidèle observateur des mœurs de ses pères,

ses habitudes sont ses suprêmes lois. Il est attaché à son pays et tombe dans la nostalgie

lorsque des événements majeurs l’obligent de s’expatrier ”.

Le premier est de tempérament “ bilieux sanguin ” alors que l’habitant de la plaine est de

tempérament “ phlegmatique ” : “ il a la fibre molle et sa bile a peu d’énergie ”.

Tout comme chez Lequinio, l’industrie de montagne est ramenée à des facteurs naturels :

“ de toutes les communes situées entre les dernières chaînes du Jura celle de Septmoncel

éprouve plus qu’aucune autre le besoin de couvrir par son industrie la nudité de son

sol ”192 ;

“ La chaîne la plus élevée est le siège des arts les plus délicats ”.

La description des industries dans la partie “ commerce et industrie ” se fait par palier, de la

plaine à la montagne.

191 Tout comme Lequinio de Kerblay est l’héritier des philosophes des Lumières dans sa volonté politique d’éclairer le peuple ; les “ statisticien ”, “ voyageur ” et “ médecin ” sont informés par la façon de faire de l’histoire naturelle du XVIIIe siècle. Linné ne retient pour chaque plante ou animal qu’un ou deux détails pour les mettre en rapport avec les autres. On juxtapose les ressemblances et les différences, mais il n’y a pas questionnement sur le fonctionnement, l’articulation interne. Cf. M. Foucault 1966.192 Il s’agit de remarques sur l’état de l’industrie lapidaire, c’est à dire de la taille des pierres précieuses. Cf. sur ce sujet Noël Barbe, Richard Lioger 1999 ; Noël Barbe, Anne Thierry 2000.

127

Les différences culturelles, physiques, morales s’ancrent donc dans une nature avec laquelle

elles sont en continuité. Tout comme le “ statisticien ” prend en compte les maladies de ses

observés, le médecin topographe traite non seulement de la santé des dolois en rapport avec le

climat, mais aussi de leur “ caractère ”, de leurs “ occupations ”, de leurs vêtements...

Quel que soit l’angle d’approche, la continuité explique la communauté des rubriques

descriptives et des mises en relation. Tout comme le lieu géographique indique la

configuration de la maladie, la différence culturelle s’enracine dans la nature. Tout comme les

médecins des Lumières, dans une perspective néo-hippocratique, mettent en relation

topographie et pathologie, les lecteurs de la différence culturelle la découvrent à travers la

nature du sol ou le climat : les jurassiens sont, rappelons-le, décrits dans la partie

“ Topographie ” de la statistique du Jura.

Dans cette perspective, l’opposition plaine/montagne joue le rôle principal parce que

facilement visible et lisible193. Le montagnard est nécessairement courageux parce qu’il

affronte une nature hostile, un sol “ nu ”. L’habitant de la plaine, jouissant par contre d’un sol

fertile et d’un climat favorable, sera “ indolent ”, “ irrésolu ”, “ insouciant ”, “ négligeant ”,

plein de “ nonchalance ”. Par contre, l’habitant du vignoble est défini à la fois par l’espace où

il réside et par sa production agricole principale. Dans la partie de la “ topographie ” qui lui

est consacrée, l’auteur de la statistique fait place aux changements introduits par la Révolution

alors qu’ils sont évoqués pour l’ensemble des jurassiens dans le chapitre sur l’état des

citoyens194. Les effets de la Révolution sont ramenés à une prospérité économique due à

l’éradication de la féodalité et à une “ altération ” des “ antiques éléments du caractère

jurassien ”. Dans son édification des montagnards jurassiens en modèle politique, Lequinio

fait varier les ordres de causalité. Si parfois surgissait l’image de la nature toute-puissante

modelant les hommes195 de façon irrémédiable, la cause première du civisme est quelquefois

la maîtrise de la nature ou l’absence de préjugés. Dans les deux cas, l’histoire est appelée à la

rescousse. La présence ou l’absence de préjugés sont généralement ramenées par Lequinio à

l’influence du clergé ou à son absence : les Morbihannais ont été dégoûtés des biens du

monde. Lorsqu’il observe le jour de la fête du village, à Saint-Laurent, des chants et des

danses qu’il juge obscènes chez des hommes par ailleurs “ très civilisés ”, il les rapporte à la

présence historique du clergé :

“ C’est une chose fort remarquable à quiconque médite, que cette liberté scandaleuse de

193 Nous parlons ici du Jura.194 Remarquons que nous n’avons plus à faire ici à des habitants mais à des citoyens.195 Cf. infra.

128

paroles si peu communes dans les réunions champêtres, se soit établie précisément sous

la seigneurie ecclésiastique des abbés et chanoines de Saint-Claude ”.

La question du rapport de l’homme à ce que nous appelons la “ nature ” est durant cette

période et dans les cas considérés, fluctuante dans les causalités qu’on lui attribue en regard

de l’histoire, de la “ culture ”. Se dessine un système de causalités complexe où sont mis en

relation des facteurs hétérogènes. L’axe montagne/plaine joue plutôt sur la nature, mais celle-

ci peut être retravaillée par l’histoire. C’est le cas de Saint-Laurent que nous venons

d’évoquer : des hommes jugés naturellement bons sont pervertis par l’irruption culturelle du

clergé. C’est également le cas du vignoble196, où l’opposition montagne/plaine est gommée au

profit d’une définition par l’activité agricole, mais le partage se fait aussi au nom d’un

continuum : le vignoble est le point de communication entre plaine et montagne. Il n’est ni

l’un, ni l’autre. Dans ce vide s’infiltre sa définition par la “ culture ” et par une culture.

Désiré Monnier (1788-1867) : dresser la statistique séquane

Désiré Monnier est assez représentatif du milieu des érudits comtois de l’époque et de leurs

préoccupations. Premier conservateur du musée de Lons-le-Saunier, membre de la Société

d'Émulation du Jura, membre correspondant de l'Académie de Besançon et de différentes

sociétés savantes (Dijon, Mâcon, Lyon, du département de l'Ain), il appartient également à la

société des Antiquaires de France. Rédacteur de l'Annuaire du Jura de 1840 à 1868,

inspecteur des monuments historiques en 1843, il participe aussi à la revue légitimiste La

Revue des Deux Bourgognes (1836-1839).

Dans le droit fil de l'Académie Celtique, Monnier voit chez le paysan la trace d’un passé

celtique197. En 1818, dans L’Almanach historique et agronomique de la préfecture du Jura, il

publie un “ Essai sur l’origine de la Séquanie ”. Il y pose la présence de ce passé :

“ L’antiquité est cependant là qui cherche à frapper nos regards ”198.

Sa celtomanie le conduit à revendiquer pour les Sénégalais une origine celte :

196Nous nous attacherons ultérieurement à réexaminer les façons dont le vignoble est qualifié. Pris dans un entre-deux, il nous paraît intéressant de le prendre comme un “ objet-frontière ” au sens de Bruno Latour (s.d.), permettant de mettre à jour la façon dont ce que nous appelons aujourd’hui la coupure nature/culture est conjuguée, différement articulée, en tout cas non stabilisée..197 Rappelons qu’Eloi Johanneau, l’un des initiateurs de l’Académie Celtique, dans son discours d’ouverture lui fixe comme but “ la recherche de la langue et des antiquités celtiques ”.198 Cité in : Robert Fonville 1974, p. 63.

129

“ le mélange des colons avec les naturels du pays, l’influence du climat, amenant de

grands changements dans les mœurs, dans les habitudes, dans les usages, dans les idées,

dans la couleur de la peau, ces gaulois ont perdu insensiblement le souvenir de leur

origine ”.199

Le patois des jurassiens, et son nécessaire recueil, est tout particulièrement considéré comme

un héritage celtique. Monnier publie, en 1823 et 1824, “ Le vocabulaire rustique dans le Jura ”

dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France. Il sera publié sous une forme

remaniée, dans l’Annuaire du Jura en 1857 et 1859, sous les titres “ Vocabulaire de la langue

rustique et populaire de la Séquanie ” et “ Inductions à tirer du vocabulaire de la langue

rustique et populaire de la Séquanie ”200. Les paysans jurassiens étant construits en réserve

linguistique, son étude est le moyen de retrouver la langue originaire, érigée en monument.

Son but est donc de mettre à jour l'héritage celtique de la province :

“ le patois n'est partout que l'idiome de nos pères persistant dans ses vieilles formes et

dans sa prosodie ”.201

À la fin de son article, Désiré Monnier souhaitant faire toucher du doigt le patois jurassien et

ses constructions, livre une chanson en français et en patois. Elle peut pour lui, être regardée

“ comme un tableau de Téniers en ce genre de composition ”.202

En 1822, au-delà de la seule langue203, Désiré Monnier a appliqué ce schéma à d’autres

sphères de la “ vie paysanne ”204 dans ses “ Vestiges d'antiquité observés dans le Jurassien ”205.

Les Jurassiens auraient l’apparence physique des celtes :

“ L’Habitant du Jura, qui s’est fait admirer par sa stature et par son courage dans les

armées, depuis qu’il est Français, est un de ceux de toute l’ancienne Gaule qui a le plus

conservé de traits de ressemblance avec les Celtes ses pères, à en juger d’après le

199Cité in : Robert Fonville 1974, p. 63.200La Séquanie a remplacé le Jura de la première édition de ces textes.201Annuaire du Jura pour l’année 1857, p. 270.202Annuaire du Jura pour l’année 1859, p. 318. Dans Le Petit Robert, Téniers est caractérisé par une représentation de sujets populaires, et par un souci du détail.203 La question de la langue est cependant essentielle. Herder (1744-1809) fait paraître ses Chants populaires en 1778. Il est lauréat de l’Académie de Berlin en 1769 pour une question portant sur l’origine du langage, débat inauguré par la parution, en 1746, de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac. Pour Herder, la langue impose par son organisation une vision du monde ; elle est par ailleurs, le génie propre d’un peuple, sa manifestation; idée reprise au début du XIXe siècle par Humbolt.204 Il se situe là encore dans le fil de l’Académie Celtique qui veut faire “ la statistique antique des gaules et (...) expliquer les temps anciens par les temps modernes ” (Eloi Johanneau 1807 : I, 63-64) et pour cela “ recueillir, (...) écrire (...), comparer et expliquer toutes les antiquités, tous les monumens, tous les usages, toutes les traditions ”. Remarquons que nous retrouvons ici la notion de statistique.205 Ce texte d’abord publié en 1823 dans les Mémoires de la Société des Antiquaires (vol. IV, p. 338-412) a été réédité par Nicole Belmont en 1995. C’est cette édition que nous citerons.

130

portrait qu’en ont tracé les auteurs latins ” (Belmont 1995 : 295)206.

Certaines coutumes sont interprétées comme provenant des celtes :

“ L’usage de planter le mai ne nous est pas venu directement des Romains, qui, à la

vérité, ouvraient le mois de mai par les jeux floraux ; ils le tenaient, comme nous des

Celtes, nos auteurs communs, qui commençaient l’année à pareil jour ”(Belmont 1995 :

329).

Le sabbat des sorcières dériverait lui aussi d’une pratique celte :

“ Pour moi, je présume avec plus de vraisemblance que ces mystères nocturnes ne sont

qu’un reste de ces cérémonies celtiques et romaines auxquelles on assistait masqué et

affublé de cornes, de peaux de bêtes, faisant mille extravagances, mille infamies qu’une

plume pudique répugnerait à décrire ” (Belmont 1995 : 355).

Il faut cependant noter que pour Désiré Monnier, contrairement à Dunand par exemple,

l’examen des “ coutumes ”, leur filiation avec les ancêtres celtes des jurassiens, ne va pas sans

jugement de valeur207. Cette parenté n’est d'ailleurs pas nécessairement porteuse de

qualifications positives. Au début de son mémoire, il parle des “ aberrations ” de l’esprit

humain, du caractère attardé des paysans, semblables à ce qu’ils étaient “ il y a seize à dix-

huit siècles ”, ne seraient-ce que “ quelques modifications (...) apportées dans ses mœurs, par

l’influence de la religion ”. Se défendant de faire des jurassiens un peuple “ particulièrement

attardé ”, il signale sa connaissance d’autres “ mémoires sur les usages de différentes

provinces, qui prouvent que, partout ailleurs, les générations ne le cèdent aux nôtres ni pour le

nombre ni pour l’absurdité des erreurs ” et émet l’opinion “ que, par des vertus et des qualités

essentielles, le bon peuple du Jura rachète l’imperfection commune ”. Source de tensions,

cette distance temporelle, si elle autorise un examen des mœurs celtiques208, n'en est pas

moins, d'une certaine façon, scandaleuse par les traits qu'elle implique chez le paysan

jurassien.

Au-delà de cette celtomanie, Désiré Monnier dresse des comparaisons à une échelle plus large

: rapprochement entre des pratiques liées au mariages dans le Jura et “ à l’intronisation d’un

roi du sénégal ”209, ce qui le conduit à s’interroger “ sur ce rapprochement de mœurs entre des

nations si distantes ” (Belmont 1995 : 314), proximité entre des pratiques funéraires de

206Monnier cite Diodore de Sicile.207 Position que relève également Mona Ozouf pour d’autres membres de l’Académie Celtique (1981 : 224-225).208Une lettre envoyée à l'Académie Celtique le 29 messidor de l'an XIII dit : “ Votre gloire sera assez grande d'avoir sauvé de la faulx du temps, l'histoire de la Gaule, et de l'avoir déposée en des mains fidèles et exercées par vous ” (Belmont 1995 : 25).209Il s’agit de l’action consistant à jeter des poignées de grains sur un couple, symbole nous dit Monnier de prospérité.

131

l'arrondissement de Lons-le-Saunier, celles des “ premières dynasties de nos rois ” qui

“ n'étaient qu'une imitation de celles des rois orientaux ” (Belmont 1995 : 319)210, et celles

“ d'un peuple sauvage de l'Amérique, que j'ose à peine nommer les Cannibales ” (Belmont

1995 : 319). Il jette également quelques passerelles avec les mœurs des Romains211.

Ce mémoire, publié dans la Société des Antiquaires de France, mais sans doute envoyé à

l’Académie Celtique est, selon Nicole Belmont, assez représentatif de l'organisation en

général de l’ensemble des mémoires de l'Académie celtique. Il est partagée en douze chapitres

: de l'esprit patriotique212 , apparence physique, habillement des hommes, habillement des

femmes, usages liés à la naissance, usages liés au mariage, usages liés aux funérailles, des

usages dont le retour est fixé dans le cours de l'année civile, des usages dont le retour est fixé

dans le cours de l'année religieuse, usages particuliers, de quelques superstitions qui se

rattachent à la religion, de quelques superstitions qui ne se rattachent pas à la religion.

Ces chapitres, même si le découpage et l’ordonnancement ne sont pas exactement les mêmes,

renvoient largement à l’organisation du questionnaire de l'Académie :

- Questions sur les usages qui résultent des diverses époques ou saisons de l'année (questions

1 à 16) ;

- Questions sur les usages relatifs aux principales époques de la vie humaine (questions 17 à

22) ;

- Questions sur les monumens antiques (questions 23 à 27) ;

- Questions sur d'autres croyances et superstitions (questions 28 à 51).

Cette catégorisation ressemble évidemment à d'autres plus récentes dans l’histoire de

l’ethnographie comtoise213 : cycle calendaire annuel, du berceau à la tombe.

210 Encore une fois, Monnier s'appuie sur un auteur latin, cette fois Strabon.211 Tout cela autorise à modérer ou à complexifier la celtomanie de Monnier et à s'interroger peut-être sur ses rapports avec celle de l'Académie Celtique, même s'il apparente celtes et sénégalais (cf. infra). Mona Ozouf rappelle par ailleurs que “ l’esprit comparatiste est le drapeau de l’Académie celtique naissante ” (1981 : 218) mais note plus loin que, faute de temps, ce travail “ d’ethnologie comparée ” (1981 : 223) n’a pas été entrepris.212Qui se manifeste par la haine des Romains qui s’est “ transmise de père en fils, dans une partie de la montagne de Saint-Claude, d’une manière si vigoureuse, que le nom de Romain y est devenu synonyme de méchant. ” (Belmont 1995 : 292). Dans cette partie sur l’esprit patriotique des jurassiens, Désiré Monnier nous entretient évidemment du rattachement de la Franche-Comté à la France de Louis XIV et cite un certain nombre de faits qui tendent selon lui, à montrer “ qu’il existait encore, il y a peu d’années, des vieillards qui étaient restés Espagnols au fond du coeur ”: refus de crier “ Vive le roi de France ” ou encore enterrement “ la face contre terre, et le derrière élevé, pour marquer le mépris qu’il faisait du nouvel ordre des choses ” (Belmont 1995 : 294).213Mona Ozouf trace la parenté entre le questionnaire de l'Académie celtique et Van Gennep, qui nous semble être, pour la Franche-Comté, le point de passage par lequel s'expliqueraient les similitudes entre l'organisation de certains textes d’ethnographie comtoise et le questionnaire de l'Académie Celtique. Mona Ozouf note que le questionnaire utilisé par Van Gennep en Savoie, dans les années trente, reprend la première, la seconde et la quatrième catégorie de l'Académie. Il y ajoute l’ethnographie matérielle nous dit-elle. Le questionnaire publié en 1930 par Van Gennep dans la Revue du Folklore Français est divisé en deux parties principales, l’une portant sur “ les techniques et les arts ”, l’autre sur les “ cérémonies épisodiques ” et “ périodiques ”. Il faut y ajouter une série de questions que l’Académie Celtique aurait sans doute classée sous la rubrique “ croyances et superstitions ”. On peut se demander si le rapport de l'ethnographie matérielle de Van Gennep (“ les techniques

132

Si l’unité d’investigation revendiquée par Monnier est le département du Jura, il n’en opère

pas moins des distinctions entre tel ou tel lieu. Il oscille là entre une répartition géoculturelle

ancrée sur la profondeur historique, des découpages administratifs et des unités climatiques et

physiques. Il note des différences physiques entre les Bressans et les autres jurassiens, qu’il

attribue à des ancêtres différents : les bressans sont descendants de Bourguignons. Ils se

distinguent également par des traits vestimentaires : blaude blanche alors qu’elle est

généralement bleue, port d’une “ sorte de vêtement qui a appartenu spécialement aux

séquaniens ”, tablier de peau chamoisée porté les jours de fêtes. Désiré Monnier nous renvoie

dans ce dernier cas à Socrate :

“ (...) un passage de Socrate établit que les Bourguignons s’adonnaient beaucoup aux

arts mécaniques, et qu’ils étaient presque tous charpentiers, forgerons et maçons. De là

sans doute l’usage journalier du tablier que nous venons de décrire, et le titre d’ouvrier,

souslequel le maître de la maison est désigné ” (Belmont 1995 : 283).

Désiré Monnier caractérise également l’espace des usages qu’il rapporte selon le relief

(“ partie haute ” ou “ basse ” du département), selon le type de culture (“ vignoble ”), selon les

divisions administratives (“ dans l’arrondissement de ”). Ces différents principes de césure

sont pris dans des débordements ou des agglutinations : ainsi les couleurs favorites des

femmes diffèrent selon qu’elles habitent la Bresse et certains de ses points214, le Vignoble et

l’arrondissement de Dole, la haute-montagne, “ différents cantons ”, la ville ou la

campagne215.

Charles Beauquier (1833-1916) : portrait de groupe avec l’art populaire

Par sa trajectoire et son oeuvre, Charles Beauquier tient sans doute une place particulière dans

l’historiographie de l’ethnographie comtoise. Il y apparaît généralement comme le premier

des ethnographes régionaux pratiquant une collecte fiable et “ fidèle ” (Cheval 1981). Van

et les arts ”) à ses autres catégories n'est pas du même ordre que le rapport entre la recherche de monuments antiques et les pratiques sociales dont ils sont conçus comme étant le témoignage. Dans l'ethnographie française, l'objet a souvent été considéré comme un support, sans efficience propre, sauf matérielle.214 “ La couleur favorite des Bressannes des environs de Saint-Amour est le bleu de roi; des environs de Cuiseaux, le noir; des environs de Beaufort, le brun rayé; de Ruffey, le blanc ”(Belmont 1995 : 304)215Il n’est pas inintéressant de noter que cette oscillation entre une caractérisation de l’espace par une identité culturelle référencée historiquement (rapport aux Séquanes, aux Eduens, à l’histoire du Comté de Bourgogne) et des divisions administratives devient dans le cadre du Système descriptif des objets domestiques, une définition d’aires culturelles prenant les cantons pour descripteur, et enfin que le canton deviendra lui-même échelle d’investigation dans le cadre des services de l’Inventaire du Ministère de la Culture et de la Communication.

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Gennep qualifiera d’“ important ” son travail sur la faune populaire (1937 : 544), Paul Sébillot

lui ouvrira les colonnes de la Revue des traditions populaires. De façon rétrospective, si nous

considérons son œuvre, elle est, d’une certaine manière, constituée en source par certains

ethnologues contemporains216, dans des visées qui ne relèvent donc pas d’une exaltation

régionaliste.

Et pourtant si nous nous intéressons d’un peu plus près à ce personnage, nous ne pouvons,

sauf au prix d’un travail de purification de son œuvre, qu’être saisi par ses multiples

dimensions. Charles Beauquier naît à Besançon d’un père fonctionnaire, comptable dans les

lycées. Enfant et adolescent, ses lieux de résidence varient avec les postes paternels :

Besançon, Macon, Le Puy, Limoges. A la suite du coup d’état bonapartiste, son père, semble-

t-il inquiété, prend sa retraite à Besançon en 1852. Charles Beauquier fait alors une licence de

droit avant d’être reçu à l’Ecole des Chartes217, promotion du 10 novembre 1857. Il collabore

à différents journaux nationaux comme le Figaro, La Tribune, le Réveil, des périodiques

musicaux tels La Gazette Musicale, le Menestrel218, ainsi qu’à La Revue Littéraire de la

Franche-Comté, où il donne des articles sur les artistes comtois (Gigoux, Courbet, etc.)219.

Sous-préfet du Doubs après la défaite de Sedan, conseiller général d’un canton bisontin en

1871, conseiller municipal de Besançon, il est député du Doubs de 1880 à 1914. Il appartient

au parti radical fondé en 1901, dans lequel se développe une sensibilité régionaliste. Aux

congrès de 1902 et 1903, Beauquier fait adopter des résolutions contre le bureaucratisme de la

capitale, pour un renforcement des assemblées locales. A la Chambre, il siège à la

commission de décentralisation. Il dépose des projets de loi pour le remplacement des

départements par les régions et la baisse de la tutelle administrative. Il est également membre

de l’Union régionaliste, présidée par Charles Brun, dans sa composante de gauche.

Lors de son mandat de 1898, il défend une loi pour la protection des sites pittoresques :

“ Dans la vallée de la Loue, qui a souvent inspiré le robuste pinceau de Courbet, les

touristes ne manquent pas d’aller visiter la Source une des merveilles pittoresques de la

contrée. Après avoir traversé le ravissant petit village de Mouthier-Haute-Pierre, on

descend sous bois par un sentier abrupt jusqu’au fond du ravin où surgit le torrent. Là,

au lieu de la saisissante impression qu’on éprouverait en se trouvant tout à coup en

216 Charles Beauquier est par exemple utilisé par Marlène Albert-Llorca (1991), Colette Méchin (1992,1999), etc.217 Sur la question des modes de recueil des chansons populaires, il écrira : “ il convient de recueillir ces chants scrupuleusement, intégralement, sans vouloir les arranger ou les corriger : il faut avoir pour eux le respect qu’on aurait pour des chartes… ” (1894: 11)218 Il publie en 1865 une Philosophie de la musique, en 1887 un texte sur les “ Musiciens franc-comtois ”.219 Il publie en 1887 un texte sur le peintre Emile Vernier.

134

présence de la nappe d’eau sortant d’une grotte gigantesque , il faut, pour l’apercevoir,

contourner un vulgaire et énorme moulin qui est venu se coller, comme une ignoble

excroissance, sur cet incomparable tableau.

La source du Lison, dans le Jura, l’émule en beauté de la source de la Loue, a subi la

même disgrâce ”220

En 1906, sera prise la première loi de protection des sites et monuments naturels de caractère

artistique, sur le modèle des “ monuments historiques ”221. Charles Beauquier est membre de

la Société pour la protection des paysages.

Anticlérical, il participe à la fondation de la Société pour la liberté des enterrements civils et

pratique une farouche opposition au vote des femmes qu'il pense sous la coupe du clergé. Ses

différents mandats politiques sont marqués par cet anticléricalisme.

Il travaille sur de nombreux sujets comme la faune, la flore, l'alimentation, la musique, les

blasons populaires. Nous nous contenterons ici de suivre un fil rouge -celui de la chansoon

populaire- qui le met en scène autour de deux autres personnages -Buchon et Champfleury-

et nous permet de dégager sa position sur la nature de cette notion que nous rencontrons pour

la première fois : l’art populaire.

Si l'on suit donc ce fil rouge, deux ouvrages peuvent être directement ou indirectement

convoqués :

- Chansons populaire recueillies en Franche Comté en 1854, qui est un recueil de chanson

avec et parfois sans musique. Les variantes y sont indiquées.

- Les mois en Franche Comté (1900), qui décrit les usages franc-comtois à l'occasion des fêtes

calendaires et religieuses, des rites de passage. La chanson y apparaît comme partie intégrante

220 Courbet peint la source de la Loue à plusieurs reprises (1863,1864). Il n’est pas non plus indifférent dans cet argumentaire de Beauquier que l’un des acteurs convoqués à la barre soit le tourisme. Ou de la co-construction des “ sites pittoresques... En 1910, lorsque la Compagnie électrique Loue-Lizon, exploitant plusieurs sites hydrauliques dont la source du Lizon, veut réaménager ce dernier, la Commission des sites et monuments naturel de caractères artistiques du Département du Doubs enjoint qu’ ” il ne faut pas que le barrage cache les gros rochers de la grotte ” (Archives départementales du Doubs, 7 S 75).221 La question du rapport entre “ la protection des sites et le folklore français ” est évoqué, à propos cette fois de la loi de 1930, par L. Le Bondidier, conservateur du musée pyrénéen, dans la Revue du Folklore français de 1931. L ’auteur cite la loi de 1906 dans la définition qu’elle donne des “ sites ” - ”une vaste étendue ”- ou du monument- “ une étendue plus petite ” comme une cascade, un arbre ou un rocher. D’après lui, la loi de 1930 étend la protection “ à tous les sites et monuments naturels ‘dont al conservation ou la préservation présente du point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire...’ un intérêt général ” (1931 : 209). Il pointe et insiste sur l’extension du champ de la loi à des monuments non-pittoresques : D’une façon générale tout ce qui se rattache à la légende ou à une tradition peut être conservé. Insistons sur ce point pour qu’il n’y ait ni confusion ni erreur : il n’est nullement nécessaire que le site ou le monument naturel à protéger soit pittoresque ; il peut bénéficier de la protection même si au point de vue pittoresque il est insignifiant, même sil est laid. Qu’il soit intéressant au point de vue de la légende ou de l’histoire, disons tout simplement au point de vue du folklore, cela suffit ” (1931 : 209-210).

135

de ces usages.

La chanson populaire est située du côté de la naïveté, du spontané, de l'esprit primesautier.

Les images de la fontaine et de l'enfance sont employées. Elle est classée du côté de la nature,

avec l'idée d'une coupure anthropologique qui oppose art populaire/art savant. Le peuple,

porteur de qualités innées et naturelles, est opposé à la civilisation qui chaque jour s'éloigne

un peu plus de l'état de nature :

“ Ah la simplicité et la naïveté exercent toujours sur les hommes un charme vainqueur!

N'est-ce pas les qualités triomphantes que tout le monde adore chez l'enfant ? Les

hommes les plus corrompus de civilisation sont toujours touchés par un sentiment vrai,

exprimé sans apprêt, sans effort, sans manière, sans développement parasité. Cette

naïveté qui va droit au but, cette vérité toute nue, nous ravissent parce qu'elles sont la

nature même et qu'elles parlent selon ses lois.

Pourquoi les chansons villageoises nous séduisent-elles ? C'est parce qu'elles se révèlent

à nous comme une manifestation inculte, arrivant d'une seule poussée à

l’épanouissement, sans règle apprise, sans formule, sans procédé artificiel. A ce point de

vue, la chanson populaire rentre pour ainsi dire dans la catégorie des œuvres de la nature

au même titre que les papillons les oiseaux et les fleurs ” (1894 : 5).

Cette idée de l’art populaire est également celle de Max Buchon (1818-1869). Originaire de

Salins-les-Bains, celui-ci fait ses études au petit séminaire d’Ornans où il rencontre

Courbet222. En 1839, il publie Essais poétiques , recueil de ses propres poésies et de

traductions du poête allemand Uhland (1787-1862). En 1845, il traduit Hébel (1760-1826),

poète badois qui s’attache à peindre la vie quotidienne des campagnards. Il est le compositeur

“ La soupe au fromage ”, hymne de l’école réaliste. Anti-bonapartiste, exilé en Suisse après le

coup d’Etat de 1851, il fonde, avec Beauquier, le journal Le Doubs.

Pour Buchon, l’art se situe du côté de la peinture du réel. Sa mission est

“ de graver sur les pages de l’histoire les mœurs et le tempérament bien déterminé d’une

époque, d’une nation, d’une province, triple exigence concentrique ” (1878 :7).

L’art relève également de la spontanéité :

“ L’art ne s’enseigne pas. N’étant que l’exhibition imagée de sentiments personnels

inspirés à un homme par le frottement de la vie qui l’entoure, comment l’art pourrait-il

s’enseigner. Art est synonyme de façon, manière, manière personnelle et spontanée ”

(1878 : 4).

Dans cette conception, la littérature populaire est l’art par excellence, une fontaine de

222 Il figure, tout comme Champfleury dans/sur L’Atelier de Courbet.

136

Jouvence. La littérature populaire est peinture de la réalité, elle est d’inspiration

primesautière :

“ Aborder notre littérature populaire, c’est remonter à nos origines authentiques, c’est

retrouver le courant de nos affinités culturelles, c’est entrer en possession de notre

liberté et de notre spontanéité, seules génératrices de produits durables ” (1878 : 4).

Dans cette conception, et contrairement à Beauquier et à Champfleury, il n’y a pas de coupure

entre l’art populaire et l’art savant, du moins tel qu’il devrait être. Shakespeare, Cervantès,

Molière, Corneille, La Fontaine sont interprétés comme étant ramenés “ d’instinct aux façons

sans parti pris de l’art populaire ” (Buchon 1878 : 5). Rien donc n’interdit “ de faire des

enfants ” (Buchon 1878 : 4-5), d’introduire des pièces de sa composition dans des recueils de

chansons populaires, ce que récuse Champfleury :

“ introduire des poésies populaires au milieu des chants de civilisés, c’est une prétention

naïve que le résultat ne peut justifier ”223

En 1854 et 1856, Max Buchon a publié trois romans regroupés sous le titre de Scènes de la

vie franc-comtoises. Il s’y réclame d’Auerbach (1812-1882) et de Gotthelf (1797-1854),

conteur et romancier. Tous deux sont pour Buchon un exemple du roman et de l’écriture

appliqués à la peinture des “ mœurs villageoises ”, perspective dans laquelle il s’inscrit lui-

même.

Beauquier se situe du côté d’une volonté descriptive qui ne retouche ni n’arrange les textes

recueillis. D’un côté l’écriture est technique d’inscription de la réalité, prise dans une

neutralité revendiquée. Dans l’autre, se trouve une manière tout aussi affirmée224 de

promouvoir l’écriture romanesque comme mode de relation de la réalité, mais aussi, dans une

vision plus substantiviste, comme porteuse de certaines qualités dépendant de son origine.

Petit arrangement final

Conclure n’est pas nécessairement synonyme de clore. Conclure, c’est aussi s’arranger avec...

S’arranger avec Dunand, les académiciens, les voyageurs, les statisticiens, les médecins,

Désiré Monnier, Charles Beauquier, Max Buchon, Champfleury... et quelques autres à venir.

Qu’est-ce-à-dire ? C’est ne pas les tenir quittes pour leur textes livrés, ne pas s’en tenir à cette 223 Champfleury écrit cette phrase en 1878, dans l’édition posthume des Chants populaires de la Franche-Comté de Buchon, édition à laquelle il veille. Les relations entre Buchon, Champfleury et Courbet sont évoquées dans Une amitié à la d’Arthez, publié par Jules Troubat, après la mort de Champfleury dont il était le secrétaire.224 Ce qui autorise à ne pas mettre d’un côté Beauquier qui aurait raison parce que correspondant à des canons méthodologiques contemporains, de l’autre Buchon au nom du non-respect de ces règles.

137

nécessaire mais première intertextualité, mais pour chacune des stations de notre

cheminement225, s’interroger sur les habiletés mobilisées, les équipements requis, les

inscriptions pratiquées, bref enquêter sur les pratiques qui conduisent des phénomènes aux

produits et leurs effets performatifs.

225 Ces stations ne valent pas nécessairement périodisation. Elles renvoient sans doute plus à la notion de “ modèles de connaissance ” développée par Bernard Lepetit, à un projet de “ reconstitution d’une expérience mentale historiquement située ” , de compréhension des “ catégories et les procédures de classement comme le résultat d’une pragmatique historique ” (*** 1997 : 964-965).

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Hyppolyte Müller et le Musée Dauphinois

Jean-Claude Duclos

C’est “ la somme de l’histoire d’une région par l’objet ”, c’est “ Un musée populaire

reflétant les coutumes, les mœurs, les usages d’une population particulière. (...) C’est la

montagne qui est chantée sous une forme matérielle, c’est le labeur séculaire de nos ancêtres

et c’est bon et beau parce que simple et utile ”. Tels sont les termes dans lesquels Hippolyte

Müller décrit, peu avant sa mort, en 1933, le Musée Dauphinois qu’il a créé à Grenoble en

1906.

Un autodidacte

Hippolyte Müller naît à Gap en 1865 d’un père d’origine alsacienne, Gustave Müller, chef de

musique, et d’une mère grenobloise, Françoise Riban, domestique. Sa très mauvaise santé

ainsi que les revenus modestes de ses parents ne lui permettent pas de fréquenter longtemps

l’école. Dès l’âge de 14 ans, le jeune Hippolyte est placé en apprentissage chez un artisan

bijoutier grenoblois. La fonte, le laminage et l’estampage des métaux précieux, ces travaux le

fascinent. D’abord assez maladroit, confie-t-il, il progresse, apprend à graver, à sertir, à

fabriquer des poinçons et des matrices en acier. A 17 ans, il devient ouvrier bijoutier.

Ce jeune homme, que son métier ne satisfait pourtant pas, est pris d’une extraordinaire soif de

connaissance. Tout le passionne et principalement la préhistoire, la numismatique et la

géologie. Il lit quantités d’ouvrages, collectionne des monnaies, des roches, des timbres, suit

des cours du soir et rêve de voyages et d’aventures. Amateur de sorties en montagne, il

effectue aussi des fouilles. Pendant l’hiver 1882, tandis qu’il explore le piémont septentrional

du Vercors, il découvre et identifie avec méthode le site néolithique des Balmes de Fontaine.

De son métier d’artisan bijoutier, qu’il abandonnera dès qu’il en aura la possibilité, il

conservera un goût prononcé pour le travail manuel et l’expérimentation.

143

Un préhistorien reconnu

La première chance d’Hippolyte Müller est d’obtenir en 1885 - il a 19 ans - deux mois de

vacations au Muséum d’histoire naturelle de Grenoble. Sa joie est grande quand le

conservateur, un lieutenant de marine en retraite, lui demande de l’aider à préparer la visite du

prochain congrès de l’AFAS (Association française pour l’avancement des sciences)226 en

rédigeant les étiquettes d’objets préhistoriques. Cet emploi temporaire lui permettra aussi de

rencontrer Ernest Chantre, le père de l’anthropologie physique, avec lequel il ne cessera de

correspondre et bientôt de fouiller. Mais ce qui va l’enthousiasmer le plus, c’est de participer,

du12 au 20 août, au congrès de l’AFAS. Le jeune Müller assiste, conquis, aux séances de la

11e section, celle de la préhistoire. Il entend Gabriel de Mortillet, de Nadaillac, Cartailhac de

Toulouse, Philippe Salmon ; il participe, flatté, à la présentation de sa découverte du site des

Balmes de Fontaine ; il assiste, étonné, à des “ discussions plus qu’orageuses ” et présente au

Muséum la première exposition de sa vie : un ensemble d’objets préhistoriques, rassemblés

pour les congressistes. Là, Müller prend conscience que la seule activité qui puisse lui

convenir est de travailler dans un musée. “ Guide ou préparateur, peu importe ” écrit-il à l’un

de ses proches.

Sa deuxième chance est d’être remarqué et pris en amitié par le docteur Bordier. Ce

personnage influent, professeur et franc-maçon, est nommé directeur de l’Ecole de médecine

de Grenoble en 1894. Aussitôt fait, il rejoint le jeune Müller dans le petit atelier de réparations

d’optique où il est alors employé, et lui propose le poste de bibliothécaire de l’Ecole de

médecine. Il lui demande aussi d’animer la nouvelle Société dauphinoise d’ethnologie et

d’anthropologie qu’il vient de créer. Un peu abasourdi mais comblé, Müller comprend qu’il

va pouvoir enfin donner libre cours à ses passions.

C’est à l’Ecole de médecine de Grenoble dont il reste le bibliothécaire jusqu'à son départ à la

226 De l’AFAS, l’un de ses membres grenoblois, le Dr Bordier, rappellera en 1904, tandis que le congrès annuel se tient de nouveau à Grenoble, qu’elle fut fondée en 1872 pour “ décentraliser la vie intellectuelle en promenant tour à tour le drapeau de la science dans nos anciennes provinces et en le confiant, pour quelques jours à la capitale de l’une d’entre elles. (...) L’association distribue chaque année aux chercheurs une certaine somme destinée à les aider dans leurs travaux, à susciter même, sur tous les points du territoire, l’initiative individuelle qui par la découverte de quelque fait nouveau pourra devenir un jour une source de richesse générale... Cette manifestation est appelée à confirmer, une fois de plus, le bon renom du Dauphiné, qui, à toutes les époques de son histoire, s’est montré le partisan aussi sage qu’éclairé de la décentralisation et du progrès. ”. Dès qu’il en aura la possibilité, Müller profitera régulièrement des subventions de l’AFAS, notamment pour le financement de ses nombreux chantiers de fouille.

144

retraite, en 1926, que Müller devient le préhistorien, l’archéologue, le conférencier et surtout

l’extraordinaire animateur dont chacun apprécie la science, le talent et la faculté de

communiquer ce qu’il sait avec une prodigalité peu commune. C’est aussi dans les greniers de

l’Ecole qu’il emmagasine peu à peu le produit de ses nombreuses collectes. L’autodidacte a

déjà fait preuve, nous l’avons vu, d’un goût prononcé pour l’archéologie préhistorique. Il en

deviendra l’un des grands spécialistes de son temps, correspondant avec Adrien de Mortillet,

l’abbé Breuil, Ernest Chantre, Déchelette, Formigé, l’abbé Guillaume... Mais comme d’autres,

en cette époque où les sciences humaines commencent tout juste à se démarquer et où les

frontières entre les disciplines sont encore floues, sa curiosité demeure éclectique : tout

l’intéresse. Aussi sa pensée est-elle interdisciplinaire : “ Je place au premier rang tout le

cortège des sciences naturelles, botanique, géologie, ornithologoe, entomologie, etc., mais je

fais passer en tête de tout cela l’anthropologie, la préhistoire et l’ethnographie ”, écrit-il en

1908.

Athée et rationaliste, Müller ne croit que ce qu’il voit, qu’il peut mesurer, attester, prouver.

“ Toutes les théories ne peuvent valoir l’expérimentation. (...), précise-t-il. “ Il faut souhaiter

le classement méthodique de tous les gestes humains commandés par la nécessité, la lutte

pour la vie (...) Il faut aussi une classification dont les expressions soient pour ainsi dire

mathématiquement exprimables. (...) Observer, expérimenter, décrire ensuite ! ” Ces phrases

sont extraites de l’article qu’il publie en 1903227 pour rendre compte d’une recherche faite en

1901 et consistant à fabriquer et utiliser divers outils en silex et pierre polie. Müller

multipliera par la suite ce type d’expérimentations en dépeçant des marmottes pour observer

les traces que laissent sur leur os le tranchant du silex, en frappant des monnaies gauloises

pour attester leur procédé de fabrication ou reconstituant certains alliages. Si la préhistoire

l’intéresse autant et deviendra vite sa discipline de prédilection, c’est parce qu’il est

convaincu que c’est en partant du commencement que les chances sont les plus grandes de

comprendre les mécanismes humains. “ On peut dire que depuis 4 000 ans, toutes les Alpes

en dessous de 3 000 m sont connues et parcourues. (...) Nous foulons les traces de légions

d’ancêtres, leur souvenir nous accompagne, leur gestes ont préparés nos temps actuels. Nous

sommes ce qu’il nous ont fait ”, dit-il en 1923 au terme d’une conférence donnée à la Société

dauphinoise d’études biologiques sur l’apparition de l’homme préhistorique dans les Alpes.

227 “ L’Anthropologie ” Essais de taille du silex - Montage et emploi des outils obtenus. Tome XIV, juillet, août, septembre, octobre 1903. Müller y explique, données chiffrées à l’appui, comment avec l’un de ses amis universitaire, G. Flusin, il est parti six jours durant sur le plateau du Vercors pour fabriquer des haches en silex taillé et en pierre polie et réaliser des essais (perforation d’une branche de troëne, travail de l’os, trépanations...).

145

Un ethnographe précurseur

Dans un texte manuscrit, daté de décembre 1904228, Müller tient les propos suivants :

“ (...) Il faut faire de l’ethnographie - soulignons que partout ailleurs, à cette époque, on parle

plus fréquemment de folklore - et j’ajoute alpine, parce qu’il faut la faire chez nous, dans nos

Alpes. ”

“ (...) Cet homme heureux - ainsi qualifie-t-il l’ethnologue -, sur le simple examen d’une

arme, d’un outil, d’un monument peut évoquer la pensée qui a créé l’objet qu’il étudie, il en

comprend les raisons qui échappent à la foule, il scrute l’âme de l’architecte d’une

cathédrale comme celle de la tribu qui a élevé un dolmen et l’a peuplé de ses guerriers

défunts. En s’aidant des travaux d’autres chercheurs, il pourra faire ressortir dans telle ou

telle province, une unité artistique, un ensemble industriel, un groupement de faits moraux,

intellectuels, des moeurs, des coutumes propres à certaines de ces provinces. Cette étude et

celle de la race pour toutes les époques préhistoriques lui permettra alors de composer un

tout, grâce auquel, par les faits, les idées recueillies, il pourra relier les premiers occupants

d’un pays à ceux qui l’habitent encore. Notre chercheur pourra ainsi établir les origines de

cette race, ses mélanges, ses aspirations, son originalité et alors, il n’y aura plus d’historiens

romantiques, aussi inexacts que fantaisistes. L’histoire vraie de la vie de nos ancêtres à

toutes les époques est bien autrement suggestive que le plus beau roman parce que c’est vrai

et que c’est la vie. ”

Même si ce texte date par le style et la référence à la notion de race, on peut s’étonner en

revanche de la modernité de cett réflexion, surtout quand Müller évoque “ la pensée qui a

créé l’objet ” ou insiste sur l’importance de la chronologie. Le mot identité ne pouvait certes

apparaître sous sa plume, surtout dans son acception d’aujourd’hui, mais convenons que tout

ici le suggère. De l’ethnographie au musée, il n’y a qu’un pas que Müller franchit

allègrement.

228 Ce texte fut publié plusieurs fois, notamment sous le titre : “ Quelques mots d’ethnographie alpine (Revue des Alpes dauphinoises, Sété des Alpinistes dauphinois, 7ème année, N° 6, 15 décembre 1904.

146

Un homme de musée

Le jeune Hippolyte a dix-huit ans tandis qu’il fabrique à longueur de journée des croix et des

coeurs de Savoie chez un bijoutier de Chambéry pour un salaire de misère. A l’occasion d’un

moment de liberté, il trouve à proximité, à Saint-Saturnin, un fragment de hache en pierre et

quelques tessons de poteries qu’il va montrer au gardien du Musée de la ville. Il semble que

ce soit là, tandis que ce gardien le conduit devant la vitrine qui renferme les vestiges des

fouilles de Saint-Saturnin, que Müller prend à la fois conscience de l’importance du rôle du

musée et de l’envie qu’il a d’y travailler un jour. Le gardien écoute avec attention le jeune

homme raconter sa découverte des Balmes de Fontaine et lui conseille d’en parler au

Conservateur du Muséum de Grenoble, M. Léon Penet. C’est grâce à cette recommandation,

nous l’avons vu, que Müller va participer l’année suivante, en 1885, à l’organisation du

congrès de l’AFAS et réaliser sa première exposition. En août 1904, alors que le congrès de

l’AFAS se réunit de nouveau à Grenoble, le Dr Bordier autorise Müller à présenter une

nouvelle exposition à l’Ecole de Médecine. Il y rassemble les découvertes archéologiques,

principalement préhistoriques, d’une cinquantaine de collectionneurs et y ajoute ce qu’il

appelle “ un commencement de musée ethnographique alpin (...) renfermant des objets en fer,

en bois, en cuivre, ramassés dans nos montagnes et dont les séries, quoique bien incomplètes,

permettront l’organisation future d’un musée local, lequel sera un grand enseignement sur

l’art, les moeurs et les coutumes de nos ancêtres montagnards. ”

Toujours en 1904, dans le texte que nous citions plus haut, Müller précise son intention :

“ (...) Mon but est bien simple et il a déjà tenté quelques chercheurs amoureux de leur patrie,

j’entends de la petite patrie, celle qui nous a vus naître. En rassemblant les matériaux

pouvant servir à créer un musée ethnographique alpin, on sauvera, s’il est temps encore,

les expressions matérielles de toutes les manifestations de l’activité et de l’intellect de nos

pères, en même temps qu’on réunira les éléments pouvant servir à écrire leur histoire

industrielle, scientifique et artistique.

“ (...) Ne trouvez-vous pas admirable la pensée de Mistral consacrant 50 000 F de son prix

Nobel à ce culte de la patrie à laquelle il a voué son talent et sa vie ? Avec quelle joie il va

pouvoir poursuivre son rêve à demi réalisé ? M. Martin, un enfant de Gap voit de son côté

s’élever un musée qui est son œuvre et dans lequel il pourra classer, organiser tout ce que le

sol des Hautes-Alpes lui a donné et ce que d’autres ont réunis ; il est heureux et il sera

vénéré. A Briançon, au sein de la municipalité, un même mouvement se dessine pour la

147

conservation des souvenirs locaux, à Barcelonnette, un notaire érudit, M. Arnaud, marche à

grands pas dans la même carrière. Seule Grenoble dont les musées sont renommés au loin,

n’a pas de galeries pour ramasser les reliques du passé local, qu’elle n’a du reste que peu

recueillies, alors que les objets provenant des peuples sauvages du monde entier sont en

grand nombre dans ses collections.(...) Tout en reconnaissant la grande utilité de ces

collections, je ne peux m’empêcher de déplorer que l’on ai pas compris qu’il y avait au moins

un intérêt identique à rassembler les outils, les armes, les costumes de nos pères. Autrefois,

nos montagnards se suffisaient à peu près à eux-mêmes, ils faisaient leur vaisselle en bois, en

étain, en céramique, les harnais de leurs bêtes, les clochettes de leur troupeaux, leurs

charrues. Leurs costumes si variés étaient également fabriqués sur place comme leurs bijoux,

leurs outils, leurs chaumières étaient faites par eux. Alors que maintenant nous voyons la tôle

émaillée dans les chalets les plus élevés, les clochettes, uniformes, viennent des usines, les

costumes, du tailleur de la ville, leurs bijoux, de Paris. Je ne me révolte pas contre un état de

chose résultant du progrès qui nivelle tout, pas plus que je ne m’insurge contre le funiculaire

qui permet heureusement à tous d’accéder à un sommet renommé, non ! Mais je regrette

amèrement la coupable et ignorante indifférence qui laisse disparaître sans en recueillir les

types, les expressions industrielles, artistiques, intellectuelles, portant en elles l’âme de

notre race et son génie particulier.

“ On a chanté la montagne depuis quelques trente ans, sur tous les tons et à tous les échos,

personne n’a chanté le montagnard, si on a célébré ses mérites et ses vertus, on a oublié de

parler de son âme industrieuse et de ses artistiques et rudes aspirations dont on aurait pu au

moins conserver les expressions matérielles. ” Comme Mistral, Müller perçoit les effets de la

Révolution industrielle et prend conscience qu’il est temps d’observer et de collecter ce qui

disparaît, faute de quoi des explications seront irrémédiablement perdues. Aussi va-t-il

s’attacher à rassembler des objets dont dit-il en 1933 – “ la conservation s’impose d’autant

plus que le développement du machinisme et l’accroissement des communications sont en

train de faire disparaître les industries locales et leurs produits. ”

En 1904 encore, Müller évoque chacun des domaines dans lesquels il convient de multiplier

des recherches et des collectes : l’habitation, l’alimentation, l’agriculture, les fêtes, les jeux,

les légendes (il dit à ce propos : “ Voilà encore une source très riche de documents, trop riche

même car les légendes poussent sous les pas de celui qui les cherche. Il faut savoir démêler

l’écheveau car s’il est des légendes vraies, anciennes, il en est nées d’hier sous la plume de

chroniqueurs, intéressants souvent, mais peu soucieux de la vérité. ”), les chansons, les

coutumes, les vêtements, les bijoux, les armes, la chasse et la pêche, les transports et les

148

échanges.

On l’aura compris, la référence de Müller, s’agissant du musée qu’il veut créer à Grenoble,

c’est le Museon arlaten, tel qu’il l’a découvert l’année même de son inauguration, en 1899229.

On sait combien fut précurseur le guide que rédige le Dr Marignan pour la constitution des

collections du Museon. Il est à peu près sûr que Müller en ait pris connaissance car il connaît

bien ce médecin gardois, fidèle ami de Mistral. Il échange plusieurs lettres avec lui et

regrettera beaucoup qu’il soit contraint de démissionner de la direction du Museon en 1920.

Le scientifique qu’est déjà Müller va conduire ses propres collectes avec une rigueur

nouvelle, celle d’un archéologue déjà remarqué en France et au-delà pour sa grande rigueur.

C’est en cela que ces collectes peuvent être distinguées parmi celles qui se multiplient alors

dans plusieurs régions françaises.

En 1906, la municipalité de Grenoble l’autorise enfin à installer le musée qu’il réclame au

cœur du quartier Très-Cloître, l’un des plus vieux de la cité dauphinoise, dans la chapelle d’un

couvent de visitandines du XVIIème siècle, Sainte-Marie d’en-bas. Là, dans un espace où les

services municipaux ont déjà entreposé quelques inscriptions lapidaires, produits de

découvertes fortuites, Müller va rassembler peu à peu le produit de ses collectes et les dons

qu’il sollicite.

Un collecteur éclairé

Collectionneur dans l’âme, Müller ne conservera pourtant pour lui-même aucune des

collections qu’il constituera230. Sa passion réside avant tout dans l’étude et la comparaison des

pièces qu’il rassemble, dans les explications qu’il en tire et surtout dans la communication

qu’il en fait au cours de réunions, de colloques ou de conférences, dans les articles qu’il

publie ou, plus simplement, pendant les visites du Musée Dauphinois qu’il aime commenter

lui-même. “ Si nous pouvions nous arrêter sur chaque série d’objets exposés ici - écrit-il dans

une note manuscrite non datée -, nous constaterions, malgré la lenteur relative des progrès

constatés, des expressions splendides du génie humain dans des milieux divers, nous

constaterions aussi combien nous devons à ces obscurs pionniers qui nous ont précédés, dans

229 Soit avant qu’il ne soit transféré dans l’ancien hôtel des Laval-Castellane où est il est établi depuis 1909. Notons que Museon arlaten signifie Musée arlésien en provençal et que l’appellation de Musée dauphinois, naturellement, en découle. Notons aussi que Müller, plaidant la cause du musée qu’il veut réaliser, dit qu’il serait un “ Carnavalet grenoblois ”.230 Du fait, probablement, d’une volonté testamentaire, Delphine Müller, fait don à l’Université de Grenoble de la collection d’archéologie préhistorique de son époux, dès après son décès.

149

la céramique ou le tissage, l’élevage, la culture, bref dans toutes les expression du labeur

humain ”.

Son besoin constant d’argent le pousse par ailleurs à vendre une à une ses collections de

minéralogie, de timbres, de montres ou de monnaies. Ainsi dégage-t-il de petites sommes

d’argent qui lui permettent aussitôt d’acheter de nouvelles pièces. Ses archives fourmillent de

notes, de comptes et de bilans témoignant de ces multiples transactions. Le 16 avril 1913, par

exemple, il note dans son agenda : “ la commission du Musée Dauphinois accepte l’achat de

mes collections ethnographiques pour la somme de 1 800 F231 ”.

Plutôt qu’une énumération fastidieuse des domaines dans lesquels se répartissent les quelques

20 000 objets qui composent les collections du Musée Dauphinois à la mort de Müller en

1933, tentons de dégager les grands principes qui le guident.

La recherche d’une chronologie sans lacune.

“ Il faut savoir - dit-il dans un texte manuscrit non daté du commentaire de la visite du Musée

Dauphinois - que jusqu’au fer à clous et au collier d’épaules succédant au collier de gorge,

les animaux dont la force était mal utilisée étaient remplacés par l’homme qui faisait tous les

transports d’objets lourds. Ce simple exemple, il y en aurait d’autres à citer, marque une des

étapes principales du progrès humain. Si nous pouvions nous arrêter sur chaque série

d’objets exposés ici, nous constaterions malgré la lenteur relative, les progrès constatés, des

expressions splendides du génie humain dans des milieux divers, nous constaterions aussi

combien nous devons à ces obscurs pionniers qui nous ont précédés, dans la céramique ou le

tissage, l’élevage, la culture, bref dans toute les expression du labeur humain. C’est en

visitant ces musées et celui-ci en particulier, dans cet esprit, que l’on peut en tirer un grand

profit tant philosophique, qu’intellectuel et industriel, dans la prise de conscience d’un

enchaînement dont nous sommes le produit ”. Dans un autre texte manuscrit non daté,

probablement celui d’une conférence qu’il donne à la Loge maçonnique grenobloise à

laquelle il appartient, Müller précise la pensée philosophique qui sous-tend son action : “ Nos

gestes si chétifs, nos êtres si infimes dans l’espace ne peuvent être grands qu’avec l’immense 231 En fait la ville réglera Müller à raison de 300 F par an. Il note : “ je tiens à préciser que je désire conserver toute latitude pour le classement et l’étiquetage, désirant le faire posément et en en revendiquant la responsabilité scientifique. Je tiens également à conserver le droit d’étude et de description des autres objets, qui, en sortant de mes collections, iront au MD. C’est une satisfaction morale à laquelle je tiens beaucoup. ”

150

apport des gestes industrieux et artistiques de nos ancêtres ”. Autrement dit, pour nous

connaître et nous comprendre nous-mêmes, commençons, propose-t-il, par étudier et situer

dans le temps ceux qui nous ont précédés.

Une aire de collecte dont les contours ne sont jamais précisément définis.

Si son terrain de collecte est bien, ainsi qu’il le caractérise avec d’autre de ses contemporains,

“ la petite patrie qui nous a vus naître ”, force est de constater que c’est d’abord dans la

montagne des Alpes dauphinoises où Müller concentre ses recherches. Cet intérêt manifeste

pour la montagne autant que l’admiration que lui inspire les montagnards et leurs solutions

pour vivre en altitude, fait qu’il délaisse alors nombre de régions du Dauphiné historique.

Ses recherches archéologiques lui indiquent aussi que “ les nombreux flots humains qui on

laissé des traces dans nos hautes vallées et qui se sont unifiées dans ce milieu, ont néanmoins

apporté, chacun, quelque coutume, quelque trait distinctif renforçant le capital original du

génie alpin ” (1904). Aussi jamais Müller n’évoque-t-il de limite ou de frontière. Ce qu’il

étudie dans la montagne alpine n’est pour lui qu’une contribution à la connaissance plus large

de l’homme.

Des objets-documents.

Qu’il s’agisse d’un racloir de silex, d’un tambour à dentelle ou d’une houe, ses interrogations

demeurent constantes : quels matériaux, pour quels usages, dans quel contexte et avec quelles

influences ?

Ainsi des tambours à dentelle qu’il découvre en grand nombre à Saint-Véran tandis qu’il s’y

rend pour la première fois à Pâques 1917, en pleine guerre. La plupart des hommes valides du

village sont absents depuis plusieurs années et les femmes manquent de liquidités. Aussi

Müller n’aura pas de difficulté à leur acheter ce qu’elles possèdent en propre, leurs

quenouilles, leurs coiffes et leurs tambours à dentelle. Ce qu’il cherche surtout, c’est à

constituer des séries, de ce type d’objets comme d’autres, telles les lampes à huiles ou les

tacoules (ces pièces de bois percées qui servent à attacher les gerbes de céréales ou les

trousses de foin). Mais ce qui le préoccupe aussi c’est de savoir par qui ces tambours étaient

fabriqués, comment ils étaient utilisés, selon quelle technique ces femmes travaillaient, etc. Il

découvre assez vite que les tambours comme les quenouilles sont des “ présents d’amour ”

que les jeunes novis, rivalisant d’adresse et d’imagination, fabriquent et ornent pour séduire

151

leur belle. Mais il ne trouve plus aucune femme encore capable de faire de la dentelle. De

retour à Grenoble, il décide alors une professeur de l’Ecole des Arts appliqués à partir en plein

hiver pour enseigner l’art de la dentelle aux femmes de Saint-véran. Son projet est de créer

avec l’aide de l’épicier du village, Damien Barthélemy une coopérative de vente susceptible

d’apporter un revenu à ces femmes dans le besoin et de contribuer au grave problème de la

dépopulation des Alpes. Il est urgent “ d’aider ceux qui peinent dans nos rochers alpins ; les

uns et les autres tiennent à nous par des fibre mystérieuses et puissantes qu’il faut désormais

utiliser et rendre indestructibles ” (1926). Aujourd’hui, on appellerait cela, faire du

développement local.

Quoi de plus naturel qu’un préhistorien s’intéresse aux haches polies ? Ce qui peut étonner

par contre, c’est qu’il en trouve aussi dans un trou du mur de l’écurie, sous le seuil ou dans le

linteau de la porte de la maison et en observe les usages prophylactiques (contre la foudre,

l’incendie ou diverses maladies du bétail). Il mettra plus de temps à s’expliquer pourquoi il

découvre plusieurs de ces haches, parfois perforées, à plus de 2000 m d’altitude. L’explication

lui est donnée un jour où, voyant passer un troupeau transhumant, son œil est attiré par le

reflet d’une pierre polie qui dépasse d’une sonnaille. En interrogeant les bergers Il apprend

qu’ils leur arrive d’attacher l’une de ces haches dans l’un des flocs du bélier de tête, ou, plus

rarement, de la percer pour en faire le battant de sonnaille. Il remarque encore qu’un petit

galet de variolite, appelée aussi pierre de la picote (car sensée guérir de la picote appelée aussi

clavelée), remplace parfois la hache polie, que cette pierre dure à point vert clair sur vert

foncé, passée dans l’eau bouillante sert à soigner les morsures de serpents et bien sûr la

clavelée. Mais ce qu’il ne s’explique pas, c’est de ne jamais trouver de hache polie en

variolite ! “ Peut-être - conclut-il - que ces roches, de par leur aspect étrange, leurs couleurs,

étaient exclues de tout emploi par suite d’un tabou et d’idées superstitieuses. C’est un

problème à élucider ”. Müller est familier de ces aller-retour dans le temps et des questions

qu’ils soulèvent.

Intéressant, aussi, est l’usage qu’il fait du mot document : “ Les jeux, dont les tous petits

surtout ont plus ou moins conservé les traditions, les luttes propres à certains montagnards,

apporteraient leur contingents de documents ” (1904). “ Voilà encore une source très riche

de documents ” (1904), dit-il à propos des légendes. Ou encore, à propos de la chanson :

“ Cette branche de l’ethnographie avec la linguistique, l’étude des patois, est peut-être la

mieux connue et la mieux cultivée, en se mettant en garde contre l’étymologie souvent

fantaisiste on trouvera là de précieux documents sur les idiomes primitifs ayant persisté

152

malgré les apports nombreux d’idiomes étrangers ” (1904).

Un homme de communication

Müller sait enthousiasmer son auditoire. Ses conférences font salle comble et les étudiants se

pressent pour suivre ses cours à l’université. Les visites qu’il guide et les sorties qu’il organise

pour les nombreuses sociétés auxquelles il appartient sont généralement des succès. Faire voir

et communiquer ce qu’il sait seront toujours aussi essentiels pour lui que d’apprendre de

comprendre. C’est ainsi qu’il réalise en 1920, au col du Lautaret, alors haut-lieu du tourisme

alpin, un “ Musée de l’économie domestique alpine ”, avec un financement du Touring Club

de France. En 1925, il participe aussi à l’Exposition internationale de la houille blanche et du

tourisme, à Grenoble, en restituant notamment au sein d’un “ village alpin ” deux maisons du

Queyras, pleines de leur mobilier. Pour le Musée dauphinois, s’il peut être transféré comme il

l’espère dans des locaux plus vastes, son projet et de l’organiser en sections, par vallées

alpines, périodes et altitudes : “ Le jour - dit-il en 1933 - où les principales vallées alpines du

Dauphiné pourront avoir dans ce Musée leur salle particulière, reflétant l’âme et

l’industrieuse activité de chacune, une leçon puissante de choses et d’histoire alpine se

dégagera de l’ensemble, pour le plus grand profit technique et cérébral des visiteurs. ” Nous

lui savons gré aujourd’hui d’avoir su si tôt donner la priorité au “ profit ” du visiteur.

De Sainte-Marie d’en-bas à Sainte-Marie d’en-haut

Müller meurt en 1933 non sans avoir instamment demandé pour ce musée plus de moyens et

surtout plus d’espace. Plusieurs déménagements ont été envisagés dont un au Château de

Vizille ou un autre à l’Ecole Vaucanson mais aucun de ces projets n’aboutit de son vivant. La

place dont il a disposé, à Sainte-Marie d’en-Bas est entièrement occupée par les produits de

ses collectes, des dépôts et des dons ; à peine reste-t-il un peu d’espace pour le cheminement

du visiteur. Il faudra attendre les années 1960 pour que la ville de Grenoble envisage, à la

faveur des Jeux Olympiques d’hiver de 1968, de restaurer le couvent de Sainte-Marie d’en-

haut pour y transférer le Musée Dauphinois. Après la mort de Müller, des proches vont lui

succéder. Georges Collomb, son gendre, de 1933 à 1952, Victor Piraud, l’un de ses grands

amis, membre de la S.D.E.A., de 1952 à 1955, puis Joseph Laforges de 1956 à 1965 prendront

153

tour à tour la direction du musée. Cette même année, arrive Marcel Boulin à qui échoit

l’organisation du transfert et la réalisation des nouvelles présentations inaugurées en février

1968, en même temps que les Jeux Olympiques, par André Malraux, alors Ministre de la

Culture.

Les acquisitions sont beaucoup moins nombreuses de 1933 à 1968. Elles ne s’arrêtent pas

cependant, en dépit de la guerre, de très faibles moyens ou de l’absence de réserves, mais se

poursuivent dans le droit fil de celles de Müller. A noter, la mise en œuvre par Marcel Boulin

d’un nouvel inventaire grâce auquel un recollement à peu près complet sera effectué232.

Les nouvelles présentations du Musée, installées désormais dans le couvent fraîchement

restauré de Sainte-Marie d’en-haut, sont conformes au programme interdisciplinaire et

périodisé, recommandé par Georges Henri Rivière pour les musées régionaux, “ des temps

géologiques à nos jours ”. Un éminent ethnologue, Marcel Maget, succède encore, mais pour

quelques mois seulement, à Marcel Boulin, avant que n’arrive Jean-Pierre Laurent, en 1971.

Les Grenoblois qui ont eu le loisir de voir et de revoir leur nouveau Musée Dauphinois depuis

quelques quatre années, ont tendance à le délaisser. Aussi la tâche à laquelle Jean-Pierre

Laurent se trouve confronté, celle pour laquelle la Municipalité d’Hubert Dubedout l’a

recruté, va être de reconquérir un public pour ce musée et de l’accroître autant qu’il est

possible. C’est en jouant sur le succès des expositions temporaires que Jean-Pierre Laurent va,

non sans courage - car de vives critiques s’expriment - démonter peu à peu les présentations

“permanentes” de 1968 et libérer les quelques 4000 m2 du Musée pour n’y présenter que des

expositions temporaires de durées variables. “ Les Colporteurs de l’Oisans ”, “ Lumières et

Feux ”, “ La main du Gantier ”, “ Gens de là-haut ”, “ Hache, ébénistes à Grenoble ”,

“ Enfants des montagnes ”, “ La mémoire du Queyras ”, “ Le Roman des Grenoblois ” ou

“ Les Chartreux, le désert et le monde ”, ont notamment marqué durablement la mémoire des

Grenoblois et contribué à créer un public fidèle, accoutumé, en revenant au musée, à

découvrir une nouvelle exposition au moins.

Comme l’on dirait de Müller qu’il fut un chercheur et un montreur, on pourrait dire de

Laurent qu’il fut un montreur d’abord et un chercheur ensuite. Ce qui change, de l’un à

l’autre, ce n’est pas la vocation du Musée qui reste fidèle à la direction dans laquelle Müller

l’avait engagée, c’est son public et, par conséquent les restitutions qui lui sont adressées. La

mutation qu’avait engagée la ville de Grenoble en 1968 en dotant le Musée Dauphinois de

spacieux bâtiments et d’une nouvelle équipe, va donner ses pleins résultats grâce à Jean-Pierre

232 Baptisé FOG, Fichier d’orientation générale, cet inventaire s’inspire du célèbre “ registre à 18 colonnes ”, préconisé par la direction des musées de France.

154

Laurent. Ces changements vont avoir sur les collections quatre conséquences majeures :

1. Une base scientifique de plus en plus large, développée par des collaborateurs

exceptionnels, tel Michel Colardelle qui organisera et enrichira les collections archéologiques

au point d’en faire un secteur à part entière en créant, au voisinage du Musée, le Centre

d’archéologie historique des musées de Grenoble et de l’Isère ; tel Charles Joisten dont la

réputation, ni des travaux sur la littérature orale des Alpes, ni de la revue “Le monde alpin et

rhodanien” qu’il crée en 1973, n’est à faire ; telle encore Annie Bosso qui jusqu'à sa

disparition, en 1993, jouera dans notre équipe un rôle capital dans le domaine des

acquisitions, du renseignement et de la gestion des collections.

2. Une extension des collections à l’image et au son. Devenus dès les années 1970, avec

Jean-Pierre Laurent, des composantes habituelles du langage muséographique du Musée

Dauphinois, la photographie et le phonogramme sont dès lors inventoriés au même titre que

les objets. La création d’une photothèque et d’une phonothèque va permettre non seulement

de conserver et de gérer correctement ces fonds mais aussi de recevoir de nouvelles

acquisitions, des dons et des dépôts.

3. Des opérations de collectes liées au thème des expositions temporaires. Des thèmes sont

choisis, tout à tour, relevant d'une découverte, d'une interrogation, de l’opportunité d’une

recherche qui s’achève, d’une commémoration qui se prépare, d’une acquisition, d’une

urgence. A chacun de ces choix une relation s’instaure entre le Musée et les habitants de tel

village ou de tel massif alpin, des éleveurs transhumants mais aussi des gantiers, des potiers,

des moines chartreux, des immigrés de l'Italie du sud, de la Grèce, de l’Arménie ou du

Maghreb, des métallurgistes, des agriculteurs, des skieurs, des guides de montagne, des

Résistants de la Seconde Guerre mondiale, et encore, par l’intermédiaire des chercheurs qui

les ont étudiés, avec des tailleurs de silex du Néolithique, des guerriers celtes ou des

chevaliers de l'an mil. Bref, l'énumération de quelques uns de ces partenaires suffit, s'il était

besoin, à donner une idée de l'étendue du champ d'intervention du Musée. Evidemment, son

équipe scientifique ne peut être toujours compétente et son rôle n'est pas de le devenir mais de

réussir une médiation culturelle qui, partant de l'objet et des documents qui le renseignent,

associe cette équipe et l'un des partenaires évoqués plus haut, aux experts qui les connaissent

le mieux. Une relation tripartite s'organise alors entre des gens, des membres de la

communauté scientifique (ethnologues, historiens, sociologues, géographes...), et l'équipe du

155

musée en vue d'une restitution publique dont le cadre est le musée. Chacune de ces relations

produit de nouveaux documents, des objets, des images et du son, contribuant à

l’enrichissement des collections.

4. Des moyens accrus. La décision, prise par Jean-Pierre Laurent, de libérer le Musée de

toute présentation permanente, et la nécessité de gérer les nouvelles acquisitions posa très

rapidement le problème crucial des réserves. Une réponse ne fut trouvée qu’en 1989, avec

l’installation de 2000 m² de magasins dans un bâtiment militaire désaffecté proche du Musée

Dauphinois. Un programme d’informatisation était mis en route la même année, d’abord basé

sur l’usage combiné de la micro-informatique et du vidéodisque, dans le cadre du programme

Vidéralp-Musées. Ces nouveaux dispositifs exigeaient bien évidemment des moyens très

importants que seuls pouvaient justifier une bonne fréquentation du Musée, maintenue par le

renouvellement continu des expositions, ou le regroupement de plusieurs musées, comme ce

fut le cas pour l’opération Videralp-Musées, principalement financée par la Région Rhône-

Alpes.

Du musée municipal à la conservation du patrimoine de l’Isère

En 1992, le Musée Dauphinois passe de la tutelle de la ville de Grenoble à celle du Conseil

général de l’Isère. Cette deuxième mutation lui procure de nouveaux moyens tant en

personnel qu’en crédits mais lui confère aussi de nouvelles missions départementales dans les

domaines de l'archéologie (fouilles, inventaires, expertises…), du patrimoine mobilier et

immobilier (préinventaire, conseils auprès des communes, en relation avec les services de

l’Etat, en architecture, conservation et mise en valeur, des “ musées associés ” de l’Isère

(gestion des collections, suivi scientifique, animation, étude et programmation de musées soit

en gestion directe, soit conventionnés et de la mise en valeur des patrimoines des “pays” de

l’Isère (depuis 1994, dans le cadre d’une convention entre le Conseil Général de l’Isère et la

Région Rhône-Alpes, intégrant les ressources patrimoniales dans les politique de

développement local).

Hébergeant désormais le chef-lieu de la Conservation du Patrimoine de l’Isère, le Musée

Dauphinois est confirmé dans la position qu’il commençait peu à peu à occuper de centre de

ressources et de compétences patrimoniales. S’agissant des collections, cette évolution

entraîne deux sortes de conséquences à priori paradoxales :

156

1. Une diversification croissante. Quoi de commun en effet entre les objets de bois de l’an

mil de Paladru, les armes des maquisards du Vercors, les bois sculptés du Queyras, les forts

militaires de l’Y grenoblois, les fours de potiers gallo-romaines d’Aoste, les mottes castrales

du haut-Dauphiné, les séchoirs à noix de la vallée de l’Isère ou les centrales hydroélectriques

de l’Oisans ? Tandis que des biens accèdent au statut de patrimoine, tandis que de nouveaux

musées sont créés ou pris en charge, de nouveaux sites et de nouvelles collections doivent être

inventoriées et conservées, certes, de natures très variées mais parties d’un seul et même

patrimoine, celui des habitants de cette région, de leur histoire et de leur identité. Toutes les

compétences scientifiques voulues ne pouvant être réunies au sein de la Conservation du

Patrimoine de l’Isère, appel est fait, autant de fois que nécessaire à des collaborations

extérieures, tant dans le cadre de vacations (recherches, inventaires...) que dans celui des

conseils scientifiques mis en place dans le cadre des nouvelles opérations patrimoniales (mise

en valeur de sites, circuits culturels, expositions, musées en création...).

2. Le besoin d’un outil universel et départemental d’inventaire et de recherche. La

nécessité était déjà apparue, en 1989, lors de l’étude du système d’informatisation des

collections, de pouvoir inventorier de la même façon des objets de toutes époques et de toutes

natures, des images fixes et animées et des phonogrammes, afin de savoir ensuite, en

interrogeant la base de données, ce qui est disponible par époque, thème, lieu ou auteur. A

cette nécessité s’en ajoute une autre, désormais, celle de tendre par la gestion informatisée à

l’existence d’une seule “ collection ” départementale étendue à tous les patrimoines, mobiliers

et immobiliers, quel qu’en soit le lieu de présentation ou de conservation. Même si les

résultats de quelque dix années d’informatisation ont de quoi rendre modestes les plus

enthousiastes d’entre nous, l’objectif doit être maintenu.

Georges Henri Rivière disait des magasins du musée qu’ils sont, “ Quelque chose par rapport

au beau visage des galeries, comme l’organe de respiration du musée, son poumon ” (1976),

laissant ainsi entendre que les collections qu’il contient en forment l’oxygène. C’est une belle

image surtout si l’on ne dissocie pas des collections les ressources documentaires qui les

accompagnent et si la respiration qu’elles nourrissent assouvi en priorité la demande sociale.

Car c’est en effet de cela qu’il s’agit, d’une collection-patrimoine qui se constitue avec ceux

et pour ceux qu’elle concerne, dans l’aire d’action de l’institution muséale qui la conserve et

la met en valeur. Non, l’écomuséologie n’est pas morte, c’est même sur son héritage que se

157

sont créés les musées de société. Si le Musée Dauphinois est aujourd’hui l’un d’eux c’est

grâce à l’orientation et l’impulsion qu’a su lui donner, en le créant, Hippolyte Müller.

158

- III -

L'archive en question

159

Alexandre Lacassagne et l'archive mineure

Philippe Artières

En 1921, le médecin Alexandre Lacassagne offre à la ville de Lyon ses archives et son

importante bibliothèque233. Depuis son installation au début des années 1880, Lacassagne qui

y détient la chaire de médecine légale et de toxicologie, est devenu l'une des figures les plus

célèbre de la ville. Il est à plusieurs reprises intervenu dans les affaires municipales,

notamment en matière d'hygiène urbaine, et il a surtout pris part comme expert aux grandes

affaires criminelles qui ont marqué la région en cette fin de siècle : l'affaire Vacher, l'égorgeur

de bergers, l'assassinat du président de la République, Sadi Carnot par le jeune anarchiste

Caserio (1894). En outre, grâce à ses travaux, à ceux de ses étudiants et à la revue

d'anthropologie criminelle qu'il a animée pendant plus de trente ans, il a fait de Lyon la

capitale française de la criminologie. Lacassagne et ses collaborateurs ont développé la thèse

du milieu social comme cofacteur du crime tandis que son homologue turinois Cesare

Lombroso forgeait celle du criminel-né.

Le fonds documentaire qu'il lègue à la bibliothèque de Lyon témoigne des activités multiples

de l'éminent professeur. Ce sont ses archives de savant du crime et de responsable de la revue

Archives d'anthropologie criminelle qui forment l'essentiel de la collection. Lacassagne a en

effet constitué l'une des bibliothèque les plus complète témoignant du développement de la

médecine légale en cette fin de dix-neuvième siècle. Mais, au sein de cette masse de

monographies - le fonds comprends plus de 12 000 pièces234 - se trouvent également

d'étranges documents qui n'émanent ni de lui, ni même de ses confrères français ou étrangers.

C'est un petit cahier d'écolier sur lequel un scripteur a écrit soigneusement “ Répertoire Jean

Grobel. recueil de chansons et monologues ”. Ce cahier est celui d'un détenu de la prison

Saint-Paul, incarcéré pour vol à la fin du XIXe siècle. Il contient plusieurs dizaines de

233 Le fonds Lacassagne est consultable au département ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon, LA Part-Dieu, 30 bd Vivier-Merle, 69431 Lyon Cedex 03. web : www.bm-lyon.fr234 cf. Catalogue du fonds A. Lacassagne, établi par Claudius Roux, Lyon, 1922. Les références citées renvoient aux cotes de la bibliothèque de Lyon.

160

chansons ("Fleur de Seine", "Mon Petit frère", "Folichonnade", "L'amour boiteux"...) , des

chansons que fredonnaient les prisonniers de droit commun dans les établissements français

de cette fin de siècle et que le détenteur du cahier a noté ou peut être recopié pour tuer le

temps et chasser l'ennui.235

C'est, sur un autre cahier, une liste de 538 titres de livres, numérotée et rédigée sur deux

colonnes. Ces ouvrages sont ceux de la bibliothèque de la prison de Lyon ; un détenu en avait

la charge qui a recopié avec patience l'inventaire complet des livres que les détenus d'alors

pouvaient lire : des manuels (ceux de l'horloger, du menuisier, du terrassier...), des classiques

(Plutarque, Racine, Pascal), des biographies (Jeanne d'Arc, Colbert...), des romans d'aventure

(ceux notamment de Walter Scott) ...

C'est encore un volumineux manuscrit composé de près de 25 cahiers de 32 pages, écrit lui

aussi à la prison Saint-Paul : le journal d'un condamné à mort, un dénommé Nouguier qui en

1899, avec ses camarades, assassina une vieille femme pour faire la caisse de son modeste

débit de boisson. Un journal personnel qui dit la prison au jour le jour, le silence, les faux

espoirs, les derniers petits bonheurs d'une existence qui va s'arrêter net236.

C'est aussi une liasse de lettres, écrites par des bagnards à l'adresse d'un médecin de

l'administration pénitentiaire de Cayenne. Un homme qui se plaint des chaînes qui le font

souffrir, un autre qui demande à être opéré, un troisième, aliéné, qui raconte son histoire... des

lettres de l'existence ordinaire au sein du bagne, des mots qui sont parfois les ultimes traces de

leurs auteurs, des traces de vies ratées.237

C'est également un cahier broché, où un détenu a rédigé un lexique de conversation Français-

Toucouleur238, comme un autre un dictionnaire Français-argot239. Il s'appelait Vidal ; il avait

suivi son frère dans deux expéditions au Soudan entre 1896 et 1899, c'était avant ses crimes,

les assassinats de 2 jeunes femmes sur la Côte-d'Azur. A la prison de Nice ou à celle de Lyon,

il couvrit de nombreux cahiers de son écriture et parmi ceux-ci, outre des souvenirs de

voyages, ce lexique, archive des langues, mémoire d'une rencontre insolite entre un employé

d'hôtel et un peuple.

C'est enfin une série d'autres cahiers sur la couverture desquels l'auteur a noté “ ne peut être lu

235 Dossier littérature des prisons dossier 56 cahiers Ms 5286-5287-5288236 Nouguier, Ms 5369237 Ms 5285238 Ms 5267239 Ms 5301

161

que par des docteurs en médecine ”. Le scripteur a pris des précautions, le texte qu'il a rédigé

n'était pas, selon lui, à mettre entre toutes les mains : il s'intitule “ État mental et

psychologique d'un inverti parricide ”240. Charles Double, son auteur, y décrit longuement sa

déviance, son hermaphrodisme mental. Ligne après ligne, il dit les souffrances endurées, les

trahisons, les errances. Cette vie coupable, il la raconte dans un discours hybride formé de ses

mots et de ceux des médecins de son temps.

Ces manuscrits, comme plusieurs dizaines d'autres, écrits également par des détenus,

appartiennent tous au fonds que le Professeur Lacassagne a offert à la bibliothèque de Lyon.

Ils forment ce que nous qualifierions volontiers d'archives mineures du fonds Lacassagne :

l'archive mineure, c'est une archive seconde, une archive qui n'aurait pas la majorité, au sens

où elle n'aurait pas pu exister comme archive sans l'archive majeure à laquelle elle est

attachée. L'archive majeure ce serait celle de l'auteur (ici, celle d'un savant) ; l'archive

mineure, ce serait peut-être, le fond de la boite, ce que l'on n'a pas choisi d'abord d'archiver, ce

qui était là et que, dans le processus d'archivage, on a pris avec. L'archive mineure, archive

rebut, chute, rushes, poussière.

Pourquoi, à côté des écrits des plus éminents médecins et psychologues de la Belle-Epoque,

des recherches les plus avancés d'anthropologie criminelle, ces archives mineures furent-elles

recueillies et conservées, cette lettre d'un bagnard à son médecin, cette autobiographie d'un

inverti, ce cahier de chansons d'un prisonnier... ? Quelles fonctions leur assignait-il ? Quelle

recherche motiva la constitution de ces collections que Lacassagne passa presque entièrement

sous silence toute sa carrière ?

Ces archives enfouies qui ne semblent conservées que par la présence proche d'un gisement à

forte valeur, forment, pensons-nous, le socle de l'œuvre de ce médecin, révèlent, lues

ensemble, moins le sens d'un regard que l'âme des recherches d'Alexandre Lacassagne autour

du crime.

Le souci de l'infime

La présence au sein des collections du fonds Lacassagne de manuscrits émanant d'individus

ordinaires, et notamment de fragments d'écrits, ici une lettre, là une chanson, ailleurs un

240 Ms 5366

162

dessin, relève d'abord d'une approche commune à tous les travaux du médecin. Ces

collections s'inscrivent en effet dans ce que nous pourrions qualifier d'attention continue non à

ce qui est caché, mais à ce qui se dérobe d'abord au regard par son caractère minime. Non une

invisibilité de fait, mais une invisibilité sociale et épistémologique. Bien qu'il ne soit pas

propre à Lacassagne - bon nombre de ses collègues partagent cette même attention - ce souci

de l'infime est constant dans ses recherches qu'il s'agisse de ses travaux d'expertise,

d'anthropologie criminelle ou d'histoire médicale. Pour Lacassagne, les objets d'études à

privilégier dans ses enquêtes seraient ainsi des objets secondaires : les taches sur le tissu,

l'événement banal dans la vie du grand homme, le signe tatoué sur le corps.

Tâches,

En 1895, en collaboration avec le docteur Florence, Lacassagne publie une singulière étude

consacrée à l'expertise d'une relique : une pièce de tissu ayant appartenu au Christ, la tunique

d'Argenteuil (Florence et Lacassagne 1895).

Depuis le début des années 1880, un vive polémique opposait au sein de l'évêché de

Versailles, les paroissiens d'Argenteuil et ceux de Trèves, ces derniers prétendant posséder

eux aussi une sainte tunique. L'évêque de Versailles demanda alors à une première série

d'experts de se prononcer sur l'identité de cet objet. Un chimiste, un pharmacien et le directeur

des teintures de la manufacture nationale des Gobelins vinrent examiner la relique et

convinrent que la tunique d'Argenteuil était authentique.

Mais la polémique continua et l'évêque proposa au savant lyonnais de mener une contre-

expertise. Lacassagne conclut au caractère “ pas assez scientifique ” de la première étude en

montrant que si l'histoire de la tunique, telle qu'elle avait été reconstituée, semblait bien

accréditer son authenticité, un examen de celle-ci, mettait en évidence l'impossibilité de

valider la thèse selon laquelle elle aurait appartenu au Christ. L'analyse de Lacassagne se

basait principalement sur l'analyse des quelques tâches de sang qui couvraient un pan du

vêtement. L'expert montrait que la clé de l'énigme tenait dans ces minuscules points mais

qu'en l'état des connaissances et compte tenu de leur altération il était impossible de trancher.

Traces,

163

Comme bon nombre de ses collègues du second XIXe siècle, Lacassagne s'intéressa

passionnément à l'histoire, et notamment à l'histoire de la médecine mais dans une perspective

inverse de celle qui était traditionnellement pratiquée : il ne s'agissait pas de dresser l'histoire

des théories et des pratiques médicales mais de faire une véritable médecine de l'histoire, et ce

à travers l'analyse de cas, ceux des grandes figures. Son intérêt se concentra en particulier sur

la Révolution française241 et Jean-Paul Marat le passionna : il rassembla l'une des plus

importantes collections de documents relatifs à ce personnage, avec plus de 500 pièces

comprenant ses œuvres médicales et scientifiques, philosophiques, sociologiques et

politiques, les journaux qu'il dirigea, ses placards, ses pamphlets, ses œuvres posthumes, sa

correspondance publiée et plusieurs autographes ainsi qu'une grande quantité de travaux ou

documents relatifs à ce médecin révolutionnaire. En 1891, il consacre un article à son

assassinat (Lacassagne 1891).

Suivant la perspective ouverte par le Dr A. Cabanes, dont il préfacera l'un des ouvrages

(Cabanes 1901), Lacassagne produira quelques travaux dont un livre inédit avec le Dr H.

Chartier en 1889 portant sur les Caractères, passions et criminalité sous les Antonins. A partir

des archives mais aussi de l'ensemble des travaux biographiques produits, Lacassagne revisite

le passé et cherche à établir des diagnostics sur les "grands hommes".

Le cas de Jean-Jacques Rousseau, sur qui ces médecins furent très prolixes, attira aussi le

regard de Lacassagne ; il lui consacre plusieurs publications (notamment Lacassagne 1913). A

chaque fois, la méthode est la même : à partir d'éléments biographiques, ou parfois des écrits,

le médecin traque la trace d'un événement médical qui, au regard des connaissances

contemporaines, peut être interprété comme un symptôme.

Marques,

Inscrit pendant de longues années sur les la liste des experts auprès du tribunal de Lyon,

Lacassagne effectua de nombreuses expertises. Ainsi, lorsqu'en décembre 1898, la veuve

Foucherand était retrouvée morte à son domicile rue de la Villette à Lyon, Lacassagne fut

immédiatement désigné pour procéder à l'autopsie du cadavre ; arrivé sur les lieux, le médecin

241 600 pièces l'ont pour sujet

164

constata : “ Le corps de la femme foucherand est dans la première pièce, allongé à terre, dans

le décubitus dorsal. les jambes sont écartées, les jupes relevées : on voit en effet l'extrémité

inférieure des cuisses. la main droite est au bas de la poitrine, le bras gauche est étendu à

angle droit, la main relevée et en pronation. A la gauche du cadavre est une bouteille vide

ensanglantée. près du sommet de la tête, un paquet de huit raves blanches a été posé. Tout

autour une grande quantité de sang. Il y a deux chaises renversées. sur le chambranle de la

porte qui communique avec la chambre à coucher, il y a des taches de sang, par projection, à

une hauteur de 1 m 60 à 1 m 70. Nous relevons aussi une tache semblable sur un journal qui

est placé sur le comptoir. Dans la chambre à coucher, il y a un grand désordre : tout a été

bouleversé, le placard et l'armoire vidés. Le lit n'a pas été défait, mais sur le drap replié se

trouvent des matières fécales, assez dures, constituant un amas unique ” (Lacassagne 1901 :

33-34).

De retour à son laboratoire, Lacassagne examina le cadavre et repéra à sa surface les taches de

sang, les ecchymoses, les empreintes suspectes et les plaies. Puis il se livra à l'examen des

organes internes au cours duquel il releva les ecchymoses internes, les fractures et les

hémorragies. L'expert examina alors la bouteille ensanglantée retrouvé près du cadavre : elle

ne portait aucune empreinte. L'examen achevé, Lacassagne rédigea son rapport au Juge en y

détaillant les circonstances du crime : la victime avait été d'abord étranglée, puis ayant perdu

connaissance, allongée à terre, elle aurait été frappée à coups de bouteille sur la tête ce qui

aurait entraîné sa mort. La strangulation comme les fractures du crâne seraient le fait de

plusieurs meurtriers. Enfin, grâce aux parasites contenus dans le bloc fécal trouvé dans la

chambre, preuve avait été faite de la présence de Gaumet sur les lieux du crime.

A l'image de l'affaire de la Villette, ici évoquée, l'expertise est pour Lacassagne, comme pour

ses collègues experts, un moment d'intense observation des marques laissées par les assassins

tant sur le corps des victimes que sur les lieux du crime ; une fois rassemblées, elles forment

système sous l'œil du médecin et écrivent le récit du crime.

et signes.

Avant d'obtenir la chaire de médecine légale de Lyon, Lacassagne passa de nombreuses

années en Algérie ; à Sétif, au contact du IIe Bataillon d'Afrique et des pénitenciers militaires,

il commença à s'intéresser aux tatouages, objet qui ne cessa jusqu'au terme de sa carrière de le

165

captiver. Il constitua auprès des hommes qu'il côtoyait (des individus ayant subi une

condamnation pour désertion, pour ventes d'effets, pour vol à un camarade) une importante

collection de 1 600 tatouages (Lacassagne, année ?). Chaque tatouage était recopié sur le

corps du détenu à l'aide d'un crayon et d'une toile transparente, puis collé sur un carton au

verso duquel le médecin notait les noms et prénoms du tatoué, le lieu de naissance, la

profession et l'instruction, la date des tatouages, l'âge, le procédé employé, le nombre de

séances, leur durée, des renseignements sur le tatoueur, une description des tatouages, leur

siège, leur coloration et ses changements... et enfin la moralité du tatoué.

Il publie un premier article sur ce thème dès 1881 ; la visée est double : d'une part, montrer à

ses collègues l'intérêt médico-légal des tatouages, d'autre part, encourager le principe de

collection. Lacassagne estime en effet que le tatouage est l'un des éléments pouvant service à

l'identification des criminels : “ le grand nombre de tatouages donne presque toujours la

mesure de la criminalité du tatoué ou tout au moins l'appréciation du nombre de ses

condamnations et de son séjour dans les prisons ”. La constitution d'une collection permet en

outre d'appréhender, selon Lacassagne, toute une géographie corporelle du tatouage. Ainsi, “

sur le ventre, au dessous du nombril, se trouvent presque toujours des sujets lubriques, des

inscriptions pornographiques telles que Robinet d'amour, Plaisir des dames, Venez

Mesdames, au robinet d'amour, Elle pense à moi. ”

Lacassagne poursuivit cette enquête sur le tatouage en étudiant notamment cette pratique chez

les “ primitifs ”242 avec ce même souci de traquer non seulement l'objet tatouage mais les

pratiques qui l'entouraient. Grâce aux travaux de nombre de ses collègues, en France et à

l'étranger, il parvint à faire du tatouage un véritable objet d'études.

Qu'il s'agisse des gouttes de sang sur la tunique d'Argenteuil, des événements minimes dans

les derniers mois de la vie de J.J. Rousseau, des parasites de Gaumet ou encore du tatouage

d'un soldat du Bataillon d'Afrique, le regard de Lacassagne se pose sur ce qui bien que visible

n'était pas encore intégré dans le champ de vision de ses contemporains, parce que relevant du

secondaire, ou encore d'un arrière-plan. La présence des écrits de prisonniers dans ses

collections participent de la même perspective : l'infime comme lieu de connaissance.

242 A. Lacassagne, AAC

166

Une anthropologie de la prison

Si Lacassagne accumula dans les étagères de sa bibliothèque les cahiers de nombreux détenus

de Saint-Paul, c'est que s'esquissait en cette fin de XIXe siècle une véritable anthropologie de

l'enfermement. Lacassagne et ses contemporains prirent conscience que la prison était

devenue un lieu social aussi pernicieux que la rue, un lieu avec ses codes, son langage, ses

pratiques. L'inquiétant peuple des prisons était mal connu et il revenait aux anthropologues du

crime de mettre en lumière ses coutumes. Cette “ culture ” de la prison, Lacassagne, comme

son collègue Lombroso, chercha à la saisir à travers les écrits de toutes sortes laissés par les

détenus en détention, à travers en somme l'univers graphique de la prison. Des murs des

prisons aux livres de leurs bibliothèques, des biftons que les prisonniers s'échangent aux

lettres qu'ils envoient à l'administration ou à leurs cahiers personnels, Lacassagne et ses

collègues entreprirent de dresser un tableau de la société “ inquiétante ” des détenus.

Si les analyses de Lacassagne sur le tatouage participaient du souci de l'infime, elles jouèrent

également un rôle dans cette anthropologie de l'enfermement. Le médecin, en effet, ne se

bornait pas à étudier une pratique, il étudia en détail son sens en reprenant les méthodes que

d'autres menaient sur les peuples primitifs. A la géographie corporelle du tatouage, il ajouta

l'esquisse d'une véritable grammaire du tatouage des prisonniers. Lacassagne dressa ainsi une

typologie des tatouages des prisons : emblèmes patriotiques, militaires, symboliques,

amoureux et érotiques, professionnels... inscriptions. Au sujet de ces dernières, Lacassagne

notait : “ Ces inscriptions sont tout à fait caractéristiques. Ce sont des sentences, des formules,

des proverbes, des dates commémoratives rappelant la date de naissance; de tirage au sort, le

numéro de conscription, de matricule, la date du tatouage, le jour où il a été condamné. ”

Palimpsestes

Mais le corps n'était pas le seul lieu d'inscription de cette “ culture ” de l'enfermement : les

murs des établissements, les marges des livres des bibliothèques pénitentiaires, les cruches et

les planches de lit portaient chacun un lot d'informations sur les prisonniers.

Cesare Lombroso à Turin constitua la pratique du palimpseste en véritable sujet d'étude qui,

dit-il, pouvaient “ fournir de précieuses indications sur l'état moral et psychologique de cette

167

classe infortunée, qui vit à nos côtés, sans que nous connaissions bien ses vrais caractères ”

(Lombroso 1905 : 1). Le médecin italien collecta plus de 800 palimpsestes en détention (299

sur les murs, les cruches, etc. et 510 sur les livres) qu'il donna à lire dans la première partie de

l'essai qu'il consacra à ce sujet. Les palimpsestes étaient ordonnés thématiquement : les

camarades, la justice, le détenu, le délit, la prison; passions, religion et morale, le livre,

politique, lyriques... Cette anthologie dans laquelle l'intervention du médecin se limitait à

l'agencement, formait un long manuscrit à voix multiples, une sorte de journal de la prison

Mais le projet de Lombroso était aussi de caractériser ces écrits et afin d'offrir des éléments de

comparaison il collectionna près de 1200 écrits hors des prisons. Lombroso rassembla

également à partir des travaux de ses collègues étrangers (et notamment français) d'autres

collections d'écrits de prisonniers ainsi que des palimpsestes d'un asile pour les prostituées.

Littératures des prisons

Lombroso et Lacassagne firent donc de la prison un véritable terrain d'enquête ; tandis que le

savant italien rassemblait des autobiographies de brigands notamment calabrais, Lacassagne

collectionna plusieurs dizaines de cahiers de prisonniers de Saint-Paul. Ces documents que

Lacassagne garda inédits dessinaient encore un autre aspect de la vie quotidienne en détention

: à mi-chemin entre la correspondance et l'aide-mémoire, ces 56 cahiers donnaient à voir

l'appréhension du temps par les prisonniers. Ils étaient en effet souvent l'occasion de rédiger

des souvenirs mais également de se projeter dans un avenir, celui de la libération, tout en

témoignant de l'ennui du temps présent. Sur les pages de ces cahiers, on trouvait ainsi des

calendriers individuels (de l'entrée en détention au terme de la peine), des comptes du pécule,

des brouillons de lettre aux familles.

Mais cette série de cahiers donnait également à voir aux criminologues tout un rrépertoire de

pratiques collectives. Ainsi, lus ensemble, ils formaient une anthologie quasi exhaustive des

chansons de prisonniers de la Belle-Epoque ; on pouvait y repérer des variantes, la récurrence

de certains thèmes. C'était aussi le cas des poèmes, hymnes silencieux des prisonniers, que

l'on retrouvait d'un cahier à l'autre. Lacassagne était particulièrement sensible à ces pratiques “

artistiques ”, connaissant les travaux de ses collègues aliénistes sur l'art des fous. Et sur le

modèle de la littérature des asiles, comme bon nombre de ses collègues, il reprit la désignation

de littérature des prisons.

168

Littérature du bagne

Le terrain d'investigation du médecin ne se limita pas à la prison Saint-Paul ; l'intérêt de

Lacassagne pour ces documents fut vite connu, d'autant plus que la revue publia assez

régulièrement des études reprenant cette perspective, et la bibliothèque de Lacassagne

témoigne des nombreuses contributions qui lui furent envoyées. Ainsi, le professeur lyonnais

reçut-il de son collègue en poste au bagne de Cayenne un ensemble de documents que ce

dernier avait recueillis. A la différence des cahiers de Saint-Paul, il s'agissait majoritairement

de demandes écrites envoyées au médecin soit pour obtenir un rendez-vous, soit pour

favoriser le reclassement d'un bagnard, soit enfin pour faire état de problèmes de santé. Joint à

cet ensemble, Lacassagne conservait plusieurs écrits de bagnards aliénés. La visée de telles

collections, désignées comme "Littérature du bagne", rejoignait celle des études des aliénistes

; le document témoignait plus de la maladie que de la vie au bagne. En revanche les lettres

montraient des pratiques et l'intéressant regard des détenus sur leur corps. elles constituaient

de petits autoportraits.

Lacassagne, expert des cadavres, avait un grand attrait pour les écrits des criminels qu'il

côtoya ; il partageait probablement avec bon nombre de ses collègues une croyance en

l'écriture. Elle serait porteuse de vérité. De manière quasi fétichiste, le médecin collectionnait

également des autographes (Diderot, Marat, etc...). Ce goût de l'archive que l'on retrouve

également dans ses précis de médecine légale où il encourage les experts à consulter

l'ensemble des écrits de la personne qu'il examine (ses écrits avant et après les faits), fut ainsi

central dans cette entreprise d'enquête sur les prisons vues de l'intérieur.

Constituer le sujet observé en producteur de savoir

Il est une dernière raison à la présence de ces écrits ordinaires au sein des collections du

savant lyonnais : si ces archives mineures furent conservées c'est que, pour Lacassagne, elles

dessinaient la voie d'une nouvelle méthodologie, d'une façon absolument inédite de penser la

169

production de connaissance en sciences sociales. Comme on le verra à travers deux exemples,

Lacassagne décida, à la fin des années 90, d'utiliser les criminels non plus seulement comme

des corps sur lesquels on prélevait des tatouages mais comme des sujets capable de produire

du savoir sur eux-mêmes ou sur leurs condisciples. Le sujet demeurait un cas mais son propos

pouvait participer de la production d'un savoir. Le sujet observé collaborait avec le savant.

Des autobiographies

Entre 1896 et 1909, Lacassagne profitant de ses visites régulières à la prison Saint-Paul, et

avec le soutien du personnel de l'établissement mit en place un dispositif singulier : il

proposait à certains détenus dont il savait qu'ils écrivaient de rédiger leur récit de vie243.

Cette initiative de Lacassagne était directement en lien avec l'avancée de ses travaux : en

mettant en avant l'influence du milieu social sur la criminalité - “ la société a les criminels

qu'elle mérite ” - le savant faisait du parcours individuel l'une des clés d'intelligibilité du

crime. Non seulement ces textes l'informaient sur l'histoire familiale du sujet mais, en outre,

ils lui offraient de nombreux éléments sur sa scolarité, son entrée dans le monde du travail

(l'apprentissage), sur la manière dont le premier séjour en prison s'était déroulé… Toute une

partie cachée, silencieuse de la vie des criminels s'y faisait jour et venait nourrir les thèses du

professeur.

Le médecin instaurait avec le prisonnier un pacte : il s'engageait à lire son autobiographie, si

son auteur acceptait d'y livrer avec la plus grande sincérité possible les secrets de son

existence. Si ce dispositif reprenait en grande partie celui de l'aveu ou même de la confession,

il s'en différenciait par le cadre de production de ces textes. Lacassagne n'en faisait aucun

usage judiciaire ; il s'agissait en prenant la plume d'enrichir le savoir scientifique sur le crime.

C'est probablement cette fonction qui motiva fortement les dix détenus qui se livrèrent à cette

entreprise. Les titres qu'ils choisirent de donner à leurs textes témoignent bien de ce souci : “

État mental et psychologique d'un inverti parricide ”, “ La vie d'une femme galante ”. Dans

leurs récits, les scripteurs s'employaient parfois à reprendre les formes du discours savant

(notes de bas de page, description clinique du crime...) ; certains, jouant le jeu complètement,

discutaient les thèses criminologiques ; d'autres constituèrent sur leurs cas de véritables

mémoires où ils évoquaient successivement leurs antécédents héréditaires, l'influence du

243 Sur ce dispositif, voir Artières 2000.

170

milieu social sur leurs destins, le rôle de la prison, etc. Lacassagne ne se privait d'ailleurs pas

de leur poser des questions très précises : ainsi interrogeait-il Charles Double sur l'influence

de l'enfermement cellulaire sur sa personnalité, où Vidal, le tueur de femmes, sur ses

pratiques sexuelles solitaires. Les prisonniers y répondaient avec plus ou moins

d'enthousiasme mais toujours se pliaient aux demandes du professeur ; le parricide Carron

rédigea même une synthèse de son autobiographie afin de rendre plus facile son usage pour

Lacassagne et ses collègues.

Un dictionnaire d'argot

Le cas d'Emile Nouguier, jeune apache condamné à mort en 1899, est plus caractéristique

encore de cette tentative de Lacassagne de rapprocher savoir profane et savoir scientifique.

Au cours de sa détention, Nouguier, en outre auteur d'un magnifique journal de détention, lit

le dictionnaire d'argot de Delessale. Estimant ce travail erroné et caduc, il entreprend, à la

demande de Lacassagne, d'en relever page après page les erreurs et d'y ajouter de nouveaux

mots. Puis sur un cahier indépendant, il établit son propre dictionnaire d'argot, qui s'ouvre par

une contre-préface à celle du dictionnaire de Delessale. Enfin, Lacassagne, aidé de son

collègue Thoinot, constitue sur fiche un dictionnaire d'argot où il intègre de nombreux termes

définis par Nouguier. Bien que n'ayant pas été publié, cet ultime dictionnaire, somme des

savoirs du criminologue et du prisonnier, servira aux membres du laboratoire de médecine

légale que dirige Lacassagne.

En faisant de Nouguier l'informateur principal de ses recherches, Lacassagne rompt donc un

grand partage, celui qui sépare le savoir scientifique du savoir profane, et l'on peut supposer

qu'il utilisa le même dispositif lorsque des détenus lui remirent leurs cahiers de chansons. Ce

travail de collaboration, Lacassagne l'amorça dès le milieu des années 1890 en publiant Les

impressions d'un condamné : un détenu y décrivait la vie au sein de la prison en dressant le

portrait de quelques criminels qu'il avait côtoyé, mais il s'agissait moins de produire des

informations que de confier le regard sur les détenus à l'un d'entre eux. Il s'agissait d'une

entreprise de délégation et non de collaboration.

Mais ce que Lacassagne fit avec Nouguier ou avec les prisonniers autobiographes témoigne

probablement d'une rupture dans les procédures d'enquête. Jusqu'alors le sujet observé n'était

que très rarement associé à la recherche scientifique, ici, comme dans d'autres cas

171

contemporains, la parole du marginal fait savoir. Il est en ce sens particulièrement intéressant

de noter que quelques années plus tard, les sociologues de l'école de Chicago usèrent d'une

méthode très comparable pour leurs travaux sur la délinquance urbaine.

On voit ainsi comment des documents annexes, des archives mineures, constituent, au sein

des archives d'un médecin, la clé de compréhension de l'entreprise générale de celui-ci ;

comment s'y font jour, implicitement, non seulement des pratiques, des méthodes mais aussi

l'âme d'une recherche. Le cas des collections d'écrits ordinaires du professeur Alexandre

Lacassagne n'est probablement pas unique ; songeons ici à un autre cas, celui de Michel

Foucault. Dans les archives déposées du philosophe, aux côtés des conférences, préfaces,

cours et autres entretiens244, furent conservés de nombreux écrits de détenus, reçus par l'auteur

de Surveiller et punir, au moment du Groupe d'Information sur les Prisons. Autobiographies,

lettres, journaux de prisonniers des établissements français du début des années 1970 forment

un ensemble précieux sur les luttes autour de la détention à cette période ; la présence de ces

documents révèle surtout - comme M. Foucault le dit lui-même dans un entretien

contemporain à Radio-Canada - l'un des axes de sa recherche, une analyse de la prise de

parole, et plus largement une réflexion sur la question “ qu'est-ce que parler ? ” ; ces paroles

de détenus font ainsi écho aux paroles des fous qui jalonnent l'Histoire de la folie, aux

archives de La Vie des hommes infâmes, au Mémoire de Pierre Rivière ... Tout se passe

comme si l'archive mineure, l'archive de l'autre, constituait un fond de carton qui réfléchirait,

à la manière d'un miroir, tout ou partie de ce que ce carton contiendrait.

Références bibliographiques

Artières P., 2000. Le Livre des vies coupables, Paris, Albin Michel.

Cabanes A. (Dr), 1901. Les Morts mystérieuses de l'Histoire. Souverains, de Charlemagne à

Louis XVI, ville, éditeur. [*427714]

Florence et Lacassagne (Drs), 1895. La Tunique d'Argenteuil. Etude médico-légale sur son

244 les archives M. Foucault sont déposés à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (9, rue Bleue, 75009 Paris)

172

identité, Lyon, Storck.

Lacassagne A., 1891. “ La médecine légale dans l'histoire : l'assassinat de Marat. Blessure,

autopsie, embaumement ”, 16 p. [135476] publié ou non? Si oui dans quelle revue ?

Lacassagne A., 1913. "Les dernières années et la mort de Jean-Jacques Rousseau" publié ou

non? Si oui dans quelle revue ? [135758]

Lacassagne, A, 1901. "Affaire de la Villette", Archives d'anthropologie criminelle, 16e année,

n°91 : 33-34. (Il s'agit des pages de la citation, il faudrait les pages de l'article)

Lacassagne A., année ??. "Recherches sur les tatouages et principalement du tatouage chez les

criminels", Annales d'hygiène publique, 3e série, Tome V, n°4 : 289-304.

Lombroso C., 1905. Les Palimpsestes des prisons, Paris, Maloine.

Les impressions d'un condamné 1890 (manque le reste de la référence)

Les archives improbables de Paul Sébillot

Claudie Voisenat

Tout a commencé il y a bien longtemps, lorsque je travaillais dans un musée où, faute de

place, mon bureau avait été installé dans le centre de documentation. Sur le rayonnage qui me

faisait face, occupant à eux seuls toute une étagère, Sébillot et Rolland alignaient leurs

volumes. Deux noms pour moi indissociables, réunis jusque dans la matérialité des ouvrages,

publiés chez le même éditeur (Maisonneuve et Larose), de même format, ne différant que par

la couleur de leur couverture toilée, bleu clair pour Sébillot, bleu plus soutenu pour Rolland et

par leur nombre, quatre pour le Folklore de France de Sébillot, plus de douze pour la Faune

et la Flore de Rolland.

De Rolland et Sébillot, je ne savais rien, et ne souhaitais d’ailleurs rien savoir de plus.

Mais, certains jours de rêverie j’allais me perdre dans ces oeuvres. Elles me séduisaient

comme m’ont toujours séduite les dictionnaires et les encyclopédies, par leur le réel. J’y

faisais de véritables promenades naturalistes, allant herboriser à travers les pages de deux

folkloristes dont les livres avaient été écrits presque un siècle auparavant. Curieux monde que

173

celui de ces deux auteurs, habité par la nature dans toute sa matérialité, les plantes, les

animaux, les eaux, les météores, les rochers... mais une nature essentiellement saisie à travers

le langage, les mots qu’on emploie pour la désigner, les récits qui la concernent ou les

pratiques auxquelles elle donne lieu. Curieux monde qui nous confronte à une sorte de

présence-absence de l’homme. Absence de l’homme social, omniprésence du regard et des

énoncés de langage de l’homme sur la nature245.

Les années ont passé. Je n’avais jamais relu ni Sébillot, ni Rolland lorsque je décidai,

dans le cadre du programme sur les Sources de l’ethnologie de la France initié par la Mission

du patrimoine ethnologique et l’ethnopôle GARAE (Carcassonne), de me consacrer à Paul

Sébillot. L’ampleur de son œuvre, son ambition véritablement scientifique, son travail

éditorial à travers la Revue des Traditions populaires ou les collections qu’il a dirigées chez

Maisonneuve, son engagement républicain, son rôle de fédérateur de folkloristes jusque là

dispersés, ses liens avec la société d’anthropologie, mais aussi ses conflits avec le celtiste

Henri Gaidoz et ses relations ambiguës avec Eugène Rolland, m’avaient entre-temps

convaincue qu’il s’agissait d’un personnage-clé pour la compréhension de l’histoire de

l’ethnographie et des relations intellectuelles et institutionnelles entre folklore et

anthropologie à la fin du XIXe siècle.

Je pensais alors trouver pléthore d’archives, celles de Sébillot lui-même, dont le fils

avait, sans grand talent d’ailleurs, un temps continué l’œuvre, celles de la Société des

Traditions populaires, de la Revue du même nom... Mais tout semblait se passer comme si

Sébillot avait disparu sans laisser aucune trace clairement identifiable de son activité pourtant

considérable. Point d’archives ou si peu dans les dépôts classiques. Il fallut alors commencer

la longue traque des archives familiales, des archives d’associations, des correspondances...

véritable travail d’enquête policière, chasse au trésor dont on finit par se convaincre qu’elle

n’aboutira à rien sans que l’on puisse se départir de l’espoir tenace de mettre au jour un

gisement oublié. Et le statut de l’archive est si étrange, son deuil si impossible, que l’on

finirait même par soupçonner celui qui vous affirme qu’il n’en existe pas de mentir pour celer

ses informations et les exploiter pour son propre compte. Bref, la chasse à l’archive a

tendance à rendre le chercheur nettement paranoïaque et il convient de s’y livrer avec une

certaine circonspection. Après quelques temps passés à contacter le Collège Paul Sébillot de

Matignon qui a ouvert un site Web, à essayer d’obtenir un rendez-vous avec le Président de la

Société des amis de Paul Sébillot, à retrouver la trace de la descendante de mon grand

245 Encore que Sébillot soit le premier folkloriste à caractériser le milieu professionnel où il recueille ses informations : les marins, les paysans, les travailleurs des mines, les artisans...

174

homme... j’en arrivai, à m’interroger sur le statut même de l’archive, sur les caractéristiques

de sa constitution, sur l’intérêt de sa quête246 et sur les mérites respectifs de l’archive et de

l’imprimé qui, quoique moins séduisant, n’est pas sans efficacité dans l’entreprise de

reconstitution historique.

L’archive présente en effet un certain nombre de caractéristiques qui lui confèrent une

valeur toute particulière : la rareté, la mise en contact quasi physique avec des individus

parfois depuis longtemps disparus, la possibilité dans le cas d’un romancier ou d’un savant de

reconstituer l’atelier de sa pensée, celle de pénétrer son intimité, bref, tout ce qu’Arlette Farge

appelle si heureusement “ l’effet de réel ” (Farge, 1989 : 18)... Mais il existe des documents

imprimés qui, dans une moindre mesure, présentent ces mêmes caractéristiques : il s’agit des

revues, des bulletins, des mémoires et des autobiographies, des nécrologies... tous documents

produits par un individu ou un groupe d’individus pour attester de ses activités. Liste des

ouvrages reçus, liste des correspondants de la société, compte-rendu de réunions,

questionnaires d’enquêtes, appels à contributions, querelles par lettres ouvertes interposées...

peuvent tout aussi bien se retrouver dans les archives d’une société savante que dans les pages

de la revue qu’elle anime. Certes, on n’a rien ici qui ressemble à “ l’effet de réel ”, l’imprimé

est enfermé dans sa froideur reprographiable, pas de tâche d’encre sur un manuscrit, pas de

ratures, pas de notes prises à la volée, mais des informations normées, calibrées, triées,

obéissant à une logique de genre, celle des revues de l’époque.

Par comparaison, l’archive, elle, semble plus spontanée, permettant d’entrer dans la

vie de l’autre comme par effraction. Comme figée par la mort de celui qui l’a produite, elle

devrait donner l’état de la pensée brute de l’individu, telle qu’il ne la destinait qu’à lui-même.

Mais cette idée même pose la question de l’adresse de toute écriture. Les Cahiers Noirs de

Jules Mommeja, déjà prêts pour la publication mais demeurés à l’état de manuscrits et

conservés aux Archives Départementales de Montauban, sont-ils vraiment différents de ce

qu’ils auraient été une fois publiés (Moulinié, à paraître)? De fait, la plupart des archives sont

préparées par ceux qui les produisent. C’est la cas des archives de l’Etat, mais c’est aussi

valable pour les auteurs, et même pour les autobiographes (Iuso, 1997). Lorsque Victor Hugo

lègue ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale, il le fait volontairement, inaugurant

d’ailleurs un véritable changement de statut de l’écriture de la poésie et du roman. De fait,

l’archive est beaucoup moins spontanée qu’on ne voudrait le croire, même s’il faut compter

avec sa masse, sa force d’inertie qui empêche de totalement maîtriser ce que l’on choisit ou

246 Tout se passe comme si, à un moment donné, la quête de l’archive devenait une fin en soi, une sorte d’énigme policière à résoudre, indépendamment de ce que l’on espère trouver dans les documents ainsi mis au jour. Voir Zonabend (2001).

175

non de conserver.

Il est cependant incontestable que dans l’archive “ brute ”, dans son foisonnement, le

chercheur opère sa propre sélection, différente sans doute de celle que les acteurs de l’époque

avaient faite dans les revues, différente aussi de celle que fera un autre chercheur dans

quelques décennies. L’archive, c’est le réservoir qui permet à l’histoire de se faire et de se

défaire, de se refaire sans cesse. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que l’archive est elle-

même le produit d’une époque, produite en tant qu’archive par une société et par des hommes

conscients de ce qu’ils conservaient et des finalités de cette conservation. Dans la plupart des

cas en effet, il n’est pas d’archive sans volonté d’archiver - qu’elle soit le fait de l’Etat, d’une

institution, d’un individu ou de ses descendants - sans la conscience de l’impérieuse nécessité

de garder trace d’un passé dont on a été, fut-ce par procuration, l’acteur. Dans le cas d’un

individu, cette posture même de postulant à l’archive mérite d’être interrogée. Choisir de

transformer ses “ papiers ” en archives c’est à la fois affirmer l’importance de son rôle

historique, préparer pour la postérité une image de sa vie et de son travail tout en prenant le

risque que des interprétations ultérieures viennent la contrarier.

Ce travail sur soi, cette réflexion sur son passé, sur les traces qu’il convient d’en

laisser, on sait de source sûre que Sébillot s’y est trouvé confronté dans les dernières années

de sa vie. De 1912 à 1914, il tente de rendre indubitable l’importance de son rôle historique

dans la constitution de ce qui apparaît alors comme une discipline prometteuse nommée

d’après son objet d’étude Folk-Lore ou Traditions populaires. Ce travail de reconstitution est

encadré par deux épisodes conflictuels. Il débute par la querelle qui, après la mort d’Eugène

Rolland, va opposer Paul Sébillot au celtiste Henri Gaidoz. Il prend fin, au moins pour ce que

nous en savons, au moment de la déclaration de guerre en août 1914, lorsque la publication

des Mémoires de Sébillot est brutalement interrompue, en même temps que la parution de

l’organe des originaires Le Breton de Paris qui en assurait la livraison hebdomadaire.

Or, dans cet effort intense pour avoir le dernier mot, pour fixer, pour la postérité, sa

version d’une histoire - la sienne propre en même temps que celle d’une discipline dont il

s’affirme le fondateur, l’enjeu étant justement de confondre les deux - la question de l’archive

est centrale pour Sébillot : l’archive comme trésor, comme preuve et comme tourment. Ce

n’est donc pas des archives de Paul Sébillot qu’il va être ici question - et pour cause -, mais

plutôt de son rapport complexe et ambigu à l’archive, de son souci de maîtriser un récit de

l’histoire et de la tension inévitable qui naît de la conjonction de ces trois données : l’histoire,

l’archive et la volonté d’un individu de se constituer comme sujet historique.

176

Paul Sébillot en personne

En 1912, Paul Sébillot a 69 ans247 ; il lui en reste six à vivre. Il est alors considéré

comme le “ Prince du folklore ”248 et jouit d’une notoriété incontestée qui paraît amplement

justifiée par l’inlassable travail accompli. En 1918, lors de son incinération249, le Dr G.

Papillault, professeur de sociologie de l’Ecole d’Anthropologie pouvait à bon droit prononcer

ces phrases élogieuses :

“ Les sympathies de bon aloi ne vous ont pas manqué dans votre vie si remplie et si

active. La Société d’Anthropologie vous a appelé à sa présidence et a demandé votre

concours dans une foule de ses commissions250. Des collaborateurs nombreux vous

entouraient dans cette Revue des Traditions populaires que vous aviez créée251. Vous

trouviez dans cette société littéraire et artistique que vous aviez fondée, La Pomme, des

amitiés précieuses de Bretagne et de Normandie252. Au Dîner Celtique, vous vous

rencontriez avec Renan. Au dîner de la Mère l’Oye, organisé par vous, vous vous

retrouviez au milieu des Folk-loristes dont une grande partie étaient vos élèves, et vous

saviez avec quelles marques d’estime l’Ecole d’Anthropologie vous recevait à son dîner

247 Paul Sébillot est né en 1843 à Matignon, dans les Côtes-d’Armor. Il descend par son père d’une lignée de médecins et par sa mère d’une famille d’avocats et de notaires. Dernier d’une fratrie de quatre garçons (les deux aînés sont beaucoup plus âgés, le troisième mourra en bas âge), il passe une enfance solitaire ponctuée par les promenades avec son père qui éveille ses premières curiosités naturalistes. Sa mère meurt lorsqu’il a dix ans au moment de son entrée au collège de Dinan. En 1862, il part, sans grand enthousiasme, faire des études de droit à Rennes, se conformant à la tradition familiale. Deux ans plus tard, sous prétexte de poursuivre sa formation, il vient s’installer à Paris. Il y fait la connaissance du peintre Francis Blin et en 1867 décide de s’inscrire à l’atelier de Feyen-Perrin, le “ peintre des Cancalaises ”. Ce sera, avec le journalisme et la politique, où il suit les traces de son ami puis beau-frère Yves Guyot (dont il épouse la sœur en 1873), son activité principale jusqu’en 1883. Il exposera quatorze de ses tableaux dans les Salons nationaux, le premier en 1870, le dernier en 1882. 248 Ce titre qui lui est décerné en septembre 1912 par Le Breton de Paris fait pendant à celui de “ Prince des poètes ” donné à Louis Tiercelin (BdP, 15 septembre 1912).249 Cette précision concernant ses funérailles n’est pas sans importance. Elle montre que jusqu’à la fin de sa vie, Sébillot resta fidèle à ses engagements idéologiques (matérialisme scientifique et libre pensée) et politiques (dans les rangs de la gauche républicaine). Il resta ainsi jusqu’au bout le compagnon de route des membres les plus radicaux de la Société d’Anthropologie : les Mortillet, Topinard, Hovelacque, Guyot… tous membre de la Société des Traditions Populaires en même temps que de la Société d’Autopsie Mutuelle. Son beau-frère Yves Guyot avait aussi joué un rôle important dans le combat pour la légalisation de la crémation (Dias 1991). 250 Il en est nommé vice-président en 1904 puis président en 1905. C’est sans doute par le biais de son engagement républicain et par l’intermédiaire d’Yves Guyot (homme de presse, économiste, député puis ministre, voir Albert 1980), que Sébillot a été amené à se rapprocher de la Société d’Anthropologie. 251 C’est en 1886 qu’il crée la Revue des Traditions populaires et la Société du même nom qui comptera parmi ses premiers membres Ernest Renan, le linguiste Gaston Paris, Ernest Hamy, conservateur du musée d’ethnographie du Trocadéro, des représentants de la Société d’anthropologie ainsi que les principaux représentants du folklore régional de l’époque : Frédéric Mistral, Jean-François Bladé, Achille Millien...252 Sébillot est très actif dans le milieu des originaires. Il créé dès 1877, avec R. Boursin (dit le Père Gérard) La Pomme, société artistique et amicale réunissant les Bretons et les Normands résidant à Paris. Il en est nommé président en 1878. A son initiative, l’association publie à partir de 1889 un bulletin mensuel également nommé La Pomme et fait paraître en 1894 les deux Annuaires de la Pomme.

177

mensuel. Une foule de sociétés de Folk-Lore vous ont décerné le titre de membre

honoraire ; la commission des monuments mégalithiques vous avait demandé votre

concours ; la Société des Gens de Lettres, la Société Linguistique vous avaient parmi

leurs membres ; vos contes bretons sont traduits dans les Anthologies Anglaises ; les

musées de votre Bretagne gardent quelques-unes de vos toiles et des musiciens ont

désiré ajouter le rythme de leur art à l’harmonie naturelle de vos vers. Vous avez donc

eu toutes les preuves d’estime de la part des indépendants et des compétents : que

pouviez-vous désirer de plus ? ”.

Il pouvait aussi ajouter, qu’en plus de cette considérable activité dans le domaine de la

sociabilité savante, Sébillot laissait une œuvre majeure, dont, surtout, ces quatre volumes du

Folklore de France, publiés de 1904 à 1907, où il a mis à profit toute une vie d’érudition, en

un vaste travail de synthèse des connaissances de l’époque, connaissances qu’il avait

d’ailleurs largement contribué à susciter dans le cadre de ses activités éditoriales253.

En 1912, Paul Sébillot est donc à l’apogée de sa gloire et se prépare à une vieillesse érudite et

quiète. Il s’est peu à peu retiré des affaires et la revue elle-même s’endort doucement : les

notices nécrologiques y sont de plus en plus nombreuses, les appels à cotisation de plus en

plus pressants tandis que, au hasard des articles et des comptes-rendus, de nouveaux noms

apparaissent, celui de Van Gennep par exemple, dont les analyses semblent ouvrir une ère

nouvelle. Fort de l’œuvre accomplie, Sébillot semble voir sans grand trouble sa page se

tourner. Quelque voie que prenne la discipline qui s’annonce, il est certain de s’en voir

reconnaître la paternité. C’est alors que le tome XI de la revue Mélusine vient troubler cette

sérénité annoncée.

Entre philologie et anthropologie

Mélusine (Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages) est une revue à

253 Les quatre tomes sont chacun consacrés à un thème : Le ciel et la terre, la mer et les eaux douces, la faune et la flore, l’histoire du peuple et les monuments. Cet ouvrage, Henri Gaidoz lui-même le reconnaît, “ représente une masse énorme de lectures et de notes bien prises et bien classées... il tiendra lieu de toute une bibliothèque ”. Il fallait un “ grand zèle et une rare puissance de travail ” pour entreprendre cette synthèse (Gaidoz 1912a : 59). Il n’apprendra cependant rien aux folkloristes, s’empresse-t-il d’ajouter, “ car c’est un répertoire abrégé d’oeuvres qu’ils connaissent, et les enquêtes spéciales faites dans nos revues de folk-lore reparaissent ici, quoique sous forme de classement rédigé. Mais cet ouvrage s’adresse sans doute au grand public... Il résume surtout la Revue des traditions populaires que rédige M. Sébillot et qui lui a servi à provoquer et réunir une bonne partie des témoignages et documents avec lesquels est construit ce livre ” (Id.).

178

éclipse, fondée en 1877 par Eugène Rolland et Henri Gaidoz254. Rolland meurt en 1909,

Gaidoz annonce que ce numéro de 1912 sera “ probablement ” le dernier. Il le sera

effectivement. Curieux tome que celui-ci. Presque entièrement écrit par Gaidoz, il s’ouvre sur

une photographie de Rolland, prise en octobre 1900 et se clôt sur la table générale des onze

volumes qui forment la collection de Mélusine. Il présente surtout deux caractéristiques : tout

d’abord, on remarque que Gaidoz y consacre un nombre important de pages à dresser

l’inventaire d’une génération disparue, celle des fokloristes de la seconde moitié du XIXe

siècle, anciens collaborateurs de la revue. Il livre ainsi une série de portraits où se succèdent

Gaston Paris (1839-1903), Georges Doncieux (1856-1903), Anatole Loquin (1834-1903),

Jules Tuchmann (1830-1901), Valtazar Bogisic (1836-1908), Léopold-François Sauvé (1837-

1892), Eugène Lefébure (1838-1908), Samuel Berger (1843-1900), François-Marie Luzel

((1821-1895)... La plus conséquente de ces notices est, comme il se doit, consacrée à Eugène

Rolland (1846-1909), co-fondateur de la revue, mort depuis trois ans. On y remarque

également l’abondance des comptes-rendus bibliographiques, tous rédigés par Gaidoz et déjà

publiés les années précédentes soit dans le Polybiblion soit dans le Bulletin critique. L’auteur

ne cache d’ailleurs pas ces reprises pourtant bien éloignées de ses pratiques habituelles. Il les

justifie en expliquant que si Mélusine ne s’était pas interrompue en 1902 c’est tout

naturellement ses colonnes qui les auraient accueillis et que les republier est d’autant plus

justifiées que les deux autres revues s’adressaient à un tout autre public. Ces comptes-

rendus255 à eux seuls mériteraient une analyse détaillée, mais même à les parcourir rapidement

on en retire très nettement l’impression que, là encore, Gaidoz, le survivant, dresse son

tableau d’une période révolue, distribuant en quelque sorte les bons et mauvais points.

Henri Gaidoz ( 1842-19 ? ?) est un philologue, spécialiste des antiquités celtiques et

de la religion gauloise. Participant pleinement - aux côtés de Gaston Paris - de la nouvelle

école française de philologie, il sera nommé directeur pour la langue et la littérature celtique à

l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et fondera en 1870 la Revue Celtique qu’il dirigera

jusqu’en 1885. Membre de la Société des Antiquaires de France, c’est tout naturellement qu’il

se tournera vers le milieu très riche des folkloristes bretons et tout particulièrement vers

François-Marie Luzel avec lequel il entretiendra une correspondance suivie. C’est d’ailleurs

254 Mélusine durera alors un an. Ne rencontrant pas le succès escompté - Rolland pensait toucher un large public, sur le modèle du Magasin pittoresque dont la revue reprend d’ailleurs la mise en page en colonnes - Rolland arrête la publication. Elle reprendra de 1884 à 1901. S’interrompra à nouveau pour se clore enfin en 1912 avec le tome XI dont il est ici question. 255 Tout particulièrement intéressants sont les comptes-rendus en demi-teinte (c’est bien le moins que l’on puisse dire) des quatre volumes du Folklore de France de Paul Sébillot et des Rites de passage d’Arnold Van Gennep.

179

par son intermédiaire qu’il rencontrera Paul Sébillot en 1879. Les deux hommes vont un

temps collaborer. Ils publieront ensemble en 1882 dans la Revue Celtique une “ Bibliographie

des traditions et de la littérature populaire de la Bretagne ”, avant de faire paraître celle de

l’Alsace (Polybiblion, 1882), du Poitou (Zeitschrift für Romanische Philologie, VII, 1884),

des Frances d’Outremer (Revue de linguistique, XVIII et XIX, 1884-85) et de l’Auvergne

(Revue de l’Auvergne II, 1885)256. Ils publieront aux éditions du Cerf en 1884 Le Blason

populaire de la France qui devait être le premier tome d’une série intitulée La France

merveilleuse et légendaire qui ne verra jamais le jour. Paul Sébillot publiera seul, toujours au

Cerf en 1884 le second volume sous le titre Les Contes des provinces de France, avant de

renoncer à publier le reste. Que s’est-il donc passé en 1884 qui mit fin à la collaboration des

deux hommes ? L’hypothèse reste encore à vérifier257, mais c’est justement en 1884 que

commence la participation de Sébillot à la Revue L’Homme publiée de 1884 à 1887 par

Gabriel de Mortillet. Membre du comité de rédaction, il y fera paraître dix-huit articles qui

sont d’ailleurs parmi les plus intéressants de sa production et il fait partie des six

personnalités258, toutes membres de la Société d’Anthropologie de Paris, qui ont insufflé ses

orientations à la revue. L’Homme. Journal illustré des sciences anthropologiques, se donne

comme objet la connaissance complète de l’homme (histoire naturelle, ethnologie, sociologie,

linguistique, mythologie, géographie médicale, démographie) et veut servir de lien entre les

disciplines qui possèdent déjà toutes leurs propres organes spécialisés. Mais l’engagement de

la revue est tout aussi politique que scientifique. Elle se réclame du “ matérialisme

scientifique ” - ses membres sont pour la plupart des adeptes du scientisme et de la libre-

pensée - et veut “ contribuer à la fondation, non pas intellectuelle mais sociale, des sciences

anthropologiques ” (Richard 1989 : 233). Le militantisme politique de Sébillot n’est pas neuf,

c’est d’ailleurs la publication, en 1875, d’une brochure intitulée La République c’est la

tranquillité qui le mettra en contact avec Luzel, autre fervent républicain. Mais l’engagement

auprès de la Société d’Anthropologie de Paris est autre chose qu’un républicanisme de bon

aloi en ce milieu des années 1880. Lié à L’Homme, à la Société d’Autopsie Mutuelle, Sébillot

fait partie des courants les plus radicaux, politiquement et idéologiquement.

Dans le tome II de Mélusine, paru en 1884-85, Gaidoz ne semble pas avoir une

256 Je tiens ici à remercier chaleureusement Monsieur Fanch Postic du Centre de Recherche et de Documentation sur la Littérature Orale (Mellac, Finistère) qui mène actuellement des recherches sur la bibliographie foisonnante de Paul Sébillot et qui m’a donné accès aux très utiles documents de travail qu’il est en train de constituer. 257 C’est surtout le dépouillement systématique de la correspondance entre Luzel et Gaidoz qui paraît susceptible d’apporter quelques clartés nouvelles en la matière. 258 Les préhistoriens Adrien et Gabriel de Mortillet, Philippe Salmon, les physiologistes Fauvelle et Collineau et Paul Sébillot, qui, à eux seuls ont publié la moitié des travaux originaux (Richard 1989 : 234).

180

sympathie excessive pour les anthropologues et l’anthropologie :

“ Ce mot accaparé et dénaturé par des gens qui ne s’occupent que de crânes, d’os longs

et de cheveux, et qui y voient tout l’homme ”.

Sébillot, acerbe, répond dans le n°10 de l’Homme qu’il souhaite que les auteurs (Gaidoz et

Rolland, co-signataires de la préface)

“ … soient mieux informés pour le reste de leur cadre qu’ils ne le sont en ce qui regarde

l’anthropologie. A moins d’un parti pris, la lecture de n’importe quel bulletin de la

Société d’Anthropologie aurait montré aux éditeurs de Mélusine que les études

anthropologiques embrassent en réalité tout ce qui se rapporte à l’homme physique ou

moral, et le recueil lui-même où nous écrivons ces lignes est la meilleure preuve que

l’objectif du groupe est des plus étendus et des plus variés ”.

La rupture semble dès lors consommée et les contributions de Sébillot à la linguistique auront

désormais pour cadre la Revue de linguistique dirigée par Girard de Rialle, lui aussi membre

de la Société d’Anthropologie de Paris et rédacteur de L’Homme.

Est-ce bien là la seule raison de leur brouille ? La question reste ouverte mais, quoi qu’il en

soit, les années suivantes seront ponctuées de petites escarmouches. Sébillot omet de citer

Gaidoz dans des bibliographies, Gaidoz, dans ses comptes-rendus ne manque pas de louer le

talent de Sébillot pour les compilations, tout en soulignant que celui-ci n’apporte rien de bien

neuf et qu’il ne cesse de se répéter et de s’auto-citer. Bref, une animosité larvée continue de

séparer les deux savants. Et si l’on trouve Gaston Paris parmi les premiers adhérents de la

Société des Traditions populaires en 1885, aux côtés des membres de la Société

d’Anthropologie de Paris ou du Vicomte Hersart de la Villemarqué, on n’y trouve par contre

trace ni de Gaidoz, ni de Rolland, ni de Luzel.

La mauvaise fée de Sébillot

Que contient donc le tome XI de Mélusine qui soit de nature à troubler le “ premier des

folkloristes ” (Papillault 1918 : 88) ? Une longue notice, écrite comme toutes les autres par

Henri Gaidoz et consacrée à la vie et l’œuvre d’Eugène Rolland.

Né en 1846 et mort en 1909, Rolland est l’exact contemporain de Sébillot. Il est comme lui

issu de la bourgeoisie de province puisqu’il est originaire de Rémilly près de Metz. Il y

possède assez de biens pour consacrer sa vie à l’étude sans avoir à se soucier d’embrasser une

quelconque carrière. Venu à Paris en 1864 après ses études au Lycée de Metz, il fait partie en

181

1868 des premiers auditeurs de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes qui vient tout juste d’être

fondée par Victor Duruy. Il s’y inscrit aux cours de sanscrit et d’arabe et s’oriente très vite

vers ce qui sera la passion de toute une vie. “ Il avait suivi des cours de philologie pour ouvrir

son esprit et s’initier à des études qui l’intéressaient ; mais son esprit était ailleurs. Elevé à la

campagne il n’avait pas le dédain d’un citadin pour cet ensemble de littérature orale

traditionnelle, de pratiques anciennes, de croyances et de superstitions qu’on devait réunir

plus tard sous le nom de folk-lore... Mais son œuvre était bien de la philologie, en prenant ce

mot à son sens ancien et large ” (Gaidoz 1912). Lui aussi très prolixe, il publiera les

nombreux recueils de la Faune populaire dont la publication commence en 1877259. Il fait

paraître, la même année, Devinettes ou énigmes populaires de la France ainsi que le premier

numéro de Mélusine. En 1883, il publie les Rimes et jeux de l’enfance, et le premier des cinq

volumes d’un Recueil de Chansons populaires. Entre 1882 et 84, il sort trois volumes d’un

Almanach des Traditions populaires auquel Paul Sébillot va collaborer. Enfin, le premier des

huit volumes de la Flore populaire date de 1896. C’est justement sur ces questions de date

que Gaidoz va ouvrir son attaque en règle contre Sébillot. Rappelant la première année

d’existence de Mélusine et son interruption momentanée, il ajoute :

“ L’œuvre de ce premier volume ne fut cependant pas inutile, n’eût-elle fait que d’avoir

suscité chez nous deux folkloristes de mérite, MM. Henry Carnoy et Paul Sébillot. Je les

nomme par ordre de date. En effet le premier, encore écolier dans son pays de Picardie,

connut (je ne sais trop comment) les n°s de Mélusine presque dès son début ; il fut notre

premier disciple et il collabora à notre premier volume dès la date du 5 février 1877

(col. 71). M. Paul Sébillot ne connut Mélusine que plus tard, par notre volume daté et

broché de 1878. Il est aisé de penser que cette lecture fut pour lui une révélation.

Jusque-là il s’amusait à peindre : il était peintre de paysages, surtout de paysages

maritimes... Mais il connaissait admirablement ses campagnes et ses campagnards de la

Haute-Bretagne, et il exerçait autour de lui l’influence que donne une situation de

châtelain. Lettré en même temps qu’artiste, il comprit aussitôt l’œuvre esquissée dans

Mélusine : il entrevit d’un coup d’œil l’abondante moisson qu’il pourrait faire dans son

pays natal comme collecteur de littérature populaire, de légendes, de coutumes, de

superstitions : et à l’inverse du Corrège s’écriant : anch’io son’ pittore “ moi aussi, je

259 Il s’agit d’une œuvre lexicographique sans précédent en France et toujours d’un grand intérêt. Elle fut très favorablement accueillie dans les milieux de la philologie française et allemande - dont elle s’inspirait d’ailleurs ouvertement. Elle se présente sous la forme d’un dictionnaire. “ A chaque espèce animale est consacré un chapitre divisé en deux parties, dont la première contient les noms vulgaires, les termes de chasse, les dictions, une partie des proverbes, et dont la seconde renferme les proverbes qui font allusion à des contes, les contes, les préjugés et les superstitions ” (Rolland 1877).

182

suis peintre !” de peintre il devint écrivain et le folk-loriste actif, zélé et fécond qu’on

connaît. Les folk-loristes français peuvent en effet se classer, au point de vue de la

chronologie, d’après la date de notre Mélusine en 1877, ceux d’avant, qui sont tous

morts aujourd’hui et ceux d’après... ” (Gaidoz 1912 : 424-425).

On retrouve bien là le ton mordant propre à Gaidoz qui ne recule jamais devant une

polémique possible260. Mais ce n’est rien encore. Quelques lignes plus loin, il rappelle la

fondation de L’Almanach des Traditions populaires dont il souligne le rôle et la valeur et

rappelle que le second volume ( de 1883) contient un article de Paul Sébillot intitulé “ Le

dîner de Ma Mère L’Oye, réunion des folkloristes ”, dont il cite un extrait dans lequel Sébillot

explique qu’Eugène Rolland ayant eu l’idée d’un dîner mensuel qui permettrait de fructueux

échanges entre les folkloristes, la première réunion s’était tenue le 14 février 1882, sous la

présidence de Gaston Paris. Il y décrit ensuite les dîners suivants avant de donner à la fin

l’adresse des deux commissaires Loys Brueyre et Paul Sébillot. Et Gaidoz de poursuivre :

“ En effet, Rolland, demeurant en province, ne pouvait s’occuper des détails matériels

de ce dîner : il s’en était déchargé sur MM. Loys Brueyre auquel M. Sébillot vint, très

obligeamment, servir de second... Il n’est pas inutile de le rappeler, puisqu’aujourd’hui,

on croit généralement que ce dîner a été fondé par M. P. Sébillot, et que ce dernier se

laisse peut-être attribuer cet honneur. C’est le cas -si parva licet componere magnis - de

rappeler l’histoire d’Amerigo Vespucci venu après Christophe Colomb et le supplantant

dans la mémoire populaire. Et M. Sébillot est si bien l’Amerigo Vespucci de cette

affaire de folk-lore que lorsque, dans sa Revue des Traditions populaires (t. XXIII,

1908, p.459), il écrivit une nécrologie de Loys Brueyre, il raconta le Dîner de Ma Mère

L’Oye comme fondé par L. Brueyre et par lui-même, sans nommer Rolland qui pourtant

en était le véritable fondateur ” (Gaidoz 1912 :426).

Mais rappelle-t-il

“ S’il a signé ces convocations avec L. Brueyre, c’est comme commissaire du banquet,

délégué à cet effet par Rolland, pour négocier avec les restaurateurs et envoyer les

convocations, car Rolland dédaignait de s’occuper de ces détails... ”,

et d’insister sur le rôle des commissaires “ officieux responsables de la bonne chère et de

260 Gaidoz semble avoir eu un caractère difficile. Il fait lui-même référence à ce “ ‘moi haïssable’, haïssable, je le sais, de X, de Y, et de Z ” (Gaidoz 1912 : 424). Il allie une très grande exigence scientifique à très peu d’indulgence et moins encore de diplomatie. Mélusine est de toutes les polémiques : il y pourfend d’abord le symbolisme à la Max Muller, puis les “ anthropologistes ”... Il y a un certain acharnement de Gaidoz dans ses attaques : ainsi ses références constantes - et un peu lassantes - dans le tome XI au Mana, terme qu’il reproche à Van Gennep d’employer par pédanterie alors que le français possède le mot vertu qui, dit-il dans son acception ancienne veut dire exactement la même chose.

183

l’exactitude des convocations ”. (id : 427). Continuant son historique, Gaidoz explique que,

revenu vivre à Paris, Rolland va se désintéresser du Dîner qui sera continué par Sébillot et

préférera tenir une soirée hebdomadaire au café Voltaire.

Selon Gaidoz donc, non seulement Paul Sébillot n’aurait découvert que tardivement, grâce à

l’œuvre de Rolland, les potentialités offertes par le folklore à un lettré en mal de

reconnaissance, mais il aurait par la suite dépouillé Rolland du réseau que celui-ci avait créé,

grâce à L’Almanach et aux dîners mensuels, forme courante à l’époque de la sociabilité

savante. Henri Gaidoz va ensuite asseoir la suprématie et l’antériorité de Rolland sur des

bases moins matérielles. Non sans justesse, il précise :

“ Rolland n’a pas seulement fait école pour la recherche, la délimitation et la

classification des faits de folk-lore ; il a aussi fourni des modèles aux publications de cet

ordre. Avant lui, sauf de rares exceptions (surtout au début du XIXe siècle sous

l’influence de l’Académie Celtique et de ses questionnaires), on présentait les faits de

folk-lore dans une rédaction plus ou moins fleurie, et les réflexions morales et le

commentaire comparatif se mêlaient à la superstition ou à l’usage rapporté. Rolland, à

l’imitation de quelques travaux d’Allemagne, se bornait à rapporter la chose sans

fioriture ni commentaire, avec la seule indication de la provenance. On peut voir, par les

ouvrages publiés aux environs de 1880 et après, comme sa méthode fut observée et

suivie. Les premiers ouvrages de M.P. Sébillot, par exemple, sont rédigés d’après cette

méthode... ”.

Mais si Rolland fut, pour beaucoup, “ un professeur de précision et de sobriété ”, il n’a pas été

souvent payé de retour.

“ Il se sentait, lui le rénovateur du folk-lore français, tenu pour quantité “ négligeable ”

par ceux même qu’il avait si obligeamment accueillis et conseillés dès leur début dans

ces recherches, et qui même étaient des hommes de lettres, non des philologues comme

nous avions espéré en voir venir au folk-lore ”. Là encore, l’allusion à Sébillot est

transparente. “ Car c’est noircir inutilement du papier... que de rappeler à satiété, sous la

rubrique de tel ou tel endroit, que l’on dit : ‘si orvet voyait, etc.’ ou encore : ‘abeilles,

votre maître est mort !’ ” (id. : 429-430).

C’est justement pour lutter contre cet amateurisme et “ se défendre contre certaines rivalités

ambitieuses ” que Rolland décide en 1884 de reprendre la publication de Mélusine. La revue

procède par “ enquêtes ” et c’est à Rolland que revient le mérite de cette idée.

“ Nous appelions sur un fait déterminé la collaboration de nos lecteurs bénévoles après

avoir nous-mêmes défini le sujet et l’avoir traité comme nous pouvions avec nos

184

propres notes et nos recherches personnelles. Chacun qui voulait, venait ensuite avec ses

notes ou ses documents ou ses idées ; il avait l’honneur de sa collaboration, si petite

qu’elle fût, par sa signature : cuique suum. C’était le système coopératif appliqué au

folk-lore ; il était bon sans doute, puisqu’il fut aussitôt imité par les revues qui s’étaient

fondées pour rivaliser avec la nôtre. C’est aussi Rolland qui eut l’idée d’aborder par des

enquêtes la météorologie et le folk-lore de la mer, sujet alors nouveau, et qui, depuis, a

été vulgarisé par des publications spéciales à la fois en France et dans les pays de langue

anglaise ” (id. : 431)261.

Et Gaidoz de terminer par une pique envers les auteurs qui, de livres en revues, recyclent sans

cesse les mêmes matériaux et rééditent inlassablement les mêmes contes pour grossir leurs

bibliographies. Ceux que Rolland appelait les “ repreneurs ”, interdits à Mélusine. Sébillot en

fait bien sûr partie, lui dont Gaidoz ne se prive pas dans les comptes-rendus du Folklore de

France de souligner les constantes répétitions et réemplois262.

L’article se poursuit encore sur quelques pages mais il n’y est plus question de Sébillot.

Gaidoz y parle de l’œuvre lexicographique de Rolland, de ses méthodes d’enquête et des

mérites des compilations par rapport aux théories263. Il déplore ensuite que Rolland n’ait reçu

de prix ni de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, ni de la Société de Linguistique.

La notice se finit sur une note pathétique. Gaidoz explique qu’ayant acheté aux enchères les

livres, manuscrits et notes de travail de Rolland, il a entrepris d’achever la publication des

volumes en cours de la Faune et de la Flore. Mais craignant de n’y pas parvenir vu son grand

âge appelle de ses voeux une “ institution scientifique, Académie, Société savante ou

Université (de France, d’Europe ou des Etats-Unis) qui accepterait de poursuivre cette œuvre

en échange “ du stock des volumes publiés, des manuscrits et des fiches de l’auteur ”.

261 Sujets de prédilection de P. Sébillot. Sous le terme “ les revues ” c’est bien entendu la Revue des Traditions populaires fondée deux ans plus tard qui est ici visée. La Tradition qui paraîtra un peu plus tard sous la responsabilité de H. Carnoy est en effet fondée pour concurrencer la RTP bien plus que Mélusine. De fait, la RTP s’était fait une spécialité des “ enquêtes ” menées par un réseau de collaborateurs matérialisé par la Société des Traditions Populaires et animé par les fameux Dîners de Ma Mère L’Oye. Là encore, Gaidoz tient à rappeler que l’initiative de cette méthode de travail revient à Rolland et non, comme tout le monde semble alors le croire, à Sébillot. 262 Au sujet du tome IV par exemple : “ Pas plus que les précédents, ce volume n’est inédit par son contenu : ainsi le livre premier sur les monuments et les débris préhistoriques (qui forme ici plus de cent pages), avait déjà paru dans plusieurs revues ; ainsi le livre sur le peuple et l’histoire était connu des lecteurs de la Revue des traditions populaires. Mais cette réimpression a été pour l’auteur une occasion d’amélioration et de refonte... etc. ”263 Gaidoz consacre d’ailleurs un très long développement à cette dernière question. Il lui faut en effet justifier pourquoi les compilations de Rolland lui semblent si précieuses alors qu’il critique systématiquement celles de Sébillot. “ Ce sont, je le sais, des recueils de matériaux, mais de matériaux cherchés avec patience, choisis avec critique et admirablement classés. Le lecteur n’en voit pas le mérite, et pour lui cela paraît souvent pure compilation : en effet le lecteur ne voit pas la critique qui a présidé au choix des documents... ” (Gaidoz 1912 : 434).

185

Si j’ai longuement insisté sur le contenu de cet article c’est afin d’en bien faire ressortir la

violence et l’impact qu’il eût sur les dernières années de la vie de Sébillot. Il faut ajouter que

Gaidoz en reprit l’essentiel dans le prospectus gratuit, largement diffusé, qui annonçait la

publication du tome XI : le rôle formateur de Rolland, le fait qu’il soit le créateur du fameux

Dîner, les nouveaux folk-loristes, post-Mélusine, qui fondent des revues concurrentes, le

système des enquêtes aussitôt copié, les thèmes novateurs tels que les légendes de la mer, la

météorologie... Bref, tout y est, condensé certes, moins virulent peut-être, mais tout aussi clair

pour les lecteurs avertis de l’époque.

Au cours des deux années suivantes, Paul Sébillot, à grand renfort de correspondances, notes,

bibliographies... va tenter de déconstruire l’argumentaire de Gaidoz. Une polémique va

s’engager dans les pages mêmes de la Revue des Traditions populaires. Elle mériterait d’être

analysée terme à terme. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont la question des

archives affleure en permanence dans la réécriture que Sébillot va être amené à faire de son

propre passé.

Où les archives font des histoires

C’est en février 1913 que Paul Sébillot publie sa première réponse à Gaidoz dans la Revue

des Traditions populaires. Il l’intitule “ Notes pour servir à l’histoire du folk-lore en France ”

et la complète, sous le même titre, par un nouveau papier inséré dans le numéro du mois

d’avril.

Ces deux articles seront suivis en juin 1913 d’une “ Lettre à M. Paul Sébillot, Directeur de la

‘Revue des Traditions populaires’ ” écrite par Henri Gaidoz, accompagnée d’une page et

demie signée P.S. et intitulée “ Simples notes ”.

Dans son papier du mois de février, Sébillot ne répond que partiellement aux attaques de

Gaidoz. Il entreprend surtout de prouver que sa découverte du folklore a été bien antérieure à

Mélusine (ses premières collectes datent des environs de 1860) et qu’elle devait plus à la

lecture du Foyer breton d’Emile Souvestre et, plus tard, à sa rencontre avec François-Marie

Luzel (1821-1895) qu’à la publication d’une revue qui, à l’époque, lui était apparue comme

une initiative intéressante mais pas du tout comme la révélation à laquelle Gaidoz semblait

croire. Pour ce faire, il va retracer les premières étapes de ses études folkloriques, des années

60 aux années 80. Afin de compenser ce qu’un tel récit peut avoir de subjectif, il le place

d’emblée sous le signe de l’archive, ses propres archives soigneusement conservées, et dont il

186

fait autant de preuves ou d’arguments rhétoriques.

Il produit ainsi, pour justifier son entreprise et son importance pour l’histoire de la discipline

(affichée dans le titre), une lettre que Rolland lui écrivait le 30 août 1884 :

“ Ne raconterez-vous pas un jour dans une de vos préfaces comment vous avez été

amené à vous occuper de Folk-Lore. Ce serait intéressant pour l’histoire du Folk-Lore

en France ” (Sébillot 1913a : 50).

Tient-on semblable propos à un émule récent ? N’est-ce pas la preuve que, dès 1884, Rolland

reconnaissait son ancienneté de folkloriste et l’importance de son rôle ? Il explique ensuite

que, loin d’être écrit pour la circonstance, ce texte est extrait de Mémoires, soigneusement

documentés et jusque là demeurés inédits. Il lui confère ainsi, par un simple jeu de rhétorique,

le statut de document, de preuve historique, à laquelle n’aurait su prétendre une simple

réponse aux attaques de Gaidoz :

“ Il y a quelques années j’ai entrepris, à la prière de mes enfants, de rédiger mes

Mémoires, ce que j’ai fait non seulement d’après mes souvenirs, mais à l’aide de ma

correspondance, de mes notes et de documents imprimés ; j’ai été amené à y raconter les

étapes de mes études folkloriques, depuis mes premiers essais jusqu’à l’époque où le

Folk-Lore devint mon principal objectif. C’est à ce chapitre, inédit, que j’emprunte, en

la réduisant aux parties essentielles, cette petite histoire de mes débuts ” (Sébillot

1913a : 51).

Ce faisant, Sébillot déplace le champ du conflit. Il ne s’agit plus de règlements de compte

entre collègues mais bien d’un débat historique, et il l’est d’autant plus que la plupart des

acteurs sont alors disparus. Henri Gaidoz en appelle à un article de 1883, il veut donner des

cours de rectitude historique264, qu’à cela ne tienne, Sébillot entend bien le battre sur ce terrain

même. Face au ton volontiers agressif de Gaidoz, il affiche la neutralité, l’objectivité du

scientifique : il ne se défend pas, il écrit une page de l’histoire du folklore, citant

abondamment des extraits de sa correspondance, avec Rolland, nous l’avons vu, mais aussi

avec Luzel et avec Gaidoz lui-même, au temps de leur collaboration. Accentuant encore

l’effet de détachement, il joint enfin à l’article un tableau recensant de 1860 à 1876 la liste des

contes recueillis, le nom des conteurs, et le titre de l’ouvrage dans lequel Sébillot les a

finalement publiés. Sa conclusion est révélatrice de la stratégie adoptée :

“ Les notes qui précèdent montrent que, plus de dix ans avant Mélusine, je recueillais

des contes, des chansons, des devinettes, etc., et les extraits de ma correspondance avec

264 “ Je sais bien qu’au point de vue littéraire il ne faut pas attacher grande importance à ce dîner et à sa fondation. C’est un détail de peu d’importance, et, ici : je dirais presque un “ hors-d’œuvre ”. Mais encore, quand on écrit l’histoire, il faut l’écrire exactement, même dans ses détails ” (Gaidoz 1912 : 427).

187

Luzel ne laissent aucun doute sur les tentatives que j’avais faites antérieurement, et qui,

ainsi qu’on le verra dans le tableau ci-joint, avaient abouti à la récolte d’une quarantaine

de contes ” (Sébillot, 1913a : 59).

Et de terminer, avec une certaine grandeur, sur la constatation que si Mélusine avait été pour

lui une révélation, il n’aurait pas manqué de le dire, ayant, à plusieurs reprises écrit combien

la consultation de cette revue lui avait été profitable.

C’est dans son article du mois d’avril de la même année, que Paul Sébillot en arrive à

l’épineuse question de la fondation du “ Dîner de Ma Mère L’Oye ” qui concentre à elle seule

tous les problèmes des relations entre Rolland et Sébillot et de la primauté de l’un sur l’autre.

Encore n’en parle-t-il qu’à la fin de son papier. Poursuivant dans le ton adopté précédemment,

il commence d’abord par décrire les circonstances de sa rencontre avec Rolland (chez Gaidoz)

et les bonnes relations entretenues avec lui. Il les présente comme des relations d’échange,

Rolland lui demandant des formulettes sur la coccinelle et l’escargot, lui-même prenant

conseil auprès de Rolland pour savoir s’il convient de classer sous la rubrique “ Lutins ” les

animaux lutins. La réponse de Rolland est caractéristique : “ J’ai la même difficulté... ”. Ce

sont des relations d’égal à égal, et si Sébillot adopte, dans le second volume des Traditions et

superstitions de la Haute-Bretagne une grande partie de la classification de Rolland c’est qu’il

“ …trouvai[t] logique de mettre en tête de chaque monographie les noms d’animaux, les

termes patois, puis les proverbes, les formulettes, les superstitions et les croyances. J’y

ajoutais les contes, auxquels Rolland n’avait pas consacré une division spéciale ”

(Sébillot, 1913b : 173).

Non seulement ces relations ne sont pas celles d’un maître et de son disciple mais Sébillot

rappelle que contrairement à ce qu’avance Gaidoz ce n’est pas Rolland qui eut l’idée de

mener des enquêtes sur la météorologie et le folklore de la mer, thèmes auxquels il ne

s’intéressa qu’à partir de 1884 (tome II de Mélusine). En effet, des questions relatives à la

météorologie figuraient déjà dans l’Essai de questionnaire que lui-même avait publié en 1880

et les premiers résultats d’une enquête sur ce sujet dans les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine

occupaient dès 1882 (deux ans donc avant Mélusine) une vingtaine de pages du tome II des

Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. C’est de même dès 1880, dans les Contes de

la Haute-Bretagne que Sébillot commence à rapporter les premiers contes de marins. En

1882, rappelle-t-il, il tirait sur chromographe un questionnaire spécial qui fut le point de

départ d’une des enquêtes les plus riches, celle de L.-F. Sauvé qui sera plus tard exploitée par

Mélusine. Là encore, les correspondances viennent relayer les faits dès qu’ils ne sont plus

avérés dans les bibliographies :

188

“ ‘J’ai lieu de craindre, m’écrivait Sauvé dans une lettre du 10 février 1883, que les

superstitions de la Mer ne soient peu nombreuses sur la côte du Finistère. Mes

recherches dans cette direction ont été jusqu’ici infructueuses. Je me mets toutefois bien

volontiers à votre disposition pour diriger mon enquête sur tel point qu’il vous plaira de

me désigner...’. Je lui envoyai un questionnaire ; environ trois mois après il me remettait

un manuscrit d’une quarantaine de pages, qui prouvait que sa persévérance avait été

couronnée de succès. Quant aux enquêtes de Mélusine sur la mer, la seule contribution

vraiment importante fut celle de Sauvé, d’après des recherches dont le point de départ

était dû à ma propre initiative ; Mélusine l’utilisa sans dire quel avait été le promoteur

de cette récolte, dont une grande partie m’avait été remise par l’auteur vers le milieu de

1883 ” (Sébillot 1913b : 175).

Ayant ainsi réglé la question des thèmes et des méthodes de travail, Sébillot en vient enfin à

l’affaire du Dîner. Il produit tout d’abord une lettre de Loys Brueyre, datée du 3 avril 1880, et

mentionnant : “ Je viendrai mercredi au dîner des Celtistes et nous causerons du Dîner des

Mythographes ”. La commentant, il explique qu’en 1883, au moment où il écrivait dans

l’Almanach des Traditions populaires que Rolland avait eu l’idée d’un dîner mensuel, il avait

oublié que, deux ans auparavant, Loys Brueyre et lui-même avaient déjà évoqué une telle

création qui permettrait de réunir les “ amis de la littérature populaire ”. Partant de ce fait

(donné pour avéré), on assiste alors à un glissement progressif de l’argumentation :

“ Je ne me souviens plus de ce qui empêcha, il y a 33 ans, la réalisation de ce désir, qui

était celui de Brueyre , et de plusieurs autres folkloristes. Rolland qui n’avait pas alors

quitté Paris, et qui assistait assez régulièrement au Dîner Celtique, eut

vraisemblablement connaissance de ce projet ; s’il ne fut pas réalisé dès cette époque,

pour des raisons dont je ne me souviens plus, il n’en constituait pas moins un jalon, le

premier en date de tous. Deux ans après, alors que par l’Almanach des Traditions

populaires, Rolland possédait le seul organe de folk-lore existant à Paris, il reprit,

sollicité par plusieurs, l’idée que nous avions émise Loys Brueyre et moi, et lui donna

l’appui de sa publication... Nous avions proposé comme titre : “ Dîner des

Mythographes ”, celui que Rolland indique dans une de ses lettres est sensiblement le

même “ Dîner Mythographique ”, et, absent de Paris, il s’adresse précisément à Loys

Brueyre et à moi pour nous prier de l’aider à organiser pratiquement le dîner ” (Sébillot,

1913b : 176).

Mais cette aide amicale ne fait pas pour autant des deux hommes les “ officieux ” de Rolland

et Sébillot, visiblement piqué au vif, réfute surtout l’assertion de Gaidoz selon laquelle il

189

aurait été le “ second ” de Brueyre. Il entreprend donc, à l’aide de lettres de Rolland, de

montrer que son rôle avait au contraire été plus important que celui de son compagnon bien

qu’il ait toujours tenu à ce que celui-ci figurât comme co-organisateur du Dîner, en dépit

même des propositions de Rolland :

“ Il (Gaidoz) écrit aussi que Rolland “ négligeait de s’occuper de ces détails

(d’organisation), il s’en était déchargé sur MM. (sic) Loys Brueyre, auquel M. Sébillot

vint très obligeamment servir de second ”. Cette affirmation n’est pas exacte, ainsi que

le constatent ces lettres de Rolland lui-même. ‘ Je prépare l’Almanach. Le 2e mardi des

mois de novembre, décembre, janvier, février, mars, avril, mai, vous convient-il pour le

dîner Mythographique ? M. Brueyre n’a pas l’air de se soucier beaucoup d’être

commissaire du dîner ; je vous laisserai seul en nom, si vous n’y voyez pas

d’objection ’. Mes relations avec L. Brueyre, qui ont été cordiales jusqu’à la fin de sa

vie, ne me permettaient pas de me séparer de lui, et dans l’Almanach de 1882 nos deux

noms figurèrent dans l’ordre alphabétique. Rolland était pourtant indécis sur les voies et

moyens et il m’écrivait à la fin de novembre 1882 : ‘ Vous seriez bien aimable d’aller

jusque chez Maisonneuve et de vous entendre avec lui sur l’opportunité d’un dîner

mythographique dans le mois de janvier. Peut-être pourrait-on reculer le premier dîner

jusqu’en février. Quant à moi je ne puis m’en occuper ni aller à Paris ’. Je ne fis pas

cette démarche, et je répondis que je m’entendrais avec Brueyre. C’est d’accord avec lui

que furent lancées les convocations de février, et celles des mois suivants. De cette

époque, au mois de décembre 1884, nous nous occupâmes, sans être aidés par Rolland

de l’organisation, et nous seuls subvenions aux frais du culte ” (Sébillot 1913b :177).

Enfin, citant plusieurs lettres à l’appui (Brueyre, Carnoy, Bladé, Luzel), il termine en

expliquant que si Gaidoz a, fort à propos, oublié celui qui a trouvé le nom de Ma Mère L’Oye

pour désigner les dîners, il lui est fort aisé de lui rafraîchir la mémoire puisqu’il s’agit de lui-

même et que des invitations, sous ce titre, avaient été lancées dès le mois de janvier 1882.

Ses dernières lignes adoptent, comme dans le cas de l’article précédent, le ton professoral de

la démonstration :

“ Il résulte de cet exposé, appuyé de documents, 1° Que dans les premiers mois de 1880

nous avions Loys Brueyre et moi eu l’idée d’un Dîner des Mythographes. 2° Que deux

ans après, lorsque Rolland parla dans l’Almanach des Traditions populaires d’un Dîner

du folk-lore, c’est à MM. Loys Brueyre et moi qu’il s’adressa pour sa réalisation, se

souvenant de leur initiative précédente. 3° Que de 1882 à 1883, ils organisèrent le dîner,

et que Rolland se borna à l’annoncer dans son Almanach. 4° Que le titre de Ma Mère

190

l’Oye fut apporté au groupement par Paul Sébillot... ” (Sébillot 1913b : 179)

Au mois de juin 1913, Gaidoz, fait paraître, dans les pages mêmes de la Revue des Traditions

populaires une “ Lettre à M. Paul Sébillot ”. On a dès lors le sentiment d’assister à un duel

d’escrimeurs. Gaidoz choisit en effet d’affronter Sébillot sur le terrain même où il a placé le

conflit : celui de l’histoire et de l’archive.

“ C’est une question (les relations Rolland-Sébillot) dont je devais m’occuper dans ma

notice puisque j’y faisais l’histoire d’une période du folk-lore français, période où vous

tenez une place. Je reconnais bien votre mérite... et j’ai toujours loué la bonne

ordonnance et la précision de vos ouvrages. Mais ici, il s’agit d’une question

d’originalité et de priorité. Or cette place dans le folk-lore français vous l’avez prise à la

suite de Rolland, et cela, j’avais le droit de le rappeler. Je devais même le faire, pour

écrire une page d’histoire littéraire, - chronologique - et pour mettre en pratique la

vieille maxime : “ à chacun le sien ”, cuique suum ” (Gaidoz, 1913 : 271-72).

Dès lors, le conflit est exprimé par les deux partis en termes totalement renouvelés : deux

acteurs proposent chacun une version différente d’une même période historique, occultant,

autant que faire se peut le fait qu’ils en aient été eux-mêmes les principaux protagonistes.

C’est maintenant une histoire contre une autre, une archive contre une autre, et même une

façon de lire l’archive contre une autre. Gaidoz est en effet un fin bretteur et dans un passage

assez long, mais qui mérite d’être cité dans son intégralité, Sébillot voit ce qu’il pensait être

des preuves en sa faveur se retourner contre lui.

“ Dans votre obstination à vouloir effacer un fait d’histoire, vous ne vous êtes pas

aperçu que les lettres intimes de Rolland apportées par vous-même au débat,

témoignaient contre vous. Vous protestez contre la traduction du titre de commissaires

du Dîner que l’interprétais comme ‘ officieux responsables de la bonne chère et de

l’exactitude des convocations ’... Or, vous citez (n° d’avril p.177) des lettres de Rolland

a vous adressées dans cette époque.

‘ Je prépare l’Almanach. Le mardi des mois de novembre, décembre, janvier, février,

mars, avril, mai, vous convient-il pour le dîner Mythographique ? M. Brueyre n’a pas

l’air de se soucier beaucoup d’être commissaire du Dîner ; JE VOUS LAISSERAI

SEUL EN NOM, si vous n’y voyez pas d’objection. ’

Et un peu plus tard, fin novembre 1882 :

‘Vous seriez bien aimable d’aller jusque chez Maisonneuve et de vous entendre avec lui

sur l’opportunité d’un dîner mythographique dans le mois de janvier. Peut-être pourrait-

on reculer le premier dîner jusqu’en février. Quant à moi je ne puis m’en occuper ni

191

aller à Paris .’

Vous ajoutez : ‘ C’est d’accord avec lui (Rolland) que furent lancées les convocations

de février et celles des mois suivants ’. En effet, et Rolland avait conservé la lettre où

vous lui rendiez compte de l’accomplissement de votre mandat.

Vous lui écriviez : ‘ J’ai envoyé 35 invitations à Paris pour le dîner prochain, et j’ai

remis quelques lettres à Brueyre afin qu’il les distribue. Il est possible que nous soyons

une quinzaine... ’. Trente-cinq convocations à 5 centimes chacune, cela ferait 1 fr. 75.

Encore en avez-vous remis quelques-unes de la main à la main ou dans votre

correspondance, comme vous faisiez avec moi. Je touche cette question d’ordre

financier, parce que vous vous prévalez aujourd’hui des dépenses d’argent que vous

avez faites pour le Dîner de ma Mère l’Oye...

C’est comme à un commissaire, choisi par lui, que Rolland vous écrivait ces lettres que

vous publiez. Et ce sont celles d’un organisateur à un mandataire ou d’un chef de

groupe à un adhérent. Si le terme “ officieux ” que j’ai employé dans ma notice vous

offusque, je le retire volontiers, mais pour le remplacer par ceux de mandataire,

d’adhérent de Rolland, car vous étiez tout cela, et vous n’avez pas le droit de vous

prévaloir de la peine que vous avez eue d’aller commander le dîner au restaurant ou de

vos frais de timbres-poste dans les convocations pour vous faire - rétrospectivement - le

“ fondateur ” du dîner des folk-loristes ” (Gaidoz 1913 : 273-74)

L’histoire de cette polémique est maintenant presque terminée. Paul Sébillot accompagne la

publication de cette lettre de Gaidoz d’une page et demie de “ Simples notes ”. On n’y trouve

nulle archive, nulle lettre sortie d’un tiroir, nulle preuve nouvelle et décisive qui retournerait

la situation. Comme si Sébillot avait renoncé à produire des documents qui pouvaient si

facilement trahir l’interprétation que l’on voulait en faire. Il se contente d’argumenter sur

deux points : le premier concerne une extrapolation de Gaidoz qui interprète la phrase “ c’est

d’accord avec lui que furent lancées les convocations ” comme si “ lui ” désignait Rolland -

dont il rajoute d’ailleurs le nom entre parenthèse dans la citation qu’il fait du texte de Sébillot

- alors qu’il s’agit en fait de Brueyre. Suivant cette technique - d’ailleurs largement utilisée

par son adversaire - qui consiste à semer le doute sur une partie pour invalider le tout, Sébillot

tente ainsi de remettre en cause les interprétations de Gaidoz et donc sa version de l’histoire.

Le second point consiste à souligner le contraste entre les attitudes des deux protagonistes :

dans l’impossibilité de sortir de ce jeu d’argumentation et de contre-argumentation et devant

la labilité du régime de la preuve, Sébillot change de tactique. Il en appelle au lecteur et lui

192

demande de juger sur la forme ce qu’il est impossible de trancher sur le fond.

“ M. Gaidoz fait appel à tous mes lecteurs265 par une de ces affirmations ex cathedra

dont sa lettre fournit d’autres exemples. Sans être aussi solennel, il m’est permis de

penser qu’ils établiront la différence entre le ton modéré et clair de mes articles, et celui,

déclamatoire, parfois agressif, de mon contradicteur ; et ils seront tentés de conclure :

‘ Tu prends ta foudre, Jupiter, donc tu as tort ’” (Sébillot, 1913c : 276).

Entre Mémoires et Histoire

Quelques mois plus tard, exactement le 7 décembre 1913, Paul Sébillot commençe à publier

ses Mémoires, sous forme de feuilleton, dans un journal d’originaires Le Breton de Paris,

publication annoncée dans un encart de la Revue des Traditions populaires266. Ces

“ Mémoires d’un breton de Paris ” paraîtront, hebdomadairement, chaque dimanche, jusqu’au

2 août 1914. La mobilisation générale interrompt alors le journal et, du même coup, leur

publication. Il m’a été impossible à ce jour d’en retrouver le manuscrit. Les chapitres publiés

ne concernent que les années d’enfance, d’adolescence et les débuts de son activité de peintre.

Nous n’y trouvons donc rien ni sur ses débuts de folkloriste (qu’il a résumés dans les deux

articles), ni sur ses activités politiques, ni a fortiori sur des périodes ultérieures de sa vie,

lorsqu’il devient chef de cabinet au Ministère des travaux publics ou que son activité de

folkloriste bat son plein. Paul Sébillot est mort en 1918, et je ne suis pas loin de penser qu’il a

d’une certaine façon raté sa sortie. Car cette publication interrompue était son ultime réponse

à Gaidoz, sa version de l’histoire, celle qu’il voulait que la postérité retienne. Il est d’ailleurs

intéressant de constater que Sébillot a précisément choisi la forme des Mémoires, exercice

littéraire consacré et tout à fait particulier, pour garder trace et porter témoignage d’une vie

presque toute entière vouée à l’écriture et à la “ conversation ”. Sébillot, qui se définit

volontiers comme un “ publiciste ” s’est en effet toujours considéré comme un homme de

lettres267, mais il est par ailleurs un homme de sociabilité, de conversation. Or les Mémoires “

265 “ Lorsque Rolland parlait de vous avec sa philosophie habituelle, philosophie indulgente dont vous-même apportez la preuve à la fin de votre second article (Sébillot avait mentionné que Rolland et lui s’entraidaient quand ils se trouvaient ensemble à la Bibliothèque Nationale), il remarquait quelquefois en souriant que vous cherchiez toujours à vous antidater dans le folk-lore. Vous antidater ! Le mot est de Rolland, et vos deux récents articles ne font que confirmer ce jugement. J’en appelle à tous vos lecteurs ” (Gaidoz 1913 : 274). 266 C’est à Daniel Fabre, qui se souvenait de cet encart et qui m’a indiqué que les mémoires avaient été publiées dans Le Breton de Paris, que je dois d’en avoir retrouvé la trace. 267 Définition du Littré du mot “ publiciste ”. Paul Sébillot fait partie, depuis 1880, de la Société des Gens de Lettres où il a eu pour parrains Charles Monselet et E. de Pompéry. Son dossier, assez maigre, déposé aux Archives Nationales sous la côte 454 AP 391 (dossier 1276) apporte cependant quelques données au dossier des

193

sont le plus souvent écrits au soir de leur vie par des virtuoses de la conversation... Ce sont

des improvisations orales écrites, elles relatent moins l’histoire de leur auteur ou celle de son

temps qu’elles ne résument les réflexions, commentaires, choses vues et rapportées, portraits

et caractères qu’une vie de conversation a rassemblés ” (Fumaroli 1992 : 688-689). A cet

égard, Sébillot est un parfait mémorialiste. Les épisodes publiés nous apprennent peu de

choses sur sa vie privée. Il n’y dira rien de son mariage par exemple ou de la naissance de ses

enfants. S’il y parle assez longuement de son enfance, dans le premier chapitre intitulé

“ L’enfance d’un fils bourgeois dans une petite ville ”, c’est que le vieillard est visiblement

attendri par l’enfant qu’il était et qu’il lui importe de souligner que cette enfance, proche du

peuple et de la nature, porte en germe sa future vocation de folkloriste. De façon

caractéristique, le personnage de Vincente Béquet, la nourrice qui l’a élevé et auprès de qui il

a recueilli ses premiers contes est présente dès les premières lignes.

“ Je suis né à Matignon, petite ville du département des Côtes-du-Nord, le 6 février

1843, à quatre heures du soir. Mes parents, qui avaient déjà trois enfants mâles,

souhaitaient vivement une fille ; aussi éprouvèrent-ils quelque contrariété à l’arrivée

d’un quatrième garçon. Ma bonne Vincente Béquet me la traduisait plus tard d’une

façon pittoresque : ‘ Sans moi, mon petit gars, me disait-elle, ils t’auraient jeté dans la

neige ’, et il y en avait plus d’un pied sur la terre ” (Sébillot, MBP, 7 décembre 1913).

S’il parle relativement peu de sa vie privée, il décrit par contre en détail les personnages qu’il

a été amené à rencontrer. Ses Mémoires sont à cet égard une longue galerie de portraits et les

hommes y tiennent beaucoup plus de place que les événements proprement historiques. Par

contre, il y dresse le tableau des notables de province et des milieux artistiques parisiens. Le

jugement porté par Sébillot sur ses contemporains est souvent sans indulgence. Faut-il y voir

une trace de son épisode conflictuel avec Gaidoz ? Sébillot ne manque jamais de souligner

que les autres, parfois plus doués, ont cependant moins bien réussi que lui ou à revendiquer

comme siens des mérites que les autres pourraient chercher à s’attribuer. Le tout n’est pas

dénué d’une certaine complaisance et, à l’évidence, Sébillot qui est, dès le collège le meilleur

de sa classe, capable de rimer en vers français comme en latin, donneur de bons conseils à ses

condisciples, s’octroie d’emblée le rôle de celui que l’on regarde, que l’on admire et que l’on

suit. On y retrouve, d’une certaine façon, le ton de ses deux articles : celui d’un homme qui se

situe au-dessus de la mêlée et qui pratique l’art de parler de ses mérites avec la même

apparente objectivité que le ferait un étranger268.

relations entre folklore et littérature. 268 L’exercice était d’ailleurs plus courant qu’on ne le pense. Ainsi l’article très flatteur consacré à Sébillot dans le Dictionnaire international des folkloristes contemporains de Carnoy (1903), est en fait rédigé par lui-même.

194

L’archive : risques et périls

A moins de retrouver un jour le manuscrit de ces Mémoires perdus, nous ne connaîtrons

jamais dans son entier l’histoire dont Sébillot s’était voulu le héros. Et ce manuscrit

introuvable pose la question du devenir posthume de ses papiers. Il est aisé d’en imaginer la

richesse. Sans compter la bibliothèque nourrie de tous les ouvrages envoyés à la Revue des

Traditions populaires, et dont on sait que Sébillot tenait la liste, il y avait les notes de lecture

ou de terrain concernant des milliers de faits de folklore et dont l'importance est considérable

dans la rédaction des ouvrages de Sébillot. Ceux-ci reposent en effet essentiellement sur des

systèmes de classement, par affinité, de ces données269. Paul Sébillot était un homme de

classement. Il attribue ce goût à l’enseignement d’un de ses professeurs, Jules Léveillé, alors

simple chargé de cours en droit français :

“ Cette exposition logique et sériée m’intéressait infiniment et, peut-être en raison

d’une inconsciente affinité d’esprit, j’en compris tout de suite l’importance. C’est

vraisemblablement à ses leçons que je dois l’habitude de “ bien classer ” que constata

plusieurs fois Gaston Paris et que Gaidoz lui-même qualifiait “ génie du

classement ” ” (MBP, 17, 5 avril 1914).

Ce n’était d’ailleurs pas seulement un compliment dans l’esprit de Gaidoz. Les ouvrages de

Sébillot sont, à son goût, trop “ descriptifs, et non pas d’ordre historique ou philologique ”

(Gaidoz 1912 : 50). Mais Sébillot n’est pas un homme d’hypothèse, c’est un collecteur et un

classificateur. Et en homme d’ordre, Sébillot a aussi conservé et classé toute sa

correspondance. A considérer l’étendue de son réseau de correspondants (on devrait d’ailleurs

dire de ses réseaux : folklorique, mais aussi journalistique, politique...), elle devait être

considérable.

Or Sébillot est loin d’être insensible aux charmes de l’archive. Dans ses Mémoires, il repense

avec nostalgie aux livres et aux liasses de papiers et d’autographes d’un vieil érudit breton qui

lui avait ouvert son cabinet de travail et sa bibliothèque littéraire :

“ Il y avait là , souvent dans un excellent état de conservation, des auteurs des XVIe Comme d’ailleurs tous les articles de cet ouvrage le sont par les principaux intéressés. On peut consulter à ce propos l’amusante polémique qui a opposé un autre folkloriste de l’époque, Félix Arnaudin, aux éditeurs du Dictionnaire (Latry 1999). 269 Sébillot estime à 6 ou 7000 les faits mis en ordre dans les deux premiers volumes du Folklore de France (Sébillot 1904 : IV).

195

et XVIIe siècles, par douzaines, en éditions du temps ! Je ne sais pas ce qu’ils sont

devenus ... Après sa mort tout cela a dû, comme beaucoup de documents qu’il avait,

servir à flamber des poulets ou être considéré comme

Bon à mettre aux cabinets ! ” (MBP, 14, 15 mars 1914).

Pourtant, Sébillot, au soir de sa vie, ne semble pas avoir pensé à protéger ses propres papiers

de la destruction ou de la dispersion. Il est cependant le premier à en connaître la valeur. Il ne

mésestime pas, loin de là, nous l’avons vu, son rôle dans le milieu des folkloristes. Il sait donc

l’importance de ses papiers pour la constitution d’une histoire de la discipline. Il a d’ailleurs

lui-même amplement puisé dans ses notes et ses correspondances pour écrire ses Mémoires. Il

les a aussi abondamment utilisées dans le cadre de sa “ querelle des préséances ” avec Gaidoz.

Il ne manque pas non plus d’institutions susceptibles de recueillir le précieux dépôt et au

premier chef le Musée du Trocadéro, dont Ernest-Théodore Hamy et Armand Landrin sont

membres de la Société des Traditions populaires. C’est d’ailleurs ainsi, parce qu’ils avaient

été donnés au Musée du Trocadéro, que les objets collectés par les membres de la Société

(dont les amulettes de Lionel Bonnemère) font aujourd’hui partie des collections du Musée

des Arts et Traditions Populaires (Bouteiller, 1966).

Or, il n’a pris aucune disposition de ce genre. Et l’on ne peut s’empêcher de conjecturer. Car

c’est bien à ses Mémoires que Sébillot avait confié la tâche de donner le fin mot de l’histoire,

le mot de la fin. Comme si ses propres archives, toujours susceptibles de lui échapper, de le

trahir, lui faisaient peur270. “ On n’est jamais mieux servi que par soi-même ” dit l’adage

qu’un folkloriste ne pouvait manquer de connaître : entre le récit et l’archive, Sébillot a donc

choisi le récit. Mais, par une sorte de pied de nez du destin, ce récit maîtrisé, cette histoire

définitive, que Sébillot a voulu construire lui-même, contre l’archive, contre l’interprétation

historienne et incontrôlable de l’archive, cette histoire donc, jamais imprimée, ne pourrait

aujourd’hui être mise au jour que si l’on en retrouvait le manuscrit. Or qu’est-ce qu’un

manuscrit sinon l’archive par excellence, cette archive improbable dont Sébillot, se gardant le

monopole de l’écriture d’une histoire, n’a pas voulu qu’elle devienne un bien public.

270 Dans un article récent, Sylvie Sagnes (2001) souligne à quel point cette attitude ambiguë vis-à-vis de l’archive est courante. Dans bon nombre de cas, quant elle n’est pas détruite, elle est laissée à l’abandon. Et il est vrai que le nombre des archives sauvées de la destruction est fort peu élevé. A ne considérer que les protagonistes de notre histoire, on réalise que les archives Rolland et de Gaidoz ont elles aussi disparu. Seules celles de Luzel ont été conservées. Mais les querelles qui ont entouré la publication du travail de Françoise Morvan sur ces archives (voir surtout Morvan 1999) montre bien à quel point celles-ci peuvent encore aujourd’hui être considérées comme potentiellement dangereuses.

196

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199

Luzel ou le problème de fonds

Françoise Morvan

François-Marie Luzel (1821-1895) est le principal collecteur de contes, de chansons et de

théâtre populaire de la Basse Bretagne, c'est-à-dire de la Bretagne bretonnante, autrement dit

parlant breton, par opposition à la Haute-Bretagne, parlant ou ayant parlé, un dialecte français

appelé le gallo. Il est certain que la collecte de Luzel en Basse-Bretagne est moins importante

que celle de Paul Sébillot (1846-1918) mais Luzel fut une sorte de pionnier (ouvrant la voie

notamment à Sébillot lui-même qui s'adressa à lui au début de ses recherches) et il est

essentiel de tenir compte de ce rôle de défricheur qui explique bien des aspects étranges, ou

peu cohérents à force d'être trop conformes à ce que l'on pouvait attendre, de l'œuvre de

Luzel.

Issu d'une famille paysanne, et républicaine, Luzel s'est trouvé à la croisée des

collectes romantiques (par l'intermédiaire de son oncle Julien-Marie Le Huërou, élève de

Michelet à l'Ecole Normale Supérieure qui semble l'avoir initié au collectage) et des

premières collectes scientifiques (sous l'influence de Renan, autre Breton du Trégor),

rencontré en 1858, et qui devait faire en sorte de lui permettre de mener à bien ses recherches,

poursuivies jusqu'alors avec une sorte de ténacité sans espoir).

A- Survol de l'œuvre.

Son œuvre, assez tardive, s'ouvre, en 1863, par la publication d'une pièce de théâtre populaire

intitulée Sainte Tryphine et le roi Arthur, à la suite de quoi, sur intervention de Renan, il

obtient la première des missions qui ont déterminé toute l'orientation de son travail.

Cette première mission, portant sur le théâtre populaire breton, dure de 1863 à 1865, et

200

lui permet de déposer une centaine de manuscrits à la Bibliothèque nationale, outre les

rapports de mission doublant son journal de route qui constituent la base de ce que nous

savons sur le théâtre populaire, genre alors très vivace et à présent disparu.

Ne pouvant obtenir de mission pour achever sa collecte de chansons populaires,

commencée vers 1844, il décide d'explorer un domaine jusqu'alors peu exploré en Bretagne,

celui du conte : de 1868 à 1874, il se consacre à cette recherche en bénéficiant de subventions.

Au terme de cette période de missions, Luzel qui avait jusqu'alors alterné

enseignement et périodes de congé, devient rédacteur en chef d'un journal républicain

militant, L'Avenir de Morlaix, puis archiviste du Finistère, et il occupe ses dernières années à

tenter de reprendre et publier ses collectes. En 1895, il est bien loin d'y être arrivé, ce qui

explique l'importance du fonds laissé à sa mort.

B – De l'œuvre au fonds

Les difficultés qu'il a rencontrées se comprennent en relation avec le contexte

idéologique des collectes en Bretagne : issue d'une commande de l'Etat français et liée à

l'influence de Renan, suspecte donc d'anticléricalisme, de scientisme, et d'inféodation à l'esprit

des Lumières, la recherche de Luzel le coupe des folkloristes et auteurs de langue bretonne.

Majoritairement cléricaux, partisans de l'ordre et défenseurs d'une nation bretonne à

reconquérir contre l'envahisseur franc pour l'inscrire dans une vaste Celtie reconstituée, ils ont

pour chef de file le vicomte Théodore Hersart de la Villamarqué, auteur de ce que l'on a

appelé le maître-livre de la renaissance bretonne, le Barzaz Breiz, paru en 1839 et réédité en

1845 et 1863. Lorsque Luzel, à partir de 1872, démontre que le Barzaz Breiz, est pour une

bonne part fabriqué, il se trouve mis au ban de ce qu'il nomme le clan des bardes et des

cléricaux. La querelle du Barzaz Breiz le voue à un rôle de transfuge – rôle qui restera le sien

aux yeux des nationalistes bretons, qui continueront jusqu'à nos jours à voir en La

Villemarqué leur maître. Cela n'a pas été sans influence sur l'abandon durable dans lequel le

fonds a été laissé, même s'il était connu, répertorié et accessible à tous.

Survoler l'ensemble de l'œuvre de Luzel, c'est voir s'esquisser les trois massifs

principaux de ce fonds.

Si ses premiers recueils de chansons, les Gwerziou ou complaintes, ont paru en 1868 et

1974, à compte d'auteur, il lui a fallu attendre 1890 pour voir paraître, avec l'aide d'Anatole Le

Braz, les deux volumes complémentaires de Soniou ou chansons plus légères.

Son premier recueil de contes, intitulé Contes bretons, publié à trois cents exemplaires,

201

est paru en 1870 mais il lui fallu attendre 1881, puis 1887, pour voir paraître en cinq volumes,

chez Maisonneuve et Larose, une partie de sa collecte de contes (les Légendes chrétiennes et

les Contes populaires de la Basse Bretagne).

Le domaine initial de sa recherche, à savoir le théâtre populaire breton, a été l'objet

d'un désinvestissement progressif : il a bien continué d'aider ceux qui s'intéressaient à ce

domaine, comme Henri Gaidoz et Henri d'Arbois de Jubainville et a prêté volontiers les

manuscrits qu'il avait conservés, mais, hormis une édition de La Vie de Saint Gwennolé, en

1889, il n'a ni traduit, ni préparé pour l'édition les nombreux manuscrits dont il devait donner

un dénombrement à la Revue Celtique.

Est-ce par découragement, par désintérêt, par insouciance ou par étourderie qu'il a

laissé ses papiers et sa bibliothèque sans donner la moindre indication sur ses volontés ? Mais

n'a-t-il vraiment laissé aucune indication . A dire vrai, il y a là quelque chose d'étrange, car sa

passion la plus durable avait été , en somme, sa bibliothèque ; or, sachant qu'il avait

commencé de déposer à la Bibliothèque municipale de Quimper ses principaux manuscrits

(notamment les deux manuscrits contenant la version bretonne de ses contes), il est à supposer

qu'il avait l'intention de lui faire également don de ses livres et de ses archives.

Des lettres de Louis Hémon et de son frère, Prosper, auteur de la première ( et, à dire

vrai, la seule pendant un siècle) bibliographie de ses œuvres, laissent entendre que Luzel avait

pris ses dispositions. Ils se sont tous deux élevés, mais en vain, contre la décision des frères et

sœurs de Luzel de vendre ce qui était négociable, en désignant Anatole Le Braz comme

mandataire.

Quoi qu'il en soit, nous avons, non pas ce que Luzel a laissé, mais ce que Le Braz a

laissé.

II – UN FONDS SANS FOND

Anatole Le Braz (1859-1926), nommé au lycée de Quimper en 1886, alors que Luzel

était archiviste dans cette ville, était vite devenu son plus proche collaborateur. Comme nous

lui devons d'avoir évité le pire, à savoir la dispersion des livres et des manuscrits, nous ferions

preuve d'ingratitude en ne lui reconnaissant pas ce mérite, qui n'est pas mince. Il a, en effet,

d'une part, négocié la vente des huit cent cinquante volumes constituant le fonds breton de la

bibliothèque Luzel, et, d'autre part, légué l'essentiel des manuscrits et documents qu'il

possédait à la Bibliothèque interuniversitaire et surtout à la Bibliothèque municipale de

Rennes où ces fonds ont été bien conservés.

202

1 – Quimper ou les vestiges d'un authentique fonds possible.

Il resterait à observer, dans le cas de la bibliothèque Luzel qui était une œuvre

patiemment élaborée en étroite relation avec l'œuvre écrite ou collectée, que ces huit cent

cinquante volumes ne représentent qu'une faible part d'un ensemble dont les trois intérêts

majeurs étaient de permettre de suivre un travail dans la durée, de monter les rapports du

fonds strictement breton avec une recherche universelle, et de saisir la construction d'une

réflexion sur le folklore.

Sans même s'attarder sur la disparition des livres les plus précieux, fussent-ils bretons

(ainsi, les œuvres de Luzel par lui offertes à Sainte-Beuve et annotées, que Xavier Marmier

avait proposé de rendre à Luzel après la mort du critique), la suppression de tous les volumes

de folklore, objet de transactions constantes entre Gaidoz et Luzel au cours d'un quart de

siècle d'échanges, suffirait à rendre aléatoire toute réflexion à partir de ce fonds. Versé sans

inventaire préalable dans le fonds de la Bibliothèque de Quimper, il est, de toute façon, allé se

perdre parmi les milliers de volumes mis en communication. Un siècle après, souhaitant

dresser un catalogue du fonds Luzel de Quimper, les bibliothécaires ont dû examiner un à un

les cinq mille volumes du fonds breton, en attendant de passer au crible les vingt mille

volumes du fonds ancien. Cinq cents livres ont été ainsi identifiés et le premier Catalogue du

fonds Luzel de la Bibliothèque municipale de Quimper a vu le jour. Je ne peux que renvoyer à

ce catalogue, publié au terme d'un an de recherches minutieuses, et qui a été certainement le

plus bel hommage rendu à Luzel pour le centenaire de sa mort.

Le traitement infligé à la bibliothèque est révélateur du traitement réservé à l'ensemble

du fonds : réduction à la bretonnité, soumission à une visée patrimoniale, la conservation d'un

ensemble considéré comme clos excluant toute investigation suivie et toute réflexion.

2 - Le Braz ou l'ère régionaliste.

Manuscrits de théâtre populaire, volumes de contes préparés pour l'édition, chansons,

poèmes, essais, carnets de collecte, correspondances avec Sainte-Beuve, Renan, Gaidoz… le

fonds laissé par Luzel à sa mort est considérable. On s'attendrait à ce que Le Braz, qui a fait

un riche mariage, l'acquière, ou qu'il obtienne de la Bibliothèque de Quimper qu'elle en fasse

203

l'acquisition, afin qu'une édition méthodique puisse être entreprise : ce fonds vaut surtout pour

la possibilité qu'il offre de compléter l'œuvre inachevée et remédier aux difficultés qui, pour

Luzel, avaient été insurmontables. Mais Le Braz, qui ne cessera jamais de célébrer celui qu'il

appellera toujours son vénéré maître, ne se souciera ni de classement ni d'édition.

De 1895 à 1905, il puise dans ce fonds ce qui peut servir ses propres visées : ainsi, en

1896, extrait-il d'un beau manuscrit calligraphié contenant vingt contes en français, préparés

pour l'édition par Luzel peu avant sa mort, cinq contes qu'il publie sous le titre de Contes et

légendes des Bretons armoricains. Cinq contes sur des centaines, pas un de plus. Nommé à

l'université de Rennes en 1901, il entreprend de rédiger sa thèse sur le théâtre celtique et met à

contribution les recherches de Luzel, notamment le Journal de route, qu'il publie en 1910

dans les Annales de Bretagne. Par la suite, jusqu'à sa mort, en 1926, il se contentera

d'exhumer deça delà une lettre ou un document curieux pour en faire l'objet d'un article,

souvent erroné.

Si la correspondance de Luzel-Gaidoz a très tôt témoigné à l'égard de ce disciple au

style fleuri d'une acrimonie partagée par les deux correspondants, il faut reconnaître que les

craintes de Luzel se sont trouvées justifiées. Toute sa dignité avait été de consentir à une

abstention, une neutralité, qui ne peuvent sans doute être qualifiées de scientifiques en regard

des exigences actuelles mais ont été chèrement gagnées contre la prétention romantique à

s'approprier la parole des humbles. Or, Il est clair que ce qui intéresse Le Braz dans les

traditions qu'il recueille, c'est l'exploitation littéraire qu'il peut en faire. S'il prétend, comme

La Villemarqué, servir la science, c'est au prix d'une trahison qui, en 1839, était excusable,

mais ne l'était plus en 1863 (et la réédition du Barzaz Breiz avait contraint Luzel à exposer les

raisons de son désaccord). Le Braz, lui, n'a plus l'excuse de l'innocence. Lorsqu'il récrit,

fabrique des textes, prétend avoir recueilli en breton ce qu'il n'a jamais noté qu'en français, il

vise à servir une vision de la Bretagne qui n'est qu'un thème littéraire en vogue. Et pour ce

faire, il s'agit, comme on l'a vu pour la bibliothèque, de privilégier ce qui est breton, breton

exclusivement, au mépris de ce qui avait été le second point de rupture de Luzel avec

l'idéologie nationaliste en Bretagne, à savoir l'inscription de sa recherche dans une perspective

universelle. En cela, comme en son effort pour s'arracher à la prétention littéraire, Luzel

rejoignait un anonymat, une indifférenciation, qui le rapprochaient en profondeur de ce qui

faisait la puissance de la littérature populaire.

L'œuvre de Le Braz, qui fut, en 1898, Président de l'Union Régionaliste Bretonne, est

un détournement du travail de Luzel assez représentatif des tendances du régionalisme en

204

Bretagne. Mais peut-être vaut-il mieux se féliciter d'une indifférence qui nous a permis de

retrouver une bonne partie des archives, quand les manuscrits exploités par Le Braz (les

contes publiés et le Journal de route, notamment) semblent bien avoir disparu.

Malheureusement, nous nous heurtons ici à un autre problème, d'ailleurs intéressant dans la

perspective de l'exploitation des fonds de littérature populaire en Bretagne :

l'incommunicabilité du fonds Le Braz déposé au CRBC voilà une quinzaine d'années. L'accès

à certains carnets a été réservé à un étudiant qui en a préparé l'édition et les carnets

correspondant aux années de recherche avec Luzel sont toujours interdits de communication.

Le fonds Luzel ouvre donc sur un fonds sans fond, où de nombreux manuscrits, répertoriés ou

non comme perdus, ont pu disparaître.

3 – Ollivier ou l'ère nationaliste.

Sans doute en aurait-il disparu bien davantage sans l'intervention d'un personnage

aussi méticuleux que Le Braz est fantaisiste : il s'agit de Joseph Ollivier (1878-1946), un

chirurgien-dentiste de Landerneau qui a entrepris de classer et copier toutes les œuvres

d'auteurs bretons qui lui étaient accessibles. Non content d'avoir classé et copié toute l'œuvre

de Le Braz, manuscrite ou publiée, soit plusieurs dizaines de milliers de pages, ce champion

de la copie a copié celle d'une bonne douzaine d'auteurs, biens oubliés, mais bretons.

Ses copies sont des chefs d'œuvre du genre : calligraphiées à l'encre de Chine, elles

sont justifiées à gauche et à droite, accompagnées parfois d'un appareil de notes descriptives

qui signalent ratures et surcharges. On est tenté de penser quand on les découvre qu'il s'agit de

copies parfaites, et elles le sont dans la perspective qui était celle d'Ollivier, de constituer une

sorte de double d'une bibliothèque bretonne idéale et de le mettre (chose peu courante dans le

monde des érudits bretons) à la disposition d'autrui avec la plus grande libéralité.

Atypique à cet égard, Ollivier l'est encore par sa passion pour les chansons sur feuilles

volantes, honnies de la mouvance nationaliste – mouvance dans laquelle il s'inscrit par ailleurs

: s'il écrit à Le Braz, en 1922, c'est pour lui demander des vers bretons de Luzel. Il ne s'agit

plus de privilégier ce qui est breton, mais ce qui est en breton. Le critère linguistique devenu

décisif explique les caractéristiques de l'éditions nationaliste : séparation du breton et du

français, prédilection pour le breton entraînant la suppression du français, réécriture en

orthographe normalisée. Ces principes se retrouvent dans les deux minces volumes de Luzel

qu'Ollivier a publiés : un choix de onze contes en breton (Kontadennou ar Bopl e Breiz-izel,

205

1939) et de poèmes en breton seul (Ma c'horn bro, 1943). Luzel avait rédigé une version

française de ces textes, version qui était incontestablement prioritaire à ses yeux, mais elle a

disparu.

Ces principes orientent également le classement du fonds Luzel auquel il se livre une

fois ce fonds déposé à la Bibliothèque municipale de Rennes. Cet énorme travail se double

d'une non moins énorme entreprise de copie qui fait que nous n'avons pas un fonds mais deux

fonds Luzel à la Bibliothèque municipale de Rennes.

Or, ces fonds sont radicalement différents.

Comme ce point a été l'occasion de polémiques virulentes, précisons sans tarder que,

d'une part, Ollivier a abandonné son travail et le fonds Luzel copié par lui ne représente

qu'une mince partie de l'ensemble ; d'autre part, il a privilégié certains domaines, la poésie, et

le conte, notamment, et a délaissé la chanson et le théâtre, soit des milliers de pages, et

l'immense œuvre journalistique de Luzel ; enfin, il a, pour ses copies aussi, séparé le breton et

le français, démantelant les volumes bilingues, comme les Contes bretons.

On a donc un travail très nettement orienté, ce qui n'apparaît pas de prime abord, car

les copies d'Ollivier obéissent à une volonté très nette de fidélité et son travail semble toujours

objectif. Le chercheur qui, émergeant du dédale du fonds Luzel sans la moindre table de

l'ensemble, découvre le fonds Ollivier se défend mal d'un certain égarement. Pour peu qu'il

soit vigilant, il ne tarde pas à découvrir que les copies d'Ollivier sont, en fait, criblées de

fautes et que ses tables de classement comportent de très nombreuses erreurs.

Il n'y a pas lieu de lui en tenir grief : son but était de fournir à d'autres la base d'une

édition méthodique et il n'a, quant à lui, jamais prétendu que ses copies étaient parfaites.

Néanmoins, dans la mesure où ces copies ont été exploitées comme une arme de choc contre

cette édition méthodique qu'il appelait de ses vœux, il n'est pas inutile de mettre les choses au

point. Et cela d'autant que les éditeurs bretons ont la funeste coutume de les éditer au lieu des

originaux, en imaginant qu'elles sont fiables. Ainsi, l'édition du fonds Penguern par Dastum

n'est - elle qu'une édition des copies de Joseph Ollivier. Cela vaut également pour l'édition de

Luzel en cours chez Hor Yezh / Mouladurioù Hor Yezh / An Here, entre autres.

Le fonds Ollivier est, en bref, d'une grande utilité pour déchiffrer les manuscrits et

pour compléter le fonds (nous lui devons vraiment d'avoir sauvé certaines pièces et copié de

nombreuses lettres que nous ne connaîtrions pas sans lui), mais ne peut-être un appoint qu'à la

condition expresse de savoir précisément quel problème résoudre et quelles pièces trouver

pour cela, ce qui suppose de connaître le fonds Luzel.

206

III – LE FONDS LUZEL

Ce qu'on a coutume d'appeler fonds Luzel, c'est ce qui, à la mort d'Anatole Le Braz, a

été déposé à la Bibliothèque municipale de Rennes, et a été classé par Joseph Ollivier. Mais

une partie des manuscrits de théâtre populaire breton détenus par Le Braz après avoir

appartenu à Luzel et divers feuillets avaient été déposés par Le Braz à la Bibliothèque inter-

universitaire de Rennes, où ils sont toujours. De même, les manuscrits déposés par Luzel à la

Bibliothèque nationale y demeurent (fonds celtique et basque) et les manuscrits de contes en

breton par lui remis à la Bibliothèque municipale de Quimper y sont toujours conservés. Nous

avons encore aux Archives nationales tout le dossier des missions, le dossier administratif

permettant de suivre la carrière de Luzel enseignant, et, à la Bibliothèque nationale, sa

contribution à l'enquête Fortoul. On trouve aux Archives du Finistère des correspondances et

écrits divers, à la Médiathèque de Nantes, au Musée Renan et à l'abbaye de Landévennec,

divers documents et lettres dont j'ai donné un inventaire à la fin de ma thèse. Ajoutons que des

fonds d'archives révèlent régulièrement des pièces nouvelles, égarées çà et là, et qu'il y aurait

encore bien des bibliothèques à explorer. Hélas, je n'en ai pas eu le loisir, en raison des

problèmes qu'allait provoquer mon intrusion dans le fonds Luzel.

1 – Descriptif d'ensemble.

Le fonds Luzel tel que nous pouvons le connaître comporte trente-trois dossiers allant

du manuscrit 1016 au manuscrit 1051 (les manuscrits 1046, 1047, 1048 n'existant pas). En

fait, les derniers dossiers sont sans rapport direct avec Luzel (il s'agit de papiers issus du fonds

Le Braz, d'autographes divers, dont la lettre du 31 août 1922 de Le Braz à Ollivier, et d'un

cours de grammaire bretonne). Le fonds Luzel, au sens strict, comporte donc trente dossiers et

s'arrête avec le manuscrit 1045.

Le fonds Luzel, copié par Ollivier, qui comporte vingt-deux dossiers, va du manuscrit

945 au manuscrit 966. La numérotation des dossiers a été effectuée lors de l'entrée à la

Bibliothèque municipale, à une date inconnue (aucune correspondance à ce sujet n'a été

retrouvée).

Le microfilmage du fonds Luzel a été achevé en 1986 et l'on dénombre actuellement

neuf microfilms allant de 143 à 151 (le microfilm 151 étant la reproduction des dossiers 1049

à 1051, en fait, seuls les huit microfilms allant de 143 à 150 concernent effectivement le fonds

Luzel). D'autres microfilms se sont ajoutés (ceux que j'ai fait acheter aux Archives nationales

207

et à la Bibliothèque nationale au cours de mes recherches, notamment les microfilms des

dossiers de mission) mais ils n'ont pas encore reçu de cote, à ma connaissance.

En 1989, lorsque j'ai commencé mes recherches, le fonds Ollivier n'était pas encore

microfilmé, ce qui n'est pas sans importance pour la suite des événements. Il ne l'a été qu'en

1991. La partie concernant Luzel ne représente qu'une infime partie de ce fonds qui compte au

total quarante et un microfilm allant de 230 à 270. Seuls neuf microfilms (numérotés de 247 à

255) concernent le fonds Luzel.

Les neuf microfilms contenant trente dossiers du fonds Luzel et les neuf microfilms

contenant vingt-deux dossiers du fonds Luzel bis ne contiennent, on l'a vu, pas la même

chose.

Aucun dénombrement d'ensemble n'a été effectué mais la copie partielle d'Ollivier a

été évaluée à neuf mille pages (chiffre donné sous réserve).

2 – Organisation

Chacun des dossiers s'ouvre par une table dressée par Joseph Ollivier. Cette table est

un classement, non un inventaire au sens strict, en sorte que l'ordre indiqué n'est pas

forcément celui du manuscrit. Par ailleurs, n'ayant pas procédé à un inventaire d'ensemble, et

personne n'ayant repris son travail, il n'y avait pour s'orienter dans le dédale du fonds, quand

j'ai découvert le fonds, que le registre de la Bibliothèque municipale, lequel donne à la

rubrique Fonds François-Marie Luzel :

Ms. 1016. Arzur Menguy. Projet de roman

Ms. 1017. Vers bretons et français d'auteurs divers

Ms. 1018. Dossier provenant de M. de Coëtanlen

Ms. 1019. Poésies bretonnes de Luzel

Ms. 1020. Chansons populaires de la Basse-Bretagne recueillies par Luzel,

cahiers 1 à 5.

Ms. 1021. Chansons populaires … cahiers 6 et 7

Ms. 1022. Chansons populaires… cahier 8

Ms. 1023. Chansons populaires … cahier 9

Ms. 1024. Chansons populaires de la Basse-Bretagne recueillies par

des correspondants de Luzel

Ms. 1025. Chansons populaires, cahier 15

208

Ms. 1026. Cahier d'extraits de la collection Penguern

Ms. 1027. Récits bretons : Sermon de la confession et

Divis etre Iann an Troadec ha Fanch Lagadec

Ms. 1028. Poésies bretonnes manuscrites et imprimées

Ms. 1029. Contes, gwerziou ha soniou et notes diverses

Ms. 1030. Contes, gwerziou ha soniou et notes

Ms. 1031. Contes, gwerziou ha soniou et un carnet de comptes

Ms. 1032. Veillées bretonnes, en français

Ms. 1033. Recueil factice de pièces manuscrites et imprimées

d'une polémique Gaidoz-La Borderie

Ms. 1034. Traduction de vers bretons

Ms. 1035. Essais littéraires : Thomas Morus, Utopie…

Ms. 1036. Notes et articles

Ms. 1037. Contes populaires bretons

Ms. 1038. Lettres de Gaidoz à Luzel, 1867-1895

Ms. 1039. Lettres de Luzel à Gaidoz, 1869-1894

Ms. 1040. Lettres reçues par Luzel

Ms. 1041. Papiers divers, copies et photographies de Luzel

Ms. 1042. Poésies françaises et traduction en français de poésies bretonnes

Ms. 1043. Etudes sur le théâtre breton, analyse de mystères

Ms. 1044. Manuscrits d'articles divers parus ou en projet

Ms. 1045. Manuscrits breton divers : sermons, chansons,

fragments de la Tragédie de Saint Guillaume, etc.

Les dossiers s'organisent en deux groupes principaux : un groupe contenant des

manuscrits de correspondants ou des copies de Luzel de textes divers (ce sont les dossiers

1017, 1018, 1024, 1026, 1027, 1030, 1045 et les dossiers 1049, à 1051, comme on l'a vu) ; un

groupe contenant les textes écrits ou recueillis par Luzel lui-même.

Ces derniers s'organisent en dossiers qui peuvent être regroupés lorsqu'on explore le

fonds en textes de fiction (le manuscrit 1016, complémentaire du dossier 1032) ; les poésies

(le manuscrit 1019 contenant les poésies manuscrites en breton, le manuscrit 1028 les poésies

manuscrites ou imprimées, le manuscrit 1042 des poésies en français et des traductions de

poésies bretonnes par Luzel) ; les articles et essais divers (manuscrits 1035, 1036, et 1044) ;

les contes (manuscrits 1029 à 1031 et 1037) ; les chansons (manuscrits 1020 à 1025, mais les

209

manuscrits de contes contiennent aussi des chansons) ; la correspondance (manuscrits 1038 à

1040) et les écrits relatifs au théâtre populaire (manuscrit 1043).

Ce qui peut manquer de frapper, c'est ici la minceur du dossier sur le théâtre (où aurait

notamment dû se trouver le Journal de route et d'autres documents exploités par Le Braz pour

sa thèse) et l'importance du fonds de chansons, variantes, parfois en double, parfois recopiées

(elle n'apparaît pas dans cette table, mais les chansons occupent près du tiers de l'inventaire

que j'ai dressé par la suite). Les contes n'occupent que trois petits carnets (1029, 1030, 1031,

contenant aussi des chansons), plus une énorme liasse d'une quarantaine de contes

calligraphiés, la liasse 1037, et quelques pages éparses dans la liasse "varia" 1036.

Ce que l'on peut en conclure est que le fonds Luzel de la Bibliothèque municipale de

Rennes est incomplet, que le classement thématique adopté est révélateur des préoccupations

de Joseph Ollivier et que, tel quel, avec ses lacunes et son ordre arbitraire, il permet

néanmoins de suivre l'activité de Luzel sur un demi-siècle, puisque le premier cahier de

collecte conservé date de 1844 et la dernière lettre de Luzel à Gaidoz du 6 janvier 1895.

Ces simples précisions chronologiques suffisent à mettre en lumière l'intérêt principal

d'un tel fonds : obliger à voir l'œuvre tout entière sous un jour nouveau – ce qui veut dire la

dégager de la gangue des commentaires ; ainsi, le fait que l'on dispose des cahiers de collecte

à partir de 1844 réduit à néant l'affirmation de Le Braz, sans cesse reprise, selon laquelle

ç'aurait été Sainte-Beuve qui, en 1855, constatant que le peu de dons de Luzel pour la poésie,

l'aurait incité à rentrer en Bretagne et se tourner vers la collecte folklorique – en 1855, Luzel

avait déjà derrière lui plus de dix ans de travail. Cela veut dire aussi replacer la partie publiée

de l'œuvre dans un ensemble infiniment plus riche et qui lui donne un sens nouveau :

reconnaître l'importance des inédits dans une telle masse amène forcément à les mettre en

relation avec la part publiée, à s'interroger sur les raisons de la sélection opérée et envisager

une publication qui rendrait justice à un travail jusqu'alors oublié.

Or, ce n'est pas seulement compléter un ensemble immuable : on peut admettre qu'il

est regrettable que Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze n'aient connu qu'une partie du corpus

des contes de Luzel pour le Catalogue du conte français et envisager de publier le

complément sans que cela pose problème. Mais, dès lors que les contes oubliés sont parfois

traduits, parfois rassemblés en manuscrits prêts pour l'édition, parfois en breton seul et parfois

sous forme de notes, envisager une telle publication revient aussi à déstabiliser la part connue,

bien établie, de l'œuvre : que les Contes populaires de Basse-Bretagne ne soient qu'une petite

part d'un tel ensemble invite à les considérer, non comme un volume constitué de toute

éternité comme un œuvre rigoureuse obéissant à des critères scientifiques universellement

210

admis mais comme un bricolage provisoire, une solution de compromis due à des exigences

éditoriales. Admettre que le texte puisse ne pas être le texte, c'est déjà, si peu que ce soit,

contester l'ordre établi. Mais, pis encore considérer que, dans cette perspective, la partie

intéressante du fonds, ce sont les carnets de collecte, les notes de terrain, les notes en breton

qui permettent de saisir au plus près la paroles des conteurs, c'est, en regard des exigences qui

guident l'édition en breton, faire œuvre d'iconoclaste. En bref, ouvrir cette boîte de Pandore

qu'était le fonds Luzel était possible, sous réserve d'y prendre une pièce ou deux et de leur

faire subir un traitement de choix, puis la refermer prudemment. L'ouvrir pour essayer de la

mettre à disposition de tous comme matériau d'une réflexion imprévisible, était s'exposer à

déchaîner les foudres des militants qui sont actuellement en charge de la culture bretonne. On

peut difficilement parler du fonds Luzel sans évoquer la réactivation de la querelle du Barzaz

Breiz qu'il a provoquée, montrant par là pourquoi il était resté inexploité depuis un siècle.

IV - UN FONDS EXPLOSIF

Les carnets qui ont mis le feu aux poudres ne payent pas de mine : ce sont les carnets

1029, 1030 et 1031, évoqués plus haut, qui constituent, avec quelques pages des liasses 1036

et 1037, tout ce qui nous a été transmis des notes de terrain de Luzel. Ils ont été édités sous le

titre de Contes retrouvés III, carnets de collectage, en version bilingue, et il suffit de parcourir

le livre pour voir qu'il s'agit de simples ébauches de contes ensuite rédigés par Luzel.

Mais, d'abord, ces notes sont écrites dans une orthographe bretonne flottante ; ensuite,

elles montrent la grande différence entre les notes en breton et le conte définitif, rédigé

directement en français ; enfin, elles sont écrites dans une langue populaire contenant des

traits dialectaux, des fautes de grammaire, des mots français.

C'est justement là ce qui fait leur intérêt, dira-t-on. Oui, pour qui y voit un matériau de

réflexion. Mais pour qui voit dans l'œuvre de Luzel un moyen d'affirmer la grandeur du

peuple breton, admettre cette orthographe atypique, c'est mettre en cause le combat pour

imposer l'orthographe "unifiée" symbole de l'unité de la nation bretonne à reconquérir ;

admettre que les contes transmis par Luzel ne sont pas la parole du peuple, c'est trahir et Luzel

et le peuple ; admette que les conteurs appréciaient les mots français et parlaient un breton

bien éloigné de la langue "surunifiée", c'est renier l'effort de normalisation et de receltisation

qui a caractérisé, depuis La Villemarqué jusqu'à nos jours, le travail linguistique en Bretagne.

Il nous faut nous arrêter un peu sur la question de l'orthographe : le breton parlé varie

considérablement d'une région à l'autre ; il existe notamment une grande différence entre le

211

breton du vannetais, au sud-est, et les trois autres grands dialectes, cornouaillais, trégorrois,

léonard. Avant la dernière guerre, une orthographe, dite KLT (Kerne, Leon,Treger) avait été

adoptée pour les trois dialectes du nord, et une autre pour le vannetais. En 1941, le

mouvement breton s'étant engagé dans une politique de collaboration résolue avec l'occupant,

une réforme orthographique visant à unifier tous les dialectes avait eu lieu, sous la direction

de Roparz Hemon, et sur ordre du Sonderführer Weisberger, celtisant de longue date, chargé

de gérer les affaires culturelles bretonnes. Cette réforme, contestée après la Libération, fut

défendue par les héritiers du nationalisme breton tel qu'il avait pu s'illustrer sous l'Occupation.

L'orthographe étant le symptôme de clivages politiques et culturels irréductibles, on peut

concevoir que l'orthographe "surunifiée" soit devenue pour certains un article de foi plus

qu'une convention.

Néanmoins, ignorant ces arrières-fonds historiques et découvrant le fonds Luzel, il

m'avait semblé suivre une démarche banale : dans un premier temps, j'avais dressé un

inventaire général du fonds, inventaire provisoire, assez précis pour permettre de trouver

chaque pièce, mais qui aurait demandé une révision minutieuse ; ensuite, j'avais procédé à un

classement informatique des contes, des chansons, des manuscrits de théâtre, pour discerner

ce qui était inédit et de ce qui ne l'était pas ; enfin, à partir de ces données, j'avais établi un

plan d'édition, comprenant d'abord tous les volumes possibles (ce qui faisait un peu plus de

soixante-dix), puis les volumes les plus nécessaires (ce qui faisait vingt-quatre).

Un tel projet éditorial ne pouvait se concevoir que comme un projet collectif ou pris en

charge par une collectivité – comme cela s'est fait dans le cas des œuvres de Félix Arnaudin

par Guy Latry et Jacques Boisgontiers. Je pensais associer plusieurs éditeurs et obtenir l'aide

de diverses instances régionales ; enfin, j'étais loin de penser que j'allais devoir faire seule

cette édition – d'autant qu'il s'agissait pour moi d'un travail bénévole, accompli sans autre

formation que littéraire, et aux moments que me laissait mon travail personnel.

C'est en novembre 1994, au terme de quatre ans de travail et alors qu'une réunion de

concertation organisée par l'Institut culturel de Bretagne avait permis aux éditeurs concernés

de s'accorder sur le principe du respect des manuscrits bretons que mon directeur de thèse m'a

convoquée et enjoint de récrire les notes de Luzel en orthographe "surunifiée". En refusant, je

ne me doutais pas de la violence de l'opposition que j'allais susciter.

Directeur du département de celtique de l'université de Rennes, vice-président de

l'Institut culturel, du Conseil culturel, qui versent les subventions du Conseil régional,

dirigeant plusieurs maisons d'édition en langue bretonne, mon directeur était surtout le chef

d'un mouvement militant dont je n'avais ni évalué la puissance ni compris le rôle historique.

212

Tous les éditeurs s'étant soudain désistés, le projet se serait arrêté là si les Presses

Universitaires de Rennes n'avaient proposé de prendre cette édition, selon les principes que

j'avais posés dès le début (bilinguisme, respect des manuscrits), en s'associant avec les

éditions Terre de Brume.

Ces éditeurs n'auraient jamais accepté de prendre en charge un projet si lourd s'ils

avaient pu deviner que mon directeur de recherche mettrait en chantier une édition

concurrente, qu'ils devraient se passer de toute aide financière en Bretagne et auraient à

affronter une mobilisation militante visant à discréditer systématiquement le travail en cours.

Les stratégies mises en place pour empêcher la parution des livres méritaient une

analyse à elles seules mais je me bornerai à l'essentiel, dans le cas qui nous occupe, à savoir

l'utilisation du fonds Ollivier contre le fonds Luzel. En 1995, le microfilmage du fonds

Ollivier étant achevé, Per Denez s'est rendu à la Bibliothèque municipale de Rennes et a

photocopié in extenso, non le fonds Luzel mais les copies d'Ollivier. Il a résilié sa direction de

thèse et entrepris une édition massive de ces copies.

Nous avons donc deux éditions des mêmes textes, qui ne sont, pas les mêmes. On

pourra comparer l'édition des carnets de collecte de Luzel aux Presses Universitaires de

Rennes et aux édition Al Liamm (Kontadennoù ar Bobl V) par divers militants obéissant

docilement aux consignes : suppression du français, des notes, de l'appareil critique ;

normalisation intensive de l'orthographe, de la ponctuation, de la morphologie ; surtout,

présentation des textes hors de toute histoire, de tout contexte, comme objets d'un acte de foi -

et sans doute s'agit-il bien de foi, puisque, se fiant aveuglément à la perfection des copies,

l'éditeur a reproduit toutes les fautes du copiste, qui sont nombreuses.

Mais les copies étaient surtout une arme stratégique destinées à dissuader l'adversaire.

Or, l'Institut culturel de Bretagne ayant accordé 40 % de subvention à l'édition de son vice-

président et une somme si dérisoire aux Presses Universitaires de Rennes que l'éditeur l'avait

refusée, sans pour autant renoncer à la publication, il restait à pousser plus avant l'usage du

double fonds : en septembre 1995, une pièce de procès inattendue est venue s'ajouter aux

soixante-cinq pièces jusqu'alors accumulées, sous la forme d'un pamphlet intitulé Les Contes

de Luzel publié sous le nom de Joseph Ollivier. Reproduisant tel quel le classement des

contes de Luzel par Ollivier, Per Denez y attaquait de manière virulente l'édition toujours en

cours : il s'agissait d'une "supercherie", selon lui, puisque, dès lors que Joseph Ollivier avait

fait tout le travail, il suffisait de l'exploiter, et mon édition n'était qu'un plagiat. Or, les trois

premières pages du classement contenaient près d'une centaine d'erreurs, pas une seule

citation n'était exacte puisque l'auteur reproduisait les copies, mais son but était atteint : il

213

avait semé le doute sur la qualité de l'édition en cours.

Dénonciations par lettres circulaires, exclusions, assignation à comparaître au tribunal

de Grande instance, accumulation de pièces de procès issues de militants prêts à attester que

l'édition en cours était bien une supercherie – tous les procédés ont été bons pour en finir avec

une édition qui s'est pourtant poursuivie jusqu'à présent, avec les pires difficultés, et en est à

son quatorzième volume, si toutefois la biographie de Luzel, qui a surtout été pour moi le

moyen de tirer la leçon de l'opposition suscitée par une édition si ordinaire, peut être

considérée comme part de cette édition.

En conclusion, il me semble que si le fonds Luzel est resté inexploité pendant un

siècle, c'est qu'il constituait, de fait, une contestation de la doxa nationaliste qui n'a cessé de

peser sur la culture bretonne depuis le XIX è siècle.

Les efforts déployés pour empêcher l'édition méthodique des textes ne peuvent que

renforcer ce constat, qui explique aussi l'usage assigné aux copies contre les originaux : le

fonds Ollivier était, somme toute, face au diabolique fonds Luzel, le bon fonds, apte à faire

écran et rendre acceptable une édition revue et corrigée.

Il ne s'agit pas là d'une exception mais d'un cas récurrent, rappelant notamment les

stratégies mises en place pour empêcher la publication du monumental dictionnaire historique

du breton par Christian J. Guyonvarc'h et Françoise Le Roux : inscrire la langue dans sa

réalité historique, pour peu qu'on ne cherche pas à gauchir les faits, c'est admettre la réalité de

la langue populaire, reconnaître l'existence des dialectes comme un fait de langue indépendant

de la "colonisation française" accusée de tous les maux. Or, le propre du nationalisme en

Bretagne est de nier la réalité de la langue, la matérialité des textes, l'histoire, pour bâtir

contre la réalité jugée dégradée une nation à défendre, ultime bastion de la Celtie perdue,mais

vouée à renaître par la grâce d'un Chef, Arthur, La Villemarqué, Roparz Hemon, ou autre.

Si, dans le cas du fonds Luzel, l'impossibilité de traiter un fonds breton comme un

fonds libre, ouvert à toutes les investigations, est apparue clairement, que dire des autres

fonds ? Qui s'est inquiété du fonds Sébillot, du fonds Orain ? Qui a protesté contre les éditions

en cours ? Aucun des chercheurs, des professeurs de littérature de Bretagne n'avait, depuis un

siècle envisagé de publier les contes de Luzel, quand des manuscrits prêts pour l'édition

dormaient dans les archives. La leçon à tirer de cette tentative pour rendre accessible à tous un

fonds de littérature orale, c'est qu'il serait indispensable que des chercheurs indépendants

soient payés pour explorer les fonds de littérature populaire et en donner des éditions

méthodiques. Le recensement des fonds ethnologiques en cours n'est donc pas seulement un

214

préalable nécessaire à un tel travail mais une œuvre salubre, en ce qu'elle peut aider à sauver

de nombreux fonds, parfois hermétiquement clos, même lorsqu'ils sont librement

consultables.

215

PARADIGMES

“ Hérodote ”les autres

“ Berose ”les derniers

“ De Gérando ”Les pauvres

PROPRIETES

Distance Exotique Epocale Sociale

Processus de connaissance

Istoria Enregistrement Enquête

Acte cognitif premier Voir Entendre Compter

Principe de description

Comparaison contrastive

Cohérence Exhaustivité

Objet Des culturesDes peuplesDes ethnies

Un dépôt de savoir Des manquesDes fracturesUne anomie

Régime d’Historicité Pluriel Apocalyptique Progressif

Forme du compte-rendu

Notes du voyageur Dit de l’acteur Rapport, à l’indéfini

Genre littéraire en affinité

Récit de voyage Autobiographie collective et / ou

personnelle

Reportage, roman réaliste

216