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ACTA SCALIGERIANA Actes du Colloque International organisé pour le cinquième centenaire de la naissance de JULES-CÉSAR SCALIGER (Agen, 14-16 septembre 1984) réunis par J. Cubelier de Beynac et M. Magnien Préface de Jozef Ijsewijn Professeur à l'Université Catholique de Louvain Avant-propos de J. François-Poncet Sénateur, Président du Conseil général de Lot-et- Garonne, Ancien Ministre Postface d'Alain Michel Professeur à la Sorbonne Recueil des travaux de la Société Académique d'Agen 3 e série - Tome VI 1986

Scaliger.alain Michel Ed.acta SCALIGERIANA

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ACTA SCALIGERIANA

Actes du Colloque International organisé pour le cinquième centenaire de la naissance

de

JULES-CÉSAR SCALIGER

(Agen, 14-16 septembre 1984)

réunis par

J. Cubelier de Beynac et M. Magnien

Préface de Jozef IjsewijnProfesseur à l'Université Catholique de Louvain

Avant-propos de J. François-PoncetSénateur, Président du Conseil général de Lot-et-Garonne, Ancien Ministre

Postface d'Alain Michel Professeur à la Sorbonne

Recueil des travauxde la Société Académique d'Agen

3e série - Tome VI

1986

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SCALIGER ENTRE ARISTOTE ET VIRGILE

Scaliger est un Aristotélicien. L'enseignement du Stagirite tient une place essentielle dans sa pensée philosophique. Il apparaît aussi comme un Virgilien. On connaît son extrême admiration pour le poète de Mantoue auquel il emprunte de manière concertée la plupart des exemples de sa Poétique. Dès lors une question se pose. Les deux démarches de pensée ne sont-elles pas contradictoires ? Entre Virgile et Aristote ne faut-il pas chercher des intermédiaires - Platon par exemple ?

Car il est nécessaire de respecter chez le poète un sens de la transcendance qui ne se manifeste pas toujours dans l'école péri-patéticienne. Mais ici encore, il convient de se montrer prudent. La pensée d'Aristote a toujours admis bien des interprétations. Comme l'atteste notamment son De subtilitate, Scaliger était proche des milieux padouans, où l'on utilisait de manière originale les leçons de l'Aristotélisme.

Notre enquête nous conduira donc au cœur de l'effort accompli par Scaliger puisqu'elle portera, dans la théorie et dans la pratique, sur les sources de sa pensée. Nous aurons à comparer la doctrine de la Poétique avec les exemples qui s'y trouvent proposés. Mais cette poétique ne prend sa véritable portée que par une confrontation avec la pensée philosophiquede notre auteur.

** *

Il faut souligner d'emblée que Scaliger part d'une théorie classique qui lie langage et imitation. Les mots sont notae rerum, « signes distinctifs de la réalité ». L'auteur pose dès le

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début (I, 1) le primat des res. Toute poésie est imitation, soit qu'elle reproduise ce qui existe, soit que, dans la fiction même, elle prenne le réel comme modèle. L'imaginaire aussi affirme la primauté des choses.

Les mots vont donc apparaître comme notae rerum. Un tel enseignement peut provenir de Platon, ou plus exactement du Pythagorisme, tel que le philosophe l'expose dans le Cratyle, en le mettant à son compte, semble-t-il. Mais dans la Poétique, III, 1, Scaliger prend vivement position contre cette théorie : Liber hic Idea est a nobis inscriptus, non idcirco quia cum Platonicis eo uerser in errore, ut putem a rebus ipsis natura sua concreata esse ; sed quia res ipsqe quales quantaeque sunt, talem tantamque non illae sed nos efficimus orationem. - « J'ai donné au présent livre (le livre III) le titre d'Idea, non que je verse avec les Platoniciens dans l'erreur qui me ferait penser qu'ils tirent des choses mêmes ce qui les fait exister selon la nature ; mais les choses mêmes, selon leur qualité et leur grandeur, ce n'est pas d'elles mais de nous que notre discours reçoit sa qualité et sa grandeur ». Nous travaillons comme fait le peintre, à partir d'un modèle. Socrate est celui du tableau qui le représente ; il en va de même pour la guerre de Troie, qui est le modèle de l'Iliade d'Homère.

Nous touchons ici l'un des problèmes de terminologie qui font l'originalité de Scaliger. Par bien des points, il paraît se séparer de Platon. Il loue plus que lui l'imitation, dont le philosophe de l'Académie se défiait grandement ; il récuse la théorie pythagoricienne d'un langage où les mots, par leur sonorité même, évoqueraient un sens fondamental. Pourtant, c'est en partie à Platon qu'il doit le terme dont il se sert pour déterminer le plan de son ouvrage : Idea.

Nous devons donc revenir au texte fondamental par lequel il définit son projet (II, 1). Scaliger s'oppose à certaines idées reçues que nous allons préciser, et il écrit : Quin potius, si Plato-nem sequamur, e contrario iudicemus. Plato enim rerum ordinem ita digessit. Idean incorruptibilem separatam. Rem ab ea depromptam corruptibilem, quae ipsius Ideae imago exsistat. Tertio loco picturam aut orationem : eodem enim modo referuntur et sunt imagines specierum. Quare sicuti Idea erit forma picturae et orationis ita res debuerit haberi pro forma picturae et statuae et orationis. A qua sententia neutiquam discedendum censeo. Est enim consentanea eo ipso Aristotelicae demonstrationi. « Bien plutôt, si nous suivons Platon, nous porterons un jugement contraire. Platon en effet a développé de la manière suivante l'ordre des choses. L'idée incorruptible séparée. La chose qui est tirée d'elle, qui est corruptible, et qui existe comme image de l'Idée elle-même. En troisième lieu, la peinture ou le discours : car leurs références se font de la même façon et ils sont les images des espèces. Aussi, de même que l'Idée sera la forme de notre réalité, de même la réalité devra être considérée comme la

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forme de la peinture, de la statue, du discours. Je pense qu'il ne faut en aucune façon s'écarter de cette manière de voir. Elle s'accorde en effet en cela à la démonstration d'Aristote ».

Voici donc que Scaliger a trouvé une façon de présenter et d'ordonner sa recherche qui s'accorde à la fois avec les leçons de Platon et d'Aristote, malgré les divergences que nous signalions en commençant.

Pour y parvenir, il a dû bousculer quelque peu les distinctions généralement reçues. C'est à elles qu'il s'oppose au début du texte que nous avons cité. Avouons qu'elles ont cours aujourd'hui encore et qu'elles paraissent relever du bon-sens. Aristote avait insisté, comme on le fait encore, sur la distinction entre la matière et la forme. Il laissait entendre - et ses lecteurs l'ont suivi jusqu'à notre époque - que la matière se confond avec les contenus, ce que les Latins ont appelé res, et la forme avec les mots et les procédés d'expression. Mais Scaliger n'adopte pas ce point de vue. Il se rappelle que la poésie, dans le langage, procède par imitation. La matière est ce qu'on imite. Elle ne se confond donc pas avec le contenu des mots, qui ne sont eux-mêmes que des imitations. La matière n'est pas constituée par les res mais par l’idea. D'où la suite de notre texte : Erunt igitur res ipsae finis noster, quatenus earum species imponuntur in materiam poeticae orationis. Orationis autem materia quid aliud sit quam litera, syllaba et dictio ? id est aer aut membrana aut mens in quibus ea sint tamquam in subiecto. Quare in Caesaris statua aes erit materia, in Poesi dictio. - « Donc, les choses mêmes seront notre fin, pour autant que leurs types spécifiques sont imposés à la matière du discours poétique. Quant à la matière du discours, que peut-elle être d'autre que la lettre, la syllabe, l'expression ? c'est-à-dire l'air, une membrane ou l'esprit, dans lesquels cela se trouvera comme en un sujet. C'est pourquoi dans la statue de César, le bronze sera la matière, dans la poésie l'expression ».

Paradoxalement, les res cessent de coïncider avec la matière du discours qui, selon une conception proche du Stoïcisme, se confond avec la sonorité même des mots, leur rythme, leurs deli-neamenta. Ces problèmes fourniront effectivement son contenu au livre III, intitulé Hylé. Mais, dans le livre II (Idea), l'auteur aborde d'autres questions. Quels sont les modèles fondamentaux que constitue l'idée ? D'abord le type (le genre ou l'espèce s'il s'agit des hommes). Ensuite, la substance et l'accident. Enfin, les fonctions et les devoirs qui définissent, notamment, la persona en tant que rôle. Comment distinguer un orateur et un médecin ? Quelles sont les uirtutes poeseos ? On arrive tout naturellement à une réflexion sur les caractères du style et à la paraskeué, qui constitue le sujet du livre IV.

On voit la richesse et l'originalité de la pensée qu'exprime Scaliger. Elle permet d'accorder Platon et Aristote. Au lieu de se présenter comme une réflexion banale sur l'imitation, qui ne

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mettrait en jeu que les contenus, elle fait voir que, dans la démarche poétique que nous décrivons, c'est le langage qui est en jeu. Il s'agit du sens, c'est-à-dire de la liaison entre les signifiants et les signifiés, de leur référence à l'être dans l'expression. Le recours à l'Idée devient dès lors utile et les rapports entre la forme et la matière se trouvent inversés. On songe à un mot de Flaubert, qui lui aussi était à la fois platonicien et formaliste. Il le prononce dans une lettre à George Sand du 3 avril 1876 : « Ce qui paraît être extérieur est tout bonnement le dedans ».

* * *

L'analyse qui précède justifie le plan des Poetices libri. Elle met aussi en lumière l'originalité de Scaliger et la profondeur de sa conception de l'imitation qui, tout en plaçant l'accent sur les res, ne méprise pas les uerba et la théorie de la signification. Mais nous constatons également que toute cette théorie suppose une réflexion philosophique de caractère approfondi, où Platon rencontre Aristote. Nous voudrions insister maintenant sur ce point.

Par ses origines, Scaliger se rattache à l'école des médecins padouans, Pomponazzi, Cardan. On doit s'en souvenir pour comprendre par quelles voies il a rejoint les Péripatéticiens. Nous voulons souligner que de telles constatations inspireront notre méthode. Nous aurons l'occasion de consulter le De subtilitate, que Scaliger rédige à peu près à la même époque que les Poetices libri. Nous ferons ainsi apparaître l'unité philosophique de sa pensée.

Certes, il a trop de personnalité pour adopter toujours les thèses des personnages que nous avons cités. Mais il les rejoint dans leur problématique et dans certaines options fondamentales. Cela est vrai d'abord (en dehors même des questions traitées dans le De subtilitate) quand il s'agit d'esthétique. Fracastor est l'un de ces médecins poètes qui méditent alors sur la structure du vivant. Scaliger n'a sans doute pas pu connaître, quand il écrivait nos textes, son Naugerius. Mais il en rejoint exactement les tendances majeures et cela ne nous étonne pas, puisqu'il veut concilier Platon et Aristote. Fracastor y parvenait en combinant la notion de perfection - chère au Stagirite - et celle d'idéal - qui se rattache à l'Académie. Il ne faisait en cela que renvoyer à la théorie cicéronienne exposée dans L’Orator , 7 sqq. : Cicéron expliquait que l'orateur optimus, celui dont on ne perçoit que l'Idée, au sens platonicien du terme, réunissait en une harmonieuse synthèse toutes les qualités particulières. Scaliger ne connaît peut-être pas le Naugerius, disions-nous, mais il a certainement lu L’Orator . Les questions qu'il se pose au départ lui sont communes avec Fracastor. Il est naturel que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que les réponses soient voisines. Scaliger, comme Fracastor, comprend que l'artiste, au-delà du réel, cherche à construire l'idéal : il procède par l'admiration qui, dans la matière sensible, décèle la forme divine.

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Une telle manière de penser comporte évidemment des implications métaphysiques. Aristote avait été un philosophe de la forme et de la matière. Ses successeurs pouvaient à leur gré mettre l'accent sur l'un ou l'autre aspect. Nous venons de constater que Scaliger s'inspire de Platon pour concevoir la forme. C'est en cela, précisément, qu'il instaure un débat avec Cardan. Celui-ci était influencé par l'idée stoïcienne d'une divinité immanente et matérielle. C'est dans un tel esprit qu'il avait écrit un De subtilitate. Scaliger lui répond en utilisant le même titre. Pour lui, la forme est transcendante. Dieu l'imprime dans la matière comme un sceau. Si l'on veut user d'une image familière, on pourra proposer celle-ci : pour Cardan la forme naît de la matière même et de sa disposition quantitative. On s'en aperçoit quand on applique une recette de cuisine : tout dépend du dosage, un cheval, une alouette... Mais d'autres répondront qu'il faut tenir compte également du coup de main, et du projet que se propose le cuisinier. Scaliger opterait assurément pour la seconde conception. Il veut, dans la matière, retrouver la sagesse, qui est artiste, c'est-à-dire fine et non diffuse (tel est le sens véritable qu'on doit donner à subtilitas).

A cela s'ajoute, comme nous le laissions pressentir, une réflexion sur le langage. Scaliger reproche ici à Cardan de s'être laissé induire en erreur par certaines définitions scolastiques de la vérité (que les philosophes classiques reprendront quelquefois sans assez de prudence) : adaequatio rei et intellectus. Il ne suffit pas, dit notre auteur, d'établir une relation entre res et mens. Il faut aussi faire intervenir oratio (cf. De subtilitate, Exerc. 2).

Eadem enim mensura est rei et mentis, mentis et orationis. Il existe une proportion analogique où le logos tient sa place aussi bien que l'esprit : res/mens/oratio - référant, signifié, signifiant. On voit ce que Scaliger a compris : la théorie de la vérité ne peut pas être séparée d'une réflexion sur le langage.

Tels sont, dans leur précision et leur modernité, les enseignements de Scaliger. Certes, sa doctrine est fondamentalement classique par la place qu'elle donne aux res, par le lien rigoureux qu'elle établit, grâce à la forme, grâce à l'Idée, entre les mots et les choses. Scaliger n'est pas nominaliste et il ne croit pas, comme certains modernes, que le sens soit produit par les écrivains. Mais il connaît dans leur totalité les exigences du langage, de sa transparence, de ses figures. On ne s'étonne pas que les Jésuites aient fait son succès au début du XVIIe siècle : tous les éléments sont réunis chez lui pour rendre possible la profonde connivence qui va s'établir en cet âge d'or entre le classicisme et le baroque.

* * *

Nous n'avons pas encore parlé de Virgile. Nous le ferons maintenant. Car nous allons passer de la théorie à la pratique.

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Or, le poète latin a réalisé le premier dans une œuvre la synthèse que nous venons de proposer. Il n'est donc pas étonnant que Scaliger lui demande l'essentiel de ses exemples, et cela ne provient pas d'un attachement superficiel. Nous avons dit quels étaient les domaines de l'idea selon notre auteur : la personne, les vertus du discours. Nous y revenons maintenant avec Virgile.

Donc, le poète, qui cherche l'idéal, doit se proposer d'abord une certaine image de l'humain. Après Cicéron, notre critique parle de persona. D'après lui, c'est dans cet esprit qu'il faut comprendre la présentation d'Enée. Beaucoup de critiques l'ont trouvée décevante. Tel n'est pas l'avis de Scaliger : pour lui Enée est un modèle. Il apparaît d'abord comme l'image idéalisée d'Auguste, le portrait du parfait dirigeant - princeps. On peut en faire la démonstration selon les catégories mêmes d'Aristote. Du point de vue de la substance, il réunit en lui-même les principales vertus : pietas, fortitudo, chasteté. Du point de vue de l'accident, il est sedens. Qu'est-ce à dire ? Virgile raconte comment Enée a remplacé le pilote Palinure qui, vaincu par le sommeil, s'est laissé tomber dans la mer :

Ipse sedens clausumque regit uelisque ministrat.

« Lui, assis, tient le gouvernail et s'occupe des voiles ».

Scaliger se réjouit qu'Enée soit assis : Sedentem autem maluit : quia sedendo euadit anima sapientior (II, 12) : « Il l'a préféré assis : car l'âme est plus sage quand on est assis ». Laissons à notre auteur la responsabilité de ce jugement. Notons qu'il s'efforce en tous points de présenter le héros virgilien comme un modèle défini selon les normes de la philosophie.

Elles interviennent aussi quand les descriptions concernent des choses ou des états physiques. A cet égard, un texte assez curieux est relatif aux rêves. Dans l'Enéide, X, 640, Virgile emploie les expressions suivantes à propos de l'apparition des morts :

... Morte obita quales fama est uolitare figurasaut quae sopitos deludunt somnia sensus...« Ainsi après la mort, selon la renommée, volent ça et là des figures ; tels

les songes qui trompent nos sens endormis ».

Scaliger admire, dans l’Hypercriticus, 5, la précision des termes employés par le poète. Celui-ci a raison d'employer l'expression fama est à propos de fantômes. Il parle de même avec compétence des songes qui « trompent les sens endormis ». Non enim eluduntur non sopiti : « ils ne se laissent pas tromper s'ils ne sont pas endormis ». Scaliger ajoute : Hoc disces apud Aristo-telem. Le Stagirite enseignait que « les sens ne se trompent pas ». Le poète a-t-il eu vraiment des intentions si précises ? En tout cas, Scaliger les lui attribue et il manifeste ainsi une croyance dans le sensible qui pourrait passer par la tradition thomiste.

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Nous avons dit que la réflexion sur l'Idea conduit tout naturellement à une théorie du langage, de ses figures, de ses vertus, de ses caractères, de ses « idées » précisément, comme disait Hermogène au temps de Marc Aurèle en un sens non platonicien, lorsqu'il classait sous ce vocable les différents styles. Scali-ger connaît la doctrine d'Hermogène. Il présente à son tour une théorie détaillée des genres d'expression et les exemples qu'il propose sont le plus souvent virgiliens. Il peut ainsi manifester ses préférences. Voici, en particulier, les remarques sur uenustas et suauitas (qui correspondent à peu près à la et à la

des Grecs). Suauitas alia est a uenustate. Addit enim decori ac pulchritudini suauitas, quotiens uenustum uultum deli-cata omnia commendant (...). Venustas igitur est décor ipsius compositionis, quemadmodum supra dicebamus. Suauitas autem uenustatis species delicata Tota Aeneis uenusta est; suauis non tota... « La suavité est distincte du charme. En effet quelque chose s'ajoute à la grâce et à la beauté quand il y a suavité, toutes les fois qu'un visage charmant est recommandé par toutes les délicatesses (...). Le charme donc est la grâce qui relève de l'agencement même, comme nous le disions plus haut. Quant à la suavité, c'est une espèce délicate du charme. Toute l'Enéide a du charme, mais elle ne possède pas toujours la suavité ».

On peut discuter autour de ces nuances. Il faut à tout le moins en reconnaître la finesse. Scaliger atténue beaucoup la portée du charme (uenustas) qu'il rapproche de la grâce et de la beauté. Il constate que Virgile évite souvent les douceurs musicales de la délicatesse et qu'il préfère une certaine rudesse qui n'exclut pas la séduction (de cela notre auteur est intimement persuadé !). Scaliger manifeste ainsi la séduction qu'exerce sur lui, dans sa rudesse même, une poésie héroïque. Il pense aux lacrymae decorae d'Euryale : gratior et pulchro ueniens in cor-pore uirtus. La suauitas ajoute à cela la « délicatesse », qui se traduit notamment par l'euphonie. Force austère et délicatesse, dans leur contraste et dans leur unité, seront effectivement les qualités que recherchera la littérature au début du XVIIe siècle.

Notons bien que les termes qui sont ainsi à la fois utilisés et transposés appartiennent à une tradition platonicienne et péripatéticienne tout ensemble, qui est celle d'Hermogène et dont la formulation latine, proposée pour l'essentiel au début de la Renaissance par Georges de Trébizonde, est souvent celle de Cicéron. La notion de decorum ou de uenustas, en particulier, a été précisée par le grand orateur, que Scaliger admirait fort, on le sait, et qui suivait à la fois les leçons d'Aristote et de l'Académie.

C'est en ce sens que notre critique développe sa théorie littéraire, aussi bien que sa pensée philosophique. Il arrive ainsi à certains des textes qui, à la fois, l'ont rendu célèbre et ont entraîné à son sujet les plus graves contestations : la comparaison entre Virgile et Homère. On sait combien les Romantiques

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lui ont reproché la préférence qu'il accorde au poète latin et qu'il formule à sa manière polémique et péremptoire. Les hommes du XIXe siècle (et il ne s'agit pas seulement des amis de Victor Hugo mais aussi des néo-classiques comme Nisard) lui ont reproché d'opposer et de préférer une écriture savante et élaborée à l'ingénuité d'Homère, qui traduit la conscience primitive de son peuple.

Mais, précisément, nous l'avons dit en commençant, Scaliger est un critique-professeur qui, dans la création poétique, s'intéresse spécialement à l'imitation, c'est-à-dire à la mise en œuvre des moyens linguistiques et à la transmission de la culture. Dès lors, Virgile présente un intérêt exceptionnel. Dans l'ordre du langage, nul mieux que lui ne met en acte les vertus combinées de la force et de la délicatesse. Il est à la fois grandis et breuis.

Il évite ainsi un ensemble de défauts que Scaliger définit à sa manière, sans ambages et avec précision : in cacozelia igitur necesse est nos ineptire. Aut enim turgebimus ut Statius ; aut obs-curabimus, ut Lucanus ; aut atteremus, ut Silius (III, 27). Il faut éviter la cacozelia, ou recherche excessive, tout en conservant les qualités d'une poésie savante. Virgile y est parvenu, ses successeurs ont plus ou moins échoué : Stace s'est laissé aller à l'enflure, Lucain à l'obscurité. Silius Italicus est plat : il écrase et lamine tout.

Les qualités propres à Virgile se manifestent surtout dans la comparaison avec Homère. Et, certes, on est parfois étonné par la manière de sentir de Scaliger. Il apprécie peu la rencontre d'Ulysse et de Nausicaa. Elle lui paraît totalement privée du décorum qui convient à un roi. Enée se présente mieux au chant VIII quand il vient, avec ses guerriers, rendre visite à Evandre. Nous sourions. Mais il ne faut pas oublier que Scaliger a été soldat, qu'il vit à une époque encore proche de l'âge féodal. Il ne sépare pas la poésie d'une certaine manière de rendre les honneurs.

D'une manière plus profonde, notre critique oppose à ce qui lui apparaît comme la gaucherie homérique, la souplesse du style virgilien, qui est capable de rendre la vie parce qu'il est grandis, mollis, uenustus, delicatus. Nous le verrons en suivant, dans les textes mêmes, une des comparaisons qu'il nous indique.

Il confronte en particulier le chant XVIII de l'Iliade qui décrit la douleur d'Achille allant se plaindre à sa mère après la mort de Patrocle, et le début de l'histoire d'Aristée au chant IV des Géorgiques. L'imitation est, de ce fait, assez étroite. Voici d'abord le texte d'Homère (traduction Flacelière, Pléiade) : « ... Achille pousse alors un formidable cri, qu'entend sa noble mère assise tout au fond des abîmes salés, auprès de son vieux père. Elle pleure à son tour. Des déesses bientôt se rangent autour d'elle, celles qui pour séjour ont le gouffre marin, toutes les Néréides. Voici Glaucé, Thalie avec Cymothoé, Actée avec

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Lymnoreia, Iéra, Amphithoé Mélitée, Agave, Noto, Proto, Phé-rouse avec Dyaméné » (XVIII, 32sqq).

Le texte correspondant des Géorgiques est bien connu (IV, 317 sqq) :

Pastor Aristaeus fugiens Peneia Tempe amissis, ut fama, apibus morboque fameque tristis ad extremi sacrum caput adstitit amnis multa quaerens : atque hac affatus uoce parentem : « ... Inuisum fatis genuisti ? aut quo tibi nostri pulsus amor... ? » (324 sq).

Vient ensuite la description de la déesse (334 sqq) : Eam circum Milesia uellera Nymphae carpebant hyali saturo fucata colore Drymoque Xanthoque Ligeaque Phyllodoceque caesariem effusae nitidam per candida colla Nesaee Spioque Thaliaque Cymodoceque Cydippeque et flaua Lycoris, altéra uirgo, altéra tum primos Lucinae exerta labores...

Le passage démarque exactement l'énumération homérique. Tout au plus doit-on remarquer que les noms grecs prennent ici un caractère plus exotique. Virgile conclut :

Aque Chaodensos diuum numerabat amorescarminé quo captae, dum fusis mollia pensadeuoluunt iterum maternas impulit auresluctus Aristaei...

Scaliger ne nous indique guère les raisons de sa préférence. Il ne recourt à aucune analyse précise. Il déclare seulement : ... moderatio et numeri et rerum prudentia maior Virgilio ». Mais nous pouvons refaire le travail pour notre compte et chercher si nous retrouvons ses raisons.

Au premier abord, nous devons reconnaître qu'Homère apparaît comme le poète fondateur chez qui presque toute la création poétique, avec ses techniques mêmes d'expression, prend sa source. On admire sa puissance et sa hardiesse. L'immense cri d'Achille nous saisit au cœur. Mais Scaliger trouve sans doute qu'il manque de sagesse et de modération. De fait, Virgile transpose le texte homérique dans une autre légende et la tonalité se trouve transformée. A la souffrance violente se substitue la nostalgie. Tout commence par l'image mélodieuse de Tempe (exprimée dans une nuance de regret). Et soudain, au début de deux vers successifs, ces mots : tristis... multa quaerens. La tristesse prend la place de la colère. Dès qu'Aristée s'adresse à sa mère, un autre terme paraît : pulsus amor. On s'aperçoit qu'il régit tout le poème. Il donnera sa nuance profonde à la description qui suit. On note au passage que Virgile se distingue d'Homère

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par les brèves esquisses d'images qu'il nous propose avec une admirable finesse d'écriture :... carpebant... candida colla. Mais, à la fin, la description se résout en récit et de nouveau c'est un récit d'amour - l'essence même du chant poétique.

On voit où réside la différence entre Homère et Virgile. Le second vient très tard. Il ne peut que reconnaître les beautés du premier, les imiter avec les moyens nouveaux que lui donne la culture de son temps. Il devient alors capable d'exprimer la nostalgie de l'amour et de joindre le clair-obscur à la transparence. Lorsque Baudelaire viendra plus tard, lorsqu'il voudra évoquer Andromaque ou les femmes sur le rivage, il pensera à Virgile, non à Homère. Il cherchera, lui aussi, en le mêlant à la force et parfois à l'horreur, l'idéal de l'expression et le platonisme du discours. On voit que la critique de Scaliger n'est pas purement négative. Il a tort d'attaquer si naïvement Homère. Mais il perçoit très justement les vertus de Virgile.

* *

Nous pouvons maintenant conclure, en soulignant à la fois l'exactitude historique et la portée philosophique des enquêtes de Scaliger. Grâce à sa lecture de Virgile, il concilie Platon et Aristote dans une tradition classique, qui prétendait justement accorder le Lycée et l'Académie. Nous pensons essentiellement au grand texte sur Idea que Cicéron écrit dans l'Orator, 7 sqq... Scaliger connaît cette tradition fondamentale. Mais, s'il se tourne si volontiers vers elle, c'est qu'il appartient initialement à l'école de Padoue. L'unité qui existe entre ses livres de poétique et son traité philosophique (De subtilitate) doit être soulignée. L'Aristotélisme pouvait déboucher sur deux tendances, l'une, plus stoïcienne ou averroïste, qui menait à la « finesse », l'autre, plus platonicienne et plus conforme aussi à la tradition scolasti-que, qui mettait l'accent sur la forme. Scaliger choisit la seconde. Ainsi se trouve définie la problématique qui restera présente chez les meilleurs écrivains du XVIIe siècle. Il appartiendra peut-être à Pascal de concilier les deux exigences.

Nous voyons donc que Scaliger, dont les Jésuites diffuseront l'œuvre, fonde ainsi dans ce qu'elle a d'essentiel la tradition classique et baroque. Il tend à concilier les deux exigences de la sagesse antique : unité, infinité. Virgile l'y aide, lui qui est bref et immense, humble et sublime, grandis, mollis, uenustus, suauis.

Ainsi se définit une réflexion qui touche en même temps à la métaphysique et à la théorie du langage. Scaliger nous semble profondément moderne parce que sa poétique ne s'intéresse pas uniquement aux contenus mais repose sur une théorie du signe (res, mens, oratio). Ceci dit, il n'y a pas lieu de s'étonner d'une telle « modernité ». Nous devons prendre l'histoire des idées dans le bon sens et reconnaître que nous dépendons encore d'Aristote. Les solutions que propose la sémiologie actuelle

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entrent dans une problématique qui n'a pas tellement changé. Elles vont plutôt dans le sens de Cardan. Beaucoup croient, aujourd'hui encore, que l'individuation se fait par la matière, dans le travail producteur. Scaliger, très fermement, a donné ses arguments contre ces vues. Il a défendu les formes et associé Platon et Aristote pour soutenir ses idées. La matière même est pleine d'idéal. C'est lui qui donne la forme, qui constitue l'esprit de l'être, la sagesse incréée à laquelle on doit obéir. Tout se résume dans la définition de Dieu par laquelle Scaliger conclut son De subtilitate : Ante omnia, post omnia, toîus, unus, ipse. Pour rassembler dans l'éternel l'unité et la totalité, il faut une forme. C'est le moi parfait : ipse.

Alain MICHEL, Université de Paris-Sorbonne.

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SOURCES OF JULIUS CAESAR SCALIGER'SPoetices libri septem as a Guide

to Renaissance Poetics

In the course of preparing annotation to Books I and II of an English translation of Julius Caesar Scaliger's Poetices libri septem (1), it occurred to me that the sources Scaliger uses do not always seem to be quite what an orthodox student of the history of Renaissance theory might expect. That is, the profile they exhibit in his work may suggest some revision of perhaps all too common assumptions regarding the nature and genesis of critical theory during the sixteenth and seventeenth centuries. Certainly they call in question the indebtedness to Aristotle that students of Neoclassicism have tended to assume ever since the days of Lintilhac and Brinkschulte (2).

Generally speaking, specialists in poetic theory are inclined to think that Renaissance poetics, as distinct from Medieval.

1. Currently underway in Los Angeles, California, under the editor-in-chief, Professor Catherine Dunn-Phelan, Department of English, California State University at Northridge, Northridge, California. I am most grateful to her and to Professor Albert Baca, Department of Foreign Languages, California State University at Northridge, for sharing their unpublished work with me. Without their notes, this study would have been impossible.

2. Eugene LINTILHAC, De J.-C. Scaligeri Poetice, Paris : Hachette, 1887; Eduard BRINKSCHULTE, Julius Caesar Scaligers kunsttheoretische Anschauungen und deren Hauptquellen, « Renaissance und Philosophic Beitràge zur Geschichte der Philosophie», Vol X; Bonn : Verlag von Peter Hanstein, 1914 (This work must not be confused with Dr. Brinkschulte's more readily available inaugural dissertation of the same title, which consists of only Part I of this work).

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derives essentially from direct exposure to the great critical works of classical antiquity, to which Renaissance humanism in Scaliger's time was devoting fresh attention : Plato's Republic and various of the Socratic dialogues ; Aristotle's Poetics and Rhetoric; Horace's Ars poetica; and - to a much lesser extent-Longinus' On the Sublime. As historians of criticism are quite aware, there are two caveats to be observed before approaching these venerated documents as keys to Renaissance thinking. First, there were textual differences between the versions that we respect today and those actually used by Renaissance scholars. Aristotle's famous definition of tragedy in the Poetics is a notorious example. As many have pointed out, there was a fatal hiatus in the textus receptus current in the cinquecento that made reading the document as we do today impossible, and the very passages elsewhere in the work that could have straightened the difficulties out were also garbled (3). In short, to understand Renaissance perceptions, resort must be had to the « corrupt » texts then available, not to texts that classical scholars today accept as valid. The second qualification is more important. When Renaissance critics approached the ancient Greek texts, so Marvin T. Herrick and Bernard Weinberg convinced nearly everyone years ago, they did so with habits of mind that modified and distorted the meaning of seminal works (4). Thus, Aristotle as read in the sixteenth and seventeenth centuries was not true Aristotle but a pseudo-Stagirite that emerged as Renaissance commentators interpreted the Poetics in light of more familiar Latin authors like Horace or Cicero, and thereby imposed on Aristotle interpretations that often twisted the sense of the original beyond recognition or even recovery.

Now, whether one thinks of this process as a fusion (Herrick) or as a distortion (Weinberg), the assumptions remain 1. that, in turning its back on the Middle Ages, Renaissance humanism nevertheless sought, however unsuccessfully, to come directly to grips with Plato, Aristotle, Horace, etc., and 2. that the basic source of critical inspiration in the cinquecento was Athens and Rome in the height of their critical glories. As for a great humanist like Scaliger, since there has been virtually no doubt of the identity of his principal Leitsterne, it is not surpri-

3. See my introduction to Daniel HEINSIUS, On Plot in Tragedy, trans. Paul R. SELLIN and John J. Mc MANMON, Northridge : San Fernando Valley State College Foundation, 1971, pp. xvii-xviii, nn. 14-17. Cf. my « From Res to Pathos : The Leiden "Ordo Aristotelis" and the Origins of Seventeenth-century Recovery of the Pathetic in Interpreting Aristotle's Poetics, », Ten Studies in Anglo-Dutch Relations, ed. J. A. VAN DORSTEN, London : Oxford University Press, 1974, pp. 72-78.

4. MARVIN T. HERRICK, The Fusion of Horatian and Aristotelian Literary Criticism, 1531-1555, Urbana : University of Illinois Press, 1946 ; Bernard WEINBERG, « Robortello on the Poetics », Critics and Criticism Ancient and Modern, ed. R. S. CRANE, Chicago : The University of Chicago Press, 1952 ; idem, « From Aristotle to Pseudo-Aristotle », Comparative Literature, 5 (1953), 97-104 ; idem, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, Chicago : The University of Chicago Press, 1961, I, 349-352 and II, 797-813.

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sing that the main source study as yet devoted to the Poetices libri septem should restrict its scope to Aristotle, Horace, and Vida, with the main emphasis upon Aristotle, of course (5). However, wrestling with Scaliger's treatise, which is surely one of the most seminal of cinquecento critical texts, has planted seeds of doubt in my mind about some of these claims. That is, examination of the sources which Scaliger actually seems to have used in assembling essential portions of his work suggests that the authorities on which he depended firsthand were neither the main documents of ancient Greece nor their Augustan successors at Rome, but a later, pre-Patristic Latin and Greek criticism that reflects traditions somewhat different (albeit themselves derived) from the main stream of theory that we usually associate with Renaissance humanism. Although Books III (« Idaea »), IV (« Parasceue »), and VII (« Epinomis ») contain important, indeed essential, critical ideas, nevertheless Book I of the Poetices libri, the « historical » book, lays down the funda-mentals of Scaliger's theories. It will therefore suffice, I think, if, in the interest of time and space, we confine the ensuing analysis to this book, since his statements therein should prove amply revealing.

Let us begin with some simple data regarding critical authors that Scaliger used and compare the frequency with which he cites them. Since not all sources have as yet been identified - could they ever be ? - and since Scaliger does not always cite an author even if he uses him, one must not regard these « statistics » as ironclad in their validity. Nevertheless there are, I think, clear trends. In light of Scaliger's aggressive, explicitly anti-Aristotelian stance throughout the work, one would expect Book I to be overflowing with references to Aristotle's Poetics. Yet adequate annotation of this book would require identification of but some thirty references to all of Aristotle (6). These works range from the Rhetoric, the Nichomachean Ethics, and the Poetics to the Problems and the Historia animalia. Of these, the text most cited is indeed the Poetics, yet references to it total no more than one half - i. e., fourteen - of all allusions in Book I to « the Philosopher », as Scaliger terms him (7). What is more, one cannot always be sure that the information is taken directly from Aristotle. In a number of instances, Scaliger could

5. BRINKSCHULTE, Part II, pp. 43-121.

6. Julius Caesar SCALIGER, Poetices libri septem : Faksimile-Neudruck der Aus-gabe von Lyon 1561 mit einer Einleitung von August Buck, Stuttgart-Bad Canns-tatt : Friedrich Frommann Verlag, 1964, Book One, Chapter I, page 3, column i, section a ; II, 4, ii, b ; 5, i, a ; 5, ii, d ; 6, i, b ; III, 6, i, c (taken from Athenaeus) ; ibid. ; V, 11, i, a ; 11, i, c ; 11, ii, a ; VI, 12, i, a ; IX, 17, i, d ; X, 18, ii, a ; X, 18, ii, c ; XII, 20, i, b ; XIV, 22, ii, b ; 23, i, c ; XIX, 30, i, c ; 31, i, a ; 31, i, b ; 31, i, d ; XXII, 38, i, b ; 38, i, d ; XXX, 43, i, b ; XLII, 46, i, c ; XLVIII, 50, ii, b ; 51, i, b ; L, 52, i, c ; LV, 53, ii, b ; ibid.

7. Specifically, II, 4, ii, b ; 5, i, a ; 5, ii, d ; 6, i, b ; III, 6, i, c (twice) ; V, 11, i, a ; 11, i, c ; 11, ii, a ; VI, 12, i, a ; X, 18, ii, a ; 18, ii, c ; XII, 20, i, b ; XLII, 46, i, c

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have easily derived it from a secondary source, and in some there is no doubt that he did.

Although Scaliger's use of the verb fingo and allied spin-offs of the word detectable in a variety of associations scattered throughout the work seems heavily tinted with Plato, Socrates fares even less well than the Stagirite. Out of a total of some twenty references demanding annotation - the texts include the Symposium, Laws, Timaeus, and Philebus - there are but two obvious allusions to the Republic, both in the same chapter, incidentally (8). Scaliger's favorite work, if allusion accurately reflects favor, is the Ion, to which we find at least four direct references (9). There seems to be no mention of Longinus, but such neglect is anything but abnormal in a sixteenth-century author.

The paucity of direct reference to the chief monuments of Greek criticism seems not so surprising as the meager number of allusions to classical theory in Latin, especially since Scaliger's specification of the ends of poetry seems to be imbued with Horace's prodesse aut delectare (10). Although Horace's poetry enjoys many citations, particularly the Carmina, Epodes, and Satires, references to the collection of Epistolae as a whole number but eight, and, to one's astonishment, there are only four clear references to the Ars poetica among them (11). In this light, it begins to seem hard to claim that Scaliger dilutes Aristotle or Plato with Horace or opposes Horace to Aristotle, for in fact he seems to display relatively little concrete reliance on specific texts in any of these authors. As for Cicero and Quintilian, there is again not much demonstrable attention of a specific kind paid to either. Cicero gets some ten notes, with maybe two devoted to the Orator, while Quintilian shows up around six times, mostly clustered in Chapter I (12). Furthermore, Scaliger often quarrels with both of these authorities, expecially Quintilian, just as he did with Aristotle.

Who, then, are Scaliger's chief authorities, if any ? On whose information does he most rely ? Naturally, in any historical survey of ancient literature such as Book I presents, secondary literature regarding the poetry and drama of antiquity is

8. I, 2, i, a ; 2, ii, a ; 3, i, c (twice) ; II, 3, ii, b ; II, 4. i. b ; 4, i, d (twice) ; 4, ii, c ; 5, i, a (Republic) ; 5, i, b (twice) ; 5, i, c ; 5, i, d ; 6, i, b (Republic) ; IV, 9, i, d ; V, 11, i, c; IX, 16, i, a; X, 18, i, c; XLI, 45, ii, c.

9. Specifically, I, 2, i, a ; II, 4, i, d ; 5, i, a ; XLI, 45, ii, c.

10. Cf. Book I, Chapter I, 1, ii, b ; Book VII, I, 347, i, c ; 347, ii, a.

10. I, 3, i, d (Ars poetica ?) ; IV, 5, i, b ; VII, 13, i, a; IX, 16, i, c-d (Ars poetica); XXXV, 44, i, d ; XLI, 45, i, c ; XLVI, 49, ii, d (Ars poetica); L, 52, i, c (Ars poetica). The paucity of reference is quite in line with the comments on Horace in Scaliger's Praefatio, sig. a. iiii [sic].

12. Cicero : I, 3, i, c-d (mentioned, not cited) ; II, 3, ii, c ; 4, ii, a ; 6, i, a ; VII,14, i, b ; XIII, 21, i, b ; XIV, 23, i, a ; XX, 32, i, b ; XXIX, 42, ii, c ; XXXII, 43, ii,a. Quintilian : I, 2, i, d ; 2, ii, c ; 2, ii, d ; 3, i, a ; 3, i, b ; XXXV, 44, i, c

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bound to figure prominently. Accordingly, there are at least six references to Diogenes Laertius, three to Eustatius, six to Aulus Gellius, four to Suidas, as well as isolated glances at sources such as Clemens Alexandrinus or Isidore of Seville (13). Of later writers, Donatus and Euanthius (mentioned separately but consisting really of one and the same corpus of writings) fare the best, receiving some half dozen explicit notes (14). But if one is to judge the origin of Scaliger's inspiration on a numerical basis, then his true Leitstern was not Aristotle, but a name that, despite its presence in the text, nevertheless conspicuously absents itself from the Index to the 1561 edition. This worthy is none other than the third-century (A. D.) Helleno-Egyptian compiler, Athenaeus of Naucratis. To Athenaeus' « Feast of Learning » (Deipnosophistae, readily available in the Aldine edition of 1514, not to speak of the Basel reprint of 1535), I count upward of eighty references, far and away the most citations of any source identified as one that Scaliger uses (15). On the basis of frequency of citation, in short, the golden critics of classical antiquity, whether Greek or Roman, clearly take a back seat compared with Scaliger's overt reliance on Athenaeus.

Well, many will object, counting footnotes may tell us something about rates of consultation, but it says little about the kind of use Scaliger made of his sources. After all, a thousand instances of trivial gleanings hardly outweigh a root idea, and we should look for the sources responsible of some of his most essential concepts. Indeed, for a more qualitative profile, let us turn to some of the key ideas in the Poetices libri and see where they come from. Among these have certainly to be ranked 1. his notion of the ends of poetry ; 2. his stoutly anti-Aristotelian definition of tragedy ; 3. his famous division of dramatic plots into four essential parts of protasis, epitasis, catastasis, and catastrophe ; and 4. his noteworthy sketch of stock characters and their costuming in dramatic genres (16). In this selection, we are tou-ching on some of his most influential ideas, ideas that affected criticism for generations and still do. Indeed, it seems superfluous to point out that catastrophe continues to echo in modern streets.

13. Diogenes Laertius (not indexed) : II, 4, i, b ; X, 18, i, c (?) ; XI, 19, i, b; XLIV, 47, i, b ; XLVIII, 50, ii, d ; LV, 53, ii, c-d. Eustatius (not indexed) : II, 4, ii, b ; XVIII, 27, ii, a ; XLIV, 49, i, c. Gellius : II, 5, ii, b ; X, 17, ii, d ; XIII, 20, ii, d ; XIV, 22, i, d-ii, a ; XVIII, 27, ii, b-c ; LIV, 53, ii, a. Suidas : IV, 8, i, c-d ; XLI, 45, i, c (?) ; XLII, 46, i, b ; XLVI, 50, i, a (?).

14. V, 11, i, d; VII, 14, i„ b ; IX, 15, ii, a; 15, ii, c ; 17, i, d; XI, 18, ii, c; XIII, 21, ii, a. Two other noteworthy references to Donatus occur in Book III : XXIV, 114, i, c; LXXXIII, 139, i, c.

15. References to Athenaeus occur in the following chapters : II (2), III (1, citing Poetics), IV (4), V (1), VII (3), VIII (1), IX (1), X (2), XI (1), XII (1), XIII (1), XIV (6), XV (1), XVIII (20), XIX (4), XX (5), XXIII (1), XLII (4), XLIV (8), XLV (2), XLVI (2), XLVII (4), XLVIII (1), XLIX (1), L (1), LI (2), LIV (1), LV (3).

16. In re 1. see note 10 above; 2. VI, 12, i, a ; 3. IX, 15, i, b-c; 4. Chapters XIII-XVIII.

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First, the ends of poetry. Although Scaliger's argument is involved and subtle, his stand boils down to this : Poetry is a « science » that imitates for the sake of « teaching with delight », as he puts matters in Chapter I, or, as Chapter II restates things, pursues the « end » of « imitation » for the sake of an « even further end, learning » (17). At first glance, these assertions seem indeed to blend an Aristotelian notion of mimesis with the patently Horatian aims of docere and delectare. However, if one looks a little closer, the concept of « imitation » that Scaliger employs seems to owe more to Plato than to Aristotle, and, if anything, the doctrine represents a « fusion » of Horace and Plato rather than one of Plato and Aristotle or of Aristotle and Horace. In fact, the immediate context of Scaliger's argument in this chapter as well as the actual sources that he uses both suggest that the prominence of Horace is less marked than one might guess. The entire discussion treats poetry rather within the framework of persuasive discourse, only distinguished from fellow oratorical arts by its « imitative » powers and the use of verse as ornamentation, and the passage we have just cited from Chapter II regarding the pursuit of imitation for the sake of teaching significantly concludes with a reference to Cicero, not Horace (18). True, in Book III, Scaliger quotes Horace's famous dictum in Ars poetica 343 verbatim : « omne tulit punctum qui miscuit utile dulci » (19). But again, taken in context, the force of the quotation is slightly skewed. For here in Book III Scaliger is talking not about the ends of poetry but the powers of poets -in Aristotelian terms, Horace's memorable saying is used to treat not the final cause, as one might have expected, but the efficient. Hence, when one recalls the distinction drawn between comedy and tragedy in the treatises prefacing the fourth-century (A.D.) commentary of Aelius Donatus on Terence, one hesitates still more in linking Scaliger's notions directly with Horace and Aristotle. That is, Euanthius - i. e., Donatus - expressly claims that « in tragoedia fugienda vita, in comoedia capessenda expri-mitur », and this expression seems to capture very much the kind of teaching that Scaliger has specifically in mind (20). One thus begins to wonder in the context of the argument as a whole whether all does not just as well spring from the seed of Donatus, into which Scaliger has grafted expressions borrowed from Horace and perhaps Plato. In other words, the ends that Scaliger envisions for poetry may well represent not so much a fusion of Platonic and Aristotelian thought, or a misreading of Aristotle in light of Cicero and Horace, as an exfoliation of Donatus com-

17. I, 1, ii, b; II, 3, ii, c ; 6, i, a.

18. II, 6, i, a.

19. Book.Ill, XXV, 113, i, d.

20. Aeli Donati commentum Terenti. Accedunt Eugraphi commentum et schola Bembina, I, ed. P. WESSNER, reprint of 1902 ed. ; Stuttgart : B. G. Teub-ner, 1962, p. 21 (IV.2).

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pounded with Cicero and Quintilian, although buttressed, to be sure, by testimony derived from Plato and Horace.

This impression is strengthened by Scaliger's definition of tragedy, which is, as everyone notes, un - if not anti-Aristotelian (21). According to Scaliger, tragedy is an « imitatio per actiones illustris fortunae, exitu infelici, oratione gravi metrica » (22). The glaring differences between Aristotle and Scaliger are twofold : The presence of the phrase « exitu infelici », and the absence of anything resembling the catharsis clause that concludes Aristotle's definition of the genre. As many a later Renaissance critic delights to point out, Aristotle never set any such requirement as an « exitu infelici », and not all Greek tragedies entail an unhappy ending. However, if one again sets Scaliger's Chapter VI (on tragedy) over against the Euanthine De fabula and Excerpta de comedia, which occupy a place of prominence in the introductory materials to Donatus' Commentum Terenti, then the source of inspiration quickly becomes apparent. Despite Scaliger's toying with a « pseudo-Aristotelian » notion of « imitation », the spirit is that of Donatus, whether we talk of the kinds of persons and actions tragedy imitates or the « exitus funesti », as Euanthius terms them (23). Needless to say, Donatus too omits any notion of the Aristotelian requirement of catharsis, although unlike Scaliger, who quotes it (24), there is no sign that he is aware of Aristotle's definition at all. In effect, Scaliger's concept of tragedy seems to me to be neither so original as his own swaggering might lead some to think, nor at all Aristotelian, as he himself is the first to tell us. In effect, the Poetices libri rejects Aristotle for something that seems little more than unadulterated Donatus.

What, then, about the related notion of the tragic « fable » and its four parts, protasis, epitasis, catastasis, and catastrophe ? Here again the source is patently Donatus, albeit Scaliger's wording and emphases may deceive us regarding his originality. That is, Euanthius divides the comic plot into four parts : prolo-gus, protasis, epitasis, and catastrophe (25). Scaliger's « origina-lity » consists simply of removing Donatus' prologus (a quantitative part, after all) from the list and inserting catastasis between epitasis and catastrophe. But even this latter innovation is derivative. As the seventeenth-century Dutch polymath J. G. Vossius rightly points out, Donatus' definition of epitasis as an « incre-mentum processusque turbarum ac totius, ut ita dixerim, nodus

21. E. g., Bernard WEINBERG, « Scaliger Versus Aristotle on Poetics », Modern Philology, 39 (1942), 357-58 ; BRINKSCHULTE, pp. 61-62.

21. VI, 12, a.

22. DONATUS, Commentum, p. 21. According to BRINKSCHULTE, p. 62, Donatus is the unquestioned source of Scaliger's « additions » to Aristotle.

22. VI, 12, i, a.

23. Commentum, p. 22 (IV.2), 27 (VII. 4).

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erroris » adequately accounts for both notions (26). Scaliger has merely added catastasis as a handy term to point up a distinction already innately extant in Donatus. Just as in the case of the definition of tragedy, Scaliger's thinking is not so much selfconsciously Platonic, or Aristotelian, or Horatian, or an amalgam of any or all of these, as a skillful and perceptive elaboration of plain old fourth-century Donatus.

Finally, what lies behind Scaliger's stimulating descriptions (Chapters XIII-XVIII) of stock characters in the dramatic genres ? (27). After all, when I read Scaliger's specifications of ancillae in Chapter XIV, it seems almost as if Shakespeare had tailored Juliet's nurse (not to speak of the shape of Falstaff's nose or his « tabling of green fields ») to fit such conventions. In this matter it is somewhat more difficult to pinpoint Scaliger's exact authority because he uses a wide variety of materials, some of it including exotic fragmentary literature such as Aristophanes of Byzantium, to whom he explicitly alludes. Neverthe-less, I dare say that behind many of Scaliger's remarks lies one of our most valuable sources regarding the Greek theater : Namely, the second century (A. D.) Onomasticon of Julius Pollux (also of Naucratis, oddly enough) which Scaliger proceeds to flesh out with supplementary information derived from Aristotle and Aulus Gellius, shored up with fitting lore from Aristotle, Galen, and Theophrastus regarding human psychology, physiognomy, and Greek customs (28). The impulse prompting this endeavor, however, itself probably derives from Donatus. That is, it seems hardly accidental that Euanthius's praise of Terence for diligently observing the « leges personarum » provides exactly the kind of methodological framework into which one could pour information like that provided by Pollux and Athenaeus (29). And of course Donatus' commentary on the individual Terentian plays themselves in the pages following Euanthius' observations provides a splendid quarry for corroborative material. What is more, the Excerpta, which follow hard on Euanthius' De fabula, also provide a paradigm for the very extension of this procedure to tragedy that we find in Scaliger's Chapter XVI, which treats of tragic personae and their apparel. What,

26. Gerardi Joannis Vossii, Opera in sex tomos divisa, Amsterdam : P. and J. Blaeu, 1701, Tome III : Tractatus philologici De rhetorica, De poetica, De artium et scientiarum natura ac constitutione, Tract ii (De poetica), p. 76 (Chapter V, sections 11, 14, 15).

27. Scaliger, pp. 20-26.

28. The Northridge Scaliger Project has thus far detected as many references to Pollux as to Athenaeus, although he is listed but once in the Index (the other mentions of « Pollux » do not refer to him). My findings are XVI, 24, ii, b-d ; 25, ii, c ; XVIII, 26, ii, a (named explicitly) ; 27, i, a (named) ; XX, 33, i, a-b ; XXI, 34, i, a-b ; XLVIII, 50, ii, b-c ; 52, i, a (named) ; L, 52, i, b ; LVI, 54, i, d ; 54, ii, a.

29. Commentum, p. 29-30 (VIII. 4-7).

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then, can be said, except that all this looks not so much like a fusion of Plato, Aristotle, and Horace, as principles of a Latin criticism of the Fourth Century corroborated and filled out by late Greek compilers of literary anecdotes and information ?

Instead of ending with a definitive and unqualified conclusion regarding the development of Renaissance poetics, let me propose instead a modest working hypothesis perhaps useful for future inquiry into Scaliger's criticism and its impact on subsequent ages. Contrary to claims such as that if « Scaliger seine Dichtungslehre weithin als eine Interpretation der aristotelischen Poetik aufgefasst hat, so ist es ein mit römischen Augen... gesehener Aristoteles, der er dem europäischen Klassizismus vermittelt und zugleich auferlegt hat » (30), there are reasons rather to believe that Scaliger represents not so much an authentically classical form of humanist criticism as a reassertion of late Roman theory obtained from Donatus that Scaliger expanded and exfoliated not primarily with Aristotle, Plato, or Horace, but with sources like Athenaeus and Pollux. Scaliger's is, if you will, an essentially « medieval » poetics decked out in the dress of « new » Greek learning that seems humanist but perhaps is not really so much so as scholarship tends to think. In all this, I am reminded of a recent position taken by a colleague at the University of California, Los Angeles, Professor H. A. Kelly. At the 1984 meeting of the Southern California Renaissance Conference in Pasadena, he suggested that Shakespeare's poetics, insofar as it can be inferred from pronouncements and practice in the plays, seems at heart more « Chaucerian » than Aristotelian (31). If this exercise in Scaliger's sources throws any valid light on the origin and progress of critical theory during the Renaissance and the Augustan age, Professor Kelly may very well be right. Although others must judge the extent to which Chaucer's criticism agrees with Donatus', the English dramatist, as least as Professor Kelly views him, does not line up with the Renaissance Aristotelians but with earlier « medieval » criticism. The point here is that this may be because of the Agen savant, not despite him. Questioning whether Scaliger should be viewed as the « fondateur du classicisme » as Lintilhac styled him long ago, or as a « pseudo-Aristotelian » may seem petty. But if correct, the implications cast a long shadow. Renaissance « recovery » of Donatus may be a more significant milestone in the history of « humanist » criticism than we often seem to think, and both the genesis of Neoclassicism and Scaliger's role in the pro-

30. « Shakespeare and the Chaucerian Idea of Tragedy », read at the meeting of the Renaissance Conference of Southern California, Occidental College, April 7, 1984, 10 pp. In the context of our argument here, Professor Kelly's observation, p. 7, that « a sentence of Hamlet's discourse to the actors seems to derive from Donatus' treatise on comedy » is especially interesting.

31. « Un Coup d'état dans la république des lettres : Jules-César Scaliger, fondateur du "Classicisme" cent ans avant Boileau », Nouvelle revue, 64 (1890), 333-46, 528-47.

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cess may well deserve revaluation. As Professor Michel wittily observed at the Agen Colloque, one must never forget that Scali-ger is not yet Boileau.

Paul R. SELLIN,Free University, Amsterdam

et UCLA (Los Angeles).

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A LA RECHERCHE DES SOURCES DES POETICES LIBRI VII :

UNE APPROCHE DE LA THÉORIE POÉTIQUE A LA RENAISSANCE

RÉSUMÉ DU TEXTE DE P.R. SELLIN

On considère généralement que la théorie poétique de la Renaissance trouve son origine dans les grandes œuvres critiques de l'Antiquité, la République de Platon, la Poétique d'Aristote, l'Art poétique d'Horace, le Traité du sublime du Pseudo-Longin. Or, lorsque l'on prépare une édition critique annotée de la Poétique, on ne cesse d'être frappé par la différence entre les affirmations des critiques modernes et la réalité des emprunts faits aux auteurs antiques par Scaliger.

Ainsi, la recherche des sources du livre I (Historicus), ne permet de découvrir que deux douzaines de références à Aris-tote, une quinzaine de références à Platon, cinq à Horace, aucune à Longin. La majorité des emprunts provient en fait des textes de l'Antiquité tardive, de la Seconde sophistique ou des textes des Grammairiens latins, l'auteur le plus sollicité (à 77 reprises !) étant Athénée de Naucratis.

Le choix de tels textes par Scaliger a nécessairement une influence sur ses théories poétiques. Prenons par exemple sa conception de la finalité de la poésie (la poésie imite afin d'enseigner tout en divertissant) ; elle semble être une synthèse de la mimesis aristotélicienne et du « docere cum delectatione » d'Horace ; elle provient en fait sans doute davantage d'une lecture erronée d'Aristote à travers Cicéron, mâtinée d'emprunts à

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Quintilien et Donat. Si la définition scaligérienne de la tragédie s'oppose à celle d'Aristote (refus de la notion de catharsis, nécessité du dénouement malheureux), c'est qu'elle est directement tirée du Commentarium Terentii de Donat. De même, les différentes parties d'étendue de la tragédie (protasis, epitasis, catas-tasis et catastrophe) proviennent du même commentaire de Donat, tout comme la liste des divers types de personnages dramatiques.

A la lumière de cette enquête, Scaliger apparaît moins comme une figure de l'humanisme novateur et authentiquement classique que comme le défenseur des principes exposés par Donat, principes qu'il habille d'une culture grecque puisée avant tout chez Athénée. La Poétique est donc essentiellement un art poétique médiéval, paré d'atours grecs chargés de Vui conîérer un aspect « Moderniste ».

Et il en va sans doute de la théorie poétique de Scaliger comme celle de Shakespeare, qui tient plus des commentaires du grammairien latin que du traité d'Aristote.

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GENERI LETTERARI E TRADIZIONE EPICA NEI POETI CES LIBRI

Può apparire per la verità quasi paradossale ripercorrere all'insegna dell'epica i Poetices libri : tanto vistosamente limitato risulta, in termini assoluti e relativi, lo spazio che a questo « genere » assegna lo Scaligero (due paginette appena, sotto il titolo di Rhapsodia. Epos) (1) ; e si pensi, a riscontro, alla trattazione ampia non solo di « generi » come la commedia e la tragedia (2), ma addirittura di sottogeneri per noi minori della « lirica », dall'epitalamio ai treni all'epicedio e così via (3). Occorre anzi sottolineare fin dall'inizio che i Poetices libri anche in questo si rivelano strutturati in maniera assai particolare rispetto alle tendenze medie della trattatistica del pieno Cinquecento (4) : persino rispetto ai veri e propri commenti - più o meno ortodossi - alla Poetica di Aristotele, che pure - in virtù della trattazione ellittica riservata all'epica dallo Stagirita a

1. G. C. SCALIGERO, Poetices libri septem, Apud Ioannem Crispinum, 1561, pp. 45-46,

2. Ivi, pp. 144 sgg. e 10 sgg.

3. Cfr. ad es. ivi, pp. 150 sgg.

4. Sia qui sufficiente richiamare ad es. il caso dei trattati del Minturno (De poeta, Venetiis, Apud Franciscum Rampazetum, 1559 ; L'arte poetica, In Venetia, Per Gio. Andrea Valvassori, 1564), che, sulla base di una diversa classificazione dei generi letterari, assegnano comunque ampio spazio alla trattazione della poesia epica (ivi, pp. 146-162 e 9-64 rispettivamente); per non parlare, su versanti pur diversi, di scritti specifici sull'argomento, dal Discorso intorno al comporre de i Romanzi del Giraldi Cinzio a / romanzi del Pigna (1554), sino ai Discorsi dell'arte poetica del Tasso (1562?), incentrati ovviamente, nonostante il titolo apparentemente generico, sui problemi concretissimi del poema e della discussione sulla tradizione postariostesca.

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tutto vantaggio della tragedia - solo indirettamente, e quasi per la via di lunghe digressioni, possono apportare il loro contributo teorico al dibattito vivace in corso in Italia dagli anni Cinquanta in poi in riferimento ai problemi di una « rifondazione » della tradizione cavalleresca (in ottave e in volgare) dopo la messa in crisi del modello dell'Ariosto (5). Non soltanto, almeno in Italia, la Poetica dello Scaligero sembra restare lungamente ai margini del dibattito teorico in questione (lo stesso Tasso, in genere assai bene informato, la riscoprirà assai tardi, all'altezza dei Discorsi del poema eroico, e insomma intorno alla metà degli anni Ottanta) (6) ; non soltanto, nella sua interna strutturazione (7) come nei suoi interessi antiquari (8), il testo dello Scaligero è suscettibile di una lettura funzionale a una sua consistente retrodatazione verso zone di una pur tarda cultura umanistica piuttosto lontana dagli interessi e dalle ambizioni del panorama culturale italiano degli anni Sessanta entro cui fa la sua com-

5. Una più ampia ricostruzione di quelle vicende in AA. VV, « Quasi un picciolo mondo », Tentativi di codificazione del genere epico nel Cinquecento, a e. di G. BALDASSARRE Milano, UNICOPLI, 1982, e, in riferimento più immediato al Tasso, nella mia Introduzione ai «Discorsi dell'arte poetica » del Tasso, in « Studi Tassiani », XXVI (1977), pp. 5-38 (ivi, più dettagliati rinvii alla bibliografia antecedente).

6. A parte il caso del Vettori, i cui commenti alla Poetica aristotelica e allo pseudo-Falereo escono immediatamente a ridosso dell'ed. postuma dei Poetices libri (1560 e 1562 rispettivamente), scarsi accenni allo Scaligero paiono comportare i più tardi scritti del Minturno (L'arte poetica, 1564), del Castelvetro (Poetica, 1570 e 1576 ; tre rinvii appena allo Scaligero nell'Indice analitico che correda la recente ed. a c. di W. ROMANI, Bari, Laterza, 1978 : vol. I, pp. 145 e 190, vol. II, pp. 256-257) e del Piccolomini (Annotazioni nel libro della Poetica, 1575, che paiono più interessate a discutere il Robortello, il Maggi, il Vettori e lo stesso Castelvetro). Dal canto suo il Tasso, che anche per ragioni cronologiche non può fare riferimento ai Poetices libri nei giovanili Discorsi (e altrettanto avverrà per la Lettera a Bernardo Tasso sulla poesia epica del Giraldi Cinzio e per il Ragionamento sulla poesia dello stesso B. Tasso - ora in Trattati di poetica e retorica del Cinquecento, a c. di B. WEINBERG, vol. II, Bari, Laterza, 1970, pp. 453-476 e 567-584 rispettivamente - pubblicati la prima nel '60 e il secondo nel '62, ma datati nell'ordine al 1557 e al 1559), li metterà poi ampiamente a frutto per i Discorsi del poema eroico (1587). E tuttavia, nel quarto di secolo circa che intercorre fra i due scritti, punti di riferimento obbligati per il Tasso (dalla « revisione romana » del poema alla polemica con l'Accademia della Crusca) paiono essere ancora i cinque commenti canonici alla Poetica di Aristotele, il Robortello, il Maggi e il Vettori fra i latini, il Castelvetro e il Piccolomini tra i « volgari » (Introduzione ai «Discorsi»..., cit., pp. 8-11). L'interesse tardo per i Poetices libri è ampiamente documentato, del resto, da un postillato « barberiniano » conservato presso la Biblioteca Apostolica Vaticana : cfr. La biblioteca del Tasso. I postillati « barberiniani ». I. Postille inedite allo Scaligero e allo pseudo-Demetrio, a c. di G. BALDASSARRE Bergamo, Centro di Studi Tassiani, 1983.

7. In buona sostanza, un'Ars poetica seguita da un De poeta (libri I-IV e V-VI rispettivamente, facendo parte per se stesso il 1. VII, Epinomis) ; cfr. del resto Poetices libri, cit., p. 214 (« Poeticae partes omnes recte, ut spero, atque exacte satis exequuti sumus. Reliquum est, ut ex his praeceptis Poetam perficiamus [...] » : V, i).

8. Orientata prevalentemente in tal senso pare la stessa fruizione dei Poetices libri da parte del Tasso, attentissimo, oltre e più che alle questioni direttamente pertinenti alla poetica, alla mole imponente delle notizie di carattere antiquario fornite dallo Scaligero (La biblioteca del Tasso..., cit., pp. 10-15).

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parsa ì'editio princeps (9) : il fatto e la differenza capitale sta forse altrove, e insomma nell'assoluta assenza nei Poetices libri di qualunque riferimento e accenno alla tradizione volgare, epica, lirica o drammatica che sia. Personaggio indubbiamente non facile e vigoroso autoestimatore di se stesso (10), pronto nella polemica contro Erasmo ma anche contro il Dolet a un impiego dei registri del sarcasmo e dell'irrisione che raggiunge forse le sue punte più felici proprio in un trattato come i Poetices libri (11), lo Scaligero pare ben disponibile ad andare controcorrente anche per quel che riguarda la questione centrale dei rapporti fra latino e volgare : tanto la sua rigorosa e orgogliosa chiusura entro i confini della tradizione greco-latina, antica e moderna, gli preclude consapevolmente qualunque interesse per una tradizione in volgare che pure, almeno dalle Prose della vol-gar lingua in poi (1525), veniva riconosciuta, e non solo in Italia, come ormai meritevole del riconoscimento di una pari dignità, sul piano della lingua e dello stile, rispetto alle letterature classiche. Anche qui un riscontro di date può riuscire istruttivo : nel 1560 e nel 1562, e insomma immediatamente a ridosso dell'edizione postuma dei Poetices libri, facevano la loro comparsa due opere capitali della « moderna » tradizione umanistica e filologica fiorentina, e cioè il commento alla Poetica aristotelica e al

9. E qui, come in genere accade anche per testi capitali della cultura cinquecentesca, si vorrebbe naturalmente essere meglio informati circa i modi e itempi della sua circolazione ms. e a stampa.

10. Si pensi solo a luoghi chiave dell'autobiografia ideale che variamente attraversa le opere dello Scaligero e gli stessi Poetices libri, dalla rivendicazione della presunta discendenza della sua famiglia dagli Scaligeri di Verona (notevole in tal senso l'Epistola de vetustate et splendore gentìs Scaligerae, edita nel '94 a Leyde dal figlio Giuseppe Giusto) all'elogio, certo anche per motivi onomastici, di Cesare (cfr. ad es. Poetices libri, cit., p. 94 : elogio cui fa da singolare contrappunto, in un panorama cinquecentesco ben diversamente orientato, il disprezzo esplicito dello Scaligero per Ottaviano, e insomma per il principe e il mecenate per antonomasia : tanto che lo stesso Virgilio viene per una volta censurato in riferimento alle Georgiche, e insieme lodato per aver diversamente proceduto nell'Eneide : ivi, pp. 293-294), sino al ricordo orgoglioso della battaglia di Ravenna, della propria diretta partecipazione all'impresa e del valore eroico del fratello Tito (ivi, p. 106).

11. Due esempi soli fra i molti, il sarcasmo feroce contro il Dolet, di cui si fa beffarda menzione nell'Hypercriticus (« Quapropter quemadmodum summus philosophus Aristoteles in Natura animalium [...] post enarratas partes quibus constituuntur, etiam excrementorum facit mentionem : hic ita eius [e cioè del Dolet, « Musarum carcinoma »] legatur nomen, non tanquam poetae, sed tan-quam poetici excrementi » : Poetices libri, cit., p. 305), e l'irridente ironia nei con-fronti di Erasmo, di cui con apparente casualità ricorre il nome nel paragrafo dedicato ai versus leonini, « semipriscis adeo probati, ut sine illis quicquid scri-berent, ineptum putarent. Recentiores illud commenti sunt : puto esse Monachi cuiuspiam, Hic iacet Erasmus, fuerat ridiculus mus » (ivi, p. 73) : epitafio parodico che alla reminiscenza oraziana (Ars poetica, v. 139, in Opera, ed. F. KLINGNER, Lipsia, Teubner, 1950, p. 299) associa una maliziosa interpretatio nominis (Erasmus : « eras mus »).

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De elocutione dello pseudo-Demetrio del grande Pier Vettori (12), personaggio di statura europea e ultimo grande interprete in Italia della cultura e del metodo di lavoro degli umanisti : testi dove gli esempi desunti dalla tradizione in volgare sono pure presenti (13), sapientemente ricondotti (specie l'amatissimo Dante) a una trama di discussioni e di interventi esegetici pure nati in margine alla precettistica e alla pratica della poetica e della retorica classiche. Nessuna apertura in tal senso da parte dello Scaligero : fatto tanto più imbarazzante per chi, con l'occhio alla situazione cinquecentesca, specie in Italia, voglia pure in ultima istanza fare i conti con la possibilità di segnalare punti di intersezione e d'incontro, quanto meno, fra le lettera-ture classiche e la tradizione in volgare.

E tuttavia, e proprio sul versante delle discussioni e dei tentativi cinquecenteschi pertinenti al genere epico/cavalleresco, sarebbe in ultima analisi addirittura difficile individuare un testo altrettanto carico di suggestioni e di spunti, e persino di indicazioni critiche ancora meritevoli di valutazione, come i Poe-tices libri : specie per chi sia interessato a mettere a fuoco il delicato momento di trapasso dalla tradizione dei « romanzi » agli esperimenti di « poema regolare » della seconda metà del Cinquecento, e insomma la parabola complessa che dalla grande esperienza dell'Ariosto conduce - non linearmente - al tentativo in grande stile della Gerusalemme liberata (14). Come si sa, l'esi-

12. Commentarli in primum librum Aristotelis de Arte Poetarum, Florentiae, In officina Iuntarum, Bernardi Filiorum, 1560; Commentarti in librum Demetrii Phalerei de elocutione, ivi, 1562. Sul Vettori, cfr. almeno le pagine recenti di E. RAIMONDI, Poesia della retorica, in Poesia come retorica, Firenze, Olschki, 1980, pp. 25-70, e di C. SCARPATI, Tasso, Sigonio, Vettori, in Studi sul Cinquecento italiano, Milano, Vita e Pensiero, 1982, pp. 156-200.

13. Come dimostrano gli stessi esiti tassiani di quelle pagine : cfr., oltre alla Biblioteca del Tasso..., cit., pp. 15-26, il mio recente saggio Ancora sulla cronologia dei « Discorsi dell'arte poetica » (e filigrane tasseschej, in « Studi Tassiani », XXXII (1984), pp. 99-110. Certo, nel caso dello Scaligero converrà pure tener conto della destinazione almeno in parte divergente dei Poetices libri, largamente utilizzati infatti, specie in ambito europeo, come una sorta di globale institutìo poetica, se non proprio quale « manuale » indirizzato a quanti intendono cimentarsi nella poesia latina e nello studio dei classici : modi di circolazione e di fruizione su cui utilmente insistono diversi dei contributi raccolti in questo stesso volume. E tuttavia, al di là del caso stesso del Vettori, mi pare opportuno rimarcare nel panorama culturale cinquecentesco la diffusa consapevolezza della possibilità di un fecondo attrito - sul versante degli stessi trattati latini - fra studia humanitatis, auctores e produzione in volgare : nel che consiste poi la caratteristica saliente della riflessione teorica del secondo Cinquecento, davvero non soltanto in Italia.

14. Oltre ai lavori ricordati più sopra alla n. 5, mi si permetta, per una più ampia discussione e per un apparato bibliografico più articolato, di rinviare a due miei studi complessivi (« Inferno » e « cielo ». Tipologia e funzione del « meraviglioso » nella « Liberata », Roma, Bulzoni, 1977 ; e // sonno di Zeus. Sperimentazione narrativa del poema rinascimentale e tradizione omerica, Roma, Bulzoni, 1982). Su questi temi è del resto ormai avviato un progetto di ricerca interdisciplinare presso l'Istituto di Studi Rinascimentali di Ferrara (cfr. ad es. N. HARRIS, Archivio della tradizione cavalleresca, in « Bulletin of the Society for Italian Studies », 17, novembre 1984, pp. 58-64).

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genza largamente sentita nel pieno e nel tardo Cinquecento di procedere a una sorta di « rifondazione » della tradizione cavalleresca capace di conciliare insieme il modello dell'Ariosto (nei limiti in cui esso viene inteso come ancora praticabile) con la normativa aristotelica procede in una doppia e complementare direzione ; da un lato, la ricerca di punti di contatto, al di là dell'Ariosto, con la tradizione classica e soprattutto con i grandi modelli di Omero e Virgilio (ma anche con le esperienze della poesia narrativa postvirgiliana) ; dall'altro, l'adeguamento dell'Ariosto e dei « romanzi », ma anche dei modelli classici, alle esigenze e agli usi della contemporaneità. Nel loro insieme, i Poetices libri dello Scaligero - che pure, come si è detto, nel loro esclusivo interesse per la tradizione classica sono assai lontani da un simile doppio ordine di preoccupazioni (15) - rappresentano una sorta di summa emblematica quanto rigorosa dei modi della lettura cinquecentesca dei classici : una testimonianza di prima mano, oltretutto di ampiezza imponente, circa i criteri che, ben oltre il caso specifico dello Scaligero, guidano l'approccio della cultura cinquecentesca, specie in Italia, ai modelli canonici della poesia epica greco-latina. Nell'impossibilità di fissare, come si accennava, punti precisi di interferenza fra il testo dello Scaligero e le discussioni cinquecentesche intorno alla tradizione epico-cavalleresca in volgare, il confronto che se ne può istituire risulta largamente analogico, ma non per questo meno istruttivo ; ci sarebbe persino da rammaricarsi che l'attenzione pur tarda da parte ad es. di un Tasso abbia privilegiato, dei Poetices libri, taluni aspetti più vistosi quanto discutibili da parte dell'aristotelismo ortodosso, piuttosto che altre e non infrequenti intuizioni fortemente innovative di quelle pagine (16).

15. Ma tutt'aitro che assente risulta poi la ricettività dei Poetices libri nei confronti degli usi e consuetudini contemporanee, cinquecentesche, a ulteriore conferma di una cosciente distinzione fra i due piani all'interno dell'organizzazione complessiva del trattato ; si vedano in particolare non poche delle pagine destinate ai mores (Poetices libri, cit., pp. 95 sgg. ; e cfr. qui appresso la n. 25). Del resto, anche nelle sezioni più esplicitamente antiquarie del trattato (quella destinata ad es. all'inventariazione delle danze antiche, non solo greco-latine) ci si può imbattere in qualche sorpresa (ivi, p. 29 : « Nunc quoque Hispani calce occiput aliasque contingunt partes, item vestigio terram feriunt : id quod appel-lant Calceationem. manus complodunt : earum alterutra aut utraque in soni numerum pectus, femora, frontem, calcem, os, terram puisant : digitorum cre-pitu, tibiarum aut tympanorum momenta assequuntur »).

16. La biblioteca del Tasso..., cit., pp. 10-15 (ivi, pp. 10-11, il rinvio alla più ampia discussione delle tesi dello Scaligero tentata nei Discorsi del poema eroico). Indicazioni non fittissime in questa direzione sono del resto riscontrabili negli stessi contributi novecenteschi ; mi limito qui a ricordare, oltre alle pagine dedicate allo Scaligero nelle trattazioni complessive di B. WEINBERG e B. HATHAWAY (A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, Chicago, University Press, 1961 e The Age of Criticism. The Late Renaissance in Italy, Ithaca, Cornell University Press, 1962), F. ULIVI, L'imitazione nella poetica del Rinascimento, Milano, Marzorati, 1959 ; M. COSTANZO, Introduzione alla poetica di G. C. Scaligero, in Dallo Scaligero al Quadrio, Milano, All'insegna del Pesce d'Oro, 1961, pp. 9-66; E. RAIMONDI, Rinascimento inquieto, Palermo, Manfredi, 1965 (e specie il saggio Dalla natura alla regola, ivi, pp. 7-21) ; M. L. DOGLIO, S. V., in « Dizionario critico della letteratura italiana diretto da V. BRANCA », Torino, UTET, 1973, vol. III, pp. 329-331 (ivi, una più ampia bibliografia).

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Occorrerà a questo punto chiarire l'apparente contraddi--zione fra l'ampiezza delle indicazioni offerte in questa prospettiva dallo Scaligero e l'esiguità già ricordata della trattazione destinata alla Rhapsodia e all'Epos. Occorre precisare infatti che l'immissione ampia di reperti della tradizione epica classica all'interno del trattato dello Scaligero (e la discussione o almeno le indicazioni critiche che ne conseguono) è garantita da tre di stinti e complementari fenomeni di ampia portata che influenzano in misura rilevante l'organizzazione interna dei Poetices libri. La prima procedura, più scontata (e infatti largamente rilevata come operante dalla critica), è una conseguenza dell'identificazione di Virgilio con l'exemplar della perfetta poesia (17). Basti qui ricordare che la definizione di Virgilio quale altera natura (18) (una natura di secondo grado, perfezionata e da imitare) comporta di necessità l'adozione su vasta scala di procedimenti di citazione di luoghi virgiliani e specie dell'Eneide lungo tutta la trattazione, ben al di là dei confini del genere epico : si pensi solo alle pagine dedicate al « costume », alle figurae, al decoro, allo stile (19); tutti casi in cui gli esempi virgiliani predominano, proprio perché capaci di sintetizzare gli ideali teorici e pratici dello Scaligero. D'altra parte, l'affermazione della superiorità indiscussa e assoluta di Virgilio comporta - quasi controprova - procedure estese di confronto con altri autori, della tradizione latina ma anche e soprattutto (e proprio in virtù della dichiarata « grecofobia » dello Scaligero) della tradizione greca. Ragioni sin ovvie di omogeneità e di sovrapponibilità dei luoghi determinano in questa direzione una spiccata preferenza per le testimonianze desunte dalla tradizione epica : Omero da un lato, costantemente giudicato inferiore a Virgilio ma anche a tutti i latini (20), la tradizione latina postvirgiliana dall'altro, anteposta ad Omero e insieme dichiarata assai lontana dalla per-

17. Suggerimenti puntuali in tal senso nei contributi di A. MICHEL, Scaliger entre Aristote et Virgile, e di M.-L. LAUNAY, La motivation du langage et des genres dans la Poétique de Scaliger, compresi in questo stesso volume.

18. Cfr. ad es., fra i moltissimi rinvìi possibili al riguardo, Poetices libri, cit., pp. 86 (« Haec omnia quae imiteris, habes apud alteram naturam, id est Virgi-lium »), 271 (Virgilio « Idea poetarum »), 275 (« non potes aliunde melius capere consilium, quam ex deo poetarum »).

19. Cfr. ad es. ivi, pp. 91 sgg., 120 sgg., 174 sgg. (e in sostanza il III e IV libro quasi per intero).

20. Qui del resto lo Scaligero si rendeva interprete di tendenze largamente diffuse nel Cinquecento (si pensi solo, e sullo stesso versante dell'aristotelismo « eterodosso » dei difensori del « romanzo », a un Giraldi ; una più ampia esemplificazione in tal senso specie ne Il sonno dì Zeus..., cit.), riprendendone anche, a tutto vantaggio di Virgilio, la contrapposizione topica fra ingenium e ars, fra qualità naturali, di per sé insufficienti, e un uso delle stesse fruttuoso quanto regolato dal giudizio ; se di Omero lo Scaligero può affermare categoricamente : « [...] non omnia ad Homerum referenda, tanquam ad normam, censeo : sed & ipsum ad normam » {Poetices libri, cit., p. 10), in maniera del tutto analoga viene risolta la questione delle « presunte » imitazioni omeriche di Virgilio (« Omnia sane non sine sua divinitate, ut non tam imitatus Homerum, quam nos docuisse, quomodo ille ea dicere debuisset, videatur » : ivi, p. 219).

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fezione di Virgilio (21). Che non si tratti di fenomeni sporadici, di tentazioni occasionali dei Poetices libri lo si capisce facilmente quando si rilevi il significato complesso che nello Scaligero assume la nozione di imitazione : dove, con sintomatico incrocio di ragioni umanistiche e aristoteliche, non solo l'« imitazione dei poeti » viene in qualche modo - grazie a un Virgilio altera natura - a colorarsi di significati attinenti invece alla nozione aristotelica di mimesi, ma viene ribadito a chiare lettere che il processo (umanistico) dell'imitazione non può prescindere dall'applicazione della metodica (aristotelica) del giudizio (e non a caso il V libro, Criticus, reca per l'appunto il sottotitolo di De imitatione et iudició) (22). La procedura estesa del confronto fra i poeti, con il conseguente giudizio dei pregi e dei difetti di ciascuno e soprattutto della superiorità dell'esempio virgiliano, risulta così direttamente funzionale a uno dei cardini della teoria dello Scaligero : il giudizio, e insomma l'esercizio della critica, venendo qui finalizzato esplicitamente alla scelta dei modelli da imitare (e poco importa se in buona sostanza ne risulta poi la proposta di Virgilio quale modello se non unico certo non compatibile con qualunque altro).

Se già queste due prime tendenze di fondo dei Poetices libri sono in grado di dar conto per dir così della costante immanenza della tradizione epica lungo tutto il trattato dello Scaligero, più complesso e tutto sommato più originale, anche se orientato nella stessa direzione, è il terzo tipo di procedura, direttamente riconducibile nella sua matrice culturale agli interessi antiquari così vistosamente presenti nella Poetica (23). Nel

21. Emblematico in tal senso il giudizio, anche per altri versi interessante, su Stazio (ivi, pp. 324-325).

22. Indicazioni su questa linea già in F. ULIVI, L'imitazione..., cit. ; ma esemplari risultano ad es. le dichiarazioni esplicite del V libro {Poetices libri, cit., p. 214 : « [...] Reliquum est, ut ex his praeceptis Poetam perficiamus ; idque duplici via ac ratione : imitatione scilicet, ac iudicio. Quae duo suapte natura divisa, necesse est in ipso coniungi. Neque enim aut imitandum sibi proponet quem-piam, aut imitationis inibit rationem : nisi & Poetam elegerit, & imitandi spe-ciem probarit [...] ludicium igitur duplex adhibendum est : Primum, quo optima quaeque seligamus ad imitandum : alterum quo ea, quae a nobis confecta fue-rint, quasi peregrina perpendamus, atque etiam exagitemus »). Siamo evidentemente in presenza di un ripensamento profondo, se non proprio di una messa in crisi, della dottrina umanistica dell'imitazione, come confermano taluni punti di contatto dello Scaligero con le più tarde teorie del secondo Cinquecento : notevole ad es. la posizione una volta tanto analoga anche se indipendente del Tasso (cfr. ad es. Lezione sopra un sonetto di Monsignor Della Casa, in Prose diverse, a c. di C. GUASTI, Firenze, Le Monnier, 1875, vol. II, pp. 115-134, e specie le pp. 115-116 : «[...] non solo utile ma quasi necessario stimo [...] l'imitazione a l'arte accompagnare ; cioè, imitar solamente quelle cose che la ragione degne di imitazione esser ci dimostra, e qual sia l'oro, e qual l'argento, e qual il rame de'poeti co Ί parangone dell'arte discernere e distinguere », p. 116).

23. Cfr. qui sopra la n. 8. Se ne può ricavare una conferma anche dalla statistica offerta ad altro proposito in questo stesso volume da P. SELLIN, Sources de la Poétique de Scaliger comme guide des Poétiques de la Renaissance, che rileva il numero altissimo delle citazioni dei Poetices libri desunte da Ateneo : cavallo di battaglia, evidentemente, assieme a Gellio e Macrobio, dell'erudizione antiquaria dello Scaligero.

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suo sforzo di classificazione rigoroso e sistematico delle figurae come dei metra (24), nonché di precisazione puntigliosa e direi quasi di segmentazione ordinata dell'area del « costume » (25), lo Scaligero dedica ampio spazio all'individuazione e alla definizione di generi e sottogeneri minori, che paiono spesso attraversare i dominii della tradizione lirica ed epica, e le cui uniche (o privilegiate) testimonianze residue sono per lo Scaligero riconoscibili proprio lungo la tradizione consolidata dell'epos classico, da Omero a Virgilio ai postvirgiliani (26). In questa direzione, i Poetices libri rappresentano il primo tentativo sistematico di individuazione di una tradizione aedica pre-epica (e qui lo Scaligero fa ovviamente tesoro, con la straordinaria, consueta erudizione, degli spunti in tal senso offerti dalle testimonianze antiche) : tradizione pre-epica le cui attestazioni vengono ricercate minuziosamente nei poemi classici a noi pervenuti. Il fatto non è ovviamente senza conseguenze sul giudizio che dei poemi omerici dà lo Scaligero (dei quali infatti, in deroga totale ad Aristo-

24. Poetices libri, cit., pp. 120 sgg. e 55 sgg. Le velleità classificatorie dello Scaligero, almeno per quel che riguarda le figurae (minore interesse pare aver riscosso l'impiego di procedure analoghe sul versante dei metra e degli stessi mores), costituiscono com'è noto uno degli aspetti salienti e più discussi del trattato (benché diversa dovrebbe risultarne oggi la valutazione, con l'occhio agli esiti delle tendenze novecentesche alla formalizzazione dei procedimenti retorici) ; notevole pare già la testimonianza del Tasso (Discorsi del poema eroico, a c. di L. POMA, Bari, Laterza, 1964, pp. 188-189), volta del resto, nel suo dissenso nei confronti dello Scaligero, alla difesa consueta dell'auctoritas aristotelica ma anche ciceroniana.

25. Integralmente da rileggere in questa direzione è il 1. III (Idea. Rerum divisio). ed. cit., pp. 80 sgg. Rilevante l'insistenza dello Scaligero anche sulle componenti per dir così etnico-geografiche dei mores, secondo linee di interesse non proprio usuali nelle discussioni cinquecentesche sul « costume » (ma accenni in tal senso, per non riandare al suggerimento classico dell'ars poetica oraziana, v. 118 : - ed. cit., p. 299, - si ritrovano per la verità già nella Quinta e sesta divisione della Poetica del Trissino, in Trattati di poetica e retorica del Cinquecento, cit., voi. II, pp. 63-64). Si pensi ad es. al pur breve capitolo Natio sive gens (III, xvii : Poetices libri, cit., p. 102), rapida ma significativa rassegna di popoli europei ed extraeuropei, che variamente contamina, specie nel primo caso, dati della tradizione classica (la Germania di Tacito ο il De bello Gallico di Cesare) con talune delle istanze più vivaci del trattato all'accoglimento ampio delle suggestioni della contemporaneità (cfr. qui sopra la n. 15 ; e sarà il caso della defini-zione negativa, certo in virtù dei sentimenti filofrancesi dello Scaligero, del carattere e dei costumi degli Spagnoli). Prove significative di interesse per gli excursus se non etnografici quanto meno geografici sono del resto riconoscibili anche sul versante della produzione poetica latina dello Scaligero ; si pensi alla lunga rassegna delle Urbes, europee e non (mi valgo dell'ed. seicentesca IULII / CAESARIS / SCALIGERI, VIRI / CLARISSIMI, Poemata / omnia I in duas partes divisa... /IN BIBLIOPOLIO COMMELINIANO / Anno M.DC.XXI. : parte prima, pp. 543-573). In una diversa direzione, anche le pagine destinate alla più consueta definizione dei mores pertinenti alle singole età (il cui prototipo, attraverso le discussioni e la trattatistica non solo cinquecentesca, può riconoscersi naturalmente nell'oraziana Ars poetica, vv. 156-178 : ed. cit., pp. 300-301) risultano notevoli, non solo per l'ampiezza della trattazione, ma anche per le qualità propriamente stilistiche esibite stavolta dallo Scaligero : è il caso ad es. della trattazione del « costume » dei senes (Poetices libri, cit., p. 98).

26. Poetices libri, cit., pp. 156 sgg. (cfr. ad es. i capp. ciii, Soteria, cv,Σνμβουλβυτιχον , etc.

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tele, si nega l'unità (27), ma proprio attraverso il ricorso alla metodologia applicata da Aristotele ai poemi ciclici) (28), nonché sugli stessi modi della lettura che esplicitamente ο implicitamente della tradizione epica (ma anche di altri « generi ») propongono i Poetices libri : sempre più attenti allo scrutinio dei loci, delle figurae e magari degli episodi che non alle ragioni della struttura complessiva (29), della « favola » (largamente sottostimata infatti, in deroga anche qui ad Aristotele, rispetto al « costume »). Ma, al di là dei rischi che una simile metodologia comporta, e delle confusioni e contraddizioni di cui si dirà, è pur vero che su questa linea lo Scaligero porta avanti un tenta-

27. Cfr. ad es. Poetices libri, cit., pp. 11 e 45 (e anche la n. seguente), e ARIS-TOTELE, Poetica, a e. di C. GALLAVOTTI, Fondazione Lorenzo Valla - Arnoldo Mon-dadori Editore, 1974, pp. 30-31 (= 8, 1451 a 22-29).

28. ARISTOTELE, Poetica, cit., pp. 90-91 (= 23, 1459 a 37 - 1459 b 1-7) ; e Poetices libri, cit., p. 11 (« Postremo irridet eos Aristoteles, qui unum corpus utramvis esse putent, tanquam fabulam unam. Sed multas ex utraque fabulas confieri posse censet : propterea quod & multae partes, & multa . Iccirco veteres excerpta toto ex corpore quasi quaedam membra recitabant. Pugnam ad naves : Catalogum : Animarum evocationem : Quae apud Circen acta sunt : Arma Achillis : Procorum caedes, atque eiusmodi [...] ») e p. 45. In questa sorta di confronto a distanza, di marca indubbiamente anche se paradossalmente aristotelica, fra tragedia e poema epico, occorrerà comunque sottolineare, nello Scaligero, la definizione non proprio consueta, anche se parzialmente ironica, dell'Odissea come più « tragica » dell'Iliade (ivi, p. 10 : « Praeterea quis nescit Odysseam esse verissimam Tragoediam ? In Iliade autem nullum Tragoediae filum : si totam simul consideres. uno enim tenore perpetuae mortes »). Qui, evidentemente, e non senza la possibilità di qualche contraddizione rispetto ai criteri generali del trattato, la « favola » pare riacquistare un proprio diritto (aristotelico) di primogenitura sul « costume », sui mores, dal momento che l'Odissea può essere definita « tragedia », diversamente dall' Iliade, solamente in base alla presenza in essa di agnizione e metabasi (Poetica, cit., pp. 28-29 e 36-37 sgg. ; = 7, 1451a 10-15, eli, 1452 a 29 sgg.) o, come esplicitamente indica lo Scaligero, di metabasi e di deus ex machina (Poetices libri, cit.. p. 11 : « In fine autem & proci interficiuntur : & intervenit ι : quod tragoediae proprium est »). A ben diverse conclusioni approderebbe intatti il discorso dello Scaligero se rapportato allo status sociale dei personaggi e al piano dello stile (ivi, p. 183 : « Est igitur Altiloquum Poeseos genus, quod personas graves, Res excellentes continet. E quibus lectae sententiae oriuntur ; quae lectis item verbis, verborum-que numerosa collocatione explicantur. Personae graves sunt, Dii, Heroes, Reges, Duces, Civitates. Quod si aliae quoque inferiores admiscentur, ut Nautae, Fabri, Mercatores, Aurigae : id propterea fit, quod hominum conventu societas instituta quoddam quasi corpus est : cuius membra prò natura fineque officiorum & natu-ram sortiuntur, & conditionem », e p. 10 : « Aiunt [...] Iliadem priorem Odyssea. Iliadem Tragoediae modulum, Comoediae Odysseam. Nam ut taceam, quod pos-sit disceptari, utra sit scripta prior : legendum prius Odysseam censeo. Est enim remissiore stylo » : dove - e cfr. specie la p. 215 - ben notevole rispetto alle tendenze medie della trattatistica cinquecentesca e agli stessi notissimi suggerimenti del trattato Del sublime - De sublimitate, ed. D. A. RUSSEL, Oxford, Claren-don Press, 1968, pp. 12-14 : IX, 11-15 - è la decisa affermazione, e per ragioni stilistiche, dell'anteriorità cronologica dell'Odissea rispetto all'Iliade).

29. I Poetices libri infatti, e in riferimento specifico alla tradizione epica, dif-ficilmente ripropongono qualcosa di più delle consuete norme di matrice aristotelico-oraziana circa la regolata e non casuale individuazione da parte del poeta dell'« inizio » e della « fine » della narratione (Poetices libri, cit., p. 144 : corollario ne è il giudizio singolarmente positivo espresso per questo su Lucano ; e cfr. ad es. ARISTOTELE, Poetica, cit., pp. 26-27 - =7, 1450b 24-35 - e ORAZIO, Ars poetica, cit., vv. 146-152 : ed. cit., p. 300).

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tivo ben ambizioso di individuazione della struttura « modulare » propria del genere epico : fatto tanto più notevole quando si ripensi alle difficoltà e alle insufficienze della teoria cinquecentesca di fronte al problema delle partes quantitatis dell'epopea (30). La trattazione dei Poetices libri fa propria invece su larga scala una simile ipotesi modulare, che sta anzi alla base sia dei continui raffronti fra tradizione greca e latina sia dei tentativi di classificazione che costituiscono uno dei connotati più salienti del trattato dello Scaligero : descrivibile infatti, non proprio paradossalmente e non soltanto in riferimento alla tradizione epica, come una sorta di grande « teatro » dello scibile classico, i cui materiali, preventivamente destrutturati, vanno incontro a processi molteplici di nuova interconnessione.

Che in queste complesse procedure, bene al di là di certe sordità di lettura più volte attribuite allo Scaligero - soprattutto nei confronti di Omero - e che tuttavia i Poetices libri ampiamente condividono con tendenze più generali della cultura cinquecentesca, magari consistentemente estremizzandole, esistano margini indubbi di incertezza metodologica e anche di confusione, si è già detto. La drastica individuazione delle res come finis della poesia (31), se da un lato può apparire semplificazione traumatica della distinzione fra « materia nuda » e « favola » impiegata su vasta scala da altri trattatisti (ma notevole è invece l'identificazione da parte dello Scaligero della materia con le lite-rae, le syllabae e i verba (32), tanto che il poeta in deroga totale ad Aristotele non è tale per la mimesi, ma per il verso) (33), risulta d'altro canto funzionale a quella netta prevalenza del « costume » sulla « favola » che rappresenta come si è già detto

30. La trattatistica cinquecentesca è infatti in genere assai esitante nell'indi-viduare nell'epopea qualcosa di simile alle partes quantitatis indicate nella tragedia da Aristotele (Poetica, cit., pp. 38-41 ; =12, 1452b 14-27), e si limita per lo più a ricorrere a generiche quanto ambigue riprese di una terminologia larghissima desunta invece dalla retorica (la partizione ad es. in exordium e narratio) ; una descrizione più precisa del fenomeno in AA. VV., « Quasi un picciolo mondo »..., cit.

31. Poetices libri, cit., pp. 55 e 80 ; e si veda a confronto la polemica « ortodossa », nei confronti dello Scaligero, di un Tasso (Discorsi del poema eroico, cit., p. 75).

32. Poetices libri, cit., p. 55 ; indicazioni in tal senso nei contributi di A. FIORATO, J.-C. Scaliger « bien ou mal sentant » e di A. MICHEL, Scaliger entre Aristote et Virgile, in questo stesso volume.

33. Cfr. ad es. Poetices libri, cit., pp. 3-5 (p. 3 : « Poetae [...] nomen non a fingendo [...], quia fictis uteretur : sed initio a faciendo versu ductum est. simul enim cum ipsa natura humana extitit vis haec numerosa, quibus versus claudun-tur ») ; corollario notevole ne è la soluzione in senso positivo della questione « classica » del riconoscimento a Lucano della qualifica di poeta (ivi, p. 5 : « oportet eum [Lucanum] a Livio differre. differì autem versu. hoc vero Poetae est » ; e, sul versante delle discussioni cinquecentesche in ambito più ortodossamente aristotelico, significativa sarà la posizione articolata assunta dal Tasso sin dai giovanili Discorsi dell'arte poetica, a c. di L. POMA, ed. cit., p. 19). Cfr. poi ARISTOTELE, Poetica, cit., pp. 4-5 (=1, 1447a 28 - 1447b 1-23).

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una delle caratteristiche salienti del trattato (34). Ciò determina comunque un consistente margine di ambiguità nella trattazione delle figurae, per la possibilità di sovrapposizioni multiple non solo tra figurae elocutionis e figurae sententiae (35), ma addirittura tra figurae e res : si allude al fatto che il riconoscimento della struttura modulare specie della tradizione epica fornisce ugualmente materiali e testimonianze tanto al trattamento delle figurae - che non di rado riassorbe in sé anche la classificazione dei tópoi - quanto alla dottrina degli episodi, che conosce taluni dei suoi momenti salienti soprattutto nelle pagine di raffronto fra latini e greci e fra latini e latini (36). Gli strumenti e le metodologie dei Poetices libri - lungi dall'anticipare improbabilmente le metodologie e gli strumenti della narratologia moderna - restano insomma, com'è naturale, entro l'ambito della retorica e della poetica : due discipline della cui fitta interconnessione è buona riprova, se ce ne fosse bisogno, per l'appunto la mancata distinzione sistematica tra figurae, tópoi ed episodi.

Entro questi limiti, e insomma entro un contesto culturale tipicamente cinquecentesco, la Poetica dello Scaligero ha comunque tutte le carte in regola per proporsi come il tentativo più sistematico di lettura e di interpretazione comparata dei testi classici (anche sul versante della tradizione epica) compiuto nella fase di trapasso dalle poetiche oraziane del tardo umanesimo alle poetiche aristoteliche del pieno e tardo Cinquecento. Non occorre qui dire delle ambizioni nutrite in tal senso dallo stesso Scaligero, che infatti non solo dà un giudizio a dir poco negativo dell ars poetica di Orazio (37), ma pretende di aver consistentemente innovato rispetto ad Aristotele anche in punti chiave della teoria : si pensi ad es. alla dottrina delle differenze

34. E ciò in virtù della tutt'altro che marginale equazione da un lato fra rese finis, e dall'altro fra res e personae ; cfr. ad es. Poetices libri, cit., pp. 80-83 e107.

35. Ricondotte comunque, in virtù dell'ambizione già ricordata a una formalizzazione esaustiva, a un numero ristretto di leggi comuni ; cfr. ad es. Poetices libri, cit., p. 122 (« Significatur aut id quod est, aut contrarium. Si id quod est, aut aeque, aut plus, aut minus, aut aliter. quippe aut unam rem pluribus verbis, aut plures uno. Contrarium significatur, ut per Antiphrasim. Aeque significatur, ut per Tractationem. Plus, ut per Hyperbolem. Minus, ut per Detractionem. Ali-ter, ut per Allegoriam. Unam rem pluribus, ut Periphrasi. Plures uno verbo, ut Collectione [...]. Caeterae omnes ad has reducentur »).

36. Raffronto che occupa per intero, com'è noto, il V libro, Criticus, ed. cit., pp. 214-294. Si osservi del resto che il III libro associa non a caso e diffusamente alla trattazione sistematica delle figurae dei Praecepta in unoquoque genere poe-matum (capp. xcvi-cxxvii), in riferimento per lo più a quella che con termine generico oggi definiremmo tradizione (classica) della lirica, ma con l'offerta di testimonianze ed esempi provenienti anche dai testi canonici della tradizione epica (cfr. anche qui sopra la n. 26).

37. Poetices libri, cit., p. 338 (« De arte quaeres quid sentiam. Quid ? equi-dem quod de arte sine arte tradita »).

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specifiche (38), uno dei cardini dell'aristotelismo anche eterodosso del Cinquecento proprio perché all'origine della classificazione, ο meglio della teoria genetico-storica, dei generi letterari. La stessa formidabile erudizione dello Scaligero, la sua conoscenza - di rilievo assoluto - dei dominii della classicità, lo dovevano portare a dei giudizi fortemente riduttivi nei confronti di testi (per l'appunto l'Ars poetica e la Poetica) costruiti in riferimento a testimonianze tanto più esigue e delimitate nel tempo. La pratica della ri-scrittura, carissima allo Scaligero anche nei confronti di modelli autorevoli (si va dal Marnilo allo stesso Lucano, per non fare che degli esempi) (39) e testimonianza limite dell'interconnessione costante fra giudizio e imitazione (40), trova in effetti, e non proprio paradossalmente, il suo punto d'arrivo precisamente nei Poetices libri, a loro modo ri-scrittura e, nelle intenzioni, rifacimento migliorativo di Orazio e di Aristotele. Nel corso di questa ri-scrittura, e soprattutto in riferimento alla tradizione epica, lo Scaligero si fa dunque interprete di tutte le difficoltà della cultura cinquecentesca, posta di fronte a modelli classici, ad auctores non più soltanto da imitare ma da assimilare e da far propri mediante procedure diversificate - dall'interpretazione e commento alle pratiche appunto della ri-scrittura - che tengano comunque conto delle esigenze della contemporaneità. Viene soprattutto a riassumere, specie nei confronti di Omero, le ragioni di una plurisecolare stratificazione esegetica ben operante già in età antica e tardo-antica, dalla prima Sofistica in poi, o, per semplificare, da Platone a Plutarco : dove tanto spesso l'ammirazione per i poemi omerici si era associata alla chiara consapevolezza della loro irriducibilità sostanziale ai canoni della stessa grecità che noi definiremmo « classica » (la celebre immagine platonica di un Omero coronato e tuttavia bandito dalla repubblica).

Lo Scaligero, del resto, aveva una conoscenza per dir così specialistica di talune tappe importanti di quell'esegesi, come dimostra la fruizione ampia (naturalmente non priva magari di punte polemiche) delle opere di un Macrobio e di un Gellio,

38. ARISTOTELE, Poetica, cit., pp. 2-3 (=1, 1447a 16-18); cfr. Poetices libri, p. 80 (« Quum [...] poema [...] imitatio quaedam sit : quatuor quaerenda fuere : pri-mum, quod imitemur : alterum, quare imitemur : tertium, quo imitemur : quar-tum, quomodo imitemur. Sic enim etiam acutius quam Aristoteles »). Che, al di là di una apparente coincidenza con la lettera della formula aristotelica, non si tratti solo di una marginale e ininfluente addizione da parte dello Scaligero del « quare imitemur », può essere confermato dalla specificazione immediatamente successiva (ivi, p. 80 : « Atque in primo [...] libro [...] ostendimus [...] quare imita-remur. ut scilicet fiumana vita compositior fiat. Quomodo [...] imitemur, dicemus libro sequenti [Parasceve. Character]. Nam in superiore digesta sunt versuum genera, ac rationes quibus imitaremur. Nunc quid imitandum nobis sit, videa-mus. Igitur universum negotium nostrum in Res & Verba quum dividatur, verba ipsa & partes sunt & materia orationis [...] Res autem ipsae finis [...] »).

39. Poetices libri, cit., pp. 301-303 e 327.

40. Dal momento che in questi casi il « giudizio » diviene addirittura garante di un « rifacimento » dello stesso ipotetico modello, riconosciuto insufficiente e pertanto rigettato e riscritto.

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anche al di là dei Poetices libri (sia qui sufficiente ricordare i postumi,, e comunque significativi, Problemata Gelliana) (41). Seguire lo Scaligero su questo terreno - uno dei più congeniali, per lui - non è qui davvero possibile ; vale però la pena di segnalare la centralità di due idee guida che presiedono alle indagini puntigliose in questa direzione dei Poetices libri : la centralità cioè del « decoro » - conseguenza del resto del primato del « costume » sulla « favola » - e l'esaltazione della varietas virgiliana nei confronti della monotonia omerica. Ne deriva, grazie al concomitante riconoscimento della struttura modulare dell'epo-pea, una messe davvero cospicua e istruttiva di risultati : dalla segnalazione della varietà delle morti (e della tipologia dei com-battimenti e delle morti) virgiliane di contro all'uniformità omerica (42) al raffronto fra la nékuia dell'Odissea e la discesa agli Inferi dell'Eneide, anche in virtù del prodigioso recupero della testimonianza lucanea (43) ; dall'individuazione di una doppia tipologia, solare e demonica, della profezia (44) all'analisi differenziale della descrizione degli scudi, all'insegna anche qui del decorum e del congruens (45). Ma è soprattutto nella definizione del « costume » dei protagonisti, e specie dei protagonisti indiscussi della tradizione omerica e virgiliana, che lo Scaligero offre il massimo delle testimonianze significative. Se il « costume » di Enea - ancora nel nome del primato del « costume » sulla « favola » e dell'identificazione del finis con le res - viene dichiarato a tutte lettere essere l'obiettivo primario, « filosofico », del poema virgi-liano (46), la sua superiorità rispetto ai presunti modelli di Achille e di Ulisse viene fin dall'inizio dimostrata proprio in

41. Per essi, mi valgo dell'ed. seicentesca, di seguito alle Adversus Erasmum Orationes, Tolosae Tectosagum, Apud Dominicum Bosc, & Petrum Bosc, 1621.

42. Poetices libri, cit., p. 119 (« Vulnera nusquam eadem : sed & tam variis instrumentis, ut mirum sit : saxo, torre, clava, bipenni, sude, cratere, conto, sparo, iaculo, sagitta, phalarica, hasta, lancea, ense : in gulam, caput, femur, pec-tus, poples, manus, genu : adversi, aversi, ab latere, stantis, iacentis, currentis, fugientis, congressi, dormientis, latitantis, taciti, clamantis, iactantis, precantis, deprecantis, exprobrantis, minantis, timidi, audacis, ulciscentis : in equo, in curru, in muro, in campo, in tentoriis, in sacris, in vigiliis, die, noctu. Levia praelia, iusta praelia, insidiae. ex acie, ex turmis, singulari certamine. Tantum navale praelium nullum potuit. nunquam enim naves habuit Latinus. [...] Etenim Homerus annos illos decem si esset exequutus, nihil aliud quam praeliis praelia, aliis alia accumulasset. quare in decimo omnia eiusmodi gesta complectitur »). Significativa, in riferimento a Virgilio, l'addizione del Tasso, Discorsi del poema eroico, cit., p. 194 (« Molti altri essempi e quasi vive imagini della battaglia terrestre sono nel divin poeta ; ma la navale è figurata nello scudo [...] »).

43. Poetices libri, cit., pp. 101 e 216 (dove il raffronto, a tutto vantaggio di Virgilio, comporta qualche ironia rispetto alla narrazione omerica - Ulisse che tiene lontane le ombre con la spada - anche in punti ben confrontabili con la tradizione magica e demonica cinquecentesca, di cui per altri versi lo Scaligero risulta tutt'altro che ignaro : cfr. ad es. Pierre de RONSARD, Hymne des daimons, in OEuvres complètes, a e. di G. COHEN, Paris, Gallimard, 1958, voi. II, p. 173).

44. Poetices libri, cit., p. 100.

45. Ivi, p. 232.46. Cfr. qui sopra la n. 34, e, in questo stesso volume, il già citato contributo di A.

MICHEL, Scaliger entre Aristote et Virgile.

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virtù della riunificazione in Enea delle qualità salienti, e positive, di entrambi gli eroi omerici (47). Di qui, una lettura « partigiana » di Omero, pronta a esibire - proprio sul versante del « decoro » - persino le pur rare testimonianze virgiliane apparentemente meno indicate allo scopo (48), pronta anche all'irrisione di luoghi omerici a prima vista esemplari (si pensi, se non al « sonno » di Zeus, almeno al celebre luogo del « cenno di Giove ») (49) ; se i Greci, nel loro lessico, non posseggono neppure un equivalente della maiestas romana e virgiliana (50), è facile, per uno Scaligero difensore zelante della maiestas e del decoro, giungere sino ai limiti di una indignazione pur retoricamente atteggiata :

Non sum imitatus. Nolo imitari. Non placet. Non est verum [...]. Ridiculum est. fatuum est. Homerìcum est. Graeculum est. Virgilianum non est. Romanum non est (51).Anche lo scrutinio delle parole, come si vede, e non senza

acutezza, vale allo scopo (52) ; e si ricordino le osservazioni altrettanto acute dello Scaligero sulla frequenza ο l'assenza di determinate parole in Virgilio : la frequenza di honos, l'assenza

47. Poetices libri, cit., p. 107 (« Mirifice vero Poeta cum & Achillis fortitudi-nem, & Ulyssis prudentiam in uno Aenea exprimere conaretur : ac praeterea augeret pietate : illius temeritatem ademit, huius sustulit versutiam transtulit-que temeritatem in Turnum, versutiam in Sinonem : utrumque aut Graecum, aut Graecia oriundum »). Notevole del resto, in riferimento ad Enea, l'interpretazione di stampo neoplatonico avanzata dallo Scaligero per la figura dell'inseparabile Acate, inteso come « genio » di Enea (ivi, p. 116), secondo una linea che trova conferme nei Poetices libri come nei Commentarti a Ippocrate (cfr. ad es. ivi, pp. 115-116, e pp. 28-29 [40-41] rispettivamente). Il fatto è come si sa tutt'altro che privo di riscontri, anche in riferimento preciso a Virgilio, nella trattatistica cinquecentesca e ad es. nel Tasso (specie nel Messaggiero : mi permetto di rinviare al riguardo al mio saggio Fra « dialogo » e « Nocturnales adnotationes ». Prolegomeni alla lettura del « Messaggiero », ne « La Rassegna della letteratura italiana », LXXVI [1972], 2-3, pp. 265-293).

48. E sarà il caso di Aen, X, vv. 531-532 (in P. VERGILII MARONIS Opera, ed. R. A. B. MYNORS, Oxford, Clarendon Press, 1969, p. 350); cfr. Poetices libri, cit., pp. 94-95 (« Iccirco & Lausum dono dedit sine precio : & hoc, & caeteris omnibus virtutibus fero Achille maior, qui filium patri auro vendidit : & auri atque argenti talenta pollicenti, ait, Auri atque argenti memoras quae multa talenta, / Gnatis parce tuis ») : uno dei luoghi in cui più scoperta risulta invece l'imitazione omerica da parte di Virgilio (un Enea che alla pari di Achille, dopo la morte dell'amico Pallante, rifiuta patti di qualunque genere col nemico), anche se lo Scaligero vorrebbe semplicemente dedurne conferme, in opposizione all'« avarizia » di Achille, del disinteresse di Enea.

49. Poetices libri, cit., pp. 216 e 233-234 rispettivamente.

50. Ivi, p. 72. In questo e in altri aspetti della sua polemica antiomerica, lo Scaligero del resto approda a risultati ben congruenti con le tendenze medie della riflessione cinquecentesca ; prova ne sia l'analoga insistenza sulla maiestas romana e virgiliana, in opposizione a Omero, ad es. dello stesso Giraldi (Discorso intorno al comporre de i Romanzi, cit., pp. 31-32 ; e, su tutta la questione, cfr. // sonno di Zeus, cit.).

51. Poetices libri, cit., p. 227.

52. E cfr. in questa direzione il giudizio negativo espresso dallo Scaligero sugli epiteti omerici (ivi, p. 216).

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di musca, asinus, e dell'area semantica del de re coquinaria (53), che è pure bene indicativa - naturalmente a tutto danno di Omero - di una netta consapevolezza dell'esistenza di livelli plurimi di interdizione del discorso, e insomma del rilievo, ai fini della narrazione e della poesia epica, delle figurae dell'ellissi e della preterizione (54).

Ma con le pur sommarie statistiche lessicali dello Scaligero siamo ormai passati dal piano del « costume » al piano dell'elo-cutio, e sia pure all'insegna comune del decorum. Anche qui, del resto, i Poetices libri riservano sorprese consistenti, a cominciare dalla brusca negazione di un rapporto privilegiato fra res e verba, e insomma di una corrispondenza obbligata fra contenuti e livelli stilistici (55). Querelle di lunga durata, naturalmente ; ma la posizione dello Scaligero testimonia comunque di uno scarto notevole rispetto a una linea tutt'altro che minoritaria nell'ambito del Cinquecento italiano : si allude al già ricordato pseudo-Demetrio, oltretutto ripetutamente accreditato quale teorico ortodossamente aristotelico delle ragioni dello stile (56). Lo Scaligero, anche stavolta, preferisce evidentemente approdare a una propria teoria, a prima vista del resto tutt'altro che nuova, dal momento che la sua consistente indagine dossografica - che attraversa Ermogene e Dionigi, il trattato de sublimitate e Quintiliano e insomma i teorici greci e latini di maggiore spicco (57) -perviene poi alla riproposizione di uno schema tripartito (le for-mae altiloqua, infima, media) (58). Ma la vera novità, anche e soprattutto in funzione della tradizione epica, sta nella dottrina degli affectus, capace di generare dalle tre formae primarie una gamma molto più ampia di stili. Qui le preferenze umanistiche e classicistiche dello Scaligero vengono davvero in primo piano : la venustas virgiliana, che a suo modo ambisce a proporsi quale

53. Ivi, pp. 129 e 187 (« Illud animadvertes, voce hac, honorem, frequenter usum fuisse ad augendam dictionis maiestatem »).

54. Varrà la pena di rimarcare l'insistenza non casuale dei Poetices libri sulla similitudo (cfr. ad es. ivi, pp. 128 sgg. e 219 sgg. ; il che comporta evidentemente un'ulteriore diffusione nel trattato di materiali provenienti dalla tradizione epica, in virtù della pertinenza se non esclusiva certo preferenziale della similitudine all'epopea) : e ciò anche nel nome del suo riconoscimento quale figura capace di introdurre nel poema res e verba non direttamente attinenti alle personae e alla « favola » principale, e dunque da sottoporre a una più difficile quanto rigorosa selezione preventiva in funzione del « decoro ».

55. Cfr. ad es. Poetices libri, cit., p. 175 : « Quod ad Characteris attinet natu-ram, non necesse esse (censeo) res ipsas in magno magnas, in tenui tenues esse, sed ipsum satis habere, si verbis lectis, sonoris, pictis, verborumque composi-tione numerosa Sublimis illius dignitatem tueatur ».

56. Una più ampia discussione al riguardo ne La biblioteca del Tasso..., cit., pp. 15-26 (e cfr. ancora, oltre alla già cit. Introduzione ai « Discorsi »..., il mio saggio L'« Apologia » del Tasso e la « maniera platonica », in « Letteratura e critica - Studi in onore di N. Sapegno », voi. IV, Roma, Bulzoni, 1977, pp. 223-251.

57. Poetices libri, cit., pp. 174 sgg.

58. Ivi, pp. 183 sgg.

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modello universale (59), devia consistentemente la natura della forma altiloqua assegnata all'epica, in un rigetto totale delle dottrine anche grammaticali dell'anomalia, con un ulteriore brusco scarto rispetto alla linea « demetriana ». La polemica antigrammaticale e « filosofica » dello Scaligero (60) non approda per nulla alla definizione (cara a un Tasso « filo-demetriano ») di un Virgilio « croce dei grammatici », amante delle dissonanze sintattiche e grammaticali, esempio - del resto con Omero - di anomalia che genera grandezza (61). La nozione di maiestas, tanto cara allo Scaligero, viene inesorabilmente ricondotta verso l'area semantica del decorum, assai lontana, sul piano dello stile, dall'idea della « grandezza » e della « magnificenzia » (62). La venustas altiloqua corrisponde invece a un ideale di cultus e nitor regolato, che disprezza i versus fragosi, « anticlassici », di Omero ma anche di Stazio, l'oscurità cara allo pseudo-Demetrio, la « sprezzatura », gli iati, l'asindeto, la perturbazione dell'ordine (63) : fenomeni tutti che saranno la cifra distintiva, nella teoria come nella pratica, dell'epica tassiana.

Nella loro singolare, e comunque originale fusione fra un tutt'altro che ortodosso aristotelismo e la nozione invece ortodossa ed esemplare di classicismo e decorum, i Poetices libri

59. Ivi, p. 183 : e cfr. in questo stesso volume il saggio più volte ricordato di A. MICHEL, Scaliger entre Aristote et Virgile.

60. Su cui cfr. qui stesso lo studio di P. LARDET.61. Se ne vedano gli esiti ancora nei Discorsi del poema eroico, cit., pp. 202-227, e

specie pp. 206, 214, 218, 220 ; altre indicazioni nel testo e nel commento, a cura di chi scrive, del discorso tassiano Dell'arte del dialogo, ne « La Rassegna della letteratura italiana », LXXV (1971), 1-2, pp. 93-134 (e cfr. specie le pp. 131-132).

62. Ne è spia sintomatica la predilezione dello Scaligero (Virgilio a parte) perpoeti specie esametrìci piuttosto rigidi, nella metrica come nello stile (cfr. ad es.Poetices libri, cit., pp. 74-76 : II, xxxi-xxxii, Vitia a quantitate, Qualitatis vitia), elo stesso elogio del « sentenzioso » Seneca, a suo modo paradossale perché indicenon già di una scelta e di un canone anticlassico, magari preludente al barocco,ma di una lettura ancora una volta centrata su parametri di riferimento dimatrice classicistica : « Quatuor supersunt maximi poetae, [...] quorum Senecaseorsum suas tuetur partes, quem nullo Graecorum maiestate inferiore existimo :cultu vero ac nitore etiam Euripide maiorem » (ivi, p. 323 ; a conclusioni parzialmente divergenti, ma in riferimento prevalente ai Poemata, è pervenutoM. COSTANZO, Introduzione alla poetica..., cit., pp. 15, 21, 58).

63. Cfr. ad es. Poetices libri, cit., "pp. 75-76. Di estremo interesse, in contrastocon l'elogio di Seneca appena ricordato (cfr. la n. precedente), il giudizio severosu Lucano (ivi, pp. 325-327 ; ma cfr. anche le pp. 263 sgg. e specie 279 sgg.) :« Fatemur in ilio ingenium magnum. equidem etiam plusquam poeticum condo-nabo. Effrenis mens, sui inops, serva impetus, atque iccirco immodica raptaquecalore simul & calorem ipsum rapiens, hostem maximum eius temperamenti,quod in uno omnino Marone & admirabile est & divinum » ; in riferimento alquale, e sul piano dello stile, lo Scaligero pare recuperare un giudizio su Platonetestimoniato da Elio Aristide e, indirettamente, dal De sublimitate (cfr., per letestimonianze relative, T. TASSO, Dell'arte del dialogo, cit., p. 132) : « Lucani ora-tio superba, & minax, auditorem invitum, atque alibi animo haerentem ubi vulttenere, aut trahere, abigit : Tyranno haud absimilis, qui mavult metui, quamamari » (Poetices libri, cit., p. 116).

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costituiscono dunque una testimonianza unica e singolarmente complessa, nel pur fitto panorama delle poetiche cinquecentesche, del modo di porsi della cultura del Cinquecento nei confronti della tradizione classica, a cominciare dalla linea centrale omerico-virgiliana e insomma a partire dalla tradizione epica. Se il quinto centenario della nascita ponesse anche solo le basi per la riproposizione in veste moderna, criticamente vagliata e corredata degli apparati opportuni, dei Poetices libri, il fatto non potrebbe avere che un'importanza notevole per gli studi sulla tradizione epica e sul Cinquecento italiano, e segnerebbe una data di rilievo nella storia dei recenti progetti di collaborazione interdisciplinare italo-francesi.

Guido BALDASSARREUniversité de Padoue.

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LES GENRES LITTÉRAIRES ET LA TRADITION ÉPIQUEDANS LES POÉTICES LIBRI VII

RÉSUMÉ DU TEXTE DE G. BALDASSARI

Aborder la Poétique de Scaliger par ce biais peut sembler paradoxal ; car vu la réception tardive du traité en Italie (ca. 1585), vu son aspect rétrograde (indifférence à l'égard du verna-culaire), vu sa maigre contribution au débat alors si vif en Italie sur l'évolution des poèmes de chevalerie, quelles relations ce texte entretient-il avec les œuvres italiennes en langue vulgaire ?

Cependant la Poétique est publiée à une époque-charnière pour l'Italie, durant cette période, qui va de l'Arioste au Tasse, où l'on quitte la tradition de la littérature romanesque pour tenter d'écrire des poèmes épiques réguliers, où l'on essaye de marier la tradition classique aux usages de l'Italie contemporaine. Dans ce contexte, l'œuvre de Scaliger est particulièrement précieuse, puisqu'elle apparaît comme une somme emblématique des modes d'appréhension de l'Antiquité classique par le XVIe siècle, et que les pages consacrées à l'épopée, riches en sugges-tions malgré leur rareté, sont un bon témoignage sur l'approche des textes canoniques de la poésie épique de l'Antiquité.

D'ailleurs, si les passages spécifiquement consacrés à l'Epos sont peu nombreux, la tradition épique est omniprésente dans la Poétique, et ce pour trois raisons : puisque Scaliger fait de Virgile l'exemple unique de la poésie parfaite, il se doit de le citer sur une vaste échelle, bien au-delà des passages consacrés à l'épopée ; et si Virgile est « une seconde nature », que l'on doit imiter en priorité, Scaliger est amené, pour en persuader le lec-

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teur, à le confronter avec les autres auteurs épiques, en particulier Homère ; enfin, sa passion d'antiquaire conduit Scaliger à opérer des oppositions et des classifications des genres et sous-genres littéraires, où l'épopée (et la poésie lyrique) servent souvent de point de référence.

La Poétique réalise ainsi la première tentative systématique pour présenter la tradition pré-épique des aèdes ; autre tentative très ambitieuse : celle de mettre au jour la structure « modulaire » propre au genre épique, qui est très novatrice pour l'époque. En associant jugement critique et imitation (ce qui l'amène à récrire Aristote et Horace, comme il récrit Lucain ou Marulle) Scaliger propose une solution aux difficultés rencontrées alors par tous les auteurs épiques, confrontés aux modèles antiques : il faut les imiter mais aussi les faire siens, à travers diverses pratiques (traduction, commentaire, récriture), tout en tenant compte des exigences contemporaines. Ces conseils s'appuient sur deux principes intangibles : l'importance primordiale de l'idée de convenance et l'exaltation de la varietas virgilienne (démontrée par ex. à travers une analyse très fine du vocabulaire ou des procédés utilisés dans l'Enéïde).

Et lorsqu'il remet en cause le rapport entre les mots et les choses, l'adéquation du style et du sujet, il s'oppose à la majorité des théoriciens italiens d'alors ; or si cette position, adoptée par certains depuis l'Antiquité, n'est pas originale, elle débouche sur une innovation bien réelle par rapport au discours traditionnel sur l'épopée : la théorie des affectus, qui permet de créer une gamme de style bien plus étendue que celle impliquée par la tri-partition classique. Mais là encore s'affichent les préférences classiques de Scaliger, puisque la composante essentielle du grand style sera la grâce virgilienne. Car il refuse de prendre en compte les analyses des grammairiens sur les « anomalies » qui feraient la grandeur du style virgilien ; se plaçant sur un plan philosophique, il préfère à l'idée de grandeur, celle de majesté du style, alliance d'un cultus et d'un nitor conquis tout classiquement à travers les règles. On est loin, on le constate, de l'esthétique de l'écart que prônera le Tasse.

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LO SCALIGERO E L'IDEA DI TEATRO NELLE POETICHE CINQUECENTESCHE

Affrontare il tema delle teorie letterarie cinquecentesche è compito particolarmente arduo, data la quantità d'interventi e l'importanza del dibattito critico, che oggi ha già portato una serie di notevoli contributi in materia. Il compito si fa ancor più complesso se lo scopo è analizzare la materia teatrale e comica in particolare. In questo caso infatti risulta abbastanza sui generis il rapporto teoria-prassi, anomalo rispetto ad altri casi, poiché si ripartisce su due fronti : quello dei teorizzatori da un lato e quello dei drammaturghi dall'altro, spesso in aperto contrasto. In altri casi l'attrito è ridotto al minimo : anzi il prodotto letterario rispetta le regole proposte in sede teorica, quando non vi si piega addirittura. Talvolta poi il poeta diventa anche teorizzatore in proprio. Invece in ambito teatrale il rapporto assume connotati differenti e differenziati per le due forme, tragica e comica. Quest'ultima appare particolarmente legata a problemi tecnici : molto deve al recupero della Poetica aristotelica, commentata e chiosata con attenzione da diversi autori, spesso fatta oggetto d'interpretazioni tra loro anche contrastanti. Il dia-gramma di queste osservazioni si può disegnare abbastanza facilmente : si parte dalla traduzione di Alessandro Pazzi de'Medici e si arriva ad un primo punto fermo con il Trissino e la sua esemplificazione « pratica », la Sofonisba. Si tratta tuttavia del genere tragico ; sulla formazione e configurazione della commedia influisce una sorta di contrasto fra teoria e prassi : molti fattori si trovano a dover interagire quasi contemporaneamente ai

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primi del secolo, la poetica umanistica dell'imitazione, la progressiva affermazione della « Festa » quale momento di trionfo per l'aspetto spettacolare della commedia, la compresenza di più problemi (come la questione della lingua). Tutto ciò rende la commedia il prodotto più ribelle alle costrizioni teoriche. Il panorama si dilata così a comprendere i « drammaturghi-teorizzatori » da un lato, quelli cioè che spesso funzionalizzano i prologhi alla giustificazione delle loro scelte linguistiche, stilistiche e strutturali e teorici della materia comica, che seguono un percorso autonomo, per la maggior parte estraneo all'evoluzione effettiva di questo genere letterario, presi dalla necessità di suturare il nuovo prodotto con quello antico grazie a puntelli indiscutibili, che partono da Aristotele e passano attraverso i maestri della latinità, fornendo più che altro una serie di nozioni non solo sulla configurazione delle commedie (distinzione in varie parti, dramatis personae, etc.), ma anche sulla nascita stessa della commedia, recuperando appunto le teoriche classiche sulla materia. Tuttavia nel giro di un cinquantennio (la prima metà del secolo) il problema del comico dal punto di vista speculativo sembra costretto a tener conto anche della realtà effettiva. Alcuni teorici diventano autori fondamentali non solo per l'attenzione dedicata al teatro, ma anche per la testimo-nianza fornita sull'evoluzione del genere stesso ; il primo trattato di un certo rilievo è senz'altro il De comoedia libeìlus di Vittore Fausto, del 1511. Tra i molti rilievi sulla storia della commedia (1) risulta particolarmente interessante il tentativo di riaggancio con la tradizione greca prima che latina, soprattutto aristofanea prima che terenziana (nel 1498 era uscita l'edizione di Aristofane con commenti generici all'arte comica di eruditi quali Thomas Magister, Demetrio Triclinio, ecc., ripubblicati da Aldo). Il Fausto si spinge anche oltre, tentanto una sorta di mixage fra le due tradizioni, greca e latina appunto. Si avverte altresì il tentativo d'incidere realmente sulle composizioni coeve. I poli d'inte-resse sono già sensibilmente cambiati nel '36, quando nel primo libro della sua Poetica Bernardino Daniello introduce alcune considerazioni in proposito. Mentre fa la sua comparsa ufficiale l'ossequio all'Ars poetica oraziana, emergono alcuni spunti di discussione per così dire « privilegiati » : lo stile, che può essere elevato anche nella commedia e la ricerca del riscatto della materia « vile » grazie all'introduzione di momenti declamatori « alti ». Necessaria anche un'accurata preparazione a livello di elocutio, nel tentativo di coinvolgere emotivamente lo spettatore.

1. In particolare sull'argomento teorico rimando a B. WEINBERG, A History of literary Criticism in the Italian Renaissance, The University of Chicago Press, 1961 ; sulle questioni teatrali, si vedano anche : H. HERRICK, Comic Theory in the Sixteenth Century, Urbana University of Illinois Press, 1964 (prima ed. 1950), E. BONORA, La teoria del teatro negli scrittori del Cinquecento, in AA.VV., // teatro classico italiano nel Cinquecento, Roma, 1971, pp. 221-51. Sui drammaturghi teorizzatori mi permetto di rimandare ad un mio lavoro : A. GUIDOTTI, // modello e la trasgressione (Commedie del primo Cinquecento), Roma, Bulzoni, 1983, in par-tic, pp. 129-62.

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Ne vien fuori l'immagine di una commedia quale sorta di attenuazione della materia tragica, di cui tuttavia può e deve anzi mantenere certe strutture per non perdere in dignità. Il Daniello tende cioè ad inserire una serie di regole che considera « difetti » entro uno schema classico che le nobiliti riportanto la commedia ad una sua dignità di genere. Il proposito tuttavia non si pone in maniera chiara e lascia aperti molti dubbi al concetto di comico quale « sottospecie » del tragico. Da ultimo non si può non accennare anche all'Explicatio eorum omnium quae ad comoedia artificium pertinent del Robortello, del 1548, che funziona da vero e proprio raccoglitore di quanto si conosceva delle poetiche classiche sull'argomento : emerge con chiarezza un fine di diffusione delle posizioni degli antichi in materia di teatro, senza tuttavia il necessario approfondimento che la complessità del tema richiederebbe. Vi si coglie piuttosto la ratifica di una situazione effettiva, ossia l'abbandono, avvenuto ormai di fatto, della componente aristofanesca in favore dello sfrutta-mento della commedia menandrea. Con la seconda metà del secolo, pur continuando l'interesse specifico per il genere tragico ο comico (ormai sempre più di frequente divisi anche nelle trattazioni), l'elemento caratterizzante del panorama teorico coincide con la proliferazione dei commenti alla Poetica di Aristotele. Il campo speculativo si fissa così nella molteplicità delle glosse che permettono chiavi di lettura diverse ο addirittura contrastanti. Nascono molte polemiche che coinvolgono numerosi studiosi. Tuttavia il dibattito più acceso si è spostato intanto sulla tragedia, genere che si sviluppa enormemente proprio dopo la metà del Cinquecento. Ciò non toglie che una serie di autori continuino a toccare indistintamente i due aspetti della poetica teatrale illustrando alternativamente problemi di comico e di tragico. Nei commenti ad Aristotele tali questioni si pongono spesso quale confronto tra commedia e tragedia, per chiarire e colmare lacune ο ambiguità del discorso classico.

E' in quest' ambito che si colloca anche lo spazio dedicato al problema dai Poetices libri septem dello Scaligero. Il caso è abbastanza complesso poiché quest'autore tende da un lato a proiettarsi in una realtà europea prima che italiana (2) ; dall'altro tuttavia appare ben inserito entro la generazione dei commentatori aristotelici, con cui condivide il desiderio di chiarimento e interpretazione di una serie d'implicazioni. L'interpretazione del suo Poetices libri septem ha goduto di alcuni interventi critici particolarmente illuminanti per l'aspetto complessivo, vuoi nelle sue affinità con la Poetica del Vida (che lo stesso Scaligero vuole peraltro evidenziare fin dalla Premessa : « Aris-totelis commentarli mutili sunt, nequid liberius excidat nobis. Vida, prudens ille quidem multa bene monet, quibus cautior

2. Si veda E. LINTILHAC, « Un coup d'état dans la république des lettres : J.C.S. fondateur du classicisme cent ans avant Boileau », in « Nouvelle Revue », LXIV, maggio-giugno 1890.

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poeta fiat... At eum neglexit Aristoteles, Horatius vitiavit : accu-ratius Vida ») (3), vuoi nei suoi debiti alla posizione dei commentari latini, vuoi nella sua originalità di mediatore fra aristotelismo e cultura cinquecentesca (4). Senza dubbio lo Scaligero può considerarsi uno dei più puntigliosi organizzatori del sistema critico aristotelico. Partendo dalla mediazione del Vida, egli recupera lo schema oraziano ed esalta l'arte virgiliana ; accentua lo studio minuzioso dei poeti antichi indicando la via per raggiungere la perfezione artistica in una rigorosa applicazione delle norme e nell'autocritica più severa.

Venendo con più precisione al discorso teatrale, appare opportuno astrarre una serie di dati dispersi nell'arco della divisione in sette libri. Emergono subito alcuni dati canonici : ad esempio l'assunzione dell'unità d'azione accennata in Aristotele ma non chiarita a fondo nella settima divisione della sua Poetica, insieme al tentativo di precisarne fine edonistico e fine morale (tesi questa accolta anche dal Maggi). Si tratta di elementi che sono già stati in parte oggetto di riflessione critica ; minore attenzione mi pare invece sia stata dedicata al modo in cui compaiono le riflessioni sul comico e sul genere teatrale nel loro complesso. L'argomento compare a più riprese, nel primo libro (capp. V, VII, Vili e XIII), nel terzo (capp. XCVII) e nel settimo (capp. ΙΙΠ, V, VI, VII). Il discorso verte sul teatro in generale : questo è già un elemento utile per collocare lo Scaligero nell'ambito appunto dell'organizzazione complessiva del discorso critico : non è infatti la peculiarità del comico ο tragico che lo interessa, quanto invece la sistemazione del genere « teatro », che lo porta a privilegiare una serie di aspetti essenziali alla fissazione del codice, suddiviso poi nelle due forme primarie, tragica e comica. Così, dopo i preliminari sulla loro diversa origine, il discorso affronta le « species comoediae » e « tragediarum » (cap. VII e XIII) per poi trattare minuziosamente il discorso sulle « personae » con il duplice effetto di descrizione e configurazione della materia. Emerge così un'interessante casistica sui caratteri fondamentali dei personaggi teatrali, sintetizzati in una serie di coppie antinomiche per condizioni sociali, professione, età (servo-liberto, padre-figlio, ragazzo-marito) accompagnati da un elenco di nomi tra quelli più in uso. La struttura oppositiva dei personaggi è senz'altro la chiave di lettura più utile per l'analisi critica della commedia del Cinquecento (5) ; quanto ai nomi propri, è curioso rilevare come essi sfuggano nei testi al processo di attualizzazione che coinvolge ogni altra componente,

3. Tutte le citazioni sono tratte da : J.C.S., Poetices libri septem, Lione, Apud Antonium Vincentium, 1561.

4. Molti chiarimenti in proposito in E. BONORA, Poetica del Cinquecento, Bari, Laterza, 1954 ed in M. COSTANZO, Dallo Scaligero al Quadrio, Milano, All'insegna del pesce d'oro, 1961.

5. Si è dovuti tuttavia arrivare ad anni molto recenti nella storia della critica della commedia del Cinquecento per adottare questi moduli, sfrondando il campo da inutili giudizi sul maggiore ο minore quoziente di erudizione.

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caricandosi semmai di numerose implicazioni di significato, anche allegoriche (di cui molteplici esempi sono forniti dalla commedia italiana, dal Bibbiena al Bruno, ossia per tutto l'arco del secolo).

Numerose osservazioni sono dedicate ai costumi, funzionaliz-zati al carattere, dal colore, al taglio, agli accessori. La Poetica dello Scaligero dunque vuole tener conto del rapporto tra "Lèxis" ed "Opsis", visualizzando il problema-teatro e non considerando semplicemente la formulazione di nozioni sul testo letterario. L'intenzione sembra essere quella di superare integralmente la lezione aristotelica senza per questo perdersi entro il labirinto delle definizioni sul dualismo testo-rappresentazione, che ha coinvolto parecchi commentatori (6). Molto presto infatti si arriva, in ambito critico, ad una netta scissione tra problemi del testo e problemi della messa in scena : il teorico dell'aspetto « scritto » dell'opera tende solitamente ad eludere la componente spettacolare, di cui pochi si occupano e, per lo più, solo addetti ai lavori, come nel caso di Leone de'Sommi, se non addirittura meri scenografi ο « registi » : uomini di spettacolo insomma.

L'iconografia dei personaggi poi serve ottimamente alla loro definizione caratteriale e, successivamente, alla definizione commedia/tragedia, attraverso la descrizione di un passaggio storico-letterario, dall'antica alla « nuova » commedia :

« Ac veteris quidem comoediae personae tales erant, quales ii qui... etiam in tragoediis... Nova, senum genera multa : raso capite, leni supercilio, decora barba, maxillis modicis... »

L'autore tende qui a descrivere il carattere dei personaggi attraverso la configurazione fisica, senza darne le reazioni comportamentali più comuni (che tendono peraltro ad essere sempre le stesse ma di cui si tralascia in questo caso l'elencazione) : egli finisce così per siglare fin dall'immagine di partenza il singolo personaggio, mirando quindi al chiarimento possibile della regola che deve guidare l'autore, ed imporsi altresì come concreta individuazione critica e non vaga norma astratta. Emerge cioè la volontà d'istituire un classicismo regolistico che individui un preciso orientamento metodologico.

Il corredo esemplificatorio di questo tredicesimo capitolo poggia naturalmente su Terenzio :

« Servorum autem personae... talis terenzianus Sosia... », ecc. In questo periodo infatti il commediografo latino gode di numerosissime riedizioni e commenti, nel solco delle chiose di Donato ; lo stesso Scaligero in particolare ne pubblica uno in proprio (P. Terentii Afri, Comoediae, Parigi, 1552), arricchito da un'appendice su problemi del comico, De comicis dimensioni-

6. Proprio su questo problema abbiamo l'esauriente analisi di F. DONADI, Per un'interpretazione aristotelica del dramma, in AA.VV., Poetica e stile, Padova, Liviana, 1976, pp. 3-21.

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bus; così la familiarità con i testi favorisce l'oltremodo ricca estrapolazione degli esempi che sono appunto presenti nella Poetica. Tuttavia le osservazioni più interessanti emergono nel corso del terzo libro, che propone una sorta di trattazione intrecciata di temi tragici e comici. Nel cap. XCVII, che porta il sottotitolo di Tragoedia, comoedia, mimus, lo Scaligero affronta il nodo della differenza dei motivi, fino allo sbocco obbligato della dissertazione, ossia il chiarimento del fine dell'opera teatrale. Intanto sottolinea la fluidità del-codice tematico, per cui talvolta le stesse commedie possono proporre un fine infelice, così come si possono al contrario presentare « laetae » « tragoediae non paucae » ; anzi « quippe caedes ac furias, ordo tamen comoediae similior ». Ciò significa che la regola può corrispondere ad una sorta di « summa » desunta dall'esemplificazione concreta e non necessariamente imporsi come rigido e astratto schema aprioristico (7).

Nella seconda parte del capitolo emerge una precisa indicazione sul fine dell'opera drammaturgica : l'intreccio deve seguire un suo « iter » verso la progressiva scoperta della verità, accompagnata da un riferimento al pubblico :

« Neque enim eo tantum spectandum est, ut spectatores vel admirentur vel percellantur. »

Così potrà essere rispettato il suo fine catartico, che poggia sul docere più il delectare. Lo Scaligero adotta cioè la lezione che Orazio aveva illustrato nell'Arte poetica del principio aristotelico, già divulgato in età alessandrina. E' proprio Orazio tra l'altro che chiosa in tal modo alcuni passi controversi del cap. XV della Poetica, in cui la commedia nuova con i suoi personaggi tipici poteva assumere funzione catartica. In Italia saranno in pratica su questa linea Castiglione e Machiavelli, attenti soprattutto agli Excerpta de comoedia di Donato, in cui si afferma :

« Comoedia est fabula diversa instituta continens affectuum civilium ac privatorum, quibus discitur, quid sit in vita utile, quid contra evitandum ».

L'accettazione di quest'interpretazione da parte dello Scaligero dunque lo ricollega alla generazione dei primi teorizzatori cinquecenteschi. Si sa infatti che la questione si evolve poi lungo una rigida separazione delle funzioni di commedia e tragedia, mentre solo a quest'ultima verrà riconosciuto un preciso fine catartico, filtrato attraverso la componente orrorifica, come segnalato ad esempio dal Giraldi Cinthio e dal Maggi. La commedia invece tende a seguire norme autonome, che la configurano

7. E. DOLCE ad esempio (Sulla poetica di G.C. Scaligero, in AA.VV., Studi in onore di Alberto Chiarì, Brescia, Paideia, I, 1973, pp. 447-82, 2 voli.) riconosce in generale nella poetica dello Scaligero una tendenza alla regola quale spontanea individuazione di elementi stilistici (in partic. p. 476).

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ora come « specchio di vita privata », ora come puro strumento edonistico (8).

Tuttavia questo problema non sembra assumere nello Scaligero una collocazione centrale, mentre si evidenziano assai maggiormente certi aspetti tecnici della stesura di un'opera drammaturgica, che giustamente risultano più utili di ulteriori elucubrazioni teoriche il cui fine è ben altro che non la descrizione della materia tragica ο comica, schiacciata dal peso di esigenze morali e controriformistiche, deformanti per l'esito complessivo dei prodotti conformi a queste indicazioni. Ciò non toglie che venga individuato con chiarezza un elemento tematico che determina il maggior quoziente di diversità tra commedia e tragedia : l'opposizione finzione / realtà. La prima caratterizza la commedia, la seconda invece la tragedia :

« Differt autem a tragoedia eo quoque. Illa enim accipit ex historia, e rem, e nomina primaria : ut Agamennonis... Comoedia fingit omnia, atque personis, maxima ex parte, prò re imponit nomina... »

Così i personaggi « inventati » della commedia si dedicano alla soluzione di « nuptiae et Amores maxima ex parte », con « rivalitates multae », mentre la tragedia impone personaggi reali che si esprimono attraverso la sententia : essa assurge qui a ruolo primario, mentre per Aristotele costituiva solo una delle molte componenti del testo tragico. Non a caso lo Scaligero indica in Seneca il modello più interessante in tal senso, corredandolo d'informazioni sulla liceità d'introdurre personaggi « verosimili » accanto a quelli storici : se infatti « omne persona-rum genus introducere licet in comoedia », non si può dire altrettanto per le rigide strutture tragiche. Tuttavia sussistono alcune forme di eccezioni : ad esempio possono essere introdotti degli spettri, naturalmente nell'ambito di personaggi storici.

Queste nozioni sulla tragedia indicano nei Poetices libri sep-tem una sorta di manuale per molti prodotti del teatro barocco, e non solo francese.

Per quanto riguarda invece la commedia, il discorso si articola con più precisione sul passaggio dall'antica alla nuova, ricollegandosi così a quanto già osservato in precedenza dall'autore nel primo libro. Il giudizio positivo verte naturalmente sulla commedia nuova : essa aderisce infatti a questo modulo discriminante poiché è dominata proprio dall'invenzione. A ciò si aggiunga l'ostilità captabile a tratti nei confronti di certe soluzioni della commedia antica : parlando di Aristofane ad esempio egli nota con un certo disprezzo che nei suoi testi non c'è « nulla religio », là dove, ovviamente, Menandro diventa oggetto di elogio, sebbene piuttosto pacato rispetto ai risultati ottenuti poi da Terenzio.

8. Tratta l'argomento con molta precisione E. BONORA, La teoria..., cit.

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Ultimo elemento degno di nota in questo libro è senz'altro il riferimento alle doti recitative che deve possedere l'attore (capp. V e VI, rispettivamente : Ari figurae dictionis ad Histrionem per-tineant e De dictione). Ancora una volta si dimostra particolare attenzione dunque al testo « recitato » e alla presenza del pubblico come componente essenziale dello spettacolo. Il cap. V risulta in questo caso una vera e propria premessa e giustificazione dell'argomento per il capitolo successivo, in una mistione di notazioni letterarie e tecniche. Lo Scaligero precisa qui e sviluppa il discorso aristotelico :

« Aristoteles tamen ait non interesse poetae quae ad histrionem pertineant. »

Tuttavia, egli aggiunge, gesto e dizione furono poi inevitabilmente presi in considerazione dai grammatici, fino a distinguere, « certis indiciis », le varie componenti del testo drammatico. Se anche l'esame che segue non è particolarmente dettagliato (quale era stato ad esempio per i costumi ο l'aspetto fisico degli attori), resta tuttavia significativa la presenza di questo motivo come componente essenziale del genere teatrale.

Mi sembra dunque che ci sia più di una ragione per una rilettura delle indicazioni drammaturgiche dei Poetices libri sep-tem : il commento ad Aristotele è minuzioso ma anche spesso arricchito da ulteriori osservazioni critiche, che vanno in direzione di un'analisi complessiva della teorizzazione di commedia e tragedia, per una definizione quanto mai precisa del genere teatrale nelle sue molte implicazioni, non solo tematiche, come si è visto, ma anche strutturali ed extratestuali, per tener conto cioè di varie componenti indispensabili alla formulazione di un giudizio esauriente. Il genere stesso quindi assume una sua connotazione in base all'analisi dei suoi fattori qualificanti e non viceversa.

Quanto ai giudizi di valore espressi dall Scaligero, si è detto di come egli ratifichi in sede comica una tendenza alla commedia d'intrattenimento, che tuttavia non perda di vista il concetto di « decorum » ed il rispetto per la verità. Lo Scaligero cioè non si perde nelle maglie di eccessivi sofismi, intervenendo piuttosto a colmare lacune ο ambiguità del testo aristotelico. Il discorso sulla tragedia tende a proiettarsi verso il futuro, prendendo precisa posizione in favore della formula senechiana. Ciò avrà indubbie ripercussioni sul teatro tragico successivo. Il concetto di « critica » dunque implica la sintesi di « giudizio » ed analisi (quello che viene indicato con il termine di examen). La configurazione è propriamente filologica : commento erudito, edizione del testo, correzione e restituzione dei passi corrotti con adeguate congetture. Tuttavia in questa Poetica non si avverte solo la mano del puro erudito, ma anche il lavoro del critico che avvia un'organizzazione della materia, preparando la strada alla più complessa idea di critica come si verrà articolando nel Sei-

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cento. Certamente esiste una linea di continuità e approfondimento più facilmente individuabile in ambito francese : certe osservazioni sulla presenza di un pubblico ad esempio riemergono nel secolo successivo in d'Aubignac (9), tanto per citare un intervento in materia teatrale. Anche i cenni, brevi ma perentori, ad una distinzione tra commedia e tragedia che trascura la componente letizia / dolore per esaltare invece la più tecnica distinzione finzione / realtà, anticipa straordinariamente distinzioni successive, che arriveranno poi alle precisazioni e agli approfondimenti sul rapporto vero / verosimile dei secoli successivi. Più che un erudito dunque, si può definire lo Scaligero un interprete tra i più sensibili della generazione dei grandi commentatori di Aristotele.

Angela GUIDOTTI, Université de Pise.

9. F. HÉDELIN D'AUBIGNAC, Deux dissertations concernant le poème dramatique, 1663. Citazioni e riflessioni in J. LOUGH, Paris Théâtre Audiences in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, London, 1957, in partie, p. 67 sgg.

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SCALIGER ET L'IDÉE DE THÉÂTRE DANS LA THÉORIE POÉTIQUE DU XVIe SIÈCLE

RÉSUMÉ DU TEXTE DE A. GUIDOTTI

Il est parfois ardu d'étudier la théorie dramatique du XVIe siècle, car elle revêt deux aspects quasi-antithétiques : d'un côté des dramaturges qui se font théoriciens dans leurs prologues pour justifier leur pratique théâtrale ; de l'autre de véritables théoriciens, qui tentent surtout de faire entrer les productions contemporaines dans les cadres imposés par les traités antiques, quand ils n'ignorent pas l'évolution effective du genre à leur époque.

Cependant, pour la première partie du XVIe siècle, l'œuvre de certains auteurs qui ont analysé le genre comique, mérite d'être étudiée, comme celle de V. Fausto (1511 : essai de synthèse des deux courants - grec et latin - de la comédie antique), celle de D. Daniello (1536 : la comédie envisagée comme une tragédie atténuée, aussi digne qu'elle) ou celle de Robortello (1548 : magistrale mise au point sur l'ensemble des théories antiques à ce sujet).

La seconde moitié du siècle, où l'on note le renforcement de l'opposition entre tragédie et comédie, est surtout marquée par la prolifération de commentaires de la Poétique d'Aristote ; ce qui provoque naturellement un élargissement fort notable de la réflexion sur la tragédie - et explique en partie son développement énorme en tant que genre littéraire.

C'est dans ce contexte qu'apparaît la Poétique de Scaliger, qui se présente d'emblée comme l'un des organisateurs les plus attentifs du système critique d'Aristote. On connaît le rôle joué

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par ses arrêts concernant l'unité d'action ou la fin morale de la poésie ; mais l'importance de sa réflexion sur le comique et le genre dramatique - concentrée en trois endroits du traité - a été moins soulignée par la critique.

Le livre I contient une discussion générale sur le théâtre en tant que genre. Scaliger y marque un grand souci des personnages, qu'il définit avec précision et regroupe par couples antithétiques ; on y découvre aussi une profonde attention à la représentation théâtrale et au rapport entre les paroles des personnages et le spectacle proprement dit, puisque Scaliger - à la différence des autres commentateurs d'Aristote, se refuse à les séparer.

Les remarques les plus riches se lisent au livre III ; citons la réflexion sur l'issue des œuvres théâtrales (qui peut être indifféremment triste ou gaie) ou sur le but des pièces, qui doivent agir sur le public, l'instruire tout en le charmant. Scaliger se rattache en fait aux théoriciens du premier XVIe siècle lorsqu'il refuse d'opposer nettement tragédie et comédie sur ces deux plans. Il introduit par contre une dichotomie nouvelle, en opposant le domaine de la comédie (la fiction) à celui de la tragédie (la réalité).

Quant au livre VII, il insiste sur les dons que doit posséder tout acteur pour dire son texte ; et il marque de nouveau quel souci Scaliger a du public ; à la différence d'Aristote, il juge en effet que la diction et le spectacle sont des composantes essentielles du genre théâtral.

A travers son œuvre, Scaliger réalise donc un commentaire attentif du traité d'Aristote, dont il complète les lacunes concernant la comédie, mais qu'il dépasse aussi, afin de fournir une définition plus précise du genre théâtral dans ses implications structurelles et thématiques. Il se rattache sans conteste à la génération des grands commentateurs d'Aristote ; mais son immense érudition ouvre la voie à la critique littéraire du XVIIe siècle, et la nouvelle frontière qu'il trace entre tragédie et comédie, annonce la réflexion des siècles suivants sur les rapports du vrai et du vraisemblable en littérature.

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JULIUS CAESAR SCALIGER HYPERCRITICUS :Les poètes latins postclassiques jugés

par J.-C. Scaliger

Le livre le plus fameux parmi les ouvrages de Jules-César Scaliger n'est autre qu'un manuel scolaire. En cela Scaliger n'est pas le seul des grands humanistes à devoir sa renommée en premier lieu à un grand livre didactique. Pensons aux grammaires latines de Niccolò Perotti et de Jean Despautère, aux Colloques d'Erasme et de Vives et à d'autres cas semblables. La Poétique de Scaliger est peut-être le dernier venu de ces grands manuels humanistes, dans lesquels tant de générations ont appris - souvent par le biais de résumés plus maniables - les secrets du beau latin classique et l'art de l'écrire avec facilité et élégance tant en prose qu'en vers. Le livre de Scaliger veut aider l'apprenti-latiniste à connaître les règles de la versification latine en lui offrant la théorie et une série d'applications pratiques ou modèles. Cette même combinaison d'une partie purement spéculative et d'exercices concrets on la retrouve p.e. dans le De conscriben-dis epistolis d'Erasme ou dans le grand manuel, en deux parties, de la langue grecque dû au brabançon Nicolas Clénard.

Le caractère de manuel à la fois théorique et pratique nous aidera à comprendre les inégalités macroscopiques, qui à première vue semblent être une faiblesse étonnante de certaines parties de l'œuvre, mais qui à y regarder de plus près, sont tout à fait fonctionnelles et répondent parfaitement au but didactique que s'était proposé l'auteur. J'espère pouvoir le démontrer en parlant du traitement des poètes anciens par Scaliger, en premier lieu des poètes de la période postclassique.

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Le fait que la Poétique est un manuel de l'apprenti-poète latin n'est pas toujours reconnu dans la recherche moderne, qui la traite parfois comme on le fait pour une publication savante, ou si même on le reconnaît, on n'en tire pas les conclusions nécessaires pour l'interprétation de l'ouvrage. Ainsi, p.e., le professeur Albert R. Baca dans son article « J.-C. Scaliger's Verdict Concerning Ovid » (1) a très bien vu ce que représente la Poétique de Scaliger : « It is a manual for the aspiring poet to follow... This didactic purpose is made sufficiently clear in the introductory epistles... » Mais ensuite il oublie d'en tenir compte dans sa discussion de la façon dont Scaliger a traité quelques vers d'Ovide. Comme pour tous les autres poètes dont il parle plus amplement, Scaliger choisit un certain nombre de vers qui lui paraissent mériter l'attention pour quelque beauté formelle ou qui, au contraire, contiennent quelque détail moins réussi et moins heureux. Dans le dernier cas il va montrer à son élève comment on pourrait améliorer le texte, en faire un vers plus beau (selon les principes de notre professeur), et c'est ainsi que Scaliger va proposer un nouveau vers, parfois même deux ou trois possibilités de variation différentes. Or, M. Baca a pris ces propositions comme des cas de critique textuelle (comme on en trouve dans tant de Quaestiones epistolicae ou publications humanistes savantes du même genre). Inévitablement, M. Baca est amené à la conclusion tout à fait aberrante que la critique postérieure n'a pas suivi Scaliger, que Jules César était un pauvre critique textuel et que ses propositions « only illustrate how sorely the Scaliger household needed a mature Joseph Justus » ! Je crois que cet exemple montre à l'abondance à quelles conclusions égarées et fausses on peut arriver si on ne tient pas compte du genre de l'ouvrage que l'on étudie.

Ceci est particulièrement vrai pour le livre six, l'Hypercriti-cus, de la Poétique. Encore tout récemment, dans un article qui vient de sortir en 1983, un autre savant, M.H.F.Plett, écrit que Scaliger dans ce livre trace l'histoire de la littérature latine depuis ses origines jusqu'à son propre temps (2). Or, Scaliger ne le fait pas du tout et les grands historiens de la littérature classique latine, Schanz et Hosius, ont eu parfaitement raison de ne pas mentionner Scaliger parmi leurs prédécesseurs lointains. Mais alors, qu'est-ce que c'est ce livre six ? De pair avec le livre cinq, le Criticus, c'est un corpus de modèles pratiques, ordonné et présenté à travers quelques grands groupes chronologiques, que seule une lecture superficielle peut un instant amener à

1. Acta Conventus Néo-Latini Amstelodamensis, edd. P. TUYNMAN, G.C. KUIPER et KESSLER (Munich, 1979), p. 48-57 (p. 50),

2. H.F. PLETT, « The Place and Function of Style in Renaissance Poetics », in : Renaissance Eloquence. Studies in the Theory and Practice of Renaissance Rhetoric. Edited by J.J. Murphy (Berkeley, Los Angeles, London, 1983), pp. 356-374 (p. 358) : « The sixth book..., in which Scaliger traces the history of literature in the Latin language back to its origins ».

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prendre pour un aperçu historique ; mais dès qu'on lit un peu plus que les titres des paragraphes ce corpus se révèle d'une tout autre nature presque tout à fait anhistorique.

Pour guider son apprenti-poète dans un choix judicieux de ses modèles Scaliger a divisé la littérature latine en cinq époques selon un critère qu'on pourrait appeler typiquement humaniste. D'une part il reprend le point de vue des auteurs de l'époque tibérienne (Sénèque le Père, Velleius Paterculus...) selon lesquels après l'apogée des années augustéennes un déclin était inévitable par la nature des choses ; d'autre part Scaliger est plus optimiste et il ajoute que cette décadence a été arrêtée et la littérature atteint un nouveau point culminant grâce aux humanistes de la Renaissance. Cette vision théorique des grands mou-vements des lettres latines lui permettra d'opérer une sélection d'exemples à suivre non arbitraire ; elle lui permettra aussi de s'arrêter plus longtemps à certains auteurs ou à certains ouvrages plus utiles à ses propos, et de passer sous silence d'autres, qu'un historien de la littérature devrait traiter plus amplement. C'est ainsi qu'il ne souffle pas un mot de la poésie chrétienne : les noms de Prudence, de S.Ambroise, de Caelius Sédulius et tant d'autres ne sont même pas mentionnés. Paulin de Noie est évoqué un moment, mais seulement comme le compagnon d'Ausone, et s'il parle de Sidoine, ce n'est pas comme chrétien, mais comme un des derniers continuateurs de la tradition classique. Enfin, la disposition curieuse et à chronologie renversée des époques - avec l'exception des débuts avec Plaute et Terence, qui se trouvent à la place normale - s'accorde mal avec l'idée d'une histoire de la littérature, mais s'explique parfaitement par les buts didactiques de l'auteur. Dans le premier chapitre, qui est théorique, Scaliger trace la ligne qui nous mène des hauteurs classiques à travers le déclin commençant de l'époque postclassique et la décadence de la fin de l'antiquité à la nouvelle apogée de la Renaissance, qui a commencé avec Pétrarque. Dans la partie pratique il va suivre le même chemin, mais en allant à rebours : le faîte de la Renaissance, la décadence, le déclin postclassique, l'époque augustéenne, où sa course va se terminer devant l'autel en honneur de Virgile, le plus grand des grands. Ainsi se ferme une structure en forme de cercle, qui ne manquera pas son effet pédagogique, et le livre se clôt sur l'apothéose de son idole, dont le jeune élève n'oubliera plus jamais l'importance prépondérante pour quiconque aspire à devenir lui aussi un poète latin.

De ce que je viens de dire il ressort à l'évidence qu'on ne peut pas lire le livre six comme un exposé savant sur la poésie latine, quand on veut savoir ce que Scaliger pensait des poètes latins. Il faudra séparer judicieusement tout ce qui a été conditionné par ses buts didactiques de ce qui reflète des appréciations plus générales. La part du lion donnée aux aspects de la métrique et du choix des mots et tournures se comprend fort

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bien dans un livre d'exercices de versification, mais serait tout à fait hors de propos dans une histoire littéraire. De même et à plus forte raison, les vers et les passages entiers refaits de Lucain, de Valerius Flaccus et d'autres seraient absurdes dans une étude historique, mais sont de règle comme modèles de variation dans les exercices scolaires. Enfin, l'espace donné aux auteurs individuels ne correspond nullement à leur importance poétique ou historique, mais s'explique par leur aptitude et utilité comme texte didactique. Prenons l'exemple d'Ausone, qui me semble le plus instructif. Bien que cet auteur se retrouve dans la « quarta aetas » de la décadence, il ne reçoit pas moins de sept colonnes de texte, alors que Stace p.e., qui pour certains aspects de son œuvre est placé au-dessus même d'Homère, et en tout cas appartient à la « tertia aetas », doit se contenter de moins de deux colonnes. Ajoutons qu'aucun poète postclassique n'arrive à cinq colonnes et que parmi les classiques (mis à part Virgile, qui est traité ailleurs) seulement Ovide reçoit quelques lignes de plus, ainsi qu'Horace, qui en reçoit plus de douze (3). Par ce critère quantitatif Ausone apparaîtrait donc comme le quatrième poète de la littérature latine ! Il y a encore plus : à l'intérieur de l'article sur Ausone il y a aussi des inégalités frappantes. Scali-ger parle longtemps de la Moselle (on peut le comprendre), puis des épigrammes et enfin du Ludus Septem Sapientium, qui reçoit une colonne et demie. Mais d'autres ouvrages bien plus intéressants ne sont même pas mentionnés, comme les Domes-tica, les Parentalia, la Bissula et j'en passe. Il est hors de doute que quelqu'un qui voudrait connaître Ausone poète, retirera une idée très partielle et très défigurée de ces pages, ce qui certainement n'était pas l'objectif de Scaliger. En effet, Scaliger ne vou-lait point du tout nous offrir un essai sur Ausone, mais il agit en professeur et s'en tient étroitement - on dira peut-être trop étroitement - à la matière à enseigner, dans ce cas-ci la métrique. Et c'est la métrique qui nous fournit la raison pourquoi le Ludus, une pièce insignifiante, a mérité tant d'attention. Ce n'est pas parce qu'il est un spécimen très rare de certaines formes dramatiques de l'antiquité tardive, mais c'est à cause du fait que pour Scaliger ce Ludus était l'exemple classique le plus long, qu'il avait à sa disposition, du sénaire iambique.

En effet, n'oublions pas que les fables de Phèdre, écrites elles aussi dans le même mètre, sont restées inconnues jusqu'en 1596. Scaliger ne pouvait donc pas connaître ces peésies, sinon on peut être certain qu'il aurait consacré quelques colonnes au fabuliste plutôt qu'au Ludus d'Ausone. Maintenant, c'est à travers le poète de Bordeaux que l'élève étudiera le sénaire iambique, et puisque le poète ancien usait souvent des sénaires impurs, alors que Scaliger les préférait du type pur, on s'ima-

~ 3. Mais il ne faut pas oublier que presque trois de ces douze colonnes par lent de Juvénal, auteur satirique plus grand qu'Horace selon Scaliger. A propos d'Ausone, voir J. IJSEWIJN, « De lulio Carsare Scaligero Ausonii iudice », Latinitas 33 (1985), 27-46.

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gine combien de variations améliorées il pouvait proposer à son apprenti versificateur. Mais encore une fois, ne commettons pas l'erreur de penser que ce sont des spécimens de critique textuelle !

L'étude des opinions de Scaliger sur les poètes individuels est encore compliquée par le fait qu'il ne nous donne pas ses critères d'une façon systématique et explicite, mais qu'il faut les retrouver à travers les divers points relevés à propos de chaque auteur. Le professeur Ludwig a essayé de les déterminer dans son article Julius Caesar Scaligers Kanon neulateinischer Dichter (4), dans lequel il a étudié une partie du livre six, celle consacrée aux poètes de Renaissance. Il en résulte que la plupart des critères, comme on pouvait s'y attendre, se rapporte aux catégories rhétoriques anciennes et, en particulier, à celle de Yelocutio, c'est-à-dire la forme littéraire de l'ouvrage. Deux critères pourtant s'en détachent, c'est-à-dire un nationalisme italien et même Véronais à peine voilé ; ensuite une préférence marquée pour le genre épique allant jusqu'à l'exclusion totale du drame et une attention très limitée pour la lyrique. Or, il est évident que le premier critère ne trouve pas d'application pour l'époque ancienne : du moins Scaliger n'est pas allé si loin de reprocher à Ausone ou Sidoine d'être des Gaulois ou de regretter l'origine espagnole de Lucain. Tous ces auteurs sont des citoyens romains et cela les mettait tous sur le même pied (5). Le deuxième critère, celui du genre littéraire, semble avoir joué dans une certaine mesure. Malgré le long article sur Ausone, dont nous avons expliqué la raison d'être, il est bien clair que la poésie épique emporte sa prédilection. Cette préférence ne se révèle jamais plus manifeste que dans l'article sur Stace, où il commence par dire que les « doctiores » mettent les Silves au-dessus de la Thé-baide et de l'Achilléide, mais où par la suite il parle à peu près exclusivement des deux poèmes épiques. De même l'article sur Lucain montre combien il a étudié à fond l'épopée sur la Guerre civile. Il est allé jusqu'à récrire entièrement la fable d'Antée du livre quatre, pour en éliminer ce qui à ses yeux représentait des faiblesses et des fautes du poète romain.

Il serait faux pourtant de dire que Scaliger n'a pas prêté attention aux autres genres de la poésie antique. Le cas des sénaires d'Ausone encore une fois le prouve. En outre, assez d'espace est donné à la poésie bucolique avec Calpurnius et Némésien, chose d'ailleurs tout à fait normale si on pense que les jeunes humanistes entamaient le plus souvent leur carrière

4. W. LUDWIG, « Julius Caesar Scaligers Kanon neulateinischer Dichter », Antike und Abendland XXV (1979), 20-40.

5. On doit même ajouter que l'origine véronaise de Catulle ne lui a pas assuré un jugement favorable de la part de son compatriote lointain. Au contraire, parmi les poètes classiques de la « secunda aetas » c'est Catulle qui fait piètre figure. Scaliger s'étonne même qu'on lui ait conféré la qualification de doctus et se demande si on est fondé pour le faire.

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poétique par la composition d'églogues. Par contre les satiriques ne méritent qu'une mention passagère parce que, évidemment, ils ont peu à offrir à l'élève étudiant les meilleurs types de vers. La même chose vaut un peu pour la tragédie : bien que Sénèque reçoive des éloges extraordinaires, il ne servira pas de modèle, parce qu'il n'offre guère de chose que l'étudiant ne puisse trouver ailleurs, c'est-à-dire chez les épiques et Horace.

Au total Scaliger nous présente huit poètes de la décadence tardive et neuf pour l'époque postclassique. Le premier groupe comprend les poètes suivants : Macer de herbis (Scaliger s'est bien rendu compte que cela ne peut être l'augustéen Aemilius Macer, mais il ne sait pas encore qu'en réalité c'est un auteur médiéval, Odon de Meung) (6) ; Serenus Sammonicus, Sidoine Apollinaire, Calpurnius Siculus, Némésien, Boèce, Ausone et Claudien. On aura constaté l'absence de tout ordre chronologique ou autre. Dans le deuxième groupe on peut discerner plus ou moins une classification par genre : satire, tragédie, épopée. Ainsi s'y succèdent la poétesse Sulpicia (pas celle du corpus Tibullien, mais l'auteur présumé d'une satire), Perse, Juvénal, Martial, Sénèque le tragique, Valerius Flaccus, Silius Italicus, Stace et Lucain.

Quand on compare les jugements portés sur les poètes individuels entre eux, on voit que l'appartenance à un groupe ne préjuge pas de la qualité d'un auteur. De ce point de vue Scaliger fait preuve d'un sens historique très équilibré en reconnaissant que chaque époque peut produire des auteurs de valeur et d'autres d'un niveau plus bas. On n'est pas bon poète par le seul fait d'avoir vécu à une époque, que par la suite on a qualifiée d'or (7), ni mauvais parce qu'on a le malheur de s'être retrouvé parmi les gens du bronze ou pire encore. Cette ouverture d'esprit, cette largesse de vue, permettent à Scaliger de trouver des écrivains valables même en pleine décadence. Sidoine p.e. ne reçoit que trois lignes, mais c'est un éloge presque sans réserve : il est bien travaillé, parfois même tourmenté dans son style ; il est plein de paroles choisies et de pensées fines, qu'il sait enfermer dans une tournure brève. Quand on pense au poids et à l'importance que Scaliger attache au choix des mots et aux tournures bien faites, on peut en déduire qu'il a fort apprécié ce poète tardif. S'il ne l'a pas pris comme modèle pour ses exercices, c'est peut-être parce qu'il l'a trouvé encore trop difficile pour un débutant. Némésien aussi est un bon poète, et encore plus Boèce : par son talent, son érudition, son art, sa sagesse il peut se mesurer avec n'importe quel autre auteur, grec aussi bien que latin. Bien sûr, on doit faire une distinction entre sa prose, qui a subi trop clairement les conséquences de la barba-

6. De la même façon Scaliger parle aussi de quelques poésies de Cornelius Gallus, dont il a entrevu, du moins en partie, la fausse attribution.

6. Voir son jugement sur la poésie de Catulle.

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rie de son époque, et sa poésie, qui est divine : il n'y a rien de plus raffiné (cultius), rien de plus noble (gravius). Le grand nombre des pensées n'ôte rien à leur charme, pas plus que leur subtilité ne nuit à leur clarté. En un mot, peu d'auteurs sauraient lui être comparés !

Si donc la décadence a ses grands auteurs - et Ausone et Claudien ne sont pas dépourvus non plus de belles pages - il est également vrai que les postclassiques n'atteignent pas tous un niveau suffisant. Par courtoisie, Scaliger ne veut pas se prononcer sur la poétesse Sulpicia, mais Perse est « ineptus » (c'est seulement à mon époque, nous dit Scaliger, qu'on est arrivé enfin à le comprendre) et Silius n'est même pas un poète. A ce dernier Scaliger reconnaît bel et bien un seul vers réussi (sur onze mille !) et une comparaison acceptable. D'autre part Juvénal dans ses satires surpasse Horace parce qu'il a des pensées plus fines et un style plus clair. Parmi les épiques c'est Stace qui emporte la couronne. Il fait, comme j'ai déjà remarqué, de meilleurs vers qu'Homère et il est le plus grand poète épique du monde ancien après Virgile. Sa seule faute est d'avoir voulu s'approcher trop de la grandeur virgilienne. S'il avait su éviter cela, il aurait été encore plus grand.

Le plus souvent, l'appréciation de Scaliger se fonde uniquement ou presque sur les qualités du style. L'invention et la disposition, les deux autres stades de l'élaboration rhétorique d'une œuvre littéraire, reçoivent beaucoup moins d'attention (ce qui vaut d'ailleurs pour la Poétique entière) et on peut supposer que l'élève devait en chercher les directives dans d'autres auteurs comme Horace et Vida.

En ce qui concerne l'invention, Scaliger s'en est servi parfois pour juger la valeur poétique ou morale d'une pièce ou d'un passage. Son attention se porte alors sur la qualité du sujet choisi, sur l'exactitude historique ou le niveau moral de la pièce en question. Ainsi il fera une distinction très nette chez Martial et Ausone entre les épigrammes, qui sont tellement scabreuses (foeda), qu'il ne veut même pas en parler ni en améliorer le style, et les autres que l'élève peut lire sans rougir. D'une façon plus générale le critère de l'inventio a permis à Scaliger de déceler la raison pourquoi Claudien, un très grand, poète selon lui, est resté pourtant en dessous de ses talents : c'est parce qu'il a été étouffé par des sujets trop modestes (argumento ignobiliore oppressus). Le même critère explique aussi pourquoi Calpurnius n'est pas devenu un second Virgile, comme d'aucuns le disent. Par sa gaucherie dans l'adaptation de ses modèles, il a détruit les heureuses trouvailles bucoliques du Mantouan, qu'il cherche à imiter.

Particulièrement instructif nous paraît le passage assez long, que Scaliger a consacré à la critique du début des Argonautiques de Valerius Flaccus, pour lequel il finit par proposer bien trois versions améliorées. À côté des aspects techniques des vers, qui

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naturellement ne manquent pas, Scaliger a relevé plusieurs fautes d'invention. Ainsi il montre que dans le tout premier vers une formule choisie par Valerius est en contradiction non seulement avec ce que le poète dira plus loin dans son poème au sujet des premiers navigateurs, mais aussi avec ce qu'il pouvait savoir par une lecture attentive d'Apollonius de Rhodes, son prédécesseur grec, et Catulle. Scaliger a même pris la peine d'y ajouter que sa thèse trouve confirmation aussi dans quelques vers d'un poète grec tardif, Denys le Périégète. Tout ce passage est une illustration parfaite de « doctrina », de cette science très large qu'un bon poète doit posséder selon les conceptions antiques et humanistes. Dans le cas de Valerius, Scaliger ajoute que l'on peut excuser ses défaillances parce que le poème n'était pas encore mûri (« acerbum poema suum nobis reliquit ») au moment où le poète est mort.

Au sujet de l'invention, l'article sur Sénèque est encore très éclairant dans toute sa brièveté : le romain n'est inférieur à aucun poète grec ; il est même plus fin et plus brillant qu'Euripide, bien que un peu moins heureux dans l'imitation de Sophocle. Ce jugement doit se rapporter tout entier à Yelocutio et peut-être aussi à la dispositio, parce que Scaliger y ajoute que sur le plan de Yinventio tout est d'origine grecque et que Sénèque n'y a apporté rien de nouveau.

Je disais que peut-être aussi sur le plan de la dispositio Sénèque est mis au-dessus des tragiques Grecs. Scaliger ne le dit pas explicitement et c'est assez normal, parce que ce stade du travail littéraire est passé à peu près complètement sous silence par notre auteur. A y regarder de près il n'y a qu'un seul passage dans toute la discussion des poètes de l'époque impériale où il touche un problème qu'on pourrait classer parmi les questions de structure. Et encore ! il s'agit de la question tout à fait secondaire de savoir si Claudien a bien fait d'ajouter des préfaces à plusieurs de ses poèmes. Certains critiques les considéraient comme une erreur, parce que ce n'était pas une façon de faire traditionnelle. L'attitude de Scaliger dans ce cas est de bon sens. Claudien avait le droit de le faire si cela lui plaisait : licuit quia libuit. Et si un lecteur n'en veut pas, qu'il les saute et qu'il lise uniquement le poème. D'ailleurs, Claudien avait quand même un prédécesseur, c'est-à-dire Perse. De tout ceci, il ressort que dans l'Hypercriticus l'apprenti-poète n'aura pas trouvé grand'chose pour donner une bonne structure à son propre travail ; en même temps cela montre encore une fois que Scaliger ne pensait pas à une évaluation globale et complète des œuvres poétiques dont il parle, mais que seulement il était à la recherche de bons exemples de versification classique.

J'arrive à ma conclusion : l'Hypercriticus, malgré certaines apparences, ne nous donne pas un aperçu systématique de Scaliger sur les qualités et les faiblesses des poètes latins de l'Antiquité, encore moins une histoire de la poésie classique. Ce qu'il

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nous offre c'est plutôt une bonne idée de la pédagogie et des idéaux humanistes dans le domaine de l'enseignement de la versification latine, une chose dont l'importance pour l'humanisme tout entier ne doit plus être démontrée.

Il est pourtant possible d'apercevoir, à travers ce miroir pédagogique, certains reflets de la pensée scaligérienne en matière poétique. Celle-ci est caractérisée par une prédilection pour les formes classiques et latines de l'époque augustéenne (ce qui n'était pas nécessairement le cas pour tous ses collègues humanistes). Cette prédilection n'excluait pourtant pas une appréciation souvent positive de poètes plus tardifs (Stace et Boèce, p.e., pour ne citer que deux cas exemplaires) et le culte de Virgile, si intense qu'il fût, ne l'a pas conduit à une vénération aveugle : il reconnaît que pour s'approcher de la grandeur poétique de Virgile, on ne doit pas vouloir être trop virgilien, mais rester soi-même : c'est ce que Stace n'a pas toujours su faire. Sur ce point il faut constater que Scaliger, pour la poésie, rejoint plus ou moins la position d'Ange Politien et d'Erasme pour la prose dans le débat sur le cicéronianisme : on doit éviter de devenir un singe si on veut se mesurer avec succès avec le modèle de style choisi.

Dans quelle mesure ces opinions de Scaliger ont-elles encore influencé la poésie humaniste ? Ce problème est trop vaste pour être entamé ici, et je me limiterai à remarquer que ses paroles très élogieuses à propos de poètes comme Stace et Claudien ont pu favoriser l'imitation de ces auteurs par les générations suivantes. Ecrire en style statien était assez populaire parmi les poètes néo-latins du XVIIe siècle, de même qu'en style de Claudien. Je pense ici p.e. au grand poète alsacien Jacob Balde, jésuite, ou encore au Claudianus Belga, c'est-à-dire l'anversois Caspar Barlaeus, établi à Amsterdam. D'autre part il est vrai aussi que Stace et Claudien, qui ont connu un succès énorme au Moyen-Age, n'étaient pas encore devenus les victimes du mépris philologique du XIXe siècle ; si bien qu'il sera difficile de distinguer exactement entre la part de la tradition et celle de Scaliger dans leurs derniers moments de gloire. Dans cet examen on pourra aussi tenir compte du cas contraire : p.e. il ne m'est pas connu de Silius moderne, et il me paraît tout à fait probable que la condamnation péremptoire de Scaliger y est pour quelque chose. De même, la qualification de Valerius Flaccus, qui est appelé un poète assez dur et dépourvu complètement de charme, aura découragé aussi l'imitation moderne. Il est souvent difficile de se débarrasser de conceptions, qui ont été inculquées à l'âge jeune ou par des maîtres dont la parole faisait loi. Et la parole de Scaliger en matière de poétique a fait loi pendant plusieurs siècles dans tous les pays de l'Europe touchés par l'humanisme.

Jozef IJSEWIJN,Université Catholique de Louvain.

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LA MOTIVATION DU LANGAGE ET DES GENRES DANS LA POÉTIQUE

Avec le De Causis... (1), Scaliger a le projet d'intégrer la grammaire dans la philosophie, ce que les grammairiens médiévaux avaient déjà tenté. Dans la Poétique (2), l'auteur aurait l'ambition encore plus grande d'établir les rapports entre littérature et philosophie. Le plan du livre, à la fois ordonné et capricieux, semble déjà répondre à cet objectif : poser dès le départ des principes généraux relatifs à la naissance de la poésie (L.I), reprendre le problème philosophique des « res » au livre III, réenvisager les relations entre les idées et le style au livre IV, et aborder à nouveau la divisio rerum au livre VII. Mais les chapitres techniques intermédiaires n'échappent pas non plus à l'éva-luation philosophique de la « matière ». Ainsi, de même que Scaliger reprenait dans le De Causis la description du langage pour expliquer la langue, de même, dans la Poétique, c'est encore aux principes généraux du langage qu'il faudra recourir pour rendre compte de la poésie, laquelle vaut pour la littérature. C'est pourquoi le problème de la motivation se pose aussi pour les genres.

Chercher les origines est une méthode historique ; chercher la motivation concerne davantage la logique. On peut dire qu'au XVIe

siècle l'histoire et la logique ne se séparent guère, le fait ancien représentant souvent la cause. Avec Scaliger, et sans doute avec bien d'autres, la superposition n'est pas aisée. Au

1. J.-C. SCALIGER, De Causis linguae latinae..., Lyon, S. Gryphe, 1540. La pagi-nation renvoie à l'édition de 1584, ibid.

2. Poetices libri septem... Genève, J. Crespin 1561.

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contraire, il y a comme une concurrence salutaire entre les deux méthodes qui apparaissent à bien des égards dans une relation de contradiction. Admettons que dans le De Causis, Scaliger se montre plus philosophe qu'historien du langage ou de la langue, dans un conventionalisme manifeste ; est-il possible de tenir les mêmes positions quand l'instinct nous suggère que « le cratylisme a toujours fonctionné comme l'idéologie ou la théorie indigène du langage poétique ? » (3). Les deux domaines avaient chacun leur système causal. L'entreprise de Scaliger n'est autre que de les réunir en un seul système de signification, au-delà des répartitions aristotéliciennes.

1. Captation de la « mimesis »La première étape de cette unification forcée réalisera la captation de la

notion centrale à la Poétique d'Aristote, la mime-sis (4).

Revenons au De Causis, où le langage est « nécessaire ». En ce qui concerne la relation originelle entre les choses et les mots, Scaliger est assez clairement conventionaliste et aristotélicien. Cet aspect a déjà été étudié par J.-C. Chevalier et J. Stéfa-nini (5). Notre auteur réfute moins Platon et le cratylisme que la thèse épicurienne du langage comme image des effets produits par les choses sur notre âme : partant du principe averroïste que l'homme est un, les mêmes choses devraient selon lui produire les mêmes effets, les mêmes émotions, et donc la même langue, (ch. 67, p. 143 et suiv.). La théorie platonicienne des signes naturels sera encore contestée dans la Poétique (III, 1, p. 80). Ainsi le langage n'a ni cause naturelle ni cause humaine, mais tient du hasard. Cependant, il convient de s'attarder sur les développements de Scaliger dans le De Causis, en raison de son analyse particulière des res : au ch.l (p. 1), l'auteur distingue les res matérielles, pour lesquelles l'arbitraire des signes qui leur sont appliqués est radical ; les autres, immateriales, et appelées aussi notiones, semblent représenter soit les concepts qui correspondent aux précédentes choses matérielles, soit les notions abs-traites pures. La relation existant entre ces res immatérielles de

3. G. GENETTE, « La rhétorique restreinte », ds Figures III, Paris, Seuil, 1978, p. 39.

4. Que l'on peut traduire ici par « imitation », dans le sens d'un « acte de représentation ». Cf. la discussion de ce problème de traduction par R. DUPONT-ROC et J. LALLOT, éditeurs et traducteurs de la Poétique d'Aristote, Paris, Seuil, 1980, n. 4, p. 144-145.

5. J.-C. CHEVALIER, Histoire de la syntaxe. La naissance de la notion de complément dans la grammaire française,' 1530-1750, Genève, Droz, 1968, p. 182; J. STEFANINI, « J.-C- Scaliger et son De Causis linguae latinae », ds History of Linguistic Thouht and Contemporaiy Linguistics, éd. H. PARRET, Berlin, N-Y, De Gruyter, 1975, 317-330; « Aristotélisme et grammaire : le De Causis Linguae latinae (Î540) de J.-C. Scaliger », ds Histoire, Epistémologie, Langage, t. 4, fasc. 2, 1982; « J.-C. Scaliger et le problème des origines du langage dans le De Causis... », ds Revue des Sciences humaines, n° 166, juin 1977. Je suis naturellement très redevable, dans mes recherches pour Scaliger, envers mon eminent collègue linguiste de l'Université de Provence.

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la première catégorie et les « choses-choses » n'est plus exactement arbitraire et conventionnelle, mais « spéculaire » (Scaliger emploie le mot speculum, ch. 66) ; les notions imitent les choses, non dans leur tracé réel, mais dans leur forma, que l'on pourrait traduire par « structure interne et externe perçue d'abord par les sens et schématisée par l'intellect », ce qui pourrait correspondre à une sorte d'image mentale structurée de l'objet. Or, la liaison entre les notiones des deux catégories et les verba est aussi nécessaire et spéculaire. En effet, lorsque Scaliger analyse les voces, il le fait en termes de signification : ce sont les notas notionum, ou marques (signes) de ces mêmes notions. La relation signifiant/signifié/concept est fortement nécessaire et non arbitraire, comme E. Benveniste, dans une étude célèbre, l'a rappelé : « Mais entre le signifiant et le signifié le lien n'est pas arbitraire ; au contraire il est nécessaire (...). Ce qui est arbitraire, c'est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué à tel élément de la réalité, et non à tel autre » (6). Mais Scaliger ne rejoint pas Saussure, avec son idée de la perception structurante des objets qui fait des species (représentations) ou des schema, des sortes d'intermédiaires mentaux propres à fonder une véritable esthétique philosophique, grâce à la notion extrêmement ambiguë, et même polysémique, de figura (7).

Dans le De Causis, les voces peuvent être signes bruts, comme les cris d'animaux ou les bruits humains (ch. 1, p. 4-5); ou bien elles sont dictiones, lesquelles représentent soit un signe phonique (sonum), soit un signe graphique (color) tel qu'on le trouve dans la peinture ou dans l'écriture. La notion de dictio, ici même analysée par P. Lardet, appelle l'idée d'une « forme du contenu » (8), ou l'image de celle-ci : en quelque sorte elle est le signe, moins la matérialité du signifiant, et s'étend à l'énoncé et au syntagme. Ce sens large de dictio renvoie à la figura analysée dans le De Causis à propos de la question soulevée par le mot composé (ch. 87, p. 200) : « magnanimus » représente-t-il deux « choses » ? La réponse est non, car l'intellect est capable de concevoir la « figure » d'un tout. Dans cette perspective, et grâce aux comparaisons relatives aux arts plastiques que Scaliger donne fréquemment, le signifiant d'une dictio est conçu non en tant que matière mais en tant que sens, comme dans cette lettre-figure du monogrammatos (ibid.) où le tracé constitue véritablement le sens. Nous conviendrons de l'obscurité de ces transferts métaphoriques qui tiennent lieu de description philosophique.

6. E. BENVENISTE, « Nature du signe linguistique », ds Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, t. 1, p. 51.

7. A fonder cette esthétique, ou plutôt à la continuer derrière Léon-Battista Alberti. Pour ces questions, cf. P. LARDET, « Figure » dans la Poétique de J.-C. Scaliger, Une plastique du discours », dans les Actes du colloque sur la Poétique de Scaliger (Tours, 18-19/2 1983).

8. Cf. CHEVALIER, op. cit. p. 207, à propos de la syntaxe chez Scaliger ; mais on peut dire la même chose du mot pris isolément.

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Nous retiendrons surtout le fait suivant : Scaliger donne la signification comme un processus cognitif et il le fait en termes spatiaux. Le mot composé est un exemple de la combinaison mentale qui s'opère lorsque dans un discours nous concaténons plusieurs signifiés pour former un sens : ainsi, tout discours est figuré (« omnis enim oratio figurata est ») (9), ce qui voudrait dire que « tout énoncé est un tracé (structuré) de sens ». Définition peu rhétorique de la figure.

La motivation humaine ne va donc pas intervenir au niveau des mots primitifs (10), mais là où les processus mentaux autres que ceux de la simple désignation opèrent, à savoir : 1. dans les dérivés, composés intellectu, et dans le système des flexions, en quoi Scaliger suit son maître Varron et sa conception « germina-toire » du langage. 2. dans l'ordre (series) du discours, produit forte ou arte, selon une expression prudente. La motivation est présente dans la production de lois, dont rien ne dit d'ailleurs, chez Scaliger, qu'elles soient conscientes.

Dans la Poétique, l'auteur reprend la même idée : « il est évident que tout notre langage n'est rien d'autre qu'une image » (VII, ch. 2, p. 346) ; le discours, comme la peinture, est une image des représentations (species). Platon est ainsi corrigé par Aristote (11) : l'Idée est la forme de la res, et celle-ci est la forme de la peinture ou du discours (III, ch. 1, p. 55). La forme intervient à deux niveaux, comme processus d'abstraction. Nulle idée de dégradation dans le passage d'un palier à un autre. Ni copie, ni simulacre, la forma du discours est une de ses composantes, l'essentielle. Au livre III (ch. 27, p. 116) Scaliger affirme clairement que les Idées sont la même chose que les species des choses et que les conceptions. Mais le raisonnement se complique par le fait que cette forma du discours est en même temps son origine conceptuelle et sa fin (finis), ce à quoi l'esprit tend (III, ch. 1, p. 80). Elle est ce qui est déjà là dans le processus langagier, et ce qui ne l'est pas encore dans le processus artistique... Il est évident que l'intervalle est rempli par cette « imitation » qui n'est autre que la création : l'utilisation de l'aptitude symbolique inhérente au langage et à la pensée pour symboliser volontairement dans l'œuvre d'art.

Scaliger fait quelques concessions au « docere, placere, movere », mais le destinataire l'intéresse assez peu. Au livre I (ch. 2, p. 5), la poésie n'est là que pour imiter et enseigner l'âme de celui qui parle ; au livre II, pour susciter l'émotion (II, ch.

9. De Causis, ch. 1, p. 3.

10. Contrairement à un autre grammairien des causes, Sanctius (SANCHEZ DE LA BROZAS), dans sa Minerva, seu de causis linguae latinae (1587) ; celui-ci maintient l'origine naturelle des « primogenia », altérés par la suite ; cf. l'éd. et la traduction de G. CLÉRICO, Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 103, n° 10.

11. L'analyse de ce problème et de la distorsion opérée par Scaliger, à l'égard d'Aristote, est faite par B. WEINBERG, « Scaliger versus Aristoteles on Poe-tics », ds Modem Philology, vol. XXXIX, mai 1942, n° 4.

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27) ; enfin au livre VII (ch. 2, p. 347), par cette doctrine jucunda de la Poétique, il s'agit de « docere cum delectatione » : mais la délectation scaligérienne passe par la compréhension toute rationnelle des causes.

L'autre rupture radicale entre le discours selon la logique et le discours poétique s'effectue dans leur rapport effectif au vrai. La poétique fait de la fiction comme du vrai. Déjà chez Aristote la vérité n'est pas dans les mots mais dans le signifié de l'énoncé. Scaliger déclare à son tour que le propre de tout discours n'est pas de dire le vrai mais de signifier (VII, ch. 2, p. 347). Quintilien disait aussi que le discours de l'orateur était conjectural (12). A fortiori, le langage poétique se situe en dehors de ce problème et Scaliger abonde dans le sens de Platon quand celui-ci rejette l'idée même d'un vrai poétique ; mais cela n'en diminue pas pour autant la valeur de la poésie, dont le but est d'abord de persuader, en tant que discours, dont Scaliger pose l'origine fondamentalement pragmatique (I, ch. 1, p. 1) : c'est le premier classement opéré entre le langage nécessaire et grossier (étape pragmatique) ; utile (syntaxique) ; orné (poétique). Le premier état est décrit en ces termes : « Il est nécessaire de demander à d'autres ce dont nous manquons, d'ordonner que se fasse ce qui n'est pas fait, d'interdire, de proposer, de disposer, de statuer, d'abolir. Telle fut la première nature du langage » (ibid.). La dictio est fondamentalement acte juridique (étymologie rapportée à dikè, dans le De Causis, ch. 66), et le langage est le « passeur de l'âme » (portitor animi), son « truchement » comme dira Montaigne (13). On remarquera aisément que ces catégories sont plus méthodiques qu'historiques. Scaliger en établira d'autres, notamment lorsqu'il distinguera plus loin, à la fois sociologiquement et logiquement, le philosophe, l'orateur et le poète (ibid.) ; ou bien les âges de la poésie correspondant à une reconstruction idéale du rapport de l'homme au langage poétique (14). Ainsi le fait poétique est à la fois une espèce de langage comportant en bonne logique toutes les caractéristique du genre : et il est la métaphore (ou la synecdoque !) de celui-ci dans la mesure où il va sélectionner ce que le langage fait de lui-même, signifier, pour signifier encore mieux. La fonction poétique double les fonctions du langage dans un perpétuel devenir, puisque le créateur peut manquer son but. Le De Causis, par sa nature philosophique, n'enseignait pas seulement à éviter les solécismes dans une chasse à la faute, La Poétique tente de

12. QLIN'TTLIEX, Institution Oratoire, II, 17.

13. MONTAIGNE. Essais, II, 18, éd. Villey-Saulnier, Paris, P.U.F., 1965, p. 607.

14. Sur ce point, cf. M. FUMAROLI, L'Age de l'éloquence... Genève, Droz, 1980, p. 412, où l'on voit comment coïncident chez Scaliger l'idée de l'acmé d'une langue (le latin) et d'une pratique poétique (Virgile) ; cf. aussi p. 452 : « Homère et Virgile deviennent (...) les acteurs allégoriques d'un débat entre « sublime sans art » des âges héroïques et le « sublime régulier » des âges classiques ».

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mener de front une entreprise de description rhétorique et l'éta-blissement d'une idéalité de l'acte créateur.

2. Les causes de la poésieTout fait ayant une origine historique et une cause logique, il

convient pour Scaliger d'examiner le pourquoi et le comment de la poésie. La nomination première s'étant effectuée fortuitement, même pour les onomatopées, l'intervention de l'homme est cependant évidente à mesure que le langage se complexifie. Intervention de l'homme et non de la Nature. Scaliger prend bien soin de laisser celle-ci à sa juste place : elle n'est pas l'Inspiration. Il n'y a pas de souffle qui passe d'une Nature procréatrice au poète exécutant. Aucun délire n'anime celui-ci. Il est remarquable de voir comment Scaliger aménage philosophiquement le mythe des Muses hors de tout contexte naturel syncréti-que (I, ch. 1, p. 3). Les Muses ne représentent que les différentes facultés de l'esprit humain : Invention, Jugement, Harmonie, Mémoire... L'Harmonie n'est pas la géométrie déductible de la matière organisée selon un plan, mais la grille numérale que l'esprit humain projette sur la matière. La Nature ne propose pas de modèles à imiter. Au contraire, le poète juge et sélec-tionne (IV, ch. 26, p. 198). Le mythe n'est qu'une explication fabuleuse d'un processus psychologique. De même, Scaliger donne un fondement rationnel aux noms mythiques relatifs à la poésie : soit par l'étymologie connue, soit (cas le plus fréquent) par des causes historico-culturelles singulières. Dans le nom propre des Muses, l'étymologie rejoint la logique de l'histoire : en effet, la Nature est matériau poétique parce qu'elle a produit le chant (Préface, f°aiii) et « la chose poétique même ne repose sur rien moins que le chant » (I, ch. 2, p. 3). La primitivité du chant est démontrée par l'antiquité des compositions du Roi-Prophète (Préface, ibid.) et par sa présence chez les oiseaux. Le chant se rapporte logiquement à de la qualité mesurée en quantité, catégories fondamentales que l'on trouve aussi chez l'enfant, qui chante avant de parler. Ontogenèse et phylogenèse se rejoignent dans la rationalité.

Comme si cette explication génétique de l'origine de la poésie n'était pas suffisante, Scaliger y revient dans son livre VII. La place de la Nature par rapport au problème de l'imitation est réexaminée. L'auteur découpe les res en deux catégories : les primaires, qui sont les réalités du monde sensible et correspondent aux choses matérielles du De Causis, et les imagines (ici nous quittons le classement du De Causis), qui sont : soit tout art, comme la danse, soit toutes Nature (le singe), soit mixtes. Ces dernières sont particulièrement intéressantes eu égard à la part qu'y prend la Nature (VII, ch. 2, p. 346) : Scaliger va distinguer entre les artistes, pour lesquels la Nature sert de prétexte plus que de modèle (en leur proposant des formes à extraire) ; et les artisans, qui œuvrent en véritables imitateurs de la Nature : le tisserand imite la toile d'araignée ; le cordonnier, le sabot du

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cheval... L'art propose donc une dimension autre que celle de l'imitation servile et utilitaire de la Nature. On pourra dire : voilà qui amorce la conception classique de l'imitation, imiter la Nature sans la copier et en l'améliorant. Or il ne semble pas que Scaliger soit de cet avis. Au contraire, son rejet de la Nature dans le domaine de la matière - elle n'est même pas un réservoir de formes puisque celles-ci sont des elaborations de l'esprit -complète l'abandon de la mimesis au profit de la signification et de la persuasion. Il n'y a pas de rapport imitatif naturel entre les res et les verba. Il n'y a donc pas de convenance naturelle entre les res décrites et les styles ou genres poétiques utilisés. Scaliger, qui n'était pas allé aussi loin dans cette voie au début de son ouvrage, est conduit ainsi à se rétracter par rapport à sa première définition de la comédie (I, ch. 2) : « en vain certains ont tenté de déduire de la magnificence des choses la forme poétique, comme ceux qui nomment la comédie indigne à cause de son caractère humble ; erreur que nous avons soutenue quelque part » (IV, ch. 1, p. 174). Il n'y a pas non plus de correspondance entre les genres et tel ou tel type de réalité. Et pourtant, ils sont bien nés de tel ou tel aspect du réel, et notamment, ils viennent bien des premiers temps de l'humanité.

Ici, il convient d'examiner la place que Scaliger accorde au genre originel, la Pastorale.

Dans son Introduction à l'architexte, G. Genette note que « les arts poétiques du XVIe siècle renoncent généralement à tout système et se contentent de juxtaposer les espèces » (15), ce qui est peut-être vrai des arts poétiques, effectivement. Quant à la Poétique de Scaliger, dont le but est autrement plus élevé, on aura une recherche de filiation raisonnée des genres. En apparence, la poésie vient de la Nature puisque la pastorale, premier genre connu, est en liaison étroite avec la Nature. La première cause de ce surgissement, donnée par Scaliger et empruntée à Varron ainsi qu'à Donat, est anthropologique : le pasteur va inventer la poésie parce qu'il est oisif. La deuxième est plus clairement naturelle et rejoint les considérations sur la primitivité du chant : la mélodie « a été inventée dans les pâturages, soit sous l'impulsion de la nature, soit à l'imitation des oiseaux, soit d'après le sifflement des arbres » (I, ch. 4, p. 46). Ces origines multiples permettent encore une fois de considérer la Nature comme un matériau donné. Le but n'est pas d'imiter les oiseaux, mais de dépasser leur propre travail harmonique (cf. Préface). La Nature qui régit les instincts n'est pas du tout ce principe d'adéquation de la musique à l'harmonie du monde, mais plutôt un départ grossier d'une capacité artistique encore balbutiante. Nous sommes loin de cette première poésie inventée sans effort par le premier poète-philosophe, Adam, qui s'exprimait d'emblée dans une langue originellement poétique.

15. G. GENETTE, INtroduction à l'architexte, Paris, Seuil, 1979, p. 30-31.

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La troisième cause concerne la naissance de la versification. Mais avant tout, ce qui caractérise le genre pastoral, c'est une res particulière, l'amour en tant que pulsion sexuelle. Scaliger distinguera un premier temps, où le désir s'exprime chez l'homme seul, dans un pur instinct ; et un deuxième temps, qui met en place un dialogue entre les amants, dans des duos-duels exprimant les affections de l'âme : douleur, désir, ambition, etc. Le langage y est portitor animi et non souci d'imiter la Nature. A partir de ce point originel, tous les autres genres sont déducti-bles, grâce à des combinaisons différentes : la pastorale diversifiée donne l'églogue ; la possibilité de représentation donne la comédie ; la même possibilité assortie d'un sujet tragique donne la tragédie ; la forme versifiée et le thème amoureux donnent la poésie lyrique... Scaliger consacre un long développement à l'histoire socio-culturelle de la pastorale et de ses dérivés (I, ch. 4, p. 6-10) ; il prouve ainsi que les genres ne sont pas inventés individuellement par quelque dieu ou prophète, mais par une loi qui conjugue hasard historique et règle sociale selon le schéma suivant : une forme préexiste ; survient un « accident » qui la modifie ; la modification devient loi d'un nouveau genre, et ainsi de suite (16). La naissance de la poésie était sinon nécessaire, du moins logique compte tenu des facultés humaines qui comprennent l'aptitude au nombre et au chant. La naissance de la pasto-rale et de tous les genres qui en découlent relève aussi d'une contingence où l'élément social intervient davantage.

A travers la pastorale qui, tout en étant grossière, a la pureté des temps primitifs, Scaliger s'essaie donc à la théorie du signe poétique. Montaigne définira plus tard la distance entre le réel et le poétique dans ce passage bien connu sur « Des vers de Virgile », où il affirme que la poésie lui semble représenter « je ne sçay quel air plus amoureux que l'amour mesme » (17). De la même façon, Scaliger va tenter de définir en quoi consiste cette surinformation du langage poétique. Trois aspects seront envisagés dans cette recherche : la figure, le style (character), le rythme.

Avec la figure (18), Scaliger va devoir effectuer la jonction entre la figure comme propriété de tout discours qui signifie, et la figure écart par rapport au discours commun : « la figure est la variété dans la chose ou dans le discours, détournée de l'usage commun » (III, ch. 28, p. 120) ; « la figure est le tracé (delineatio) tolerable des notions qui sont dans l'esprit, autre que celui de l'usage commun » (III, ch. 30, p. 120), ou bien encore « l'infléchissement (flexus) tolerable du discours, hors de l'usage

~~ 16. Cf. T. TODOROV, qui invite à voir dans la naissance des genres un effet de la « codification des propriétés discursives » : « D'où viennent les genres », ds Les genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p. 53.

17. Essais, ΠΙ,' 5, p. 849.

18. Cf. P. LARDET, op. cit.

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commun » (IV, ch. 1, p. 180). Dans ces définitions, nous retiendrons surtout le principe de la delineatio notionum. Déjà, dans le De Causis, (ch. 4, p. 8), le mot littera était rapporté par (fausse) étymologie à linea. La « lettre » poétique est donc le tracé des percepts que l'esprit tolère en acceptant de mêler deux configurations distinctes, comme dans la métaphore des « yeux enflammés de colère » : « si (notre âme) s'insinue dans d'autres tracés que ceux vulgairement admis, je dis qu'elle les considère d'une manière figurée » (III, ch. 30, p. 120). Ce tracé (delineatio) est défini à la fois comme limite et surface limitée, exactement comme dans le cas du monogrammatos (De Causis, ch. 87, p. 200). Le verbe insinuere est intéressant à plus d'un titre : non seulement parce qu'il rappelle la courbe du flexus, mais aussi parce qu'il signale avec précision le lieu de la motivation poétique. Il s'agit d'ailleurs moins d'un point que du mouvement à partir d'un scheme (forma, species, figura...), vers un autre scheme, sans que le premier soit pour autant oublié. En d'autres termes, insinuere traduit le travail sémantique de la figure. Le sens n'est pas uniquement exprimé en images d'équivalence spatiale (chose assez banale), mais inclut aussi le temps, cet effort de l'esprit (conscient ou inconscient) pour se démarquer d'une langue « linéaire ».

En récapitulant de ce point de vue les sens de figura, on trouverait que par rapport au langage, figura traduit la relation nécessaire entre signifiant et signifié, motivée par la relation « spéculaire » entre perception des objets et représentation mentale ; par rapport à la langue, elle désigne ce scheme propre à chaque res, notio, dictio, sur lequel la figura peut s'effectuer ; par rapport au langage poétique et à la rhétorique, elle est l'effet de déplacement de ces mêmes schemes. Si elle n'emporte pas la conviction, cette construction est remarquable au moins par sa systématicité et son mentalisme audacieux.

L'imitation peut intervenir aussi dans le style, dans ce character défini par Scaliger comme une « diction semblable à sa chose, dont elle est le signe par la substance, par la quantité et par la qualité » (IV, ch. 1, p. 174). C'est l'ensemble de l'énoncé défini par son « style » qui est signe, au sens sémiotique du terme, puisqu'ici le signe est considéré au second degré. Scaliger donne l'exemple de fama, « monstrum ingens ad horrendum » (ibid.) où la métaphore est soulignée par l'harmonie imitative entre les sons âpres (-str-, -rr-) et le signifié de fama. L'auteur ne dit pas que cette correspondance signifie la « justesse » originelle de monstrum, mais que le poète a choisi pertinemment le mot monstrum à cause de l'âpreté du -str- qui imite par hasard son propre signifié. Le style est donc une motivation d'ordre supérieur, consciente, volontaire et digne d'un écrivain-philosophe qui sait, autant et mieux que le législateur de mots du Cratyle, recréer sa propre Nature. On retrouve ici le « craty-

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lisme secondaire » (19) du langage poétique, qui ne peut cependant s'effectuer qu'à partir d'un signe libéré de toute nécessité à l'égard de son réfèrent.

Une autre composante du character est le nombre, soit le rythme et la cadence. Toujours au livre IV, la mélodie est définie par Scaliger comme « quasi forma quaedam (ch. 1, p. 179), ce qui était aussi l'expression employée pour la disposition des mots au livre III, ch. 1. En effet la mélodie devenue rythme, change si l'on change l'ordre des mots ; le rythme fait donc sens, lié comme il l'est au temps et à la disposition dans l'espace ; il est comparable à la règle de l'architecte, car il mesure. On a vu que pour Scaliger le chant avait sa source dans la Nature. Mais le rythme ? A l'occasion de son analyse étymologique du mot, E. Benveniste dénonce la fausse origine du terme quand il est rapporté au mouvement régulier des flots, et insiste au contraire sur le sens abstrait que prend rythmos chez Aristote, à savoir celui de forme, de schéma, ou arrangement des parties dans un tout (20). Le rythme serait plutôt la forme appliquée à un élément fluide. Ainsi, il y aurait une continuité entre les notions de character, de figura et de rythme chez Scaliger, que la notion d'harmonie ne recouvrirait pas : l'harmonie au sens strict, c'est la distribution dans l'ordre de l'aigu et du grave, et non pas un principe universel d'organisation. Le prototype de l'art parfait n'est même pas la musique, mais l'art qui réunit le mieux rythme et figure, la danse. Au livre VII (ch. 2, p. 346), la danse est donnée comme l'exemple de l'imitation de la catégorie des choses immatérielles, « ab arte tota », où la motivation du signe consiste dans la représentation de configurations mentales. Et au livre III (ch. 31, p. 121), la danse intervenait dans une démonstration théorique, tout à fait mentaliste, de l'antériorité des choses (ici des concepts) sur les mots : à côté du langage par signes utilisé par les muets, Scaliger décrivait les danses des Espagnols qui dessinent des figures et se passent ainsi de l'instrument verbal pour signifier (21); contrairement à l'art pictural, la danse inclut le mouvement et le temps, et compte tenu de ce que nous avons déduit du mouvement sémantique de la métaphore chez Scaliger, il y a là encore une continuité remarquable dans la détermination de ces processus. Rappelons en outre

19. G. GENETTE, Mimologiques, Avatars du cratylisme, Paris, Seuil, 1976, p. 36.

20. E. BENVENISTE, « La notion de rythme dans son expression linguistique », op. cit., p. 327-335.

21. P. LARDET (op. cit., p. 23-25) voit à juste titre dans ce passage une amorce de réflexion sémiologique. Le signe chorégraphique, cependant, ne se sépare pas du signe gestuel, comme celui des sourds-muets, dont le « langage » est fréquemment évoqué au XVIe siècle. Le problème de savoir si les muets « pensent » est résolu de manière contradictoire : soit pour envisager l'existence d'une pensée sans langage (comme ici Scaliger) ; soit pour envisager l'existence (au cas où l'on n'imaginerait pas, comme dans la tradition stoïcienne, de pensée sans mots), de certaines « sortes de conceptions » qui seraient le versant mental du langage par signes (L. Joubert, Montaigne).

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qu'Aristote dans la Poétique donnait la danse comme forme originelle du rythme (22). La poésie en tant que rythme peut-elle être antérieure au langage ?.. Elle l'est, certes, dans la mesure où Scaliger en fait une aptitude philosophique à l'abstraction des formes, malgré un matériau concret et naturel. La poésie est alors un processus mental sélectionnant les caractères distinctifs des species. L'antériorité dont il est question se rapporte à une hiérarchisation de l'ordre de la perception : les objets nous transmettent des formes qui sont présentes dans l'esprit avant de se traduire en mots.

Que l'origine de la poésie soit plus du côté du rythme que dans la versification proprement dite, c'est ce que semble prouver le développement que Scaliger consacre au passage capital du chant à une voix (monoprosopos) au chant alterné (amoebaios) dans la pastorale. A partir du moment où le chant se fait dialogue, c'est-à-dire quand l'individu est dépassé par le groupe, la nécessité de constituer des repères grâce à la mesure du vers se fait sentir. Le social produit le besoin d'une loi, qui autorise en outre la permutation des unités de chant. Les séquences seront désormais égales afin d'« admettre une signification plus libre » (I, ch. 4, p. 6). On remarquera donc que la contrainte rythmique provoque conjointement une ouverture du sens, cette même ouverture, ajouterons-nous, qui favorise l'« insinuation » propre au mécanisme de la figure. La signification primitive du rythme n'est plus, cette fois, antérieure au langage, elle naît avec le discours, elle fait sens en même temps que lui.

3. Paradigmes et mythes

Scaliger opère d'abord en formaliste et en théoricien : la prédominance de la logique dans sa méthode le conduit à une véritable annexion de l'Histoire et des autorités, ainsi que d'une partie de la Nature, en donnant à l'esprit humain l'exclusivité des formes. Bien que toutes nos connaissances commencent par la perception sensorielle, Scaliger trace une ligne bien nette entre le monde sensible, réel immédiatement perceptible, et le reste, c'est-à-dire les notiones, les species, tout ce qui relève de l'art en même temps que de l'histoire humaine. Celle-ci apparaît comme un développement des formes. En conséquence de quoi, le monde sensible n'est pas un texte à lire, mais une encre grâce à laquelle on peut composer des « grammes », ces formes de lettres que seul l'esprit humain peut tracer. D'autre part, la perte d'une valeur absolue souvent concédée jusque-là aux origines, amène Scaliger à construire de nouveaux paradigmes ; leur nouveauté, d'ailleurs, relève moins d'une véritable originalité de pensée que de cette propension à l'éclectisme (tant reproché par ses ennemis), et d'une nouvelle combinaison entre les formes artistiques. Ainsi il ne propose pas, symétriquement aux origines, la promotion du progrès : la littérature des recentiores est

22. Poétique, 1.

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fluxa, « sans vinaigre et sans sel » (II, ch. 27, p. 117). Sa conception du Beau qui selon lui culmine avec Virgile et l'âge augus-téen (23), s'accommode de deux principes plus ou moins contradictoires : le meilleur genre poétique est celui qui contient tous les autres, et c'est l'épopée ; le meilleur des styles est celui qui sélectionne la qualité, et c'est l'« altiloque ». Deux critères plausibles mais peu conciliables, entre un Beau totalisant et un Beau particularisant, réconciliation philosophique opérée par un homme : le poète Virgile est l'exemple même de la réalité d'une telle esthétique. Si bien que les emprunts de Scaliger à telle ou telle théorie poétique préexistante, (et ils sont légion), sont moins significatifs que la quantité de citations tirées de Virgile : la Poétique pourrait n'être qu'une gigantesque explication de texte de l'Enéide... Scaliger a choisi Virgile comme il a choisi le latin pour le De Causis : la langue d'appui est le paradigme de toute langue ; le texte d'appui doit être le paradigme de toute littérature. Mais l'une et l'autre sont morts et perdus, ce qui confirme le principe d'idéalisation dans la démarche de Scaliger. Il démontrera que le poète est un deuxième Dieu, entreprise amorcée dans le De Causis, où l'exemple du « phénix » (tant utilisé par les modistes) montre la capacité créatrice du poète dans l'imagination d'objets irréels, ou tout simplement intellectuels (ch. 66, p. 143). Dans la préface de la Poétique, le poète est non seulement deuxième Dieu, mais deuxième Nature, plus parfaite que la première : moins parce que la Nature réelle est grossière et brutale que grâce à ces res immatérielles qui ont d'emblée une forma connaissable. De même, la poésie est une langue encore plus parfaite que la langue en soi, parce qu'elle est organisation du connaissable de façon plus immédiatement visible et « spécu-laire » que dans l'énoncé linguistique. En effet, il y a loin entre les reconstructions philosophiques un peu laborieuses du De Causis, où chaque élément de la langue doit être justifié en raison (le grammairien-philosophe ayant pour tâche de rendre explicite le réseau de causalités qui sous-tendent la langue), et la saisie immédiate des notiones par le langage poétique qui les donne à voir. C'est ainsi que nous comprendrons ce passage essentiel de la Préface (f° aiii) : « Et si, aux proportions des corps et des mouvements qui sillonnent l'étendue du ciel, nous reconnaissons que s'ajoutent les harmonies ineffables des esprits éternels, alors nous comprenons aisément que la poésie est le type (specimen) d'une réalité divine qui anime les êtres matériels eux-mêmes grâce au rythme consonant (concordia nwnerosa) des moments dissemblables compris dans les inflexions d'une diction parfaitement polie » (24). Ce texte pourrait être celui d'un kabba-liste, au prix d'une substitution entre poésie et langue sainte. Celle-ci est considérée par un certain nombre de kabbalistes

23. Cf. M. FUMAROLI, op, cit., p. 452.24. La traduction est de P. LARDET, ds « J.-C. Scaliger, théoricien de la Poétique,

Réflexions sur la méthode », Histoire, Epistémologie, Langage, t. 4, fasc. 2, 1982, 65-66.

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chrétiens comme la langue qui réalise précisément l'osmose entre langue et poésie, puisqu'elle est la langue poétique par excellence, puisqu'elle est parfaitement structurée, et qu'elle correspond, elle aussi, à la structure céleste (25). Comme Scaliger recherche dans le De Causis, à partir du latin, les principes d'une grammaire générale, il n'est pas étonnant qu'il rencontre près du but ceux qui, à partir de l'hébreu, ont effectué la même démarche ; mais leur deuxième rencontre au niveau du poétique et particulièrement de la métaphore, figure-lien entre langue et discours, éclaire l'extrême attention que les philosophes du langage accordaient, à cette époque, à renonciation. La Bible pour les uns, l'Enéide pour Scaliger, sont la preuve que le problème de la motivation (qu'on le prenne de manière aristotélicienne ou platonicienne) ne se résout pas uniquement dans le signe pur et son étymon primitif.

Considérons l'attitude de Scaliger par rapport à l'hébreu dans le De Causis. Au ch. 68 (p. 148), il fait remonter amare, à mare, puis à l'hébreu marath ; pour lui, il n'y a pas lieu de chercher au-delà : « ipsius nulla sit causa ». L'espace existant entre la dernière étymologie raisonnable et l'apparition du mot lui-même, reste vide.

La remotivation s'effectue plus tard, par le poète qui choisira peut-être mare pour sa « similitude » admirable avec la mer et l'amour. Chez les kabbalistes, la remotivation n'existe pas puisqu'elle est donnée au départ par les propriétés poétiques de l'hébreu (rapport entre les lettres et les figures célestes, fréquence des tropes dans la Bible, primauté de la numération...), mais c'est aussi la poésie qui comble le vide. La différence, considérable, entre les deux compréhensions du phénomène, tient dans le hiatus entre poésie-réalité chez les kabbalistes et poésie-specimen chez Scaliger : la typisation est moins l'affaire de la Nature ou de Dieu que de l'homme qui saisit les formes et les retravaille. La poésie (et son effet, l'émotion esthétique), n'est pas déjà inscrite, elle est mouvement vers la perfection. Cette beatitudo, état du poète comme du lecteur, a pour préalable la recherche active du mot et du style justes, que l'auteur déploie lui-même sous nos yeux quand il définit sans cesse les mêmes mots (species, res, figura, character...). Nouvelle justesse des noms qui n'est pas dans l'identité statique du mot et de sa chose, mais dans la recherche de la réunion entre figure logique et figure de rhétorique.

Plus performante qu'une simple « espèce » de langage, la poésie serait aussi plus qu'un « accident » de l'histoire.

Marie-Luce DEMONET-LAUNAYUniversité de Provence.

25. Cf. M.-L. DEMONET-LAUNAY, « L'hébreu dans la Renaissance française », ds Jewish Language Review, n° 5, 1985, 13-37.

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ENTRE LA TRADITION ANTIQUE ET LE MONDE MODERNE :

Les réflexions de Jules-César Scaliger sur les pronoms

1. La puissance et l'originalité de la pensée grammaticale de J.-C. Scaliger ont été reconnues par ses contemporains. Cette pensée donne un élan initial au courant rationaliste qui va dominer la réflexion linguistique jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. F. Sanctius, quarante-sept ans après Scaliger, en 1587, reprend pour sa Minerua seu de causis linguae latinae, le titre même de l'ouvrage majeur de celui-ci, De causis linguae latinae, paru en 1540*. Et l'Espagnol, dont le manuel sera la source directe de tant d'autres œuvres durant deux siècles, proclame hautement sa dette à l'égard de l'Agenais. Penseur combatif, Scaliger s'acharne à vérifier la validité des concepts grammaticaux, en invoquant l'autorité d'Aristote (princeps noster, dans De causis p. 352), avec la volonté de tout réexaminer à la lumière de la raison. Car la grammaire n'est pas un simple art (grammatica non est ars, chap. 1). Il a jeté, dit-il, les fondations d'une science (fun-damenta scientiae, p. 3 ; 352), avec le souci exclusif de la vérité. C'est pourquoi, dans une attitude digne d'un savant moderne, il adjure son fils Sylvius, à qui le De Causis est dédié, de ne se laisser retenir, dans son propre jugement, par aucun mobile affectif, tel que le respect qu'il éprouverait à l'égard de son père.

* Lyon, S. GRYPHE. NOUS renvoyons aux pages de cette édition.

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Il est superflu d'ajouter qu'il montre souvent une rudesse méprisante à l'égard de ceux, antiqui ou recentiores, qui, à ses yeux, se sont égarés. Il n'est question que des « ténèbres » grammaticales (grammaticorum tenebrae p. 352) ; de la « ridicule jactance » des anciens (p. 111); des « sottises » innombrables qu'il relève (p. 135; 267); des «nuages» qu'il faut dissiper (p. 179); de la « rouille épaisse » qu'il faut décaper (p. 178), etc.

Ce personnage vigoureux et attachant a brassé dans son De Causis une grande part de la matière grammaticale ; si grande en vérité que, pour éviter d'énoncer des généralités, déjà connues, il convient de choisir telle ou telle section de l'œuvre en vue d'une étude plus détaillée. Il nous a semblé que la catégorie des pronoms, objet de tant de controverses - anciennes et modernes - pouvait fournir un très bon témoignage sur la réflexion scaligérienne. On y reconnaît la puissance de la personnalité (si forte que nombre de suggestions importantes resteront méconnues de ses successeurs) et aussi la dramatique incapacité où il se trouve de se dégager vraiment d'un appareil scolastique encombrant, voire de notions inadéquates héritées des anciens.

2. Sur le pronom, l'enseignement classique, venu de Donat et de Priscien, est complexe et divisé. A voir les choses de haut, dans leur ensemble - au risque d'omettre des détails intéressants, voire assez importants, mais qui demanderaient de trop longs développements - il y a en fait deux traditions, qui présentent des points d'accord certes, mais aussi un conflit profond.

Les uns (c'est l'école de Donat) considèrent comme pronoms tous les termes susceptibles d'occuper la place du nom. Aussi bien qui « relatif », alius « indéfini », que hic « démonstratif », ou ego « personnel ». Selon cette conception, qu'on pourrait dire « molle », seront également « pronoms » tous les mots dont la flexion présente quelque forme pronominale. Ainsi, puisqu'on dit au génitif solius, unius, comme illius, les mots solus et unus seront annexés au pronom (dans la sous-catégorie vague de « l'indéfini »). Comme on le voit, ce sont des critères distribu-tionnels (commutation possible avec un nom : ille/Caesar uenit, ou purement morphologiques (alterius comme illius) qui fondent l'appartenance à la « partie du discours » dite pronom. On ne s'étonnera pas que les frontières de cette catégorie soient mal tracées, et son effectif mouvant : on peut le vérifier, non seulement dans les grammaires du latin, mais dans celles du français, rarement d'accord sur le nombre des pronoms (1).

L'autre école suit Priscien, qui exclut de la catégorie « pronom » tous les termes qui n'entretiennent pas de rapport avec la notion de personne (2).

1. Cette mouvance même mérite une explication, que nous tentons ailleurs (Atti del VIIe Convegno intern, dei Linguisti, Milan 1984, à paraître).

2. Cf. Institutions grammaticales, 1. XII et XIII (éd. GLK, t. 2 et 3).

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Le pronom est bien un substitut du nom, mais du nom propre ; cela peut paraître évident, puisque tous les ego ou tu etc.. intervenant dans un dialogue, s'appellent effectivement Cato, ou Caesar, ou Antonius etc.. Cette position dure permet à Priscien -qui se glorifie du résultat obtenu - de limiter rigoureusement à 15 l'effectif de la classe pronominale (il s'agit des « pronoms personnels », des « démonstratifs et anaphoriques », avec les adjectifs dits « possessifs », bâtis sur le thème des personnels) (3).

La force de la théorie de Priscien, c'est de prendre fermement appui sur le concept de personne. Sa faiblesse, c'est de considérer le pronom comme un substitut du nom propre (ce qui est d'emblée erroné dans bien des cas : ainsi ille renvoyant à un antécédent non humain ; et faux aussi, en dernière analyse, dans les cas apparemment favorables : ego (Caesar) scribo, comme on verra).

La théorie très stricte de Priscien exclut les « relatifs », « interrogatifs », affectés au « nom », et, bien sûr, tous les « indéfinis ». Il n'est pas mauvais de rappeler au passage (cela peut éviter quelques flottements aux grammaires modernes !) (4)... que l'appellation indefinita traduit le grec αόριστα , ainsi appelés par Apollonios pour la raison précisément qu'ils sont « non définis » à l'égard de la personne.

Le trait commun aux deux traditions antiques, c'est que le pronom n'est jamais un terme premier. Il est toujours un substitut ; il tient la place du nom ; son essence réside dans le fait qu'il s'emploie αντί ονόματος , pro nomine.

3. Cette tradition divisée se trouve chez J.-C. Scaliger. A son honneur, il a très bien assimilé et maintenu l'analyse que faisait Priscien de la personne ; il l'a même considérablement élargie, comme on verra. Mais, il ne reste pas sur les positions outran-cières de Priscien. Si celui-ci admet is parmi les pronoms en vertu de sa valeur anaphorique, de quel droit en exclure qui par exemple (5)... Scaliger reconnaît donc, avec Donat, une extension beaucoup plus large à la classe pronominale.

3. Priscien y inclut malencontreusement nostras et uestras, « mon / ton com-patriote », qui relèvent d'une autre analyse.

4. Il est donc inutile de rechercher on ne sait quelle « indéfinitude » sémantique dans le signifié de « autre », de « même », ou de « tout ».

5. Le relatif est plusieurs fois signalé comme pronom; ainsi p. 135, p. 180; c'est le relais supplétif d'un antécédent. Il y a quelque embrouillamini dans le développement sur le relatif devenant indéfini par l'effet d'un verbe « qui n'apporte pas de détermination » : nescio qui sit... L'erreur vient de la confusion entre signifié contextuel et signifié du morphème. Autre erreur (toujours actuelle !) : l'interrogatif serait indéfini, parce que le locuteur n'a pas d'opinion arrêtée. Or, dans la majorité des exemples, le locuteur est parfaitement informé : Plaute, Amp. : quamohrem uenerim dicam. L'énonciateur n'est pas forcément (il est même assez rarement) le questionneur. Sur ce caractère de l'interrogation indirecte, et sur sa force « illocutoire », cf. l'Information grammaticale 25, 1985.

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Mais - et c'est là où il est vraiment admirable - il suggère de remettre en cause la conception fondamentale, commune aux deux courants antiques, du pronom-substitut. Suggestion non pleinement développée, d'où de nouvelles ambiguïtés, où se trahit l'intense effort de réflexion personnelle de Scaliger.

Dans le De Causis, l'étude du pronom occupe une place très vaste (1. VI, chap. CXXVII-CXXXIX, p. 255-283) plus d'autres passages dispersés). Sanctius - peut-être parce qu'il se réclame hautement de Scaliger et qu'il n'estime pas indispensable de revenir sur ce que son illustre prédécesseur avait amplement développé - se limitera à deux ou trois pages (p. 110-112) (6).

Comme les auteurs de l'antiquité et du Moyen-Age, Scaliger conduit d'abord une discussion serrée sur la place du pronom parmi les « parties du discours ». Faut-il le situer avant le verbe, comme le veulent certains ? (7). Non, parce que le verbe est un constituant nécessaire de l'« oraison parfaite » (oratio perfecta), tandis qu'aucun remplaçant, aucun « vicaire » (uicarium nomen) n'est, par définition, indispensable (p. 255). On notera au passage que le raisonnement de Scaliger s'appuie, en ce cas, sur la conception habituelle du pronom comme substitut du nom. Mais, dans ce développement d'apparence toute traditionnelle on sent percer une inquiétude, sensible à certaines ambiguïtés, voire à certaines contradictions.

Le lecteur, en effet, tire forcément de l'argumentation ci-dessus l'idée que le pronom n'est pas un constituant obligatoire de Yoratio perfecta, puisque « vicaire ». Or, un peu plus loin (p. 281), continuant de ferrailler à propos de l'ordre des parties du discours, Scaliger affirme que si le nom vient en première position, il faut y mettre aussi le pronom. Suit un raisonnement, assez déroutant pour un grammairien moderne, mais très instructif ; car il montre comment, malgré la gangue pesante de l'appareillage scolastique, une intuition juste et neuve peut se faire jour. A titre d'échantillon, nous présenterons quelques méandres de ce cheminement. Les parties, nous dit-on, viennent avant le tout ; donc ce qui tient la place des parties doit précéder le tout. Ainsi la substance (substantia) des chairs, des os, ou la raison d'être (ratio) du pied, de la jambe (c'est-à-dire de parties d'un tout) est connue avant l'animal entier : homme, lion ou chien. De même les substituts de ces parties (p. ex. les arêtes, tenant lieu d'os) devancent dans l'esprit le concept de l'animal, p. ex. « poisson ». D'où il appert que le participe, fabriqué à partir du nom et du verbe, doit être conçu, non seulement après le nom et le verbe, mais aussi après le pronom.

D'autre part, ajoute Scaliger, - et c'est ici qu'on retrouve le terrain plus solide d'une grammaire non métaphorisée - l'oratio

6. Mais il y a d'autres raisons au laconisme de Sanctius; comme on verra.

7. Scaliger, si rude dans ses critiques, ne désigne pas nommément ses adversaires.

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perfecta peut exister sans le participe. Tandis qu'elle est impossible sans le pronom. Aux lre et 2e personnes, le pronom seul est le support de la personne ; si bien que les pronoms sont encore plus nécessaires à Voratio que les noms.

Comme on le voit par le rapprochement de ces deux passages, des raisonnements identiques servent à privilégier, tantôt le verbe, tantôt le pronom (personnel), qui se voit même promu jusqu'au sommet de la hiérarchie, avant le nom. La faiblesse de Scaliger est de ne pas apercevoir, ou de ne pas savoir résoudre cette contradiction : le pronom est-il « vicaire », être de second plan, intérimaire voué aux suppléances ? Est-il au contraire un personnage de toute première importance, auquel l'étiquette grammaticale doit accorder la préséance sur tous les autres ? Faiblesse, insuffisance, si l'on veut ; nous préférons quant à nous voir dans ces tâtonnements l'effet d'une puissance d'innovation et de remise en cause, bref le labeur d'un esprit exceptionnel hanté de fécondes intuitions.

Il ne sera pas inutile de sonder plus exactement cette déchirure de la pensée scaligérienne, là où s'exercent les poussées novatrices. Le pronom est-il, fondamentalement, un substitut, ou non ? C'est effectivement le problème capital, sur lequel Scaliger ne fait pas la lumière, mais qu'il a le mérite de poser.

4. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, le fondement le plus solide de la réflexion grammaticale, c'est l'analyse du « signe » linguistique. Admettons pour l'instant la définition simple et antique, reprise d'ailleurs par Scaliger, que le signe est formé par l'association d'un « signifiant » (séquence phonique) à un « signifié » ; celui-ci est comme l'image mentale d'un « réfèrent » (c'est-à-dire une « chose », un « être », un « procès » etc.). Car l'esprit, selon les vues de Platon, est le réceptacle, et, pourrait-on dire, le miroir du monde (De Causis p. 113). L'ordre naturel (ordo naturae) veut qu'on aille des choses au signe ; on aura pour exemple :

1. le « cheval », comme être extérieur à nous ;2. l'image du « cheval » dans l'entendement ;3. Le mot « cheval » dans la parole ;4. Enfin « cheval » dans l'écriture.

Les stades 1 et 2 appartiennent à la nature ; les stades 3 et 4 à l'« art » ou au « hasard » : car la matière phonique (uox, le signifiant) associée à l'image mentale est arbitraire.

Les noms sont donc les signes distinctifs des choses (notae rerum, p. 124) (8). A ce point Scaliger rencontre le problème, assez peu troublant, des « choses imaginaires (res fictae) : ainsi

8. Nous passons sur la distinction héritée entre les noms, appellations des « choses permanentes », et des verbes, appellation des choses « fluentes », distinction sans importance ici.

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« Phoenix », auquel ne correspond aucune chose dont il serait le reflet.

Quant aux pronoms, ils ne renvoient pas directement aux choses, mais aux noms des choses (p. 255-256). Is, Me, ego ne s'interprètent pas d'emblée comme des notae d'êtres (referents) ; ils ne renvoient à ceux-ci que par le relais du nom ; p. ex. is représentera « Cato », et « Cato » l'homme Caton. De même ego sera, disons, « Caesar », signe de l'être César. Les pronoms ne sont pas des notae rerum, mais des notae nominum. Et comme les nomina sont déjà eux-mêmes des notae, les pronoms seront des notae notarum. Le nom renvoie aux choses immédiatement, le pronom y renvoie médiatement, par l'intermédiaire du nom (même analyse pour le relatif p. ex., cf. supra, où qui est encore désigné comme le substitut de Caesar).

A ce point, la conception du vicariat pronominal n'est pas atteinte, bien que Scaliger s'engage sur une voie qui, explorée plus avant, lui eût permis de tout remettre en cause ; car cette démarche conduit à évaluer la portée de l'abstraction opérée par la langue, et de vérifier la nature du réfèrent. Il est vrai que Scaliger, comme les autres, n'envisage que la composante sémantique du signifié, ignorant la composante syntaxique, dont l'étude lui aurait fourni un critère essentiel de rangement (cf. infra). Il est, dans l'ensemble, très fidèle à Priscien, qui bâtissait tout son exposé (Inst. 1. XII et XIII) sur le fait que le pronom (personnel ou démonstratif), était le substitut du nom propre, et qui, très logiquement, refoulait des pronoms vers les noms tout terme sans rapport avec la personne. Cette doctrine rigoureuse était cependant viciée à la base même, par une erreur d'appréciation : ego n'est pas, en première ligne, le substitut de Caesar p. ex. Il est, on le sait, la marque de tout être s'instituant comme locuteur ; et par là le pivot, la pierre angulaire de l'acte d'énoncia-tion fondateur de la parole. Les anciens ont frôlé ce phénomène majeur sans l'appréhender comme il le méritait. Scaliger les suit, en répétant leurs erreurs ; mais on le sent assez souvent embarassé dans les liens de l'analyse traditionnelle, et sur le point de les faire craquer. (D'où les fécondes déchirures déjà signalées). Ainsi, p. 256, il souligne l'immense différence qui sépare ego de Caesar. Ego, dit-il, individualise beaucoup mieux que Caesar ; ego ne peut être que ego ; Caesar au contraire peut être entendu, non seulement d'un éventuel locuteur nommé « César », mais aussi de bien d'autres individus. C'est pourquoi, ajoute-t-il, ego n'est pas mis à la place du nom Caesar; c'est plutôt grâce à la première personne (ego) qu'une « substance » déterminée peut être saisie comme « César » (9).

9. Ailleurs, p. 135, dans la broussaille d'une polémique à couleur scolastique, Scaliger reproche aux anciens d'avoir « honteusement oublié la personne » parmi les accidentia du nom. En effet, argumente-t-il, si la personne est absente du nom, comment pourrait-elle se manifester dans son vicaire ? - on voit ici encore comment Scaliger ouvre des brèches dans l'édifice traditionnel, sans apercevoir nettement où elles pourraient le conduire.

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Contre l'enseignement des anciens, Scaliger fait valoir d'autres difficultés (p. 257). On ne saurait dire que le « pronom » ego se substitue au nom propre ; dans ego Iulius scribo, ego est « primaire », et non pas « vicaire ». D'autre part, il y a des appel-latifs (noms communs) qui peuvent s'employer à la façon des noms propres (homo loquor ; audi tu, populus Albanus). Et si l'on songe que beaucoup de noms génériques (piscis, auis) ne sauraient se ramener au nom propre, on conclura à la fausseté de la doctrine héritée sur le pronom personnel.

Allant plus loin, Scaliger écrit pour se gausser des conservateurs (p. 136) : At fuit aliquando, cum nullum erat pronomen : turn miseri mortales de se ipsis nihil poterant enuntiare. « Mais, il fut un temps où n'existait aucun pronom : alors les malheureux mortels étaient dans l'incapacité de rien dire sur eux-mêmes ». Loin d'être le substitut d'un autre signe préexistant, le pronom personnel serait donc, génétiquement, antérieur au nom. C'est une idée profonde qui frappera les successeurs de Scaliger. Sanctius la reprend avec vigueur. On pourrait dire, pour la résumer sans ironie, que toute dénomination implique un acte d'énonciation préalable. Voilà renonciation installée à sa place fondatrice dans la langue, sans que le découvreur de cette vérité essentielle mesure la portée révolutionnaire de sa découverte.

On perçoit ici l'inconfort de la position qu'occupe Scaliger : en général, il répète la doctrine reçue ; par moments, il la réfute et la ruine. Mais il ne domine pas la contradiction qu'il a fait naître pour déboucher sur une théorie complètement renouvelée. Encore un pas et il aurait réorganisé sa pensée en fonction de renonciation. Plus précisément, sur le point qui l'intéresse, il aurait montré que le réfèrent « reflété » par le signe « pronom » n'était pas une res du monde extérieur (idée sous-jacente à la conception de ego substitut de Caesar ou d'Antonius), mais un être sans existence hors du discours, comme le soulignent aujourd'hui tant de linguistes, et notamment E. Benveniste.

Loin de nous l'envie pédante de corriger pointilleusement Scaliger, en soulignant en rouge son retard et ses déficiences par rapport aux connaissances modernes. On aura compris que tout au contraire nous relevons avec admiration ses fulgurantes prémonitions, tout empêtré qu'il soit dans le filet des idées reçues (mais n'est-ce pas là à toutes les époques, le destin inévitable de tout esprit original ?).

5. La même démarche vigoureusement novatrice fait craquer de nouvelles mailles contraignantes, quand Scaliger étudie les autres pronoms - pour lesquels nous devons nous limiter à quelques points, pour éviter d'être trop long -. Ici encore la question majeure, (non explicitement formulée) est de savoir quel est le réfèrent du signe. Si l'on veut bien ne pas trop accorder aux querelles scolastiques, toujours florissantes, sur la « substance », l'« accident », ni à la recherche aristotélicienne des « causes »

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diverses (matérielle, formelle, efficiente, finale) dont le texte se trouve assez souvent encombré (10), on relèvera ici encore d'heureuses intuitions. Ainsi (p. 135) lorsqu'il corrige cette erreur des auteurs anciens que le pronom signifie substance ou qualité, particulière ou commune. A son avis, il signifie autre chose que la substance : par exemple la quantité, la relatio (c'est-à-dire la reprise anaphorique), la situation (c'est le cas des démonstratifs). A ce propos, Scaliger, toujours sarcastique, observe que rien n'est plus malchanceux qu'un grammairien qui s'avise de donner une définition : nihil infelicius grammatico definitore. Pour lui, il se trouve tout près d'une découverte capitale : car, si le pronom ne signifie pas « substance et qualité » (par quoi se définit le contenu du nom, cette nota rerum) que signifie-t-il ? quel est son réfèrent ? Est-ce que l'évaluation quantitative, la reconnaissance d'une présence dans le champ perceptif ou mémoriel (demonstra-tio, relatio) sont des res du monde extérieur, qui se refléteraient dans « l'esprit-miroir » ? Ne sont-elles pas plutôt des opérations propres à l'esprit ? De même que le pronom personnel renvoie à un donné purement langagier, sans existence hors du discours en acte, de même les démonstratifs, les anaphoriques... et la masse mal cernée des indéfinis renvoient à diverses opérations de l'esprit : repérage dans l'espace (ou dans le temps) organisé par renonciation, quantification, perception d'identités ou de différences... etc., bref à des referents purement psychiques (un « cheval » - pour reprendre l'exemple canonique - se définira admettons-le, par substance et qualités. Mais il ne sera par lui-même ni ille, ni idem, ni alius; il sera jugé tel au terme d'un processus de mise en place relative, ou de comparaison, etc., processus qui se réalisent seulement dans l'esprit). L'esprit n'est donc pas (ou pas seulement) le miroir de l'univers.

Toutes ces amorces d'analyse contredisent la conception du pronom comme vicaire du nom, et ouvrent la voie à de nouvelles recherches, à une nouvelle philosophie du langage. Mais cela n'aboutira pas si tôt : F. Sanctius, qui se présente comme l'héritier spirituel de Scaliger adopte une position extrême : le pronom est supprimé de la liste des « parties du discours ». Par cette réduction radicale, Sanctius obtient le résultat fâcheux de stériliser la problématique où nous engageait Scaliger. Il ne sera guère suivi par les grammariens des XVIIe et XVIIIe siècle (11). Son excès aboutit à occulter les riches suggestions de l'Agenais.

Que Scaliger ait eu conscience du dilemme où il restait enfermé, partagé entre ses intuitions et l'enseignement hérité, cela ressort très bien du passage déjà cité où il raisonne sur la place du pronom. Selon son habitude, il ne manque pas de s'y livrer à des supputations étymologiques : pronomen désigne le

10. Mais cette situation répond à l'intention avouée de l'auteur et au titre même de son livre De Causis.

11. Sanctius sera, sur ce point, durement critiqué par BEAUZÉE, Grammaire générale (1767). Cf. l'édition de SANCTIUS, Minerva, par G. de CLÉRICO, P.U.L., 1982.

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terme « substitut » du nom si l'on entend pro au sens de « à la place de » (pro Milone loqui, c'était exactement « parler à la place de Milon », « en tenant le rôle (uices) de Milon »). Mais, ajoute-t-il avec malice, pro signifie plus souvent « devant, avant » : pro castris. Il n'en dit pas davantage, restant, et nous laissant, dans l'ambiguïté. Or il est hors de doute que les grammairiens de l'antiquité, de Denys le Thrace à Donat et à Priscien, ont compris pro (et αντί dans αντωνυμία ) comme « à la place de » et non pas « devant ». L'argutie étymologique de Scaliger ne vise qu'à fournir après coup, au mépris des conceptions antiques, une sorte de justification aux analyses qui, çà et là, contredisaient la thèse du pronom-vicaire.

6. Pour donner une vue plus exacte des théories sur le pronom, il faudrait souligner en outre qu'aucun grammairien n'a pris en compte l'autre composante du signifié pronominal, qui est son signifié syntaxique. Scaliger n'a pas comblé cette lacune. Il conviendrait aussi d'observer qu'il raisonne - comme ses con-temporains - à partir de l'emploi proprement « pronominal » des pronoms, négligeant l'emploi adjectival. Or ille est, on le sait, pronom ou adjectif (« celui-là / cet »). Il y avait là un argument de poids contre la thèse du vicariat : quel nom remplace « cet » dans « cet homme » ? Nous dirons que « cet » informe sur l'existence (de « homme ») dans le champ perceptif, ou notionnel, du locuteur (c'est son signifié sémantique), et qu'il contribue à signaler « cet homme » comme un syntagme nominal (c'est son signifié syntaxique de classificateur nominalisant).

Dans l'analyse du pronom, en effet, tout repose en définitive sur deux démarches :

1. Sur la reconnaissance de son caractère syntaxique nominal. Ce point essentiel n'est guère souligné comme il conviendrait, oublié par les anciens et par la plupart des modernes (12).

Le pronom n'est pas en première ligne un substitut du nom ; il est éminemment nom, et même l'expression la plus abstraite de la catégorie syntaxique nominale. Abstraction du signifié syntaxique propre à tous les noms (compte tenu des différences de genre), il est comme tel propre à servir de « joker » nominal, comme on le voit bien dans l'anaphore. Au neutre « résomptif », le latin id, comme le français cela, le, donne une forme nominale à un ensemble notionnel aussi complexe qu'on voudra, et qui échappe à toute dénomination (ainsi, en réponse au récit d'une aventure compliquée : - « je le savais ») ; employé comme adjectif, il joue le rôle de nos modernes « prédéterminants » ;

2. Sur l'analyse de son signifié sémantique, et plus précisément sur la reconnaissance de son réfèrent. Le pronom n'ajamais de réfèrent extra-linguistique (ou extra-psychique). Il n'estjamais « miroir du monde ». Il existe certes de nombreux termes

12. Cf. Guy SERBAT, « IS, un super-nom », dans Latomus 1984.

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à propos desquels on pourrait faire la même observation (non référence au monde), et que la tradition n'inclut pas pour autant dans la classe pronominale : noms de nombre, opérateurs quantitatifs, indicateurs de similitude ou d'altérité ; pourquoi idem ou alius sont-ils « pronoms » mais non pas similis ? (13). (Par parenthèse on remarquera que ces objections ne sont pas sans rapport avec le caractère toujours fluctuant des frontières des « indéfinis »). Il est vrai ; mais, en tout cas, si d'autres termes se trouvent eux aussi privés de réfèrent extra-psychique, aucun des mots appelés « pronoms » n'y échappe.

Cette spécificité pronominale, qui interdit de considérer le « vicariat » comme le trait essentiel de la catégorie, a été plusieurs fois aperçue par Scaliger. Mais, embarrassé dans les liens d'une tradition qui remonte à Donat et à Priscien, voire au princeps Aristoteles, il n'a pas réussi à rassembler les conclusions impliquées par les contradictions qu'il mettait si bien à jour. Ses remarques incisives allaient cependant si loin que ses successeurs eux-mêmes n'ont pas su en tirer toutes les consé-quences (14).

L'impuissance des héritiers permet de mesurer la grandeur de l'homme qu'on regarde à juste titre comme le père de la « grammaire générale » de l'âge classique.

Guy SERBATUniversité de Paris-Sorbonne.

13. Le classement traditionnel se fonde, en latin, sur les critères morphologiques (génitif en - ius p. ex.). Il y a là une question à réexaminer. En tout cas, Scaliger (et Sanctius) après Priscien, fulminent contre l'attention apportée à la materia des mots (l'existence d'alterius n'est pas, pour Priscien, un argument en faveur du caractère pronominal de alter, contredit par son absence de rapport à la personne).

14. Par exemple J. HARRIS, dans son Hermes, ou recherches philosophiques sur la grammaire universelle (1751 ; trad. F. THUROT 1796 ; éd. A. Joly 1971) estime que les pronoms sont « toujours mis à la place du nom », p. 59 ; id. p. 65 ; « être subalterne » p. 67.

Dans son commentaire (1796) F. Thurot contestait que le pronom remplaçât un nom, se rangeant explicitement à l'avis extrême de Sanctius..., et oubliant Scaliger.

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JULES-CESAR SCALIGER ANALYSTE DES « PARTIES DU DISCOURS » :

LA DICTIO RÉINVENTÉE

« ... Certainement si j'avois à faire une grammaire, je confesse que je ne l'aurois deu ny peu faire autrement que dans l'ordre des parties de l'oraison, à cause de la dépendance qu'elles ont l'une de l'autre par un certain ordre fondé dans la nature, et non point arrivé par hazard, comme Scaliger le Père l'a admirablement démonstré. »

VAUGELASRemarques sur la langue françoise (1).

« Soit... la distinction en parties du discours : sur quoi repose la classification des mots... ? Se fait-elle au nom d'un principe purement logique, extra-linguistique, appliqué du dehors sur la grammaire comme les degrés de longitude et de latitude sur le globe terrestre ? »

F. de SAUSSURE Cours de linguistique générale (2).

« ... La tradition a légué aux grammairiens la série des parties du discours : il n'est pas malaisé d'en faire apparaître le romanesque, mais... l'important résid(e) moins dans la liste exacte de ces parties que dans le fait que toujours et nécessairement on en suppose... La langue, même si on l'imagine totalité dénombrable, est aussi... marquée d'hétérogène et de non superposable. »

J.-Cl. MILNERL'amour de la langue (3).

1. Paris, 1647 (préface, XII).

2. Paris, Payot, 1974, p. 152 ( l r e édition : 1916).

3. Paris, Le Seuil, 1978, p. 29.

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1. Le territoire du grammairien

Abordant l'étude des « causes de la langue latine », Jules-César Scaliger situe dans deux préfaces son entreprise par rapport aux classiques découpages du savoir (4). Sous sa double formalité pédagogique et éditoriale, cette captatio vise-t-elle à asseoir la conformité du livre par rapport aux usages d'une profession (5) ? Soucieux bien plutôt de n'être pas ravalé au rang médiocre de grammaticus (6), Scaliger s'y fait tranchant dans sa revendication d'originalité. Certes, il endosse l'héritage humaniste qui a su, par-delà un « long exil » (médiéval s'entend), renouer avec l'« ancienne dignité » du latin (7). Mais Vusus res-

4. Je renvoie à Y éd. princeps de 1540 (livre, chapitre, page). J'ai souvent eu recours à la traduction inédite préparée par J. Stéfanini. Scaliger adresse sa première préface à Sébastien Gryphe, l'imprimeur humaniste de Lyon qui, « de 1538 à 1540 publiera cinq de ses œuvres, dont trois en la seule année 1539 » (Magnien, 315-317). Par la seconde, il dédie l'ouvrage à son fils aîné Sylvius, né en 1530 (Hall, 130).

5. Notamment en le pliant au « plus ancien schéma éducatif », celui de l'« initiation d'un fils par son père », « démarche typiquement romaine » : outre « Cicéron dans les Partitiones ou saint Augustin dans le De magistro, c'est à son fils que Macrobe dédie ses Saturnales; ... Mallius Theodorus... son De metris ; ... pour son fils que Ti. Claudius Donatus rédige ses Interpretationes Vergilianae... » (Holtz, 100).

6. « ... stultissime nobis grammatici nomen imponunt ex libro nostro De eau-sis linguae latinae. Omnia enim illa ad libellant philosophiae appensa sunt » (Poe-tices..., I, 5, p. 26). Un Erasme, au contraire, adepte des vulgaria studia et qui « dédaigne la philosophie et Aristote », avait été traité par Scaliger de « simple grammaticus » (Oratio... contra... Erasmum, éd. Magnien, 1. 1984; introd., p. LXI).

7. « L'ceuvre-clé de restauration de la bonne latinité » avait été « donné(e) à l'humanisme » par Lorenzo Valla dans ses Elegantiarum linguae latinae libri VI de 1435-1444 (Giard [1982], 5). Cf. aussi Chomarat, 225 s., soulignant (228) l'« influence si étendue et si durable » de ce livre « sur l'Europe », et notamment (242 s.) sur Erasme. A voir Erasme revendiquer le patronage de ce Valla qui ne professait pas un cicéronianisme strict, critiquait fort Aristote (Giard [1982], 11) et pour qui « le langage n'est pas affaire de logique, mais d'usage » (Chomarat, 259), Scaliger n'a guère dû être enclin à louer explicitement l'auteur des Elegan-tiae. Celui-ci est en revanche célébré comme un « vir in re literaria acerrimus » dans Vepistola nuncupatoria de Ianus Pyrrhus Pincius (datée de 1531) en tête du Mercurius maior de Saturnio (ouvrage qui, quant à lui, critique abondamment Valla) : à lui la gloire d'avoir, « le premier », rétabli la « discipline effondrée de la république des lettres » et de l'avoir ramenée « sous l'étendard romain », « rendant » ainsi « l'empire à l'Italie » (éd. de 1546, f. a 3).

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taure ne saurait à ses yeux pallier les insuffisances qui subsistent au plan de la ratio (8). L'« économie » profonde de la langue reste ignorée. La théorie n'est pas à la hauteur de la « pratique » : excellence d'un côté, déficit de l'autre. Souligner ce contraste, c'est préparer un coup de force. Effectivement Scaliger affiche son intention de se démarquer tout à la fois des Anciens et des Modernes - où il faut voir surtout, même s'ils ne sont pas d'abord nommés, Priscien d'un côté, Linacre de l'autre (9). Il veut s'engager dans une voie restée non frayée : celle, philosophique, qui remonte à « l'origine même et aux racines de la langue » (10). Et le patronage d'Aristote n'est pas de trop pour couvrir l'audace de la position, « fort peu orthodoxe » quoi qu'il en dise, selon laquelle « non seulement la grammaire est une partie de la philosophie,... mais... n'en est pas separable », étant donné qu'« on ne saurait connaître » la première « sans » la seconde et que, « par leur nature même les sciences élémentaires ne sont pas séparables des sciences les plus hautes » (11).

Ainsi l'ordre didactique se voit d'emblée subordonner à un autre, plus déterminant, chargé de restituer à la grammaire ses lettres de noblesse. Comme Ramus, quoique de tout autre façon (12), Scaliger est le champion de cette maturité reflexive de l'humanisme qui ne se contente plus de voir le latin heureusement décapé des concrétions accumulées durant des âges obscurs et perpétuées par des institutions rétrogrades (13). La redécouverte en leur pureté originelle des textes mêmes des Anciens, poursuivie dans l'enthousiasme à la période précédente (14), est

8. De causis, préfaces, ff. aa2 r./v. ; aa3 ; aa4. Sur le couple usus/ratio, cf. CHEVALIER (1968), 177; PADLEY (1976), 75. Saturnio également avait valorisé la notion de ratio dès son titre, Mercurius..., qui place la grammaire sous le patronage d'un dieu sage autant qu'éloquent (préface, p. 2, où il explicite : « ... Mercu-rium, hoc est rectam rationem »). Mais il prenait acte d'une disparité des critères inhérente à la grammaire qui, seule de tous les artes, subsisterait « minimum ratione, plurimum usu, tota vero autoritate » (I, 1, p. 5 ; cf. aussi p. 453). Et s'il entend discuter « de recta loquendi ratione », il ne prétend pas s'assigner la justification ou l'explication de « tota grammatica ratio » (préf., p. 3) et souligne massivement le rôle primordial de l'usus, ce « certissimus dicendi magister » (VIII, 18, p. 400; cf. aussi p. 6, 150, 413, 453, etc.), lui subordonnant la ratio : « Fluxa est... omnis ratio grammatici... quam recepta scriptorum autoritas non statuminat » (p. 213). Chez Scaliger, les accents sont placés à l'inverse.

9. Sur ces auteurs, sources ou repoussoirs le plus souvent anonymes dans le De causis, cf. inf., ad n. 47, 66, 69 s.

10. Préfaces, ff. aa2 v. ; aa3 ; bb2 v.

11. Ibid., f. bb v. : que la grammaire soit « une partie de la philosophie », « il n'est », prétend Scaliger, « personne de raisonnable qui le nie (nemo sanus negat) ». « Highly unorthodox view » cependant selon PERCIVAL, 241, n. 18. Le « divin Aristote » (cf. inf., n. 79) est présenté en « modèle » à Sylvius qui pourra ainsi « comprendre l'ordre admirable suivi dans ces livres à (lui) destinés » (f. bb2 v.)

12. « A tous égards, Ramus et Scaliger sont des isolés et des pionniers » (FUMAROLI, 666). Voir les chapitres que leur consacrent CHEVALIER (1968), 176 s. et 269 s., et PADLEY (1976), 58 s. et 84 s. ; (1985), 9 s. et 242 s.

13. Cf. PADLEY (1976), 75.

14. Cf. BOLGAR ; SABBADINI ; WEISS.

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désormais enregistrée. Mais la philologie conquérante ne suffit plus là où la théorie vient à manquer. Aussi Scaliger veut-il secouer la torpeur de ceux qui prétendaient se reposer sur un acquis littéraire. Il n'hésite pas à rompre avec la tradition consacrée qui assignait au grammairien une double tâche, non seulement « méthodique » ou « horistique » (celle de définir techniquement le système de la langue), mais aussi « exégétique » ou « énarrative » (celle de commenter les auteurs) (15). Pour lui, seule la première est véritablement du ressort du grammairien (16). « Rationaliste » à tous crins (17), il souscrit à l'une des définitions de Quintilien (non sans en surdéterminer la portée) : ce qui lui importe au premier chef, c'est la ratio loquendi, l'économie rationnelle qui régit le langage (18). Dès lors, bousculant le schéma banal du trivium et redistribuant le champ du savoir, il invente un mixte (19) : son De causis prend la figure, réputée inédite, d'une grammaire philosophique (20).

15. Pour un grammairien du IVe siècle, la première « praecepta demonstrat, cuius species sunt hae : partes orationis, uitia uirtutesque », la seconde « perti-net ad officia lectionis » (DIOMÈDE, [Keil 1] 426, 15 ; cf. aussi VICTORINUS, [Keil 6] 4, 3). Voir JEEP, 106. Déjà chez QUINTILIEN : « ... partes duae quas haec professio pollicetur, id est ratio loquendi et enarratio auctorum, quarum illam methodi-cen, hanc horisticen uocant » (Inst. 1, 9, 1. J'adopte la correction de Usener : horisticen pour historicen - cf. inf., ad n. 16 et 22). Voir aussi CLERICO, 106, n. 5.

16. I, 1, p. 3. Scaliger rejoint ainsi Juan Luis VIVES dont le De causis corrup-tarum artium reconnaît que « l'ars grammatica n'exige pas (de soi) (le commentaire des auteurs) » - non sans juger très profitable l'« entrelacement mutuel » des disciplines (cf. CLERICO, loc. cit., ad Minerve I, 2 où Sanctius défend un point de vue semblable), et surtout SATURNIO qui, ayant rappelé la professio duplex assignée au grammairien par Quintilien (methodicen/historicen) et Diomède (horisticen/exegeticen), poursuit : « nos, relicta posteriore, summam nobilissi-mamque methodices partem prosequemur » (Mercurius..., I, 2, p. 7).

17. PADLEY (1976), 75 ; STÉFANINI (1976b), 319.

18. Cf. QUINTILIEN, loc. cit. (n. 15), où ratio loquendi signifierait assez banalement « la technique de l'expression » (trad. J. COUSIN, coll. G. Budé, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 129). Nul doute que Scaliger, lorsqu'il écrit de la grammaire : « collegit communem rationem loquendi » (IV, 76, p. 136), ne donne plus de poids à la formule, conformément à l'importance chez lui de la notion de ratio (cf. sup., ad n. 8 ; inf., ad n. 64-65).

19. Selon la préface de la Poétique, les censeurs du De causis lui reprochaient d'avoir « mélangé » (miscuissem) les « éléments grossiers de la matière littéraire » à des « investigations » relevant de « la philosophie substantielle ».

20. Scaliger ne fait jamais explicitement référence aux Modistes médiévaux : cf. BURSILL-HALL (1971); PINBORG (1967 et 1982); ROSIER (1981 et 1983), mais il semble bien hériter d'eux dans une certaine mesure : voir STÉFANINI (1976b), 318-319 ; (1982), 41-43 et 46-48 ; PADLEY (1976), 62 (le De causis comme « retour aux méthodes de la grammatica speculativa plus que nouveau départ ») et 75 (sur la « difficulté à déterminer ce qui », dans le De causis, « provient directement d'Aristote et ce qui est dû aux Modistes »). Cf. inf., ad n. 75 s. Plus anciennement, et de tout autre manière, la synthèse de Varron présentait elle aussi une dimension authentiquement philosophique à laquelle Scaliger a dû être sensible : sur l'importance qu'a pour lui Varron (ce « doctissimus omnium Romanorum » suivant le De causis IV, 101, p. 204), cf. CHEVALIER (1968), 177, 182 (n. 16), 188 et 194; STÉFANINI (1978), 189 s. Cf. inf., ad n. 53, 76, 84-88 (voir aussi cependant ad n. 117).

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Provocant, ce geste inaugural rehausse l'exigence de norma-tivité depuis toujours inhérente à la discipline grammaticale. Mais le « c'est ainsi » d'une perspective simplement constative devra être passé au crible d'une démarche vérificatrice qui aura pour effet soit d'en annuler soit d'en redoubler la vigueur. Partant des « préceptes et lois » consignés avant lui par « beaucoup de grammairiens pleins de savoir et de sagesse », Scaliger veut remonter aux « causes de ces préceptes », « rendre compte de l'établissement de ces lois » (21). Il s'agira soit d'en établir le bien-fondé, soit d'en ruiner la prétention : opération définitive (elle effectue un verrouillage ultime, irréversible) en tant que précisément « définitoire » (finitiva, écrivait jadis Diomède) (22). Définir, c'est tracer des limites, circonscrire un territoire (23). Tâche par excellence, mais tâche difficile si tant est, comme le déplore Scaliger, que « le grammairien chargé de définir (defini-tor) » représente (jusqu'à lui s'entend !) le type même du « malchanceux » (24). Revenant sur le De causis au début de sa Poétique, il mettra au défi les détracteurs du premier : qu'ils « osent préciser (définire audent) la nature et l'auteur de l'édit » qui lui interdirait à lui d'« oser (audebimus) porter remède aux plaies de ces definitiones qui ont empoisonné l'esprit des jeunes gens » (25). « Audaces » mutuellement exclusives : panser les plaies, pour le médecin grammairien qu'est Scaliger, ce sera équivalem-ment corriger des définitions, soit - au sens spatial, voire cadastral, des termes - redélimiter des propriétés, en rectifier les tracés (26) :

« Si l'on considère (notre) œuvre..., on reconnaîtra qu'il n'y s'agit pas tant d'occuper ce qui est à autrui que de rejeter ce qui est extérieur et de revendiquer ce qui nous appartient (27) ».

Externa reiecta, propria vindicata : opération de balisage au service d'une politique du savoir. Ainsi légitimé, un lieu propre est en passe d'être réinvesti (28).

21. Préfaces, f. aa4 : « praeceptionum causas... earum (legum) constitutionum rationem ».

22. Cf. sup., n. 15 (traduction de οριστική ).

23. « Sumptam materiam certisque limitibus circumscriptum... » (début du De causis, I, 2, p. 3).

24. « Nihil enim infelicius grammatico definitore » (IV, 76, p. 135). SCALIGER a un sens aigu des exigences de la definitio : cf. inf., 4e partie, pour le chapitre qu'il consacre à celle de dictio (voir aussi IV, 80, p. 146 : critique des définitions « circulaires » - le nom par le cas, le cas par le nom).

25. Poetices... préface.

26. Sur l'importance de la notion de « tracé » ([de] lineamentum) dans la Poétique de Scaliger (conformément aux théories esthétiques de la Renaissance), cf. LARDET, « Figure... » Voir aussi inf., ad n. 110.

27. Préfaces, f. bb2.

28. Cette procédure quasi cartographique n'est pas sans rapport avec la métaphore saussurienne du quadrillage du globe (cit. sup., en exergue).

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Tout commence pour Scaliger avec cet « instrument » de transmission du savoir qu'est « l'ouïe » (auditus), réceptacle de ces « désignations des notions (notae notionum) contenues dans l'âme » que sont « les mots » (voces) (29). Or les mots sont « affectés » de trois manières : formatio, compositio, Veritas. Si la vérité, « adéquation du discours à la chose dont il est la désignation », est du ressort du dialecticien, c'est du grammairien que relèvent d'une part la « formation des mots », autrement dit leur « création » et leur « configuration », d'autre part leur « composition », à savoir « l'union proportionnée des parties entre elles ». Quant aux « ornements » oratoires et au « nombre » poétique (que Scaliger retrouve combinés dans le genre historique), ils « s'ajoutent » à l'énoncé et leur étude appartient aux praticiens de ces divers modes d'expression. Cependant, revenant peu après sur la tâche propre du grammairien, Scaliger éprouve la nécessité de préciser, entre figuratio et compositio, la place d'une troisième dimension : la significatio. Or, des trois, c'est celle-ci, dit-il, qui serait restée jusqu'à lui la moins bien traitée : manière de spécifier le rôle cardinal que lui assignera le De eau-sis... (30). On peut récapituler comme suit l'ensemble de cette distribution, tout à fait cohérente d'ailleurs avec celle que présentera la Poétique (31) :

I ARTES

2. L'ordre de la théorie

Une' fois circonscrit un objet propre, il s'agit d'en organiser le traitement : ordo est ici la valeur fondamentale, et le rappel des exigences qui en découlent scandera du reste tout le De cau-

29. I, 1, p. 2 (à cette même page renvoie tout le paragraphe qui suit). Cf. aussi III, 66, p. 114. Pour notae notionum, cf. inf., ad n. 92-108.

30. Cf. inf., ad n. 68 s. et 92 s.

31. Cf. LARDET, « Figure... », § I.

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515 (32). Question d'adéquation au réel autant que de cohérence interne de l'ouvrage. Si l'appréhension de cette totalité qu'est l'oratio réclame que l'on porte une attention réglée à ses « parties » (partes) (33), encore faut-il ne pas céder à une équivoque latente dans cette terminologie. Deux métaphores mettent le danger en évidence. L'une compare la grammaire à l'architecture :

« Cela n'est pas vrai que disent d'autres, lesquels ont fixé quatre parties à la grammaire : la lettre, la syllabe, le mot, l'énoncé (littera, syllaba, dictio, oratio). Car l'énoncé n'est pas une partie de la grammaire, mais l'argument en sa totalité... Qui en effet irait soutenir que l'architecture se subdivise en maisons (34) ? »

Scaliger rejoint ainsi (par quels relais ?) la remarque d'un théoricien médiéval de la grammaire universelle, Dominique Gondisalvi :

« Les parties de la grammaire (seraient-elles) la lettre, la syllabe, le mot, l'énoncé ? Erreur ! Ce sont les parties de la matière, non de la discipline » (35).

A vrai dire, beaucoup plus proche dans le temps du De cau-sis (mais resté apparemment ignoré de Scaliger), le Mercurius maior du grammairien lombard Agostino Saturnio (36) comportait déjà un chapitre intitulé : « Autres sont les parties de la grammaire, autres celles de l'énoncé (oratio) » (37). S'y trouve cri-tiquée l'erreur de qui veut voir dans « la lettre, la syllabe, le mot, l'énoncé (littera, syllaba, dictio, oratio) des parties de la

32. Cf. p. ex. préface (cit. sup., n. 11) ; I, 2, p. 3 ; I, 6, p. 10 ; IV, 76-77, p. 134 et 138, p. 281 (voir inf., n. 42). Cf. aussi inf., ad n. 52. L'« ordre » posé par Scaliger fera au XVIIe siècle l'admiration d'un Vaugelas (cit. sup., en exergue).

33. En tant que sa « fin » est le « parler correct » (recte loqui), le grammairien doit « appliquer son attention aux partes à la fois en tant que telles et en tant qu'elles se répondent mutuellement en vue de la composition » (I, 1, p. 2).

34. IV, 76, p. 135. Cf. CHEVALIER (1968), p. 181-182.

35. « Partes artis grammatice... littera, sillaba, dictio, oratio ? Falluntur. Partes materie, non artis » (cit. in HUNT, 122). Sur Gondisalvi (Gundissalinus, Tolède, 2e moitié du XIIe siècle), cf. BAUR ; FREDBORG. A la même époque, un Pierre Hélie (HUNT, ibid.) voyait dans la science des lettres, des syllabes et des mots l'équivalent de ce que sont à la maison ses parties, son toit, ses fondations : c'est l'image dont Scaliger usera, mais pour récuser, non pour souligner l'analogie.

36. Sur le Mercurius, cf. CHEVALIER (1968), 336-344, qui le situe (339) « dans la ligne de la grammaire philosophique médiévale ». l'ed. princeps semble être celle de 1546, en tête de laquelle figure - terminus ad quem - une epistola (cf. sup., n. 7) d'avril 1531. Le terminus a quo est 1524, date de Ved. princeps du De emendata structura de Linacre que le Mercurius cite avec éloge (X, 3, p. 160). Saturnio mourut en 1533 (Ferrari, 611). Il fait cependant plusieurs fois mention d'une prior editio de son ouvrage (I, 41, p. 113; III, 7, p. 157, etc.). S'agit-il du Mercurius minor qu'évoque la pièce liminaire en vers de Marius Victorius Iaco-minus (cf. aussi le début de la préface de SATURNIO, p. 1) ? En tout cas il n'en reste apparemment plus trace. Et Scaliger, qui a quitté l'Italie pour Agen en 1524 (BILLANOVICH, 244-245), ne semble pas connaître l'œuvre de Saturnio.

37. I, 2, p. 6-7.

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grammaire », confondant ainsi l'ars (grammatica) dont relèvent orthographe, prosodie, étymologie et syntaxe (soit les parties relatives aux quatre éléments ci-dessus) et l'opus, c'est-à-dire l'oratio, dont lettres, syllabes et mots forment la « matière » à titre de « parties naturelles » (38).

Autre métaphore dans le De causis, également traditionnelle : celle qu'il emprunte à la physiologie (39) - ce qui n'est pas pour surprendre chez ce commentateur du botaniste Théo-phraste et du zoologue Aristote qu'est aussi Scaliger (40) : le De causis plantarum du premier ne trouve-t-il pas un écho dans le titre De causis linguae latinae ? Le De partibus animalium du second n'a-t-il pas quelque incidence sur l'intérêt manifesté par Scaliger aux parties... du discours ? Critiquant la définition du mot (dictio) comme étant « la plus petite partie de l'énoncé (ora-tio) construit » - celle de Priscien (41) -, Scaliger commente :

« Qui irait dire en effet que la main est la plus petite partie de l'homme ? Car, ainsi qu'il en va pour bien des réalités naturelles, de même, dans l'énoncé (oratio), les parties ne sont pas d'une seule sorte : les unes en effet sont divisibles, les autres non, telles les lettres. Les divisibles sont d'une double nature : certaines se divisent en éléments semblables, d'autres en éléments dissemblables. Ainsi une partie du sang est sang, une partie de l'os est os, mais une partie du pied n'est pas pied... (42) ».

D'une part le parallélisme est trompeur, qui laisserait supposer que l'organisation de la grammaire décalque et redouble purement et simplement la structure de son objet. D'autre part, à l'instar de celle d'un corps vivant, l'organicité du discours n'est pas univoque. Loin d'être réductible de bout en bout à une sorte d'emboîtement continu d'éléments gigogne, le discours

38. De même, précise-t-il, l'inventio, la dispositio, etc. sont des parties de l'ars rhetorica bien distinctes de celles de l'oratio rhetorica (l'exorde, la narration, etc.).

39. Les scholies de Denys le Thrace comparent fréquemment le discours à un organisme vivant : comme celles du corps, les « parties du discours » seraient plus ou moins nobles (nom et verbe étant assimilés au cerveau et au cœur) ou essentielles (l'ellipse valant amputation plus ou moins grave). Chez les Latins, cf. p. ex. Priscien, Inst. XI (Keil 2) 552, 11.

40. Il est l'auteur de Commentarii et animadversiones in sex libros de causis plantarum Theophrasti (parus posthumes à Lyon et Genève en 1566) ainsi que d'une traduction glosée de l'Historia animalium d'Aristote (parue à Toulouse en 1619 ; une édition du liber decimus avait été publiée à Lyon en 1584). Cf. MAGNIEN, 308, n. 5. Voir aussi inf., n. 42 et 79.

41. « Dictio est pars minima orationis constructae » (II [Keil 2] 53, 7 s.). Scaliger attribue la formule aux « Anciens » (Veteres) sans autre précision : cf. inf., ad n. 66.

42. III, 66, p. 116. Dans le même registre, voir surtout VI, 138, p. 281 où, pour justifier l'ordre de traitement respectif du pronom et du participe, Scaliger invoque le fait que « le concept de pied, de jambe, de bouche est mieux connu que l'être vivant entier, homme, lion, chien », et que les parties « analogues » du sang chez les insectes, de l'os chez les poissons, de la bouche pour les plantes (sérosités, arêtes, racines) sont à connaître avant l'insecte, le poisson, la plante.

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résiste à une analyse banalement linéaire, celle-là même pourtant dont pouvait donner l'illusion l'enchaînement - gradué en forme de sorite - d'un très ancien schéma didactique, bien attesté dans l'Antiquité latine et grecque. Ainsi chez Varron (via Diomède) (43) :

« La grammaire prend sa source dans l'alphabet (elementa) ; l'alphabet se représente sous la forme de lettres (litterae) ; les lettres s'assemblent en syllabes (syllabae) ; une réunion de syllabes donne un groupe sonore interprétable (dictio) ; les groupes sonores interprétables s'assemblent en parties du discours (partes orationis) ; par leur somme, les parties du discours forment le discours (oratio) ; c'est dans le discours que s'épanouit le bien parler... »

Ou, dans l'ordre inverse, chez un commentateur de Denys le Thrace (44) :« Poèmes et proses s'analysent en phrases( ), les phra-

ses en mots ( ), les mots en syllabes I ), lessyllabes en éléments ( ) sans qu'on puisse allerau-delà. »

Ce « caractère progressif, pyramidal, de la suite (Vox), lit-tera, syllaba, (dictio), partes orationis, oratio » attesterait « une structure plus ancienne que les Stoïciens eux-mêmes » (45), et qui sera répercutée par les grammaires latines scolaires (notamment par l'Ars de Donat, promise au Moyen Age à une diffusion hors pair). La séduction d'un tel schéma aura tenu à la « merveilleuse adéquation » qu'il faisait saillir entre « la méthode d'exposition » et « la nature des composants du langage » (46). Le langage semblait trouver ainsi en un métalangage efficient sa doublure appropriée : quoi de plus satisfaisant pour l'esprit que cette concaténation bien huilée de catégories susceptibles de décomposer et de recomposer à volonté la chaîne signifiante en sa totalité ? Ne tiendrait-on pas là cette ratio dont Scaliger se dit en quête ?

De fait, en dépit de ses fracassantes revendications d'originalité, le De causis peut paraître à première vue faire allégeance au schéma traditionnel. La volonté d'innovation s'est-elle laissé dissoudre par la résistance tenace des représentations reçues ? Le conservatisme inhérent à la corporation grammairienne a-t-il pesé d'un poids trop lourd pour que même un Scaliger pût réus-

43. « Grammaticae initia ab elementis surgunt, elementa figurantur in Hueras, litterae in syllabas coguntur, syllabis conprehenditur dictio, dictiones cogun-tur in partes orationis, partibus orationis consummatur oratio, oratione uirtus ornatur... ». Citée par Diomède ([Keil 1] 426, 32), cette phrase est à rapporter à VARRON (Grammaticae Romanae Fragmenta, éd. H. FUNAIOLI, frg. 237). La traduction est celle de COLLART, 52 (cit. in HOLTZ, 58 et CLERICO, 52).

44. Melampous (Grammatici Graeci, éd. A. HILGARD, 1/3, 31, 9-17), cit. in HOLTZ, ibid.

45. HOLTZ, 60 : « Ce schéma semble venir en droite ligne du Cratyle. » Or la seconde préface du De causis note que « le divin Platon... a pris soin de consacrer tout le Cratyle à rendre compte du langage » (f. bb).

46. HOLTZ, 59-60.

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sir à se soustraire à son emprise ?... Les treize livres du De eau-sis (en 193 chapitres) semblent en tout cas se plier à une progression aussi classique que limpide. Après deux chapitres de réflexion d'ensemble sur le sujet, la méthode et ce point de départ obligé qu'est la vox, les deux premiers livres accordent tour à tour 45 chapitres aux litterae et 18 aux syllabae. Suit le corps de l'ouvrage, soit neuf livres (en 100 chapitres) dont le premier considère les dictiones en général tandis que les huit autres sont consacrés chacun à l'une des huit espèces de dictio (corres-pondant aux traditionnelles « parties du discours ») dans l'ordre suivant : le nom, le verbe, le pronom, le participe, la préposition, l'adverbe, l'interjection, la conjonction. Et l'ouvrage se clôt sur deux livres brefs (neuf chapitres chacun) traitant l'un des figures, l'autre d'étymologie et d'analogie.

Plan banal ? Il faut y regarder de plus près (47). L'austérité grammairienne ne doit pas donner le change, et notamment laisser ignorer une composante esthétique décelable dans l'agencement formel du De causis, laquelle pourrait bien n'être pas sans rapport avec l'originalité revendiquée sur le fond. Un chiffre, en effet, paraît régir l'organisation de l'ouvrage, sorte de module de base dont la récurrence, soumise à variations, unifierait l'ensemble, tels, en architecture, la répétition insistante d'un motif décoratif ou le respect marqué d'une proportion privilégiée. Il s'agit en l'occurrence du chiffre neuf qui, immédiatement ou à travers ses multiples, semble articuler maintes fois le déroulement du De causis :

47. Un indice déjà : l'ordre (indiqué sup.) dans lequel Scaliger traite des huit espèces de dictio ne semble correspondre exactement à aucun de ceux que lui fournissait la tradition : chez Donat, le pronom suit le nom et l'adverbe le verbe ; chez Priscien, le participe précède le pronom ; chez Pierre Hélie, Guillaume de Conches et les Modistes, le pronom suit le nom et la préposition l'adverbe (entre ces derniers Michel de Marbais intercale la conjonction : CHOMARAT, 216); le De octo orationis partium constructione d'Erasme et W. Lily (1515) commence par le verbe et le participe ; le De emendata structura de Linacre traite le pronom avant le verbe, et de même Saturnio. A noter toutefois qu'énumérant les species dictionis à la fin du chap. 72 (p. 117), Scaliger place le participe avant le pronom (il en traitera en fait après), rejoignant alors Priscien. C'est de celui-ci et de Linacre qu'en définitive il se rapproche le plus : tout se passe comme s'il modifiait sur un point l'ordre de Priscien par celui de Linacre et sur un autre celui de Linacre en revenant à Priscien (cf. sup., ad. n. 9).

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Symétriques par rapport aux neuf livres qu'ils encadrent et qui constituent la partie principale de l'ouvrage (tant par sa masse - près des deux tiers du De Causis - que par sa place, centrale), les deux livres initiaux et les deux livres terminaux orchestrent diversement le recours à ce même chiffre : neuf chapitres dans chacun des livres XII et XIII d'une part ; deux fois neuf dévolus aux syllabae dans le livre II répondant aux cinq fois neuf que le livre I consacre aux litterae, d'autre part. Est-ce le primat reconnu à la notion de dictio, en tant qu'elle est inscrite au cœur même de l'ouvrage, que trahit l'exception (confirmant bien sûr la règle) de ce « neuf augmenté » dont il est tentant de supposer qu'il se donne à déchiffrer tant dans les dix chapitres du livre III que dans les cent chapitres (dix fois dix) des livres IV à XI ? L'hypothèse paraîtra moins hasardeuse au vu de l'ultime chapitre de cet ensemble (chap. 175) que son titre même d'« épilogue général » invite à mettre à part : les 100 chapitres seraient dès lors bel et bien à considérer comme 99 (double neuf ou onze fois neuf) + 1. La vertu de ce « neuf augmenté » pourrait être également d'équilibrer le « neuf diminué » qu'il y aurait lieu de percevoir dans les huit espèces de dictio. A qui jugerait de tels comptages par trop ingénieux, on répondra que cette ingéniosité reste somme toute relative au regard de la personnalité d'un penseur qui s'est voulu rompu à toute espèce de « subtilité » (48). Et elle ne fait pas injure au sens raffiné de la composition littéraire que la Renaissance avait pu hériter des Anciens. Inconditionnel de Virgile (49), le poète et poéticien Sca-liger a pu ne pas être insensible à des combinaisons numériques telles que celles qui paraissent présider à l'agencement des Bucoliques (50). Les sept livres entre lesquels lui-même distribue en définitive la matière de sa Poétique se révèlent eux aussi organisés avec un « soin extrême », et « l'équilibre des masses » semble y avoir été « calculé de bout en bout » (51). Or la Poétique célèbre la « perfection accomplie » du chiffre neuf, désignant le nombre des muses (51 bis). La « passion taxinomique » qui anime Scaliger (52) n'est pas pour surprendre chez ce connaisseur d'un Varron dont la « manie classificatoire, fondée sur des

48. L'ambition d'en remontrer à son contemporain et compatriote Jérôme Cardan, autre médecin philosophe, quant à la rédaction d'un De subtilitate (celui de Cardan parut en 1550, celui de Scaliger en 1557) l'atteste bien, comme aussi p. ex. sur le plan formel la virtuosité de l'auteur des Logogriphes (cf. LAURENS, « Les lacs... »).

49. Cf. LAURENS, « Divinus poeta... »; LARDET (1982), 71.

50. Cf. MAURY ; PERRET, 29-33.

51. LARDET (1982), 71-72. Cf. ibid., 64 et n. 17-18 (références à Bernard Weinberg et à Luigi Corvaglia).

51 bis. « Est enim perfectissimus numerus, super quo multi multa ex musi-corum praeceptionibus tradidere » (Poetices..., I, 2, p. 8).

52. Ibid., 71.

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considérations arithmologiques plus ou moins pythagoriciennes » a été souvent soulignée (53).

Incontestable en tout cas et plus voyant que ce parti esthétique présumé, un fait d'ordre polémique proclame et garantit la nouveauté du De causis : l'insertion en tête de celui-ci (à la suite des préfaces) d'un « index des erreurs » tenant lieu de table des matières. De fait, Scaliger avertissait dès la seconde préface qu'il en avait relevé chez ses prédécesseurs, anciens ou modernes, « plus de cinq cents », ici dénoncées, affirme-t-il, « sans passion partisane » (54). L'index en comporte 627 (si mon compte est exact), de ces errores glanées chapitre après chapitre et soumises d'entrée de jeu à la réprobation du lecteur : mise à l'index conforme aux usages de bien des controversistes religieux du temps. A « montrer » ainsi « du doigt » ce dont il faut se garder, le grammairien fait lui aussi la police de sa discipline. Inquisito-riale, sa réforme entend à son tour rétablir une orthodoxie défaillante. Or, dans ce fourmillement d'errores, il en est qui intéressent directement le problème des partes orationis.

3. Le « double régime »

Vox, litterae, syllabae, dictiones, oratio : le De causis ne serait pas de Scaliger s'il ne faisait que décliner imperturbablement la suite des catégories du discours grammatical antique. D'avoir vu son plan les égrener selon cet ordre sage, on aurait tort de conclure que Scaliger souscrive à l'analogie de Priscien pour qui, « de même que les lettres adéquatement assemblées forment les syllabes et les syllabes les mots (dictiones), ainsi les mots forment l'énoncé (oratio) » ; ou qu'il admette son parallèle entre l'oratio, « groupement de mots rangés dans l'ordre le plus adéquat », et la syllabe, « groupement de lettres associées de la façon la plus adéquate » (55). Autant de fausses symétries que le De causis démantèle d'emblée en posant en principe une radicale différenciation :

« Il y a deux sortes de parties (partes) : celles qui constituent le mot (dictio) comme à titre de matière ; celles qui équivalent aux espèces sous le genre » (56).

« Simples » (les lettres) ou « composées » (les syllabes), les premières aboutissent à former la dictio par « coalescence » (57). Vue sous cet angle, la dictio représente une sorte de montage, la synthèse mécanique de données concrètes, phonétiques (sons articulés, accessibles à l'oreille) ou scripturales (figures tracées,

53. BARATIN et DESBORDES, 39. Cf. sup., π. 20.

54. Préfaces, f. bb2.

55. PRISCIEN, Inst. XVII (Keil 3) 108, 9 et 23 s.

56. I, 3, p. 5 (titre).

57. Ibid, (coalescere ; cf. « ut concrescat nomen » un peu plus loin).

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offertes à la vue) (58). Mais encore une fois la ville, ensemble de maisons, n'est pas l'architecture (59), et dès lors, à cet « architecte du langage » qu'est le grammairien, il faut une , comme dit Melanchthon (60), qui ne prenne pas l'« énumération des éléments du donné » pour « l'interprétation du donné » (61). « Genre » subsumant ces « espèces » que sont nom, verbe, pronom, etc., la dictio constituera à cet égard la clé de voûte abstraite d'un système de catégories spécifiant non des objets, mais des modes de fonctionnement. Cette seconde pers-pective n'est plus seulement physique, mais logique, voire, dans la mesure où l'énoncé s'ancre dans un réel qui le munit de réfé-rents et assure la charge sémantique du procès discursif, ontologique (62).

Pièce maîtresse de la construction, la dictio n'est donc plus, chez Scaliger, un chaînon parmi d'autres au sein de la fallacieuse linéarité d'une série (63). Elle est bien plutôt la charnière sans l'ambivalence de laquelle le physique et l'(onto)logique se trouveraient malheureusement déboîtés. Tel est le « double régime » (ratio duplex) qui commande l'organicité de la grammaire (64), et permet seul d'accéder à cette autre ratio qu'est l'« économie » du système de la langue (65).

Pour Scaliger, non seulement « la dictio n'est pas une partie de la grammaire » (c'est là l'une des dix rectifications recensées par l'index errorum pour le chap. 76), mais « il n'est pas de l'essence de la dictio d'être « partie du discours » (pars orationis) » : des trois propositions dont, pour le chap. 66, la négation vaut anathème, celle-ci avait de quoi passer pour blasphématoire. Prenant le contre-pied de la définition canonique (celle de Priscien) (66), Scaliger affirme tranquillement que « les Anciens n'ont pas eu raison de définir la dictio en disant qu'elle est une pars orationis ». C'est que l'amphibologie est ici ruineuse, qui fait entorse à son principe du « double régime ». La définition traditionnelle a le tort d'être taillée sur le même

58. I, 4-5, p. 6 et 9 (rapport de la lettre à la ligne et du mot au corps : littera/linea, dictio/corpus ; caractère « figuratif» du tracé des lettres); III, 73, p. 128; III, 66, p. 114 et IV, 87, p. 161 (rapport écriture/peinture). Cf. inf., ad n. 92-113.

58. Cf. sup., ad n. 34-35.

59. Dans sa préface de 1531 au De emendata structura de Linacre (p. 5 de l'éd. de Lyon, S. Gryphe, 1544) pour désigner l'exposé des règles d'une ars. Plus haut (p. 4), Melanchthon y qualifie les grammairiens de architecti sermonis.

59. CHEVALIER (1968), 181.

60. « Forma... orationis significatio est. Significatio autem a re est » (III, 73, p. 127). Cf. inf., ad n. 75 s. et 92 s.

60. Cf. sup., ad n. 43-46.

61. I, 3, p. 5.

62. Cf. sup., ad n. 8, 17 et 18.

63. Cf. sup., ad n. 41.

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patron que celle qui, à bon droit cette fois, voyait dans « la lettre (littera) la plus petite partie de la dictio » de la même façon que « la ligne (linea) est la plus petite dimension d'un corps » (67). Autrement dit, le mot (dictio) ne saurait être à l'énoncé (ora-tio) ce que la lettre (littera) est au mot (dictio). Ce serait là postuler une simple différence de degré au sein d'une série homogène comme si, de part et d'autre, le rapport était également quantitatif. Scaliger dénonce la confusion des plans et refuse cette redondance. Le propre de la dictio, malencontreusement laissé par les Anciens hors définition (68), ce serait donc qu'avec ce terme est franchi le seuil décisif de la signification. Avant d'être diffractée selon des modalités que le métalangage aristotélicien permettra de spécifier (les quatre causes, les dix catégories...), la dictio est promue au rang de concept générique.

A monter ainsi en épingle le terme de dictio, Scaliger ne se montre pas simplement beaucoup plus « priscianiste » que son prédécesseur Thomas Linacre dont le De emendata structura latini sermonis - ouvrage que « Scaliger a manifestement sous les yeux quand il rédige » (69) - use rarement de ce mot ou le confine dans une acception triviale. Il va jusqu'à jouer Priscien contre lui-même puisqu'il conserve le terme que celui-ci avait mis en honneur (on ne le rencontrait guère chez Donat) (70), tout en en transformant la définition. Il évide notamment celle-ci de la notion - qui lui était essentielle - de pars orationis (constamment présente au contraire chez Linacre) (71). Démarche au fond analogue à celle d'un Walahfrid Strabo qui, traitant au IXe siècle des parties du discours, avait injecté dans un « canevas » qui « reste celui de Donat » une « terminologie » et une « phraséologie renouvelées de l'intérieur » par Priscien (72). Sauf qu'à l'encontre de la tendance généralement prévalente chez les humanistes (celle d'hypostasier le retour à une vulgate grammaticale antique restaurée dans sa pureté) (73), Priscien fait cette

67. I, 4, p. 6.

67. « Les plus petites (parties), disent-ils, nous entendrons qu'elles le sont par rapport au sens (quo ad sensum). Dès lors c'est à tort qu'ils ont omis dans la définition ce qu'il leur a fallu ajouter par le biais d'une explication (per interpre-tationem) » (III, 66, p. 116). Cf. PRISCIEN, Inst. II (Keil 2) 53,7 s. : « pars autem quantum ad... totius sensus intellectum ».

68. STÉFANINI (1976b), 319. Cf. PADLEY (1976), 75, n. 2 : « It is highly probable that Scaliger is indebted to Linacre at several points ». Le De causis nomme parfois Linacre (pour le critiquer !) : p. ex. IV, 76, p. 137.

69. Cf. HOLTZ, 140 : la préférence généralement accordée par les grammairiens latins à pars orationis tiendrait au fait que « l'ambiguïté de dictio n'a jamais pu être réellement surmontée ». (Cependant pars orationis posera aussi aux médiévaux un problème d'ambiguïté : cf. inf., ad n. 75-77.

70. A l'encontre de Scaliger, Sanctius admettra l'équivalence dictio/pars orationis (p. ex. Minerve I, 5, éd. CLERICO, p. 108). Cf. PADLEY (1976), 33 : « The term dictio in Priscian's system would seem to occupy to at least some extent the position occupied by the term pars orationis in medieval grammar ». Voir inf., ad n. 76-78.

68. HOLTZ, 324-325.

69. Cf. PADLEY (1976), 75.

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fois les frais de l'opération. Ici vaut déjà, remarquable, ce constat qu'a pu appeler une réflexion sur la grammaire du XVIIIe siècle : « C'est un phénomène assez courant... qu'une théorie nouvelle s'installe sous le couvert d'un appareil d'exposition discordant d'avec la théorie » (74).

Certes, déjà au XIIe siècle un Pierre Hélie avait critiqué l'équation posée par Priscien entre dictio et pars orationis, mais c'était au nom du fait qu'à l'infinité des dictiones (unités lexicales) ne répond qu'un nombre très limité de partes orationis (catégories grammaticales) : manière de lever l'ambiguïté inhérente à l'expression pars orationis, à la fois élément de la chaîne discursive et constituant métalinguistique (75). L'option de Scaliger est en somme inverse : ne voulant entendre pars orationis qu'au premier des deux sens qui viennent d'être dits, il spécialise dictio comme terme métalinguistique en en faisant le support de l'articulation genre/espèces. Sa solution vaut d'être confrontée à la spéculation des Modistes. Ceux-ci avaient intégré la signification comme essentielle à la définition de la dictio, qu'ils caractérisaient comme vox significativa (76). Ainsi conçue, leur dictio reste cependant couplée avec la pars orationis en ce que celle-ci relève pour eux de la grammaire, celle-là de la logique : si la première est dotée d'une ratio sign(ific)andi, donc d'un signifié dont la question de savoir comment il a son réfèrent dans l'ordre des res ne ressortit pas à la grammaire, la seconde est porteuse d'un modus significandi (ou ratio consignificandi) indépendant de la signification discernée au plan logique et seul susceptible d'en ordonner les divers types grammaticaux (77). En évinçant quant à lui le concept de pars orationis et en lui substituant celui de dictio comme pivot de la distinction entre ces constituants de l'énoncé traditionnellement appelés « parties du discours », Scaliger rabat l'une sur l'autre les deux démarches logique et grammaticale si soigneusement séparées au sein même du parallèle qu'établissaient entre elles les Modistes. Se voulant philosophe, il efface la frontière maintenue par ceux-ci entre logique et grammaire (78).

74. CHEVALIER (1978), 139.

75. ROSIER (1981), 50.

76. Voir les définitions de dictio par Martin de Dacie, Siger de Courtrai et Thomas d'Erfurt in BURSILL-HALL, 393, et celle de Michel de Marbais in CHÔMA· RAT, 216. Plus classique que Scaliger, Saturnio continue de l'appeler vox significativa (Mercurius..., I, 5, p. 18). Cette désignation pouvait s'autoriser de Varron via le De dialectica I, 5 de S. Augustin : « Cum... uerbum procedit non propter se, sed propter aliud aliquid significandum, dictio uocatur » (éd. F. SEMI DE VARRON, Venise, 1965, II, 74-75; BARATIN et DESBORDES, 215).

77. ROSIER (1981), 51-58; CHOMARAT, 217. Pour la distinction grammairien/dialecticien chez Scaliger, voir De causis, I, 2, p. 2 : « tametsi gram-maticus etiam considérât significatum..., non tamen propter se id agit, sed ut veritatis indagatori subministret ».

78. La distinction significare/consignificare n'est pas absente du De causis, mais n'y intervient qu'incidemment (cf. III, 76, p. 127). Elle est loin d'y occuper le rôle structurel majeur que lui assignaient les Modistes.

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Or cette relative logicisation de la grammaire va de pair avec, si l'on peut dire, sa naturalisation (en tant que Scaliger coule son traitement dé la langue dans un cadre d'abord physique, celui des quatre causes, tout en recourant également volontiers au registre physiologique) : double effet sans doute d'une formation universitaire marquée au coin de l'aristotélisme padouan (79). Reste cependant à souligner, non moins déterminantes, deux autres composantes du vigoureux éclectisme mis en œuvre par le De causis : d'une part Scaliger historicise la grammaire en rapportant le latin à la civilisation dont il aura été le véhicule et l'expression et en faisant intervenir une dimension diachronique tant dans sa perception des rapports entre les langues que dans son interprétation d'apparentes anomalies (80) ; d'autre part, dans la perspective déjà suggérée par le dessin formel de la composition du De causis (81), il en esthétise dans une certaine mesure l'instrument conceptuel lui-même. De ce double geste typiquement humaniste, l'exposé consacré à la dictio fournira une illustration particulièrement nette.

4. L'institution de la « dictio »

Intitulé « nom et définition de la dictio », le chapitre inaugural du livre III du De causis s'ouvre sur des considérations étymologiques. Les lettres de créance qu'elles entendent conférer au terme revalorisé par Scaliger valent d'être examinées :

« Ce que les Grecs nomment δίκη , nous l'appelons causa. Aussi, ayant ajouté le vocable ius (droit), nous avons emprunté jusqu'à la sonorité (sonum) du grec et nous avons fait le nom iudicium (jugement). Et parce que c'est dans cette cause ou jugement que l'usage du langage (orationis usus) a le plus de force, les Latins ont pris par la suite le verbe dicere pour signifier toutes les fois où nous parlons... Le nom verbal dictio a dénoté (notavit) non seulement l'acte de dire, comme c'est le cas chez Tite-Live, mais aussi tout mot (verbum) isolé » (82).

Etrange étymologie - et apparemment inédite jusqu'à Scaliger - qui fait de iudicium un hybride combinant pléonastique-

79. Avancé dès la préface du De causis (cf. sup., n. 11) comme garant de l'ordre adopté, Aristote y sera célébré aux dernières lignes comme « notre prin-ceps... dont la lumineuse sagesse dissipe les ténèbres des grammairiens » (XIII, 193, p. 352). Sur l'aristotélisme du De causis, cf. STÉFANINI (1976a et 1982). Ce dernier article souligne (53, n. 19) que, d'Aristote, le De causis allègue surtout l'Historia animalium, le De caelo et le De anima : références précisées (ainsi qu'à la Physique) in JULIEN, 95 s. qui voit (100) en l'auteur du De causis un « aristotélicien sur les traces de Pomponazzi ». Sur l'aristotélisme de Scaliger (marqué par l'enseignement padouan qui privilégiait en Aristote le logicien et le naturaliste), cf. aussi mon article à paraître in Etudes Philosophiques (1986). Voir sup., ad n. 40 et 62.

80. « Très sensible au poids de l'histoire », l'auteur du De causis « donne son statut épistémologique à la recherche historique » (STÉFANINI [1976a], 46-48 ; [1982], 49 s. ; [1976b], 321 s. et 324 s.).

79. Cf. sup., ad n. 47-53.

80. III, 66, p. 113.

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ment le latin et le grec, ius et (83) ! Ce détour - simpleconfirmation puisque, pour Scaliger, l'analogie phonétique ι Idicere vaut déjà preuve - permet en tout cas d'accréditer la connotation originairement juridique de dicere, dictio. « Dire », c'est d'abord « dire le droit ». Au droit reviendrait le privilège d'être la source dont toute dictio ultérieure, même déplacée en d'autres contextes, participe et d'où elle tire, même amoindri par cette extension, son efficace. Y compris cette dictio qui ressortit à la recherche philosophique du De causis, à la faveur de la portée également judiciaire du terme de « cause ». Or, de cette performativité initiale, un grammairien de l'Antiquité avait déjà témoigné : Varron.

« Dico a une origine grecque, le je montre) des Grecs(...). De là dicare (dédier) ; de là iudicare (juger), parce que alors le droit est dit (ius dicatur) ; de là index (juge), parce qu'il juge selon le pouvoir qu'il a reçu, c'est-à-dire qu'il tranche (finit) en prononçant certaines paroles ; ainsi aussi un temple est dédié (dedicatur) par un magistrat qui répète la formule dictée par le pontife » (84).

Ici aussi l'origine juridique (et, précise Varron, conjointement religieuse) est soulignée, ainsi que le rapport dico/iudico. Reste qu'en ce qui concerne le grec, Varron, mieux avisé ou moins téméraire que Scaliger, rattache dico, non pas à ι (via iudicium), mais à (85). Il est assez probableque Scaliger ait implicitement en vue, serait-ce pour s'en démarquer par l'audacieuse conjecture étymologique qui lui revient en propre, ce passage de Varron (86). Autre indice en ce sens : sa mention des legati (députés), « ceux dont la fonction (officium) était de dire », à la fin de ce même chapitre du De causis dans le sillage du rapprochement dictio/ 'légère (87). En effet, à peude distance des lignes sur dico qui viennent d'être citées, Varron écrivait :

83. Elle n'apparaît pas (que je sache) chez des auteurs antiques ou plus tardifs tels que Cicéron, Varron, Aulu-Gelle, Macrobe, Donat, S. Jérôme, Cassiodore, Priscien, Isidore de Séville... Ainsi, pour Cassiodore, iudicium représente « quasi iuris dictum, quod in eo ius dicatur » (in psalm. 36, 30; cf. uar. 11, 9, 3); de même Isidore : « quasi iurisdictio » (orig. 18, 15, 2 ; cf. 18, 15, 6 : « iudices dicti quasi ius dicentes populo »). Le pléonasme est en l'occurrence plus surprenant que l'hybridation dont, recensant les phénomènes de composition susceptibles d'affecter les dictiones, Scalieer donnera à la fin du chap. 71 (p. 124) d'autres exemples : mustela (mus +

), epitogium ( + toga).

84. De lingua latina VI, 61 (texte et trad. in DESBORDES, 59 et 64).

85. Dans son Etymologicon linguae latinae (j'ai consulté l'éd. d'Amsterdam, 1662), ad dico (p. 181), Vossius citera le chap. 66 du De causis, alléguant en parallèle la dérivation de

qui signifie d'abord « in foro ι ι loqui ». Mais il ajoute que cette étymologie de dico est refusée par d'autres (A. Caninius, P. Numesius et... Joseph-Juste Scaliger, fils de l'auteur du De causis) qui préfèrent le rapprochement avec , et interprètent dicere comme « sermone ostendere animi sui sententiam ».

86. Cf. sup., n. 20.

87. III, 66, p. 117.

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« Légère se dit du fait que les lettres sont recueillies (legun-tur) par les yeux ; d'où aussi legati parce qu'ils sont choisis pour une mission officielle (publiée ut mittantur leguntur) (88) ».

Ici non plus Scaliger n'a cure apparemment de s'aligner exactement sur son grand devancier. Mais il le rejoint à nouveau sur un point capital : le souci de mettre en évidence les attaches institutionnelles du langage. A l'instar de Varron, Scaliger se plaît à voir à l'origine de la dictio l'exercice de fonctions essentielles à l'organisation de l'existence sociale. Instauratrice, la dictio a d'abord partie liée avec la représentation autorisée dont la société se dote en la personne de ses « officiers » (iudex, legati) ou « officiants » (pontife et magistrat consécrateurs du temple chez Varron). Analyste de la langue et du discours, Scaliger se passionne pour les connotations juridiques, politiques, militaires qu'il y voit investies. A recenser les exemples allégués par le De causis, on vérifierait que cet intérêt s'y affiche constamment (89). L'humanisme de la Renaissance - italienne notamment - avait restauré et aiguisé la conscience du fait que le fonctionnement du langage ne se sépare pas de l'histoire des institutions. Centrale de Bruni à Machiavel, d'Alberti à Valla (90), cette perspective continue de présider aux conceptions linguistiques d'un Sca-liger : pour l'auteur du De Causis, la langue latine donne accès à la civilisation qui l'a - et qu'elle a - façonnée ; et lorsqu'il retrace dans un récit d'origine l'évolution idéale du langage ou qu'il commente cette Bible de la civilisation qu'est pour lui l'Enéide, l'auteur de la Poétique ne procède pas autrement (91).

Par-delà les considérations étymologiques, le chapitre 66 du De causis s'élève au plan philosophique (92). C'est une théorie de la signification, liée à ce « besoin » qu'a eu l'homme « d'une fonction et d'instruments au moyen desquels maintenir le lien

88. De lingua latina VI, 66 (texte et trad, in DESBORDES, 60 et 64).

89. P. ex. (entre cent autres) la métaphore politique selon laquelle le pronom serait au nom ce que le propréteur (ou le proconsul) est au préteur (au consul) : V, 110, p. 219; ou le vocabulaire militaire de XIII, 193, p. 351.

90. Le lien à la Renaissance entre l'essor des studia humanitatis et les idéaux éthico-politiques a été particulièrement illustré par les travaux de GARIN (cf. bibliogr.). Voir aussi TATEO (1971a); (1971b), notamment 51 s. sur Bruni et 147 s. sur Valla. Egalement sur Valla, cf. GIARD (1982). Sur Machiavel, cf. LEFORT. Sur Scaliger en regard d'Alberti et de Bruni, cf. LARDET, « Figure... », § II et III. A la « linguistique logicisée » du Moyen Age, la Renaissance, « se recentr(ant) sur l'historicité de la cité politique », « préfèr(e) l'analyse historique des situations sociales d'interlocution et ce que nous appelons aujourd'hui « pragmatique » en matière de langue » (GIARD [1984], 519).

91. Cf. LARDET (1982), 73; « Figure... », § I. Selon Aristote, « l'Iliade est une par la connexion (de ses parties) et la définition de l'homme l'est parce qu'elle désigne une chose une » (Poétique, chap. 20, 1457 a). Ce que CHEVALIER (1976), 241 commente en des termes qui vaudraient aussi bien de la conception scaligérienne de l'Enéide : « Cette unité de l'homme, le poème... en assure la construction linguistique ».

92. P. 113 : « sapientius... altius... ».

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social » (93), qui est alors développée, à partir de la double métaphore de l'esprit « miroir des choses » et - comme dit Platon -« moule de cire » ι

où elles laissent leur empreinte(94). Les sens interviennent dans ce processus, en particulier la vue et l'ouïe, indispensables pour la transmission des « représentations » (species). Si les « notions » (notiones) intellectuelles sont « images des choses », les « mots » (voces) seront alors « notions de ces notions » (95). Exemplaire, la démultiplication opérée à propos de equus : Scaliger distingue tour à tour (1) la res, soit le cheval en chair et en os, (2) sa représentation (species) dans l'intellect, (3) son nom (nomen) dans la voix (vox) (4) son « dépôt » (repositio) dans l'écriture (96). Enfin, au terme d'une spéculation très riche, surgit, complexe, la définition renouvelée :

« Et voilà pourquoi nous définissons la dictio comme la désignation (nota) d'une seule représentation qui se trouve dans l'esprit, appliquée à la chose dont elle est la représentation, conformément à la voix, en fonction de la libre décision de celui qui l'y a appliquée en premier lieu (97) ».

Autrement plus élaborée que celle d'un Priscien (dictio, « plus petite partie de l'énoncé construit » - la pars orationis renvoyant elle-même sur mode « vocal » à une « saisie mentale ») (98), la définition de Scaliger fait évidemment écho au très ancien débat entre analogistes et anomalistes, tenants respectifs du caractère ou naturel ou conventionnel de la correspondance entre les mots et les choses. Postulant un premier « législateur des noms », Platon avait favorisé à cet égard une doctrine de compromis (99). Varron avait été le témoin d'une « position intermédiaire », et Scaliger, sans les nommer, leur emboîte le pas (100). Mais on relèvera surtout -insolite par rapport à Priscien - le terme de nota, « désignation », « marque », qu'il met en regard de dictio et qui reviendra régulièrement au moment de définir chacune des « espèces » de celle-ci (101). C'est toute une filière qu'il faudrait parcourir à ce propos, depuis Cicéron nom-

"93. P. 114 : « opus habuit otticio quodam atque instrumentas quibus hanc societatem... conservaret ».

94. Cf. Théétète, 191 c et 196 a; Timée, 50 c.

95. P. 115 : « notionum illarum notiones».

96. Ibid.

94. P. 116 : « ... nota unius speciei quae est in animo indita ei rei cuius est species secundum vocem, pro arbitratu eius qui primo indidit ».

95. Cf. sup., n. 41. La pars orationis est « vox indicans mentis conceptum » {Insu II [Keil 2] 52,2 et 53,8).

97. Cratyle, 424 a. Cf. BARATIN et DESBORDES, 16 et 25-26.

100. III, 67, p. 117-120. Cf. CHEVALIER (1968), 182, n. 16; BARATIN et DESBORDES, 43 s.

101. Ainsi le nom est « nota rei permanentis », le verbe « nota rei sub tem-pore », le pronom « nota nominum », i.e. « nota notarum », les indéclinables « notae connexionum » (IV, 72 et 76, p. 124 et 134; V, 110, p. 220; VI, 127, p. 256; VIII, 151, p. 299).

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mant les mots « désignations des choses » et postulant que nota équivaut au συμδολον aristotélicien (102), jusqu'aux Modistes (pour Thomas d'Erfurt, les « énoncés », orationes, sont « désignations (notae) des passions qui sont dans l'âme (103) »), en passant par Quintilien, Boèce, Isidore de Séville (104), d'autres encore. Scaliger a sans doute trop de culture pour que l'on puisse assi-gner à une origine étroitement circonscrite le remploi qu'il fait de ce terme. A le voir cependant rétablir comme distinction essentielle entre nom et verbe celle qu'avaient posée les Modistes entre « permanence » et « fluence », l'hypothèse se reforme d'un lien effectif entre lui et eux, même si leur scolastique est loin de resurgir tout armée dans le De causis (105). Humaniste, Scaliger préfère un langage à la fois plus classique et moins abstrait. De ce point de vue, nota bénéficiait sans doute du fait que l'usage y avait attaché tout un faisceau de connotations concrètes : marque au fer rouge sur les esclaves et le bétail, tatouage, signe de copiste, note de musique, empreinte de coin à frapper les monnaies... (106). Signum, son quasi-synonyme très prisé des Modistes, n'aurait pas comporté toutes ces harmoniques (107) -au titre desquelles la Poétique retiendra également nota pour définir l'importante notion de « caractère » (108) :

« De la même façon que l'on imprime sur de la cire, de l'argile, du métal, une effigie semblable à la chose dont elle doit être la désignation (nota) - ce que les Grecs appellent χάρασσαν (graver) -, de même le discours (oratio) est comme de la cire ou du plomb, l'effigie (faciès) est le caractère, et la chose (res) équivaudra à ce qu'on appelle coin s'agissant de métaux, pierre d'un anneau s'agissant de cacheter de la cire ».

Ces motifs « plastiques » ne relèvent pas en l'occurrence d'une imagerie secondaire : ils touchent à l'essentiel d'une théo-

102. Topiques 8, 35 : « sunt uerba rerum notae ».

103. Grammatica speculativa, chap. 45 (cit. in PADLEY [1976], 63, n. 2 ; cf. aussi 65).

104. QUINTILIEN, Inst. 1, 6, 28 (citant Cic. Top. 8, 35); BOÈCE, Commentaire sur les Topiques IV (ad 35 s.); ISIDORE, Etymologies 1, 29, 2 (cf. Engels).

105. III, 72, p. 124 (permanentes/fluentes). En termes modistes, on parle en ce cas de « pars orationis significans per modum entis (habitus vel permanentis) » pour le nom et « per modum esse (fieri) » pour le verbe : ainsi Thomas d'Erfurt, Grammatica speculativa VIII, 25 et XXV, 117. Si le De causis connaît l'expression modus significandi, il en use « assez rarement » et la « ramène à son sens étymologique » (Stéfanini [1982], 47). Sur Scaliger et les Modistes, cf. sup., n. 20 et p. 184.

106. P. ex. SUÉTONE, Calig. 27; CICERON, Off. 2, 25; SENÈQUE, Ep. 90, 25; QUINTILIEN, Inst. 1, 12, 14; SUÉTONE, Aug. 75.

107. Cf. sup., ad n. 76 et 78. (Scaliger n'évite cependant pas systématiquement signum et l'emploie parfois en parallèle avec nota). Il lui arrive même de préférer signum à nota, à l'inverse de certains « recentiores » : Poettces..., III 33 p. 308.

108. IV, 1, p. 439.

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rie de la signification où la notion de « figure », commune aux arts du discours et aux arti del disegno, joue un grand rôle (109). Et la dictio intervient dans ce contexte : « matière » de la « poésie » comme le « bronze » l'est d'une « statue », elle est déterminée par des « tracés » (lineamenta), rehaussée par des « couleurs » (pigmenta) (110). Or « toute couleur va avec une figure... dans un corps » remarquait aussi l'exposé du De causis sur la dictio, suivant lequel « peinture » et « écriture », liées en grec par « le commun nom de Ύραφβυς » (à la fois « peintre » et « scribe »), représentent un double « mode parfait » d'expression (111).

Occupant dans la théorie de la langue la position-charnière que l'on a vue entre une physique du matériel phonique et scriptural et une logique des espèces rassemblées sous le genre qu'elle définit (112), la dictio scaligérienne apparaît en définitive inscrite à la jonction du sensible et de l'intelligible. Ainsi réinterprétée, elle devient le chiffre, historiquement situé et esthétiquement connoté, où l'un et l'autre s'entrelacent et font corps. Elle figure par excellence le lieu où se noue l'organicité complexe du langage articulé, dès lors que les nécessités sociales les plus hautes sont venues embrayer - effet du «divin» en l'homme (113) -sur les potentialités naturelles.

* * *

« Arracher aux trésors les plus profondément enfouis de la nature les causes de la langue latine restées auparavant inconnues de tous les siècles (omnibus antea saeculis ignotae) » : l'ambition du De causis s'affirme dans la préface de la Poétique (114), en ces termes empreints d'un lyrisme quasi biblique (115). Au siècle suivant, les Port-Royalistes rétorqueront sèchement à tant d'emphase (à propos de la nature du nom et du verbe, ces deux espèces primordiales de la dictio) :

« Jules-César Scaliger a cru trouver un grand mystère... en disant que la distinction des choses... en ce qui demeure et ce qui passe était la vraie origine de la distinction... (116). »

Si Scaliger tend à se prendre pour un S. Paul en grammaire, d'autres, ses contemporains, avaient voulu voir en lui un émule

109. Cf. LARDET, « Figure... » (notamment § IV).

110. Poetices..., II, 1, p. 138.

111. III, 66, p. 114.

112. Cf. sup., ad n. 58-62.

113. III, 66, p. 114 : « cum homo animal sit non solum sociale, ut formica, sed etiam divinum... »

114. Lignes 37-40.

115. Cf. S. PAUL, Epître aux Colossiens 1, 25-26 : « Dieu m'a confié la charge de réaliser chez vous... ce mystère resté caché depuis les siècles... et qui maintenant vient d'être manifesté ».

116. Grammaire générale et raisonnée (1660), II, 13.

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de Varron. Lui-même nous l'apprend et s'en fâche (117). Plus équitable, moins narcissique, il aurait vu là un bel éloge. De même Lancelot et Arnauld auraient été mieux inspirés de reconnaître en Scaliger un devancier de réelle envergure. Mais, incommodés par ses prétentions, ils lui reprochaient peut-être aussi d'avoir, dans son De causis, énoncé sans détours l'évidence, en ces temps obsédante, d'une « Providence » frappée d'« illisibilité » (118) :

« Ils disent que c'est la Providence qui nous dirige. Sottises ! Si en effet en matière de politique, de guerres, de religion nous nous trouvons démunis de règles sensées, leur Providence l'est encore bien plus. Et vraiment quelle vicieuse si, après nous avoir délaissés en des matières capitales, celle-ci nous prend par la main pour nous mener jusqu'aux véritables causes des noms ! Ah, la belle Providence qui a introduit dans le ciel le nom du Chien et de l'Ourse, et même (sauf le respect dû aux dieux) de l'Ourse avec sa queue ! » (...) « Si cette Providence nous aban-donne en la circonstance, combien plus nous méprisera-t-elle quand nous réclamerons un pot de chambre ! (119) »

S'agissant ici de l'imposition des noms aux choses et de la dictio accréditée comme « désignation des choses au gré de qui l'a inventée » (120), l'arbitraire dont Scaliger défend le principe avait de quoi choquer des jansénistes à se trouver commenté en des termes aussi peu révérencieux à l'endroit de la Providence ! Reste que, s'il reviendra à ces mêmes jansénistes de consommer par une décisive avancée théorique l'avènement d'un nouvel ordre du langage (121), Scaliger, à sa façon, leur avait frayé les voies.

Pierre LARDET CNRS, UA 381.

117. Poetices... (loc. cit, sup., n. 114) : «qui putarunt Varronem quoque illa molitum esse sciant neque illum neque illius temporis ullum vel solos conatus ad talem operam praestare potuisse ».

118. CERTEAU, 122 (voir aussi notamment 9-44).

119. III, 67, p. 119.

120. III, 68, p. 120.

121. Cf. DOMINICY, notamment chap. 2 (« La théorie du signe »), 73-96, ainsi que sa critique (15 s.) de « l'approche parcellaire » qui isole la « compréhension des textes logiques et grammaticaux » du contexte des controverses théologiques dans lequel ils s'inscrivent.

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LA QUERELLE ENTRE JÉRÔME CARDAN ET JULES-CÈSAR SCALIGER :

Le DE SUBTILITATE AD HIERONYMUM CARDANUM

C'est en 1550 que sort des presses la première édition du De Subîiliîate de Jérôme Cardan, medicus mediolanensis, « physicien milanais » (1).

Cardan (1505-1571) est un personnage étonnant, dont le patronyme est devenu un nom commun, désignant un dispositif dont il est l'inventeur ; il a aussi laissé son nom à une formule de résolution d'équations du troisième degré, ce qui perpétue son souvenir dans un cercle plus restreint.

Cependant, le volume de ses écrits est immense ; mais son œuvre est pratiquement tombée dans l'oubli pour deux raisons dont les effets se conjuguent : il a composé quantité de traités scientifiques, que les progrès de la science ont rendus caducs ; et il les a rédigés en latin, ce qui lui fait connaître le sort commun

~ 1. Il faut se garder de traduire medicus uniquement par médecin. L'étymolo-gie nous invite certes à rapprocher étroitement medicus (et ses dérivés) et reme-dium, termes latins si transparents que le lecteur non latiniste n'a pas besoin qu'on les lui traduise ; mais une recherche plus poussée conduit à relier medicus à un radical MED/MOD exprimant la notion de recherche des moyens d'action, se retrouvant dans le verbe mederi (trouver, après réflexion, une solution à un problème concret, d'où le sens de « soigner », « guérir », pratiquement seul attesté en latin classique) et son fréquentatif meditari (qui a gardé le sens initial de réfléchir, méditer) : la mesure prise après réflexion, le moyen d'action étant exprimés par modus (mesure, mode, moyen). Donc, le medicus est un praticien, qui agit dans le monde où nous vivons, le monde sublunaire, dans le domaine de la physis (ce qui croît, ce qui naît et meurt). Pour illustrer cette remarque, rappelons que dans le « Jeu de la Feuillée » d'Adam de la Halle (fin du XIIIe siècle), le personnage du médecin est appelé li fisisciens (le physicien).

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aux écrivains néo-latins : aucune culture nationale ne les revendique, et ils sont longtemps restés dans les oubliettes (2).

L'édition lyonnaise des opera omnia de Jérôme Cardan (3) l'intitule philosophas ac medicus celeberrimus ; c'est, en effet, à la fois un théoricien, humaniste connaissant les anciens et leurs œuvres, et un praticien, s'attachant à comprendre et expliquer les cas concrets que lui propose son expérience sensible : c'est-à-dire qu'il est à la fois mathématicien, physicien, naturaliste, et que son activité s'étend jusqu'à la cosmétologie, l'astrologie ou l'interprétation des rêves.

Or, si les opera omnia emplissent dix volumes in folio, les divers traités qui y figurent n'ont pas connu le même succès : c'est certainement le De subtilitate qui a connu la plus large diffusion, si l'on se réfère au nombre de rééditions ou réimpressions qu'il a connues; à tel point que selon Brunet, elles n'ont que fort peu de valeur dans les ventes. Précisons toutefois que le Manuel de Brunet donne une estimation qui date de 1860.

Le succès de l'ouvrage semble n'avoir guère plu à Jules-César Scaliger, qui lui consacre un volumineux commentaire, qui paraît en 1557 sous le titre Exotericarum exercitationum liber XV de Subtilitate ad Hieronymum Cardanum.

Cardan y répondra, en complétant son traité, à partir de l'édition de 1560, par une actio prima in calumniatorem libro-rum de subtilitate (4) ; mais la mort de Scaliger interrompit prématurément un échange d'invectives qui promettait d'être haut en couleurs.

Mais quel est donc le sujet de ce traité de Cardan ? L'auteur nous précise, dès les premières lignes ce qu'il entend par subtili-tas : « Est autem subtilitas ratio quaedam, qua sensibilia a sensi-bus, intelligibilia ab intellectu, difficile compraehenduntur. (5) » Ce traité nous présente donc une « somme » des difficultés que rencontre le medicus, aussi bien que le philosophas, pour résou-dre un certain nombre de questions.

2. C'est notre époque qui a fait sortir les écrivains néo-latins du « ghetto » où une conception trop stricte de la latinité les avait confinés.

3. Hieronymi Cardani Mediolanensis philosophi ac medici celeberrimi opéra omnia, Lyon, Huguetan et Ravaud, 1663, 10 vol. in-fol. Une reproduction anasta-tique de ces dix volumes a été récemment éditée (Stuttgard-Bad Cannstatt, 1966, Friedrich Frommann Verlag, et New-York - Londres, 1967, Johnson Reprint).

4. Opéra omnia, tome III, p. 673-713. Cette « première action contre le calomniateur des livres sur la subtilité », malgré son titre évoquant les première et deuxième actions contre Verres, n'a pas eu de suite. Cardan y répond à Scaliger, en suivant l'ordre et la numérotation des exercitationes ; mais il ne répond pas à toutes, et ses réponses sont d'ampleur inégale. Nous n'en avons guère tenu compte dans cet article.

5. « La subtilité est la raison pour laquelle sont difficilement saisies des choses sensibles par les sens, des choses intelligibles par l'intellect. » Opéra omnia, tome III, p 357.

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Aussi ce traité comprend-il vingt-et-un livres qui traitent de sujets fort variés, allant des « principes, matière, forme, vide... » (6) à « Dieu et l'Univers » (7), en passant par « les métaux », « les pierres », « les plantes » (8) ou même « les subtilités inutiles » (9). C'est dire que le contenu de l'ouvrage nous semble pour le moins hétéroclite, et qu'il serait nécessaire d'en établir un index rigoureux : ainsi l'on pourrait tirer parti des richesses qu'il contient, ce qui serait d'un grand profit pour l'histoire des sciences dû)

Mais le traité de Cardan apparaît comme un modèle de clarté à côté du volumineux (11) ouvrage que Scaliger consacre à le réfuter : c'est un ensemble de 365 exercitationes de longueur allant d'une demi-page, comme l'exercitatio 351 « De humani animi praesentia », ou même moins comme l'ex. 328 qui ne comprend que six lignes (12), aux dimensions d'un véritable petit traité, comme Yex. 325 « De coloribus », qui atteint presque 24 pages. Là aussi, il faudrait un travail de dépouillement exhaustif qui permettrait d'avoir accès facilement aux richesses de cet ouvrage que Brunet traite de « savant fatras », mais dont Goethe dit, avec plus de justice, que ce sont des Mélanges qui nous informent des connaissances et des sujets d'intérêt des chercheurs de leur époque (13).

La querelle que Scaliger cherche à Cardan présente le côté fort pittoresque que l'on retrouve dans les nombreuses querelles qui ont opposé les humanistes entre eux (14). Rien qu'en se

6. Liber primus, de principiis, materia, uacuo, corporum repugnantia, motu naturali, et loco.

7. Liber uigesimusprimus, de Deo et Vniuerso.

8. Liber sextus, de metallis. - Liber septimus, de lapidibus - Liber octauus, de plantis.

9. Liber decimusquintus, de inutilibus subtilitatibus, curieusement placé entre le livre XIV de anima et intellectu et le livre XVI de scientiis. Cardan lui-même mentionne que le premier titre que Scaliger avait donné à son ouvrage avait été de Futilitate.

10. Il existe, certes, un index, notamment dans les opéra omnia, mais il ne présente aucun caractère rigoureux, ce qui le rend peu utilisable.

11. Si le traité de Cardan comportait dans sa première édition, celle de Nuremberg (1550), que Scaliger a utilisée, 373 folios (qui deviennent 561 pages en 1554), l'ouvrage critique de Scaliger forme un in-4° de 952 pages pour sa première édition, Paris, 1557. Nous nous sommes servi d'une des rééditions procurées à Francfort à partir de 1576, où le texte seul donne 1130 pages in-8°.

12. Dans l'état actuel des travaux sur les deux textes en présence, on ne peut encore voir à quelle affirmation de Cardan peut répondre Scaliger dans ces courts morceaux qui ont le ton de l'épigramme. Dans l'ex. 328, il dit : « Tous les secrets de la nature ne sont pas des secrets pour toi, qui dis connaître les secrets de l'éternité ». « Omnia enim tibi naturae arcana non arcana sunt, cui nota dicis arcana aeternitatis.

13. J.-W. GOETHE, Geschichte der Farbenlehre, Erster Teil, (dtv Gesamtaus-gabe 41).14. Nos deux adversaires sont coutumiers du fait. Leurs démêlés avec tous les ennemis que

leur caractère vaniteux et vindicatif leur avait suscités pourraient faire l'objet d'un colloque particulier. Nous avons ici un affrontement entre professionnels.

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reportant à l'index, incomplet et fantaisiste (15) qui se trouve à la fin du volume, l'on dispose d'un échantillon des amabilités que Scaliger prodigue à son adversaire : Cardan « abuse de la dialectique », « souvent il parle sans sincérité », « il délire en mille occasions » ; son esprit est « confus » ou « creux » ; il est taxé de « témérité » ou d'« ignorance » (16). Scaliger se moque de ses prétentions à interpréter les rêves dans un sens divinatoire (17). Mais si nous faisons abstraction du mauvais caractère de Scaliger (18), nous pouvons déceler quel est le reproche fondamental qu'il formule : en effet, Cardan a osé déclarer, avant son catalogue des noms de couleur, qu'il se passerait de l'autorité de la tradition, et qu'il aurait recours à l'expérience pour définir les différentes couleurs. Dans ces conditions, nous trouverions-nous devant une anticipation de la Querelle des Anciens et des Modernes (qui, à bien y réfléchir, est aussi vieille que la pensée humaine), ou même devrions-nous voir en Cardan un précurseur des rationalistes du Siècle des Lumières ? Je pense qu'il ne faut pas exagérer cette déclaration de Cardan, qui reste, pour l'essentiel, tributaire de la tradition, même s'il affecte de prendre des libertés avec elle. D'ailleurs, son recours à l'expérience n'est pas très convaincant : il lui suffit d'une seule expérience pour en tirer une conclusion péremptoire (19); d'autre part, il est bien loin du souci de rigueur scientifique, et les preuves matérielles qu'il invoque à l'appui de ses déclarations évoqueraient plutôt les recettes de bonne femme, voire les tours de magie. Disons plutôt que Cardan est un pragmatiste, qui fait feu de tout bois, qui prend son bien où il le trouve, quitte à piller ses devanciers

15. Et pourtant la page de titre nous promet un index opulentissimus, paene omnia complectens, « très riche index, embrassant presque tout ».

16. Cardanus abutitur dialectica (ex 153.9). Le renvoi au texte nous permet de donner un spécimen de l'ironie de Scaliger, car le passage commence ainsi : Du benefecerunt, quod te feminam non fecerunt : « Les Dieux ont bien fait de ne pas t'avoir fait femme. » Chaque renvoi de l'index nous permet ainsi de découvrir quelque nouvelle amabilité à l'égard de Cardan.

17. Ainsi, toujours selon Scaliger (ex. 350), Cardan aurait fait un rêve prémonitoire, nobis haud sane iniucundum, « qui n'est pas du tout déplaisant pour moi » : quelqu'un traiterait le même sujet uberius atque luculentius « avec plus de richesse et de clarté ».

18. Lucien FEBVRE le traitait de « paon vaniteux et criard » dans Le problème de l'incroyance au XVIe siècle. (L'évolution de l'humanité) Paris, 1968, p. 79.

19. C'est ainsi que dans un autre traité, de rerum uarietate (de la variété des choses), dont la première édition date de 1557, il lui suffit d'une seule expérience pour prouver une proposition. Dans le chapitre XIV, mixtorum proprietates (propriétés des mélanges) il affirme :

Ex aequali autem mixtione albi nigrique fit rubeus. « Un mélange égal de

blanc et de noir donne du rouge. » Si enim lacti fuliginem miscueris, rubeus

fit color.« En effet, si l'on mélange de la suie avec du lait, cela donne une couleur rouge. Cf. opéra

omnia, tome III, p. 43, col. 1.

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ou ses compétiteurs (20). De quoi provoquer l'ire de Scaliger, cette fois pour de sérieuses raisons.

Etant donné que la critique de Scaliger ne se présente nullement comme un commentaire linéaire suivant mot à mot le texte incriminé, la tâche du lecteur n'est pas aisée. Nous nous sommes donc borné à « piocher » dans ce « savant fatras » ou plutôt dans ces « Collectanea » (c'est le terme exact employé par Goethe), et à en extraire quelques éléments correspondant à nos domaines de recherche.

Nous disions donc que le premier grief, dont presque tous les autres découlent, est la désinvolture dont Cardan fait preuve avec la tradition antique, tradition dont Scaliger est l'un des plus illustres, des plus actifs et des plus compétents défenseurs. Et surtout, Scaliger n'admet pas que l'on puisse contaminer cette tradition avec d'autres éléments hétérogènes, même dans les domaines où, quoi qu'il en ait, Cardan est plus compétent que lui.

Ainsi donc, au seizième livre de son traité, « De scientiis » (21), où il traite notamment des coniques, Cardan établit un classement des viri subtilitate praestantes (22). Cette liste a varié au cours des éditions successives du de subtilitate (23), mais nous ne considérons que celle que Scaliger a pu lire : Cardan nous donne la liste de ses maîtres en mathématiques (24), en les clas-sant par ordre de mérite : Archimède, Ptolémée, Aristote,

20. Ses démêlés avec Tartaglia à propos de la résolution de l'équation du troisième degré nous montrent que les scrupules ne l'étouffaient guère. L'on peut lire à ce sujet P. SPEZIALI, « L'école algébriste italienne », in Sciences de la Renaissance, Paris, 1973, p. 105-120.

21. Opéra omnia, tome III, p. 592 sqq. Rappelons que Scaliger fait porter sa critique sur la première édition ; les méchantes langues prétendent que, comme cette première édition était terriblement fautive, Scaliger en a été d'autant plus ravi, car il pouvait, en toute mauvaise foi, reprocher à Cardan la moindre coquille.

22. « Les hommes supérieurs en subtilité. »

23. Cette question a déjà été traitée par M. Jean-Claude MARGOLIN, dans « Cardan, interprète d'Aristote », in Platon et Aristote à la Renaissance, Paris, 1976, p. 307 sqq. Nous la reprenons, car nous la voyons sous un angle différent.

24. Rappelons que la tradition antique groupe sous le nom de mathématiques les quatre disciplines du quadriuium : arithmétique, géométrie, astronomie et harmonie (ou musique). Mais, en latin courant, le terme de mathematicus s'applique presque exclusivement aux astrologues (qui ne se distinguent pas des astronomes). C'est ainsi que dans l'ex. 61, consacrée au ciel, Scaliger invoque l'autorité de Paul de Middelburg, illustris mathematicus (page 223, ligne 7 sqq.), c'est-à-dire « célèbre astronome ».

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Euclide ex-aequo avec Jean Scot (25) et Jean Suisset (26), Apollonius de Pergé (27), Archytas de Tarente (28), Mahomet fils de Moïse (29), inventeur de l'algèbre, l'arabe Alchindus (30), l'espagnol Heber (31), et, pour terminer, en douzième position, le grand médecin Galien. Voilà une liste fort sérieuse et fort précieuse, qui mêle auctores antiques et médiévaux (32).

Scaliger garde un silence prudent sur la plupart de ces noms, car il ne veut pas s'aventurer dans des terres qui lui sont inconnues, et il se réfugie derrière l'autorité du Stagirite. Dans l'ex. 324 intitulée Sapientum census, c'est-à-dire « classement des savants », il taxe Cardan d'entêtement stupide (stulta pertinacia) et juge indigne de son œuvre de réfuter les élucubrations de Cardan, suivant en cela « le conseil fort salutaire du divin maître : le devoir du Sage n'est pas de censurer sans relâche la persévérance dans la sottise » (33).

Toutefois, négligeant les savants qu'il ne connaît pas (ou qu'il ne veut pas connaître, car ils appartiennent au domaine qu'il récuse), il reproche d'avoir placé un faber (un technicien),

25. De quel Jean Scot s'agit-il ? Il ne semble pas que Cardan ait pensé à Jean Scot Erigène, car la formule, grammaticalement contestable, qui subtilis doctoris... meruit (qui mérita le nom de docteur subtil), s'applique incontestablement à Jean Duns Scot. On peut toujours supposer que Cardan confond les deux personnages, comme, selon une tradition bien vivace à son époque, il confond Euclide d'Alexandrie (l'auteur des Eléments) avec Euclide de Mégare, qui fut le maître de Platon.

26. S'il n'y a pas de doute sur la personne, son nom connaît bien des avatars : prénommé Roger, Richard ou Raymond, c'était un moine cistercien anglais que l'on nomme aussi Swineshead (avec de nombreuses variantes); vers 1345, il composa un opus aureum calculationum, qui lui valut son surnom de Calcuïator : il joue un rôle important dans l'histoire de l'étude des mouvements.

27. Apollonios de Pergé, mort sous Ptolémée IV (fin du IIIe siècle avant J.-C.) est l'auteur de traités qui nous sont incomplètement parvenus. Il y traite notamment des sections coniques, absentes de l'œuvre d'Euclide.

28. Archytas de Tarente, né vers 428, mort vers 347, pythagoricien ami de Platon, joue un grand rôle dans l'histoire des mathématiques pré-euclidiennes. Il aurait été un précurseur d'Archimède pour ce qui concerne l'application des mathématiques à la mécanique.

29. Il s'agit de Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi (mort vers 850) auteur du premier traité d'algèbre. Son nom a été déformé en Algorismus, devenu ensuite nom commun aboutissant au moderne « algorithme ». Le terme « algèbre » vient lui aussi d'une déformation d'une partie du titre arabe de son œuvre.

30. Al-Kindi, philosophe et homme de science, traducteur et interprète d'Aristote, du IXe

siècle de notre ère.

31. Jabir ibn Aflah, grand astronome des XII-XIIIe siècles, critiqua Ptolémée et marqua un progrès important dans la trigonométrie sphérique.

32. On connaît le sens à'auctor : témoin digne de foi, garant cru sur parole, en raison de son auctoritas.

33. Sequar poilus saluberrimum consillum dluini praeceptoris, qui In tertio De partibus et In primo Topicorum Ita scrlpslt : Sapientis offlcium non esse stul-tas pertinaclas insectarl (ex. 324, p. 1028).

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c'est-à-dire Archimède (34) avant Aristote et même Duns Scot, qui fuit lima ueritatis (pierre de touche de la vérité) ou ce Jean Suisset, le « Calculateur », « qui dépassa presque la mesure du génie humain » (35). Il déplore ensuite l'omission de Guillaume d'Ockham (36). Et pour terminer, un grave reproche : celui d'avoir classé Euclide après Archimède, quasi lumen post later-nam, « comme la lumière après la lampe ».

Cet exemple développé montre que la critique de Scaliger nous renseigne davantage sur lui-même que sur Cardan. Humaniste et aristotélicien (37), il refuse de se battre hors de son domaine de prédilection et de compétence.

Il se bat donc sur son terrain ; nous avons vu qu'il ne procède pas à une analyse linéaire de l'ouvrage qu'il entreprend de démolir (38), mais qu'il traite les questions dans l'ordre qui lui convient. Le de subtilitate n'est qu'un prétexte, peut-être pour déverser un trop plein de fiel, mais sûrement pour donner un état de ses connaissances (qui sont solides, nombreuses et variées) et de ses convictions. Pour toutes ces raisons, nous ne devons pas nous étonner de l'absence de considérations purement mathématiques dans son ouvrage.

En bon philologue, Scaliger est épris de logique : ne dit-il pas que la grammaire en est une subdivision (39) ? C'est donc en logicien qu'il considère les mathématiques : dès l'ex. 6, il déclare qu'elles sont postérieures à la physique, dont elles sont issues par l'abstraction qui substitue à la matière sensible la matière intelligible (40) ; et il s'élève contre la conception utilitaire que

34. Scaliger semble ignorer l'œuvre théorique d'Archimède, notamment en ce qui concerne le cercle, la sphère, le cylindre et les sections coniques.

35. Qui paene modum excessit ingenii humani (ibid.).

36. C'est la logique rigoureuse du grand théologien qui reçoit l'assentiment sans réserve.de Scaliger.

37. C'est dans un sens très large, très général, qu'il faut entendre « aristotélicien ». Scaliger admire surtout l'oeuvre encyclopédique du Stagirite ; sur le plan plus purement philosophique, il est souvent beaucoup plus proche de Platon. Mais nous nous gardons bien de formuler le moindre jugement : ne sutor ultra crepidam.

38. C'est le terme même qui est employé par Cardan, dans son actio prima : Calumniator quidam... opus nostrum de Subtilitate demoliri aggressus est. « Un calomniateur a entrepris de démolir notre ouvrage sur la Subtilité. » (opéra omnia, tome III, page 673, col. 2). Signalons que Cardan, dans le passage que nous avons cité incomplètement, joue sur les verbes moliri et demoliri, car il précise calumniator quidam par l'incise dum moliri suo marte nihil audet (alors qu'il n'ose rien construire de son propre chef) ; éternel jugement sur les critiques qui sont incapables de créer.

39. Grammatica est pars logicae (La grammaire est une partie de la logique), lit-on dans l'index, avec renvoi à l'ex. 1.3, où il nous est précisé que les trois disciplines du triuium sont les trois parties constitutives de la logique : dialectique, rhétorique et grammaire (pages 5 à 7).

40. Sic sunt Physicis Mathematica posteriora, propterea quod uersantur circa ea, quae abstracta sunt a materia sensibili, ac posita in materia intelligibili (page 28).

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Cardan a de cette discipline, en proclamant dans l'ex. 342, le caractère désintéressé de la recherche mathématique : « Bien que l'on applique les théorèmes et leurs conclusions à des pratiques telles que l'arpentage et l'architecture, ces pratiques ne sont pas le but des mathématiques. Sinon, le mathématicien serait un artisan, dont le but serait la pratique. Ce qui serait ridicule ». Et il cite l'Ethique à Eudème : « Les mathématiques n'ont aucune utilité » (41). Que le lecteur de notre siècle ne s'y trompe pas : dire que les mathématiques n'ont aucune utilité, c'est, pour Scaliger et pour son époque, leur décerner la plus haute louange (42).

Une fois définie la place des mathématiques, Scaliger s'attache à établir les relations existant entre leurs parties constitutives, c'est-à-dire les disciplines du quadriuium. Il y consacre notamment l'ex. 321, où il entreprend de démontrer l'erreur de Cardan, quand il déclare que la géométrie est la plus subtile des sciences. Pour Scaliger, l'arithmétique est plus subtile que la géométrie, qui est tributaire des nombres (43). Mais la connaissance (cognitio) de la géométrie est antérieure à celle de l'arithmétique, car la première a pour objet la quantité continue, et la seconde la quantité discontinue. Or le continu est un, alors que le discontinu est multiple ; et, comme le multiple est postérieur à l'un, l'arithmétique est postérieure à la géométrie (44).

41. Ac quanquam transferuntur theoremata atque conclusiones ad opus, ueluti ad agrorum metationes, ad architecturam, non tamen haec illarum fines sunt. Alioqui Mathematicus esset artifex, cuius finis esset opus. Hoc autem ridicu-lum... Idcirco in secundo Eudemiorum : nullum esse usum Mathematicorum. (pages 1071) Quelques lignes plus haut, parlant des Mathématiques, il écrit : Tametsi non nominant TO KALON, tamen ostendunt. Quippe ordinem et svmme-triam, quae sunt duae species pulchritudinis. (Même si elles ne nomment pas le beau, elles le montrent : sous la forme de l'ordre et de la symétrie, qui sont deux aspects de la beauté).

42. Le lecteur voudra bien nous pardonner de rappeler que les Anciens opposaient les artes operosae ou fructuosae, activités utilitaires, comportant les métiers manuels mais aussi des activités comme la médecine et l'architecture, aux artes libérales (dignes d'un homme libre) ou generosae (dignes d'un homme bien né), appelées aussi bonae artes, activités désintéressées, pratiquées uniquement dans le désir de savoir (le studium). et qui comprennent les sept disciplines traditionnelles du triuium (lettres) et du quadriuium (mathématiques).

43. Arithmetica subtilior est quam Geometria. Quodcumque enim uel accipit uel probat Geometra, per numéros dirigi potest. « L'arithmétique est plus subtile que la géométrie. En effet, tout ce que recueille, tout ce que prouve le géomètre peut être réglé par des nombres (= chiffré) ». (page 1025) Cardan répond superbement « Quid absurdius ? ». Scaliger semble ignorer que le problème des irrationnelles, qui a tant agité les Anciens, est né de l'impossibilité de définir numé-riquement (c'est-à-dire par des rapports de nombres entiers) certains rapports, par exemple celui du côté du carré avec sa diagonale, sans parler de la quadrature du cercle. Et Cardan lui fait honte de uelle adeo turpiter mentiri in his quae non nouit, ac adeo pueriliter nugari. (vouloir mentir si laidement sur ce qu'il ne sait pas, et dire si puérilement des niaiseries). (Opéra omnia, tome III, p. 709 col. 2).

44. Non enim pendet continua quantitas a discreta quantitate... (p. 1026).

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Ailleurs, il réfute Cardan citant Vitruve, selon lequel la musique serait à l'origine de l'art des proportions en architecture : les règles de mesure et de calcul sont bien antérieures à l'observation des harmonies musicales (45) lui rétorque Scaliger.

Après avoir établi l'ordre de préséance des disciplines mathématiques, Scaliger s'attache aux notions. Rien d'original 'dans ce qu'il avance : c'est ainsi que, fidèle à son souci de s'appuyer sur des auctores, il se réfère au Parménide, quand il traite des rapports de l'Etre, de l'Un et du Multiple (46). Mais ce ne sont toujours pas des mathématiques, au sens où nous l'entendons aujourd'hui.

De même, c'est toujours en logicien que, dans Yex.65, il affirme, à l'encontre de Guillaume d'Ockham, que le point n'est pas privation de ligne, ni la ligne privation de surface, ni la surface privation de solide, car le point engendre la ligne, la surface, etc. De même l'Un et le Multiple ne peuvent être vraiment contraires, car la multitude est composée d'unités, et que rien ne peut être composé de son contraire (47).

Ailleurs, nous trouvons, ça et là, des considérations sur la ligne droite, la ligne courbe, le cercle, la pyramide (48). Mais en aucune façon, nous n'avons de développements purement mathématiques. Scaliger n'était pas stupide, et il connaissait déjà la réputation de son adversaire : en face de lui, il n'aurait pas « fait le poids ».

Sans quitter le domaine des sciences, l'ouvrage de Scaliger nous fournit un exposé précieux sous la forme de Vex.325, de coloribus (les couleurs) qui, il ne faut pas s'en étonner, n'est pas

45. Cf. ex. 300.6 : Metiendi namque numerandi theoremata longe sunt quam consunanliarum obseruationes priora natura sua. (p. 898) Faux problème typique : la quatrième partie des mathématiques, intitulée harmonie ou musique, traite à l'origine des proportions, notamment de celles qui conviennent (= harmonieuses). L'application de ces principes d'harmonie au domaine acoustique n'est intervenue qu'en second lieu. Le lecteur curieux pourra éventuellement se reporter à notre article « Justice arithmétique, justice géométrique, justice harmonique » in Colloque international Jean Bodin (Angers 1984), Angers 1985 p 327-336 et 588-596.

46. h'exercitatio 65 mériterait une étude particulière. Elle est consacrée à l'organisation du monde, et les références platoniciennes et aristotéliciennes n'y manquent pas. Scaliger s'y montre toujours soucieux de classification. C'est ainsi que, pour établir la primauté de l'Etre ou de l'Un, il invoque l'autorité de Platon contre certains Platoniciens (sans plus de précision), pour les mettre sur un pied d'égalité : apud Platonem... inuenimus... inter utrumque aequalitatem. Sic enim ait in Parménide : TO re yàp ev TO âei ioxet xoù TO OV TO ê'v to te gàr hèn to on aei iskhei, kai to on to hen. (chez Platon nous trouvons égalité entre eux deux. Il s'exprime ainsi dans le Parménide : « Car l'un engendre toujours l'être, et l'être l'un ».) Cf. 142e.

47. Cf. p. 246-248.

48. Lmea recta, quid ? (ex. 75.10) Linea curua est multae lineae. (ex. 88) De circulari figura, (ex. 30) De pyramidum natura. (ex. 82). Pour en terminer avec ces considérations « mathématiques », signalons (ex. 365) l'éloge que Scaliger fait du neuf pour répondre à celui du sept par les Pythagoriciens (p. 1116-1119).

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le seul à traiter des questions de la lumière et des couleurs (d'autres considérations apparaissent tout au long du De subtili-tate ad Cardanum, touchant soit aux problèmes d'optique, soit à la question des couleurs), mais présente l'avantage de constituer un petit traité qui répond au livre IV de Cardan, dont le titre cause bien du souci au traducteur : De Luce et Lumine. Ces deux exposés n'ont pas échappé à Goethe, dans son « Histoire de la théorie des couleurs » (Geschichte der Farbenlehre). Nous pouvons discerner dans l'exposé de Scaliger deux parties : l'une, théorique, intéressant l'histoire des sciences, où Scaliger ne fait que reprendre la tradition qu'il défend, l'autre, lexicale, qui nous fournit un précieux répertoire des noms de couleur (49).

Cardan avait donné une définition de la couleur assez vague, comme un composé de trois constituants : la matière qui en est le support, la lumière, et le milieu (50). Explication empirique, étayée de nombreux exemples (51).

Cela ne convient pas à l'esprit logique de Scaliger, qui entreprend d'étudier méthodiquement la question :

« Quelle est l'essence de la couleur ? L'accident comporte-t-il en soi quelque chose d'essentiel ? » (52). Nous vous faisons grâce de la démonstration, qui aboutit à cette conclusion : « Nous dirons que la couleur possède un support substantiel, auquel elle est inhérente » (53). Cardan dit-il autre chose ?

« La lumière est-elle forme des couleurs ? Les couleurs sont-elles propres aux éléments ? ». Là aussi, un raisonnement obscur (Scaliger le reconnaît lui-même) amène à la conclusion : la lumière n'est pas un mixte de matière et forme, mais elle n'est que forme (ou acte) (54).

49. Nous avons déjà traité de cette querelle lors d'une communication au second Congrès international d'Etudes néo-latines (Amsterdam 1973) publiée sous le titre « Quelques réflexions sur la théorie des couleurs dans le De subtilitate de Jérôme Cardan et sa critique par Jules-César Scaliger », qui figure dans les Acta Conuentus Neo-Latini Amstelodamensis, Munich, 1979, p. 620-634. Il y est notamment question des correspondances que Cardan, conformément à une antique tradition, établit entre les couleurs, les saveurs et les planètes ; Scaliger traite tout cela comme des futilités.

50. Generantur colores omnes ex tribus : primum quidem subiecta materia; inde luce, seu potius lumine ; et medio. (Opéra omnia, tome III, p. 429, col. 2).

51. Pour expliciter ce médium, Cardan précise : Nam uisa per uiride uitrum, aut in umbra arborum, uiridia persaepe uidentur, cum tamen non sint. « En effet, les choses que l'on voit à travers une vitre verte, ou à l'ombre des arbres, paraissent vertes, alors qu'elles ne le sont pas ». (ibid.).

52. Titre du second paragraphe de l'ex. 325.

53. Quamobrem colorent dicemus habere subiectam substantiam, cui inhaeret (p. 1030).

54. An lux sit forma colorum... Titre du troisième paragraphe (p. 1030-31) qui se termine ainsi : Nec propterea lux in mixto simul est et actus et materia, sed actus tantum. Dans le cours du paragraphe, Scaliger avait précisé : forma siue actus.

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Conclusion : il n'est pas facile de définir la couleur (55) ; après avoir examiné et réfuté, toujours avec vivacité (56) certaines théories, et eu recours aux auctoritates d'Aristote (De sensu) et de Platon (Timée), il conclut : la couleur est une qualité de la matière, existant indépendamment de la lumière : Color sua natura uisilis est, etiamsi nunquam uideretur. « La couleur est visible par nature, quand bien même on ne la verrait jamais » (57).

Il en vient ensuite à la classification des couleurs : quelles sont les couleurs fondamentales (primarii colores) et quel est leur nombre ? (58). Il y en a autant que d'éléments, mais ce ne sont pas les mêmes couleurs que Cardan :

Albus in sicco : terra Blanc : terre.Viridis in humido : aqua Vert : eau.Caeruleus in humido tenui : aer Bleu : air.Flauus in calido : ignis Blond : feu.

Quant au noir, ce n'est pas une couleur, car il est absence de blanc, albi priuatio (59). Scaliger précise fort justement que le noir est absence de toute couleur, alors que le blanc est présence de toutes les couleurs (60).

Puis, tout comme Cardan, il sacrifie à la tradition en énumé-, rant les sept couleurs les plus connues (61) : albus, flauus, ruber,purpureus, uiridis, caeruleus, niger (blanc, blond, rouge, pourpre,

vert, bleu, noir) ; elles ne correspondent pas exactement à cellesde Cardan (62).

A partir de là Scaliger change de registre, et le philologue reparaît : après un paragraphe consacré à l'origine des noms de

55. Ergo quid sit color, haud facile est definire (p. 1031).

56. Après énoncé de la théorie incriminée, Scaliger conclut : Quod ridiculum est (par exemple p. 1031). Cf. supra, note 41.

57. Argument figurant dans le paragraphe 4 Quid est color et eius principia. (ibid.)

58. Cardan en avait donné quatre : Surit igitur colores principales quatuor : albus, rubens, uiridis et obscurus. (blanc, rouge, vert et obscur) ; mais il précisait aussitôt qu'il en donnerait ensuite sept, d'après Aristote. (Opéra omnia, tome III, p. 429, col. 2).

59. Le jugement concernant le noir termine le paragraphe 7 ; quant aux quatre couleurs primaires, elles sont l'objet du paragraphe 8 (p. 1035-36).

60. Nullum enim recipit colorent niger, albus omnes. (paragraphe 9, p. 1036).

61. Nobiliores. (ibid.)

62. Cardan donne sa liste dans le livre XIII, « De sensibus, sensibusque ac uoluptate » (Opéra omnia, tome III, p. 571, col. 1) Le blanc et le noir y sont associés au blond (flauus) et au sombre (fuscus). Remarquons que le traduction des termes de couleur est toujours approximative, et que fuscus peut, dans un contexte approprié être traduit par « basané » ; les cinq autres couleurs de Cardan sont croceus (jaune safran), puniceus (variété de rouge), purpureus, uiridis, caeruleus.

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couleur, illustré de quelques fausses étymologies, fort savoureuses (63), il nous donne un répertoire des noms de couleur, classés selon les sept colores nobiliores : catalogue précieux, car il associe aux noms latins, les termes grecs aussi bien que ceux qui sont usités dans les langues vulgaires de son époque.

Pour donner une idée de la richesse de cette nomenclature, citons (sans les traduire) les diverses nuances de flauus : melli-nus, melinus, palearis, pallidus, luteus, galbaneus, buxeus, citrius, croceus, icterus, aureus, russus, fuluus, suasus, hispanus, muti-nensis, impluuiatus, aeneus, mustelinus, rubiginosus, ferrugineus, pulîus, roanus, tanatus, regius, leonaîus, cereus, cerinus (64).

Ce travail de lexicographe, qui ne se limite pas aux couleurs, donne à cet ouvrage de polémique une inestimable valeur. En effet, Scaliger, étant toujours soucieux de bien définir les termes qu'il emploie, a souvent recours, notamment quand il s'agit de réalités tangibles, par exemple de plantes ou d'animaux, à leur traduction dans les langues vernaculaires contemporaines (65).

C'est ainsi que, lorsqu'il réfute la théorie, défendue par Cardan, selon laquelle hommes et animaux d'un même pays ont le même comportement (66), en reprenant l'exemple du « glouton », animal de Lithuanie, pays dont les habitants seraient très vora-ces, il nous donne le nom de cet animal en plusieurs langues : Cardan l'avait appelé Rosomacha, seu Gulo ; Scaliger précise pour « Rosomacha » : Nomen hoc Sclauum est. Suecii Ierff

63. Mais il se garde d'inventer, comme Cardan. Quand il rapproche albus du nom géographique Alpes (ainsi nommées à cause de la neige), il a Festus pour auctor (cf. LINDSAY, 4, 7-10).

64. Ce n'est que le titre du paragraphe 12, dont le texte nous donne encore plus de variantes.

65. Ainsi donc, à propos du crapaud (latin bufo) il cite tous les noms qui lui sont « vulgairement » donnés : Cum Italica nomma complura non nesciam quibus appellatur uulgo (alors que je n'ignore pas les divers noms qu'on lui donne communément en Italie) : Rospo, Zatto, Botta, Babi. Montant nostrates (les montagnards de chez nous = ceux du haut Adige) : Krotten et Ertzkrotten (allemand :« Krôte »>); Galli (les Français) : Crapaud. Cf. ex. 123, p. 438-439.

66. Citons Cardan : Nasci animalia, hominum moribus similia, in singulisferme regionibus, edocet in Lithuania Rosomacha, seu Gulo... (Dans presque tousles pays naissent des animaux semblables aux hommes par leur comportement ;c'est ce que nous enseigne le « Rosomak » ou Glouton en Lithuanie...) Suit unedescription du glouton et de ses mœurs, d'une voracité répugnante, qui se conclut ainsi : Sic Lithuani hominum sunt uoracissimi. (De même, les Lithuanienssont les plus voraces des hommes) Cf. Opéra omnia, tome III, p. 525, col. 2 et526, col. 1. La source de Cardan (et sans doute de Scaliger) pour ce qui concernece sympathique animal est à coup sûr l'œuvre de Mathias de Miechow ou Mie-chovita (1457-1523), dont le Tractatus de duabus Sarmatiis Asiana et Europeanaet de contenus in eis (Cracovie 1517), est restée longtemps la principale sourceoù l'Occident puisait ses connaissances sur l'Europe Orientale. Cet ouvragefigure dans la bibliographie que donne Jean Bodin dans sa Methodus ad facilemhistoriarum cognitionem (Paris, 1572).

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dicunt, Germani Wildfrass. « Ce nom est slave. Les Suédois disent Ierff, les Allemands Wildfrass. » (67)

Un peu plus loin, il est question de l'esturgeon (sturio), il cite l'Oka, affluent de la Volga, renommé par ses poissons : In eo Béluga piscis est mirae magnitudinis, sine spinis, capite grandissime», ore uasto. « On y trouve le Béluga, poisson d'une taille étonnante, sans arêtes, la tête très grande, la bouche vaste. » Puis il en cite la variété la plus appréciée, appelée Biela ribitza, en précisant, à juste titre que la première partie de son nom signifie « blanc » (68) ; il semble ignorer que la seconde signifie « poisson », sinon il n'aurait pas manqué de le dire.

Cette nomenclature ne constitue pas le seul intérêt de l'ouvrage. Nous savons Scaliger soucieux de restaurer l'élégance de la langue latine, alors que Cardan, même s'il cite fréquemment les bons auteurs, avec une prédilection marquée pour Virgile, écrit en un latin plutôt relâché, qui trouve en Scaliger un censeur impitoyable (69).

Nous ne donnerons qu'un exemple illustrant le purisme de Scaliger : Cardan aurait écrit : Cum motus plantis deesset ad generationem, utrumque sexum coegisse necesse fuit. Vnde PLVRES persaepe in unum coeunt. « Comme les plantes manquaient de mobilité pour se reproduire, il fut indispensable de réunir l'un et l'autre sexe. C'est pourquoi, très souvent PLU-SIEURS sexes se retrouvent dans la même plante ». Or, pour le puriste, PLVRES signifie « plus de deux » ; et Scaliger ironise en citant le grammairien Ausonianus : Cuius bene ominatae illae fuerunt in nuptiis pro Epithalamio acclamationes :

« Liberos gignite, masculini et femini, atque etiam neutri generis » (70). (Lors de ses noces, on lui adressa, en guise d'épithalame ces souhaits de bon augure : « Engendrez des enfants, du genre masculin et féminin, et aussi du neutre »).

Si cette critique porte souvent sur la forme, elle concerne aussi le fond, indépendamment des théories « scientifiques » controversées : ainsi, c'est en logicien que Scaliger argumente,

67. La réponse de Scaliger figure dans Y ex. 203, Animalia indigents similia (animaux ressemblant aux autochtones), p. 653-54 : il rétorque à Cardan : Haud minus uoraces Angli, apud quos animal taie nullum. (Les Anglais, chez qui n'existe aucun animal semblable, ne sont pas moins voraces).

68. Le terme de Béluga a évidemment la même étymologie. Le passage cité est extrait de l'ex. 218, paragraphe 3, Piscium dentés (les dents des poissons), p. 692-93.

69. L'incuria typographi qui affecte la première édition du De subtilitate de Cardan, comme nous le signalons déjà plus haut (note 21), faisait déjà la partie belle à Scaliger. La rigueur de ce censeur impitoyable ne s'est pourtant pas limitée à ces futilités, dont Cardan n'était pas responsable.

70. Cf. ex. 177, p. 577. Il est bien précisé en marge iocus, « plaisanterie ». Dans son actio prima, Cardan persiste et justifie l'emploi de plures ; puis il commente : at ipse Grammaticum purum agit (mais il joue au puriste). Cf. Opéra omnia, tome III, p. 696, col. 1.

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quand il refuse de mettre sur le même plan la beauté, qui est une qualité, et la symétrie, qui relève des catégories (71). Donc, sa critique de philologue porte sur la définition des mots, leur choix et leur emploi judicieux.

Pour conclure sur cette querelle, l'on peut dire que Cardan et Scaliger n'étaient pas faits pour s'entendre. Orgueilleux (d'aucuns diraient même vaniteux) et vindicatifs, ce qui réduit déjà les possibilités de conciliation, ils ne parlent pas la même langue : on dirait une querelle entre chien et chat. Scaliger, « littéraire », et Cardan, « scientifique », parlent à des « niveaux » différents : ce qui est essentiel pour l'un est accessoire pour l'autre, et réciproquement.

L'ouvrage de Cardan, plus court, plus facile, a connu le succès d'un manuel, jusqu'à ce qu'il soit rendu périmé à la fois par les progrès des sciences et par l'abandon du latin comme langue de l'enseignement (72).

Le traité de Scaliger a connu un succès moindre, tout en connaissant de nombreuses rééditions (73), mais cette volumineuse somme attend encore une étude exhaustive qui permettrait d'y voir plus clair et d'en goûter toutes les richesses.

Georges KOUSKOFF, Université d'Angers.

71 Cf. ex. 300, par. 2, p. 896. An igitur symmetria sit pulchritudo ? Non est fulchntudo quahtas est. Symmetria est in praedicamento relationis.

72. Le traité de Cardan a pourtant été très tôt (1556) traduit en français.73. Cependant, seule la première édition a paru du vivant de Jules-César bcaliger, alors que

Cardan a pu revoir et corriger le texte de son traité dont il extste trois états ceux de 1551, 1554 et 1560, le dernier comprenant en appendice la réponse a Scaliger. FF

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REFLEXIONS SUR LE THÈME DE LA MORTDANS L'OEUVRE POÉTIQUE

DE J.-C. SCALIGER

La mort qui ne laisse indifférent aucun d'entre nous, même si nous en repoussons l'idée insupportable ; la mort, qui constitue l'un des thèmes majeurs de la littérature et de l'art, par lesquels nous bannissons l'angoisse et la souffrance ; la mort, source des rites magiques et du sentiment religieux, mystère scientifique et lieu commun de la philosophie, tout la rappelait à l'esprit du poète qui l'avait jadis contemplée sur les champs de bataille, ces charniers sanglants (1), qui la combattait en tant que médecin et la déplorait comme fils, ami et père. Et la mort, ce n'est pas seulement ce terme plus ou moins lointain de toute vie humaine, c'est, au cœur de la vie-même, les peines, les mala-dies, la vieillesse, compagnes indésirables.

Mais la mort en elle-même est indéfinissable. Elle ne se conçoit que comme la négation de son contraire, qui est la vie. Or la vie est tout ; la mort, négation de la vie, n'est donc rien : l'homme doit se libérer de la vaine pensée de la mort :

Tout d'abord, que la vie soit mépris de la mort !Certes, si je vivais comme quelqu'un qui doit mouriralors je ne mourrais pas en mourant ; meurt toujours celuiqui a conscience de vivre.

1. Ferraria, Urbes, Poemata, I, p. 585 (éd. 1574).

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Cette conception, et les justifications qui l'accompagnent, il est clair que Scaliger les emprunte à la doctrine d'Epicure : Sans doute, dit-il, l'horreur de la mort partout répandue effraie les êtres obscurs et souillés du monde, ainsi que les âmes débiles, terrifiées à l'idée qu'un néant puisse procéder de quelque chose. Pourtant, quand l'âpre frayeur est là, la mort âpre est loin ; et quand la mort sera là, la frayeur disparaîtra : un point, un instant les séparent complètement, en sorte qu'elles ne sauraient exister ensemble. Si je ne suis plus, que puis-je souffrir ? Et si j'existe, point de changement (2).

L'essentiel, pour Scaliger, c'est bien la vie : Elle est tout, pour que nous puissions jouir de cet âge doux et heureux (3).

Grâce à elle nous connaissons les plaisirs et les joies, qui en font le charme et l'agrément. Quant aux peines et aux souffrances, elles sont aussi les compagnes de la vie : mais comme des prémices de la mort. Or, nous qui ne redoutons pas la vie, pourquoi redouterions-nous la mort qui abolit tout ?

Moi qui ne crains pas de vivre, écrit-il, pourquoi craindrais-je la mort ? (4).

Car ce n'est pas la mort, mais la crainte de la mort qui dégrade la vie :

La crainte de la mort n'est pas une crainte,mais une mort multipliée à l'infini (5).

Pour Scaliger, comme pour Epicure, la vie vaut donc d'être vécue, éminemment. Il ne faut pas, à l'image de ceux qui ont perdu tout espoir, désirer la mort (6) ni, à plus forte raison, vouloir se la donner, comme cette jeune fille que la (fausse) nouvelle de la mort de Scaliger à la bataille de Ravenne aurait amenée à boire un poison (7). Mais les actes de désespoir prouveraient encore, s'il en était besoin, que la vie, pour être parfaite, doit être heureuse. Mais alors que pour Epicure « le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse », pour Scaliger.

C'est savoir et agir qui nous rendent heureux (8). La science et l'action : Félix qui potuit rerum cognoscere causas ! proclamait déjà Virgile à l'adresse de Lucrèce, et il plaçait parmi les bienheureux, dans les Champs Elysées,

2. Mortis contemptus..., Apiculae, Poemata, I, p. 4.

3. Vita, Teretismata, Poemata, I, p. 99.

4. Mors haud timenda, Epidorpidum 3, Poemata, II, p. 182.

5. Vita supplicium est, ibid., p. 182.

6. Cf. Mortem ne opta, Poemata, II, p. 140.

7. Lacrymae, Poemata, I, p. 530 sq. (Angela Paulina).

8. Mortis contemptus..., Apiculae, Poemata, I, p. 4.

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quique sui memores alios fecere merendo « ceux qui par leurs bienfaits ont mérité de vivre dans la mémoire des autres » (9).

Comme Virgile, Scaliger nous livre plus qu'une formule, c'est une véritable profession de foi, qu'il commentera ainsi plus tard, dans une lettre à Gérard-Marie Imbert : « A mes yeux, la vie ne peut avoir qu'un but, auquel conduisent deux chemins étroits : c'est le bonheur par la vérité et la vertu active. Tout le reste, pour moi, n'est que bourbier et erreur : ma vie en est le témoignage » (10).

Connaître la vérité et faire le bien, voilà donc les deux sources du bonheur, but de la vie, mais qui la dépasse infiniment, car il nous projette déjà dans l'éternité :

Il faut souhaiter des jours meilleurs aux cieux, non point par des prières, mais par des résolutions et la lumière immaculée des belles actions... (11).A vrai dire, c'est le côté optimiste de la pensée de Scaliger que nous

voyons ici. Il en est un autre, tout différent, qui proclame que cette vien'est rien d'autre qu'un abîme de ténèbres (12).Au mieux, ce n'est qu'un rêve ou l'ombre d'un rêve, une « traversée

des apparences » :Qu'y a-t-il après nous, avec nous, avant nous ? Au commencement l'enfance ; à la fin, le retour en enfance ; au milieu le malheur, ou bien des rêves, et l'image d'un rêve (13).Expressions qui paraîtront peut-être bien traditionnelles, et comme

imitées de quelque poète de l'Anthologie, mais que viennent rendre plus personnelles ces vers désespérés :

Ta vie, Scaliger ? Des arrhes sûres pour la mort.Et la mort ? Le chemin de l'éternelle mort (14).Et pour cette raison le thème de la fuite du temps, cher aux poètes

lyriques,

innumerabilis annorum séries et fuga temporum, trouve dans la poésie de Scaliger un écho comparable à

9. VIRGILE : Géorgiques, II, 490 et Enéide, VI, 664.

10. R. DEZEIMERIS, « Lettres grecques de J.-C. Scaliger à Imbert », in Actes de l'Académie de Bordeaux, 3e série, n° 38, 1876.

11. Mortis contemptus..., Apiculae, Poemata, I, p. 4.

12. Vita haec tenebrae, Epid., 5, Poemata, II, p. 242.

13. Aetas irreparabilis, ibid., p. 243.

14. Cur superbi sumus, Epid., 2, Poemata, II, p. 155-156.

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celui qu'il aura chez les poètes de la Pléiade ; car c'est aux vers d'Horace :Eheu fugaces, Postume, Postume, labuntur anni... que répondent ces vers :Quid juvat eheu cumulis numerare fugacibus annos A quoi sert-il, hélas, de compter les années en amas éphémères, et de dire : « j'ai vécu » quand il n'en reste rien...

Hélas ! Que de fois il m'arrive de regarder autour de moi ! Les ans qui m'ont quitté, glissant entre mes doigts, m'ont-ils laissé, avares, quelque chose ?

Non, il ne me reste rien, sinon des regrets,et tout autant qu'il est de mort sous le nom de la vie ! (15).

La mort est au cœur de la vie. Les visages qu'elle emprunte ont nom guerre, maladie, vieillesse... Scaliger ne cesse d'évoquer la bataille de Ravenne et les souvenirs poignants laissés dans son cœur :

... comme je rentrais de ces charniers sanglants où l'antique Ravenne verse les larmes de son corps, et de ma mère vaincue par la douleur, la vie s'était enfuie (16).

Le temps est compté au soldat. Dans la célèbre gravure de Durer ; le Chevalier et la mort, cette dernière, pour toute arme, brandit un sablier, symbole de la fuite irréversible du temps et de la vie. La violence et le temps sont les deux armes absolues de la mort. Scaliger affirme n'avoir rien oublié des guerres et des combats qu'il a connus ; il aurait aussi, à l'en croire, suivi les leçons d'Albert Durer...

Mais la violence, ce n'est pas seulement la guerre ; ce sont encore les maladies : la peste surtout, qui fait des milliers de victimes (17), mais aussi, pour ce qui concerne personnellement Scaliger, la goutte qui accable son corps de souffrances atroces :

... sois bon ! Mais la goutte insupportableépargne-t-elle les bons, elle qui m'accablesi souvent sur mon lit de malheur ? (18).

Le temps qui passe amène la vieillesse et son cortège de maux oui vont toujours grandissants : elle est la pire des malais. Vitae incommoda, Apiculae, I, p. 47 ; sur le thème de la fuite du temps, voir M. COSTANZO, Dallo Scaligero al Quadrio, Milan,

1961, p. 36 sq.

16. Ferraria, loc. cit. (cf. note n° 1).

17. Cf. Inter pestilentiam..., Nova epigrammata, Poemata, I, p. 148. Sur A. DURER, cf. Exotericarum exercitationum..., n° 333, p. 844 (éd. 1615).

18. Vita, Teretismata, I, p. 99.

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dies, la mort avant la mort :Mauvaise affaire que la vieillesse décrépite,mauvaise chose que notre vie mortelle ;sort cruel, ruine de la vie,cruels présents, cadeaux pourrisde la destinée perfide et fourbe :nous qui sommes voués à la mort,elle nous fait mourir avant même la mort !

Seule la poésie pourra consoler le poète et adoucir ses peines : la consolation vient des Muses (Solamen a Musis); et seule la noblesse qui s'attache à ceux qui toute leur vie ont aimé le savoir et recherché la vérité effacera l'horreur de la décrépitude :

Cette mort qui précède les poignards de la mort,voilà l'inerte, horrible et froid délabrement,la vieillesse sénile.A moins qu'une grand valeur ne vienne cacher,bienfaisante, cet âpre poison (19).

Finalement, la mort qui est commune à tous les hommes : Quel est donc ce chemin que nul ne voit ni ne peut voir ? Pourtant, il n'est à vrai dire aucun homme qui l'ignore (20), la mort viendra nous délivrer de cette vie mortelle : Incertaine et périssable, brûlée par les passions, immonde et méprisable, roidie par les hivers horribles... tu n'es pas la vie, mais une mort : oui, c'est ainsi qu'il faut te nommer. Quant à la mort, elle nous libère ; mais toi, tu nous rends digne d'elle (21).

Scaliger proclame ensuite l'universalité de la mort : tout meurt, la nature et les hommes et les créations des hommes :

mortali pereunt omnia facta manu,car toute chose meurt, qui fut bâtie par une main mortelle, et tout ce en

quoi nous avions mis notre espérance se révèle n'être guère plus quesonges et apparences de songes,somnia, spectra somniorum...

Scaliger, du reste, ne fait pas preuve d'une grande originalité : comme du Bellay et Ronsard, il se souvient surtout des paroles célèbres que Pétrarque, au second livre de son Africa, avait placées dans la bouche de Scipion :

19. Anacreontica, I, p. 504.

20. Iter ad mortem, Aenigmata, I, p. 578.

21. Ad hanc vitam, II, p. 288.

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Omnia nata quidem pereunt et adulta fatiscuntTout ce qui est né meurt, tout ce qui a crû périt,et il ne reste rien parmi les choses mortelles.Comment un homme ou un peuple pourrait-il espérerce que n'a pu espérer Rome, notre mère nourricière ?Les siècles s'écoulent d'un mouvement facile,les temps s'enfuient ; vous courrez vers la mort ;ombre, vous êtes une ombre, poudre légère ou encoremince fumée, dans l'éther emportée par le vent (22).Quand l'homme meurt, avec lui disparaissent ses joies et ses

souffrances :En mourant, tu abandonnes aux autres tes plaisirs,et avec toi, tu emportes, sans les emporter vraiment,tes arides tourments (23).La mort apporte le repos et l'oubli de tout ; c'est en cela que le

sommeil offre une certaine ressemblance avec elle, qui, chaque soir, semble devoir nous accoutumer un peu plus à mourir (selon une idée également chère à Montaigne) :

Sommeil qui endors nos soucis, bienfaisant exterminateur, en nous accoutumant à la mort, tu nous apprends à ne plus la craindre (24).

Plus qu'à Homère ou à Virgile,... consanguineus Leti Sopor...,c'est à Lucrèce que pense encore ici Scaliger, à cettemort

plus paisible que n'importe quel sommeil ; et ce distique : Le sommeil, dans la vie, émousse la vigueur des esprits.Cette image de la mort ensevelit l'homme vivant (25), semble faire

écho aux dures paroles du vieux poète :Mortua cui vita est prope iam vivo atque videnti,qui somno partent maiorem conteris aevi...Toi qui vis et qui vois, tu mènes déjà une vie presque morte,

gaspillant dans le sommeil la majeure partie de ton âge (26).Parfois, en dehors de toute référence précise à un modèle antique,

l'allusion au sommeil n'est plus qu'un simple euphé-

22. PÉTRARQUE, Africa, II, v. 344-350; cf. Inania omnia, Epid., 2, p. 157.

23. Morte amittuntur omnia, Epid., 1, Poemata, II, p. 111.

24. Somnus..., Epid., 4, Poemata, II, p. 223.

22. Somnus, Epid., 2, p. 231 ; cf. Lucrèce (III, 977) et Virgile (Enéide, VI 278). 5

25. LUCRÈCE, III, 1046.

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misme, propre à voiler un instant l'horreur de la mort qui frappe un être jeune :

Tu dors, Narnia, ma petite Narnia, tu dors...Les ténèbres de la nuit éternelle t'enveloppent (27).La mort est un mystère, mais une certitude. Pourtant, il est un mystère plus

grand encore, incertain celui-là : que devenons-nous après la mort ? Connaîtrons-nous alors une vie nouvelle et éternelle, ou bien le néant, éternel, absolu ? Là, Scaliger hésite. Parfois, il affirme sa foi dans une vie nouvelle qui rendrait justice aux hommes de bien :

La mort cruelle, les mauvais doivent la craindre,les bons l'accepter.Aux premiers, elle prépare une autre mort,aux seconds, des richesses et le repos.Elle fait passer parmi les tombeaux le souffled'une vie nouvelle (28).

Comment ne pas rêver d'un monde meilleur, quand notre vie misérable est un exil du ciel, et non, comme l'écrivait Horace, la mort un « exil éternel » de la vie ? (29). Mais parfois, aussi, Scaliger est assailli par le doute :

La folle démesure du tombeau, monument élevé jusqu'au ciel,montre que tu n'as plus rien d'un homme, que tu n'as rien été :

là, toi naguère vivant, tu te changes en poussière (30).Car, dans le tombeau, il n'y a plus rien :Point d'ombre ici ; le tombeau que tu vois est vide :A qui la vie ne fut rien, la mort n'est rien (31)

La mort, négation de la vie est donc un néant absolu :Celle qui détruit tout ne peut rien engendrer ! (32).Mais si l'espoir d'une vie éternelle disparaît, que reste-t-il à l'homme en

fait d'éternité ? Comme le disait Virgile : « mériter par ses bienfaits de vivre dans la mémoire des autres ».

L'élégie sur la mort de Simon Thomas, « médecin éminent », nous en donne un exemple :

Il vit encore, Thomas, qui laisse tant de trophées

27. De Narnia defuncta, Mânes Catulliani, Poemata, I, p. 658.

28. Malorum et bonorum mors, Epid., 4, p. 224.

29. Mors non timenda, Epid., 5, p. 239.

30. Insania sepulcrorum, Epid., 4, p. 206.

31. Ad elogium suum..., Nova epigrammata, I, p. 144-145.

32. Mors, Logogriphi, Poemata, I, p. 621.

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de ses victoires acquises sur la mort... (33)

Le poète et l'écrivain compteront sur les qualités de leurs œuvres publiées pour les sauver de l'oubli :

Dans mon étude de la sagesse que l'on tient en honneur,et au milieu de ces arts vers nous descendus du ciel,qui pourraient remplir mon esprit, sans le rassasier jamais,il m'a plu, aussi, de pratiquer quelque peu (la poésie), cetornement immortel de la douce Camène, pour n'être pointhonnête,ni dépourvu de ces élégances qui disposent de ce cultehonnête,ni des bienfaits qui ont coutume de circonscrire le destinde leur pouvoir rigoureux, et de bannir la mort,qui vient frapper les corps selon la loi de la nature,et les esprits paresseux (34).

L'artiste, comme le poète, immortalisera aussi ceux qui l'ont inspiré :

De vivante, les dieux m'ont changée en marbre ;mais Praxitèle, de marbre m'a rendu à la vie,tant l'emporte sur tout le pouvoir de sa main ! (35)C'est l'immortalité que rêvaient les poètes antiques :Exegi monumentum aère perenniusproclamait orgueilleusement Horace, et celle que Ronsard souhaite

pour lui-même :Sous le tombeau tout Ronsard n'ira pas,Restant de lui la part qui est meilleure (36)... en s'inspirant de son illustre modèle.Que concluerons-nous ?Tout d'abord, Scaliger refuse de se payer de mots. Sur la mort,

point de paroles creuses. Point de larmes non plus. Sur son tombeau, point d'éloge pompeux et mensonger, mais ces simples mots :

Iulii Caesaris Quod Fuitqui sontla vraie, trop vraie hélas ! image de (sa) mort (37).Empruntant à Lucrèce la plupart de ses arguments, il affirme que la

mort n'est rien, et que l'homme doit la mépriser33. In Symonis Thomae..., Lacrymae, I, p. 541-543.

34. Quare scribat, Apiculae, I, p. 5 (cf. p. 32 et Archilochus, p. 348).

35. Niobe..., Farrago, I, p. 172.

36. Cf. HORACE, Odes, III, 30 et RONSARD, Odes (1550) : A sa Muse.

37. Ad. Elogium suum..., loc, cit. (cf. note n° 31).

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(ce qui, dit-il, se révèle plus facile que d'y songer). Contemnere mortem leve, cogitare durum (38).

Pour lui, comme pour Virgile et Horace, quand un savant, un poète, un artiste accomplit ou compose une œuvre magnifique, digne de l'immortalité parmi les hommes, c'est une victoire remportée sur la mort qui est oubli. Enfin, soit qu'elle nous plonge dans le néant qui n'est plus rien, soit qu'elle nous, ouvre la porte de la vie éternelle, la mort n'est rien, et il ne faut pas la redouter.

Mais Scaliger, en dehors de toute appartenance à une foi quelconque, et au contraire de ce qu'écrivait Rabelais à Erasme (« c'est un athée qui n'a pas son pareil »), Scaliger semble désirer avoir encore cette autre espérance d'un repos éternel dans le sein de Dieu :

Hors des sombres ténèbres de ce jour obscur,hors des faux abris, des pièges obscur,loin des tromperies du monde visible et invisiblequi ensevelit les clartés de notre esprit fragile,quand Dieu me ramènera-t-il vers les royaumes paisibles ?Quand ôtera-t-il de mes yeux les noirs voiles de la mort ?... (39).

Michel PEBERAY Agen.

38. Mortos memoria, Epid., I, p. 103.

39. Optât hac vita exolvi, Epid., 8, Poemata, II, p. 323. Cf. Ego, Teretismata, I, p. 86 (« Templa odi... »).

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Nous remercions aussi M. Michel Magnien, dont les coups d'essai sont des coups de maître. Nous lui devons la première thèse française consacrée à notre auteur. Il a toujours été présent parmi nous, d'une manière aussi modeste qu'attentive. En évoquant son nom, je suis conduit maintenant à rappeler les résultats scientifiques de nos travaux.

Je le ferai rapidement, sans prétendre en évoquer le détail et la complexité. Mais je voudrais en dégager la cohérence et montrer qu'ils aboutissent, à propos de notre auteur, à une synthèse novatrice. Les communications, au fur et à mesure des séances, étaient groupées selon des sujets d'ensemble qui fourniront les grandes lignes de mon exposé.

Un premier ensemble, assez important, était consacré aux aspects biographiques.

Grâce à Mlle Bourrachot, à M. Fiorato, à M. Clémens, Scali-ger a été concrètement présent parmi nous. Et je dirai d'abord grâce à ses portraits. Nous avons toujours senti sur nous son regard, surmonté de ces sourcils redoutables, qui constituent leur point commun. Que les Gascons et les Agenais ne se formalisent pas s'il les traite quelquefois avec une verte rudesse. Après tout, ses jeux de mots sont souvent drôles et les Agenais ne font que partager le sort d'Érasme et de beaucoup d'autre. M. l'Inspecteur Général Desgraves nous a d'ailleurs montré que les modernes avaient tendance à exagérer les choses. Certes, on ne prête qu'aux riches, mais Vinet, éditant Ausone, n'a pas formulé à propos de Scaliger les reproches que La Ville de Mir-mont croit pouvoir exprimer à ce sujet.

L'une des questions les plus difficiles est constituée par la définition des rapports entre Scaliger et les protestants. M. Fiorato nous a présenté le dossier d'une manière détaillée, M. Clémens y est revenu. Tous les exposés qui ont touché le sujet ont fait voir que notre humaniste tend vers une théologie très orthodoxe, dont l'aristotélisme affirmé aboutit peut-être à un néo-thomisme. On comprend ainsi la récupération posthume accomplie par les Jésuites. Pourtant des voix assurément autorisées, celle de Joseph Juste comme celle de notre Président, nous ont rappelé que jamais notre auteur ne s'est opposé directement aux thèses de la Réforme et que la tradition protestante agenaise voit en lui un sympathisant. Comment concilier ces données ? Sans doute en rappelant ce qui nous a été montré aussi ; à l'époque assez ancienne où se déroulent les principaux événements (vers 1532), le conflit est surtout entre les différentes tendances du Catholicisme. Elles se combattent entre elles et on va jusqu'à brûler un inquisiteur !

Le monde où vit Scaliger est donc assez cruel. Rappelons-nous aussi qu'il est un ancien soldat. M. Péberay nous a signalé à juste titre le souvenir horrifié qu'il gardait des champs de bataille, ces « charniers ». L'étude des poésies, qu'il nous a pré-

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sentée était utile pour saisir l'homme et son caractère, dans leur sincérité profonde. Nous avons perçu les deux versants d'une conscience. D'une part, dans l'imprégnation des souvenirs hora-tiens, l'attention ardente et angoissée à la fluidité du temps. D'autre part, le désir farouche de l'éternel. Il faut comprendre dans cet esprit l'épitaphe que le poète se donne. Elle explique peut-être l'affectation de sobriété dans les funérailles qui choquait certains accusateurs. Ci-gît quod fuit : non pas, ce que Scaliger a été, mais ce qui a été de Scaliger, ce qui en lui n'échappait pas aux atteintes du temps...

Nous quittons la vie et la personnalité de l'auteur pour aborder sa pensée. Deux faits dominants se dégagent. Il fut un éducateur et un médecin.

Quant à l'éducateur, M. IJsewijn nous a fait connaître sa méthode. Il a montré que, dans la Poétique, tout, même la polémique, s'explique par la volonté d'enseigner. De là, son souci de dégager les modèles, d'aller toujours à la perfection la plus élaborée. Oui, la Poétique fut un manuel, mais quel manuel ! Nous ne savons plus mélanger au même degré l'érudition et le didactisme. Nous ne rendons plus le même hommage au savoir.

Venons au médecin. Mme de la Garanderie a étudié le com-mentateur d'Hippocrate. Elle a fait apparaître sa liberté d'esprit, son désir de suivre l'expérience, qu'il rend persuasive par l'enquête statistique. Elle a montré qu'il sait lier l'esprit scientifique à la critique des dogmes, en rejoignant Pyrrhon, mais aussi Aristote ou Cicéron. Avouons que, si nous demandons l'efficacité scientifique à la médecine telle qu'on la pratiquait à l'époque de Scaliger, nous risquons d'être déçus. Mais la recherche récente a prouvé qu'elle jouait alors un autre rôle : elle aidait à formuler une philosophie de la vie. Sans doute est-il difficile de comprendre la théorie du signe, telle qu'elle, apparaît chez Scaliger, sans se référer à sa condition, à son métier.

Nous arrivons ici au point qui a été développé le plus souvent dans notre Colloque, qui a peut-être le plus frappé nos auditeurs. Il s'agit de la théorie du langage. Une séance lui était spécialement consacrée, mais on y est revenu bien souvent.

Un grand fait s'est dégagé de toutes les communications. M. Lardet, en particulier, l'a signalé : notre auteur offre une théorie complète de la langue. Il insiste d'abord sur le sens. Cela paraît banal. Il s'agit en réalité d'une prise de position dont l'importance fondamentale apparaît aujourd'hui. Scaliger est un théoricien de la significatio. Il ne l'oublie pas lorsqu'il parle des choses et Mme Launay, dans sa très riche communication, nous a prouvé à ce propos que l'analyse de Michel Foucault 'sur le XVIe siècle est insuffisante. Scaliger nous offre une théorie complète du signe. Il ne se contente pas, pour définir la vérité, de l'adaequatio rei et intellectus, il préfère adaequatio rei et oratio-nis (et du même coup, dans un esprit aristotélicien et classique,

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il maintient le primat des choses sur les mots). La même conclusion se dégage d'une démarche inverse qu'ont analysée M. Laurens et M. Goyet, lorsqu'ils ont étudié les « logogriphes » de Scaliger ou ses jeux sur le langage. Il fait apparaître avec virtuosité les effets originaux qui se produisent lorsque la forme devance le sens et le signifiant le signifié. Mais il ne s'agit pas pour lui comme pour certains modernes de mettre en lumière une sorte de nominalisme linguistique. Au contraire, sa démarche tend à révéler des résultats comiques et se présente dès lors comme critique et même satirique.

Venons à un dernier point, que notre Colloque a également mis en lumière. Scaliger est un maître de poétique et, pour constituer cette discipline, il fait appel à la fois à la rhétorique et à la philosophie, selon une tradition qui vient des anciens. Grâce à M. Sellin, nous avons pu reconnaître l'influence des grammairiens et des scoliastes comme Donat. Nous avons perçu que la saisie des textes anciens se fait chez notre auteur par des voies qui restent partiellement médiévales. Il ne connaît pas encore les grands commentaires de la Poétique aristotélicienne qui paraissent au milieu de son siècle. C'est plutôt lui qui exercera son influence sur la recherche classique. Mme Spies nous a parlé à ce propos de Vossius et des grands humanistes hollandais. D'autres questions se sont ainsi trouvées posées. On a pu voir comment la poétique évolue entre les formes médiévales (métaplasmes, emblèmes, allégories) et les structures classiques, issues de la réflexion nouvelle sur l'aristotélisme (genres littéraires). D'autre part, nous avons dû réfléchir sur les rapports entre le néo-latin, qu'emploie toujours Scaliger, et les langues profanes. La belle synthèse de M. Baldassarri nous a donné l'occasion de confronter le vocabulaire antique et le vocabulaire italien et de souligner que Scaliger devait connaître à la fois le latin (accompagné du grec), l'italien, le français... et le gascon !

Nous touchons au terme de notre analyse. Elle est riche assurément. Nos travaux ont fait apparaître dans l'œuvre de Scaliger à la fois l'ampleur et la cohérence. Mais certains de nos auditeurs ont pu trouver que ce colloque était un peu pointu. Les questions qu'il posait, par exemple, sur le langage, avaient un caractère assez abstrait. Ne renvoyaient-elles pas à quelque scolastique ?

Nous répondrons d'abord qu'il était historiquement utile de s'en aviser. Les études relatives à la Renaissance mettent aujourd'hui plus qu'autrefois l'accent sur les continuités avec le Moyen Age. Nous avons constaté que Scaliger avait lu Duns Scot et surtout saint Augustin, qu'il s'était posé le problème célèbre : un homme est-il un homme ou une syllabe ? Mais nous avons vu aussi qu'il fallait rester prudent. Scaliger est avant tout un médecin italien formé par les maîtres de son temps et de sa patrie. S'il rejoint l'Aristotélisme, c'est (nous y avons insisté) à travers l'école padouane. L'étude précise du De subtilitate sera

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certainement, à l'avenir, une des plus utiles pour le comprendre.Une telle méditation sur la finesse n'a pas seulement un intérêt

historique. De même, lorsque notre auteur joue sur les effets de langue, nous avons vu qu'il met en cause des questions très graves : qu'est-ce que la vérité ? L'être est-il derrière les mots ? De pareils débats ont pris dans la littérature moderne une importance fondamentale. Qu'il suffise de citer les structuralistes, Raymond Queneau et l'auteur du Nom de la rose... M. Goyet nous a rappelé que, pour certains théoriciens, la perfec-tion littéraire réside peut-être dans le fait d'employer en une même phrase toutes les parties du langage. Après tout, pourquoi pas ? Scaliger n'était pas de cet avis. Mais il connaissait la question. Et nous savons les réponses modernes qui, sur un problème analogue, ont été apportées en musique par les dodéca-phonistes. A chacun de choisir.

Richesse de Scaliger. Il se tient au point exact où le maniérisme baroque dialogue avec le classicisme. On peut admirer la luxuriance de son œuvre, l'érudition et l'intelligence dont elle témoigne. L'expérience prouve que les colloques sur notre auteur sont toujours très intéressants. Les auteurs de communications ont le sentiment qu'ils n'y sont peut-être pour rien et que cela tient aux qualités de l'écrivain : rigueur, abondance. Scaliger est à la fois le maître de l'unité et de la compréhension (au sens étymologique, bien entendu !). Pour le définir, il suffit sans doute de citer, à la fin du De subtiliîaîe, les termes qu'il emploie pour caractériser Dieu — car il fut, nous l'avons vu, un chercheur d'absolu, un penseur authentiquement religieux :

Anîe omnia, posî omnia, totus, unus, ipse.S'il est vrai que le poète est alîer deus, Scaliger aussi a su réunir

dans une personnalité intense, l'unité et la totalité : il fut profondément lui-même : ipse.

Ajouterai-je un dernier mot pour évoquer aussi Yhumanitas de la tradition scaligérienne ? J'avais aimé une formule que notre auteur attribuait aux Gascons et pour laquelle je pensais que Rabelais lui aurait beaucoup pardonné : uiuere bibere. La voix la plus autorisée de ce colloque, celle de son Président, nous a rappelé en quel lieu demeura bien longtemps, en toute austérité, le portrait de Scaliger : c'était au château de Montba-zillac.

Alain MICHEL.

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