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Igor Krtolica
Science et philosophie chez Gilles Deleuze
RĂ©sumĂ© Deleuze nâattendra pas la fin de son Ćuvre pour formuler une thĂ©o-rie du rapport de la philosophie et de la science. Les premiĂšres formulations de ce problĂšme apparaissent dĂšs les annĂ©es 1950-1960, dans les Ă©tudes sur Bergson et Nietzsche, puis dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition et Logique du sens. Il est vrai que cette question sera reprise en dĂ©tail en 1991, dans Quâest-ce que la philosophie ? Mais du dĂ©but Ă la fin de lâĆuvre, lâidĂ©e directrice ne changera pas. Cette idĂ©e nous paraĂźt comporter trois aspects principaux : 1° dans une polĂ©mique contre lâhĂ©ritage Ă©pistĂ©mologique nĂ©okantien, elle consiste dâabord Ă refuser la dĂ©finition critique de la philosophie comme « rĂ©flexion sur la connaissance scientifique », et Ă lui substituer une conception inspirĂ©e de lâontologie expressionniste de Bergson, qui rĂ©partit la science et la philosophie sur les deux moitiĂ©s de lâĂȘtre ; 2° dans un effort pour rĂ©habiliter le concept de dialectique, elle consiste ensuite Ă faire de la dialectique des IdĂ©es la sphĂšre commune Ă la science et Ă la philosophie ; 3° enfin, dans le but de spĂ©cifier chaque forme de pensĂ©e, elle consiste Ă dĂ©terminer la maniĂšre dont chacune exprime ses IdĂ©es ou ses problĂšmes dans des signes propres. Ces trois aspects nous semblent dĂ©finir le cadre le plus gĂ©nĂ©ral de la conception deleuzienne du rapport de la science et de la philosophie. Nous les examinons ici succes-sivement, en tenant compte exclusivement de la premiĂšre pĂ©riode de lâĆuvre de Deleuze, câest-Ă -dire des ouvrages prĂ©-guattariens.
Mots-clés : Deleuze, philosophie, science, dialectique, Idée, problÚme
Deleuze nâattendra pas la fin de son Ćuvre pour formuler une thĂ©orie du rapport de la philosophie et de la science. Les premiĂšres formulations de ce problĂšme apparaissent dĂšs les annĂ©es 1950-1960, dans les Ă©tudes sur Bergson et Nietzsche, puis dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition et Logique du sens. Il est vrai que cette question sera reprise en dĂ©tail en 1991, dans Quâest-ce que la philosophie ? Mais du dĂ©but Ă la fin de lâĆuvre, lâidĂ©e directrice ne changera pas. Cette idĂ©e nous paraĂźt comporter trois aspects principaux : 1° dans une polĂ©mique contre lâhĂ©ritage Ă©pistĂ©mologique nĂ©okantien, elle consiste dâabord Ă refuser la dĂ©finition critique de la phi-losophie comme « rĂ©flexion sur la connaissance scientifique », pour lui substituer une conception inspirĂ©e de lâontologie expressionniste de Berg-son, qui rĂ©partit la science et la philosophie sur chacune des deux moitiĂ©s de lâabsolu ou de lâĂȘtre ; 2° dans un effort pour rĂ©habiliter le concept de dialectique, elle consiste ensuite Ă faire de la dialectique des IdĂ©es ou des problĂšmes la sphĂšre commune Ă la science et Ă la philosophie, lâĂ©lĂ©ment autonome dans lequel elles puisent toutes les deux ; 3° enfin, dans le but
UDK: 1 Deleuze J. FILOZOFIJA I DRUĆ TVO XXVI (4), 2015.DOI: 10.2298/FID1504949KOriginal scientific articleReceived: 24.08.2015 â Accepted: 8.10.2015
IGOR KRTOLICA: Institute For Philosophy and Social Theory, University of Belgrade, [email protected].
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IGOR KRTOLICA SCIENCE ET PHILOSOPHIE CHEZ GILLES DELEUZE
de spĂ©cifier chaque forme de pensĂ©e, elle consiste Ă dĂ©terminer la ma-niĂšre dont chacune exprime ses IdĂ©es ou ses problĂšmes dans des signes propres, les thĂ©ories scientifiques dâun cĂŽtĂ© et les concepts philoso-phiques de lâautre. Ces trois aspects nous semblent dĂ©finir le cadre le plus gĂ©nĂ©ral de la conception deleuzienne du rapport de la science et de la philosophie. Nous les examinerons ici successivement, en nous attachant exclusivement Ă la premiĂšre pĂ©riode de lâĆuvre de Deleuze, câest-Ă -dire aux ouvrages prĂ©-guattariens.
1/ Le dualisme expressionniste,
ou les deux tendances de lâĂȘtre
a/ le rejet de la définition néokantienne de la philosophie
La conception deleuzienne du rapport science-philosophie consiste dâabord, nĂ©gativement, Ă refuser la dĂ©finition critique de la philosophie, câest-Ă -dire lâidĂ©e selon laquelle la philosophie serait une rĂ©flexion sur la connaissance scientifique. TĂ©moignage de la puissance de lâhĂ©ritage Ă©pis-tĂ©mologique kantien en Allemagne et en France (nĂ©okantisme, Cercle de Vienne, Ă©pistĂ©mologie française), cette dĂ©finition soumet en effet la philosophie et la science Ă une alternative fĂącheuse : si la philosophie est rĂ©flexion sur la connaissance scientifique, ou bien la philosophie passe au service des sciences qui ont seules le pouvoir de connaĂźtre objective-ment quelque chose, ou bien elle prĂ©tend rĂ©gner sur elles du fait quâelle en est la conscience Ă©veillĂ©e. Alors, suivant la tendance adoptĂ©e, on in-sistera tantĂŽt sur les limites de la philosophie, qui ne peut accĂ©der aux choses en soi et doit se contenter de rĂ©f lĂ©chir les conditions de nos connaissances objectives, tantĂŽt Ă lâinverse sur le privilĂšge que possĂšde la connaissance philosophique, celui de fouler le domaine transcendan-tal qui se refuse Ă la science. Mais dans les deux cas, quâelle soit servante ou bien reine, la philosophie reste dĂ©finie par la rĂ©flexion. Or, aux yeux de Deleuze, cette dĂ©finition soulĂšve au moins deux difficultĂ©s : dâune part, si la philosophie Ă©tait ainsi dĂ©finie, il faudrait nĂ©cessairement que la capacitĂ© de rĂ©flexion soit en mĂȘme temps retirĂ©e Ă la science, idĂ©e absurde qui tĂ©moigne dâun certain mĂ©pris pour la pensĂ©e scientifique ; et dâautre part, sous couvert dâaccorder un grand privilĂšge Ă la philoso-phie, une telle dĂ©finition lui ĂŽte en rĂ©alitĂ© lâoriginalitĂ© de son rapport aux choses et de sa crĂ©ation propre. Dans Quâest-ce que la philosophie ?, De-leuze et Guattari affirmeront ainsi : « Elle nâest pas rĂ©flexion, parce que personne nâa besoin de philosophie pour rĂ©flĂ©chir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup Ă la philosophie en en faisant lâart de la rĂ©flexion,
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mais on lui retire tout, car les mathĂ©maticiens comme tels nâont jamais attendu les philosophes pour rĂ©flĂ©chir sur les mathĂ©matiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire quâils deviennent alors phi-losophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur rĂ©flexion appartient Ă leur crĂ©ation respective » (Deleuze et Guattari 1991 : 11).
Ces deux idĂ©es â que la rĂ©flexion nâest pas rĂ©servĂ©e Ă la philosophie et que la philosophie possĂšde une relation originale aux choses â Deleuze les avait dĂ©jĂ formulĂ©es dans les annĂ©es 1950, Ă propos de Bergson. On sait que le refus de la dĂ©finition Ă©pistĂ©mologique de la philosophie ani-mait dĂ©jĂ la rĂ©action de Heidegger au nĂ©okantisme marbourgeois. Au colloque de Davos en 1929, Heidegger prĂ©tendait en effet substituer une interprĂ©tation ontologique de Kant Ă la lecture Ă©pistĂ©mologique quâen proposait Cassirer . Si rien nâindique que Deleuze ait connu la lettre de ce texte, il est Ă©vident quâil nâen ignorait pas lâesprit. Car cette interprĂ©-tation, Heidegger lâavait dĂ©veloppĂ©e dans son Kantbuch. Deleuze par-tageait certainement avec Heidegger lâeffort de rĂ©orientation de la phi-losophie en direction de la mĂ©taphysique ou de lâontologie. Pourtant, comment expliquer que ce soit Bergson plutĂŽt que Heidegger qui anime sa rĂ©action contre la conception nĂ©okantienne de la philosophie ? Câest premiĂšrement que, chez Bergson, la question ne porte pas sur le primat de la science ou de la philosophie quant Ă la connaissance et Ă la pensĂ©e, mais dâabord sur leurs relations respectives aux choses (dont le problĂšme de la connaissance et de la pensĂ©e ne fait que dĂ©couler). Or, pour Deleuze, la philosophie a bien une relation originale aux choses, une relation di-recte et non rĂ©flexive, qui implique lâintuition ou la pensĂ©e pure ; en dĂ©coule son mode de connaissance spĂ©cifique, qui est une connaissance conceptuelle des choses dans leur singularitĂ©, visant lâidentitĂ© du concept et de lâindividu. En 1956, dans une prĂ©sentation de Bergson destinĂ©e Ă lâencyclopĂ©die sur Les philosophes cĂ©lĂšbres, Deleuze Ă©crit ainsi : « La phi-losophie nâa jamais rĂ©pondu que de deux maniĂšres Ă une telle question, sans doute parce quâil nây a que deux rĂ©ponses possibles : une fois dit que la science nous donne une connaissance des choses, quâelle est donc dans un certain rapport avec elles, la philosophie peut renoncer Ă rivaliser avec la science, elle peut lui laisser les choses, et se prĂ©senter seulement dâune maniĂšre critique comme une rĂ©flexion sur cette connaissance que nous en avons. Ou bien, au contraire, la philosophie prĂ©tend instaurer, ou plutĂŽt restaurer, une autre relation avec les choses, donc une autre
1 Cf. Cassirer 1972 : 28â29. Sur la mise en Ćuvre de ce programme, cf. Heidegger 1953 et 1958. Voir encore Beaufret : 1974 : 26â49.
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connaissance, connaissance et relation que la science prĂ©cisĂ©ment nous cachait, dont elle nous privait, parce quâelle nous permettait seulement de conclure et dâinfĂ©rer sans jamais nous prĂ©senter, nous donner la chose en elle-mĂȘme. Câest dans cette deuxiĂšme voie que Bergson sâengage en rĂ©pudiant les philosophies critiques » (Deleuze 2002 : 29-30). Câest deuxiĂš-mement que la solution bergsonienne permet dâĂ©viter un danger que Deleuze ne semble pas vouloir courir avec Heidegger : lâinstauration dâun privilĂšge de la pensĂ©e philosophique sur la connaissance scientifique, dâun primat de la philosophie sur la science. La voie bergsonienne quâem-prunte Deleuze se prĂ©sente comme dualiste et mĂ©taphysique : dualiste, parce quâelle rĂ©partit la science et la philosophie sur deux plans rĂ©elle-ment distincts, auxquels correspondent deux types de connaissance, directe et indirecte ; mĂ©taphysique, parce que la philosophie y est conçue comme une connaissance de lâĂȘtre des choses, indĂ©pendamment de leur existence phĂ©nomĂ©nale actuelle. Cette voie dĂ©finit lâontologie expres-sionniste qui traverse toute lâĆuvre de Deleuze. Mais comment cet ex-pressionnisme dĂ©finit-il la spĂ©cificitĂ© de la philosophie et de la science dâune part et Ă©vacue-t-il a priori tout primat de lâune sur lâautre ?
b/ une voie expressionniste, dualiste et métaphysique
Quant au rapport science-philosophie, Deleuze ne cache pas son pen-chant pour une voie dualiste et mĂ©taphysique. Un tel penchant se mani-feste dans lâintĂ©rĂȘt quâil prĂȘte tant Ă la dialectique mĂ©tamathĂ©matique de Platon quâau passage de la science Ă la mĂ©taphysique chez Descartes. Son intĂ©rĂȘt pour Platon a dĂ©jĂ fait lâobjet de nombreux commentaires. En revanche, son intĂ©rĂȘt pour Descartes (et non pas seulement pour la cri-tique quâen firent Spinoza et Leibniz) reste plus mĂ©connu. Nous possĂ©-dons pourtant une recension que Deleuze fit des travaux sur Descartes de Ferdinand AlquiĂ© (lequel fut son professeur Ă la fin des annĂ©es 1940, puis devint le directeur de sa thĂšse complĂ©mentaire sur Spinoza et le problĂšme de lâexpression parue en 1968). Or cette recension, contempo-raine des articles sur Bergson, sâavĂšre riche dâenseignements. Deleuze y souligne en effet la diffĂ©rence entre la reprĂ©sentation scientifique de la Nature et la prĂ©sentation philosophique de lâĂtre : tandis que les idĂ©es qui portent sur la Nature, comme le triangle ou lâĂ©tendue, « sont des reprĂ©-sentations par rapport auxquelles la pensĂ©e reste premiĂšre », les idĂ©es mĂ©taphysiques, celles de lâĂąme ou de Dieu, sont au contraire « de vĂ©ri-tables prĂ©sences, qui tĂ©moignent de lâĂtre comme dâun autre ordre dans lequel la pensĂ©e est seconde ». Et dans toute sa recension, Deleuze ne cesse dâinsister sur le dualisme cartĂ©sien qui sĂ©pare la Nature, dĂ©terminĂ©e
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comme systĂšme spatial, actuel et mĂ©canique, de lâĂtre, conçu comme fondement mĂ©taphysique : « Si la Nature nâest pas ĂȘtre, lâĂtre nâest pas nature, nâest pas scientifiquement compris, mais doit ĂȘtre philosophi-quement conçu, comme distinct de tout objet, de toute essence, de tout mĂ©canisme objectif. Câest ainsi que Descartes est amenĂ© Ă lâidĂ©e dâun fondement mĂ©taphysique, fondement de la science, mais Ă condition de sortir de la science ». Et Deleuze de conclure sa recension en affirmant que les commentaires dâAlquiĂ© montrent « une conception de la philoso-phie quâil faut conserver, une pensĂ©e qui exprime lâessence mĂȘme de la mĂ©taphysique » (Deleuze 1956 : 473-475) . On objectera : si la diffĂ©rence entre la philosophie et la science se fonde sur la diffĂ©rence de plans entre lâĂtre et la Nature, entre lâordre de la prĂ©sence mĂ©taphysique et lâordre dĂ©rivĂ© de la reprĂ©sentation, en quoi la voie bergsonienne empruntĂ©e par Deleuze, Ă©galement dualiste et mĂ©taphysique, diffĂšre-t-elle de celle Des-cartes ? Ne pourrait-on pas dire que, toutes choses Ă©gales par ailleurs, une telle solution rĂ©active le primat platonicien de la connaissance apodictique de la philosophie sur la connaissance simplement hypothĂ©tique de la science ? Ne faut-il pas dire alors que la voie suivie par Deleuze ne prĂ©tend rĂ©voquer la dĂ©finition rĂ©flexive de la philosophie que pour mieux restau-rer la supĂ©rioritĂ© platonico-cartĂ©sienne de la pensĂ©e mĂ©taphysique de lâĂtre sur la reprĂ©sentation scientifique de la Nature ?
Quâen est-il chez Deleuze ? Il est frappant de constater que celui-ci ne prĂ©tend jamais que la philosophie soit supĂ©rieure Ă la science, ni dans ses Ă©tudes sur Bergson, ni dans ses autres commentaires, ni dans aucun de ses autres livres. Ne pourrait-on pas suspecter cependant que, si cette supĂ©rioritĂ© nâest nulle part affirmĂ©e, elle semble partout suggĂ©rĂ©e ? Il y aurait Ă ce titre une rĂ©elle ambiguĂŻtĂ© des textes deleuziens, que mĂȘme DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition ne dissipe pas. Nous devons pourtant prendre au sĂ©rieux le silence de Deleuze sur ce point, puisque lâon pourrait tout aussi bien dire que, si lâidĂ©e dâune supĂ©rioritĂ© de la philosophie sur la science semble suggĂ©rĂ©e par les textes, elle brille surtout par son absence. Il y a Ă cela une raison prĂ©cise, qui tient Ă la comprĂ©hension que Deleuze se fait du dualisme en gĂ©nĂ©ral, et de la thĂšse bergsonienne en particulier : il nây a pas chez Deleuze de dualisme substantiel comme chez Descartes, mais un dualisme des moitiĂ©s dâune seule substance absolue comme chez Spi-noza. Le dualisme est expressionniste ou il nâest pas. Quâest-ce Ă dire ? Quâil ne peut pas y avoir de hiĂ©rarchie entre la philosophie et la science, car leur dualitĂ© renvoie aux deux moitiĂ©s de lâabsolu, au double mouvement de
2 Cf. Deleuze 1956 : 473â475.
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lâexpression : le mouvement dâexplication dans la matiĂšre (Nature) et le mouvement de complication dans lâesprit (PensĂ©e). La science et la phi-losophie parcourent chacune une moitiĂ© de lâabsolu dans lâĂȘtre univoque ; elles pensent la mĂȘme chose, la mĂȘme rĂ©alitĂ©, mais sous deux faces dis-tinctes. Autrement dit, il nây a pas plus de hiĂ©rarchie entre la philosophie et la science quâentre les deux moitiĂ©s de lâabsolu. Que Deleuze ait ainsi compris la thĂšse bergsonienne nous est confirmĂ© par la formule lapidaire quâil en propose dans un cours de 1960 sur LâĂvolution crĂ©atrice : « La Science : mĂ©taphysique de la MatiĂšre. La MĂ©taphysique : science de la DurĂ©e. La difficultĂ©, câest que câest la mĂȘme chose qui se dĂ©tend et se contracte. [âŠ] La Science cĂšde la place Ă la MĂ©taphysique et vice-versa » (Deleuze 1960 : 178) . Cette ontologie Ă la fois moniste et dualiste qui rĂšgle le rapport entre science et philosophie nous explique pourquoi Deleuze, entre Heidegger et Bergson, ne pouvait choisir le premier. Chez lui, la science et la philosophie diffĂšrent en nature, mais elles ne peuvent pas plus sâopposer que les deux moitiĂ©s de lâabsolu. Sous des formes variĂ©es, câest cette idĂ©e que Deleuze dĂ©fend dans ses Ă©tudes sur Bergson, Nietzsche et Spinoza.
c/ le rapport entre science et philosophie dans les Ă©tudes de Deleuze
Dans les deux Ă©tudes de 1956 sur Bergson, il est de premiĂšre importance dâobserver que le fait que la chose mĂȘme ne soit pas immĂ©diatement donnĂ©e, mais soit comme dissimulĂ©e dans la reprĂ©sentation, constitue une pente naturelle de lâĂȘtre avant dâĂȘtre un dĂ©faut de la reprĂ©sentation. Deleuze dĂ©cĂšle en effet chez Bergson une forme dâoubli de lâĂȘtre fondĂ©e dans lâĂȘtre mĂȘme. Et peut-ĂȘtre, lorsquâil distingue deux tendances dans lâĂȘtre, Bergson va-t-il dĂ©jĂ plus loin que Heidegger. Car la tendance na-turelle de la durĂ©e Ă sâactualiser dans la matiĂšre justifie lâaffinitĂ© de la science avec lâintelligence spatialisante Ă laquelle elle donne une objec-tivitĂ© propre. Pour une part, il nâest donc pas vrai que la science et lâin-telligence nous sĂ©parerait des choses, puisquâelles en saisissent un aspect rĂ©el, celui par lequel la durĂ©e sâextĂ©riorise dans la matiĂšre. Mais pour une autre part, parce que la rĂ©alitĂ© actuelle est engendrĂ©e Ă partir du virtuel, il est Ă©galement vrai que la science nous cache quelque chose dâessentiel. Et les deux aspects se tiennent, comme les deux moitiĂ©s de lâĂȘtre. Telle est lâidĂ©e clairement dĂ©fendue en 1956 : « Nous sommes sĂ©parĂ©s des choses, la donnĂ©e immĂ©diate nâest donc pas immĂ©diatement donnĂ©e ;
3 Deleuze 1960 : 178.
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mais nous ne pouvons pas ĂȘtre sĂ©parĂ©s par un simple accident, par une mĂ©diation qui viendrait de nous, qui ne concernerait que nous : il faut que, dans les choses mĂȘmes soit fondĂ© le mouvement qui les dĂ©nature, il faut que les choses commencent Ă se perdre pour que nous finissions par les perdre, il faut quâun oubli soit fondĂ© dans lâĂȘtre. La matiĂšre est juste-ment dans lâĂȘtre ce qui prĂ©pare et accompagne lâespace, lâintelligence et la science. [âŠ] Câest par lĂ aussi [que Bergson] ne refuse aucun droit Ă la connaissance scientifique, nous disant quâelle ne nous sĂ©pare pas simple-ment des choses et de leur vraie nature, mais quâelle saisit au moins lâune des deux moitiĂ©s de lâĂȘtre, lâun des deux cĂŽtĂ©s de lâabsolu, lâun des deux mouvements de la nature, celui oĂč la nature se dĂ©tend et se met Ă lâextĂ©-rieur de soi » (Deleuze 2002 : 30). Nous voyons mieux ce que la comprĂ©-hension du rapport de la philosophie Ă la science doit au dualisme cartĂ©-sien, mais aussi en quoi la mĂ©prise serait complĂšte si lâon oubliait la nature du dualisme prĂŽnĂ© par Deleuze : il ne sâagit pas dâun dualisme substantiel qui scinde la rĂ©alitĂ© en deux rĂ©gions ontologiques, mais dâun dualisme de puissances qui exprime les deux cĂŽtĂ©s de lâabsolu ou de lâĂȘtre univoque.
Lâimportance de ce dualisme de tendances est attestĂ©, Ă lâautre bout de la chaĂźne, dans les commentaires sur Spinoza publiĂ©s en 1968 et 1970 : quoiquâil ne soit pas analysĂ© pour lui-mĂȘme, le rapport entre philosophie et sciences y repose sur un dualisme de plans ontologiques. Pour Deleuze, lâĂȘtre ne se scinde pas chez Spinoza en deux substances, mais en deux mouvements expressifs immanents. Cette comprĂ©hension expressive du dualisme nâapparaĂźt nulle part mieux que dans les pages sur le parallĂ©-lisme, oĂč Deleuze distingue un parallĂ©lisme dit « ontologique » et un parallĂ©lisme dit « Ă©pistĂ©mologique ». On ne comprendrait pas ces pages, câest-Ă -dire la fonction des chapitres VI et VII de Spinoza et le problĂšme de lâexpression et les mĂ©andres de leur argumentation (dont les thĂšses principales seront reprises et rĂ©sumĂ©es dans Spinoza. Philosophie pra-tique), sans voir quelle est lâambition de Deleuze. Cette ambition nous semble ĂȘtre double : il sâagit dâune part de requalifier lâĂ©galitĂ© de lâinfi-nitĂ© des attributs de la substance (parallĂ©lisme ontologique entre lâĂ©ten-due, la pensĂ©e, etc.) en une Ă©galitĂ© entre les deux puissances de lâabsolu (parallĂ©lisme Ă©pistĂ©mologique entre la puissance dâagir et dâexister et la puissance de penser et de connaĂźtre) ; il sâagit dâautre part de montrer comment ce second parallĂ©lisme fonde le « singulier privilĂšge » de lâat-tribut pensĂ©e sur les autres, qui est Ă lui seul Ă©gal Ă toute la puissance de penser et de connaĂźtre de Dieu, câest-Ă -dire qui est Ă la puissance de connaĂźtre et de penser ce que tous les attributs (y compris la pensĂ©e) sont ensemble Ă la puissance dâagir et dâexister (Deleuze 1968b : 100, 107).
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Deleuze montre ainsi que, chez Spinoza, si la puissance formelle dâexis-ter est conditionnĂ©e par tous les attributs, la puissance objective de pen-ser est conditionnĂ©e par le seul attribut pensĂ©e. Câest dâailleurs en ces pages dĂ©cisives que Deleuze ose lâunique rapprochement de tout lâouvrage entre Spinoza et Bergson .
Depuis les premiĂšres Ă©tudes sur Bergson jusquâĂ la fin des annĂ©es 1960, ni lâontologie expressionniste ni lâorientation gĂ©nĂ©rale de Deleuze nâont variĂ© sur ce thĂšme. Ceci nous est confirmĂ© par les thĂšses dĂ©fendues dans Nietzsche et la philosophie en 1962, Ă©tude parue dans lâintervalle. Aux yeux de Deleuze, lâaspect mythologique de lâĂ©ternel retour, le manque de compĂ©tence scientifique de Nietzsche et son peu de goĂ»t pour la science furent peut-ĂȘtre autant de facteurs qui laissĂšrent dans lâombre le vĂ©ritable sens de sa critique de la science, critique qui porterait sur la « tendance » propre Ă la pensĂ©e scientifique . Pour Nietzsche, lĂ oĂč la philosophie cherche partout les diffĂ©rences de quantitĂ©, la science sâefforce partout de les Ă©galiser, de les conduire Ă lâindiffĂ©renciĂ© : Ă lâidentitĂ© logique, Ă lâĂ©galitĂ© mathĂ©matique, Ă lâĂ©quilibre physique. « Il est vrai que Nietzsche a peu de compĂ©tence et peu de goĂ»t pour la science. Mais ce qui le sĂ©pare de la science est une tendance, une maniĂšre de penser. Ă tort ou Ă raison,
4 Cf. Deleuze 1968b : 103â104 : « Le Dieu de Spinoza est un Dieu qui est et qui produit tout, comme lâUn-Tout des platoniciens ; mais aussi un Dieu qui se pense et qui pense tout, comme le Premier moteur dâAristote. Dâune part, nous devons attribuer Ă Dieu une puissance dâexister et dâagir identique Ă son essence formelle ou corres-pondant Ă sa nature. Mais dâautre part nous devons Ă©galement lui attribuer une puis-sance de penser, identique Ă son essence objective ou correspondant Ă son idĂ©e. Or ce principe dâĂ©galitĂ© des puissances mĂ©rite un examen minutieux, parce que nous risquons de le confondre avec un autre principe dâĂ©galitĂ©, qui concerne seulement les attributs. Pourtant, la distinction des puissances et des attributs a une importance essentielle dans le spinozisme. Dieu, câest-Ă -dire lâabsolument infini, possĂšde deux puissances Ă©gales : puissance dâexister et dâagir, puissance de penser et de connaĂźtre. Si lâon peut se servir dâune formule bergsonienne, lâabsolu a deux âcĂŽtĂ©sâ, deux moitiĂ©s. Si lâabsolu possĂšde ainsi deux puissances, câest en soi et par soi, les enveloppant dans son unitĂ© radicale. Il nâen est pas de mĂȘme des attributs : lâabsolu possĂšde une infi-nitĂ© dâattributs. Nous nâen connaissons que deux, lâĂ©tendue et la pensĂ©e, mais parce que notre connaissance est limitĂ©e, parce que nous sommes constituĂ©s par un mode dâĂ©tendue et un mode de la pensĂ©e. La dĂ©termination des deux puissances, au contraire, nâest nullement relative aux limites de notre connaissance, pas plus quâelle ne dĂ©pend de lâĂ©tat de notre constitution. [âŠ] Les deux puissances nâont donc rien de relatif : ce sont les moitiĂ©s de lâabsolu, les dimensions de lâabsolu, les puissances de lâabsolu ». â Ces thĂšses sont rĂ©sumĂ©es dans Deleuze 1970 : 92â98.5 Ce jugement somme toute brutal sur lâincompĂ©tence et le manque de goĂ»t scien-tifique de Nietzsche, peut-ĂȘtre plus inspirĂ© par lâimage de Nietzsche que par la rĂ©alitĂ© des faits, est tempĂ©rĂ© dans la courte biographie que Deleuze lui consacre en 1965. Il y rappelle en effet que, dans les annĂ©es 1870, « Nietzsche sâintĂ©resse de plus en plus aux sciences positives, Ă la physique, Ă la biologie, Ă la mĂ©decine » et que câest en partie « le goĂ»t des sciences naturelles » qui le rapproche de Paul RĂ©e (Deleuze : 1965 : 7â8). â Sur ce point, on consultera entre autres Abel 1984, MĂŒller-Lauter 1998, Stiegler 2001.
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Nietzsche croit que la science, dans son maniement de la quantitĂ©, tend toujours Ă Ă©galiser les quantitĂ©s, Ă compenser les inĂ©galitĂ©s. Nietzsche, critique de la science, nâinvoque jamais les droits de la qualitĂ© contre la quantitĂ© ; il invoque les droits de la diffĂ©rence de quantitĂ© contre lâĂ©galitĂ©, les droits de lâinĂ©galitĂ© contre lâĂ©galisation des quantitĂ©s. [âŠ] Câest pour-quoi toute sa critique se joue sur trois plans : contre lâidentitĂ© logique, contre lâĂ©galitĂ© mathĂ©matique, contre lâĂ©quilibre physique. Contre les trois formes de lâindiffĂ©renciĂ© » (Deleuze 1962 : 51). La discrĂšte rĂ©serve que De-leuze formule Ă lâĂ©gard de la critique nietzschĂ©enne (« Ă tort ou Ă raison, Nietzsche croit⊠») sâexplique aisĂ©ment : câest quâil est partiellement faux de dire que les sciences annulent la diffĂ©rence de quantitĂ©, puisquâelles en vivent au contraire : en tĂ©moignent les ressources que furent les paradoxes logiques, lâorigine ordinale du nombre en mathĂ©matique, la diffĂ©rence de potentiel en physique ; il est vrai, en revanche, que leur point de vue ne leur permet pas de saisir cette diffĂ©rence en tant que telle, mais seulement dâaccompagner son mouvement dâannulation : dans la grammaire logique de lâidentitĂ©, dans lâextension cardinale du nombre ordinal, dans lâannu-lation entropique des diffĂ©rences intensives (seconde loi de la thermody-namique). Au total, si Nietzsche avait donc raison de considĂ©rer quâil y a un nihilisme de la science, câest quâelle tend par nature Ă aborder la rĂ©a-litĂ© du petit cĂŽtĂ©, depuis les Ă©tats de choses actuels oĂč surgit lâillusion de lâidentique et du nĂ©gatif (Deleuze 1968a : 299 sq.).
Câest une orientation philosophique semblable qui prĂ©vaut encore dans le chapitre IV du Bergsonisme, en 1966, quoique sous une autre forme : Deleuze nây invoque plus LâĂvolution crĂ©atrice mais DurĂ©e et simulta-nĂ©itĂ©. On risquerait de mal comprendre lâimportance que Deleuze prĂȘte Ă lâun des ouvrages les plus nĂ©gligĂ©s de Bergson si lâon mĂ©connaissait lâenjeu quâil y perçoit. Deleuze estime que Bergson y exhibe la diffĂ©rence entre la philosophie et la science autour du problĂšme du temps : ainsi lorsque Bergson montre que, mĂȘme sous la forme inĂ©dite que lui donne Einstein dans la thĂ©orie de la relativitĂ©, la science ne peut Ă©viter de spa-tialiser le temps, lĂ oĂč la philosophie le pense en termes de durĂ©e pure. Et plus particuliĂšrement, Deleuze estime que cette diffĂ©rence de concep-tion sâĂ©tablit autour du concept de multiplicitĂ©, que Bergson et Einstein empruntent Ă Riemann, mais dont lâun fait un usage philosophique et lâautre un usage scientifique. Cette convergence paradoxale, câest-Ă -dire aussi bien cette divergence autour dâune mĂȘme notion, est peut-ĂȘtre lâen-seignement majeur que Deleuze tire de Bergson dans les annĂ©es 1960, et qui dĂ©bouchera sur la thĂ©orie des multiplicitĂ©s de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition. On comprend que Deleuze balaye dâun revers de main lâidĂ©e que Bergson
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aurait finalement renoncĂ© Ă rĂ©Ă©diter son ouvrage pour cause de repentirs thĂ©oriques ; pour lui, Bergson nâa jamais reniĂ© la divergence essentielle de la philosophie et de la science sur le temps, il a seulement renoncĂ© Ă la dĂ©fendre publiquement. Selon Deleuze, ce que Bergson affirme dans DurĂ©e et simultanĂ©itĂ© câest que la pluralitĂ© des temps manipulĂ©e par la thĂ©orie de la relativitĂ© restreinte, loin de nier lâunitĂ© du temps rĂ©el, la prĂ©suppose au contraire. Cette unitĂ© nâest cependant plus celle dâun temps absolu et homogĂšne, Ă la maniĂšre de lâimmense prĂ©sent divin du ratio-nalisme classique, ultime avatar du temps spatialisĂ© de la science. Ce nâest donc pas une simultanĂ©itĂ© Ă©levĂ©e Ă lâinfini par la philosophie qui corres-pond Ă la simultanĂ©itĂ© de lâinstant t mesurĂ©e par la science classique. Si la conception bergsonienne du temps est une conception mĂ©taphysique qui correspond Ă la dĂ©couverte dâune nouvelle physique par Einstein, câest quâelle dĂ©signe lâunitĂ© de coexistence dâune pluralitĂ© de durĂ©es irrĂ©duc-tibles, le temps un qui rassemble toutes les multiplicitĂ©s dans leur hĂ©tĂ©-rogĂ©nĂ©itĂ© mĂȘme. Or, pour Deleuze, cette multiplicitĂ© paradoxale, cette unitĂ© ou cette univocitĂ© ontologique de lâhĂ©tĂ©rogĂšne comme tel, Bergson montre que seule la philosophie peut le penser. Car quoique la relativitĂ© eĂ»t introduit une nouvelle façon de spatialiser le temps dans un mixte impur, puisque le temps nâest plus une variable indĂ©pendante au sein des blocs dâespace-temps, il Ă©tait nĂ©cessaire que la science, en vertu de sa tendance propre, ne sache expliciter ce prĂ©supposĂ©. Câest cette impuis-sance, pourtant, qui la conduit Ă confondre une multiplicitĂ© virtuelle, oĂč les multiplicitĂ©s hĂ©tĂ©rogĂšnes coexistent comme telles, avec une multi-plicitĂ© actuelle, oĂč une telle coexistence est impossible .
d/ y a-t-il un privilĂšge de la philosophie sur la science ?
Au total, Deleuze Ă©tablit dans ses commentaires un dualisme ontologique de tendances qui exprime les diffĂ©rentes figures de lâĂȘtre, les diffĂ©rents ni-veaux de la diffĂ©rence (lâĂȘtre, lâIdĂ©e, le phĂ©nomĂšne ; lâontologique, le trans-cendantal, lâempirique ; la diffĂ©rence interne, les diffĂ©rences de nature, les
6 Cf. Deleuze 1966 : 86â88 : « Ce que Bergson reproche Ă Einstein dâun bout Ă lâautre de DurĂ©e et simultanĂ©itĂ©, câest dâavoir confondu le virtuel et lâactuel (lâintroduction du facteur symbolique, câest-Ă -dire dâune fiction, exprime cette confusion). Câest donc dâavoir confondu les deux types de multiplicitĂ©, virtuelle et actuelle. [âŠ] Ce quâil dĂ©nonce depuis le dĂ©but, câest toute combinaison dâespace et de temps dans un mixte mal ana-lysĂ©, oĂč lâespace est considĂ©rĂ© comme tout fait, et le temps, dĂšs lors comme une qua-triĂšme dimension de lâespace. Et sans doute, cette spatialisation du temps est insĂ©parable de la science. Mais le propre de la relativitĂ© est dâavoir poussĂ© cette spatialisation, dâavoir soudĂ© le mixte dâune maniĂšre tout Ă fait nouvelle. [âŠ] Bref, la RelativitĂ© a formĂ© un mĂ©lange particuliĂšrement liĂ©, mais qui tombe sous la critique bergsonienne du âmixteâ en gĂ©nĂ©ral ». â Pour un aperçu gĂ©nĂ©ral des analyses bergsoniennes, cf. During 2009.
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diffĂ©rences empiriques ; la forme du temps, le virtuel, lâactuel ; la ques-tion, le problĂšme, la solution). Disons dâun mot : câest au niveau « inter-mĂ©diaire » des IdĂ©es que se joue le partage entre les deux tendances. Tandis que la science rapporte lâIdĂ©e Ă ses actualisations empiriques (complexe problĂšme-solution), parcourant en deux sens le mouvement dâexplication de la diffĂ©rence (Nature), lâart et la philosophie rapporte lâIdĂ©e Ă son origine ontologique, suivant le mouvement de complication de lâĂȘtre vers la diffĂ©rence interne (complexe question-problĂšme) (Pen-sĂ©e). Câest donc la dialectique des IdĂ©es-problĂšmes qui forme lâinstance oĂč communiquent et se disjoignent la science et la philosophie. Il y a en effet une diffĂ©rence dâorientation dans lâĂȘtre univoque : la science va de lâIdĂ©e au phĂ©nomĂšne qui lâactualise (et retour), lĂ oĂč la philosophie va de lâIdĂ©e Ă lâĂȘtre dont elle sort. Il nous faut donc mener maintenant lâexamen de la dialectique des IdĂ©es, qui peut ĂȘtre prolongĂ©e soit vers la rĂ©alitĂ© empirique qui lâincarne soit vers la racine ontologique dont elle dĂ©rive.
On demandera, au prĂ©alable, ce quâil en est Ă ce stade dâune Ă©ventuelle hiĂ©rarchie entre science et philosophie. Car il semblerait que nous ne puis-sions nous dĂ©faire dâune certaine gĂȘne face Ă lâambiguĂŻtĂ© des textes que nous avons citĂ©s. Tout se passe en effet comme si lâon pouvait en proposer deux lectures incompatibles, mais Ă©galement valides : lâune qui verrait Deleuze rejeter toute supĂ©rioritĂ© de la philosophie sur la science, conformĂ©ment Ă la lettre des textes ; lâautre qui le verrait introduire une nouvelle forme de hiĂ©rarchie, conformĂ©ment Ă leur esprit. Il nous faut considĂ©rer les silences de Deleuze avec prĂ©caution : car il nâest pas moins possible dây voir lâindice dâune thĂ©orie encore incomplĂšte que le symptĂŽme dâune supĂ©rioritĂ© in-avouĂ©e. La meilleure maniĂšre de dissiper lâambiguĂŻtĂ© des textes, nous semble-t-il, consiste Ă souligner que le problĂšme nâest pas pour Deleuze celui de la supĂ©rioritĂ© ou de lâĂ©galitĂ© de la philosophie sur la science, mais dâabord et surtout la distinction de leurs domaines respectifs. Câest pourquoi les reproches adressĂ©s Ă la science trouvent toujours leur rĂ©ciproque dans le champ philosophique : ainsi, il est vrai que la science Ă©met une prĂ©tention illĂ©gitime lorsquâelle prĂ©tend rĂ©gner sur lâensemble de la rĂ©alitĂ©, du fait quâelle mĂ©connaĂźt la diffĂ©rence entre les deux moitiĂ©s de lâabsolu et rĂ©duit le virtuel Ă lâactuel ; mais il nâest pas moins vrai, rĂ©ciproquement, que la philosophie est dĂ©naturĂ©e lorsquâelle est soumise aux exigences de la connaissance scientifique et de la reprĂ©sentation, comme le fait la logique lorsquâelle introduit en philosophie des exigences dâun autre ordre (Deleuze 1968a : 198â213 ; Deleuze 1969 ; Deleuze et Guattari 1991). En tout ceci, la philosophie ne jouit dâaucun privilĂšge sur la science, mais chacune possĂšde une spĂ©cificitĂ© quâil sâagit de concevoir et de pratiquer adĂ©quatement.
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2/ La dialectique des problĂšmes
a/ lâattachement au concept de dialectique
Lâattachement de Deleuze au concept de dialectique sâexplique par le concours de trois courants de pensĂ©e : un courant rationaliste, qui relie Platon Ă Hegel et fait de la dialectique le rĂ©gime de pensĂ©e appropriĂ© au domaine des IdĂ©es ; un courant empiriste, qui est issu des travaux de Jean Wahl et suggĂšre la possibilitĂ© dâune dialectique non hĂ©gĂ©lienne ; un cou-rant Ă©pistĂ©mologique, qui anime une partie de la philosophie française du XXe siĂšcle, laquelle fait un usage extensif du concept de dialectique Ă lâintersection de la philosophie et des sciences.
MalgrĂ© leurs profondes divergences doctrinales, Platon, Kant et Hegel eurent en commun de voir dans la dialectique la maniĂšre dont la pensĂ©e parcourt le domaine des IdĂ©es. Si lâIdĂ©e est lâobjet de la pensĂ©e philoso-phique, la dialectique est son rĂ©gime. Sur ce point, Deleuze ne fait pas exception. Il est vrai que, si lâon considĂšre les ouvrages postĂ©rieurs Ă Logique du sens, le terme de dialectique sera tout simplement banni du vocabulaire. Guattari confirmera plus tard que Deleuze rĂ©pugnera Ă lâem-ployer dans les annĂ©es 1970 . Ce nâest pourtant pas encore le cas dans les annĂ©es 1960. Objectera-t-on que, dans Nietzsche et la philosophie, De-leuze ne fait rĂ©fĂ©rence Ă la dialectique que de maniĂšre polĂ©mique ? Il est vrai en effet que tout lâouvrage montre lâincompatibilitĂ© profonde de la pensĂ©e diffĂ©rentielle et affirmative de Nietzsche avec les diffĂ©rents avatars dâune dialectique du nĂ©gatif, notamment la dialectique hĂ©gĂ©lienne (De-leuze 1962 : 183â189). Toutefois, Nietzsche ne prĂ©tendait nullement rĂ©-former la thĂ©orie des IdĂ©es. Deleuze, si. Il nâest donc guĂšre Ă©tonnant dâentendre un autre son de cloche dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition. Deleuze entend y rĂ©habiliter la dialectique. PolĂ©mique et rĂ©habilitation, ces deux aspects ne sont pourtant pas incompatibles. Il existe mĂȘme une profonde continuitĂ© entre Nietzsche et la philosophie et DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition. Car que signifie rĂ©habiliter la dialectique sinon lâarracher Ă la puissance du nĂ©gatif ? De la critique nietzschĂ©enne, Deleuze conserve lâidĂ©e que lâhistoire de la dialectique est liĂ©e au nĂ©gatif. Mais loin dâen conclure quâil faut en rejeter le concept, il en dĂ©duit quâil faut le rĂ©former. Lorsquâil affirme que lâhistoire de la dialectique a Ă©tĂ© celle dâune « longue dĂ©natu-ration » qui lâa fait tomber sous la puissance du nĂ©gatif, nous devons donc comprendre : il y a eu dĂ©naturation de la dialectique parce que la nature de la dialectique nâest pas intrinsĂšquement liĂ©e au nĂ©gatif, et câest cette
7 Cf. Guattari 2007 : 222â223.
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vraie nature quâil sâagit de rĂ©vĂ©ler (Deleuze 1968a : 204). La thĂ©orie des IdĂ©es Ă©laborĂ©e au quatriĂšme chapitre de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition se fera alors fort de redonner Ă la dialectique le caractĂšre affirmatif et diffĂ©ren-tiel de la pensĂ©e pure.
Quâil soit possible de concevoir une dialectique qui ne soit pas une dia-lectique de la contradiction dans lâidentique mais une dialectique de la diffĂ©rence, telle Ă©tait dĂ©jĂ lâhypothĂšse de Jean Wahl. Dans Vers le concret, en 1932, celui-ci proposait en effet de substituer Ă la dialectique abstraite de Hegel, oĂč les opposĂ©s se trouvent finalement rĂ©conciliĂ©s dans lâiden-titĂ© de lâabsolu, une dialectique concrĂšte et empiriste qui, au lieu de surmonter la diffĂ©rence de lâĂȘtre et de la pensĂ©e, maintient la valeur po-sitive du paradoxe et du problĂšme. Quoique Wahl proposĂąt dâen tirer une nouvelle conception de la nĂ©gation, il ne fait nul doute que Deleuze y vit plutĂŽt la possibilitĂ© dâune dialectique de la diffĂ©rence . Câest dâailleurs sous le titre « Dialectique et diffĂ©rence » quâest rĂ©sumĂ©, dans la biblio-graphie de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition, le sens que lâĆuvre de Wahl eut pour lui (Deleuze 1968a : 402). Comme le suggĂšre Vincent Descombes dans Le MĂȘme et lâAutre, lâĂ©volution du rapport Ă la dialectique joua un grand rĂŽle dans les transformations de la philosophie française Ă partir des annĂ©es 1930. Mais lâintelligibilitĂ© de lâempirisme transcendantal deleuzien nous semble compromise lorsque Descombes fait commencer cette his-toire en 1933, avec les sĂ©minaires de KojĂšve sur Hegel ; il faut mĂȘme sâĂ©tonner que, lorsquâil Ă©voque la « recherche dâune philosophie concrĂšte », les travaux de Jean Wahl ne soient nulle part mentionnĂ©s, eux dont lâin-fluence fut pourtant dĂ©cisive sur lâempirisme deleuzien . Lâanti-hĂ©gĂ©lia-nisme nâayant pas attendu les annĂ©es 1960 pour se frayer une voie en France, dans lâhistoire du statut de la dialectique 1932 ne nous paraĂźt donc pas une date moins importante que 1933.
LâĂ©pistĂ©mologie française du XXe siĂšcle forme le troisiĂšme courant phi-losophique dont lâinfluence sur la philosophie française en gĂ©nĂ©ral et sur la notion de dialectique en particulier ne peut ĂȘtre ici sous-estimĂ©e. Car de Brunschvicg Ă Bachelard, en passant par Lautman, CavaillĂšs, Bouligand ou Gonseth, les Ă©pistĂ©mologues français firent du concept de dialectique
8 Cf. Wahl 1932 : 23â25. Le refus de rompre avec le nĂ©gatif est clairement attestĂ© par les rĂ©serves que Jean Wahl Ă©met Ă la fin de son compte-rendu Ă©logieux de Nietzsche et la philosophie pour la Revue de mĂ©taphysique et de morale : « Nous sommes devant deux dangers, dans une telle interprĂ©tation si intĂ©ressante et profonde quâelle soit, ou, en tout cas, devant deux difficultĂ©s ; la difficultĂ© qui consiste Ă faire disparaĂźtre complĂštement le nĂ©gatif et une autre difficultĂ© qui viendrait de ce que le positif risque de ne plus apparaĂźtre autant quâil le faudrait » (Wahl 1963 : 353).9 Cf. Descombes 1979 : 21â33.
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un usage aussi polysĂ©mique que prolifique, au point mĂȘme quâil pouvait paraĂźtre difficile dâen dĂ©terminer le sens. Le choix que fait Deleuze de maintenir le concept de dialectique peut alors sâexpliquer par une inten-tion stratĂ©gique : celle de prĂ©ciser et de stabiliser lâusage du concept. Cette hypothĂšse est dâautant plus plausible que la thĂšse principale de Deleuze, finalement intitulĂ©e DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition, Ă©tait initialement centrĂ©e sur le concept de problĂšme, dont la nature est dâĂȘtre dialectique et dont on sait quâil se situe pour lui Ă lâinterface de la philosophie et de la science. La rĂ©flexion de Deleuze sur la dialectique des problĂšmes ne pouvait donc pas ĂȘtre Ă©trangĂšre au dĂ©bat Ă©pistĂ©mologique . Sous cet aspect, Deleuze ancre sa thĂ©orie de la dialectique sur les thĂšses dâAlbert Lautman, lequel occupe une place Ă part tant dans lâĂ©pistĂ©mologie française que dans la thĂ©orie deleuzienne. DâaprĂšs Deleuze, il revient en effet Ă Lautman dâavoir Ă©tabli la distinction la plus rigoureuse entre le domaine des problĂšmes dialectiques et le domaine des solutions mathĂ©matiques.
b/ « les problÚmes sont toujours dialectiques »
Lâessentiel de la thĂšse que Deleuze emprunte Ă Lautman peut se rĂ©sumer ainsi : les problĂšmes relĂšvent de la dialectique mĂ©tamathĂ©matique de lâIdĂ©e, les solutions thĂ©oriques relĂšvent de la science mathĂ©matique. Cette idĂ©e se dĂ©cline en trois points, qui correspondent aux trois aspects du problĂšme : « sa diffĂ©rence de nature avec les solutions ; sa transcen-dance par rapport aux solutions quâil engendre Ă partir de ses propres conditions dĂ©terminantes ; son immanence aux solutions qui viennent le recouvrir » (Deleuze 1968a : 231â232). Pour Deleuze, il est manifeste que la diffĂ©rence de nature entre lâinstance-problĂšme et lâinstance-solu-tion renvoie Ă la diffĂ©rence rĂ©elle du virtuel et de lâactuel, du transcen-dantal et de lâempirique (Deleuze 1969 : 69). Mais comment la diffĂ©rence de nature concilie-t-elle Ă la fois lâimmanence et la transcendance du problĂšme par rapport aux solutions ? Dâune part, si le problĂšme doit ĂȘtre dit transcendant, câest quâil constitue un systĂšme de liaisons virtuelles (rapports diffĂ©rentiels entre Ă©lĂ©ments idĂ©els) qui possĂšde une consistance objective et une autonomie subjective propres. Dâautre part, sâil doit ĂȘtre dit immanent, câest que ces liaisons virtuelles sâincarnent nĂ©cessairement dans des solutions actuelles qui ne leur ressemblent pas (relations rĂ©elles entre Ă©lĂ©ments actuels). Ainsi, Lautman affirme quâil nây a pas de sĂ©paration
10 Sur ce point, voir Bouligand et Desgranges 1949 : DeuxiĂšme partie, chap. III. Deleuze mentionne cet ouvrage dans lequel on trouve, entre autres, un portrait de la « tendance dialectique » dans lâĂ©pistĂ©mologie française, ainsi quâune courte prĂ©senta-tion dâAlbert Lautman.
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ontologique entre le domaine des IdĂ©es et celui des thĂ©ories mathĂ©ma-tiques, contrairement Ă ce que prĂ©tend le « platonisme vulgaire ». Ă son tour, Deleuze dĂ©clare que le problĂšme nâest jamais Ă©puisĂ© par les solutions qui viennent le recouvrir, quoiquâil nâexiste pas indĂ©pendamment dâelles, puisquâil y a une genĂšse nĂ©cessaire de lâIdĂ©e dialectique aux thĂ©ories mathĂ©matiques.
Il semble que nous retrouvions ici, sous une forme dĂ©veloppĂ©e, la concep-tion de la pensĂ©e pure que Deleuze dĂ©fendait dĂšs les annĂ©es 1950, Ă savoir quâelle porte lâĂ©preuve du vrai et du faux dans les problĂšmes, quâelle en dĂ©termine le sens, puis en tire les consĂ©quences thĂ©oriques. La dialec-tique des problĂšmes fonderait ainsi lâidĂ©e, dĂ©fendue dans Empirisme et subjectivitĂ©, que la vĂ©ritable critique ne porte pas en philosophie sur les solutions mais sur le sens des problĂšmes, sur la rigueur avec laquelle ils sont posĂ©s. On objectera que, dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition, cette opĂ©ra-tion de dĂ©termination des problĂšmes concerne aussi bien la science que la philosophie. Ainsi lorsque Deleuze affirme : « Les philosophes et les savants rĂȘvent de porter lâĂ©preuve du vrai et du faux dans les problĂšmes ; tel est lâobjet de la dialectique comme calcul supĂ©rieur ou combinatoire » (Deleuze 1968a : 207). Mais si cette opĂ©ration concerne la science et la philosophie au mĂȘme titre, leur diffĂ©rence ne se trouve-t-elle pas abolie Ă lâendroit mĂȘme oĂč elle devait apparaĂźtre, câest-Ă -dire au niveau de la dialectique des IdĂ©es-problĂšmes ? Car si lâune et lâautre sâoccupent de la dĂ©termination dialectique des problĂšmes et de la genĂšse des solutions correspondantes, quelle diffĂ©rence les sĂ©pare encore ? Pour y rĂ©pondre, il faut se garder de schĂ©matiser la thĂšse que Deleuze emprunte Ă Laut-man, comme si la philosophie se contentait de poser des problĂšmes que la science venait ensuite rĂ©soudre. En effet, Deleuze ne croit pas davan-tage Ă lâidĂ©e que la philosophie pose des problĂšmes quâelle ne rĂ©sout pas quâĂ lâidĂ©e que la science rĂ©sout des problĂšmes quâelle ne pose pas. La philosophie est, comme la science, une thĂ©orie ; inversement, la science opĂšre, comme la philosophie, une dĂ©termination des problĂšmes. Par consĂ©quent, contrairement Ă ce que pouvait laisser penser la distinction lautmanienne entre problĂšmes dialectiques et solutions thĂ©oriques, non seulement toutes les sciences possĂšdent pour Deleuze leurs problĂšmes spĂ©cifiques, mais elles sont en outre capables de les dĂ©terminer par elles-mĂȘmes, câest-Ă -dire de pĂ©nĂ©trer dans la dialectique extra-mathĂ©matique qui gouverne les solutions thĂ©oriques qui en dĂ©coulent. Pourtant, com-ment Deleuze peut-il concilier lâidĂ©e que la dialectique des problĂšmes constitue la forme commune de toutes les pensĂ©es avec lâidĂ©e que chaque science possĂšde ses problĂšmes spĂ©cifiques ?
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c/ problĂšmes dialectiques et champs symboliques
Pour ce faire, il Ă©tait nĂ©cessaire que Deleuze dĂ©passe la dualitĂ© lautma-nienne du problĂšme dialectique et de la solution mathĂ©matique. Entre les deux, Deleuze introduit ainsi une troisiĂšme instance, quâil nomme « lâexpression scientifique des problĂšmes ». Il ne distingue pas par lĂ deux niveaux ou deux sens du problĂšme, lâun dialectique et lâautre scien-tifique : en effet, le problĂšme est toujours dialectique, et il nâest que cela ; et rĂ©ciproquement, lâIdĂ©e nâest pas en tant que telle objet de science, et elle ne lâest jamais. En revanche, cela signifie : dâune part, quâil y a diffĂ©rents ordres dialectiques dâIdĂ©es-problĂšmes correspondant Ă chaque science ; dâautre part, que chaque ordre est vouĂ© Ă sâexprimer dans un champ symbolique spĂ©cifique constituant le domaine de « rĂ©-solubilitĂ© » du problĂšme ; et enfin, que ce champ dâexpression symbo-lique sâincarne dans des solutions qui dĂ©coulent de la position du pro-blĂšme et qui dĂ©finissent le domaine de la thĂ©orie proprement dite. Voici le passage de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition oĂč Deleuze introduit cette troisiĂšme instance entre la sphĂšre des problĂšmes dialectiques et celle des solutions thĂ©oriques : « Les problĂšmes sont toujours dialectiques, la dialectique nâa pas dâautre sens, les problĂšmes aussi nâont pas dâautre sens. Ce qui est mathĂ©matique (ou physique, ou biologique, ou psy-chique, ou sociologiqueâŠ) ce sont les solutions. Mais il est vrai dâune part, que la nature des solutions renvoie Ă des ordres diffĂ©rents de pro-blĂšmes dans la dialectique elle-mĂȘme ; et dâautre part que les problĂšmes, en vertu de leur immanence non moins essentielle que la transcendance, sâexpriment eux-mĂȘmes techniquement dans ce domaine de solutions quâils engendrent en fonction de leur ordre dialectique. [âŠ] Câest pour-quoi lâon doit dire quâil y a des problĂšmes mathĂ©matiques, physiques, biologiques, psychiques, sociologiques, quoique tout problĂšme soit dia-lectique par nature et quâil nây ait pas dâautre problĂšme que dialectique. La mathĂ©matique ne comprend donc pas seulement des solutions de problĂšmes ; elle comprend aussi lâexpression des problĂšmes relative au champ de rĂ©solubilitĂ© quâils dĂ©finissent, et quâils dĂ©finissent par leur ordre dialectique mĂȘme » (Deleuze 1968a : 232). DĂšs lors, une fois que lâon insĂšre lâexpression scientifique du problĂšme entre le problĂšme vir-tuel et sa solution actuelle, le rapport complet sâĂ©nonce de la maniĂšre suivante : « ProblĂšme ou IdĂ©e dialectique â Expression scientifique dâun problĂšme â Instauration du champ de solution » (Deleuze 1968a : 235).
Mais comment se dĂ©finissent la dĂ©termination des problĂšmes et leur ex-pression scientifique ? Pour Deleuze, la dĂ©termination des problĂšmes se confond avec la dĂ©termination complĂšte de lâIdĂ©e dans son « universalitĂ©
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vraie » et sa « singularitĂ© concrĂšte ». LâuniversalitĂ© de lâIdĂ©e renvoie aux rapports diffĂ©rentiels qui la rendent rĂ©ellement dĂ©terminable ; sa singu-laritĂ©, Ă la rĂ©partition correspondantes de points remarquables qui la constituent comme complĂštement dĂ©terminĂ©e â tels sont les deux prin-cipaux aspects de lâIdĂ©e, les deux figures principales de la raison suffi-sante (principe de dĂ©termination rĂ©ciproque et de dĂ©termination com-plĂšte). Or, lâexpression scientifique dâun problĂšme se joue prĂ©cisĂ©ment dans le passage de lâun Ă lâautre, puisque les singularitĂ©s concrĂštes sont purement idĂ©ales et pourtant dĂ©jĂ engagĂ©es dans un mouvement imma-nent dâexpression symbolique. Et chez Deleuze, rien nâindique que cette expression symbolique soit rĂ©servĂ©e Ă la science. Ce qui est rĂ©servĂ© Ă la science, câest bien plutĂŽt le domaine des solutions actuelles. Cette idĂ©e apparaĂźt clairement dans le passage suivant : « Sâil est vrai que ce qui est dialectique en principe, ce sont les problĂšmes, et scientifique, leurs so-lutions, nous devons distinguer de maniĂšre plus complĂšte : le problĂšme comme instance transcendante ; le champ symbolique oĂč sâexpriment les conditions du problĂšme dans son mouvement dâimmanence ; le champ de rĂ©solubilitĂ© scientifique oĂč sâincarne le problĂšme et en fonction duquel se dĂ©finit le symbolisme prĂ©cĂ©dent » (Deleuze 1968a : 213). Mais alors, toute la question devient de savoir : quelle est la nature de ces champs symboliques qui expriment immĂ©diatement les conditions dia-lectiques du problĂšme, et qui restent cependant spĂ©cifiques Ă chaque ordre dâIdĂ©e et Ă chaque domaine de pensĂ©e ? Retenons du moins, pour le moment, que ce sont les signes qui expriment les conditions du pro-blĂšme dans un champ symbolique. « Les problĂšmes et leurs symboliques sont en rapport avec des signes. Ce sont les signes qui âfont problĂšmeâ, et qui se dĂ©veloppent dans un champ symbolique » (Deleuze 1968a : 213). La question de la nature du champ symbolique se rĂ©percute donc sur celle des signes, en tant quâils expriment lâIdĂ©e ou le problĂšme.
3/ Lâexpression des problĂšmes dans des signes
a/ la dialectique est mĂ©tamathĂ©matique, sans ĂȘtre philosophique
Le rapport de la philosophie Ă la science nâa pas encore reçu de solution. Nous avons vu quâil se noue autour de la dialectique des IdĂ©es. Mais la philosophie ne se confond pas plus avec la dialectique que la dialectique nâest Ă©trangĂšre Ă la science. Il serait certes tentant de considĂ©rer que, dans une tradition platonicienne, Deleuze identifie la pensĂ©e philosophique Ă la dialectique mĂ©tamathĂ©matique des IdĂ©es. Lâinfluence de Platon sur
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Lautman militerait dâailleurs en ce sens . Cependant, mĂȘme si Deleuze reprend les thĂšses lautmaniennes Ă son compte, il faudrait faire violence au texte de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition pour en extraire une telle idĂ©e. Nulle part on nây trouvera que la pensĂ©e philosophique se confond avec la dia-lectique. Deleuze ne le dit jamais, mĂȘme et surtout quand lâoccasion se prĂ©sente. Ainsi, dans le passage suivant : « Nul mieux quâAlbert Lautman, dans son Ćuvre admirable, nâa montrĂ© que les problĂšmes Ă©taient dâabord des IdĂ©es platoniciennes, des liaisons idĂ©elles entre notions dialectiques, relatives Ă des âsituations Ă©ventuelles de lâexistantâ ; mais aussi bien quâils sâactualisent dans les relations rĂ©elles constitutives de la solution cher-chĂ©e sur un champ mathĂ©matique, ou physique, etc. Câest en ce sens, selon Lautman, que la science participe toujours dâune dialectique qui la dĂ©passe, câest-Ă -dire dâune puissance mĂ©tamathĂ©matique et extra-pro-positionnelle, bien que cette dialectique nâincarne ses liaisons que dans les propositions de thĂ©ories scientifiques effectives » (Deleuze 1968a : 212â213). Lâinspiration fortement platonicienne de ce passage suggĂ©rerait que la philosophie soit identifiĂ©e Ă la dialectique ; or, on ne peut que constater quâelle manque ici Ă sa place, dans un contexte pourtant propice Ă son apparition. Cette remarque vaut pour dâautres passages de DiffĂ©-rence et rĂ©pĂ©tition oĂč, chaque fois, la philosophie brille par son absence.
Deleuze ne prĂ©tend donc pas que la dialectique des IdĂ©es-problĂšmes se confond avec la philosophie, mais il nâaffirme pas non plus quâelle de-meure tout Ă fait Ă©trangĂšre Ă la science. Car lorsque le mathĂ©maticien dĂ©termine les conditions dâun problĂšme, ne faut-il pas dire quâil exerce pour son compte lâart dialectique, quand bien mĂȘme celui-ci serait « ex-tra-mathĂ©matique » (Deleuze 1968a : 205) ? Certes, il ne serait pas moins tentant de considĂ©rer que les problĂšmes dialectiques Ă©chappent Ă la science. Mais encore une fois, la lettre du texte dĂ©ment une telle inter-prĂ©tation, puisque Deleuze affirme que la science entretient un rapport interne et direct aux problĂšmes. Quoique la tendance majoritaire de la science mathĂ©matique la porte Ă concevoir les problĂšmes en fonction des thĂ©orĂšmes qui en dĂ©coulent, il existe une autre tendance qui la porte Ă les dĂ©terminer par elle-mĂȘme. Câest sous ce rapport que, dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari opposeront deux modĂšles de la science, un modĂšle problĂ©matique et un modĂšle thĂ©orĂ©matique (Deleuze et Guattari 1980 : 446â464). Mais alors, si la science tĂ©moigne en elle-mĂȘme la capacitĂ© de remonter aux problĂšmes, au point quâelle outre-passe les limites que la reprĂ©sentation lui assigne, ne faut-il pas dire
11 Sur cette influence, cf. Barot 2009 : chap. IV.
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quâelle participe de plein droit Ă la dialectique des IdĂ©es ? En disant cela, la distinction entre science et philosophie ne se trouve-t-elle pas entiĂšrement brouillĂ©e ? Quel peut bien ĂȘtre en effet leur rapport respec-tif Ă la dialectique ?
b/ les rapports de la science et de la philosophie Ă la dialectique
Sur ce point, les textes de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition ne sont guĂšre explicites. Nous croyons que ce silence relatif sâexplique surtout par la prudence de Deleuze, qui nâentend pas encore se prononcer sur la nature de la philo-sophie et de la science. Si nous nous en tenons Ă la lettre du texte sans chercher Ă toute force des rĂ©ponses qui nây sont pas, si nous nous refusons Ă interprĂ©ter le texte de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition Ă la lumiĂšre des ouvrages ultĂ©rieurs, il faut certes concĂ©der que la thĂ©orie deleuzienne se prĂ©sente de maniĂšre incomplĂšte, puisque le statut de la philosophie et de la science nâest pas complĂštement dĂ©terminĂ©, mais il faut nĂ©anmoins affir-mer quâelle est dĂ©jĂ rigoureuse et univoque. En effet, Deleuze y dessine en creux lâimage de la science et de la philosophie ; il ouvre une piste sur laquelle il ne sâengage pas encore ; il Ă©nonce des exigences, sans les ac-complir tout Ă fait. Ces exigences nous semblent devoir ĂȘtre comprises et rĂ©sumĂ©es de la maniĂšre suivante.
1°) La dialectique des IdĂ©es-problĂšmes concerne lâuniversalitĂ© de la pensĂ©e pure. Ce premier aspect dĂ©finit la transcendance de lâIdĂ©e et lâuniversa-litĂ© des problĂšmes dialectiques, par rapport auxquels la science, lâart ou la philosophie nâont aucun privilĂšge. Cette thĂšse nous permet de com-prendre pourquoi Deleuze nâidentifie jamais la philosophie Ă la dialec-tique, et pourquoi toute science y participe aussi bien, quoique la dialec-tique soit mĂ©tamathĂ©matique. Deleuze ne dĂ©mentira jamais cette thĂšse, puisquâil considĂ©rera toujours que câest au niveau des problĂšmes que les diffĂ©rentes formes de pensĂ©e communiquent. 2°) Il y a des ordres dialec-tiques dâIdĂ©e correspondant Ă chaque domaine. Ce deuxiĂšme aspect dĂ©-finit lâexistence de niveaux dialectiques au sein de lâIdĂ©e. Or, dans lâĂ©chelle des IdĂ©es dialectiques, la mathĂ©matique occupe le « dernier ordre », câest-Ă -dire le plus haut (Deleuze 1968a : 235). Cela ne signifie pas que les IdĂ©es concernent exclusivement la science, puisquâil y a bien des IdĂ©es philo-sophiques et artistiques (quoique Deleuze ne prĂ©cise pas si elles ont un ordre propre, et lequel). Cette thĂšse ne sera pas non plus dĂ©mentie, puisque Deleuze affirmera en 1987 : « On nâa pas une idĂ©e en gĂ©nĂ©ral. Une idĂ©e â tout comme celui qui a lâidĂ©e â elle est dĂ©jĂ vouĂ©e Ă tel ou tel
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domaine. Câest tantĂŽt une idĂ©e en peinture, tantĂŽt une idĂ©e en roman, tantĂŽt une idĂ©e en philosophie, tantĂŽt une idĂ©e en science » (Deleuze 2003 : 291). 3°) Lâexpression symbolique est associĂ©e Ă des champs sym-boliques. Ce troisiĂšme aspect dĂ©finit le mouvement dâimmanence de lâIdĂ©e, sa vocation Ă sâexprimer dans des champs symboliques distincts. LâIdĂ©e nâexiste pas hors du champ symbolique qui lâexprime, idĂ©e qui ne sera pas non plus dĂ©mentie par la suite : « Les idĂ©es, il faut les traiter comme des potentiels dĂ©jĂ engagĂ©s dans tel ou tel mode dâexpression et insĂ©parable du mode dâexpression, si bien que je ne peux pas dire que jâai une idĂ©e en gĂ©nĂ©ral » (Deleuze 2003 : 291). 4°) Les champs symboliques sont caractĂ©risĂ©s par des signes spĂ©cifiques. Ce quatriĂšme aspect dĂ©finit la phĂ©nomĂ©nalisation de lâIdĂ©e dans des signes. Lorsque Deleuze Ă©crit que « ce sont les signes qui âfont problĂšmeâ, et qui se dĂ©veloppent dans un champ symbolique » (Deleuze 1968a : 213), nous pouvons remarquer deux choses : dâune part, que le champ symbolique nâest pas dĂ©fini comme un champ dâexpression scientifique des problĂšmes, de sorte que nous pouvons considĂ©rer quâil existe un champ symbolique spĂ©cifique Ă tout type dâIdĂ©e, y compris aux IdĂ©es philosophiques (reste Ă savoir quelle est leur nature) ; dâautre part, que les champs symboliques sont associĂ©s Ă des signes, si bien que rien nâinterdit de penser que la philosophie, qui nâest pas la dialectique toute entiĂšre, possĂšde ses signes spĂ©cifiques (ce qui ne prĂ©juge pas non plus de leur nature). Deleuze le dira clairement Ă la fin des annĂ©es 1980 : « ce quâon pourrait appeler IdĂ©es, ce sont ces instances qui sâeffectuent tantĂŽt dans des images, tantĂŽt dans des fonc-tions, tantĂŽt dans des concepts. Ce qui effectue lâIdĂ©e, câest le signe » (Deleuze 1990 : 92). Mais en 1968, ceci nâest encore quâun programme : entre-temps, la dĂ©termination complĂšte de la philosophie, dans son rap-port intĂ©rieur Ă lâart et Ă la science, devra impliquer une thĂ©orie des signes philosophiques, artistiques et scientifiques. Il reviendra aux deux tomes sur le cinĂ©ma puis Ă Quâest-ce que la philosophie ? de prĂ©ciser ces aspects encore partiellement indĂ©terminĂ©s Ă la fin des annĂ©es 1960, Ă savoir la nature des signes et leur rapport Ă lâIdĂ©e.
OĂč passe alors la diffĂ©rence entre la science et la philosophie ? En quoi leur rapport se noue-t-il et se dĂ©noue-t-il autour de la dialectique ? Il faut dire : la science incarne les problĂšmes dialectiques dans des thĂ©ories qui correspondent au mouvement dâactualisation de lâIdĂ©e dans des champs empiriques (complexe problĂšme-solution), tandis que la philosophie exprime les problĂšmes dans des concepts qui prolongent le mouvement de contrac-tion jusquâĂ la complication dans lâĂȘtre (complexe question-problĂšme). Dans le cas de la science, Deleuze dit clairement que les expressions
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scientifiques du problĂšme sâincarnent Ă leur tour dans des « solutions rĂ©elles », câest-Ă -dire en lâoccurrence actuelles, qui diffĂšrent en nature des problĂšmes. Câest pourquoi les thĂ©ories scientifiques se dĂ©ploient dâaprĂšs Deleuze dans un mixte de pensĂ©e et dâimagination. Rien nâindique en revanche que la philosophie sâincarne elle aussi dans des thĂ©ories ac-tuelles ; ou plutĂŽt, tout indique le contraire, Ă commencer par lâidentitĂ© de nature entre lâIdĂ©e de diffĂ©rence et son concept philosophique (De-leuze 1968a : 405). Il en va dâailleurs de mĂȘme de lâart chez Deleuze, comme le montre Proust et les signes : les signes esthĂ©tiques sont stric-tement adĂ©quats Ă la forme pure du temps, ils sont immatĂ©riels en tant quâils ont abjurĂ© tout contenu empirique .
Dans tous les cas, câest toujours la notion de signe qui est au cĆur du rapport entre science et philosophie, dans la mesure oĂč le signe a un double aspect qui correspond au double mouvement de lâexpression. Le signe est lâexpression phĂ©nomĂ©nale de lâIdĂ©e, mais il est lui-mĂȘme Ă che-val sur les deux cĂŽtĂ©s de lâabsolu, ayant une moitiĂ© actuelle qui effectue la puissance dâexister en tant quâil sâĂ©tend dans la matiĂšre, et une moitiĂ© virtuelle qui participe de la puissance de penser en tant quâil intĂ©riorise sa genĂšse diffĂ©rentielle. « Le signe est bien un effet, mais lâeffet a deux aspects, lâun par lequel, en tant que signe, il exprime la dissymĂ©trie productrice, lâautre par lequel il tend Ă lâannuler ». Et Deleuze dâajouter : « Le signe nâest pas tout Ă fait de lâordre du symbole ; pourtant, il le prĂ©pare en impliquant une diffĂ©rence interne (mais en laissant Ă lâextĂ©-rieur les conditions de sa reproduction) » (Deleuze 1968a : 31). Que si-gnifie cet ajout ? Pourquoi le signe nâest-il pas identique au symbole, alors mĂȘme quâil le « prĂ©pare » ? Câest que, dans les annĂ©es 1960, le symbole dĂ©signe chez Deleuze un signe qui a intĂ©riorisĂ© les conditions de sa reproduction. Il revient donc au mĂȘme de dire que, dans tous les cas, câest la capacitĂ© du signe Ă devenir symbole et ainsi Ă prĂ©senter di-rectement la forme transcendantale du temps qui est en jeu. La diffĂ©-rence entre la philosophie, la science et lâart se fait donc chez Deleuze au niveau de la thĂ©orie des signes, de la capacitĂ© de leurs signes respec-tifs Ă prĂ©senter le temps Ă lâĂ©tat pur.
De ce point de vue, comme le montrait AlquiĂ© Ă propos de Descartes, il y a bien chez Deleuze un dĂ©passement de la science dans la mĂ©taphy-sique, puisque la tĂąche de la philosophie est dâexprimer la prĂ©sence de lâĂȘtre qui dĂ©borde la reprĂ©sentation scientifique de la nature. Câest en ce
12 Cette thĂšse sera reprise et dĂ©veloppĂ©e dans Lâimage-temps (Deleuze 1985) Ă propos des signes directs du temps.
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sens que Deleuze pouvait dire des commentaires dâAlquiĂ© quâils montrent « une conception de la philosophie quâil faut conserver, une pensĂ©e qui exprime lâessence mĂȘme de la mĂ©taphysique ». Cependant, Ă la diffĂ©rence du cartĂ©sianisme, lâĂȘtre nâest pas chez Deleuze un fondement mĂ©taphy-sique ; et Ă la diffĂ©rence du platonisme, il nâest pas rĂ©glĂ© sur la figure du MĂȘme. Il est au contraire le sans-fond qui mine tout fondement, lâeffon-dement universel ou la DiffĂ©rence. Cette impossible coĂŻncidence des deux moitiĂ©s de lâabsolu trouve son concept dans le concept de diffĂ©rence in-terne, et dans sa double tendance : tendance Ă sâextĂ©rioriser dans la Na-ture et tendance Ă sâintĂ©rioriser dans la PensĂ©e.
Conclusion
Nous pouvons tirer au moins deux conclusions quant au rapport de la philosophie et de la science chez Deleuze, conclusions qui sont conformes aux thĂšses dĂ©fendues tant dans ses Ă©tudes que dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©ti-tion. PremiĂšrement, la diffĂ©rence ou la dissymĂ©trie productrice marque la limite nĂ©gative de la science, le barrage au-delĂ duquel elle ne peut remonter le cours que la Nature descend. Les paradoxes auxquels la lo-gique, la mathĂ©matique et la physique aboutissent lorsquâelles sont confrontĂ©es Ă leurs limites respectives tĂ©moignent du fait que la science ne peut thĂ©oriser positivement sa limite . On doit dire lâinverse de la philosophie, qui suit le mouvement de complication de lâabsolu et installe son camp sur ce domaine. Câest pourquoi, deuxiĂšmement, la diffĂ©rence pure, la question ontologique, le jeu ou le pur hasard dans lequel sâori-ginent les IdĂ©es, cette dimension que la pensĂ©e philosophique ne peut Ă©puiser, constitue certes lâimpuissance de penser qui lâaffecte de lâintĂ©-rieur, mais aussi lâimpensĂ© dans lequel elle sâengendre â lâobjet de sa pensĂ©e. Quoique lâimpossible autofondation de la pensĂ©e touche autant la philosophie que la science, la science nâa pas pour tĂąche dâexprimer, dans les signes qui lui sont propres, cette diffĂ©rence interne que constitue le temps Ă lâĂ©tat pur. En tout ceci, Deleuze ne prĂ©tend pas que la science ne pense pas ; il insiste sur le fait que la philosophie pense autrement. La conception de la science progresse donc chez lui sur une ligne de crĂȘte : car dâun cĂŽtĂ© les thĂ©ories scientifiques, en tant quâelles accom-pagnent le mouvement dâactualisation de lâĂȘtre, se prĂ©sentent comme des solutions actuelles aux problĂšmes virtuels, et sont donc homogĂšnes
13 Sur ce point, cf. la comparaison que fait Deleuze du statut du non-sens dans les ouvrages littéraires et dans les ouvrages logico-mathématiques de Carroll-Dodgson (cf. Deleuze 1969 : passim). Sur la question de la limite en science, cf. Deleuze et Guattari 1991 : 112 sq.
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Ă la reprĂ©sentation (de ce point de vue, la science relĂšve de lâimagina-tion) ; mais de lâautre, lâactivitĂ© scientifique est adĂ©quate Ă la pensĂ©e dialectique des IdĂ©es-problĂšmes, dĂšs lors quâelle procĂšde Ă une dĂ©termi-nation autonome des conditions de rĂ©solubilitĂ© des problĂšmes (de ce point de vue, la science relĂšve de la pensĂ©e pure). De sorte quâil faut dire Ă la fois que la science participe, comme la philosophie, au « caractĂšre aventureux des IdĂ©es », câest-Ă -dire au mouvement de lâapprendre ; mais que, contrairement Ă la philosophie, la science lâexprime dans des thĂ©o-ries qui ne sont pas de mĂȘme nature que les IdĂ©es, dans la mesure oĂč elles nâexpriment pas le temps Ă lâĂ©tat pur.
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Igor KrtolicaScience and Philosophy in Deleuze
AbstractDeleuze will not wait until he had completed his works to frame and formu-late a theory on the relation between philosophy and science. The first ar-ticulations of this question are already present as early as the 1950s and 1960s in the studies on Bergson and Nietzsche, and then in Difference and repeti-tion as well as in The Logic of Sense. It is also true that this question will be specifically developed in 1991 in What Is Philosophy? But throughout his work, the main thrust would proceed. This issue, it seems, comprises three main aspects: in the first place, in a polemic against the neo-Kantian epi-stemological legacy, it primarily consists in denying the critical definition of philosophy as being a âreflection on scientific knowledgeâ to replace it by a conception drawn from Bergsonâs expressionist ontology that places science and philosophy on both sides of the being; secondly, in an attempt to restore the concept of dialectics, it consists in making the dialectics of ideas the communal sphere of both science and philosophy; thirdly, aiming to specify every form of thinking, it consists in shaping how each expresses its ideas or its problems with its own signs. These three aspects, it seems, can frame the overall conception Deleuze formed of the link between science and philo-sophy. We shall successively analyze them, exclusively considering the first period of Deleuzeâs work, which is to say the pre-guattarian publications.
Keywords: Deleuze; philosophy; science; dialectics; idea; question
Igor KrtolicaNauka i filozofija kod Deleza
RezimeDe lez ne Äe ka okon Äa nje svog de la ka ko bi for mu li sao te o ri ju od no sa fi lo zo-fi je i na u ke. Pr ve for mu la ci je tog pro ble ma na sta ju pe de se tih i ĆĄe zde se tih go di na dva de se tog ve ka u stu di ja ma o Berg so nu i Ni Äeu, po tom u Ra zli ci i po na vlja nju i Lo gi ci smi sla. Isti na, to pi ta nje se de talj no raz ma tra i 1991, u Ć ta je fi lo zo fi ja? Me Äu tim, od po Äet ka do kra ja de la, ide ja vo di lja ni je me nja na.
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Äi ni se da ta ide ja sa dr ĆŸi tri glav na aspek ta: pr vi se sa sto ji u po le mi ci pro tiv neo kan tov skog epi ste mo lo ĆĄkog na sle Äa ka da se naj pre od bi ja kri tiÄ ka de fi ni-ci ja fi lo zo fi je kao âre flek si je o na uÄ nom sa zna njuâ i ka da se ona za me nju je kon cep ci jom in spi ri sa nom Berg so no vom eks pre si o ni stiÄ kom on to lo gi jom ko ja ras po de lju je na u ku i fi lo zo fi ju na dve po lo vi ne bi Äa; dru gi se sa sto ji u na po ru sa ko jim se ob na vlja kon cept di ja lek ti ke, ka da di ja lek ti ka Ide ja sa Äi-nja va za jed niÄ ku sfe ru na u ke i fi lo zo fi je; ko naÄ no, tre Äi se aspekt, s ci ljem spe ci fi ko va nja sva kog ob li ka mi ĆĄlje nja, sa sto ji u od re Äi va nju na Äi na sa ko jim sva ki ob lik mi ĆĄlje nja iz ra ĆŸa va svo je Ide je ili svo je pro ble me sop stve nim zna ci-ma. Ova tri aspek ta, Äi ni se da de fi ni ĆĄu naj op ĆĄti ji okvir de le zi jan ske kon cep-ci je od no sa na u ke i fi lo zo fi je. Ov de ih pro u Äa va mo suk ce siv no, ima ju Äi na umu is klju Äi vo pr vi pe riod De le zo vog de la, od no sno, pred-ga ta ri jev ske spi se.
KljuÄ ne re Äi: De lez, fi lo zo fi ja, na u ka, di ja lek ti ka, Ide ja, pro blem