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SABLES MOUVANTES : LE BOUQUET BLEU Je m’éveillai, couvert de sueur. Du sol de carreaux rouges qu’on venait d’arroser, montait une vapeur brûlante. Un papillon aux ailes grisâtres tournoyait ébloui autour de la lampe jaunissante. Je sautai du hamac et, pieds nus, je traversai la pièce, prenant garde à ne pas marcher sur un scorpion qui aurait quitté sa cachette pour prendre le frais. Je m’approchai de la lucarne et aspirai l’air de la campagne. On entendait la respiration de la nuit, énorme, féminine. Je revins au centre de la chambre, vidai l’eau du broc dans la cuvette de métal et mouillai ma serviette. Je me frottai le torse et les jambes avec un chiffon humide et m’essuyai un peu; puis, après m’être assuré qu’aucune bestiole n’était cachée dans les plis de mes vêtements, je m’habillai et me chaussai. Je dévalai l’escalier peint en vert. Sur le seuil, je me cognai au propriétaire, personnage borgne et réticent. D’une voix rauque, il me demanda : Où allez-vous comme ça? Faire un tour. A cause de la chaleur. Hum! tout est déjà fermé. Rien n’est éclairé, ici. Il vaudrait mieux rester, croyez-moi. 1

Sables Mouvantes Le Bouquet Bleu

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Page 1: Sables Mouvantes Le Bouquet Bleu

SABLES MOUVANTES : LE BOUQUET BLEU

Je m’éveillai, couvert de sueur. Du sol de carreaux rouges qu’on venait d’arroser, montait une vapeur brûlante. Un papillon aux ailes grisâtres tournoyait ébloui autour de la lampe jaunissante. Je sautai du hamac et, pieds nus, je traversai la pièce, prenant garde à ne pas marcher sur un scorpion qui aurait quitté sa cachette pour prendre le frais. Je m’approchai de la lucarne et aspirai l’air de la campagne. On entendait la respiration de la nuit, énorme, féminine. Je revins au centre de la chambre, vidai l’eau du broc dans la cuvette de métal et mouillai ma serviette. Je me frottai le torse et les jambes avec un chiffon humide et m’essuyai un peu; puis, après m’être assuré qu’aucune bestiole n’était cachée dans les plis de mes vêtements, je m’habillai et me chaussai. Je dévalai l’escalier peint en vert. Sur le seuil, je me cognai au propriétaire, personnage borgne et réticent. D’une voix rauque, il me demanda :

Où allez-vous comme ça? Faire un tour. A cause de la chaleur. Hum! tout est déjà fermé. Rien n’est éclairé, ici. Il

vaudrait mieux rester, croyez-moi.

Je haussai les épaules, et marmonnant un « Je reviens tout de suite », j’entrai dans l’obscurité. D’abord, je ne vis rien. Je marchai à l’aveuglette dans la rue pavée. J’allumai une cigarette. Tout à coup, la lune sortit d’une nuée noire, illuminant un mur blanc, éboulé par endroits. Je m’arrêtai, aveuglé par tant de blancheur. Il y eut un coup de vent, qui m’apporta le parfum des tamariniers. La nuit vibrait, pleine de feuilles et d’insectes. Les grillons bivouaquaient entre les herbes hautes. Je levai la tête : les étoiles elles

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aussi avaient établi leur campement là-haut. Je pensai que l’univers était un vaste système de signaux, une conversation entre des êtres

immenses. Mes actes, la scie du grillon, le cillement de l’étoile n’étaient que pauses et syllabes, phrases éparses de ce dialogue. Quel pouvait être le mot dont je n’étais qu’une syllabe ? Qui le disait et à qui ? Je lançai ma cigarette sur le trottoir. En tombant, elle décrivit une courbe lumineuse, émettant de brèves étincelles, comme une comète minuscule.

Je marchai un long moment, lentement. Je me sentais libre et assuré entre les lèvres qui en cet instant me prononçaient avec tant de bonheur. La nuit était un jardin d’yeux. En traversant une rue, je sentis que quelqu’un se détachait d’une porte. Je me retournai, sans toutefois apercevoir qui que ce fût. Je pressai le pas. Quelques instants encore, et j’entendis le bruit étouffé que faisaient des sandales sur les pierres brûlantes. Je ne me retournai pas, mais je sentis que l’ombre se rapprochait de moi chaque fois plus. Je voulus courir, ce fut en vain. Il m’arrêta d’un coup, brusquement. Avant même d’avoir pu me défendre, je sentis la pointe d’un couteau dans mon dos, et une voix douce :

—Ne bougez pas, monsieur, ou vous êtes mort.

Sans me retourner, je demandai :

Que veux-tu?Vos yeux, monsieur, répondit la voix douce et comme peinée.

Mes yeux? Mais à quoi te serviraient mes yeux? Tiens, j’ai un peu d’argent. Pas beaucoup mais c’est toujours ça. Je te donnerai tout, si tu me laisses. Tu ne vas pas me tuer!

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N’ayez pas peur, monsieur. Je ne vais pas vous tuer. Seulement vous prendre les yeux.

Je lui demandai à nouveau :

Mais pourquoi donc veux-tu mes yeux ? Un caprice de ma fiancée. Elle veut un bouquet d’yeux

bleus. Et ici ils sont plutôt rares. Mes yeux ne font pas l’affaire. Ils ne sont pas bleus,

mais marron. Monsieur, n’essayez pas de me tromper. Je sais bien

qu’ils sont bleus. On ne prend pas ses yeux à un homme de cette façon!

Je te donnerai autre chose. Ne faites pas de manières comme ça, me dit-il

durement. Retournez-vous.

Je me retournai. Il était petit et frêle. Un sombrero de paille lui cachait la moitié du visage. Il avait dans la main droite une machette de paysan, dont la lame brillait dans la lumière de la lune.

Éclairez votre visage!

Je grattai une allumette et approchai la flamme de ma figure. L’éclair me fit fermer les yeux à demi. Mais il ouvrit mes paupières d’une main ferme. Il ne voyait pas bien et dut se mettre sur la pointe des pieds. Il me contemplait avec intensité. La flamme me brûlait les doigts. Je la jetai au loin. Il resta un instant silencieux. —Tu es convaincu maintenant. Ils ne sont pas bleus.

Vous savez trop bien y faire, répondit-il. Éclairez encore un peu, pour voir.

Je frottai une autre allumette et l’approchai de mes yeux. Me tirant par la manche, il m’ordonna :

Agenouillez-vous.

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Je m’agenouillai, et me saisissant par les cheveux, il me renversa la tête en arrière. Il s’inclina sur moi, curieux et anxieux, tandis que sa machette descendait lentement jusqu’à frôler mes paupières. Je fermai les yeux. —

- Ouvre-les grand, ordonna-t-il.

Je les ouvris. La petite flamme me brûlait les cils. Mais il me lâcha soudainement.

C’est vrai qu’ils ne sont pas bleus! Excusez.

Et il disparut. Je m’appuyai contre le mur, la tête dans les mains. Puis je me levai. En titubant, je courus à travers le village désert.

Quand j’atteignis la place, je retrouvai mon propriétaire assis devant sa porte. J’entrai sans dire mot. Le jour d’après, je m’enfuis du village.

(OCTAVIO PAZ)

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