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Réflexions CET ARTICLE sur la biblio- thèque municipale de Cas- tres décrit un moment que les monographies sur des construc- tions de bibliothèques, que ce soit les très nombreux comptes rendus d'inauguration décri- vant le bâtiment flambant neuf ou les très rares bilans le mon- trant à l'épreuve de son utilisa- tion, ne traitent jamais : c'est celui de la « construction de papier », la période qui mène du projet à la décision de cons- truire. Le cas concret étudié n'est certes pas moyen, les principales instances concer- nées, la Direction du livre et la municipalité de Castres, avaient chacune ses raisons pour que la mise en oeuvre du projet fût rapide et elle l'a été. Mais c'est un exemple assez complet du déroulement d'un tel processus, ne serait-ce que parce que l'opération réalisée prenait la suite, et, dans une certaine mesure, le contrepied, d'une première tentative avor- tée. Le régime administratif qui sert de cadre est celui du décret de 1970 relatif à la déconcentra- tion du contrôle financier sur les dépenses de l'Etat au plan local; les circuits décrits et les compétences évoquées vont être modifiés avec l'application des lois de décentralisation. Ce texte prendra du même coup un caractère historique, ses as- pects événementiels du moins, car on peut penser que le reste, -- les comportements, le débat du fonctionnalisme et de l'esthétique, le jeu subtil entre les règles administratives, les exigences techniques et la re- cherche de la qualité architec- turale - sera transmis avec les compétences. * Cet article a été écrit à partir d'une recherche menée en 1980 dans le cadre du Centre européen de sociologie historique et financée par le CORDA (Comité pour la recherche et le développement de l'architecture, ministère de l'Urbanisme et du Logement). Cf. références. Cet article n'a pas pour but l'im- modeste projet de savoir ce qu'est in abstracto la qualité architectu- rale et d'en formuler les règles et les gestes. Il tente de préciser ce qu'est le pilotage d'un dossier de bibliothèque publique par une administration, en l'occurrence la Direction du livre, rattachée de- puis 1976, au ministère de la Culturel. Il s'agit d'une description des circuits par lesquels la com- mande doit passer, afin que l'ar- chitecture de papier et son dos- sier administrativement construit deviennent réalité architecturale. Les diverses manières que le maître d'ouvrage a de recevoir le projet d'architecture et le traite- ment de l'information visuelle que l'esquisse recèle n'évoquent pas l'ordre de la rationalité fonction- nelle et financière mais sont au contraire rebelles à la décomposi- tion analytique. Il s'agit plutôt d'un charme - sinon d'un leurre - sur lequel se fonde le maître d'ou- vrage pour assurer sa décision, celle-ci s'élaborant à partir d'un mixte - fait d'obligations techni- ques et budgétaires d'une part, d'assurance esthétique d'autre part - décomposable grâce à l'étude approfondie des dossiers et des discours. PROLOGUE Le matériel recueilli tout au long de l'enquête et servant à la consti- tution de monographies est triple. Premièrement, il s'agit de docu- ments administratifs servant de communication mémorisée et ar- chivée entre les divers interve- nants dans le processus de déci- sion. Deuxièmement, il s'agit du dessin produit à tous les stades par l'architecte pour convaincre, séduire et expliquer la traduction du programme en images (des premières esquisses ayant une fonction de séduction et de pré- sentation de la maîtrise iconique de l'imagination des formes que l'architecte produit, aux plans d'exécution permettant aux diver- ses professions du bâtiment de 1. Pour simplifier, nous identifierons toujours, dans le cours de cet article, Direction des bibliothèques et Direction du livre, en indiquant lorsque cela est nécessaire la date des décisions. Il est utile de préciser que ce changement de ministère de tutelle n'a que peu transformé l'organigramme administratif et que les mêmes fonctionnaires se retrouvèrent aux mêmes postes dans l'un et l'autre des ministères.

Réflexions in abstracto

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Page 1: Réflexions in abstracto

Réflexions

Jean-Pierre MartinonMaître de conférence de sociologie à l'Université de Paris VIII

LE PROCESSUS DE DÉCISION DANS LA CONSTRUCTIOND'UNE BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE

L'EXEMPLE DE CASTRES*

CET ARTICLE sur la biblio-thèque municipale de Cas-tres décrit un moment que lesmonographies sur des construc-tions de bibliothèques, que cesoit les très nombreux comptesrendus d'inauguration décri-vant le bâtiment flambant neufou les très rares bilans le mon-trant à l'épreuve de son utilisa-tion, ne traitent jamais : c'estcelui de la « construction depapier », la période qui mènedu projet à la décision de cons-truire. Le cas concret étudién'est certes pas moyen, lesprincipales instances concer-nées, la Direction du livre etla municipalité de Castres,avaient chacune ses raisonspour que la mise en oeuvre duprojet fût rapide et elle l'a été.Mais c'est un exemple assezcomplet du déroulement d'un telprocessus, ne serait-ce queparce que l'opération réaliséeprenait la suite, et, dans unecertaine mesure, le contrepied,d'une première tentative avor-tée. Le régime administratif quisert de cadre est celui du décretde 1970 relatif à la déconcentra-tion du contrôle financier surles dépenses de l'Etat au planlocal; les circuits décrits et lescompétences évoquées vont êtremodifiés avec l'application deslois de décentralisation. Cetexte prendra du même coup uncaractère historique, ses as-pects événementiels du moins,car on peut penser que le reste,-- les comportements, le débatdu fonctionnalisme et del'esthétique, le jeu subtil entreles règles administratives, lesexigences techniques et la re-cherche de la qualité architec-turale - sera transmis avec lescompétences.

* Cet article a été écrit à partir d'unerecherche menée en 1980 dans le cadre duCentre européen de sociologie historique etfinancée par le CORDA (Comité pour larecherche et le développement del'architecture, ministère de l'Urbanisme etdu Logement). Cf. références.

Cet article n'a pas pour but l'im-modeste projet de savoir ce qu'estin abstracto la qualité architectu-rale et d'en formuler les règles etles gestes. Il tente de préciser cequ'est le pilotage d'un dossier debibliothèque publique par uneadministration, en l'occurrence laDirection du livre, rattachée de-puis 1976, au ministère de laCulturel. Il s'agit d'une descriptiondes circuits par lesquels la com-mande doit passer, afin que l'ar-chitecture de papier et son dos-sier administrativement construitdeviennent réalité architecturale.Les diverses manières que lemaître d'ouvrage a de recevoir leprojet d'architecture et le traite-ment de l'information visuelle quel'esquisse recèle n'évoquent pasl'ordre de la rationalité fonction-nelle et financière mais sont aucontraire rebelles à la décomposi-tion analytique. Il s'agit plutôt d'uncharme - sinon d'un leurre - surlequel se fonde le maître d'ou-vrage pour assurer sa décision,celle-ci s'élaborant à partir d'unmixte - fait d'obligations techni-ques et budgétaires d'une part,d'assurance esthétique d'autrepart - décomposable grâce àl'étude approfondie des dossierset des discours.

PROLOGUE

Le matériel recueilli tout au longde l'enquête et servant à la consti-tution de monographies est triple.Premièrement, il s'agit de docu-ments administratifs servant decommunication mémorisée et ar-chivée entre les divers interve-nants dans le processus de déci-sion. Deuxièmement, il s'agit dudessin produit à tous les stadespar l'architecte pour convaincre,séduire et expliquer la traductiondu programme en images (despremières esquisses ayant unefonction de séduction et de pré-sentation de la maîtrise iconiquede l'imagination des formes quel'architecte produit, aux plansd'exécution permettant aux diver-ses professions du bâtiment de

1. Pour simplifier, nous identifieronstoujours, dans le cours de cet article,Direction des bibliothèques et Direction dulivre, en indiquant lorsque cela estnécessaire la date des décisions. Il est utilede préciser que ce changement deministère de tutelle n'a que peu transformél'organigramme administratif et que lesmêmes fonctionnaires se retrouvèrent auxmêmes postes dans l'un et l'autre desministères.

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lire analytiquement les articula-tions techniquement significativesde la future construction; de l'es-quisse à l'ordre). Troisièmement,il s'agit du discours recueilli du-rant des entretiens semi-directifsqui permettent - grâce au filconducteur d'un guide d'entretien- d'appréhender les catégoriesmentales qu'utilisent les sujetspour distinguer les messages etles objets culturels en mêmetemps que les schémas de rai-sonnement qu'organisent leursdiscours sur l'architecture en gé-néral et sur l'architecte en particu-lier, et la qualification ou lanon-qualification de ce dernier àproduire de la qualité esthétique.Il était indispensable de rappro-cher les discours sur la pratiquedes divers intervenants de laprésentation des pratiques pro-duisant effectivement la décisionde commander une bibliothèque.Ainsi, les relations entre les carac-téristiques objectives de la déci-sion et les caractéristiques despratiques culturelles des acteursde la décision peuvent expliquer,en partie, aussi bien les caracté-ristiques de la rationalisation deschoix que les caractéristiques desrelations multivoques - ou, pourparler comme certains architec-tes, « l'entretien singulier » --existant entre maître d'ouvrage etarchitectes.

L'exemple qui nous retiendra icisera celui de la construction de labibliothèque municipale de Cas-tres : la construction du dossieradministratif, le choix de l'archi-tecte, la notoriété nationale dumaire montrent la complexité dela mise en oeuvre d'un édificepublic et le poids relatif des di-verses instances administrativesautorisant - dans tous les sens duterme - un dossier à devenir uneréalité architecturale. Le lent pro-cessus de décision doit être suiviminutieusement sans pourtant quecette monographie ne soit qu'unfragment d'une sociologie del'administration.

Dossier et édifice

« La construction du dossier estaussi importante que la construc-tion de l'édifice lui-même »(fragment d'entretien). Suivre laformation et la transformation dugoût esthétique des décideurs,c'est analyser les variations desreprésentations symboliques etplastiques des diverses formes debâtiments dans lesquelles certai-

nes pratiques culturelles doiventavoir lieu. C'est pourquoi nousavons choisi de présenter le casde la construction de la nouvellebibliothèque de Castres. Une tellemonographie permet de suivre,tout au long du processus dedécision et de constructionelle-même, les divers avatars duchoix du terrain, du choix duprogramme et du choix d'un archi-tecte par la municipalité, ainsi quele processus administratif permet-tant au dossier de subventiond'aboutir à la décision de cons-truction d'un équipement culturel.Il ne s'agit pas d'une sociologie del'administration centrale (de laDirection des bibliothèques quidevint, en changeant de ministèrede tutelle, la Direction du livre),mais une telle étude ne peut - sielle se veut précise - que dé-crire les diverses étapes du pro-cessus de décision. Il serait cer-tainement faux de croire, d'unemanière mécanique, que nousavons affaire, dans ce cas, à unlobby à l'américaine ou à ungroupe de pression qui répartirait,autoritairement ou insidieuse-ment, les commandes des édifi-ces publics à une fraction res-treinte de la profession d'archi-tecte. Nous sommes plutôt en faced'un réseau d'interconnaissanceet de reconnaissance existant en-tre les décideurs - ici la mairieet la Direction du livre - et lanotoriété des architectes assurantles grandes et moyennes com-mandes de l'Etat. En effet, c'est àl'intérieur du groupe des architec-tes faisant partie du champ de lanotoriété nationale et internatio-nale, dans ce vivier (Moulin et al.,1973) que se recrute, grâce auréseau des interconnaissances, telarchitecte pour telle mission. Lefait que le maire de Castres fassepartie de la classe politique pari-sienne, comme celui de Deauvilleet celui de Chamonix, le fait qu'unarchitecte ait travaillé pour cesmunicipalités, tant pour construiredes piscines, des marinas - pourun investisseur privé parisien etinternational - que des biblio-thèques, sont à prendre encompte afin de mieux préciser lesphénomènes fortement imbriquésde la notoriété et de la reconnais-sance. Connaître la notoriété detels architectes, reconnaître cesderniers comme interlocuteursprivilégiés des décideurs, prouveà l'envi que la densité des com-munications entre les uns et lesautres est toujours en rapportavec l'approbation et la légitima-tion presque charismatique del'activité architecturale. La cons-

truction du goût et la connais-sance des acteurs sociaux cons-truisant le jugement esthétiquesont ainsi toujours à mettre en re-lation avec la place sociale et lasituation de pouvoir des diverspartenaires intervenant dans ladécision de construire un bâti-ment servant de label de qualitéarchitecturale. De plus, les con-traintes ne sont pas amorphes : unjeu subtil peut être introduit dansla trame serrée des us et coutu-mes et des règlements administra-tifs.

La construction d'une nouvellebibliothèque à Castres était de-puis longtemps un des projetsintéressant la municipalité. Eneffet, l'ancienne bibliothèque mu-nicipale installée dans un bâti-ment vétuste, située au premierétage de l'Hôtel de ville (ancienpalais épiscopal construit parMansart et classé monument his-torique), était peu adaptée à safonction « Ceci (estimait le con-servateur de la bibliothèque) necorrespondait plus au fonction-nement d'une bibliothèque àl'heure actuelle ».Un nouveau conservateur de labibliothèque municipale futnommé en 1967. Dès sa prise defonction, il demanda que desétudes soient entreprises afinqu'un programme de constructiond'une nouvelle bibliothèque soitélaboré en prenant comme pointde référence les nouvelles nor-mes réglementaires de 1966; cepremier programme, qui fut engrande partie l'oeuvre du biblio-thécaire, proposait une superficiede 2 300 m2.

L'étude de l'histoire et surtout del'archéologie administrative decette première série de projets(1967-1971) est exemplaire. Invivo, il est possible de suivre lesdifférents projets élaborés etd'analyser leurs variations, puis-que dans un laps de temps trèsrestreint toutes les données -politiques, techniques et adminis-tratives - furent transformées :changement de l'équipe munici-pale en 1971, changement de laréglementation organisant la cons-truction administrative du dossier,puisque les textes réglementairesayant pour sujet la déconcentra-tion datent de 1970 et que lesnouveaux régimes des subven-tions d'Etat sont promulgués en1972. Il est ainsi nécessaire derappeler les différents montagesproposés pour l'élaboration decette opération; en effet, la des-cription du processus de décisionexplique, pour partie, la détermi-

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nation de la municipalité à choisirun nouveau terrain, un nouvelarchitecte, un nouveau pro-gramme, donc un nouveau choixbudgétaire.

L'intention et ses avatars

Le maire de l'époque (avant lesélections de 1971) était un hommequi incarnait le radicalisme Troi-sième République : « C'est à luiseul un monument historique ».

En effet, cet avocat de formationet de profession, né à Castres etfortement implanté dans cetteville, mais adjoint de 1919 à 1952,maire de 1953 à 1971, fut aussiparlementaire - député radical- sous la Troisième République

(1933-1936) et sous la QuatrièmeRépublique (1951-1956). La re-présentation culturelle et socialequ'il se faisait de la bibliothèqueétait celle, très classique, d'untemple de la culture et du savoir.« C'est un palais pour les éru-dits ». La bibliothèque, espacetraditionnel du livre et de l'archivedans lequel l'érudition universi-taire ou locale existent, n'était pasouverte à tout le monde : lieu desilence et de compilation, elleétait le royaume des amateurséclairés et des savants : elle n'étaitque peu ouverte à d'autres caté-gories socio-professionnelles, àd'autres classes d'âge, à d'autresintérêts de lecture, à d'autresfonctions que celle de l'étude.La décision de construire unenouvelle bibliothèque municipaleest intervenue durant une périodefavorable à ce type d'investisse-ment, débutant en 1967. En effet,la création d'un groupe d'étudesur la lecture publique est déci-dée en comité interministériel, ilest présidé par Georges Pompi-dou, alors Premier Ministre. Deplus, le Rapport sur la lecture(1968) donne une nouvelle ré-glementation du plafond des sub-ventions allouées pour la cons-truction et l'équipement des bi-bliothèques municipales : celui-cipasse de 35% à 50 %. Cette déci-sion a donné une impulsion à laconstruction de nombreuses bi-bliothèques : de 1967 à 1974, lesmunicipalités et la Direction desbibliothèques ont construit autantde surfaces de plancher de biblio-thèques municipales qu'il en exis-tait auparavant.La liste des opérations élaboréesentre 1960 et 1978 montre uneaccélération des opérations en-gagées et menées à bien : 4 en1960, 1 en 1962, 3 en 1964, 2 en

1965, 3 en 1966, 2 en 1967, 2 en1968. A partir de 1969, l'accéléra-tion est significative: 11 en 1969,8 en 1970, 13 en 1971, 10 en 1972,9 en 1973, 14 en 1974, 13 en 1975,19 en 1976, 24 en 1977, 11 jus-qu'en juin 1978.

La municipalité de Castres avaitdécidé de déplacer la casernedes sapeurs-pompiers : un terrain,au centre de la ville, est alorslibéré. La bibliothèque pourraitdonc être construite sur ce terrain,une partie des locaux vétustes(situés à l'angle du boulevard desLices et de la rue Emile Zola) seradémolie, une autre partie des lo-caux sera aménagée, afin d'ac-cueillir les services de la biblio-thèque. L'architecte municipal estchargé d'élaborer un avant-projetqui sera soumis à la municipalitéet à la Direction des bibliothè-ques. Trois avant-projets se suc-cèdent au cours de l'année 1970.Ces trois avant-projets - fait re-marquable « et qui ne s'était pasproduit depuis longtemps » -furent refusés par l'inspecteurgénéral et les services techniques« chargés de cette affaire ». Lestrois avant-projets (avril 1970, juin1970, novembre 1970) ne furentdonc pas acceptés par la Direc-tion des bibliothèques qui n'en-gagea pas le processus complexede l'autorisation de programme.Pour sa part, la municipalité futmoins critique à l'égard de cesprojets.

Les projets de l'architecte muni-cipal (dernier d'une lignée d'ar-chitectes ayant fait leurs études àl'Ecole des Beaux-Arts de Tou-louse) étaient jugés commeanti-fonctionnels et peu esthéti-ques. Le jugement de goût ayanttrait à la laideur et à l'inesthétismedes projets montre bien la trans-formation du goût des décideursen matière de construction. L'ar-chitecte ne faisait, dans ses pro-jets de construction de la biblio-thèque, que reprendre, que re-produire ce qui était au goût dujour au moment de la reconstruc-tion. Son académisme d'après-guerre aurait été tout à fait ac-cepté jusqu'en 1960-1965. Lesnormes esthétiques de ses projetsreproduisaient celles qui présidè-rent à la reconstruction de maintesvilles de province tant pour laconstruction d'habitations quepour les édifices publics. L'erreurde cet architecte est d'avoir conti-nué à reproduire ce modèle deconstruction dans une époque où,justement, les formes architectu-rales produites par l'après-guerre

ne servaient plus de référence àl'esthétique architecturale.La fixité, la routinisation de lanomenclature des formes fit quel'architecte - dont le système devaleurs n'avait pu intérioriser leschangements de formes architec-turales, sinon les changementsstylistiques -- ne pouvait qu'êtredénigré et refusé par les nouvel-les autorités municipales et parles services compétents de l'ad-ministration centrale, qui, confron-tés à de nombreux projets archi-tecturaux, évoluaient dans un uni-vers de formes architecturalesproduites et valorisées par unautre secteur de la professiond'architecte, à la fois plus parisienet familiarisé avec les architectesitaliens et américains. A l'imagede la bibliothèque, telle qu'ellepouvait apparaître dans le dis-cours de l'ancien maire, se substi-tuait, petit à petit - et grâce enpartie à la construction de Beau-bourg, grâce aussi à des projetsétrangers (américains, italiens,allemands), grâce enfin à l'effortde réflexion du Comité interminis-tériel de 1967 - une nouvellereprésentation de l'espace de labibliothèque, intégrant une plusgrande diversité d'activités, rap-prochant sans la confondre,l'image de la bibliothèque et cellede la Maison de la culture. Ce quifut reproché aux trois avant-pro-jets, du point de vue de l'esthéti-que architecturale, c'est d'avoirrépété les modèles classiquesd'après-guerre, grâce auxquels ilétait possible de construire rapi-dement, soit des lycées, soit desHLM, soit des hôpitaux. Lesavant-projets répondaient à unesituation administrative réglemen-tant les processus de décision. Ilsfurent critiqués « parce qu'ilsétaient horribles », mais aussiparce qu'ils ne répondaient plusà la demande en matière de for-mes architecturales formant con-sensus pour les instances de prisede décisions administratives.« C'est une horreur, il faut arrêtercela », « Cela ressemble à ungarage », « C'est antihistorique »,« C'est de l'architecture typique-ment stalinienne », « Ce n'est pasune bibliothèque, c'est une pri-son ».Au début de 1971, l'impasse esttotale, puisque la municipalité nes'est pas encore décidée sur lechoix du terrain.

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LA CONSTRUCTION DE PAPIER

La déconcentration

La Direction des bibliothèques etde la lecture publique était ratta-chée au ministère de l'Educationnationale; depuis 1976, cette Di-rection, en étant rattachée auministère de la Culture et de l'En-vironnement est devenue la Di-rection du livre. Ce changementde ministère, pour ce qui est duService des bibliothèques publi-ques, n'a pas transformé les rè-gles de subventionnement, ni lesrègles de procédures administra-tives.Ce qui semble avoir transformé,en droit et en fait, les procéduresde décision de la construction debibliothèques - par le biais de lasubvention allouée aux commu-nes par la Direction du livre - cesont les décrets de 1970 sur ladéconcentration des décisions del'Etat en matière d'investissementspublics. Avant ces textes sur ladéconcentration, le ministère del'Education nationale était complè-tement responsable des projetsde bibliothèques proposés par lescommunes. Cette interventionportait à la fois sur les problèmesfinanciers (puisque la décision dela subvention était instruite auministère) et sur les problèmesd'esthétique architecturale (puis-qu'un architecte-conseil du minis-tère intervenait dans la décisionde la construction d'une biblio-thèque). Cet architecte du minis-tère de l'Education nationale, plusparticulièrement affecté à l'en-semble des projets de bibliothè-ques - municipales, universitai-res, bibliothèques centrales deprêt au niveau des départements--, « parlait d'égal à égal avec lemaître d'oeuvre de l'opération »de la construction d'une biblio-thèque : cet architecte-conseilpouvait dans tous les cas critiquerles projets. Le rôle de cet archi-tecte-conseil, qui en règle géné-rale ne se déplaçait pas sur leschantiers, mais jugeait et critiquaità partir des esquisses présentéespar le maître d'oeuvre, était assezrestreint; il fixait les grandes li-gnes directrices d'un projet enessayant d'éviter « la médiocritédes façades ».De plus, la compétence en ma-tière de décision financière étaitprégnante. Le contrôle financierdu ministère était chargé d'étu-dier les dossiers et déterminait lemontant de la subvention. Lecontrôleur financier donnait un

avis favorable ou défavorable se-lon les cas au lancement de l'opé-ration. Tant que le dossier dedemande de construction d'unebibliothèque n'avait pas cetteautorisation, la ville ne pouvaitpas obtenir de subvention duministère. Ce qui permettait à laville d'engager les travaux mêmelorsqu'il s'agissait de très petitsprojets - 200 m2 par exemple -,c'était l'arrêté ministériel. Ainsi, lecontrôle central du ministère surla construction était quasi absolupuisque la Direction des biblio-thèques avait pouvoir de conseil-ler du point de vue architecturalet d'accélérer, ou de freiner, dupoint de vue financier tout dossierde construction de bibliothèque.C'est dans cette situation de miseen place des décrets sur la dé-concentration que s'élabore ledossier de la construction de labibliothèque municipale de Cas-tres.En 1971, les changements sont deplusieurs ordres. Seul le conser-vateur de la bibliothèque reste enplace et devient, par là même, lamémoire collective du processusde décision. Le nouveau maire estélu en mars 1971; le choix d'unnouveau terrain est décidé en1971. Le nouveau maire fait appel,en décembre 1971, à un nouvelarchitecte, Taillibert, qu'il con-naissait par sa renommée natio-nale et internationale et grâce à

des opérations menées par desmunicipalités, dont Taillibert futl'architecte (par exemple la pis-cine de Deauville). La responsabi-lité de l'opération est confiée à unnouvel inspecteur général de laDirection des bibliothèques. Leschangements - non pas de struc-tures, mais de personnes - for-ment un ensemble de transforma-tions qui vont permettre une célé-rité peu coutumière dans la cons-truction, tant du dossier de sub-vention du financement, que de lanouvelle bibliothèque munici-pale.

La question du terrain

Changer l'implantation de la bi-bliothèque était un des desideratadu conservateur. En effet ce der-nier voulait que le terrain précé-demment envisagé soit réservépour l'implantation d'une annexede la bibliothèque municipale, cequi fut accepté. Au début de 1971,la ville ne savait pas encore oùconstruire la bibliothèque. Uneimplantation au centre de Castresétait particulièrement difficile enraison de la configuration desterrains susceptibles d'être libres.Le directeur du Service de laconstruction des bibliothèques serend à Castres afin de trouver unterrain correspondant au pro-gramme de construction d'une

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bibliothèque pour une ville de40 000 habitants. Il existait ungrand nombre d'hypothèses : cinqpossibilités de terrain au centrede la ville, une possibilité de ter-rain assez éloigné du centre etune possibilité entre la vieille villeet le pôle urbain en train de sedévelopper. L'inspecteur donneson avis en incitant la mairie àchoisir un terrain au centre de laville, mais cette proposition nepeut être retenue, car il auraitfallu alors démolir une école; cequi équivalait à rechercher unnouveau terrain pour l'école afinde pouvoir la reconstruire. Le ter-rain ne pouvait donc se libérerrapidement. De plus, cette déci-sion aurait entraîné des frais sup-plémentaires et aurait doublé lesdemandes d'autorisation de pro-grammes puisqu'il aurait alorsfallu coordonner les deux opéra-tions.En juin 1971, après une réunion àlaquelle étaient présents le con-servateur, l'inspecteur général dela Direction des bibliothèques, lemaire et le maire-adjoint chargédes affaires culturelles, la déci-sion fut prise de réaliser unebibliothèque « moderne et fonc-tionnelle » sur un terrain se trou-vant à la périphérie de la ville quiavait été acheté, dix ans aupara-vant, par la municipalité afind'implanter un nouveau lycée.Le conservateur, justifiant sonchoix, avait alors présenté une

étude, qu'il développa ultérieu-rement dans un rapport en 1972.L'urbanisation de la ville, à partirde 1962, progressa dans la direc-tion de ce terrain (ancienne pro-priété Aubertot) à proximité du-quel s'élevaient déjà des cons-tructions HLM. Le conservateur,d'après le recensement de 1968avait calculé que 10 000 person-nes approximativement habitaientou allaient habiter à moins de10 minutes à pied de cette nou-velle bibliothèque. La volonté dedévelopper l'activité de la biblio-thèque se doubla d'une volontéde créer de nouveaux services(une bibliothèque pour enfants,un service audio-visuel, une sallede conférence par exemple) ré-pondant aux besoins de la popula-tion. Pour la nouvelle municipa-lité, cette réalisation devait être lamarque et la symbolisation d'unevolonté de développement desactivités culturelles de la ville.Deux opérations sont lancées enmême temps : celle de la biblio-thèque centrale, d'une superficiede 2 300 m2, et celle d'une annexede 300 m2, aménagée dans unancien bâtiment situé boulevarddes Lices. Cette dernière opéra-tion ayant pour fonction de com-penser la décentralisation géo-graphique de la bibliothèqueprincipale. Le porteur de terrainest uniquement la ville qui doitêtre propriétaire ou avoir un bailemphythéotique sur le terrain.

Dans le cas présent, la ville étaitpropriétaire, ce qui a eu pourconséquence d'accélérer l'élabo-ration du dossier de demande desubvention. Il est à remarquer quela subvention allouée par la Direc-tion du livre ne porte que sur laconstruction et sur le mobilier : enaucun cas, la Direction du livren'alloue une subvention pour l'ac-quisition du terrain.

Le choix de l'architecte

Dans le cas des bibliothèquesmunicipales, c'est la ville qui a lamaîtrise du choix de l'architecte.La Direction du livre n'a pas àintervenir dans ce choix. Avant1970, l'agrément du ministère étaitnéanmoins nécessaire : la villeproposait un architecte, le minis-tère agréait ou non. La ville peutconfier à son architecte municipalla responsabilité d'être maîtred'oeuvre, mais en général le choixde l'architecte est plus complexeet se fait à partir des conseilsfournis par la Direction du livre etaprès concertation avec celle-ci.En effet, la Direction du livre,avant tout dépôt d'un projet definancement de constructiond'une bibliothèque, est en relationétroite avec les villes « porteusesd'initiative » afin de les conseiller,tant sur le programme que sur lechoix de l'architecte.Au début d'un processus de cons-truction de bibliothèque, le por-

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teur d'initiative ne sait pas exac-tement ce qu'est un programmede bibliothèque. La ville ne saitpas calibrer sa demande. De plus,elle est souvent peu informée descharges en personnel que néces-site une bibliothèque municipale.La Direction du livre se présentealors comme un pédagogue ex-pliquant les limites dans lesquel-les elle peut intervenir sur tel typede projet. Elle essaye à la fois defaire comprendre le rapport entrel'espace, le nombre de mètrescarrés, les types de services quela bibliothèque peut rendre auxusagers et les possibilités finan-cières de la ville. Plusieurs typesde rapports pédagogiques s'éta-blissent ainsi entre la Direction dulivre et la ville. La construction dela décision - avant toute cons-truction du dossier proprement dit- se fait ainsi par un échanged'informations et d'incitations en-tre la Direction du livre et lacommune.Pour la bibliothèque de Castres, ladécision de demander à l'archi-tecte Taillibert d'être maîtred'oeuvre et de s'occuper de laconstruction de la bibliothèque futprise en décembre 1971, aprèsque le maire et le conservateuraient visité les bibliothèques de larégion parisienne, et plus parti-culièrement la bibliothèque deMassy. Le maire connaissait Tail-libert grâce à ses réalisations(Parc des Princes, projet du Pavil-lon français à l'Exposition univer-selle de Montréal). L'architecteTaillibert fut choisi grâce à sarenommée dans les milieux ad-ministratifs et ministériels. L'inter-connaissance dans un milieu so-cial restreint et la reconnaissancecomme bon architecte dans et parce même milieu sont ici des fac-teurs importants dans la prise dedécision. Taillibert, sans être deCastres, sans être un enfant dupays, avait déjà construit aux en-virons de cette ville pour deslaboratoires pharmaceutiques. Ilavait aussi été contacté pour cons-truire un lycée dans cette ville.L'implantation régionale, la re-connaissance nationale et interna-tionale de cet architecte ont doncpesé sur la décision du maire.Faire appel à Taillibert, c'était neplus accepter les pratiques routi-nières de choix et les types dedécisions de l'ancienne équipemunicipale, c'était marquer parune décision, l'avènement d'uneautre manière -- plus « pari-sienne », en tout cas moins pro-vinciale - de choisir l'architecte,et par conséquent l'esthétiquearchitecturale. C'est à un « grand

dignitaire » (BCPN, Bâtiments ci-vils et palais nationaux) de l'archi-tecture, à la fois crédible et légi-time, que la construction de labibliothèque est confiée.

Esthétique et fonctionnalisme

Avec la bibliothèque de Castres,nous avons affaire à une situationpeu conforme au schéma qui sedéveloppe normalement. La Di-rection du livre n'a pas eu à inter-venir et à conseiller la municipa-lité au moment du choix de l'archi-tecte. L'influence du maire, entermes de légitimité administra-tive et de pouvoir, est une descauses de la rapidité avec la-quelle la décision a été prise.Taillibert, en 1971, n'avait encoreconstruit aucune bibliothèque etn'avait aucune idée du fonction-nement et de l'organisation d'unebibliothèque municipale. Ce casest assez fréquent à tel point quele rôle de mentor pédagogue quese plaît à jouer la Direction dulivre ne se déploie pas seulementdans les relations que cette der-nière a nécessairement avec lescommunes, mais aussi avec lesmaîtres d'oeuvre eux-mêmes. Eneffet, dans la plupart des cas, cetinterlocuteur de la Direction dulivre qu'est l'architecte est celuiqui peut aider la ville à organiserspatialement la programmation dela bibliothèque. Mais, en général,l'architecte ne sait pas ce qu'estune bibliothèque bien que desnormes soient fixées pour la su-perficie et l'équipement selon lataille de la population de la villeconcernée. Cette prime à la qua-lité et à la fonctionnalité des opé-rations de construction est évi-demment un moyen de pressionde l'administration centrale.La critique des projets architectu-raux se fait très souvent (au ni-veau de la ville et surtout auniveau de l'administration cen-trale) à partir du fonctionnalisme.Par exemple, les premiers projetsde la bibliothèque de Castres ontété rejetés parce qu'ils ne répon-daient pas « à ce qu'on attendd'une bibliothèque moderne ». Lacritique (montée en épingle parles diverses instances ayant re-fusé ces projets) d'une salle deservice à laquelle on ne pouvaitaccéder que de l'extérieur est undes exemples de l'antifonctionna-lisme de certains projets. Ainsi lacritique esthétique pouvait sefaire entendre mezzo voce grâceà une description fonctionnaliste.

Le critère de fonctionnel est doncmis en avant puisque la critiquede la qualité architecturale nepeut être exposée directement. Lapréfecture, de son côté, qui, de-puis la déconcentration, a seule lepouvoir de saisir la Direction dulivre pour la demande de subven-tions, peut aussi donner son avissur les normes techniques. L'ins-truction du dossier par les servi-ces compétents (équipement, sé-curité et éventuellement la Com-mission départementale ou régio-nale des opérations immobilièreset de l'architecture - CDOIA ouCROIA) se borne à autoriser leprojet et à le transmettre s'il estconforme aux normes techniqueset administratives. En ce qui con-cerne la bibliothèque de Castres,le choix de l'architecte étant fait,celui-ci, à partir des informationsréglementaires que lui transmet laDirection du livre et des notes etrapports que lui envoie le conser-vateur, sachant de plus le prix dumètre carré qu'il ne doit pas dé-passer, et l'enveloppe budgétaireglobale de l'opération, remet unepremière esquisse, indiquant leparti architectural qu'il compteadopter. Pour la bibliothèque deCastres, cette esquisse « a étéacceptée avec enthousiasme »aussi bien par le conservateurque par le conseil municipal. « Cequi m'a frappé dans cette es-quisse, c'est que cet homme, quin'avait jamais construit de biblio-thèque, avait compris le fonction-nement d'une bibliothèque ». Lemaire-adjoint, chargé des ques-tions culturelles, défendit le projetdevant le conseil municipal. Cetexemple montre une des maniè-res, un des types de relationspossibles entre le maître d'oeuvreet le maître d'ouvrage. La pre-mière observation que l'on peutfaire est celle du poids de légi-mité national et international re-présenté par le nom de l'archi-tecte fonctionnant comme une la-belisation de la valeur architectu-rale. Sans aller jusqu'à parler defonction charismatique de l'archi-tecte, il semble que la crédibilitéde celui-ci se double de la crédi-bilité positionnelle dans leschamps du pouvoir de décision,de celui - ici le maire - quichoisit l'architecte. Les opinionsémises par les acteurs qui eurentune parcelle du pouvoir de déci-sion à propos de la qualité archi-tecturale de la bibliothèque deCastres sont des définitions cons-truites à partir de la qualité dulabel de l'architecte. La qualitéarchitecturale dépend de la quali-fication et de la valorisation de

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l'architecte par l'instance de déci-sion, qualification et valorisationqui créditent l'instance de déci-sion d'une pertinence dans seschoix esthétiques et architectu-raux. Comme dans d'autreschamps des pratiques culturelles,il s'agit d'un faisceau d'interac-tions construisant un consensusapproximatif fonctionnant commeun système du goût architecturalet donc comme un repérage ac-cordant une stylistique des formeset une rationalité fonctionnelledes espaces.

La deuxième observation con-cerne le poids de l'administration,dans le processus de décision.Les délais demandés par les ser-vices techniques de la Directiondes bibliothèques - qui devientla Direction du livre - ne furentpas considérés comme une en-trave à la décision elle-même. Eneffet, le choix de l'architecte parle maire, l'acceptation de l'es-quisse de la bibliothèque se firentrapidement dans des réunionstripartites où les tensions n'exis-taient que peu (ou ne virent pasle jour). Le maire et le maire-adjoint chargé des affaires cultu-relles, l'inspecteur général repré-sentant la Direction des bibliothè-ques et, comme utilisateur de labibliothèque, le conservateur dela bibliothèque de Castres dé-pendant de l'inspecteur généralsur le plan professionnel, furentd'accord pour donner, dans leslimites budgétaires précises etdans les limites administrativesclassiques en cette matière (sur-face en m2/habitant de la ville,importance des stockages dufonds, création d'espaces pourl'audio-visuel et pour les confé-rences, développement de la sec-tion enfants, etc.), carte blanche,du point de 'vue du parti architec-tural, à l'architecte choisi par lamunicipalité. La souplesse de lastructure administrative ayantpouvoir de décision et de déblo-cage des crédits, la position dansle champ du pouvoir politique etadministratif du maire, sont deséléments essentiels qui ont per-mis une décision et exécutionrapides. Certains des entretiensvont même jusqu'à parler, d'unemanière métaphorique, d'un petitvillage administratif. A la diffé-rence de l'énorme bureaucratiedes Services de la construction del'Education nationale, la hiérar-chie administrative à la Directiondes bibliothèques est beaucoupmoins complexe, puisque l'ins-pecteur général ne dépend quedu directeur qui ne dépend que

du ministre, la mairie n'ayant quela préfecture comme tutelle.

Ces deux observations expliquentpour partie la satisfaction et lavalorisation du geste architecturallorsqu'il est fait par un architecteayant une position forte dans lessystèmes de jugement et de re-connaissance des instances pro-fessionnelles et du système admi-nistratif. Le geste architecturalreprésenté par l'esquisse etl'avant-projet a été reconnucomme étant la marque de laspécificité architecturale.

La construction du dossier

de subvention

Il n'est pas question ici de faireune sociologie de l'administrationet d'analyser les multiples pou-voirs de décisions qu'une tellesociologie implique, mais il estévident que la construction dudossier de subvention et la ma-nière dont celui-ci est traité parles divers services administratifssont en relations étroites avec letravail de l'architecte et les goûtsesthétiques variés des diversesinstances administratives pouvantpeser sur la décision finale. Le jeusubtil (réglé aussi bien grâce à laconnaissance des filières adminis-tratives que grâce à la reconnais-sance des crédibilités techniqueset esthétiques des architectes)s'organise autour d'un des fac-teurs fondamentaux de la cons-truction de la décision : il s'agit dutemps de la décision. Freiner leprocessus, allonger les navettesentre services, supprimer ou es-camoter légalement les passagesobligés, laisser suivre le coursdes choses ou bien accélérer etactiver les dossiers sont des pra-tiques qui ne relèvent pas d'unDeus ex machina mais d'unesérie de micro-décisions qui,s'ajoutant ou se soustrayant lesunes les autres, construisent les« carrières » fugaces ou lentesdes dossiers -- par exemple desubvention - à l'intérieur del'administration centrale et préfec-torale. La complexité du parcoursd'un dossier peut ainsi être unfacteur « d'enlisement » ou bien« d'affolement 2» des dossiers

2. Ces termes sont utilisés par W.Jankélévitch lorsque, dans le Traité desvertus (Paris, Bordas, 1949), il décrit lesdiverses attitudes vis-à-vis de l'attente.

voyageant dans le circuit adminis-tratif. Il n'est pas question ici defaire des analogies faciles avecles descriptions de Kafka, avec lesuivi de la puissance des pionsdans le jeu de go mais il estnécessaire, bien que cela puisseparaître fastidieux, de présenterprécisément la manière dont undossier doit être administrative-ment construit.

La pré-négociation

Il existe donc avant toute de-mande de subvention deux typesde relations entre le porteur d'ini-tiative - ici la ville -- et un desdécideurs financiers - la Direc-tion du livre. La construction dupré-dossier est aussi importanteque l'analyse des étapes de l'ins-truction du dossier. Les conseilsde l'administration centrale inci-tent la ville à préparer techni-quement le dossier de demandede subvention à tel point qu'avantle dépôt de ce dossier, le taux desubvention qui sera accordé à laville est implicitement connu etfait partie d'une pré-négociationavec l'administration centrale.Cette pré-négociation n'est jamaisune obligation pour les collectivi-tés, mais elle existe souvent, fonc-tionnant comme un rituel devantlequel les différents porteurs dedécisions mesurent l'étendue deleur accord ou de leur désaccord.Expliquer qu'il faut « jouer cartessur table » c'est, pour les diversesparties, se mettre d'accord sur lesenjeux permis par les règles ad-ministratives du jeu. L'obligationlégale qui existait avant la décon-centration devient une règle taciterégularisant les rapports entre leporteur d'initiative et le principaldécideur financier.« Il n'y a aucune obligation... sim-plement si les villes nous (Direc-tion du livre) contactent au sujetd'un projet de bibliothèque muni-cipale,... nous tendons immédia-tement l'oreille et nous essayons àla fois de les aider et de les mettreen garde contre les chausse-tra-pes de la demande de subven-tion... Il est par exemple très im-portant que quelqu'un de la mu-nicipalité suive personnellementle dossier; ce fut le cas de Castres.A ce moment-là, on est sûr que leschoses iront bien car on pourraavoir à la fois un interlocuteurreprésentant l'administrationcommunale et l'architecte commeinterlocuteur privilégié. Quandl'architecte commence à faire desplans et à les présenter, afin qu'on

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puisse travailler à les améliorer ouà les modifier éventuellement,c'est toujours beaucoup de tempsgagné, surtout quand il y a un bonprogramme qualitatif et quantitatifet qu'il y a une bonne définitiondes objectifs au départ: quand onfait ça, on a fait à peu près 50 %du travail et l'affaire est bienenclanchée ».Dans le cas de la bibliothèque deCastres, le travail de mise au pointdu dossier de subvention a étéélaboré à partir de l'esquisse, puisde l'avant-projet détaillé présentépar le maître d'oeuvre. Des modi-fications demandées par la Direc-tion des bibliothèques et par lebibliothécaire furent intégrées auprojet primitif. Cette mise au pointde projet se fit très rapidement(trois mois) et une délibération duconseil municipal approuva leprojet et demanda une subventiond'Etat en avril 1973.

Une instrudion rapide

Pour la Direction des bibliothè-ques, la construction de la biblio-thèque de Castres était impor-tante et devait être réussie : c'étaitune opération innovatrice qui« devait faire boule de neige »,puisque la construction de cettebibliothèque marquait un renou-veau et indiquait une nouvellevolonté de l'administration cen-trale : celle d'implanter des biblio-thèques modernes et fonctionnel-les répondant à de nouveauxbesoins du public et à de nouvel-les interprétations de ces besoinspar l'administration. Castres -première bibliothèque « nouvelleformule » implantée au sud de laFrance - étant alors comprise etprésentée comme l'opération de-vant inciter d'autres villes de 40 à50 000 habitants à construire denouvelles bibliothèques. Ainsicette construction servait les inté-rêts de plusieurs acteurs impli-qués dans cette opération : déve-loppement d'une nouvelle politi-que culturelle par le biais de laréorganisation des bibliothèquesmunicipales pour l'administrationcentrale; opération nécessaire,mais aussi de prestige, pour l'ad-ministration communale nouvel-lement élue; mise en place d'unsystème de contrôle et affirmationde la mainmise de la Directiondes bibliothèques sur la construc-tion des bibliothèques au momentoù cette direction par l'effet de ladéconcentration, était dessaisieréglementairement de l'instruc-tion du dossier au profit de lapréfecture du département.

Dans le cas de Castres, il s'azgissaitd'une opération de 3 000 m qui aeffectivement coûté 3,8 millions,mais la base de la subvention aété de 3 millions. Ce projet étaitdonc à la charnière de saisie encompétence de la CROIA. En fait,la commission ne fut pas saisie dudossier et l'instruction de celui-cidans le cadre de la conformitéaux règles de sécurité, par lapréfecture du Tarn fut très rapide(un peu plus de 15 jours), entreavril et'mai 1973. La célérité decette instruction est évidemmentliée à la position privilégiée de cedossier bien construit grâce à lavigilance aussi bien de l'adminis-tration municipale (un homme -le maire-adjoint pour les affairesculturelles - s'occupant person-nellement de ce dossier), que del'administration centrale et dumaître d'oeuvre qui, chacun pourdes raisons différentes (nouvellepolitique des bibliothèques muni-cipales, exemple construit d'unnouveau créneau de compétencearchitecturale), avaient tout inté-rêt à ce que cette opération fûtmenée avec rapidité.

Le faux de subvention

C'est un fait que la Direction desbibliothèques (puis la Directiondu livre) détient un pouvoir im-portant dans la construction de ladécision puisqu'elle est le pre-mier, sinon le principal décideurfinancier. Jouant de son droit demoduler la subvention selon leprojet présenté, elle peut, grâceà l'attribution du pourcentage desubvention et grâce à la définitiondu prix global à partir duquel cepourcentage sera établi, être enposition de force vis-à-vis descommunes et vis-à-vis de la pré-fecture, quoiqu'une limite à sonpouvoir puisse être mise en oeu-vre légalement à la préfecture dudépartement.Pour la bibliothèque de Castres, larapidité de circulation du dossiera été bénéfique, l'opération a étésubventionnée à 50%, mais en1973, ces 50 % ne correspondaientdéjà plus aux 50 % du prix réelpuisque le prix administratif, cal-culé à partir du prix plafond, étaitde 3 millions alors que le coût réelfut de 3,8 millions 3.

3. Ainsi la subvention à 50 % n'est alors, encoût réel, qu'une subvention de 39,5 %.

La décision sur le taux (obligatoi-rement avalisée par le directeurdu livre et donc préparée, à tousles niveaux de compétence ré-glementaire et aux niveaux del'influence, c'est-à-dire du pouvoirque la connaissance des filièresprocure) est détenue par les ser-vices de la Direction du livre.Cette vigilance, cette connais-sance des filières par lesquellesle dossier doit passer, cette ap-proche de type pseudo-ethnogra-phique des divers acteurs ayant àparticiper à la décision, permet àla Direction du livre d'avoir -dans le réseau serré des nécessi-tés et des obligations - unemarge de manoeuvre afin de ju-ger la fonctionnalité, la qualitéarchitecturale et l'adéquation dela demande de crédit à la ciblevisée.

Ainsi la Direction du livre, par ladécision sur le taux de subventiond'une opération, et puisque 90 %des projets obtiennent le tauxmaximum de 50%, différencieassez peu les projets par le choixdu pourcentage accordé; elle nefait que sacrifier, que reléguer,que sanctionner, dans certainscas assez peu nombreux (qu'onles comptabilise en pourcentaged'opérations reléguées ou bien enmasse financière allouée), les« mauvais » projets.« Plus on se rapproche d'un projetintéressant 4 à tous points de vue,plus on devrait -- ce n'est pas unerécompense, mais c'est en sommela récompense à la qualité - pluson devrait pouvoir aider unecommune... Il nous arrive de nepas subventionner à 50 % desopérations d'aménagement oumême des opérations de cons-tructions, qui ne sont pas trèsbonnes. On subventionne à 35 %,à 40%; c'est rare qu'on utilise letaux de 20 %. Il nous est arrivé,pour des raisons X et Y, et enaccord avec les communes, desubventionner des projets à20-25% seulement parce que,parfois, les communes préféraientqu'on les subventionne plus vite,mais moins. Les villes ne sont pasprises au dépourvu car on leurlaisse entendre quel sera ap-proximativement le taux de sub-ventions, c'est-à-dire les limitesdans lesquelles on peut intervenir

4. Cf. supra, la définition du terme« intéressant » pour l'administration, dans le

paragraphe « Esthétique etfonctionnalisme ».

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sur tel type de projet, bien avantque le dossier ait franchi toutesles étapes du circuit administra-tif ».

La décision sur le taux de subven-tion comme exercice du pouvoirse double évidemment, toujourscomme exercice du pouvoir, de larapidité de la décision. En effet,lorsque cette décision est « enattente » - à cause d'un dossiermal fait, à cause du peu de dispo-nibilité financière de l'administra-tion centrale, à cause du juge-ment négatif sur la qualité ou surla fonctionnalité du projet -, laville peut abandonner son projet :« La subvenh'on : qu'est-ce quec'est par rapport au coût financierréel de mon projet ? Pas grandchose ! C'est encore moins d'an-née en année, alors de temps entemps on abandonne ».

Il faut en effet penser que cessubventions de l'administrationcentrale sont forfaitaires,c'est-à-dire qu'elles ne sont pasrévisables 5.Cette subvention à la constructionpeut se doubler - et ce fut le casde la bibliothèque de Castres -d'une subvention pour le mobilier,subvention montant de 20 à 50 %du prix total. La Direction du livrepeut donc jouer et moduler desdeux taux : pénalisant une com-mune sur la construction, mais lagratifiant sur un taux élevé pour lasubvention du mobilier 6. Ce jeuqui est possible grâce à la miseen relation de deux lignes budgé-taires permet, par ce biais, etaussi par le biais des créditsd'achat de livres (dotation en li-vres) d'aider différentiellementles communes qui font un effortd'investissement.

5. Nous ne décrirons pas ici en détail lesdélais, le renoncement, la forclusion, laprorogation, la redemande de subvention,mais il est nécessaire d'indiquer qu'unedemande mal agencée et qui ne peut sefaire en temps voulu peutréglementairement être reconstruiteadministrativement. En général, une telleopération a peu de chances d'aboutir à uneconstruction puisqu'il faut reprendre ledossier au départ et que les communespréfèrent la plupart du temps renoncer.6. Chapitre 44.10, art. 23 des crédits inscritsau budget de l'Etat, ministère de la Culture.Au cours des années 1973-1978, le montantde ces crédits a été de : 1973 (titre 3) :1 017 000 F, 1974 (titre 3) : 1 317 000 F, 1975(titre 3) : 1 447 000 F, 1976:1 544 000 F,1977: 2 032 000 F, 1978: 2 044 000 F.

Dernière étapeSachant le montant de la subven-tion et sachant qu'il n'y a aucunproblème administratif pour l'ou-verture de crédits, la ville peutalors demander le permis deconstruire puis emprunter auprèsde divers organismes bancaires lasomme qui lui manque pour me-ner à bien l'opération. En général,la Caisse des dépôts et consigna-tions prête (entre 9 et 11 % d'inté-rêt) le même montant que celuide la subvention de l'Administra-tion centrale. Comme le prix pla-fond est plus bas que le coût réelde l'opération, cet emprunt necouvre pas la moitié (dans le casd'une subvention à 50 %) du coûtréel. Il est donc nécessaire d'em-prunter le reliquat sur le marchéfinancier. La gestion de l'endet-tement d'une commune entrealors en jeu. A Castres, commenous l'avons vu, ce problème s'estposé, mais n'a pas empêché lacommune de s'endetter pour sabibliothèque puisque la ville deCastres - avant cette opérationde construction de bibliothèque- était en 1970-1971 une desvilles de 40-50 000 habitants lesmoins endettées de France. Lepouvoir du maire, la bonne ges-tion générale des finances com-munales sont donc des critèresimportants pour trouver de l'ar-gent sur le marché financier.La présentation des plans de labibliothèque et leur acceptationdatent de 1973. Les crédits prove-nant de l'Administration centrale(50 % = 150 000 F) sont déblo-qués au début de l'année 1974. Ledossier, bien construit, de cettebibliothèque a stationné environ4 mois à la Direction du livre afinque soit fixé le taux de subven-tion. Cette grande rapidité dansles décisions - tant de la préfec-ture que de la Direction du livre- a permis à cette « opération-

pilote » de se faire, administrati-vement - dans les meilleuresconditions. De plus la ville a béné-ficié d'une deuxième autorisationde programme en 1975, pour lemobilier de la bibliothèque.

LA CONSTRUCTION DE L'EDIFICE

Deux thèses apparaissent dans ladescription de l'environnementde la bibliothèque. D'une part, labibliothèque est implantée aucentre d'une zone qui s'urbaniserapidement, le POS (plan d'occu-pation des sols) ayant prévu l'ex-tension de la ville vers cette partiedu pourtour de Castres. « La villese développe vers la bibliothè-que », est une phrase montrantbien les jugements « ethno-cen-triques » de certains des acteurssociaux participant à la vie de labibliothèque. D'autre part, lethème d'un conservatoire de l'ar-chitecture du XIXe et du XXe siècleest présent dans certains entre-tiens. Ce thème se développe àpartir d'une chronologie des bâ-timents construits aux alentoursde la bibliothèque et qui consti-tuent un résumé des solutionsformelles et fonctionnelles consti-tuées par certaines décennies : lacaserne, construction typique dela fin du XIXe siècle (1876), l'usinede textile construite en 1936: cebâtiment devait être démoli, il futau contraire acheté par des labo-ratoires pharmaceutiques qui lerénovèrent et firent repeindre lafaçade à l'instigation de la mairie.Les bâtiments scolaires construitspour un nouveau CES en 1966, labibliothèque ouverte en 1976.

Les travaux de construction

La rapidité avec laquelle s'esteffectuée l'opération est due àune conjonction de volonté de« faire vite et bien ». Le respon-sable communal ayant la respon-sabilité du dossier a été très actif,n'a pas délégué son pouvoir, asuivi de bout en bout le dossier,le bibliothécaire, très motivé parcette nouvelle construction, fut luiaussi très actif, assistant parexemple à l'ouverture des plisaprès lancement des appels d'of-fre en collaborant avec l'archi-tecte à propos de la sélection desentrepreneurs qui ne furent pastoujours choisis non parce qu'ilsétaient les moins disants, maisparce que leurs prestations ré-pondaient au meilleur ajustemententre la qualité, le délai de cons-truction et le prix demandé. Deplus, la procédure de marchés detravaux et l'ordre de service furentrapidement élaborés et décidés,puisque les travaux commencè-rent à la fin de 1974 c'est-à-diremoins d'un an après l'ouverturede crédit. De plus l'architecte a

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obtenu des rabais importants surles prix initiaux que donnaient lesentreprises, la grosse inflation de1973-1974 n'a été que modéré-ment ressentie sur le coût de laconstruction de la bibliothèque àcause, justement, de cette négo-ciation bien menée de l'architectevis-à-vis des entreprises. « Lecoût final de cette opération(3,8millions) a été tout à fait rai-sonnable », puisque la bibliothè-que a été réalisée au coût d'objec-tif qu'avait donné Taillibert. Cette« performance » a pu être réussie( « il n'y a eu ni rallonge, ni surpri-ses désagréables »), à la foisparce que les marchés de travauxfurent eux-mêmes bien négociés,que furent respectés les délais deconstruction et surtout parce qu'iln'y eut pas de difficultés majeuresde chantier, ni pour les fondations- qui sont en général le poste

budgétaire le plus difficile à cal-culer à cause des fondations etcuvelage spéciaux dont il fautdécider la construction après l'ex-cavation du terrain à construire -ni pour la finition.

Les travaux ont donc commencé àla fin de l'année 1974 et se sontterminés en mars 1976. La mise enservice des locaux et la réceptiondéfinitive des travaux par le maî-tre d'oeuvre et par le maître d'ou-vrage se fit en mai 1976. Laconstruction de la bibliothèqueelle-même fut suivie par un desarchitectes, collaborateur du maî-tre d'oeuvre qui vint régulière-ment chaque semaine à Castres,afin de régler les problèmes dechantier et de suivre l'avancementdes travaux. Taillibert lui-mêmeinspecta quelquefois la construc-tion du bâtiment mais ne s'occupapas directement du chantier. Du-rant les travaux, les décisionsmineures furent prises en accordavec l'architecte collaborateur deTaillibert, mais sans en référer àce demier, en effet « il dominetoujours les problèmes et lesaborde de haut, il n'y avait pas àle déranger pour les questions dedétails » : par exemple pour lebranchement d'égoût qui n'avaitpas été fait au moment du perce-ment des fondations; par exemplepour les quelques modificationsapportées à l'implantation descloisons. Mais le choix des maté-riaux et des couleurs fut le fait del'architecte (béton noyé dans dufloquage, aluminium, verres tein-tés et éclairage zénithal).

Le geste architectural

Le style architectural de cettebibliothèque provient du gestearchitectural du dessin de pre-mier jet sur papier ou sur calque,d'esquisse longuement élaboréepar l'architecte, mais qui se mas-que de spontanéité pour plaire.« Nous avons tous été séduits parl'esquisse » devient après concer-tation et peaufinement du dessin,une réalité qui veut traduire legeste « premier ». Cette manièred'inscrire un volume dans l'es-pace en emportant la décision dumaître d'ouvrage grâce à uneesquisse « charismatique » est lepropre d'un type de légitimitécroisée à la fois sur la sûreté dudessin et l'implantation de l'archi-tecte dans les champs sociaux despouvoirs de décisions à la foispolitique et administratif. Le « gé-nie » (incarné par le trait et lacompréhension synthétique duprogramme proposé par le maîtred'ouvrage), le savoir (des techni-ques et des matériaux utilisables)et le savoir-faire de ce qui, à unmoment va plaire et va être re-connu comme un élément de la« grande architecture adéquate àsa fonction », sont les élémentsdéterminants façonnant le goût dumaître d'ouvrage à la recherched'une « incarnation spatiale » dece que contient le terme vague de« qualité architecturale ». Cetteentente, cet accord, jamais com-plètement spécifiés, des proposi-tions de l'architecte et des aspira-tions à la construction d'un goût -qui peut devenir un style reconnu- d'un maître d'ouvrage « admi-nistratif » sont la base d'un con-sensus (entente sur des séries demésententes acceptées), qui re-produit des formes architecturalespensées comme pouvant être sa-gement innovatrices ou scanda-leusement traditionnelles. C'estl'exemple de cette bibliothèquede Castres qui a été, d'après lesenquêtes quantitatives effectuéesà l'époque, accueillie positive-ment par la population fréquen-tant la bibliothèque. L'esthétiquearchitecturale a été critiquée parune partie non négligeable des6 000 lecteurs. Autant cette popu-lation a accepté la décoration in-térieure, les couleurs, les types decirculation, les nouveaux servicesque la bibliothèque rendait possi-bles, autant l'aspect extérieur futcritiqué séparant la populationdes usagers en deux clans (selonles classes d'âges) : ceux quidéfendaient ce type d'architec-ture (les jeunes de moins de

25 ans) et ceux qui, pour desraisons esthétiques autant que depolitique communale, dénigraientcette architecture : « cette archi-tecture, ce sont des chapeauxchinois et non une bibliothèque;ils ont construit des panneauxsolaires à cause de la crise del'énergie, ce n'est pas de l'archi-tecture, c'est aussi laid que lespanneaux solaires ». Les campa-gnes de dénigrements furent im-médiatement connotées d'un ju-gement politique. En effet la cons-truction de Taillibert reflétait legoût et le choix du maire, « elleétait donc une construction deprestige, dispendieuse et servantà la publicité de la municipalitéen place ».Il est intéressant de noter quel'architecture est un des élémentssusceptibles de déclencher lapolémique politique. Ce qui estindissolublement décrit selon descritères culturels et esthétiques,tant par les acteurs sociaux parti-cipant à la décision que par lesutilisateurs dans la constructionde la bibliothèque, c'est un en-semble de relations, formant sys-tème, entre le pouvoir décision-nel, le pouvoir financier (enga-gement d'une partie du budgetmunicipal) et le pouvoir politiquedépassant le cadre municipal. Lagestion des deniers municipaux,le choix de l'architecte, le choixpar l'architecte des formes del'édifice faisant partie d'une prati-que du pouvoir, alimentent larhétorique politique de l'encen-sement ou du dénigrement.

Accord, décision, blason

Qu'il s'agisse d'un maître d'ou-vrage public ou para-public, qu'ils'agisse de la maîtrise d'ouvrageou d'un client privés, les recons-tructions discursives des prati-ques de choix du maître d'oeuvrebanalisent et magnifient tour àtour les types de rapports que lemaître d'ouvrage entretient avecl'architecte. Cette notion floue dequalité architecturale reflète l'état,toujours sujet à négociations sym-boliques, d'un « consensus va-gue » n'aboutissant jamais à unedéfinition. Les jugements des ac-teurs intervenant dans le proces-sus de construction n'élaborentpas une définition de la bonnearchitecture mais produisent mal-gré tout un accord sur le malen-tendu. L'entendu dans le malen-tendu a pour effet de laisser dansl'imprécision la caractérisation dece qu'est la qualité architecturale.

Page 11: Réflexions in abstracto

La demande architecturale par lemaître d'ouvrage est liée à la plusou moins grande crédibilité cha-rismatique que l'architecte pos-sède. La compétence de sélectiondes compétences architecturalesest marquée par le discours surles rituels de sélection tenu par lemaître d'ouvrage. A la formule :« Je sais que je ne sais pas cequ'est l'esthétique architecturale »répond en écho l'autre formule :« Je sais - intuitivement et nonrationnellement -- choisir celuiqui répondra à ma demande,ambiguë et complexe quant à sesfinalités, de qualité architectu-rale ». L'aventure de la décisionprise par le maître d'ouvrage estdonc supportée symboliquementpar des rationalisations de l'intui-tion : magnifier l'intuition artistiquede l'architecte, discourir sur le« coup de foudre » au regardd'une esquisse ou d'un projetc'est, pour le maître d'ouvrage,accepter - plus ou moins cons-ciemment - de valoriser l'en-chantement aventureux des sup-pléments d'âme.Ce choix, cet avènement de l'en-chantement architectural commediscours régulateur du processusde décision n'est évidemment pasnaïf. Il recouvre les prises departicipation dans le pari sur lechoix de la qualité architecturale :c'est pourquoi cette sage aventurede la décision est toujours discou-rue et promulguée comme étant

un événement initial fondant unelégitimité, comme étant la marquede cette légitimité, comme étantun blason. Qu'il s'agisse du maireou bien qu'il s'agisse de la Direc-tion du livre pour la bibliothèquemunicipale dont nous avons parlé,l'architecte est un des supportspublicitaires de leur statut socialde décideur. Créer un événementarchitectural est une des manièrespour le décideur d'utiliser l'archi-tecte comme image de marque.Pour le maire de Castres, il s'agitde la construction de l'image d'unmaire dynamique pouvant, grâceà son entregent, choisir un archi-tecte nationalement et intematio-nalement connu et reconnu. Pourl'administration - ici la Directiondu livre - la qualité architectu-rale incarnée par la compétenceesthétique de certains architectesétait la marque de la compétenceadministrative d'un service cons-tructeur. Les constructions de pa-pier, celle du dossier commecelle du projet, s'incarnent etvalorisent par la réalisation effec-tive de l'édifice légitimant -grâce à une dialectique souter-raine dont les termes sont accep-tés et mis en oeuvre par les diverspartenaires participant à l'acte deconstruire - les formulaires hété-rogènes d'une définition de laqualité architecturale. Cette défi-nition est négociée au fur et àmesure de la construction duprojet et du dossier afin qu'elle

puisse devenir acceptablecomme modus vivendi notionnelpar les multiples intérêts maté-riels et symboliques portés par lesacteurs sociaux, se définissantpartiellement eux-mêmes dans lanégociation de la définition (àtous les moments du processus dela qualité architecturale qu'ils ontla possibilité de produire, selonl'extension plus ou moins grandede leur pouvoir effectif et discur-sif).

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