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Des psychanalystes de l’Association Lacanienne Internationale du Languedoc-‐Roussillon vous ont invité à un échange au sujet des événements parisiens du mois de janvier 2015.
Voici leurs textes et celui qui a été envoyé par une participante le jour qui a suivi cette rencontre.
Association Lacanienne Internationale Languedoc -‐ Roussillon
École Psychanalytique du Languedoc-‐Roussillon
Rencontre " Où est Charlie ? "
Montpellier 28 février 2015 Mar
Martin Hardford
Les Actes
Danielle Bazilier-‐Richardot
Frédérique F. Berger
René Odde
Bob Salzmann
Jean-‐Claude Vidal
Adeline Yzac
Les Actes de la Rencontre « Où est Charlie ? » © Association Lacanienne Internationale Languedoc – Roussillon
Avril 2015
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Ouverture
Jean-‐Claude Vidal
Psychanalyste à Narbonne
Bonjour et bienvenue...
Nous avons pris l’option de cet après-‐midi de travail sur le thème « Où est Charlie ? », il y a quelques temps déjà, quand l’actualité se faisait brûlante. C’était au lendemain des attentats et je craignais que le temps, justement, entre la décision et la rencontre, votre rencontre, n’altère et l’énormité et la monstruosité et l’urgence d’en dire quelque chose.
Le mois de février malheureusement s’est chargé de raviver les braises.
Ce qui s’est passé ces 7 et 9 janvier et qui s’est répété depuis est humainement très grave, la psychanalyse ne peut peut-‐être pas à priori, vous en dire grand chose mais les psychanalystes, sans doute, oui.
C’est ce à quoi nous allons essayer, à tour de rôle, de procéder.
Chacun de nous à cette table va donc vous dire ce qu’il en est pour lui à partir de sa position d’analyste et en quoi ces événements l’interrogent, nous vous proposerons ensuite d’échanger ensemble.
Votre présence aujourd’hui me laisse supposer que mes craintes étaient infondées.
Qui vivra verra !
Bob Salzmann
Psychanalyste à Montpellier
Nous sommes devant un événement où sont convoqués, la liberté d’expression mais aussi la république, la démocratie, la laïcité, le racisme et l’antisémitisme. Quel est le regard du psychanalyste sur ces sujets de la Cité à la fois individuels et collectifs ?
Premier point : on se pose souvent la question, « Où est passé le lien social ? », on pourrait la remplacer par « Où es passée la civilisation ? » L’altérité et l’humanisme sont au centre de ces problèmes. L’altérité tout d’abord fait que quelqu’un peut être différent de nous et je suis capable de le reconnaître comme un semblable. L’humanisme aussi s’oppose aux sectes et à l’intégrisme qui induisent que ceux qui ne sont pas identiques à moi, je les rejette ou je les tue. Plus on s’éloigne des Lois du langage et plus on se rapproche de la barbarie. Ces Lois du langage qui contraignent et libèrent à la fois, impliquent que le sujet, le « parlêtre » est divisé, que la métaphore existe, que l’interprétation n’est pas univoque et que tout texte sacré est soumis à diverses interprétations, que le manque est au centre de notre condition même si la passion du totalitarisme peut prendre le dessus.
Deuxième point, une remarque sur la nomination dans la société et la politique. Il y a un débat, à mon sens, qui n’est pas mis à plat suffisamment. Pour certains, la vérité du discours aura un effet social positif, il faut donc expressément dire et nommer. Pour d’autres, la vérité du discours serait du côté du traumatisme et de la stigmatisation de certaines communautés – la communauté musulmane en l’occurrence. On peut remarquer combien il a été difficile de nommer ceux qui ont commis ces actes, ils ont été nommés par la suite d’islamo-‐
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fascistes, pour ma part, je pense que cette nomination permet de ne pas faire d’amalgame et d’endiguer l’islamophobie. Sur le même sujet, faut-‐il nommer que nous sommes entrés dans une ère nouvelle ? Manuel Vals s’adressant à des lycéens leur a dit : « Il faudra vous habituer à une vie avec des attentats. » ceci a été, vous le savez, très contesté par certains. Vous voyez comment le rapport au déni et au refoulement produit des discours sociaux. Mais aussi, comment ne pas être étonné que notre Ambassadeur au Danemark qui, bien que surinformé sur les risques d’attentats, n’a réalisé « L’événement Charlie » qu’après un deuxième attentat. Je le cite : « Je n’avais pas réalisé qu’on avait changé de monde. »
Une petite parenthèse : Je ne sais pas si vous avez été sensible à un échange de lettres entre l’ancien Président de la république et le Ministre de l’intérieur, ce qui mettrait bien sûr le débat politique à un autre niveau, l’écriture, ce qui est rarement le cas dans notre société politique, un échange de lettres où les écrits et les paroles resteraient.
Troisième point, nous avons pu constater combien le texte de Freud sur la foule est d’actualité. C’est uniquement contre un ennemi commun que peut se faire une unité, cette unité prévaut actuellement et fort naturellement, elle ne peut durer. Nous en avons l’illustration tous les jours. Nous n’avons pas d’ailleurs à le déplorer, « C’était écrit ! »
Quatrième point, le problème est aussi : « Qui sont ces terroristes ? » Nous pourrons tracer, esquisser, dessiner je dirai une figure du terroriste. Peut-‐être avez-‐vous entendu le témoignage de cet homme catholique prisonnier de Coulibaly dans le Supermarché Casher ? Il le décrit, je le souligne, comme calme, attentionné, prévenant et presque sympathique, et ça le gène, il est dans le malaise ; mais en lui s’évoque une histoire qui est arrivée à Auschwitz : dans la file des prisonniers, un SS reconnaît des amis d’école, de fac, de la ville où ils vivaient ensemble. L’homme les sort de la file qui va vers le camp, les invite à déjeuner, ils évoquent ensemble leurs souvenirs communs d’enfance, leurs relations, leurs amours. A la fin du repas, il
se lève, je le souligne, calmement, sort son révolver et les abat d’une balle dans la tête. On est là, bien sûr, dans un terrorisme traumatique à l’état pur, d’un réel qui n’est pas dialectisé par le symbolique. C’est la figure du Maître absolu qui décide de la vie ou de la mort, sans discussion, sans rémission, mort d’amis ou d’ennemis d’ailleurs et mort de lui-‐même. « Ah pulsion de mort et sa jouissance quand tu nous tiens ! » Lacan disait que ceux qui avaient le plus de chance de gagner la guerre sont ceux qui étaient dans la jouissance de la mort. Comme le notaient d’ailleurs Jean-‐Pierre Lebrun et Charles Melman, on n’est plus dans la condition humaine du semblant, on est dans l’accès immédiat au réel. Du fait du langage, nous sommes divisés, jamais complètement assurés de ce que nous avançons. C’est une vérité humaine, sans connotation péjorative. Mais ici, le sujet serait soulagé, débarrassé du déchirement du désir, de la liberté de penser, de son opinion. Dans le grand Autre quelque Un est là pour lui dire ce qu’il a à faire. Le sujet ne serait plus divisé mais entier. Il y a mort du sujet du désir de l’inconscient, de la structure ouverte du grand Autre et du langage. Je n’oublie pas bien sûr les trajectoires de la délinquance, de la maladie mentale, de la fragilité de certains jeunes. Comment saisir, repérer ce moment de bascule dans le radicalisme et qu’est-‐ce qui fait basculer ces jeunes et ces moins jeunes ? Ce moment est repéré ou pas par les autres, par les amis et la famille qui est parfois opposée à ce radicalisme. Nous savons par ailleurs, et ça c’est un autre problème, que c’est un honneur pour la famille que d’avoir des terroristes ou des gens qui sacrifient la vie pour la cause extrémiste. Les explications sont multiples. Certains font appel à l’aspiration qui prend le sujet, l’aspiration à la pureté immédiate promise par une croyance dogmatique, l’attrait d’une aventure et d’un romantisme mal placé, la manipulation sur des sujet fragiles, la pulsion de mort et la haine, la jouissance promise – c’est-‐à-‐dire le « plus de jouir », par exemple des vierges de l’au-‐delà. Le problème, vous le voyez, est extrêmement complexe même si nous
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avons nous-‐mêmes une opinion, une théorie.
Cinquième point : quelles solutions et réponses ? La société doit se défendre. Bien sûr il y a des mesures militaires, judiciaires, renseignements, juridiques, etc. Les français sont formidables et ont le sens de la synthèse, dans les derniers sondages, ils demandent une démocratie autoritaire ! Mais il ne faut pas s’arrêter là, les maîtres mots sont Education, Rééducation et Prévention. Est-‐ce utopique, je ne sais pas, mais il faut garder un certain espoir et réagir. Donc agir par l’éducation et la prévention pour les plus jeunes. On constate leur ignorance, leur absence de réflexion et de méconnaissance de l’histoire et de l’histoire des religion et aussi une méconnaissance du Coran. Ils collent aux mots et aux complots. Il est nécessaire de s’opposer aux techniques élaborées sur Internet et ailleurs, de débattre, de discuter, d’opposer des arguments, de dialoguer, d’enseigner le Coran, l’histoire, les religions. Il faut agir aussi pour ceux qui sont tombés dans le radicalisme. Mêmes méthodes d’éducation et de prévention, mais aussi d’autres méthodes qui existeraient dans d’autres pays ? Tout ceci est un travail considérable à évaluer. Nous voilà confrontés aussi aux problèmes de réinsertion et de récidive qui sont ceux du pénal. En tant qu’analystes nous ne pouvons qu’être sensibles aux métiers dits « impossibles », dont parle Freud, « éduquer » et les deux autres étant « gouverner » et « psychanalyser ». Difficultés donc de ces discours intellectuels qui n’ont pas de réelle prise sur les désirs et sur la logique inconsciente, la haine et la pulsion de mort.
Sixième point : la liberté d’expression et le blasphème. C’est une tradition dans notre culture occidentale et ils sont légaux en France, ce n’est pas le cas dans tous les pays occidentaux. Vous avez remarqué comme moi que les diverses religions mettent l’accent sur un fait : les croyants peuvent être blessés par les caricaturistes … mais de là à les tuer ! Mais c’est aussi un problème d’actualité, de
changement de mœurs, nous sommes passés d’une culture liée au refoulement à une culture où s’affiche le droit à l’expression libre de tous les désirs et leur pleine satisfaction, cette mutation ne permet pas un retour en arrière, à une limitation de notre jouissance. Donc il y a un problème de liberté d’expression et de limites. Ces points là seront interrogés plus profondément dans la suite de cette rencontre.
Septième point : considérations sur la démocratie, la théocratie et la laïcité. Dans une démocratie, il y a séparation de l’état et du religieux, un sujet, un citoyen peut-‐être divisé entre un signifiant maître républicain et un signifiant maître religieux, avec des devoirs et des droits différents venant de l’un ou de l’autre. Le sujet pourra régler ce type de problème puisqu’il y a séparation de l’Etat et de la religion, les lois de la république prenant le pas sur les lois de la religion qui relève de la sphère privée du citoyen. Dans une théocratie, la séparation de l’Etat et de la religion n’est pas le cas dans le monde musulman. A noter qu’il a fallu des centaines d’années pour arriver à ce résultat dans le monde chrétien. L’autorité symbolique est associée à pouvoir réel. Faut-‐il y voir l’absence de limite possible au déferlement du Un totalitaire quand il y a collusion entre autorité symbolique et pouvoir réel ? Dans nos contrées démocratiques certains sujets ou citoyens de religion musulmane ont des difficultés à régler ce type de problème car leur religion n’est pas une affaire strictement privée.
Huitième point : le « vivre ensemble » et le « vivre tout court ». Le « vivre ensemble » est mis en pièces, mis à mal, c’est le moins que l’on puisse dire : chacun peut constater que les radicaux et les intégristes ont une stratégie d’exacerbation de la haine entre les différentes communautés et une attaque contre toutes les communautés, contre le reste du monde. C’est ça le changement du monde qui nous est imposé : « Nul n’est à l’abri ! » Au-‐delà du vivre ensemble, il y a un problème encore plus important : il s’agit du « vivre tout court » au niveau individuel, collectif et de civilisation. Les forces de vie et de mort sont présentes
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et nous pouvons reprendre à notre compte les élaborations de Freud et de Lacan. Sur le plan individuel Lacan disait que le sujet recherchait « l’enfer ». Il y aurait un vœu profond pour un sujet d’en finir avec un désir qui dérange et avec la société qui lui demande trop et exige trop aussi. Sur le plan sociétal comment prendre le concept de « pulsion de mort » de Freud. Un vœu profond de l’humanité serait de mourir et le combat n’est pas gagné d’avance. J’évoquerai seulement la lutte dans laquelle est engagée la planète contre la pollution et la course aux armements atomiques. L’enjeu de civilisation est majeur : la civilisation avec ses valeurs humanistes peut-‐elle primer sur les religions, sur les cultures, les théocraties qui amènent à l’identique, au rejet, à la mort de l’altérité, à la mort de l’autre et de la civilisation ? Dans ce moment historique et donc daté, de 2015, il y a effectivement malaise dans la civilisation et nous souhaitons qu’il n’y ait pas plus grave, la mort et l’impossible de la civilisation.
Montpellier, le 28 février 2015
Traits Libres
Frédérique F. Berger
Psychanalyste à Montferrier sur Lez
Les lignes qui suivent s’inscrivent dans l’après-‐coup des attentats qui ont eu lieu à Paris au mois de janvier 2015 et du désir qui a surgi chez quelques psychanalystes de notre association de prendre notre plume, d’écrire et d’échanger avec d’autres autour de questions majeures concernant la subjectivité de notre époque, la psychanalyse et la politique.
Je vais donc vous livrer aujourd’hui les réflexions qui sont venues peu à peu sous les touches de mon clavier depuis le 7 janvier 2015.
Le 7 janvier 2015, en fin de matinée tombait la nouvelle des attentats qui venaient d’avoir lieu à Paris à la rédaction de Charlie Hebdo. Après l’instant de sidération, les sentiments de tristesse et de colère qui ont suivi, il fallait que je poursuive le travail avec mes patients, la plupart des séances ont été marquées d’une façon ou d’une autre par cette tragique nouvelle. Dans la soirée, je me suis rendue à l’Hôpital de la Colombière pour mon Séminaire de psychanalyse avec les enfants et les adolescents. Clinique du sujet et du lien social contemporain. En début de séance nous avons échangé sur ces attentats et la place des caricatures dans leur lien avec la liberté de la presse et la liberté d’expression, puis nous avons lancé le nouveau projet Cinéma & Psychanalyse qui propose de réfléchir à ce que nous enseigne la création cinématographique sur les temps de l’enfance et de l’adolescence, sur la famille et la clinique du symptôme et du lien social contemporain. Enfin, comme je l’avais annoncé en décembre 2014, à partir de dessins et de vidéos, j’ai parlé plus spécialement du Nouage du corps et de la psyché dans les dessins d’enfants 1.
Ma pratique analytique avec les enfants, 1 Berger F. F., « Du nouage du corps et de la psyché dans les dessins d’enfant », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2012/1, n° 87, pp. 137-‐144.
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les adolescents et les adultes m’a enseigné des choses essentielles et précieuses auxquelles je suis très attachée parce qu’elles signent l’engagement de chaque sujet, analyste ou analysant, dans le langage, la parole et le lien social. Comme vous le savez, le dessin et le jeu sont au cœur de la pratique analytique avec les enfants. En séance et ailleurs, les enfants pensent, rêvent, jouent et dessinent, et, ce faisant, ils transforment le monde qui les entoure pour en partager l’expérience subtile avec l’Autre et les autres, leurs alter ego. Qu’ils soient petits ou grands, lorsqu’ils prennent un pinceau, un crayon, un feutre ou un stylo, les enfants aiment penser, rêver, jouer, dessiner et créer. Les enfants sont des créateurs. Ils pensent et créent. Ils s’aventurent et s’expriment. Jouer et dessiner, c’est penser et penser, c’est créer. La création, c’est la liberté de pensée…
Traits Libres.
Une fois devenus grands, ceux qui pour s’exprimer ont choisi de continuer à créer et plus spécialement à dessiner ou à peindre, déplacent les limites et opèrent ainsi des transformations des symboles et des formes, des mots et des images jouant sans cesse sur l’équivoque signifiante. Ils font cela dans la plus grande liberté possible, l’objection et la subversion qui lui sont étroitement liées. Et, dans ce mouvement du penser et du créer, via le dessin et la caricature, ils déplacent, transforment, bouleversent, subvertissent. Traits Libres, ils jouent sur l’équivoque à lire et à entendre justement au-‐delà et en deçà des mots et des dessins, pour atteindre parfois ce moment de grâce où l’on rit enfin. Ce mouvement est la condition même de la pensée et de la création, de la pensée créatrice qui se faufile grâce à l’humour et l’espièglerie tournant en dérision les codes culturels, sociaux et religieux. Cette pensée, la plus libre et créatrice possible, se glisse ainsi hors du conformisme et de la reproduction à l’identique imposés par l’économie de marché et les discours contemporains. Mais la création est aussi don et contre don 1 , elle engage un lien de parole
1 Mauss M., « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (1923-‐1924), dans Sociologie et anthropologie (1950), Paris,
indéfectible avec l’Autre et les autres. La création est une des signatures de la liberté, de la liberté de pensée dans un monde partagé avec d’autres. Dans un monde tissé de paroles singulières et collectives qui font le lien social jusque dans sa dimension politique. De paroles singulières qui sont parfois des dessins ou des caricatures, justement ! De paroles qui signent la pluralité de la pensée, des langues, des cultures et des religions. De paroles plurielles qui tentent de penser le monde pour le comprendre et l’habiter. De ces paroles-‐là surgissaient et surgissent encore les caricatures et les bandes dessinées des journalistes, dessinateurs et chroniqueurs de Charlie Hebdo mais aussi d’autres organes de presse à travers le monde 2 ; le plus souvent dans l’intelligence, la gaîté, l’espièglerie, l’effronterie et aussi la provocation. Provocare 3, dans le sens d’un appel à la parole justement, dans un pays laïque et démocratique qui la rend possible presque sous toutes ses formes (à l’exclusion de la diffamation). C’est lors de la réunion hebdomadaire du comité éditorial que cette parole a été réduite au silence, par d’autres qui avaient choisi de ne plus penser et de s’en remettre aux dieux obscurs de la violence, de la brutalité, de la destruction, du crime et de la terreur. D’autres qui avaient décidé de confier leur sort à une idéologie totalitaire qui ne dit pas toujours son nom.
Ainsi, entre le 7 et le 9 janvier 2015, les tragédies parisiennes ont fondamentalement touché des hommes et des femmes qui ont payé de leurs vies leur liberté de pensée et la liberté de la presse qu’ils défendaient à coup de crayons et de paroles. Traits Libres. Et, comme l’écrivait Montaigne, « Nous ne sommes hommes, et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole ». Alors, ce n’est pas étonnant que des hommes et des femmes en France et à PUF, Coll « Quadrige : Grands textes », 11e édition, 2006, p. 145-‐280. 2 Valloatto S., Caricaturistes. Fantassins de la démocratie, France, EuropaCorp, Documentaire, 106 mn, 2014 – César du cinéma 2015 : Meilleur film documentaire. 3 Empr. au lat. provocare « appeler dehors, faire venir; appeler à, exciter à, défier ; faire naître quelque chose », en dr. « en appeler, faire un appel ». Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/etymologie/provoquer
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travers le monde se soient indignés et unis contre cette violence criminelle en se nommant « Je suis Charlie1 » et ce dès la fin de la matinée du 7 janvier, pour dire leur liberté de penser et la dignité humaine qui lui est liée, pour tenter de repousser au loin le souvenir des tragédies de la Deuxième Guerre Mondiale qui ont marqué pour toujours l’humanité. Pour autant, il ne faudrait pas se leurrer et aller tous d’un même pas se perdre dans la formule unifiante de « Je suis Charlie », certains l’avaient traduite dans toute les langues, d’autres disaient « Pas en mon nom », autant de formes de l’altérité relayée par les réseaux sociaux à travers le monde et donnant lieu à des manifestations de soutien et de solidarité, avant que le slogan ne soit repris par les discours politiques et la fameuse marche républicaine du 11 janvier 2015.
C’est bien la dimension d’être avec Charlie qu’il me semble important de souligner ici. Et, au-‐delà de ce qui se passe depuis le début de l’année et provoque tant de tristesse, de colère et de révolte, c’est bien le retour d’anciennes tragédies humaines que nous repérons dans ces actes de violence et de barbarie perpétrés en France puis au Danemark le mois suivant. Il ne faut tout de même pas oublier que de tels actes ont lieu dans le monde depuis des décennies.
Il me semble que c’est dans un contexte de dégradation des formes du lien social, dans une perte de re-‐pères et une haine de la parole que nous voyons le point commun de toute cette terreur. En effet, les pouvoirs religieux extrémistes émergent de et par la terreur, ils la font régner en employant les mêmes méthodes que les régimes totalitaires en confisquant toutes les formes de la parole, la capacité de penser, juger et décider. Notre pays n’est peut-‐être pas pour rien dans le choix de ces jeunes qui s’orientent vers ces mouvements extrémistes dont les revendications opacifient le caractère éminemment politique et les exactions identiques à celles employées par les états
1 Joachim Roncin, directeur artistique du magazine Stylist : http://www.lesinrocks.com/2015/01/22/actualite/qui-‐se-‐cache-‐derriere-‐le-‐slogan-‐je-‐suis-‐charlie-‐11549378/
totalitaires : propagande, recrutement, endoctrinement, soumission, exécution des ordres, etc. Lent processus de désubjectivation dans lequel se laissent prendre certains sujets. Dépouillés de tout choix subjectif et de la possibilité de penser et de s’exprimer, ils viennent alors incarner avec une certitude inébranlable la cause qu’ils servent au point de lui sacrifier leur vie et celles des autres dans un carnage qui conjugue le nom d’un père avec le pire. Haine de la parole et de la pensée. Haine de la liberté de parole et de la liberté de pensée. Haine qui a abouti à l’exécution de cibles privilégiées, des créateurs, des policiers et des juifs 2 . Actes meurtriers menaçant et terrorisant en retour tous ceux qui se risquent à parler et débattre de questions politiques, sociales et religieuses.
Pour autant, il est important de continuer à réfléchir ensemble à partir des enseignements de la psychanalyse concernant le sujet, le lien social et le Malaise dont est porteuse chaque civilisation. Et pour cela, la psychanalyse nous offre de nombreuses pistes de lectures, celle de Malaise dans la civilisation3 bien sûr mais aussi celle des deux lettres de Einstein et Freud 2 Le 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo: Frédéric Boisseau : agent de maintenance ; Franck Brinsolaro : policier ; Jean Cabut, dit Cabu : dessinateur ; Elsa Cayat : psychiatre, psychanalyste et chroniqueuse ; Stéphane Charbonnier, dit Charb : dessinateur ; Philippe Honoré, dit Honoré : dessinateur ; Bernard Maris (Oncle Bernard) : journaliste et économiste ; Ahmed Merabet : policier ; Mustapha Ourrad : le correcteur de Charlie Hebdo ; Michel Renaud : fondateur du festival Rendez-‐vous du Carnet de Voyage ; Bernard Verlhac, dit Tignous : dessinateur ; Georges Wolinski : dessinateur. A Montrouge le 8 janvier 2015 : Clarissa Jean-‐Philippe : stagiaire à la police municipale. Au supermarché casher de la porte de Vincennes le 9 janvier 2015 : Philippe Braham ; Yohan Cohen ; Yoav Hattab ; François-‐Michel Saada. Le 14 février à Copenhague au Centre Culturel Krudttonden lors d’une réunion du comité Lars Vilks sur le thème « L’art, le blasphème et liberté d’expression » : Finn Nørgaard, réalisateur de documentaires, certains traitent de questions sociales comme l’intégration dans En anden vej (2009) où de jeunes délinquants effectuent un pèlerinage à Saint-‐Jacques-‐de-‐Compostelle, Lê Lê, De jyske vietnamesere (2008) où il filme une famille vietnamienne réfugiée au Danemark. Dans une Synagogue où se tenait une bar-‐mitsva : San Uzan, vigile de confession juive. (Lars Vilks est le caricaturiste qui a dessiné Mahomet en 2007, depuis il est menacé de mort).
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regroupées dans le fascicule intitulé « Pourquoi la guerre ? » 1.
Pour conclure, j’aimerais vous dire que dans notre vie privée et publique, dans ce qui nous unit subjectivement les uns aux autres, familialement, amicalement, professionnellement, chacun d’entre nous dans son engagement social singulier témoigne d’une liberté de pensée et d’un amour pour le langage, la langue, les langues et la parole. Et c’est bien chaque sujet qui est porteur de cette parole inscrite dans le langage, de cette parole intime, de cette parole singulière et collective, de cette parole plurielle, de cette parole qui ouvre des possibilités de rencontres dans le tissage étroit du lien symbolique et social qui constitue le « vivre ensemble » contemporain. Et, même si celui-‐ci est marqué par le Malaise 2et la « discorde des langages 3 », il permet des échanges 1 Freud S., Einstein A., « Pourquoi la guerre ? » (1933), Correspondance entre Albert Einstein et Sigmund Freud, version éditée à l’initiative de l’institut International de Coopération Intellectuelle – Société des Nations. Texte diffusé avec la permission de M. Vincent Magos, du site web Squiggle : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/pourquoi_la_guerre/pourquoi_la_guerre.html Dans cet échange épistolaire, Einstein termine sur une question adressée à Freud : « Existe-‐t-‐il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? » Et Freud lui répond en reprenant les phénomènes de la guerre et le problème de la sauvegarde de la paix dans une perspective historique. Il parle de façon très précise de la haine et de la violence, des pulsions de vie et de mort inextricablement présentes chez tout être humain. Il souligne l’importance de la culture et des transformations psychiques qui l’accompagnent et conclut sur cette phrase : « Et maintenant combien de temps faudra-‐t-‐il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais peut-‐être n’est-‐ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments, la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future, — pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir prochain. Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le deviner. En attendant, nous pouvons nous dire : Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. » 2 Freud S., Malaise dans la civilisation (1929), op. cit. 3 « De toutes celles qui se proposent dans le siècle, l’œuvre du psychanalyste est peut-‐être la plus haute car elle y opère comme médiatrice entre l’homme du souci et le sujet du savoir absolu. C’est aussi pourquoi elle exige une longue ascèse subjective, et qui ne sera jamais interrompue, la fin de l’analyse didactique elle-‐même n’étant pas séparable de
partagés hors de la contrainte et de la soumission, il favorise la transmission d’idées et d’expériences ouvrant à la réflexion. Autant de façon d’essayer de prendre soin du sujet de la parole et de soutenir une position psychanalytique et politique au sens socratique du terme afin de continuer à réfléchir ensemble à la clinique du sujet et du lien social contemporain.
Montpellier, le 28 février 2015
l’engagement du sujet dans sa pratique. Qu’y renonce donc celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. Car comment pourrait-‐il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages. Pour les ténèbres du mundus autour de quoi s’enroule la tour immense, qu’il laisse à la vision mystique le soin d’y voir s’élever sur le bois éternel le serpent pourrissant de la vie. » Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (1953), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 321.
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Dérives passionnelles
René Odde
Psychanalyste à Montpellier
De tout temps, des hommes, des groupes, des communautés ou des peuples ont tenté d’imposer par la force, leur propre vision du monde.
Les événements qui ont eu lieu en France en Janvier 2015 sont l’illustration de cette volonté qui, en l’occurrence, exige que les impératifs religieux soient appliqués dans l’espace public.
Cette vision du monde concerne les psychanalystes à plusieurs titres ; je traiterai pour ma part la question de la perspective commandée par cette vision en tant que celle-‐ci questionne les fondements du discours analytique et la structuration des associations de psychanalyse.
Le terme de vision du monde est la traduction du concept « Weltanschauung » qui est opérant dans l’histoire de la philosophie et dans le domaine artistique. Il désigne une attitude d’unification de la diversité de la réalité qui s’organise en une totalité définie comme un système ou un univers.
Les événements de Janvier 2015 relèvent d’une Weltanschauung religieuse, fondamentaliste qui a été condamnée par des courants de pensée religieux, politiques, philosophiques, éthiques qui se réfèrent eux-‐mêmes à des Weltanschauung autres.
D’où la question qui se pose comme préalable à la discussion : ce que les psychanalystes ont à dire procède-‐t-‐il, oui ou non, d’une Weltanschauung ?
Ce questionnement n’était pas étranger à Freud car il en parle à plusieurs reprises. Il interprète la quête de Weltanschauung comme la tentative d’annuler l’angoisse causée aux hommes par les épreuves de la vie 1 et il propose de laisser à la philosophie le soin de fabriquer des visions du monde. Quant à celles qui se déduisent des
1 Freud S., Inhibition, Symptôme et Angoisse (1926), Paris, PUF, 6e édition, 1978.
religions, il les qualifie d’illusions 2 tout comme les conceptions qui régissent les institutions politiques. Par contre, la psychanalyse n’a pas besoin de se forger une représentation de l’univers, Freud l’énonce clairement dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse 3 et elle n’en a pas besoin car elle se rallie à la conception scientifique.
L’adhésion de Freud et de la psychanalyse à la Weltanschauung scientifique est toutefois à nuancer puisque Freud sait très bien que des dérives sont toujours possibles ; c’est ce qu’il énonce dans Totem et Tabou 4 en indiquant la persistance de l’espoir de toute-‐puissance dans le champ de la science tout comme dans la philosophie et la religion où s’actualisent, là aussi, la projection de la toute-‐puissance infantile.
Une autre nuance est à apporter, elle concerne le statut de la Weltanschauung scientifique qui n’en est pas vraiment une en tant qu’elle n’est pas exclusive ni systématique. Par ailleurs, elle rejette les illusions et dans sa recherche de la vérité, elle est disposée à ne plus tenir compte des hypothèses qui avaient cours dans le passé pour s’ouvrir à des nouvelles hypothèses et construire d’autres façons de penser les faits. Nous retrouvons là, la démarche freudienne et son mouvement sans cesse renouvelé qui va de la clinique à la théorie et de la théorie à la clinique engendrant l’abandon de certaines assertions et la construction de nouvelles thèses.
On peut regretter, toutefois, que la réflexion de Freud sur les institutions politiques et les idéologies dans lesquelles s’affirme la croyance de toute-‐puissance de la pensée par rapport aux phénomènes réels, ne se soit pas appliquée aux institutions psychanalytiques qui sont susceptibles de connaitre des dérives. Certaines ont pu développer des tendances qui se rapprochent de la Weltanschauung religieuse, par exemple : « l’interdiction
2 Freud S., L’avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 4e édition, 1999. 3 Freud S., (1933 a). Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Paris, Gallimard, 1984. 4 Freud S., Totem et Tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs (1912-‐1913), Paris, Payot, 1993.
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religieuse de pensée » qui, par amour pour le père, engendre l’obéissance et proscrit le doute sur le bien-‐fondé de nos connaissances au profit des certitudes énoncées dans les dogmes. Quand une institution analytique fonctionne comme une église, cela devient un élément qui peut entrer en compte lorsqu’il s’agit de faire un choix entre l’adhésion d’entrée dans une école et l’entrée en religion.
Lacan et les propos qu’il tient concernant l’I.P.A. (International Psychoanalytic Association) nous laissent penser que son fonctionnement relève d’une organisation semblable à celle d’une église. Le ralliement de la Société Française de Psychanalyse à l’I.P.A. comportait un certain nombre de conditions et notamment l’exclusion de Lacan de la liste des analystes didacticiens.
Lacan qualifiera cette décision d’excommunication s’identifiant par là-‐même à Spinoza exclu de la communauté juive. Lacan serait donc un hérétique, en effet, il suffit de lire quelques extraits de la Recommandation d’Edimbourg du 2 Août 1961 pour mesurer la distance prise par Lacan par rapport aux préceptes de l’I.P.A dont je vous livre quelques extraits :
1. Toute analyse didactique doit être menée au rythme minimum de quatre séances par semaine.
2. Les séances doivent durer au moins quarante cinq minutes.
7. Les étudiants ne doivent pas assister au cours de leurs analystes sans l’autorisation de la Commission des études…
13. a. Que les Docteurs Dolto et Lacan prennent progressivement leurs distances d’avec le programme de formation et qu’on ne leur adresse pas de nouveaux cas d’analyse didactique ou de contrôle.
Au 23ème congrès, le congrès de Stockholm, fin juillet 1963, Lacan apprend sa radiation de la liste des didacticiens. Ce vote est pour Lacan décisif, le lendemain, le 20 octobre, il tient la première séance de son Séminaire intitulé « Les noms du père » et annonce que ce sera, là, la première et dernière séance.
A partir de ce moment qui fait suite à ce que Lacan nomme excommunication, il mentionnera de façon régulière l’arrêt de son séminaire sur Les noms du père et cela
jusqu’en 1975 qui est la dernière occurrence où ce rappel a lieu ; à chaque fois, il donnera quelques éléments d’interprétation concernant l’arrêt du Séminaire. Sans les retenir tous, je n’en citerai que 2 ou 3. Le premier élément d’interprétation, c’est qu’on l’a empêché de parler et ceux qui l’ont empêché appartiennent à « une clique très spéciale dans le monde qu’on peut épingler d’une tradition religieuse » 1 il précise la même année dans Le savoir du psychanalyste 2 (séance du 1er juin 1972) je le cite : « La tradition d’où tout de même il faut dire que la psychanalyse surgit : de la tradition judaïque. »
L’empêchement provient des gardiens de la tradition qui font de l’I.P.A une organisation structurée comme une armée ou une église selon des grades et des rôles figés qui induisent des comportements et des propos convenus. A ce sujet, on trouve dans les Ecrits 3 le texte « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 » dans lequel Lacan décrit avec un ton humoristique l’Organisation de l’I.P.A. et les relations entre ses membres qui témoignent de ce que Freud reprochait à l’Eglise, à savoir : un interdit de penser qui, avec Lacan, se prolonge en un interdit de parler.
Un autre élément d’interprétation est que Lacan parle du Nom du père et que le passage au pluriel : les noms du père, vient relancer la problématique de Freud concernant le rapport au père. Dans Les quatre concepts de la psychanalyse 4 (1ère séance), Lacan questionne le désir de Freud dans lequel quelque chose n’a jamais été analysé pour situer ce désir en opposition avec le désir de l’analyste et ce désir de Freud se déduit du lien qu’il entretient avec la tradition juive ; Lacan énonce que Freud… n’a confiance qu’en ces juifs qui savent lire le Talmud, ceux qui se réfèrent à un texte. C’est dans le séminaire L’envers de la psychanalyse 5 que Lacan va
1 Lacan J., Le Séminaire, Livre XIX, … Ou pire (1971-‐1972), Paris, Le Seuil, 2011. 2 Lacan J., Le Séminaire XIX, Le savoir du psychanalyste (1971-‐1972), (Inédit). 3 Lacan J. , Les Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966. 4 Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973. 5 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-‐1970), Paris, Le Seuil, 1991.
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déconstruire les mythes freudiens : l’Œdipe et Totem et Tabou pour démontrer qu’ils sont des produits névrotiques : le premier se situe sur le versant hystérique et le second sur le versant de la névrose obsessionnelle.
La consistance donnée au père idéalisé indique le désir de Freud : sauver le père. Lacan s’en désolidarise, il ne sauve pas le père. L’Œdipe lui permet de situer le savoir (S2) en position de vérité dans le discours de l’analyste et Totem et Tabou lui permet d’introduire la fonction phallique et la position de « l’au moins un » dans l’écriture logique des formules de la sexuation.
Par ailleurs, la position du savoir marqué de l’incomplétude, et de la vérité qui ne peut que se mi-‐dire vont fonder la supposition d’un sujet au savoir qui peut être l’analyste mais aussi le père et aussi Dieu, Dieu le père. Freud en sauvant le père dénie la vérité comme cause, laisse à Dieu la charge de la cause et renvoie la vérité à des fins dernières (l’eschatologie).
Lacan, pour sa part, fera du « Nom du Père », dans une écriture topologique, la quatrième dimension qui noue les trois autres : R.S.I qui sont les noms du père.
Quant au sujet supposé savoir, l’être humain y croit, cela lui permet de faire une analyse… mais cette croyance qui fonde, aussi la Religion par ailleurs, peut connaître des dérives dont l’une des conséquences peut être les évènements qui nous rassemblent cet après-‐midi… Nous avons affaire, là, à la croyance en une totalisation du savoir et à une vérité engendrant des comportements criminels.
Comment éviter de telles dérives ?
-‐ Faire front en se regroupant dans l’unité d’une laïcité affirmée ?
-‐ Avoir recours au remède de l’athéisme pour combattre les virus dont sont porteuses les religions.
Ou alors tenir compte des enseignements de la psychanalyse : l’athéisme et la laïcité témoignent de leur référence au Un et au sujet supposé savoir, il faut donc faire avec. Reste à savoir comment ? Peut-‐être se situer de la même façon qu’avec le Nom du Père : « s’en passer… à condition de s’en servir », comme l’énonçait Lacan.
Ce programme n’est pas près de se réaliser dans la société, et, si l’on considère les sociétés de psychanalyse : ce qui lie, c’est Melman qui le dit dans son intervention de clôture de l’Etude du Séminaire Les non dupes errent : c’est le bâton, c’est le 1, Lacan l’a nommé le phallus ; il nous rassemble, nous réunit mais aussi nous sépare… Le nœud borroméen pourrait être un moyen propre à faire union entre analystes en tant que l’appui sur le Réel, habité par un savoir organisé par un ratage, pourrait créer des relations tempérées puisque non vectorisées par la lutte pour la possession du phallus. Mais, notre époque est plutôt favorable à une récusation du 3 et à une forte inclination pour le 2, ou le Un de l’individualisme. La tentative de forclore le 3 se traduit par son retour dans le Réel sous forme de résurgence des nationalismes et des intégrismes ou de constitution de petits groupes, de minorités fonctionnant en circuit fermé, ou en ghettos.
Pour Melman (Editorial paru sur le site internet de l’A.L.I), les attentats de Janvier résultent de la Passion de l’Un. De l’Un, j’en ai parlé dans cet exposé, mais pas de la passion. Or en tant qu’analyste, nous sommes confrontés quotidiennement aux trois passions que sont l’ignorance, l’amour et la haine.
Ceux qui viennent nous rencontrer ne sont plus dans la passion de l’ignorance, du « je n’en veux rien savoir » ; leur désir de savoir, de ce savoir insu qui les détermine, passe par une demande adressée à un sujet supposé savoir.
Dans leur cheminement, ils vont rencontrer les deux autres passions, l’amour et la haine qui vont se conjuguer avec la passion de l’ignorance qui resurgit ponctuellement pour faire barrage aux manifestations de l’inconscient.
Ce voyage au pays de l’Autre ne peut se faire sans la supposition de l’Un qui sait car la relation à l’Autre se soutient du rapport au Un, ce Un que Lacan a libéré de la férule du père et de Dieu dans un abord logique puis topologique.
Reste que ce Un qui fonde la croyance de l’homme, s’il s’autonomise de sa relation à l’Autre provoque le Un de l’ignorance, de l’amour ou de l’exclusion haineuse, ces passions qui sont le propre de l’homme.
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Cette passion de l’Un qui peut déchainer des folies meurtrières est l’affaire des religions mais pas seulement, c’est l’affaire de tous.
Montpellier, le 28 février 2015
Être ou parlêtre Charlie
Danielle Bazilier-‐Richardot
Psychanalyste à Pérols
« Je suis Charlie ». Une foule d’anonymes a repris ce slogan et est descendue dans la rue. Je suis allée manifester, mon message aurait été : on n’a pas le droit de tuer pour des idées, et : non au racisme quel qu’il soit ; la marche était silencieuse. Silence qui tait des désaccords qui devraient être étalés au grand jour : il est nécessaire de parler, dialoguer, débattre, poursuivre les échanges, maintenir le débat ouvert sur tous les sujets de société.
« Être ou ne pas être »… Charlie ?
La question peut être posée sérieusement. Ce slogan « Je suis Charlie » peut se faire entendre de multiples manières.
Je suis, vous êtes certainement, pour la liberté d’expression, sans exception.
On explique à l’enfant qu’il a le droit de s’exprimer, à propos du petit frère ou de la petite sœur dont il ne veut pas, parce que dire ce n’est pas faire ; il peut souhaiter qu’il soit mort ou vouloir « le rendre au docteur » mais il n’a pas le droit de lui faire le moindre mal. Il a le droit d’être jaloux et de l’exprimer mais en restant dans le cadre des règles de la société, sans le transposer en acte.
En tant que psychanalystes nous prônons une parole libre, l’association libre : dites ce qui vous vient à l’esprit, ce qui vous passe par la tête, ce qui vient… et…
… d’une part cette parole s’exprime dans un lieu confidentiel, où elle est traitée comme il se doit, c’est-‐à-‐dire sujette à caution, sujette à équivoque, sujette à lecture différente ;
… d’autre part nous savons que l’association libre n’est pas si libre ni sans contrainte. Pour ceux qui ont expérimenté un tel travail, il est certain qu’on ne parvient pas toujours à dire et il y a de l’indicible.
Nous sommes loin de ce que sous-‐entend l’expression « liberté d’expression » revendiquée par et pour Charlie Hebdo, qui serait de pouvoir tout dire. Sans compter que ce que nous enseigne Freud avant
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Lacan, c’est que notre parole, ou nos choix, sont déterminés. Donc, c’est sûr, l’expression n’est pas libre.
Alors on ne peut pas tout dire ? Notre expression n’est pas libre… ?
Il y a une question qui est longtemps restée pour moi sans réponse, qui est aussi d’actualité et proche de ces interrogations sur la liberté d’expression ; c’est la question « peut-‐on rire de tout ? ». Elle est restée sans réponse jusqu’à ce que j’accepte que ce « on » n’existe pas, empêche d’avancer dans la réflexion, et que c’est à chacun dans sa singularité de déterminer s’il ou elle peut rire de tout. Une partie de la réponse est là.
Je ne suis pas certaine de pouvoir rire sur la seconde guerre mondiale (pas beaucoup non plus sur la première en fait), sur le nazisme et les nazis, et les blagues racistes ne me font pas rire non plus. Bien sûr le fait que je ne puisse pas rire de tout peut relever de ma névrose, d’un empêchement, et mon voisin n’aura pas les mêmes empêchements ; et alors ? Vais-‐je pour autant le rejeter et considérer que cela exclut un « vivre ensemble » acceptable ? Je ne dénie à personne ladite liberté d’expression, ni même le droit de rire de jeux de mots douteux, si tant est d’ailleurs que cela fasse rire, parce que ça peut n’être que de la provocation ; chacun dans l’enceinte privée a le droit de rire de ce qu’il veut, chez lui avec ses proches. Je ne dénie pas à Jean-‐Marie Le Pen, en tant qu’individu, le droit à la liberté d’expression. Par contre à partir du moment où il se présente à une élection, donc à une place potentielle de gouvernant, il doit en accepter les conséquences, entre autres éthiques. A ce moment-‐là il n’a plus la même liberté de parole, ni d’acte d’ailleurs, et le débat doit pouvoir s’instituer.
La société française autorise le blasphème, donc Charlie Hebdo a le droit de blasphémer ; je blasphème si je m’énerve et dis « nom de dieu de… ». Donc je blasphème et de plus, je suis pour la destitution des idoles. Pourtant, un des articles mis en ligne sur le site de l’ALI1, m’a
1 Caruelle-‐Quilin E., Dissez N., L’irreprésentable, 2015. http://www.freud-‐lacan.com/fr/journees/5079-‐l-‐irrepresentabl
amenée à m’interroger, par exemple, sur le rôle d’enseignants, et la place d’où ils opèrent, quand ils insistent pour que leurs élèves musulmans regardent des caricatures de leur prophète ; il s’avère que le Coran n’interdit pas la représentation du prophète, mais une représentation utilisée commercialement et se moquant de la religion (c’est le cas des caricatures de Charlie Hebdo) est jugée blasphématoire. Ces enseignants peuvent insister, à condition d’avoir les arguments qui vont aussi montrer à leurs élèves que leur religion est respectée.
La laïcité serait-‐elle ou deviendrait-‐elle un diktat d’athéisme ? Je suis athée, j’ai un esprit profondément laïc, mais je ne veux certainement pas faire de la laïcité une nouvelle religion !
Charlie Hebdo a le droit, comme tout un chacun, de blasphémer. Personne ne doit obliger à regarder les caricatures et aucune religion (n’oublions pas toutefois qu’en l’occurrence, dans les affaires qui nous rassemblent ici, la religion a bon dos), aucun totalitarisme ne doit faire taire Charlie Hebdo.
Puisque l’on sait que cette liberté d’expression n’est pas totale et qu’elle ne peut pas l’être, qu’elle a des limites, est-‐ce que les limites qui sont celles d’un vouloir vivre ensemble ne constitueraient pas de bonnes limites en la matière ?
Un autre texte disponible sur le site de l’ALI 2 utilise l’outil qu’est le nœud borroméen pour rendre compte du lien social à l’œuvre dans le nouage entre laïcité, altérité et liberté ;
2 Tyszler C., Comment penser la république ?, 2015. http://www.freud-‐lacan.com/fr/accueil-‐fr/26-‐categories-‐fr/507
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Tel que ce nœud est représenté par Corinne Tyszler (je peux vous le montrer puisqu’il a été proposé à la presse), la laïcité, la liberté et l’altérité feront lien social lorsque, nouées borroméennement, elles détermineront à leurs entrecroisements respectifs la solidarité, la tempérance et l’universel humain. La liberté seule, nous le savons tous, ne fait pas lien social. La laïcité seule non plus, non plus que l’altérité seule.
N’est-‐il pas nécessaire de vouloir vivre ensemble pour y parvenir ? Est-‐ce vraiment une question de liberté, qu’elle soit d’expression ou autre ?
Ce point nous ramène au fait constaté que les terroristes sont des jeunes qui ne veulent plus vivre avec nous, et parfois ne veulent plus vivre du tout ; ce sont de jeunes adultes mais, semble-‐t-‐il, pas vraiment bien loin de leur adolescence. Qu’a-‐t-‐elle été cette adolescence ? Quelle adolescence ont les nombreux jeunes qui se suicident ? Environ 1000 par an et 80000 tentatives ! Certains enseignants ont écrit un texte dans lequel, entre autres, ils déclarent avoir honte que la société ait à ce point échoué à intégrer ces jeunes devenus terroristes. Certes cette volonté de vivre ensemble doit être partagée, ils doivent l’avoir et la manifester, mais la société n’oublierait-‐elle pas que le temps de l’adolescence est un temps difficile, qui requiert écoute, respect des règles et respect de l’autre ?
Les structures qui manipulent ces adolescents ou jeunes adultes leur apportent ce que la société d’aujourd’hui n’est pas capable de leur apporter, on pourrait presque dire en terme de besoins fondamentaux : avoir une place dans la société, ou dans une société, ou dans un groupe, et des règles très strictes. Elles leur garantissent également le pardon pour leurs actes délictueux, antérieurs ou présents !
La société a une responsabilité. La « massification », si massification il y a, n’est pas due comme le prétend l’État au retour de ceux qui sont allés se former mais au grand nombre de ceux qui sont laissés pour compte, donc non comptés, ils ne figurent pas au nombre de…
Ce qui ne leur retire pas leur propre responsabilité. Et la psychanalyse nous
apprend que l’on est responsable de sa vie. Ils ne sont pas schizophrènes et assument leurs actes, dont pourtant la seule issue est la mort. Ils ont perdu la notion de respect de l’autre et de la vie. Ils haïssent la distance intellectuelle que manifestent les journalistes de Charlie Hebdo, capables d’humour, alors qu’eux sont englués ; de plus, ils maîtrisent souvent mal la langue, notre langue, qui devrait être aussi la leur.
Alors fallait-‐il descendre dans la rue ? Certainement, pour s’élever contre la barbarie. Mais ce n’est pas cette unanimité d’un temps court qui luttera contre la barbarie. Chacun est venu manifester, en silence à Montpellier, avec sa pancarte et son mot à dire et c’est très bien ainsi ; ça ne signe pas un accord, ça ne dit rien sur « que faire ? », ni sur la volonté, ou non, de vivre ensemble. Faire Un, c’est très tentant, être si nombreux dans les rues, dans la France entière, dans le Monde même. Se sentir si proches tous… contre l’ennemi ! On ne se sent jamais aussi proches qu’avec un ennemi commun ! Le « faire Un » n’est jamais très éloigné du renoncement à ses propres idées, à sa propre morale, à son éthique. D’ailleurs les terroristes le sont devenus pour faire Un, avec ceux qui leur ont donné ce qu’ils croient être de la reconnaissance, un but dans la vie, un acte expiatoire ; faire Un avec le groupe et dieu. Le danger du « faire Un » est pourtant connu depuis, au moins, la seconde guerre mondiale, « faire Un » qui va généralement de pair avec un ennemi commun. Et pour terminer avec un sourire, être tous Charlie ? Non parce que comme le disait Brassens : sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons…
Montpellier, le 28 février 2015
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Et si Voltaire aujourd’hui se prénommait Charlie ?
Jean-‐Claude Vidal
Psychanalyste à Narbonne
« Si un dieu a peur d’un dessin, c’est qu’il est plus petit qu’un crayon – ou que les mots sont plus grands que lui. » Delphine Coulin
Ce qui s’est passé ce 07 Janvier et 09 Janvier est inqualifiable.
Ce qui s’est passé ce 07 Janvier et 09 Janvier est inacceptable.
Comme si cela ne suffisait pas l’histoire s’est répétée au mois de Février.
Nous rejoignons là ce que Samuel Beckett appelait « L’innommable », un effroyable retour du réel qu’il nous faut pourtant nommer nous, les Hommes, c’est-‐à-‐dire ceux qui, à la différence des autres espèces vivantes se sont élevés par le langage à ce qu’il est convenu d’appeler l’humanité. Nous, les Hommes, ne devons pas nous défiler devant de tels passages à l’acte car, même si certains ont fait la supposition que des paroles ont été dites dans le livre des musulmans et qu’elles demandent à être appliquées, l’acte vient faire taire les paroles en retour de ceux à qui elles pourraient s’appliquer. Il y a alors bel et bien une fracture du lien social, la déconnexion subjective de quelques uns pouvant entraîner une radiation subjective d’un plus grand nombre.
Nous devons justement, toutes affaires cessantes, nommer de tels crimes, c’est là notre premier devoir, de citoyen certainement mais plus simplement sans doute d’homme dit civilisé.
Freud, je vous le rappelle avait supposé l’émergence du langage après le meurtre du père de la horde primitive afin que circule la loi de l’interdit de l’inceste.
La barbarie à visage humain titrait en 1977 Bernard Henri Lévy, c’est de cela qu’il s’agit.
Dénoncer de tels actes n’est pas simple, on peut alors se retrancher derrière les valeurs qu’ils sont censés porter (religion, laïcité,
sacré...) et faire des ronds de jambes pour différer une prise de position qui, pourtant, normalement, s’impose à chacun.
Il est naturel d’avoir peur, c’est même inévitable, ce qui veut dire d’ailleurs que le but de ceux qui commettent ces actes est atteint.
Il est naturel d’avoir peur parce que si vous parlez, vous pouvez facilement basculer dans l’entonnoir de la paranoïa collective qui pourrait laisser supposer que vous vous élevez contre l’islam et que vous entreriez de fait dans le lot des victimes potentielles de la charia.
Il est naturel d’avoir peur parce que si vous vous taisez, vous fermez les yeux sur la menace et la terreur qui pourraient alors s’ériger demain, comme ce fut le cas bien des fois par le passé, en loi universelle du fonctionnement du monde.
Entre ces deux maux, quel est le moindre ?
Un psychanalyste n’a pas à choisir parce que le choix, il l’a fait en amont et indépendamment de ces événements en faisant avec Freud et Lacan le pari de l’inconscient, lequel n’est accessible que par la cure en appliquant la règle de la libre association. Dans la cure c’est bien de « tout dire » qu’il s’agit et il est impensable de supposer qu’un analyste recevant une demande d’analyse formulerait lors du passage du patient au divan ladite règle en s’empressant de rajouter l’interdit du blasphème, de toute critique de la religion, du sacré, etc.
Les plus scrupuleux -‐ ou les plus crapuleux -‐ objecteront sans doute que ce qui se passe entre les murs du cabinet de l’analyste et sa position sociale, soit ce qu’il peut dire en société, sont choses fort différentes.
Ce serait alors sauter allègrement par-‐ dessus la question de l’Ethique, laquelle est celle du « bien dire », elle ordonne notre pratique. La fonction – parce que ce n’est peut-‐être que cela, être psychanalyste, occuper cette fonction face à qui vous en fait la demande – la fonction cependant ne peut pas toujours être dissociée de la personne.
Cela n’impose pas à chaque psychanalyste de prendre publiquement la parole pour monter sur les barricades de la liberté d’expression mais il ne peut en aucun cas renier ce qui le fonde : ces mots qui nous
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construisent et plus que souvent nous dépassent, il n’est en aucun cas envisageable de les penser enfermés dans les geôles d’une quelconque religion.
Le mot est le meurtre de la Chose, avons-‐nous appris avec Lacan, ce qui signifie que le mot, qui est aussi un signifiant, rend absente à tout jamais l’absence, « je disparais dès qu’on me nomme » nous indique le silence.
Le mot est le meurtre de la Chose mais la Chose n’a pas devoir de mettre à mort les mots, ce serait sinon la fin de la psychanalyse, elle est, vous le savez bien, pourchassée, étouffée, dans tous les états totalitaires qu’ils soient d’assise religieuse, militaire ou dictatoriale.
Ce serait la fin de la psychanalyse mais bien au-‐delà la fin de l’humanité à partir d’une mise à mort programmée de la parole.
Un retour à la case départ, la fin du film, le dernier plan d’une des plus grandes avancées de la pensée du XX° siècle, comme si l’on venait aujourd’hui toquer à une porte qui n’aurait jamais été ouverte au 19 de la Berggasse à Vienne. Le passé se répète me direz-‐vous, cela a des allures de relecture du Visiteur d’Eric Emmanuel Schmidt.
Il importe pourtant de rire... Un des ouvrages essentiels de Freud porte sur le Witz et nous espérions bien jusqu’à ces derniers jours que le temps du nom de la rose était définitivement révolu.
Les crimes aujourd’hui exposés dans la vitrine du monde prônent une parole qui devrait être appliquée en une sanction suprême afin de venger l’offense faite à un dieu mais, qu’est-‐ce qu’un dieu si ce n’est une construction des hommes pour conjurer leur peur de la mort ?
Il y est question de blasphème, c’est trop vite oublier que celui-‐ci ne peut avoir valeur que dans une théocratie pas en démocratie, certains nous parlent même du sacré, ils ne savent sans doute pas que de sacré, il n’y en a qu’un : le vivant !
Maintenant de quelle offense pourrait-‐il être question si l’on ignore l’offense qui est faite au quotidien au non-‐croyant en voulant lui imposer de telles croyances, le rond de l’Imaginaire ne peut prévaloir sur celui du Réel ou sur celui du Symbolique. Aujourd’hui, c’est ce dernier qui est mis à
mal et nous nous devons de réagir, la chute du semblant n’aurait-‐elle pour seule conséquence que la production du sang rouge ?
Ne rien dire ni en amont, fut-‐ce même sous forme de blasphème signifie que vous devez accepter ce que l’autre, au nom du sacré, veut vous imposer, plus de choix ! Vous devez vénérer ce que l’autre vénère !
Ne rien dire en aval serait renier ce qui nous fonde, la parole, et qui nous a amenés dans le lit de la psychanalyse alors que Freud a fait l’hypothèse de l’invention du langage justement pour échapper à la dictature de l’un, pour que la civilisation se construise sur le principe d’une loi que véhiculerait le langage et plus seulement l’acte.
Ce qui nous fait humains, c’est le fait que nous parlons.
Nous avons un devoir de parole et ce devoir, si l’on est analyste c’est de soutenir le « tout dire », c’est non négociable !
Certes, le malaise dans la civilisation est grand et il est d’autant plus grand qu’il est, depuis l’origine dans l’individu. La vie, comme le rappelle Lacan, a bel et bien un côté insupportable qui peut pousser les hommes à la mélancolie. Ce malaise existentiel peut facilement de l’individu diffuser au collectif, pour y faire face, Freud nous l’a appris et Lacan, l’a autrement développé, l’homme peut avoir recours au trait unaire. Celui-‐ci a pu prendre forme par le passé d’une moustache permettant à un peuple de se retrouver dans une identité « nationale »... Le modèle dans ce cas est bien celui du « tous pareils », ce qui suppose l’élimination des différences, actuellement certains se rallient à une formule rattachée à une représentation mais la visée reste la même.
Le malaise dans la civilisation vient aujourd’hui ébranler le vivre ensemble.
La religion, comme nous le dit Lacan serait-‐elle increvable ? (Le triomphe de la religion – conférence de presse tenue à Rome le 29 Octobre 1979 au Centre Culturel français)
Sans doute, si l’on suppose, comme lui, (qu’) « elle est faite pour ça, pour guérir les hommes, c’est-‐à-‐dire pour qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas ».
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Le monde lui va, comme il peut mais il va... il marche.
« Ce qui marche, c’est le monde, écrit Lacan. Le réel, c’est ce qui ne marche pas » … puis plus loin, « L’analyse est une fonction encore plus impossible que les autres... Elle s’occupe très spécialement de ce qui ne marche pas. »
Il poursuit, p. 76 de ce même texte en des propos qui pourraient être un commentaire de notre actualité récente :
« Le monde va, il tourne rond, c’est sa fonction de monde. Pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de monde, à savoir qu’il y a des choses que seuls les imbéciles croient être dans le monde, il suffit de remarquer qu’il y a des choses qui font que le monde est immonde, si je puis m’exprimer ainsi. C’est de cela que s’occupent les analystes, de sorte que, contrairement à ce que l’on croit, ils sont beaucoup plus affrontés au réel que même les savants. Ils ne s’occupent que de ça. Ils sont forcés de le subir, c’est-‐à-‐dire de tendre le dos tout le temps. Il faut à cette fin qu’ils soient vachement cuirassés contre l’angoisse. C’est déjà quelque chose qu’ils puissent au moins parler de l’angoisse ».
Nous revenons à petits pas vers les trois impossibles freudiens : « Gouverner, éduquer, analyser ».
C’est peut-‐être plus difficile pour le psychanalyste parce que, nous dit Lacan, « c’est un nouveau venu », il ne relève d’aucune tradition ; éduquer, gouverner, cela se pratique depuis la nuit des temps, ce qui ne veut pas dire que ce soit facile ou que cela se produise sans peine.
Enfin, là n’est peut-‐être pas le débat pour ce qui nous occupe aujourd’hui mais il me paraît certain que c’est en interrogeant ces trois métiers, ces trois fonctions que pourraient s’inscrire des ébauches de solution aux questions que posent aujourd’hui à la civilisation les récents passages à l’acte.
Sylvie Coma à la fin de son article : « On ne va pas tous mourir » dans le premier numéro de l’après, écrit ceci :
« Crever, c’est déjà assez chiant comme ça pour pas qu’en plus on ait la trouille ». C’est Cabu qui disait ça. Il m’avait raconté en pouffant derrière ses petites lunettes rondes qu’avant de mourir Reiser avait demandé
que les dames viennent à son enterrement en porte-‐jarretelles et sans culotte. Et qu’elles lui rendent un dernier hommage en enjambant sa tombe… Qu’auraient souhaité Charb, Oncle B, Tignous, Honoré, Wolinski, Mustapha, Elsa, Cabu, Franck, Ahmed, Michel et Frédéric ? Je ne sais pas. Mais je pense qu’ils auraient apprécié qu’on les honore en buvant du vin de palme sur un air de rumba. »
« On ne va pas chialer quand même ! » s’était écrié Cavanna à la mort de Gébé.
A ce propos et pour terminer, à supposer que le présent et le passé puissent soudain se rejoindre, il serait alors possible de rappeler que Charlie est le parfait anagramme de chialer… comme il peut être par une subtile pirouette, l’anagramme, littéral cette fois, de « C hilare », les mots sont ainsi faits ! …
Ils étaient potaches jusqu’à l’extrême et le plus terrible dans l’histoire, c’est de penser qu’on a tué des enfants, de grands enfants sans doute mais des enfants quand même qui n’avaient de cesse de rire de tout, de la vie et de la bêtise parfois du monde, bêtise dont les barbares, sont eux, plus que jamais, le plus violent et le plus absurde témoignage.
Montpellier, le 28 février 2015
Les Actes de la Rencontre « Où est Charlie ? » © Association Lacanienne Internationale Languedoc – Roussillon
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“ Où est Charlie ? ”
… La Suite
Adeline Yzac
Écrivaine à Montpellier
J’ai reçu une invitation. Une offre belle et grave. Cinq analystes appelaient à venir les écouter. Ils souhaitaient dire sur les tueries de Paris, ils désiraient faire entendre leur voix sur un réel qui est venu mi-‐janvier prendre chacun de plein fouet. Qui a mis face à un impossible à dire. Je me suis déplacée, je suis allée les écouter. Comme écrivaine et comme analysante.
L’analyste, c’est d’abord dans le lieu confidentiel du cabinet et de la cure que je le rencontre. C’est un homme qui se tient assis dans un grand silence d’écoute, qui ouvre peu la bouche ou qui, s’il s’y risque, le fait à un moment précis et décisif. L’analysante est celle qui s’allonge sur le divan pour tenter de décoller. C’est à elle que revient de déployer sa parole – ou son autre versant, le silence-‐ et la tâche de se hisser à la hauteur d’un sujet. Là, tout à coup, il s’est passé que, sur l’agora, l’analysante serait celle qui écoute et les analystes ceux qui déplient leur dire.
Dans la cure, j’avais peu évoqué la tragédie de Charlie et du supermarché kacher. J’étais très occupée avec mon ouvrage d’analysante. Mais il y avait plus. D’abord, l’événement barbare m’avait laissée sans voix. J’étais prise par l’impossible à symboliser. Autant dans l’aire du cabinet que sur l’aire publique ou privée, pas un mot, ou peu. Ensuite, autre chose me saisissait qui me laissait pantoise. Sur la folie de l’événement déferlait une folle débandade de paroles et de gesticulations. Les corps semblaient pris dans une tourmente. Dès l’annonce de l’évènement, ça s’était mis à parler partout, dans les médias, dans la rue, au bureau, dans les transports, dans les maisons, à l’école, dans les champs, au café… Ça n’a pas cessé de parler, ça continue de parler. Et ça a fait couler beaucoup d’encre. On est des parlêtres, on parle. Rien de plus humain que la tentative d’écorner ne serait-‐ce qu’un bout de l’insupportable qui échoit.
Mais dans un tel débordement, dans un tel excès, dans une telle boursouflure ? Du trop, il y avait du trop. Comme si la pulsion répondait à la pulsion ?
Une question m’est venue. Qu’est-‐ce que parler ?
Détailler point par point à tout instant et sur le champ tout ce qui se passait aux quatre coins du monde autour de l’événement ? Machine à parlote obsessionnelle des médias – assaisonnée d’images tonitruantes.
Répondre sur le vif dans un tourbillon de « je sais -‐ j’ai la vérité », balancer des mots courus, envoyer des phrases usées, jeter en pâture des paragraphes maintes fois récités ? Discours prolixe des politiques.
Déballer bavardages et bagout à la va comme je te pousse ? Frétillement excité de la vox populi.
C’était tout de suite bruyant, remuant, ça brassait et ça ressassait, ça a continué et ça continue. On est des parlêtres, on parle. Chacun y va de son mot, essaie quelque chose. Signe de bonne santé ou tentative désespérée de calfeutrage ? Le réel, nécessité vitale de lui faire face, de le voiler.
Ma question émergeait, revenait, insistait. Est-‐ce que c’est ça, parler ? Et qui parle ? Ça me turlupinait. Non, non, ce n’est pas ça, parler, ça c’est un déballage, une horde de mots, une consolation, un remplissage (qui par-‐dessus le marché viendrait enfoncer le clou ?)… enfin, si c’est ça, chacun sa vérité, mais… et l’éthique ?
Tempête au-‐dedans, conversation têtue. Et moi, qu’est-‐ce que j’en dis ? J’en dis que… je suis en panne… non, pas en panne… j’ai besoin de temps… de laisser venir… pas envie de déblatérer. Ne serait-‐ce pas ajouter de l’indécence que d’agiter des semblants dans un check-‐up et fabriquer un cocktail à jouissance alors que le malaise est dans la civilisation et que des paroles claires sont espérées ?
Laisser venir. Ont émergé des souvenirs de lectures de Hara-‐Kiri, du Canard Enchaîné, des caricatures de Daumier. Grands moments de jubilation. M’est revenu ce que j’entendais enfant, combien des miens avaient bagarré de haute lutte pour se délier des châtelains et des curés. Du discours des maîtres ; et de leurs coups
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durs. Et que le blasphème, donné souvent dans des jeux d’esprit, était une manière parlante (pensante, rieuse et élégante) d’être et de leur tenir tête. Je me suis souvenue d’un écrit sur l’invention de la rhétorique 1 et que d’aucuns dans l’Antiquité avaient proclamé que parler vaut mieux que donner du poing. Me sont revenus des mots de Montaigne « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence. J'en trouve l'usage plus doux que d'aucune autre action de notre vie ; et c'est la raison pourquoi, si j'étais asteure heure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-‐je, de perdre la vue, que l'ouïr ou le parler2. » Il m’est revenu une phrase de Jacques Lacan à propos de la cure, sur la parole « pleine et authentique ».
Et si c’était ça, parler ? Ouvrir le champ d’une parole élaborante ? D’une parole et pas d’une apparole qui est le blabla de la surdité ? J’ai cherché sur les ondes, dans les journaux, à la télé, sur le net, dans la rue,… des paroles singulières. Ça a provoqué des rencontres… un jour, la voix d’un psychanalyste, Fethi Benslama, puis tout récemment la lecture d’un texte du journaliste algérien Kamel Douad. J’ai cherché du côté des poètes et des psychanalystes. Pablo Neruda : « Je ne viens pas résoudre, je suis venu chanter ». Pierre Legendre, « Il faut des mots, des images et un corps, pour que s’élève la voix humaine. Il faut cela, plus une quatrième dimension : il faut la raison de vivre3. » Leurs mots m’ont secouée, m’ont aiguillonnée.
1 Quintilien : « Si donc les Dieux nous ont rien donné de meilleur que l’usage de la parole, qu’y a-‐t-‐il que nous devions tacher de perfectionner davantage et quel objet est plus digne de notre ambition, que de vouloir s’élever au-‐dessus des hommes par l’endroit [le don de la parole] qui les élève au-‐dessus des bêtes ? Sans parler de l’avantage et du plaisir que trouve un orateur à défendre ses amis dans le besoin, à gouverner le sénat par ses conseils, à se voir l’oracle du peuple et le maître des armées, qu’y a-‐t-‐il de plus beau que de pouvoir tirer de la faculté de parler et de penser, qui est commune à tous les hommes, de quoi se faire un mérite supérieur et unique, au point que des paroles dans la bouche d’un orateur, comme dans celle de Périclès, semblent être moins des paroles vraiment, que des éclairs et de la foudre ? » cité dans Molinié G., Dictionnaire de la rhétorique, Paris, Editions Le livre de poche, 2006, p. 9. 2 Montaigne M., De l’art de conférer (1580), Essais III, Chapitre 8, Paris, Editions Folio classique, 2002, p. 185. 3 Legendre P., La fabrique de l’homme occidental, Paris, Editions Mille et une nuits, 1996, p. 13.
J’ai déposé les miens. Il est des conversations à voix basse avec les auteurs qui éveillent la pensée. Les jeunes qui choisissent le djihad, fils de la « conception bouchère4 » que nous leur avons léguée, est-‐ce cela qui leur manque, des mots, des images, un corps, une raison de vivre ?
Je désirais avancer, aller plus loin. Je suis allée écouter les cinq analystes. J’ai entendu des paroles inédites, subjectives, jusque-‐là jamais prononcées et bouleversantes. Qui, bien au-‐delà du sens qu’elles tentaient de déplier, m’ont fait de l’effet sur le corps, ont provoqué un élan et de l’allant, ont déplacé ma pensée et ont poussé plus loin mes interrogations. D’où l’émergence d’une nouvelle question : comment leur a-‐t-‐on parlé dans les familles, à l’école, sur l’agora lorsqu’ils étaient enfants puis adolescents, aux jeunes partis faire le djihad ? Comment ont-‐ils été parlés ? A quels récits les a-‐t-‐on conviés ? Leur en a-‐t-‐on offert ?
Montpellier, le 1er mars 2015
4 Legendre P., Le crime du caporal Lortie, Traité sur le père, Paris, Editions Champs/Flammarion, 2000, p. 28.
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Table des matières
OUVERTURE 2 JEAN-‐CLAUDE VIDAL QUI VIVRA VERA ! ERREUR ! SIGNET NON DEFINI. BOB SALZMANN TRAITS LIBRES 5 FRÉDÉRIQUE F. BERGER DÉRIVES PASSIONNELLES 9 RENÉ ODDE ÊTRE OU PARLÊTRE CHARLIE 12 DANIELLE BAZILIER-‐RICHARDOT ET SI VOLTAIRE AUJOURD’HUI SE PRENOMMAIT CHARLIE ? 15 JEAN-‐CLAUDE VIDAL " OÙ EST CHARLIE ” 18 … LA SUITE ADELINE YZAC 18
Sur les murs. Blog Street Art sur Lyon et ailleurs. Où est Charlie ?, Rue poivre, Lyon, 1er arrondissement, Avril 2013.