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949 Igor Krtolica Science et philosophie chez Gilles Deleuze RĂ©sumĂ© Deleuze n’attendra pas la fin de son Ɠuvre pour formuler une thĂ©o- rie du rapport de la philosophie et de la science. Les premiĂšres formulations de ce problĂšme apparaissent dĂšs les annĂ©es 1950-1960, dans les Ă©tudes sur Bergson et Nietzsche, puis dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition et Logique du sens. Il est vrai que cette question sera reprise en dĂ©tail en 1991, dans Qu’est-ce que la philosophie ? Mais du dĂ©but Ă  la fin de l’Ɠuvre, l’idĂ©e directrice ne changera pas. Cette idĂ©e nous paraĂźt comporter trois aspects principaux : 1° dans une polĂ©mique contre l’hĂ©ritage Ă©pistĂ©mologique nĂ©okantien, elle consiste d’abord Ă  refuser la dĂ©finition critique de la philosophie comme « rĂ©flexion sur la connaissance scientifique », et Ă  lui substituer une conception inspirĂ©e de l’ontologie expressionniste de Bergson, qui rĂ©partit la science et la philosophie sur les deux moitiĂ©s de l’ĂȘtre ; 2° dans un effort pour rĂ©habiliter le concept de dialectique, elle consiste ensuite Ă  faire de la dialectique des IdĂ©es la sphĂšre commune Ă  la science et Ă  la philosophie ; 3° enfin, dans le but de spĂ©cifier chaque forme de pensĂ©e, elle consiste Ă  dĂ©terminer la maniĂšre dont chacune exprime ses IdĂ©es ou ses problĂšmes dans des signes propres. Ces trois aspects nous semblent dĂ©finir le cadre le plus gĂ©nĂ©ral de la conception deleuzienne du rapport de la science et de la philosophie. Nous les examinons ici succes- sivement, en tenant compte exclusivement de la premiĂšre pĂ©riode de l’Ɠuvre de Deleuze, c’est-Ă -dire des ouvrages prĂ©-guattariens. Mots-clĂ©s : Deleuze, philosophie, science, dialectique, IdĂ©e, problĂšme Deleuze n’attendra pas la fin de son Ɠuvre pour formuler une thĂ©orie du rapport de la philosophie et de la science. Les premiĂšres formulations de ce problĂšme apparaissent dĂšs les annĂ©es 1950-1960, dans les Ă©tudes sur Bergson et Nietzsche, puis dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition et Logique du sens. Il est vrai que cette question sera reprise en dĂ©tail en 1991, dans Qu’est-ce que la philosophie ? Mais du dĂ©but Ă  la fin de l’Ɠuvre, l’idĂ©e directrice ne changera pas. Cette idĂ©e nous paraĂźt comporter trois aspects principaux : 1° dans une polĂ©mique contre l’hĂ©ritage Ă©pistĂ©mologique nĂ©okantien, elle consiste d’abord Ă  refuser la dĂ©finition critique de la phi- losophie comme « rĂ©flexion sur la connaissance scientifique », pour lui substituer une conception inspirĂ©e de l’ontologie expressionniste de Berg- son, qui rĂ©partit la science et la philosophie sur chacune des deux moitiĂ©s de l’absolu ou de l’ĂȘtre ; 2° dans un effort pour rĂ©habiliter le concept de dialectique, elle consiste ensuite Ă  faire de la dialectique des IdĂ©es ou des problĂšmes la sphĂšre commune Ă  la science et Ă  la philosophie, l’élĂ©ment autonome dans lequel elles puisent toutes les deux ; 3° enfin, dans le but UDK: 1 Deleuze J. FILOZOFIJA I DRUĆ TVO XXVI (4), 2015. DOI: 10.2298/FID1504949K Original scientific article Received: 24.08.2015 — Accepted: 8.10.2015 I GOR KRTOLICA: Institute For Philosophy and Social Theory, University of Belgrade, [email protected].

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Igor Krtolica

Science et philosophie chez Gilles Deleuze

RĂ©sumĂ© Deleuze n’attendra pas la fin de son Ɠuvre pour formuler une thĂ©o-rie du rapport de la philosophie et de la science. Les premiĂšres formulations de ce problĂšme apparaissent dĂšs les annĂ©es 1950-1960, dans les Ă©tudes sur Bergson et Nietzsche, puis dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition et Logique du sens. Il est vrai que cette question sera reprise en dĂ©tail en 1991, dans Qu’est-ce que la philosophie ? Mais du dĂ©but Ă  la fin de l’Ɠuvre, l’idĂ©e directrice ne changera pas. Cette idĂ©e nous paraĂźt comporter trois aspects principaux : 1° dans une polĂ©mique contre l’hĂ©ritage Ă©pistĂ©mologique nĂ©okantien, elle consiste d’abord Ă  refuser la dĂ©finition critique de la philosophie comme « rĂ©flexion sur la connaissance scientifique », et Ă  lui substituer une conception inspirĂ©e de l’ontologie expressionniste de Bergson, qui rĂ©partit la science et la philosophie sur les deux moitiĂ©s de l’ĂȘtre ; 2° dans un effort pour rĂ©habiliter le concept de dialectique, elle consiste ensuite Ă  faire de la dialectique des IdĂ©es la sphĂšre commune Ă  la science et Ă  la philosophie ; 3° enfin, dans le but de spĂ©cifier chaque forme de pensĂ©e, elle consiste Ă  dĂ©terminer la maniĂšre dont chacune exprime ses IdĂ©es ou ses problĂšmes dans des signes propres. Ces trois aspects nous semblent dĂ©finir le cadre le plus gĂ©nĂ©ral de la conception deleuzienne du rapport de la science et de la philosophie. Nous les examinons ici succes-sivement, en tenant compte exclusivement de la premiĂšre pĂ©riode de l’Ɠuvre de Deleuze, c’est-Ă -dire des ouvrages prĂ©-guattariens.

Mots-clés : Deleuze, philosophie, science, dialectique, Idée, problÚme

Deleuze n’attendra pas la fin de son Ɠuvre pour formuler une thĂ©orie du rapport de la philosophie et de la science. Les premiĂšres formulations de ce problĂšme apparaissent dĂšs les annĂ©es 1950-1960, dans les Ă©tudes sur Bergson et Nietzsche, puis dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition et Logique du sens. Il est vrai que cette question sera reprise en dĂ©tail en 1991, dans Qu’est-ce que la philosophie ? Mais du dĂ©but Ă  la fin de l’Ɠuvre, l’idĂ©e directrice ne changera pas. Cette idĂ©e nous paraĂźt comporter trois aspects principaux : 1° dans une polĂ©mique contre l’hĂ©ritage Ă©pistĂ©mologique nĂ©okantien, elle consiste d’abord Ă  refuser la dĂ©finition critique de la phi-losophie comme « rĂ©flexion sur la connaissance scientifique », pour lui substituer une conception inspirĂ©e de l’ontologie expressionniste de Berg-son, qui rĂ©partit la science et la philosophie sur chacune des deux moitiĂ©s de l’absolu ou de l’ĂȘtre ; 2° dans un effort pour rĂ©habiliter le concept de dialectique, elle consiste ensuite Ă  faire de la dialectique des IdĂ©es ou des problĂšmes la sphĂšre commune Ă  la science et Ă  la philosophie, l’élĂ©ment autonome dans lequel elles puisent toutes les deux ; 3° enfin, dans le but

UDK: 1 Deleuze J. FILOZOFIJA I DRUƠTVO XXVI (4), 2015.DOI: 10.2298/FID1504949KOriginal scientific articleReceived: 24.08.2015 — Accepted: 8.10.2015

IGOR KRTOLICA: Institute For Philosophy and Social Theory, University of Belgrade, [email protected].

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de spĂ©cifier chaque forme de pensĂ©e, elle consiste Ă  dĂ©terminer la ma-niĂšre dont chacune exprime ses IdĂ©es ou ses problĂšmes dans des signes propres, les thĂ©ories scientifiques d’un cĂŽtĂ© et les concepts philoso-phiques de l’autre. Ces trois aspects nous semblent dĂ©finir le cadre le plus gĂ©nĂ©ral de la conception deleuzienne du rapport de la science et de la philosophie. Nous les examinerons ici successivement, en nous attachant exclusivement Ă  la premiĂšre pĂ©riode de l’Ɠuvre de Deleuze, c’est-Ă -dire aux ouvrages prĂ©-guattariens.

1/ Le dualisme expressionniste,

ou les deux tendances de l’ĂȘtre

a/ le rejet de la définition néokantienne de la philosophie

La conception deleuzienne du rapport science-philosophie consiste d’abord, nĂ©gativement, Ă  refuser la dĂ©finition critique de la philosophie, c’est-Ă -dire l’idĂ©e selon laquelle la philosophie serait une rĂ©flexion sur la connaissance scientifique. TĂ©moignage de la puissance de l’hĂ©ritage Ă©pis-tĂ©mologique kantien en Allemagne et en France (nĂ©okantisme, Cercle de Vienne, Ă©pistĂ©mologie française), cette dĂ©finition soumet en effet la philosophie et la science Ă  une alternative fĂącheuse : si la philosophie est rĂ©flexion sur la connaissance scientifique, ou bien la philosophie passe au service des sciences qui ont seules le pouvoir de connaĂźtre objective-ment quelque chose, ou bien elle prĂ©tend rĂ©gner sur elles du fait qu’elle en est la conscience Ă©veillĂ©e. Alors, suivant la tendance adoptĂ©e, on in-sistera tantĂŽt sur les limites de la philosophie, qui ne peut accĂ©der aux choses en soi et doit se contenter de rĂ©f lĂ©chir les conditions de nos connaissances objectives, tantĂŽt Ă  l’inverse sur le privilĂšge que possĂšde la connaissance philosophique, celui de fouler le domaine transcendan-tal qui se refuse Ă  la science. Mais dans les deux cas, qu’elle soit servante ou bien reine, la philosophie reste dĂ©finie par la rĂ©flexion. Or, aux yeux de Deleuze, cette dĂ©finition soulĂšve au moins deux difficultĂ©s : d’une part, si la philosophie Ă©tait ainsi dĂ©finie, il faudrait nĂ©cessairement que la capacitĂ© de rĂ©flexion soit en mĂȘme temps retirĂ©e Ă  la science, idĂ©e absurde qui tĂ©moigne d’un certain mĂ©pris pour la pensĂ©e scientifique ; et d’autre part, sous couvert d’accorder un grand privilĂšge Ă  la philoso-phie, une telle dĂ©finition lui ĂŽte en rĂ©alitĂ© l’originalitĂ© de son rapport aux choses et de sa crĂ©ation propre. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, De-leuze et Guattari affirmeront ainsi : « Elle n’est pas rĂ©flexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour rĂ©flĂ©chir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup Ă  la philosophie en en faisant l’art de la rĂ©flexion,

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mais on lui retire tout, car les mathĂ©maticiens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour rĂ©flĂ©chir sur les mathĂ©matiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire qu’ils deviennent alors phi-losophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur rĂ©flexion appartient Ă  leur crĂ©ation respective » (Deleuze et Guattari 1991 : 11).

Ces deux idĂ©es – que la rĂ©flexion n’est pas rĂ©servĂ©e Ă  la philosophie et que la philosophie possĂšde une relation originale aux choses – Deleuze les avait dĂ©jĂ  formulĂ©es dans les annĂ©es 1950, Ă  propos de Bergson. On sait que le refus de la dĂ©finition Ă©pistĂ©mologique de la philosophie ani-mait dĂ©jĂ  la rĂ©action de Heidegger au nĂ©okantisme marbourgeois. Au colloque de Davos en 1929, Heidegger prĂ©tendait en effet substituer une interprĂ©tation ontologique de Kant Ă  la lecture Ă©pistĂ©mologique qu’en proposait Cassirer . Si rien n’indique que Deleuze ait connu la lettre de ce texte, il est Ă©vident qu’il n’en ignorait pas l’esprit. Car cette interprĂ©-tation, Heidegger l’avait dĂ©veloppĂ©e dans son Kantbuch. Deleuze par-tageait certainement avec Heidegger l’effort de rĂ©orientation de la phi-losophie en direction de la mĂ©taphysique ou de l’ontologie. Pourtant, comment expliquer que ce soit Bergson plutĂŽt que Heidegger qui anime sa rĂ©action contre la conception nĂ©okantienne de la philosophie ? C’est premiĂšrement que, chez Bergson, la question ne porte pas sur le primat de la science ou de la philosophie quant Ă  la connaissance et Ă  la pensĂ©e, mais d’abord sur leurs relations respectives aux choses (dont le problĂšme de la connaissance et de la pensĂ©e ne fait que dĂ©couler). Or, pour Deleuze, la philosophie a bien une relation originale aux choses, une relation di-recte et non rĂ©flexive, qui implique l’intuition ou la pensĂ©e pure ; en dĂ©coule son mode de connaissance spĂ©cifique, qui est une connaissance conceptuelle des choses dans leur singularitĂ©, visant l’identitĂ© du concept et de l’individu. En 1956, dans une prĂ©sentation de Bergson destinĂ©e Ă  l’encyclopĂ©die sur Les philosophes cĂ©lĂšbres, Deleuze Ă©crit ainsi : « La phi-losophie n’a jamais rĂ©pondu que de deux maniĂšres Ă  une telle question, sans doute parce qu’il n’y a que deux rĂ©ponses possibles : une fois dit que la science nous donne une connaissance des choses, qu’elle est donc dans un certain rapport avec elles, la philosophie peut renoncer Ă  rivaliser avec la science, elle peut lui laisser les choses, et se prĂ©senter seulement d’une maniĂšre critique comme une rĂ©flexion sur cette connaissance que nous en avons. Ou bien, au contraire, la philosophie prĂ©tend instaurer, ou plutĂŽt restaurer, une autre relation avec les choses, donc une autre

1 Cf. Cassirer 1972 : 28–29. Sur la mise en Ɠuvre de ce programme, cf. Heidegger 1953 et 1958. Voir encore Beaufret : 1974 : 26–49.

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connaissance, connaissance et relation que la science prĂ©cisĂ©ment nous cachait, dont elle nous privait, parce qu’elle nous permettait seulement de conclure et d’infĂ©rer sans jamais nous prĂ©senter, nous donner la chose en elle-mĂȘme. C’est dans cette deuxiĂšme voie que Bergson s’engage en rĂ©pudiant les philosophies critiques » (Deleuze 2002 : 29-30). C’est deuxiĂš-mement que la solution bergsonienne permet d’éviter un danger que Deleuze ne semble pas vouloir courir avec Heidegger : l’instauration d’un privilĂšge de la pensĂ©e philosophique sur la connaissance scientifique, d’un primat de la philosophie sur la science. La voie bergsonienne qu’em-prunte Deleuze se prĂ©sente comme dualiste et mĂ©taphysique : dualiste, parce qu’elle rĂ©partit la science et la philosophie sur deux plans rĂ©elle-ment distincts, auxquels correspondent deux types de connaissance, directe et indirecte ; mĂ©taphysique, parce que la philosophie y est conçue comme une connaissance de l’ĂȘtre des choses, indĂ©pendamment de leur existence phĂ©nomĂ©nale actuelle. Cette voie dĂ©finit l’ontologie expres-sionniste qui traverse toute l’Ɠuvre de Deleuze. Mais comment cet ex-pressionnisme dĂ©finit-il la spĂ©cificitĂ© de la philosophie et de la science d’une part et Ă©vacue-t-il a priori tout primat de l’une sur l’autre ?

b/ une voie expressionniste, dualiste et métaphysique

Quant au rapport science-philosophie, Deleuze ne cache pas son pen-chant pour une voie dualiste et mĂ©taphysique. Un tel penchant se mani-feste dans l’intĂ©rĂȘt qu’il prĂȘte tant Ă  la dialectique mĂ©tamathĂ©matique de Platon qu’au passage de la science Ă  la mĂ©taphysique chez Descartes. Son intĂ©rĂȘt pour Platon a dĂ©jĂ  fait l’objet de nombreux commentaires. En revanche, son intĂ©rĂȘt pour Descartes (et non pas seulement pour la cri-tique qu’en firent Spinoza et Leibniz) reste plus mĂ©connu. Nous possĂ©-dons pourtant une recension que Deleuze fit des travaux sur Descartes de Ferdinand AlquiĂ© (lequel fut son professeur Ă  la fin des annĂ©es 1940, puis devint le directeur de sa thĂšse complĂ©mentaire sur Spinoza et le problĂšme de l’expression parue en 1968). Or cette recension, contempo-raine des articles sur Bergson, s’avĂšre riche d’enseignements. Deleuze y souligne en effet la diffĂ©rence entre la reprĂ©sentation scientifique de la Nature et la prĂ©sentation philosophique de l’Être : tandis que les idĂ©es qui portent sur la Nature, comme le triangle ou l’étendue, « sont des reprĂ©-sentations par rapport auxquelles la pensĂ©e reste premiĂšre », les idĂ©es mĂ©taphysiques, celles de l’ñme ou de Dieu, sont au contraire « de vĂ©ri-tables prĂ©sences, qui tĂ©moignent de l’Être comme d’un autre ordre dans lequel la pensĂ©e est seconde ». Et dans toute sa recension, Deleuze ne cesse d’insister sur le dualisme cartĂ©sien qui sĂ©pare la Nature, dĂ©terminĂ©e

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comme systĂšme spatial, actuel et mĂ©canique, de l’Être, conçu comme fondement mĂ©taphysique : « Si la Nature n’est pas ĂȘtre, l’Être n’est pas nature, n’est pas scientifiquement compris, mais doit ĂȘtre philosophi-quement conçu, comme distinct de tout objet, de toute essence, de tout mĂ©canisme objectif. C’est ainsi que Descartes est amenĂ© Ă  l’idĂ©e d’un fondement mĂ©taphysique, fondement de la science, mais Ă  condition de sortir de la science ». Et Deleuze de conclure sa recension en affirmant que les commentaires d’AlquiĂ© montrent « une conception de la philoso-phie qu’il faut conserver, une pensĂ©e qui exprime l’essence mĂȘme de la mĂ©taphysique » (Deleuze 1956 : 473-475) . On objectera : si la diffĂ©rence entre la philosophie et la science se fonde sur la diffĂ©rence de plans entre l’Être et la Nature, entre l’ordre de la prĂ©sence mĂ©taphysique et l’ordre dĂ©rivĂ© de la reprĂ©sentation, en quoi la voie bergsonienne empruntĂ©e par Deleuze, Ă©galement dualiste et mĂ©taphysique, diffĂšre-t-elle de celle Des-cartes ? Ne pourrait-on pas dire que, toutes choses Ă©gales par ailleurs, une telle solution rĂ©active le primat platonicien de la connaissance apodictique de la philosophie sur la connaissance simplement hypothĂ©tique de la science ? Ne faut-il pas dire alors que la voie suivie par Deleuze ne prĂ©tend rĂ©voquer la dĂ©finition rĂ©flexive de la philosophie que pour mieux restau-rer la supĂ©rioritĂ© platonico-cartĂ©sienne de la pensĂ©e mĂ©taphysique de l’Être sur la reprĂ©sentation scientifique de la Nature ?

Qu’en est-il chez Deleuze ? Il est frappant de constater que celui-ci ne prĂ©tend jamais que la philosophie soit supĂ©rieure Ă  la science, ni dans ses Ă©tudes sur Bergson, ni dans ses autres commentaires, ni dans aucun de ses autres livres. Ne pourrait-on pas suspecter cependant que, si cette supĂ©rioritĂ© n’est nulle part affirmĂ©e, elle semble partout suggĂ©rĂ©e ? Il y aurait Ă  ce titre une rĂ©elle ambiguĂŻtĂ© des textes deleuziens, que mĂȘme DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition ne dissipe pas. Nous devons pourtant prendre au sĂ©rieux le silence de Deleuze sur ce point, puisque l’on pourrait tout aussi bien dire que, si l’idĂ©e d’une supĂ©rioritĂ© de la philosophie sur la science semble suggĂ©rĂ©e par les textes, elle brille surtout par son absence. Il y a Ă  cela une raison prĂ©cise, qui tient Ă  la comprĂ©hension que Deleuze se fait du dualisme en gĂ©nĂ©ral, et de la thĂšse bergsonienne en particulier : il n’y a pas chez Deleuze de dualisme substantiel comme chez Descartes, mais un dualisme des moitiĂ©s d’une seule substance absolue comme chez Spi-noza. Le dualisme est expressionniste ou il n’est pas. Qu’est-ce Ă  dire ? Qu’il ne peut pas y avoir de hiĂ©rarchie entre la philosophie et la science, car leur dualitĂ© renvoie aux deux moitiĂ©s de l’absolu, au double mouvement de

2 Cf. Deleuze 1956 : 473–475.

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l’expression : le mouvement d’explication dans la matiĂšre (Nature) et le mouvement de complication dans l’esprit (PensĂ©e). La science et la phi-losophie parcourent chacune une moitiĂ© de l’absolu dans l’ĂȘtre univoque ; elles pensent la mĂȘme chose, la mĂȘme rĂ©alitĂ©, mais sous deux faces dis-tinctes. Autrement dit, il n’y a pas plus de hiĂ©rarchie entre la philosophie et la science qu’entre les deux moitiĂ©s de l’absolu. Que Deleuze ait ainsi compris la thĂšse bergsonienne nous est confirmĂ© par la formule lapidaire qu’il en propose dans un cours de 1960 sur L’Évolution crĂ©atrice : « La Science : mĂ©taphysique de la MatiĂšre. La MĂ©taphysique : science de la DurĂ©e. La difficultĂ©, c’est que c’est la mĂȘme chose qui se dĂ©tend et se contracte. [
] La Science cĂšde la place Ă  la MĂ©taphysique et vice-versa » (Deleuze 1960 : 178) . Cette ontologie Ă  la fois moniste et dualiste qui rĂšgle le rapport entre science et philosophie nous explique pourquoi Deleuze, entre Heidegger et Bergson, ne pouvait choisir le premier. Chez lui, la science et la philosophie diffĂšrent en nature, mais elles ne peuvent pas plus s’opposer que les deux moitiĂ©s de l’absolu. Sous des formes variĂ©es, c’est cette idĂ©e que Deleuze dĂ©fend dans ses Ă©tudes sur Bergson, Nietzsche et Spinoza.

c/ le rapport entre science et philosophie dans les Ă©tudes de Deleuze

Dans les deux Ă©tudes de 1956 sur Bergson, il est de premiĂšre importance d’observer que le fait que la chose mĂȘme ne soit pas immĂ©diatement donnĂ©e, mais soit comme dissimulĂ©e dans la reprĂ©sentation, constitue une pente naturelle de l’ĂȘtre avant d’ĂȘtre un dĂ©faut de la reprĂ©sentation. Deleuze dĂ©cĂšle en effet chez Bergson une forme d’oubli de l’ĂȘtre fondĂ©e dans l’ĂȘtre mĂȘme. Et peut-ĂȘtre, lorsqu’il distingue deux tendances dans l’ĂȘtre, Bergson va-t-il dĂ©jĂ  plus loin que Heidegger. Car la tendance na-turelle de la durĂ©e Ă  s’actualiser dans la matiĂšre justifie l’affinitĂ© de la science avec l’intelligence spatialisante Ă  laquelle elle donne une objec-tivitĂ© propre. Pour une part, il n’est donc pas vrai que la science et l’in-telligence nous sĂ©parerait des choses, puisqu’elles en saisissent un aspect rĂ©el, celui par lequel la durĂ©e s’extĂ©riorise dans la matiĂšre. Mais pour une autre part, parce que la rĂ©alitĂ© actuelle est engendrĂ©e Ă  partir du virtuel, il est Ă©galement vrai que la science nous cache quelque chose d’essentiel. Et les deux aspects se tiennent, comme les deux moitiĂ©s de l’ĂȘtre. Telle est l’idĂ©e clairement dĂ©fendue en 1956 : « Nous sommes sĂ©parĂ©s des choses, la donnĂ©e immĂ©diate n’est donc pas immĂ©diatement donnĂ©e ;

3 Deleuze 1960 : 178.

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mais nous ne pouvons pas ĂȘtre sĂ©parĂ©s par un simple accident, par une mĂ©diation qui viendrait de nous, qui ne concernerait que nous : il faut que, dans les choses mĂȘmes soit fondĂ© le mouvement qui les dĂ©nature, il faut que les choses commencent Ă  se perdre pour que nous finissions par les perdre, il faut qu’un oubli soit fondĂ© dans l’ĂȘtre. La matiĂšre est juste-ment dans l’ĂȘtre ce qui prĂ©pare et accompagne l’espace, l’intelligence et la science. [
] C’est par lĂ  aussi [que Bergson] ne refuse aucun droit Ă  la connaissance scientifique, nous disant qu’elle ne nous sĂ©pare pas simple-ment des choses et de leur vraie nature, mais qu’elle saisit au moins l’une des deux moitiĂ©s de l’ĂȘtre, l’un des deux cĂŽtĂ©s de l’absolu, l’un des deux mouvements de la nature, celui oĂč la nature se dĂ©tend et se met Ă  l’extĂ©-rieur de soi » (Deleuze 2002 : 30). Nous voyons mieux ce que la comprĂ©-hension du rapport de la philosophie Ă  la science doit au dualisme cartĂ©-sien, mais aussi en quoi la mĂ©prise serait complĂšte si l’on oubliait la nature du dualisme prĂŽnĂ© par Deleuze : il ne s’agit pas d’un dualisme substantiel qui scinde la rĂ©alitĂ© en deux rĂ©gions ontologiques, mais d’un dualisme de puissances qui exprime les deux cĂŽtĂ©s de l’absolu ou de l’ĂȘtre univoque.

L’importance de ce dualisme de tendances est attestĂ©, Ă  l’autre bout de la chaĂźne, dans les commentaires sur Spinoza publiĂ©s en 1968 et 1970 : quoiqu’il ne soit pas analysĂ© pour lui-mĂȘme, le rapport entre philosophie et sciences y repose sur un dualisme de plans ontologiques. Pour Deleuze, l’ĂȘtre ne se scinde pas chez Spinoza en deux substances, mais en deux mouvements expressifs immanents. Cette comprĂ©hension expressive du dualisme n’apparaĂźt nulle part mieux que dans les pages sur le parallĂ©-lisme, oĂč Deleuze distingue un parallĂ©lisme dit « ontologique » et un parallĂ©lisme dit « Ă©pistĂ©mologique ». On ne comprendrait pas ces pages, c’est-Ă -dire la fonction des chapitres VI et VII de Spinoza et le problĂšme de l’expression et les mĂ©andres de leur argumentation (dont les thĂšses principales seront reprises et rĂ©sumĂ©es dans Spinoza. Philosophie pra-tique), sans voir quelle est l’ambition de Deleuze. Cette ambition nous semble ĂȘtre double : il s’agit d’une part de requalifier l’égalitĂ© de l’infi-nitĂ© des attributs de la substance (parallĂ©lisme ontologique entre l’éten-due, la pensĂ©e, etc.) en une Ă©galitĂ© entre les deux puissances de l’absolu (parallĂ©lisme Ă©pistĂ©mologique entre la puissance d’agir et d’exister et la puissance de penser et de connaĂźtre) ; il s’agit d’autre part de montrer comment ce second parallĂ©lisme fonde le « singulier privilĂšge » de l’at-tribut pensĂ©e sur les autres, qui est Ă  lui seul Ă©gal Ă  toute la puissance de penser et de connaĂźtre de Dieu, c’est-Ă -dire qui est Ă  la puissance de connaĂźtre et de penser ce que tous les attributs (y compris la pensĂ©e) sont ensemble Ă  la puissance d’agir et d’exister (Deleuze 1968b : 100, 107).

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Deleuze montre ainsi que, chez Spinoza, si la puissance formelle d’exis-ter est conditionnĂ©e par tous les attributs, la puissance objective de pen-ser est conditionnĂ©e par le seul attribut pensĂ©e. C’est d’ailleurs en ces pages dĂ©cisives que Deleuze ose l’unique rapprochement de tout l’ouvrage entre Spinoza et Bergson .

Depuis les premiĂšres Ă©tudes sur Bergson jusqu’à la fin des annĂ©es 1960, ni l’ontologie expressionniste ni l’orientation gĂ©nĂ©rale de Deleuze n’ont variĂ© sur ce thĂšme. Ceci nous est confirmĂ© par les thĂšses dĂ©fendues dans Nietzsche et la philosophie en 1962, Ă©tude parue dans l’intervalle. Aux yeux de Deleuze, l’aspect mythologique de l’éternel retour, le manque de compĂ©tence scientifique de Nietzsche et son peu de goĂ»t pour la science furent peut-ĂȘtre autant de facteurs qui laissĂšrent dans l’ombre le vĂ©ritable sens de sa critique de la science, critique qui porterait sur la « tendance » propre Ă  la pensĂ©e scientifique . Pour Nietzsche, lĂ  oĂč la philosophie cherche partout les diffĂ©rences de quantitĂ©, la science s’efforce partout de les Ă©galiser, de les conduire Ă  l’indiffĂ©renciĂ© : Ă  l’identitĂ© logique, Ă  l’égalitĂ© mathĂ©matique, Ă  l’équilibre physique. « Il est vrai que Nietzsche a peu de compĂ©tence et peu de goĂ»t pour la science. Mais ce qui le sĂ©pare de la science est une tendance, une maniĂšre de penser. À tort ou Ă  raison,

4 Cf. Deleuze 1968b : 103–104 : « Le Dieu de Spinoza est un Dieu qui est et qui produit tout, comme l’Un-Tout des platoniciens ; mais aussi un Dieu qui se pense et qui pense tout, comme le Premier moteur d’Aristote. D’une part, nous devons attribuer Ă  Dieu une puissance d’exister et d’agir identique Ă  son essence formelle ou corres-pondant Ă  sa nature. Mais d’autre part nous devons Ă©galement lui attribuer une puis-sance de penser, identique Ă  son essence objective ou correspondant Ă  son idĂ©e. Or ce principe d’égalitĂ© des puissances mĂ©rite un examen minutieux, parce que nous risquons de le confondre avec un autre principe d’égalitĂ©, qui concerne seulement les attributs. Pourtant, la distinction des puissances et des attributs a une importance essentielle dans le spinozisme. Dieu, c’est-Ă -dire l’absolument infini, possĂšde deux puissances Ă©gales : puissance d’exister et d’agir, puissance de penser et de connaĂźtre. Si l’on peut se servir d’une formule bergsonienne, l’absolu a deux “cĂŽtĂ©s”, deux moitiĂ©s. Si l’absolu possĂšde ainsi deux puissances, c’est en soi et par soi, les enveloppant dans son unitĂ© radicale. Il n’en est pas de mĂȘme des attributs : l’absolu possĂšde une infi-nitĂ© d’attributs. Nous n’en connaissons que deux, l’étendue et la pensĂ©e, mais parce que notre connaissance est limitĂ©e, parce que nous sommes constituĂ©s par un mode d’étendue et un mode de la pensĂ©e. La dĂ©termination des deux puissances, au contraire, n’est nullement relative aux limites de notre connaissance, pas plus qu’elle ne dĂ©pend de l’état de notre constitution. [
] Les deux puissances n’ont donc rien de relatif : ce sont les moitiĂ©s de l’absolu, les dimensions de l’absolu, les puissances de l’absolu ». – Ces thĂšses sont rĂ©sumĂ©es dans Deleuze 1970 : 92–98.5 Ce jugement somme toute brutal sur l’incompĂ©tence et le manque de goĂ»t scien-tifique de Nietzsche, peut-ĂȘtre plus inspirĂ© par l’image de Nietzsche que par la rĂ©alitĂ© des faits, est tempĂ©rĂ© dans la courte biographie que Deleuze lui consacre en 1965. Il y rappelle en effet que, dans les annĂ©es 1870, « Nietzsche s’intĂ©resse de plus en plus aux sciences positives, Ă  la physique, Ă  la biologie, Ă  la mĂ©decine » et que c’est en partie « le goĂ»t des sciences naturelles » qui le rapproche de Paul RĂ©e (Deleuze : 1965 : 7–8). – Sur ce point, on consultera entre autres Abel 1984, MĂŒller-Lauter 1998, Stiegler 2001.

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Nietzsche croit que la science, dans son maniement de la quantitĂ©, tend toujours Ă  Ă©galiser les quantitĂ©s, Ă  compenser les inĂ©galitĂ©s. Nietzsche, critique de la science, n’invoque jamais les droits de la qualitĂ© contre la quantitĂ© ; il invoque les droits de la diffĂ©rence de quantitĂ© contre l’égalitĂ©, les droits de l’inĂ©galitĂ© contre l’égalisation des quantitĂ©s. [
] C’est pour-quoi toute sa critique se joue sur trois plans : contre l’identitĂ© logique, contre l’égalitĂ© mathĂ©matique, contre l’équilibre physique. Contre les trois formes de l’indiffĂ©renciĂ© » (Deleuze 1962 : 51). La discrĂšte rĂ©serve que De-leuze formule Ă  l’égard de la critique nietzschĂ©enne (« Ă  tort ou Ă  raison, Nietzsche croit
 ») s’explique aisĂ©ment : c’est qu’il est partiellement faux de dire que les sciences annulent la diffĂ©rence de quantitĂ©, puisqu’elles en vivent au contraire : en tĂ©moignent les ressources que furent les paradoxes logiques, l’origine ordinale du nombre en mathĂ©matique, la diffĂ©rence de potentiel en physique ; il est vrai, en revanche, que leur point de vue ne leur permet pas de saisir cette diffĂ©rence en tant que telle, mais seulement d’accompagner son mouvement d’annulation : dans la grammaire logique de l’identitĂ©, dans l’extension cardinale du nombre ordinal, dans l’annu-lation entropique des diffĂ©rences intensives (seconde loi de la thermody-namique). Au total, si Nietzsche avait donc raison de considĂ©rer qu’il y a un nihilisme de la science, c’est qu’elle tend par nature Ă  aborder la rĂ©a-litĂ© du petit cĂŽtĂ©, depuis les Ă©tats de choses actuels oĂč surgit l’illusion de l’identique et du nĂ©gatif (Deleuze 1968a : 299 sq.).

C’est une orientation philosophique semblable qui prĂ©vaut encore dans le chapitre IV du Bergsonisme, en 1966, quoique sous une autre forme : Deleuze n’y invoque plus L’Évolution crĂ©atrice mais DurĂ©e et simulta-nĂ©itĂ©. On risquerait de mal comprendre l’importance que Deleuze prĂȘte Ă  l’un des ouvrages les plus nĂ©gligĂ©s de Bergson si l’on mĂ©connaissait l’enjeu qu’il y perçoit. Deleuze estime que Bergson y exhibe la diffĂ©rence entre la philosophie et la science autour du problĂšme du temps : ainsi lorsque Bergson montre que, mĂȘme sous la forme inĂ©dite que lui donne Einstein dans la thĂ©orie de la relativitĂ©, la science ne peut Ă©viter de spa-tialiser le temps, lĂ  oĂč la philosophie le pense en termes de durĂ©e pure. Et plus particuliĂšrement, Deleuze estime que cette diffĂ©rence de concep-tion s’établit autour du concept de multiplicitĂ©, que Bergson et Einstein empruntent Ă  Riemann, mais dont l’un fait un usage philosophique et l’autre un usage scientifique. Cette convergence paradoxale, c’est-Ă -dire aussi bien cette divergence autour d’une mĂȘme notion, est peut-ĂȘtre l’en-seignement majeur que Deleuze tire de Bergson dans les annĂ©es 1960, et qui dĂ©bouchera sur la thĂ©orie des multiplicitĂ©s de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition. On comprend que Deleuze balaye d’un revers de main l’idĂ©e que Bergson

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aurait finalement renoncĂ© Ă  rĂ©Ă©diter son ouvrage pour cause de repentirs thĂ©oriques ; pour lui, Bergson n’a jamais reniĂ© la divergence essentielle de la philosophie et de la science sur le temps, il a seulement renoncĂ© Ă  la dĂ©fendre publiquement. Selon Deleuze, ce que Bergson affirme dans DurĂ©e et simultanĂ©itĂ© c’est que la pluralitĂ© des temps manipulĂ©e par la thĂ©orie de la relativitĂ© restreinte, loin de nier l’unitĂ© du temps rĂ©el, la prĂ©suppose au contraire. Cette unitĂ© n’est cependant plus celle d’un temps absolu et homogĂšne, Ă  la maniĂšre de l’immense prĂ©sent divin du ratio-nalisme classique, ultime avatar du temps spatialisĂ© de la science. Ce n’est donc pas une simultanĂ©itĂ© Ă©levĂ©e Ă  l’infini par la philosophie qui corres-pond Ă  la simultanĂ©itĂ© de l’instant t mesurĂ©e par la science classique. Si la conception bergsonienne du temps est une conception mĂ©taphysique qui correspond Ă  la dĂ©couverte d’une nouvelle physique par Einstein, c’est qu’elle dĂ©signe l’unitĂ© de coexistence d’une pluralitĂ© de durĂ©es irrĂ©duc-tibles, le temps un qui rassemble toutes les multiplicitĂ©s dans leur hĂ©tĂ©-rogĂ©nĂ©itĂ© mĂȘme. Or, pour Deleuze, cette multiplicitĂ© paradoxale, cette unitĂ© ou cette univocitĂ© ontologique de l’hĂ©tĂ©rogĂšne comme tel, Bergson montre que seule la philosophie peut le penser. Car quoique la relativitĂ© eĂ»t introduit une nouvelle façon de spatialiser le temps dans un mixte impur, puisque le temps n’est plus une variable indĂ©pendante au sein des blocs d’espace-temps, il Ă©tait nĂ©cessaire que la science, en vertu de sa tendance propre, ne sache expliciter ce prĂ©supposĂ©. C’est cette impuis-sance, pourtant, qui la conduit Ă  confondre une multiplicitĂ© virtuelle, oĂč les multiplicitĂ©s hĂ©tĂ©rogĂšnes coexistent comme telles, avec une multi-plicitĂ© actuelle, oĂč une telle coexistence est impossible .

d/ y a-t-il un privilĂšge de la philosophie sur la science ?

Au total, Deleuze Ă©tablit dans ses commentaires un dualisme ontologique de tendances qui exprime les diffĂ©rentes figures de l’ĂȘtre, les diffĂ©rents ni-veaux de la diffĂ©rence (l’ĂȘtre, l’IdĂ©e, le phĂ©nomĂšne ; l’ontologique, le trans-cendantal, l’empirique ; la diffĂ©rence interne, les diffĂ©rences de nature, les

6 Cf. Deleuze 1966 : 86–88 : « Ce que Bergson reproche Ă  Einstein d’un bout Ă  l’autre de DurĂ©e et simultanĂ©itĂ©, c’est d’avoir confondu le virtuel et l’actuel (l’introduction du facteur symbolique, c’est-Ă -dire d’une fiction, exprime cette confusion). C’est donc d’avoir confondu les deux types de multiplicitĂ©, virtuelle et actuelle. [
] Ce qu’il dĂ©nonce depuis le dĂ©but, c’est toute combinaison d’espace et de temps dans un mixte mal ana-lysĂ©, oĂč l’espace est considĂ©rĂ© comme tout fait, et le temps, dĂšs lors comme une qua-triĂšme dimension de l’espace. Et sans doute, cette spatialisation du temps est insĂ©parable de la science. Mais le propre de la relativitĂ© est d’avoir poussĂ© cette spatialisation, d’avoir soudĂ© le mixte d’une maniĂšre tout Ă  fait nouvelle. [
] Bref, la RelativitĂ© a formĂ© un mĂ©lange particuliĂšrement liĂ©, mais qui tombe sous la critique bergsonienne du “mixte” en gĂ©nĂ©ral ». – Pour un aperçu gĂ©nĂ©ral des analyses bergsoniennes, cf. During 2009.

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diffĂ©rences empiriques ; la forme du temps, le virtuel, l’actuel ; la ques-tion, le problĂšme, la solution). Disons d’un mot : c’est au niveau « inter-mĂ©diaire » des IdĂ©es que se joue le partage entre les deux tendances. Tandis que la science rapporte l’IdĂ©e Ă  ses actualisations empiriques (complexe problĂšme-solution), parcourant en deux sens le mouvement d’explication de la diffĂ©rence (Nature), l’art et la philosophie rapporte l’IdĂ©e Ă  son origine ontologique, suivant le mouvement de complication de l’ĂȘtre vers la diffĂ©rence interne (complexe question-problĂšme) (Pen-sĂ©e). C’est donc la dialectique des IdĂ©es-problĂšmes qui forme l’instance oĂč communiquent et se disjoignent la science et la philosophie. Il y a en effet une diffĂ©rence d’orientation dans l’ĂȘtre univoque : la science va de l’IdĂ©e au phĂ©nomĂšne qui l’actualise (et retour), lĂ  oĂč la philosophie va de l’IdĂ©e Ă  l’ĂȘtre dont elle sort. Il nous faut donc mener maintenant l’examen de la dialectique des IdĂ©es, qui peut ĂȘtre prolongĂ©e soit vers la rĂ©alitĂ© empirique qui l’incarne soit vers la racine ontologique dont elle dĂ©rive.

On demandera, au prĂ©alable, ce qu’il en est Ă  ce stade d’une Ă©ventuelle hiĂ©rarchie entre science et philosophie. Car il semblerait que nous ne puis-sions nous dĂ©faire d’une certaine gĂȘne face Ă  l’ambiguĂŻtĂ© des textes que nous avons citĂ©s. Tout se passe en effet comme si l’on pouvait en proposer deux lectures incompatibles, mais Ă©galement valides : l’une qui verrait Deleuze rejeter toute supĂ©rioritĂ© de la philosophie sur la science, conformĂ©ment Ă  la lettre des textes ; l’autre qui le verrait introduire une nouvelle forme de hiĂ©rarchie, conformĂ©ment Ă  leur esprit. Il nous faut considĂ©rer les silences de Deleuze avec prĂ©caution : car il n’est pas moins possible d’y voir l’indice d’une thĂ©orie encore incomplĂšte que le symptĂŽme d’une supĂ©rioritĂ© in-avouĂ©e. La meilleure maniĂšre de dissiper l’ambiguĂŻtĂ© des textes, nous semble-t-il, consiste Ă  souligner que le problĂšme n’est pas pour Deleuze celui de la supĂ©rioritĂ© ou de l’égalitĂ© de la philosophie sur la science, mais d’abord et surtout la distinction de leurs domaines respectifs. C’est pourquoi les reproches adressĂ©s Ă  la science trouvent toujours leur rĂ©ciproque dans le champ philosophique : ainsi, il est vrai que la science Ă©met une prĂ©tention illĂ©gitime lorsqu’elle prĂ©tend rĂ©gner sur l’ensemble de la rĂ©alitĂ©, du fait qu’elle mĂ©connaĂźt la diffĂ©rence entre les deux moitiĂ©s de l’absolu et rĂ©duit le virtuel Ă  l’actuel ; mais il n’est pas moins vrai, rĂ©ciproquement, que la philosophie est dĂ©naturĂ©e lorsqu’elle est soumise aux exigences de la connaissance scientifique et de la reprĂ©sentation, comme le fait la logique lorsqu’elle introduit en philosophie des exigences d’un autre ordre (Deleuze 1968a : 198–213 ; Deleuze 1969 ; Deleuze et Guattari 1991). En tout ceci, la philosophie ne jouit d’aucun privilĂšge sur la science, mais chacune possĂšde une spĂ©cificitĂ© qu’il s’agit de concevoir et de pratiquer adĂ©quatement.

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2/ La dialectique des problĂšmes

a/ l’attachement au concept de dialectique

L’attachement de Deleuze au concept de dialectique s’explique par le concours de trois courants de pensĂ©e : un courant rationaliste, qui relie Platon Ă  Hegel et fait de la dialectique le rĂ©gime de pensĂ©e appropriĂ© au domaine des IdĂ©es ; un courant empiriste, qui est issu des travaux de Jean Wahl et suggĂšre la possibilitĂ© d’une dialectique non hĂ©gĂ©lienne ; un cou-rant Ă©pistĂ©mologique, qui anime une partie de la philosophie française du XXe siĂšcle, laquelle fait un usage extensif du concept de dialectique Ă  l’intersection de la philosophie et des sciences.

MalgrĂ© leurs profondes divergences doctrinales, Platon, Kant et Hegel eurent en commun de voir dans la dialectique la maniĂšre dont la pensĂ©e parcourt le domaine des IdĂ©es. Si l’IdĂ©e est l’objet de la pensĂ©e philoso-phique, la dialectique est son rĂ©gime. Sur ce point, Deleuze ne fait pas exception. Il est vrai que, si l’on considĂšre les ouvrages postĂ©rieurs Ă  Logique du sens, le terme de dialectique sera tout simplement banni du vocabulaire. Guattari confirmera plus tard que Deleuze rĂ©pugnera Ă  l’em-ployer dans les annĂ©es 1970 . Ce n’est pourtant pas encore le cas dans les annĂ©es 1960. Objectera-t-on que, dans Nietzsche et la philosophie, De-leuze ne fait rĂ©fĂ©rence Ă  la dialectique que de maniĂšre polĂ©mique ? Il est vrai en effet que tout l’ouvrage montre l’incompatibilitĂ© profonde de la pensĂ©e diffĂ©rentielle et affirmative de Nietzsche avec les diffĂ©rents avatars d’une dialectique du nĂ©gatif, notamment la dialectique hĂ©gĂ©lienne (De-leuze 1962 : 183–189). Toutefois, Nietzsche ne prĂ©tendait nullement rĂ©-former la thĂ©orie des IdĂ©es. Deleuze, si. Il n’est donc guĂšre Ă©tonnant d’entendre un autre son de cloche dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition. Deleuze entend y rĂ©habiliter la dialectique. PolĂ©mique et rĂ©habilitation, ces deux aspects ne sont pourtant pas incompatibles. Il existe mĂȘme une profonde continuitĂ© entre Nietzsche et la philosophie et DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition. Car que signifie rĂ©habiliter la dialectique sinon l’arracher Ă  la puissance du nĂ©gatif ? De la critique nietzschĂ©enne, Deleuze conserve l’idĂ©e que l’histoire de la dialectique est liĂ©e au nĂ©gatif. Mais loin d’en conclure qu’il faut en rejeter le concept, il en dĂ©duit qu’il faut le rĂ©former. Lorsqu’il affirme que l’histoire de la dialectique a Ă©tĂ© celle d’une « longue dĂ©natu-ration » qui l’a fait tomber sous la puissance du nĂ©gatif, nous devons donc comprendre : il y a eu dĂ©naturation de la dialectique parce que la nature de la dialectique n’est pas intrinsĂšquement liĂ©e au nĂ©gatif, et c’est cette

7 Cf. Guattari 2007 : 222–223.

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vraie nature qu’il s’agit de rĂ©vĂ©ler (Deleuze 1968a : 204). La thĂ©orie des IdĂ©es Ă©laborĂ©e au quatriĂšme chapitre de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition se fera alors fort de redonner Ă  la dialectique le caractĂšre affirmatif et diffĂ©ren-tiel de la pensĂ©e pure.

Qu’il soit possible de concevoir une dialectique qui ne soit pas une dia-lectique de la contradiction dans l’identique mais une dialectique de la diffĂ©rence, telle Ă©tait dĂ©jĂ  l’hypothĂšse de Jean Wahl. Dans Vers le concret, en 1932, celui-ci proposait en effet de substituer Ă  la dialectique abstraite de Hegel, oĂč les opposĂ©s se trouvent finalement rĂ©conciliĂ©s dans l’iden-titĂ© de l’absolu, une dialectique concrĂšte et empiriste qui, au lieu de surmonter la diffĂ©rence de l’ĂȘtre et de la pensĂ©e, maintient la valeur po-sitive du paradoxe et du problĂšme. Quoique Wahl proposĂąt d’en tirer une nouvelle conception de la nĂ©gation, il ne fait nul doute que Deleuze y vit plutĂŽt la possibilitĂ© d’une dialectique de la diffĂ©rence . C’est d’ailleurs sous le titre « Dialectique et diffĂ©rence » qu’est rĂ©sumĂ©, dans la biblio-graphie de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition, le sens que l’Ɠuvre de Wahl eut pour lui (Deleuze 1968a : 402). Comme le suggĂšre Vincent Descombes dans Le MĂȘme et l’Autre, l’évolution du rapport Ă  la dialectique joua un grand rĂŽle dans les transformations de la philosophie française Ă  partir des annĂ©es 1930. Mais l’intelligibilitĂ© de l’empirisme transcendantal deleuzien nous semble compromise lorsque Descombes fait commencer cette his-toire en 1933, avec les sĂ©minaires de KojĂšve sur Hegel ; il faut mĂȘme s’étonner que, lorsqu’il Ă©voque la « recherche d’une philosophie concrĂšte », les travaux de Jean Wahl ne soient nulle part mentionnĂ©s, eux dont l’in-fluence fut pourtant dĂ©cisive sur l’empirisme deleuzien . L’anti-hĂ©gĂ©lia-nisme n’ayant pas attendu les annĂ©es 1960 pour se frayer une voie en France, dans l’histoire du statut de la dialectique 1932 ne nous paraĂźt donc pas une date moins importante que 1933.

L’épistĂ©mologie française du XXe siĂšcle forme le troisiĂšme courant phi-losophique dont l’influence sur la philosophie française en gĂ©nĂ©ral et sur la notion de dialectique en particulier ne peut ĂȘtre ici sous-estimĂ©e. Car de Brunschvicg Ă  Bachelard, en passant par Lautman, CavaillĂšs, Bouligand ou Gonseth, les Ă©pistĂ©mologues français firent du concept de dialectique

8 Cf. Wahl 1932 : 23–25. Le refus de rompre avec le nĂ©gatif est clairement attestĂ© par les rĂ©serves que Jean Wahl Ă©met Ă  la fin de son compte-rendu Ă©logieux de Nietzsche et la philosophie pour la Revue de mĂ©taphysique et de morale : « Nous sommes devant deux dangers, dans une telle interprĂ©tation si intĂ©ressante et profonde qu’elle soit, ou, en tout cas, devant deux difficultĂ©s ; la difficultĂ© qui consiste Ă  faire disparaĂźtre complĂštement le nĂ©gatif et une autre difficultĂ© qui viendrait de ce que le positif risque de ne plus apparaĂźtre autant qu’il le faudrait » (Wahl 1963 : 353).9 Cf. Descombes 1979 : 21–33.

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un usage aussi polysĂ©mique que prolifique, au point mĂȘme qu’il pouvait paraĂźtre difficile d’en dĂ©terminer le sens. Le choix que fait Deleuze de maintenir le concept de dialectique peut alors s’expliquer par une inten-tion stratĂ©gique : celle de prĂ©ciser et de stabiliser l’usage du concept. Cette hypothĂšse est d’autant plus plausible que la thĂšse principale de Deleuze, finalement intitulĂ©e DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition, Ă©tait initialement centrĂ©e sur le concept de problĂšme, dont la nature est d’ĂȘtre dialectique et dont on sait qu’il se situe pour lui Ă  l’interface de la philosophie et de la science. La rĂ©flexion de Deleuze sur la dialectique des problĂšmes ne pouvait donc pas ĂȘtre Ă©trangĂšre au dĂ©bat Ă©pistĂ©mologique . Sous cet aspect, Deleuze ancre sa thĂ©orie de la dialectique sur les thĂšses d’Albert Lautman, lequel occupe une place Ă  part tant dans l’épistĂ©mologie française que dans la thĂ©orie deleuzienne. D’aprĂšs Deleuze, il revient en effet Ă  Lautman d’avoir Ă©tabli la distinction la plus rigoureuse entre le domaine des problĂšmes dialectiques et le domaine des solutions mathĂ©matiques.

b/ « les problĂšmes sont toujours dialectiques Â»

L’essentiel de la thĂšse que Deleuze emprunte Ă  Lautman peut se rĂ©sumer ainsi : les problĂšmes relĂšvent de la dialectique mĂ©tamathĂ©matique de l’IdĂ©e, les solutions thĂ©oriques relĂšvent de la science mathĂ©matique. Cette idĂ©e se dĂ©cline en trois points, qui correspondent aux trois aspects du problĂšme : « sa diffĂ©rence de nature avec les solutions ; sa transcen-dance par rapport aux solutions qu’il engendre Ă  partir de ses propres conditions dĂ©terminantes ; son immanence aux solutions qui viennent le recouvrir » (Deleuze 1968a : 231–232). Pour Deleuze, il est manifeste que la diffĂ©rence de nature entre l’instance-problĂšme et l’instance-solu-tion renvoie Ă  la diffĂ©rence rĂ©elle du virtuel et de l’actuel, du transcen-dantal et de l’empirique (Deleuze 1969 : 69). Mais comment la diffĂ©rence de nature concilie-t-elle Ă  la fois l’immanence et la transcendance du problĂšme par rapport aux solutions ? D’une part, si le problĂšme doit ĂȘtre dit transcendant, c’est qu’il constitue un systĂšme de liaisons virtuelles (rapports diffĂ©rentiels entre Ă©lĂ©ments idĂ©els) qui possĂšde une consistance objective et une autonomie subjective propres. D’autre part, s’il doit ĂȘtre dit immanent, c’est que ces liaisons virtuelles s’incarnent nĂ©cessairement dans des solutions actuelles qui ne leur ressemblent pas (relations rĂ©elles entre Ă©lĂ©ments actuels). Ainsi, Lautman affirme qu’il n’y a pas de sĂ©paration

10 Sur ce point, voir Bouligand et Desgranges 1949 : DeuxiĂšme partie, chap. III. Deleuze mentionne cet ouvrage dans lequel on trouve, entre autres, un portrait de la « tendance dialectique » dans l’épistĂ©mologie française, ainsi qu’une courte prĂ©senta-tion d’Albert Lautman.

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ontologique entre le domaine des IdĂ©es et celui des thĂ©ories mathĂ©ma-tiques, contrairement Ă  ce que prĂ©tend le « platonisme vulgaire ». À son tour, Deleuze dĂ©clare que le problĂšme n’est jamais Ă©puisĂ© par les solutions qui viennent le recouvrir, quoiqu’il n’existe pas indĂ©pendamment d’elles, puisqu’il y a une genĂšse nĂ©cessaire de l’IdĂ©e dialectique aux thĂ©ories mathĂ©matiques.

Il semble que nous retrouvions ici, sous une forme dĂ©veloppĂ©e, la concep-tion de la pensĂ©e pure que Deleuze dĂ©fendait dĂšs les annĂ©es 1950, Ă  savoir qu’elle porte l’épreuve du vrai et du faux dans les problĂšmes, qu’elle en dĂ©termine le sens, puis en tire les consĂ©quences thĂ©oriques. La dialec-tique des problĂšmes fonderait ainsi l’idĂ©e, dĂ©fendue dans Empirisme et subjectivitĂ©, que la vĂ©ritable critique ne porte pas en philosophie sur les solutions mais sur le sens des problĂšmes, sur la rigueur avec laquelle ils sont posĂ©s. On objectera que, dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition, cette opĂ©ra-tion de dĂ©termination des problĂšmes concerne aussi bien la science que la philosophie. Ainsi lorsque Deleuze affirme : « Les philosophes et les savants rĂȘvent de porter l’épreuve du vrai et du faux dans les problĂšmes ; tel est l’objet de la dialectique comme calcul supĂ©rieur ou combinatoire » (Deleuze 1968a : 207). Mais si cette opĂ©ration concerne la science et la philosophie au mĂȘme titre, leur diffĂ©rence ne se trouve-t-elle pas abolie Ă  l’endroit mĂȘme oĂč elle devait apparaĂźtre, c’est-Ă -dire au niveau de la dialectique des IdĂ©es-problĂšmes ? Car si l’une et l’autre s’occupent de la dĂ©termination dialectique des problĂšmes et de la genĂšse des solutions correspondantes, quelle diffĂ©rence les sĂ©pare encore ? Pour y rĂ©pondre, il faut se garder de schĂ©matiser la thĂšse que Deleuze emprunte Ă  Laut-man, comme si la philosophie se contentait de poser des problĂšmes que la science venait ensuite rĂ©soudre. En effet, Deleuze ne croit pas davan-tage Ă  l’idĂ©e que la philosophie pose des problĂšmes qu’elle ne rĂ©sout pas qu’à l’idĂ©e que la science rĂ©sout des problĂšmes qu’elle ne pose pas. La philosophie est, comme la science, une thĂ©orie ; inversement, la science opĂšre, comme la philosophie, une dĂ©termination des problĂšmes. Par consĂ©quent, contrairement Ă  ce que pouvait laisser penser la distinction lautmanienne entre problĂšmes dialectiques et solutions thĂ©oriques, non seulement toutes les sciences possĂšdent pour Deleuze leurs problĂšmes spĂ©cifiques, mais elles sont en outre capables de les dĂ©terminer par elles-mĂȘmes, c’est-Ă -dire de pĂ©nĂ©trer dans la dialectique extra-mathĂ©matique qui gouverne les solutions thĂ©oriques qui en dĂ©coulent. Pourtant, com-ment Deleuze peut-il concilier l’idĂ©e que la dialectique des problĂšmes constitue la forme commune de toutes les pensĂ©es avec l’idĂ©e que chaque science possĂšde ses problĂšmes spĂ©cifiques ?

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c/ problĂšmes dialectiques et champs symboliques

Pour ce faire, il Ă©tait nĂ©cessaire que Deleuze dĂ©passe la dualitĂ© lautma-nienne du problĂšme dialectique et de la solution mathĂ©matique. Entre les deux, Deleuze introduit ainsi une troisiĂšme instance, qu’il nomme « l’expression scientifique des problĂšmes ». Il ne distingue pas par lĂ  deux niveaux ou deux sens du problĂšme, l’un dialectique et l’autre scien-tifique : en effet, le problĂšme est toujours dialectique, et il n’est que cela ; et rĂ©ciproquement, l’IdĂ©e n’est pas en tant que telle objet de science, et elle ne l’est jamais. En revanche, cela signifie : d’une part, qu’il y a diffĂ©rents ordres dialectiques d’IdĂ©es-problĂšmes correspondant Ă  chaque science ; d’autre part, que chaque ordre est vouĂ© Ă  s’exprimer dans un champ symbolique spĂ©cifique constituant le domaine de « rĂ©-solubilitĂ© » du problĂšme ; et enfin, que ce champ d’expression symbo-lique s’incarne dans des solutions qui dĂ©coulent de la position du pro-blĂšme et qui dĂ©finissent le domaine de la thĂ©orie proprement dite. Voici le passage de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition oĂč Deleuze introduit cette troisiĂšme instance entre la sphĂšre des problĂšmes dialectiques et celle des solutions thĂ©oriques : « Les problĂšmes sont toujours dialectiques, la dialectique n’a pas d’autre sens, les problĂšmes aussi n’ont pas d’autre sens. Ce qui est mathĂ©matique (ou physique, ou biologique, ou psy-chique, ou sociologique
) ce sont les solutions. Mais il est vrai d’une part, que la nature des solutions renvoie Ă  des ordres diffĂ©rents de pro-blĂšmes dans la dialectique elle-mĂȘme ; et d’autre part que les problĂšmes, en vertu de leur immanence non moins essentielle que la transcendance, s’expriment eux-mĂȘmes techniquement dans ce domaine de solutions qu’ils engendrent en fonction de leur ordre dialectique. [
] C’est pour-quoi l’on doit dire qu’il y a des problĂšmes mathĂ©matiques, physiques, biologiques, psychiques, sociologiques, quoique tout problĂšme soit dia-lectique par nature et qu’il n’y ait pas d’autre problĂšme que dialectique. La mathĂ©matique ne comprend donc pas seulement des solutions de problĂšmes ; elle comprend aussi l’expression des problĂšmes relative au champ de rĂ©solubilitĂ© qu’ils dĂ©finissent, et qu’ils dĂ©finissent par leur ordre dialectique mĂȘme » (Deleuze 1968a : 232). DĂšs lors, une fois que l’on insĂšre l’expression scientifique du problĂšme entre le problĂšme vir-tuel et sa solution actuelle, le rapport complet s’énonce de la maniĂšre suivante : « ProblĂšme ou IdĂ©e dialectique – Expression scientifique d’un problĂšme – Instauration du champ de solution » (Deleuze 1968a : 235).

Mais comment se dĂ©finissent la dĂ©termination des problĂšmes et leur ex-pression scientifique ? Pour Deleuze, la dĂ©termination des problĂšmes se confond avec la dĂ©termination complĂšte de l’IdĂ©e dans son « universalitĂ©

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vraie » et sa « singularitĂ© concrĂšte ». L’universalitĂ© de l’IdĂ©e renvoie aux rapports diffĂ©rentiels qui la rendent rĂ©ellement dĂ©terminable ; sa singu-laritĂ©, Ă  la rĂ©partition correspondantes de points remarquables qui la constituent comme complĂštement dĂ©terminĂ©e – tels sont les deux prin-cipaux aspects de l’IdĂ©e, les deux figures principales de la raison suffi-sante (principe de dĂ©termination rĂ©ciproque et de dĂ©termination com-plĂšte). Or, l’expression scientifique d’un problĂšme se joue prĂ©cisĂ©ment dans le passage de l’un Ă  l’autre, puisque les singularitĂ©s concrĂštes sont purement idĂ©ales et pourtant dĂ©jĂ  engagĂ©es dans un mouvement imma-nent d’expression symbolique. Et chez Deleuze, rien n’indique que cette expression symbolique soit rĂ©servĂ©e Ă  la science. Ce qui est rĂ©servĂ© Ă  la science, c’est bien plutĂŽt le domaine des solutions actuelles. Cette idĂ©e apparaĂźt clairement dans le passage suivant : « S’il est vrai que ce qui est dialectique en principe, ce sont les problĂšmes, et scientifique, leurs so-lutions, nous devons distinguer de maniĂšre plus complĂšte : le problĂšme comme instance transcendante ; le champ symbolique oĂč s’expriment les conditions du problĂšme dans son mouvement d’immanence ; le champ de rĂ©solubilitĂ© scientifique oĂč s’incarne le problĂšme et en fonction duquel se dĂ©finit le symbolisme prĂ©cĂ©dent » (Deleuze 1968a : 213). Mais alors, toute la question devient de savoir : quelle est la nature de ces champs symboliques qui expriment immĂ©diatement les conditions dia-lectiques du problĂšme, et qui restent cependant spĂ©cifiques Ă  chaque ordre d’IdĂ©e et Ă  chaque domaine de pensĂ©e ? Retenons du moins, pour le moment, que ce sont les signes qui expriment les conditions du pro-blĂšme dans un champ symbolique. « Les problĂšmes et leurs symboliques sont en rapport avec des signes. Ce sont les signes qui “font problĂšme”, et qui se dĂ©veloppent dans un champ symbolique » (Deleuze 1968a : 213). La question de la nature du champ symbolique se rĂ©percute donc sur celle des signes, en tant qu’ils expriment l’IdĂ©e ou le problĂšme.

3/ L’expression des problùmes dans des signes

a/ la dialectique est mĂ©tamathĂ©matique, sans ĂȘtre philosophique

Le rapport de la philosophie Ă  la science n’a pas encore reçu de solution. Nous avons vu qu’il se noue autour de la dialectique des IdĂ©es. Mais la philosophie ne se confond pas plus avec la dialectique que la dialectique n’est Ă©trangĂšre Ă  la science. Il serait certes tentant de considĂ©rer que, dans une tradition platonicienne, Deleuze identifie la pensĂ©e philosophique Ă  la dialectique mĂ©tamathĂ©matique des IdĂ©es. L’influence de Platon sur

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Lautman militerait d’ailleurs en ce sens . Cependant, mĂȘme si Deleuze reprend les thĂšses lautmaniennes Ă  son compte, il faudrait faire violence au texte de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition pour en extraire une telle idĂ©e. Nulle part on n’y trouvera que la pensĂ©e philosophique se confond avec la dia-lectique. Deleuze ne le dit jamais, mĂȘme et surtout quand l’occasion se prĂ©sente. Ainsi, dans le passage suivant : « Nul mieux qu’Albert Lautman, dans son Ɠuvre admirable, n’a montrĂ© que les problĂšmes Ă©taient d’abord des IdĂ©es platoniciennes, des liaisons idĂ©elles entre notions dialectiques, relatives Ă  des “situations Ă©ventuelles de l’existant” ; mais aussi bien qu’ils s’actualisent dans les relations rĂ©elles constitutives de la solution cher-chĂ©e sur un champ mathĂ©matique, ou physique, etc. C’est en ce sens, selon Lautman, que la science participe toujours d’une dialectique qui la dĂ©passe, c’est-Ă -dire d’une puissance mĂ©tamathĂ©matique et extra-pro-positionnelle, bien que cette dialectique n’incarne ses liaisons que dans les propositions de thĂ©ories scientifiques effectives » (Deleuze 1968a : 212–213). L’inspiration fortement platonicienne de ce passage suggĂ©rerait que la philosophie soit identifiĂ©e Ă  la dialectique ; or, on ne peut que constater qu’elle manque ici Ă  sa place, dans un contexte pourtant propice Ă  son apparition. Cette remarque vaut pour d’autres passages de DiffĂ©-rence et rĂ©pĂ©tition oĂč, chaque fois, la philosophie brille par son absence.

Deleuze ne prĂ©tend donc pas que la dialectique des IdĂ©es-problĂšmes se confond avec la philosophie, mais il n’affirme pas non plus qu’elle de-meure tout Ă  fait Ă©trangĂšre Ă  la science. Car lorsque le mathĂ©maticien dĂ©termine les conditions d’un problĂšme, ne faut-il pas dire qu’il exerce pour son compte l’art dialectique, quand bien mĂȘme celui-ci serait « ex-tra-mathĂ©matique » (Deleuze 1968a : 205) ? Certes, il ne serait pas moins tentant de considĂ©rer que les problĂšmes dialectiques Ă©chappent Ă  la science. Mais encore une fois, la lettre du texte dĂ©ment une telle inter-prĂ©tation, puisque Deleuze affirme que la science entretient un rapport interne et direct aux problĂšmes. Quoique la tendance majoritaire de la science mathĂ©matique la porte Ă  concevoir les problĂšmes en fonction des thĂ©orĂšmes qui en dĂ©coulent, il existe une autre tendance qui la porte Ă  les dĂ©terminer par elle-mĂȘme. C’est sous ce rapport que, dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari opposeront deux modĂšles de la science, un modĂšle problĂ©matique et un modĂšle thĂ©orĂ©matique (Deleuze et Guattari 1980 : 446–464). Mais alors, si la science tĂ©moigne en elle-mĂȘme la capacitĂ© de remonter aux problĂšmes, au point qu’elle outre-passe les limites que la reprĂ©sentation lui assigne, ne faut-il pas dire

11 Sur cette influence, cf. Barot 2009 : chap. IV.

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qu’elle participe de plein droit Ă  la dialectique des IdĂ©es ? En disant cela, la distinction entre science et philosophie ne se trouve-t-elle pas entiĂšrement brouillĂ©e ? Quel peut bien ĂȘtre en effet leur rapport respec-tif Ă  la dialectique ?

b/ les rapports de la science et de la philosophie Ă  la dialectique

Sur ce point, les textes de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition ne sont guĂšre explicites. Nous croyons que ce silence relatif s’explique surtout par la prudence de Deleuze, qui n’entend pas encore se prononcer sur la nature de la philo-sophie et de la science. Si nous nous en tenons Ă  la lettre du texte sans chercher Ă  toute force des rĂ©ponses qui n’y sont pas, si nous nous refusons Ă  interprĂ©ter le texte de DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©tition Ă  la lumiĂšre des ouvrages ultĂ©rieurs, il faut certes concĂ©der que la thĂ©orie deleuzienne se prĂ©sente de maniĂšre incomplĂšte, puisque le statut de la philosophie et de la science n’est pas complĂštement dĂ©terminĂ©, mais il faut nĂ©anmoins affir-mer qu’elle est dĂ©jĂ  rigoureuse et univoque. En effet, Deleuze y dessine en creux l’image de la science et de la philosophie ; il ouvre une piste sur laquelle il ne s’engage pas encore ; il Ă©nonce des exigences, sans les ac-complir tout Ă  fait. Ces exigences nous semblent devoir ĂȘtre comprises et rĂ©sumĂ©es de la maniĂšre suivante.

1°) La dialectique des IdĂ©es-problĂšmes concerne l’universalitĂ© de la pensĂ©e pure. Ce premier aspect dĂ©finit la transcendance de l’IdĂ©e et l’universa-litĂ© des problĂšmes dialectiques, par rapport auxquels la science, l’art ou la philosophie n’ont aucun privilĂšge. Cette thĂšse nous permet de com-prendre pourquoi Deleuze n’identifie jamais la philosophie Ă  la dialec-tique, et pourquoi toute science y participe aussi bien, quoique la dialec-tique soit mĂ©tamathĂ©matique. Deleuze ne dĂ©mentira jamais cette thĂšse, puisqu’il considĂ©rera toujours que c’est au niveau des problĂšmes que les diffĂ©rentes formes de pensĂ©e communiquent. 2°) Il y a des ordres dialec-tiques d’IdĂ©e correspondant Ă  chaque domaine. Ce deuxiĂšme aspect dĂ©-finit l’existence de niveaux dialectiques au sein de l’IdĂ©e. Or, dans l’échelle des IdĂ©es dialectiques, la mathĂ©matique occupe le « dernier ordre », c’est-Ă -dire le plus haut (Deleuze 1968a : 235). Cela ne signifie pas que les IdĂ©es concernent exclusivement la science, puisqu’il y a bien des IdĂ©es philo-sophiques et artistiques (quoique Deleuze ne prĂ©cise pas si elles ont un ordre propre, et lequel). Cette thĂšse ne sera pas non plus dĂ©mentie, puisque Deleuze affirmera en 1987 : « On n’a pas une idĂ©e en gĂ©nĂ©ral. Une idĂ©e – tout comme celui qui a l’idĂ©e – elle est dĂ©jĂ  vouĂ©e Ă  tel ou tel

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domaine. C’est tantĂŽt une idĂ©e en peinture, tantĂŽt une idĂ©e en roman, tantĂŽt une idĂ©e en philosophie, tantĂŽt une idĂ©e en science » (Deleuze 2003 : 291). 3°) L’expression symbolique est associĂ©e Ă  des champs sym-boliques. Ce troisiĂšme aspect dĂ©finit le mouvement d’immanence de l’IdĂ©e, sa vocation Ă  s’exprimer dans des champs symboliques distincts. L’IdĂ©e n’existe pas hors du champ symbolique qui l’exprime, idĂ©e qui ne sera pas non plus dĂ©mentie par la suite : « Les idĂ©es, il faut les traiter comme des potentiels dĂ©jĂ  engagĂ©s dans tel ou tel mode d’expression et insĂ©parable du mode d’expression, si bien que je ne peux pas dire que j’ai une idĂ©e en gĂ©nĂ©ral » (Deleuze 2003 : 291). 4°) Les champs symboliques sont caractĂ©risĂ©s par des signes spĂ©cifiques. Ce quatriĂšme aspect dĂ©finit la phĂ©nomĂ©nalisation de l’IdĂ©e dans des signes. Lorsque Deleuze Ă©crit que « ce sont les signes qui “font problĂšme”, et qui se dĂ©veloppent dans un champ symbolique » (Deleuze 1968a : 213), nous pouvons remarquer deux choses : d’une part, que le champ symbolique n’est pas dĂ©fini comme un champ d’expression scientifique des problĂšmes, de sorte que nous pouvons considĂ©rer qu’il existe un champ symbolique spĂ©cifique Ă  tout type d’IdĂ©e, y compris aux IdĂ©es philosophiques (reste Ă  savoir quelle est leur nature) ; d’autre part, que les champs symboliques sont associĂ©s Ă  des signes, si bien que rien n’interdit de penser que la philosophie, qui n’est pas la dialectique toute entiĂšre, possĂšde ses signes spĂ©cifiques (ce qui ne prĂ©juge pas non plus de leur nature). Deleuze le dira clairement Ă  la fin des annĂ©es 1980 : « ce qu’on pourrait appeler IdĂ©es, ce sont ces instances qui s’effectuent tantĂŽt dans des images, tantĂŽt dans des fonc-tions, tantĂŽt dans des concepts. Ce qui effectue l’IdĂ©e, c’est le signe » (Deleuze 1990 : 92). Mais en 1968, ceci n’est encore qu’un programme : entre-temps, la dĂ©termination complĂšte de la philosophie, dans son rap-port intĂ©rieur Ă  l’art et Ă  la science, devra impliquer une thĂ©orie des signes philosophiques, artistiques et scientifiques. Il reviendra aux deux tomes sur le cinĂ©ma puis Ă  Qu’est-ce que la philosophie ? de prĂ©ciser ces aspects encore partiellement indĂ©terminĂ©s Ă  la fin des annĂ©es 1960, Ă  savoir la nature des signes et leur rapport Ă  l’IdĂ©e.

OĂč passe alors la diffĂ©rence entre la science et la philosophie ? En quoi leur rapport se noue-t-il et se dĂ©noue-t-il autour de la dialectique ? Il faut dire : la science incarne les problĂšmes dialectiques dans des thĂ©ories qui correspondent au mouvement d’actualisation de l’IdĂ©e dans des champs empiriques (complexe problĂšme-solution), tandis que la philosophie exprime les problĂšmes dans des concepts qui prolongent le mouvement de contrac-tion jusqu’à la complication dans l’ĂȘtre (complexe question-problĂšme). Dans le cas de la science, Deleuze dit clairement que les expressions

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scientifiques du problĂšme s’incarnent Ă  leur tour dans des « solutions rĂ©elles », c’est-Ă -dire en l’occurrence actuelles, qui diffĂšrent en nature des problĂšmes. C’est pourquoi les thĂ©ories scientifiques se dĂ©ploient d’aprĂšs Deleuze dans un mixte de pensĂ©e et d’imagination. Rien n’indique en revanche que la philosophie s’incarne elle aussi dans des thĂ©ories ac-tuelles ; ou plutĂŽt, tout indique le contraire, Ă  commencer par l’identitĂ© de nature entre l’IdĂ©e de diffĂ©rence et son concept philosophique (De-leuze 1968a : 405). Il en va d’ailleurs de mĂȘme de l’art chez Deleuze, comme le montre Proust et les signes : les signes esthĂ©tiques sont stric-tement adĂ©quats Ă  la forme pure du temps, ils sont immatĂ©riels en tant qu’ils ont abjurĂ© tout contenu empirique .

Dans tous les cas, c’est toujours la notion de signe qui est au cƓur du rapport entre science et philosophie, dans la mesure oĂč le signe a un double aspect qui correspond au double mouvement de l’expression. Le signe est l’expression phĂ©nomĂ©nale de l’IdĂ©e, mais il est lui-mĂȘme Ă  che-val sur les deux cĂŽtĂ©s de l’absolu, ayant une moitiĂ© actuelle qui effectue la puissance d’exister en tant qu’il s’étend dans la matiĂšre, et une moitiĂ© virtuelle qui participe de la puissance de penser en tant qu’il intĂ©riorise sa genĂšse diffĂ©rentielle. « Le signe est bien un effet, mais l’effet a deux aspects, l’un par lequel, en tant que signe, il exprime la dissymĂ©trie productrice, l’autre par lequel il tend Ă  l’annuler ». Et Deleuze d’ajouter : « Le signe n’est pas tout Ă  fait de l’ordre du symbole ; pourtant, il le prĂ©pare en impliquant une diffĂ©rence interne (mais en laissant Ă  l’extĂ©-rieur les conditions de sa reproduction) » (Deleuze 1968a : 31). Que si-gnifie cet ajout ? Pourquoi le signe n’est-il pas identique au symbole, alors mĂȘme qu’il le « prĂ©pare » ? C’est que, dans les annĂ©es 1960, le symbole dĂ©signe chez Deleuze un signe qui a intĂ©riorisĂ© les conditions de sa reproduction. Il revient donc au mĂȘme de dire que, dans tous les cas, c’est la capacitĂ© du signe Ă  devenir symbole et ainsi Ă  prĂ©senter di-rectement la forme transcendantale du temps qui est en jeu. La diffĂ©-rence entre la philosophie, la science et l’art se fait donc chez Deleuze au niveau de la thĂ©orie des signes, de la capacitĂ© de leurs signes respec-tifs Ă  prĂ©senter le temps Ă  l’état pur.

De ce point de vue, comme le montrait AlquiĂ© Ă  propos de Descartes, il y a bien chez Deleuze un dĂ©passement de la science dans la mĂ©taphy-sique, puisque la tĂąche de la philosophie est d’exprimer la prĂ©sence de l’ĂȘtre qui dĂ©borde la reprĂ©sentation scientifique de la nature. C’est en ce

12 Cette thĂšse sera reprise et dĂ©veloppĂ©e dans L’image-temps (Deleuze 1985) Ă  propos des signes directs du temps.

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sens que Deleuze pouvait dire des commentaires d’AlquiĂ© qu’ils montrent « une conception de la philosophie qu’il faut conserver, une pensĂ©e qui exprime l’essence mĂȘme de la mĂ©taphysique ». Cependant, Ă  la diffĂ©rence du cartĂ©sianisme, l’ĂȘtre n’est pas chez Deleuze un fondement mĂ©taphy-sique ; et Ă  la diffĂ©rence du platonisme, il n’est pas rĂ©glĂ© sur la figure du MĂȘme. Il est au contraire le sans-fond qui mine tout fondement, l’effon-dement universel ou la DiffĂ©rence. Cette impossible coĂŻncidence des deux moitiĂ©s de l’absolu trouve son concept dans le concept de diffĂ©rence in-terne, et dans sa double tendance : tendance Ă  s’extĂ©rioriser dans la Na-ture et tendance Ă  s’intĂ©rioriser dans la PensĂ©e.

Conclusion

Nous pouvons tirer au moins deux conclusions quant au rapport de la philosophie et de la science chez Deleuze, conclusions qui sont conformes aux thĂšses dĂ©fendues tant dans ses Ă©tudes que dans DiffĂ©rence et rĂ©pĂ©ti-tion. PremiĂšrement, la diffĂ©rence ou la dissymĂ©trie productrice marque la limite nĂ©gative de la science, le barrage au-delĂ  duquel elle ne peut remonter le cours que la Nature descend. Les paradoxes auxquels la lo-gique, la mathĂ©matique et la physique aboutissent lorsqu’elles sont confrontĂ©es Ă  leurs limites respectives tĂ©moignent du fait que la science ne peut thĂ©oriser positivement sa limite . On doit dire l’inverse de la philosophie, qui suit le mouvement de complication de l’absolu et installe son camp sur ce domaine. C’est pourquoi, deuxiĂšmement, la diffĂ©rence pure, la question ontologique, le jeu ou le pur hasard dans lequel s’ori-ginent les IdĂ©es, cette dimension que la pensĂ©e philosophique ne peut Ă©puiser, constitue certes l’impuissance de penser qui l’affecte de l’intĂ©-rieur, mais aussi l’impensĂ© dans lequel elle s’engendre – l’objet de sa pensĂ©e. Quoique l’impossible autofondation de la pensĂ©e touche autant la philosophie que la science, la science n’a pas pour tĂąche d’exprimer, dans les signes qui lui sont propres, cette diffĂ©rence interne que constitue le temps Ă  l’état pur. En tout ceci, Deleuze ne prĂ©tend pas que la science ne pense pas ; il insiste sur le fait que la philosophie pense autrement. La conception de la science progresse donc chez lui sur une ligne de crĂȘte : car d’un cĂŽtĂ© les thĂ©ories scientifiques, en tant qu’elles accom-pagnent le mouvement d’actualisation de l’ĂȘtre, se prĂ©sentent comme des solutions actuelles aux problĂšmes virtuels, et sont donc homogĂšnes

13 Sur ce point, cf. la comparaison que fait Deleuze du statut du non-sens dans les ouvrages littéraires et dans les ouvrages logico-mathématiques de Carroll-Dodgson (cf. Deleuze 1969 : passim). Sur la question de la limite en science, cf. Deleuze et Guattari 1991 : 112 sq.

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Ă  la reprĂ©sentation (de ce point de vue, la science relĂšve de l’imagina-tion) ; mais de l’autre, l’activitĂ© scientifique est adĂ©quate Ă  la pensĂ©e dialectique des IdĂ©es-problĂšmes, dĂšs lors qu’elle procĂšde Ă  une dĂ©termi-nation autonome des conditions de rĂ©solubilitĂ© des problĂšmes (de ce point de vue, la science relĂšve de la pensĂ©e pure). De sorte qu’il faut dire Ă  la fois que la science participe, comme la philosophie, au « caractĂšre aventureux des IdĂ©es », c’est-Ă -dire au mouvement de l’apprendre ; mais que, contrairement Ă  la philosophie, la science l’exprime dans des thĂ©o-ries qui ne sont pas de mĂȘme nature que les IdĂ©es, dans la mesure oĂč elles n’expriment pas le temps Ă  l’état pur.

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Igor KrtolicaScience and Philosophy in Deleuze

AbstractDeleuze will not wait until he had completed his works to frame and formu-late a theory on the relation between philosophy and science. The first ar-ticulations of this question are already present as early as the 1950s and 1960s in the studies on Bergson and Nietzsche, and then in Difference and repeti-tion as well as in The Logic of Sense. It is also true that this question will be specifically developed in 1991 in What Is Philosophy? But throughout his work, the main thrust would proceed. This issue, it seems, comprises three main aspects: in the first place, in a polemic against the neo-Kantian epi-stemological legacy, it primarily consists in denying the critical definition of philosophy as being a ‘reflection on scientific knowledge’ to replace it by a conception drawn from Bergson’s expressionist ontology that places science and philosophy on both sides of the being; secondly, in an attempt to restore the concept of dialectics, it consists in making the dialectics of ideas the communal sphere of both science and philosophy; thirdly, aiming to specify every form of thinking, it consists in shaping how each expresses its ideas or its problems with its own signs. These three aspects, it seems, can frame the overall conception Deleuze formed of the link between science and philo-sophy. We shall successively analyze them, exclusively considering the first period of Deleuze’s work, which is to say the pre-guattarian publications.

Keywords: Deleuze; philosophy; science; dialectics; idea; question

Igor KrtolicaNauka i filozofija kod Deleza

RezimeDe lez ne če ka okon ča nje svog de la ka ko bi for mu li sao te o ri ju od no sa fi lo zo-fi je i na u ke. Pr ve for mu la ci je tog pro ble ma na sta ju pe de se tih i ơe zde se tih go di na dva de se tog ve ka u stu di ja ma o Berg so nu i Ni čeu, po tom u Ra zli ci i po na vlja nju i Lo gi ci smi sla. Isti na, to pi ta nje se de talj no raz ma tra i 1991, u Ơta je fi lo zo fi ja? Me đu tim, od po čet ka do kra ja de la, ide ja vo di lja ni je me nja na.

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Či ni se da ta ide ja sa dr ĆŸi tri glav na aspek ta: pr vi se sa sto ji u po le mi ci pro tiv neo kan tov skog epi ste mo lo ĆĄkog na sle đa ka da se naj pre od bi ja kri tič ka de fi ni-ci ja fi lo zo fi je kao „re flek si je o na uč nom sa zna nju“ i ka da se ona za me nju je kon cep ci jom in spi ri sa nom Berg so no vom eks pre si o ni stič kom on to lo gi jom ko ja ras po de lju je na u ku i fi lo zo fi ju na dve po lo vi ne bi ća; dru gi se sa sto ji u na po ru sa ko jim se ob na vlja kon cept di ja lek ti ke, ka da di ja lek ti ka Ide ja sa či-nja va za jed nič ku sfe ru na u ke i fi lo zo fi je; ko nač no, tre ći se aspekt, s ci ljem spe ci fi ko va nja sva kog ob li ka mi ĆĄlje nja, sa sto ji u od re đi va nju na či na sa ko jim sva ki ob lik mi ĆĄlje nja iz ra ĆŸa va svo je Ide je ili svo je pro ble me sop stve nim zna ci-ma. Ova tri aspek ta, či ni se da de fi ni ĆĄu naj op ĆĄti ji okvir de le zi jan ske kon cep-ci je od no sa na u ke i fi lo zo fi je. Ov de ih pro u ča va mo suk ce siv no, ima ju ći na umu is klju či vo pr vi pe riod De le zo vog de la, od no sno, pred-ga ta ri jev ske spi se.

Ključ ne re či: De lez, fi lo zo fi ja, na u ka, di ja lek ti ka, Ide ja, pro blem