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Smith contre Forbonnais, tout contre ? Version provisoire Jean-Daniel Boyer – Université de Strasbourg - DynamE La construction de la pensée d’Adam Smith se fait dans son opposition à deux systèmes : le système commercial ou mercantile et le système agricultural. Le second, qui est aussi celui auquel Smith s’oppose le moins, est circonscrit. Selon ses dires, ce système « n’existe actuellement qu’en France dans les spéculations de quelques hommes de grand savoir et de grande ingéniosité » (WN, IV, 9, 2 ; 755). Il a une double spécificité : c’est une véritable « école de pensée » avec un chef de file – Quesnay (WN, IV, 9, 2 ; 755). C’est également un système abstrait d’intelligibilité du fonctionnement économique. Au contraire, le système auquel Smith s’oppose le plus, n’est pas circonscrit. Il est caractérisé de différentes façons. Trois traits sont essentiellement mis en avant. Le système mercantile apparaît tout d’abord comme une sorte de doxa puisqu’il est défini comme étant à la fois « le système moderne, et (…) le système le mieux compris dans notre pays et à notre époque » (WN, IV, 1, 2 ; 481). C’est un système dont la dimension théorique reste faible. Certes, des auteurs comme John Locke (WN, IV, 1, 3 ; 483) ou Thomas Mun (WN, IV, 1, 7 et 10, 484) sont associés à ce système. Mais ces derniers ne proposent pas véritablement de système complet d’économie politique. Locke présente en effet des écrits essentiellement monétaires et politiques. De son côté, Mun, dans son England’s treasure by foreign trade, expose à son fils ses conseils pour devenir marchand ; conseils qu’il étend dans un second temps au gouvernement britannique afin qu’il parvienne à s’enrichir et à renverser la puissance hollandaise. Le système mercantile serait ainsi davantage un pré-systéme. Pour en compléter sa description, Smith lui associe un esprit : l’ « esprit de monopole » - engendrant d’ailleurs un corps politique et un système productif difformes. Derrière cet esprit de système, sont associés des intérêts économiques, ceux des grands marchands intervenant dans le commerce extérieur, qui seraient d’ailleurs parvenus à convaincre l’ensemble des marchands et des manufacturiers britanniques de l’intérêt de constituer des monopoles. Ces groupes d’intérêts sont également perçus comme des

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Smith contre Forbonnais, tout contre ?

Version provisoire

Jean-Daniel Boyer – Université de Strasbourg - DynamE

La construction de la pensée d’Adam Smith se fait dans son opposition à deux systèmes  : le système commercial ou mercantile et le système agricultural.

Le second, qui est aussi celui auquel Smith s’oppose le moins, est circonscrit. Selon ses dires, ce système « n’existe actuellement qu’en France dans les spéculations de quelques hommes de grand savoir et de grande ingéniosité » (WN, IV, 9, 2 ; 755). Il a une double spécificité : c’est une véritable « école de pensée » avec un chef de file – Quesnay (WN, IV, 9, 2 ; 755). C’est également un système abstrait d’intelligibilité du fonctionnement économique.

Au contraire, le système auquel Smith s’oppose le plus, n’est pas circonscrit. Il est caractérisé de différentes façons. Trois traits sont essentiellement mis en avant.

Le système mercantile apparaît tout d’abord comme une sorte de doxa puisqu’il est défini comme étant à la fois « le système moderne, et (…) le système le mieux compris dans notre pays et à notre époque » (WN, IV, 1, 2 ; 481).

C’est un système dont la dimension théorique reste faible. Certes, des auteurs comme John Locke (WN, IV, 1, 3 ; 483) ou Thomas Mun (WN, IV, 1, 7 et 10, 484) sont associés à ce système. Mais ces derniers ne proposent pas véritablement de système complet d’économie politique. Locke présente en effet des écrits essentiellement monétaires et politiques. De son côté, Mun, dans son England’s treasure by foreign trade, expose à son fils ses conseils pour devenir marchand ; conseils qu’il étend dans un second temps au gouvernement britannique afin qu’il parvienne à s’enrichir et à renverser la puissance hollandaise. Le système mercantile serait ainsi davantage un pré-systéme.

Pour en compléter sa description, Smith lui associe un esprit : l’ « esprit de monopole » - engendrant d’ailleurs un corps politique et un système productif difformes. Derrière cet esprit de système, sont associés des intérêts économiques, ceux des grands marchands intervenant dans le commerce extérieur, qui seraient d’ailleurs parvenus à convaincre l’ensemble des marchands et des manufacturiers britanniques de l’intérêt de constituer des monopoles. Ces groupes d’intérêts sont également perçus comme des groupes de pression parvenant à infléchir les décisions politiques en influençant à leurs profits, et contre l’intérêt général, les décisions du Parlement.

Sur ces constats, nous percevons que, contrairement au système agricultural, le système mercantile n’est pas systémique. Il n’est en tout cas pas un système complet au sens que Smith lui donnait dans ses Essais philosophiques. Rappelons que pour l’écossais, « un système est une machine imaginaire inventée pour relier abstraitement les différents mouvements et effets qui se produisent toujours dans la réalité. » (HA, IV, 19). Selon cette proposition, le système mercantile apparaît davantage comme une doctrine pré-systémique, qui n’a pas véritablement été exposée clairement ou qu’il l’a été sans méthode1, à l’instar des propositions de Pythagore ou de Thalès à qui Smith refusait l’appellation de système (HA, III, 6, p. 52). Deux caractères donnent une unité à cette doctrine : la recherche des excédents de la balance commerciale, et les règlementations2 mises en place pour y parvenir. Le système mercantile n’est donc finalement pas un système mais, en reprenant la terminologie de l’époque3, une police, c’est-à-dire un ensemble de régulations économiques constitués

1 En forçant le trait, nous pourrions même dire que c’est Smith lui-même qui essaie de donner corps à ce système, de manière certes confuse, dans le Livre IV en essayant de le circonscrire. 2 Ces règlementations comprennent toutes les restrictions aux importations, toutes les mesures favorables aux exportations comme les retours de droits ou les gratifications, mais aussi l’ensemble des traités de commerce signés bilatéralement afin de monopoliser une branche de commerce et d’obtenir des accords préférentiels avec certains pays – le Traité de Methuen de 1703 en étant l’exemple le plus parfait.

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au cours du temps. C’est une police spécifique caractérisé par la restriction de la liberté de commerce au nom d’une justification singulière : les excédents de la balance du commerce.

Cette présentation du « système » mercantile nous permet de percevoir qu’outre son imprécision, elle met d’abord en exergue une chose essentielle à savoir que les systèmes d’économie politique ne seront pas véritablement attaqués à travers le prisme de leur systématicité. Ce qui intéresse en fait Smith, c’est leur potentielle capacité à influencer les décisions politiques. C’est d’ailleurs bien parce qu’il n’a jamais été adopté par une nation que le système agricultural fait l’objet de développements restreints (WN, IV, 9, 2 ; 755).

Une autre dimension de cette présentation de son adversaire pose davantage question. Nous savons que Smith affute sa réflexion économique en France, pendant son voyage en tant que précepteur du Duc de Buccleugh. Nous savons également que ce sont les physiocrates qui lui offrent son ennemi, eux qui critiquaient le système des marchands et des monopoles. Derrière celui-ci se tenait certes, à leurs yeux, les politiques de Colbert – ce que Smith rappelle d’ailleurs - mais également un système : celui de la science du commerce appelé aussi commerce politique. Or, cette science du commerce ne propose pas un pré-système : elle propose un système. Certes, celui qui est considérée comme son chef de file, Gournay, n’écrit quasiment rien à l’exception de la traduction des Traités sur le commerce de Josiah Child. Mais autour de lui gravitent un certain nombre d’auteurs prolixes parmi lesquels notamment François Véron Duverger de Forbonnais qui propose un système théorique et une méthodologie économique contrastant profondément avec les propositions physiocrates.

Ceci, Smith ne peut pas ne pas le savoir. Il est en France de 1764 à 1766. Or, la période est caractérisée par la controverse entre les tenants de la physiocratie et ceux de la science du commerce ; controverse qui s’expose dans les journaux et gazettes de l’époque. Il possède en outre les ouvrages majeurs de Forbonnais : les Considérations sur les finances d'Espagne (Johns Hopkins UL), les Elémens du commerce (Edinburgh UL), les Recherches et considérations sur les finances de France (Edinburgh UL), les Réflexions sur la nécessité de comprendre l'étude du commerce (Johns Hopkins UL), ainsi que les Principes et observations oeconomiques (Edinburgh UL). Notons qu’il possède d’autres ouvrages d’auteurs amalgamés à la science du commerce : celui de Claude-Jacques Herbert, Essai sur la police générale des grains (Edinburgh UL) qu’il cite à deux reprises dans la Richesse des Nations (I, xi, 83, 1 et I, xi, 91, 1), le Prospectus d’un nouveau Dictionnaire du Commerce et la Réfutation de l’ouvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des bleds de l’Abbé Morellet, les Remarques sur plusieurs branches de commerce et de navigation de Pierre-André O’Heguerty (ou D’Heguerty), et ajoutons, puisque c’était l’ouvrage que Gournay avait traduit (d’ailleurs avec Forbonnais), A new discourse of Trade de Josiah Child.

Compte tenu de la place de Forbonnais dans les débats économiques de l’époque nous nous focaliserons sur cet auteur d’autant que contrairement à Herbert, Morellet ou O’Heguerty qui écrivent sur des sujets circonscrits, Forbonnais propose véritablement un système. Dès lors, Forbonnais est-il l’adversaire caché (et de ce fait invisible) de Smith ou est-il (volontairement) oublié ? Comme nous le verrons la question est difficile à trancher, Smith se référant souvent à des auteurs sans les citer, en les plagiant partiellement et de manière habile pour en faire disparaître les traces.

Nous essayerons de montrer que le système de Forbonnais pourrait relever du système mercantile (1). Nous montrerons dans cette perspective que Smith s’oppose indirectement à lui (2) puis soulignerons un certain nombre de proximités entre les deux auteurs permettant de faire ressortir certains des traits saillants de la pensée smithienne (3).

3 Terminologie qui est d’ailleurs celle que s’approprie Smith dans ses Lectures on Jurisprudence. Voir notamment LJ, i, 1 : “When the internal peace is secured, the government will next be desirous of promoting the opulence of the state. This produces what we call police. Whatever regulations are made with respect to the trade, commerce, agriculture, manufactures of the country are considered as belonging to the police”

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I. Forbonnais : représentant d’un système mercantile 

Pour tenter de percevoir si Forbonnais peut être considéré comme un des représentants de ce que Smith appelait le « système mercantile », il nous faudra revenir plus en détail sur la caractérisation de ce système. Nous montrerons que Smith oublie (volontairement ou non) un certain nombre de raffinement du système et qu’il passe sous silence certains apports de la science du commerce (1). Nous montrons ensuite que le système de Forbonnais est bien un système défendant les excédents de la balance commerciale (2) et qu’il promeut une police économique qui vise explicitement cette fin (3). Forbonnais pourrait donc être un représentant du « système mercantile » tel que Smith le définit.

1. La caractérisation des systèmes mercantiles et l’oubli de Smith :

A regarder de près la caractérisation qu’il en propose, il semble bien qu’il existe pour Smith différents moments d’élaboration théorique du système mercantile.

Le premier moment correspond au moment prélogique, pendant lequel est valorisée la conservation et la possession de l’or. C’est le moment espagnol.

Il est fondé sur la croyance que la richesse est constituée de métaux précieux. Dans cette perspective, « un pays riche est censé être un pays qui abonde en argent » (482, WN, IV, i, 2). Cette croyance est en outre justifiée théoriquement par certains auteurs, dont Locke, qui souligne que chaque pays se doit d’attirer des métaux précieux car ce sont les denrées qui se conservent le mieux (WN, IV, i, 3 ; 483). D’autres justifient la nécessité d’attirer l’argent en temps de paix pour financer les éventuelles guerres à venir (WN, IV, i, 4 ; 483). Même si Smith ne le fait pas, certains auteurs espagnols pourraient être associés à ce moment comme Ortiz, qui publie en 1588 un Mémoire au roi pour empêcher la sortie de l’or.

Ce premier moment trouve également son expression en termes de politiques économiques menées par l’Espagne et le Portugal pour prohiber ou limiter l’exportation d’or. Preuve du caractère erroné de ce système, ces politiques échouent dans la pratique et aboutissent à la ruine de ces pays possesseurs de mines (WN, IV, i, 5 ; 484).

Néanmoins, cette conception pré-logique de la richesse perdure dans la vie de tous les jours et découle de la double fonction de l’argent : à la fois instrument de commerce et mesure de valeur.

Un deuxième moment, plus spécifique à la France, est le moment Colbert 4. Smith n’y fait pas référence dans les chapitres concernant le système mercantile mais il le décrit dans le chapitre dédié à la physiocratie. Le système mercantile est alors défini comme un système « par nature et par essence de restriction et de règlement » (WN, ix, 2, 755). Pour compléter sa description, Smith nous dit que Colbert

« tâcha de régler l’industrie et le commerce d’un grand pays sur le même modèle que les services d’un ministère public, et, au lieu de permettre à chacun de poursuivre son propre intérêt à sa guise, sur le plan libéral de l’égalité, de la liberté et de la justice, il octroya à certaines branches d’industrie des privilèges extraordinaires, tandis qu’il en laissa d’autres sous le fait de restrictions tout aussi extraordinaires » (WN, ix, 2, 756).

Et Smith de critiquer essentiellement la police des grains prohibant les exportations et restreignant le commerce interprovincial. Par ces règlements, Colbert aurait sacrifié le secteur agricole «  pour rendre les vivres bon marché aux habitants des villes, et encourager par là les manufactures et le commerce extérieur » (Ibid). Comme nous le verrons une telle caractérisation pose problème car la justification théorique de cette police, par essence médiévale, est précisément de s’opposer aux surprofits et à la mauvaise foi des marchands. Il est dès lors difficile de l’amalgamer au système des marchands (Delamare, 1705).

4 Le Ministère Colbert s’étend entre 1665 et 1683.

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Un troisième stade de la pensée mercantile se présente comme le moment Thomas Mun dont l’ouvrage England’s Treasure by foreign trade est publié à titre posthume par son fils en 1664. Pour Mun, l’objectif de l’Etat doit toujours être d’attirer au maximum les métaux précieux. Il concède néanmoins que ces métaux doivent pouvoir circuler librement pour favoriser le commerce. Il ne s’agit donc plus de faire attention aux stocks de métaux précieux mais à leurs flux, expliquant que la constitution d’excédents commerciaux est désormais l’objectif principal des politiques économiques. Cette transformation d’objectif s’explique pour Smith par le fait que les intérêts marchands étaient pénalisés dans leurs activités par les prohibitions ou les restrictions d’exportations de métaux précieux. Dans ce troisième moment, le système mercantile est donc essentiellement un ensemble de politiques économiques tournées vers les excédents de la balance commerciale.

Il existerait néanmoins un quatrième moment que Smith passe totalement sous silence. Ce

quatrième moment serait le moment systémique dans lequel les politiques de soutien aux exportations et de limitation des importations ne sont plus véritablement centrales. La recherche de la compétitivité par le biais de réformes à première vue « libérales » permettrait en effet plus efficacement de générer les excédents de la balance commerciale. Ce serait le moment de la science du commerce qui se développe, en France, dans les années 1750, en prenant d’ailleurs appui sur les écrits de Josiah Child qui parurent après 16885.

2. La science du commerce de Forbonnais comme moment systématisé de la défense de la balance commerciale :

Forbonnais propose à ses lecteurs une systématisation des connaissances sur le commerce. Celles-ci étaient tout d’abord exposées de manière fractionnée dans l’Encyclopédie. Forbonnais est ainsi l’auteur des articles Chambre des assurances, Chambre de commerce, Change, Change-partie, Colonie, Commandite, Commerce, Communauté, Compagnie de commerce, Concurrence, Contrebande, Crédit, Culture des terres, et Espèces. Ces différents articles seront pour la plupart repris dans les Elémens du commerce qui paraissent en 1754 et en proposent un réagencement. L’avertissement de l’ouvrage ne cache d’ailleurs pas la volonté de Forbonnais de systématiser des connaissances sur le commerce. L’auteur affirme avoir « tâché de ranger les idées qui naissent du fond de la matiere, dans leur ordre naturel ; de développer l’origine des principes, leur enchaînement mutuel et nécessaire » (2016, 33). Dans la seconde édition de 1754, la chose est encore plus nette ; Forbonnais revendiquant le qualificatif de « science » (2016, 34).

Le caractère systématique des Elemens du commerce apparaît en outre dans la présentation des différents secteurs économiques, pensés comme autant de branches de commerce contribuant à la puissance d’un corps politique animé par le commerce intérieur et extérieur. Les métaphores utilisées sont nombreuses. Une telle conception d’un arbre de commerce affleure dans le premier chapitre de l’ouvrage, juste avant que Forbonnais ne propose une histoire des civilisations à partir du commerce et plus spécifiquement de la maîtrise du commerce extérieur6. Il souligne ainsi que :

« L’agriculture, les manufactures, les arts libéraux, la pêche, la navigation, les colonies, [les assurances]7, et le change, forment [huit]8 branches de Commerce; le produit de chacune n’est point égal, mais tous les fruits en sont précieux.Lorsque le Commerce est considéré par rapport à un corps politique, son opération consiste dans la circulation intérieure des denrées du pays ou des colonies, l’exportation de leur superflu, et l’importation des denrées étrangères, soit pour les consommer, soit pour les réexporter. » (EC, 2016, 37)

5 Assez curieusement d’ailleurs Josiah Child n’est pas cité par Smith au moment de sa critique du système mercantile au Livre IV mais au Livre V pour donner du crédit à sa critique des compagnies de commerce.6 Description qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Hume dans ses Essais notamment sur le commerce.7 La partie entre crochets n’apparaît pas dans l’article de l’Encyclopédie. 8 « sept» dans l’article de l’Encyclopédie.

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Il nous semble qu’une telle structuration de la pensée de Forbonnais autour de cette métaphore

a d’ailleurs été perçue par les détracteurs mêmes de la science du commerce et particulièrement par Quesnay dans son article « Grains » de l’Encyclopédie qui est véritablement une critique de l’article « Culture des terres » de Forbonnais (article qui sera repris dans la chapitre 3 des Elemens du commerce). Pour Quesnay,

« il est évident que le gouvernement n'a point d'autres moyens pour faire fleurir le Commerce, & pour soûtenir & étendre l'industrie, que de veiller à l'accroissement des revenus; car ce sont les revenus qui appellent les marchands & les artisans, & qui payent leurs travaux. Il faut donc cultiver le pié de l'arbre, & ne pas borner nos soins à gouverner les branches; laissons-les s'arranger & s'étendre en liberté, mais ne négligeons pas la terre qui fournit les sucs nécessaires à leur végétation & à leur accroissement.» (Encyclopédie, 7, p. 817)

La science du commerce aurait ainsi planté l’arbre à l’envers expliquant la ruine de l’agriculture française et par extension celle du Royaume. De même, et peut-être pour faire le pendant à cet arbre de commerce, le Tableau économique sera lui aussi présenté comme un arbre (« l’arbre de vie » cette fois) et aura lui aussi vocation à renverser la science du commerce.

Si nous prenons au sérieux cette métaphore, l’arbre de commerce, proposerait une représentation systématisée des éléments épars relatif au commerce et pourrait se présenter de la sorte.

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L’Arbre de Commerce dans les Eléméns du commerce - 1754

Dans la circulation naturelle : l’afflux d’argent se transforme en faibles taux d’intérêt stimulant les investissements productifs et la production de richesses naturelles

Dans la circulation non naturelle : l’afflux d’argent est partiellement thésaurisé, ce qui peut affaiblir le corps politique en limitant la demande et les faibles taux d’intérêt.

Commerce extérieur : objectif avoir des excédents de la balance commerciale (ch. 14) si possible sur chaque branche : entrée d’argent dans le Royaume.

Si la balance est déficitaire, l’argent sort ce qui affaiblit le corps politique en diminuant la circulation intérieure et en augmentant le taux d’intérêt

Agriculture ch. 3 Manufactures ch. 4Pêche

Argent (ch. 10)

Richesses de convention

Colonies ch. 6

Richesses réelles

Navigation ch. 5

Change ch. 8

Assurance ch. 7

Crédit ch. 12

OBJECTIF : PUISSANCE DU CORPS POLITIQUE

Principes actifs : 1. Principe général : le commerce (1754, Ch. 1) : circulation intérieure et

extérieure2. Principes particuliers :

- Concurrence au sens de compétitivité-prix (ch. 2)- Qualité : compétitivité hors-prix- Entrée d’argent et faible taux d’intérêt

Agents de la circulation : les commerçants

Permet : - La richesse nationale- L’emploi- L’accroissement de population

Luxe ch. 13

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La métaphore construite autour de l’arbre de commerce permet de percevoir différentes choses. La première est que le système productif doit être structuré autour de la recherche d’excédents commerciaux. Les Elémens du commerce se concluent ainsi logiquement par un chapitre dédié à la balance du commerce. La puissance et la richesse nationales dépendent des excédents de la balance commerciale qui permettent de faire entrer l’argent dans le système productif, en favorisant à la fois la circulation interne des marchandises et le développement du commerce intérieur. Ils permettent aussi de faire diminuer les taux d’intérêt et de stimuler l’investissement productif. Ainsi, la richesse, l’emploi et l’accroissement de la population seraient dépendants des excédents commerciaux.

Comme nous le voyons, la puissance du corps politique serait tributaire de la puissance du système productif et en dernière instance des excédents commerciaux. Dans cette perspective, Forbonnais serait bien le représentant du système mercantile pensé à la fois dans sa dimension systémique et dans sa valorisation de la centralité de la balance du commerce.

3. La police du système de Forbonnais : liberté du commerce intérieur, contrôle du commerce extérieur

Néanmoins, la recherche des excédents de la balance commerciale ne passe pas majoritairement par des politiques règlementaires restreignant la liberté de commerce. Forbonnais propose en effet une police fondée sur des principes nouveaux.

Semblable à l’arboriculteur, l’homme politique doit en effet tailler certaines des branches de l’arbre du commerce pour en dessiner la forme en laissant faire ensuite la liberté afin d’en recueillir les fruits. Le choix de la taille vise à concilier l’intérêt des marchands et l’intérêt général. Les intérêts du commerçants ne sont en effet pas forcément les mêmes que ceux du corps politique. Il existe ainsi un commerce utile et un qui ne l’est pas.

« Pour s’en convaincre, il faut distinguer le gain du marchand du gain de l’état. Si le marchand introduit dans son pays des marchandises étrangères qui nuisent à la consommation des manufactures nationales, il est constant que ce marchand gagnera sur la vente de ces marchandises : mais l’état perdra, 1°. la valeur de ce qu’elles ont coûté dans l’étranger ; 2°. les salaires que l’emploi des marchandises nationales auroit procurés à divers ouvriers ; 3°. la valeur que la matière première auroit produite aux terres du pays ou des colonies ; 4°, le bénéfice de la circulation de toutes ces valeurs, c’est-à-dire l’aisance qu’elle eût répandue par les consommations sur divers autres sujets ; 5°. les ressources que le prince est en droit d’attendre de l’aisance de ses sujets. » (EC, 2016, 52)

L’homme politique doit donc supprimer les branches de commerce qui épuise le corps politique et les tailler. En ce sens la métaphore utilisée par Forbonnais, est parlante pour ses contemporains. Elle implique une action cohérente (contrairement à ce que propose Quesnay). Il faut en effet guider les branches de l’arbre pour espérer en recueillir les beaux fruits. Laisser croître librement un arbre fruiter (surtout au moment des premières années) est la meilleure façon de n’en recueillir aucun.

La métaphore arboricole permet en outre de concevoir que la circulation intérieure ne doit pas

être retreinte car elle risquerait d’étouffer les branches de commerce et de détériorer la balance commerciale. Il s’agit donc de favoriser le commerce intérieur et de manière générale de favoriser la concurrence intérieure pour limiter les coûts de production et ainsi gagner en compétitivité. Une attention particulière doit également être accordée à la qualité des produits pour gagner en compétitivité. C’est la raison pour laquelle il s’agit de favoriser le développement des infrastructures de transport à l’intérieur du territoire, de supprimer les obstacles au commerce (comme les péages ou les taxes intérieures). De même il s’agit de s’opposer aux régulations médiévales pour démanteler progressivement les corporations ou libérer le commerce intérieur des grains.

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La police économique doit donc se détourner d’une régulation du commerce intérieur pour se tourner désormais vers un contrôle des relations extérieures. Un certain nombre de pratiques économiques sont donc justifiées. L’homme politique peut faire naître de nouvelles branches en les greffant sur le système productif (c’est le cas de l’implantation de nouvelles manufactures, de la constitution des colonies ou de la création d’une marine nationale). Pour ces raisons, les initiatives de Colbert sont saluées.

L’homme politique doit également veiller au développement harmonieux en jouant avec la liberté en dirigeant les branches de telles manières à ce qu’elles génèrent des excédents. Il peut aussi choisir les secteurs clés de l’économie, à l’instar de l’arboriculteur qui choisit les charpentières. Pour soutenir l’agriculture, il peut ainsi proposer des subventions aux exportations de grains sur le modèle des lois anglaises de 1689 prévoyant une gratification « à la sortie des grains sur les vaisseaux anglais seulement, lorsqu’ils n’excèdent pas les prix fixés par la loi, et de la défense d’introduire des grains étrangers tant que leur prix courant se soutient au-dessous de celui que les statuts ont fixé  ». (EC, 2016, 76). Dans ce cas, l’effet serait double pour Forbonnais puisque cela aurait stimulé à la fois l’agriculture et la marine anglaise. Dans cette perspective, différents secteurs seraient à soutenir en priorité : l’agriculture, les manufactures, la marine et les colonies.

Le commerce colonial constitue le point nodal dans la stratégie économique de Forbonnais. La constitution de colonies – essentiellement les colonies sucrières – permettrait de renverser la puissance de l’Angleterre. Les colonies catalyseraient en effet la production de richesses nationale proposant des substituts aux denrées importées, ouvrant de nouveaux débouchés pour les productions nationales, créant de nouveaux besoins et incitant dès lors les métropolitains à travailler davantage pour s’offrir des denrées de seconde nécessité ou de luxe provenant des colonies. Elles permettaient en outre de contribuer au développement de la marine. Et Forbonnais de se faire favorable au système de l’exclusif pour tirer un maximum d’avantages des colonies. Pour y parvenir, il met aussi à l’honneur l’esclavage afin d’exploiter les nouveaux territoires tout en limitant la dépopulation de la métropole. En réexportant, vers l’Europe du Nord, une partie des productions coloniales brutes ou préalablement transformées dans la métropole, le Royaume de France parviendrait à accroître les excédents de sa balance commerciale et à renverser les autres puissances européennes et particulièrement l’Angleterre. La révolution engendrée par la consommation des produits coloniaux (boissons chaudes - cacao, café, thé -, et de leur complément – sucre -) laisserait augurer d’une possible révolution dans la domination politique de l’Europe.

Derrière les excédents de la balance commerciale se joue donc la puissance du système productif et l’enrichissement national mais aussi les rapports de force politiques entre les différentes nations européennes. C’est pour cela que « La balance du commerce tient à la balance des pouvoirs ; que l’équilibre maritime est la baze réelle de l’équilibre de l’Europe » (EC, 2016, 401).

Après cette présentation succincte de ce qui apparaît bien comme un système mercantile singulier promouvant la liberté de commerce intérieur et se servant des commerçants pour asseoir la puissance de l’Etat, se pose la question des critiques que Smith aurait pu éventuellement faire.

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L’action de la police économique

Dans la circulation naturelle : Afflux d’argent se transforme en faibles taux d’intérêt stimulant les investissements productifs et la production de richesses naturelles

Dans la circulation non naturelle : l’afflux d’argent est thésaurisé, le corps politique est affaibli.

ACTION DE LA POLICE 3 : désinciter la thésaurisation : faible taux d’intérêt, accroître la circulation de monnaie

Commerce extérieur : objectif : excédents de la balance commerciale (ch. 14) sur chaque branche : entrée d’argent dans le Royaume

Agriculture ch. 3

Manufactures ch. 4Pêche

Argent (ch. 10)

Richesses de convention

Colonies ch. 6

Richesses réelles

Navigation ch. 5

Change ch. 8

Assurance ch. 7

Crédit ch. 12

OBJECTIF : PUISSANCE DU CORPS POLITIQUE

Principes actifs : 1. Principe général : le commerce (1754, Ch. 1)2. Principes particuliers :- Concurrence au sens de compétitivité-prix (ch. 2)- Qualité : compétitivité hors-prix- Commerce colonial : Action de la Police 4

Agents de la circulation : les commerçantsPermet :

- La richesse nationale- L’emploi- L’accroissement de population

Luxe ch. 13

ACTION DE LA POLICE 1 :

Contrôle des échanges extérieurs

ACTION DE LA POLICE 2 :1. Choix des branches essentielles2. Favoriser la concurrence

intérieure

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II. Smith contre Forbonnais ?

A partir de ces précisions, nous percevons que Smith pourrait s’opposer, sans le citer, à Forbonnais sur quatre points essentiels. La remise en cause de la centralité de la balance du commerce (1), la critique de la constitution des colonies (2), la critique de l’objectif de puissance économique (3) et la mise à l’honneur contre Forbonnais des mécanismes régulateurs du marché au niveau international (4).

1. Smith contre la balance du commerce

Comme nous l’avons vu, Smith s’oppose essentiellement à ce que nous avons considéré être le troisième moment de la pensée mercantile, à savoir aux positions de Thomas Mun et à sa défense de la balance du commerce.

Sa critique est essentiellement fondée sur le fait que les métaux précieux sont une marchandise comme une autre. Ceci explique qu’il concède à Mun que « l’exportation d’or et d’argent dans le cadre du commerce pouvait souvent être avantageuse au pays » et « qu’aucune prohibition ne pouvait empêcher leur exportation » (WN, IV, i, 9, p. 486).

Néanmoins, après ces concessions, il souligne que les arguments mercantiles n’étaient que de purs sophismes « lorsqu’ils supposaient que conserver ou augmenter la quantité de ces métaux devait retenir plus l’attention du gouvernement que conserver ou augmenter la quantité de toutes autres denrées utiles, que la liberté du commerce ne manque jamais de fournir en quantité convenable, sans qu’il soit besoin d’une pareille attention » (WN, IV, i, 9, p. 486). Etant une marchandise comme une autre, l’importation des métaux précieux se réglerait logiquement sur sa demande effective. Les métaux précieux seraient en outre des marchandises extrêmement substituables, expliquant que leurs besoins ne seraient pas impérieux, contrairement à d’autres denrées. (WN, IV, i, 15, 490-491)

Le deuxième niveau de sophisme relevé par Smith, est relatif au change. A ses yeux, le prix élevé du change ne serait pas une cause d’exportation de métal précieux mais aurait, au contraire pour conséquence, de la diminuer puisqu’il agirait « comme un impôt » et renchérirait le prix des marchandises étrangères en en faisant diminuer la consommation. (WN, IV, i, 9, note 1 p. 487).

La justification des excédents commerciaux et des règlementations du commerce étranger serait donc fondée sur ces deux sophismes (WN, IV, i, 35, p. 506).

Si la critique smithienne est bien focalisée sur les positions de Mun, elle oublie un certain nombre de justifications légitimant la centralité d’une balance commerciale excédentaire développées par la science du commerce. Comme nous l’avons vu, chez Forbonnais, les excédents ont une autre vocation, celle de stimuler l’activité économique par deux moyens : la diminution des taux d’intérêt et la stimulation des productions et de l’emploi via une demande extérieure nette positive. Sur ces deux points, Smith ne dit pas grand-chose.

Il conclut uniquement sa critique de Mun en mettant en exergue le rôle d’un autre instrument de politique économique : la balance du produit et de la consommation annuels. Ceci l’amène à réaffirmer que la cause essentiel de la richesse des nations réside dans l’accumulation du capital (WN, I, iii, 44, 562). L’attention des gouvernements devait donc être portée sur la stimulation de l’accumulation de capital9.

De ce fait, la critique de la balance commerciale que fait Smith oublie (volontairement ou non) certains des arguments de Forbonnais. Elle met en outre l’accent sur les liens existant entre les excédents commerciaux et les restrictions de commerce. Elle n’atteint donc pas l’une des mesures essentielle de Forbonnais à savoir le développement de la liberté de commerce et de la concurrence intérieures pour accroître la compétitivité nationale. C’est bien la recherche des excédents commerciaux qui justifie, chez Forbonnais, la liberté du commerce intérieure et les mesures de libéralisation souhaitées à savoir essentiellement la suppression de la police médiévale, et avec elle 9 Dans cette perspective il est d’ailleurs curieux que Smith ne souligne pas l’importance des importations de capital en critiquant les investissements directs à l’étranger et en mettant alors l’accent sur les avantages d’une balance des capitaux excédentaire.

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celle des restrictions du commerce intérieur, des corporations et de sa fiscalité arbitraire et désincitative.

Pour favoriser les excédents commerciaux, un deuxième niveau de mesures davantage pro-actives est prôné que la critique de Smith atteint davantage. Il s’agit tout d’abord de mettre en place une police du commerce extérieur contrôlant les échanges internationaux pour favoriser les excédents. L’objectif est donc de réduire les importations en leur trouvant des substituts soit par le biais du commerce colonial soit en implantant des manufactures produisant les denrées importées. D’autre part, il s’agit de favoriser les consommations des produits nationaux à l’étranger en incitant la production de denrées demandées à l’étranger mais aussi en essayant d’attirer le consommateur étranger sur le territoire pour le faire consommer. Une certaine promotion du tourisme provincial (même si le terme est anachronique) est ainsi proposée (EC 2016, 304).

La balance commerciale n’est donc pas seulement perçue comme un moyen d’accroître l’entrée de métaux précieux chez Forbonnais mais bien davantage comme le moyen de stimuler la demande pour accroître la production de richesses et avec elle l’emploi et la population. Cette justification est fondée sur le rôle catalyseur du commerce dans la production de richesses sur lequel nous reviendrons.

La critique que Smith fait de la balance commerciale n’atteint donc que très partiellement les développements de la science du commerce. Il en va autrement de la critique smithienne des colonies qui pourrait dès lors être considérée comme le moment essentiel de sa critique du système mercantile

2. Smith contre les colonies causes de l’affaiblissant l’arbre de commerce

Compte tenu de l’importance stratégique des colonies pour les défenseurs de la balance du commerce auquel Forbnnais peut être associé, nous comprenons que Smith y consacre une large part du Livre IV. (IV, 7). Différents niveaux de critique apparaissent.

Pour Smith, la constitution de colonies est tout d’abord condamné au regard de son caractère artificiel (WN, IV, 7, 1-4 ; 635-637). Le projet colonial est ensuite considéré comme ruineux, soit qu’il est le fruit de projets hasardeux (WN, IV, 7, 19 ; 643), soit que les colonies exigent des dépenses publiques importantes. Ce coût est en premier lieu un coût direct. Il est constitué par «  la dépense ordinaire en temps de paix » que représente l’entretien de régiments et d’une force navale, mais aussi par « l'intérêt des sommes que la Grande-Bretagne a dépensées » pour ses colonies (WN, IV, 8, 53 ; 754). S’y ajoutent des coûts indirects : ceux causés par les querelles coloniales responsables selon Smith de la guerre de 1739 avec l’Espagne ou de la guerre de Sept (1756-1763).

L’ensemble des dépenses publiques ayant trait aux colonies est en outre réalisé à fonds perdus car les colonies « n'ont jamais encore procuré de revenus ou de force militaire pour le soutien du gouvernement civil, ou de la défense de la mère patrie » (Taïeb, p. 707, WN, IV, vii, 3, 64). C’est la raison pour laquelle les colonies ne sont pas une province à part entière ; Smith se faisant d’ailleurs peu d’illusion sur la possibilité qu’elles le deviennent un jour expliquant qu’il soit favorable à leur indépendance et notamment à celle des colonies d’Amérique du Nord (WN, IV, vii, 3, 67-79, 709-718).

Ce premier moment de critique ne peut atteindre véritablement la justification des colonies proposée par Forbonnais. Comme nous l’avons vu, le gouvernement peut faire des choix coûteux en termes de stimulation de certaines branches de commerce. L’essentiel étant que les avantages dépassent les coûts suite, par exemple, à la réexportation des denrées, à la création d’une demande nouvelle ou de bien-être intérieur, ou à l’ouverture de débouché.

A de tels arguments, Smith concède qu’effectivement l’établissement du monopole de commerce a permis d'accroître les jouissances et d’accéder à « une diversité de denrées que [ses habitants] n'auraient jamais pu autrement posséder » (WN, IV, 7, 3, 5 ; 677). En créant un marché plus étendu pour les surplus de la métropole, le commerce colonial a en outre stimulé la croissance économique britannique (WN, IV, 7, 3-6 ; 678).

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Néanmoins, après ces concessions, Smith affirme que la colonisation a généré moins d’effets bénéfiques qu’aurait engendrés un commerce extérieur véritablement libre parce qu’elle a provoqué un détournement de capital préjudiciable à la nation (WN, IV, vii, 3, 64 ; 707). Il introduit dès lors une nouvelle dimension dans le raisonnement en évoquant ce qui pourrait se rapprocher de la notion de coûts d’opportunité.

Mais, bien davantage, le système de l’exclusif aurait, selon lui, engendré une perte de compétitivité dans toutes les branches de commerce pour lesquelles il n’existait pas de monopole. Les coûts totaux auraient donc été bien supérieurs aux bénéfices générés par les colonies. Ce type de critique est davantage de nature à remettre en cause la justification coloniale de Forbonnais.

En effet, dans un premier temps, le monopole du commerce colonial aurait été la cause de la sous-accumulation du capital et de la faiblesse des investissements dans les colonies compte tenu de l'interdiction faite aux capitaux étrangers d’y être employés. De ce fait, les taux de profit y auraient augmenté. Ils auraient été d’autant plus élevés que, compte tenu de l’exclusif, les marchands pouvaient acheter les denrées des colonies à des prix faibles et y vendre les denrées métropolitaines à des prix élevés. La possibilité de réexporter les denrées coloniales vers les nations exclues de ce commerce aurait en outre généré de nouveaux surprofits. Ce qui était en apparence favorable à la puissance nationale, aurait dans un second temps causé son déclin. Et c’est bien ici que la critique smithienne se fait tranchante.

En effet, les hauts niveaux de profit et la prohibition de tout investissement d’origine étrangère dans le secteur colonial y auraient attiré les investisseurs métropolitains et auraient détourné une portion toujours plus grande du capital national vers le commerce colonial. Certes, avec le temps, et suite à l’afflux de ces capitaux nationaux, les taux de profits y auraient baissé sensiblement. Néanmoins, entre temps, le détournement du capital vers les secteurs du commerce colonial aurait contribué à en assécher les autres secteurs de l’économie nationale et aurait « empêch[é] le capital de ce pays (…) d'entretenir autant de travail productif que ce qu'il [aurait] entret[enu] autrement » (WN, IV, vii, 3, 57 ; 702). La distribution naturelle des fonds, celle qui serait la plus avantageuse à la croissance, aurait donc été perturbée (WN, IV, vii, 3, 88 ; 724). Suite à la raréfaction du capital dans la métropole, les taux de profit y auraient augmenté limitant mécaniquement la rente et les salaires et contribuant en outre à faire augmenter les prix. L’accroissement des taux de profit se serait en outre également répercuté sur les taux d’intérêt (WN, IV, vii, 3, 58 ; 703).

La raréfaction du capital dans tous les autres secteurs de l’économie nationale aurait donc créé un « désavantage aussi bien absolu que relatif dans toute branche du commerce [pour laquelle la nation] n'a[vait] pas le monopole » engendrant une perte de compétitivité consécutive à l’accroissement des prix intérieurs et des coûts de production suite à l’accroissement des taux d’intérêt et des taux de profit (en non des salaires qui auraient été compressés pour que le profit des secteurs nationaux puisse s’ajuster sur celui du commerce colonial10) (WN, IV, vii, 3, 26-29 ; 687-688).

A cette perte de compétitivité se serait ajoutée une dépendance accrue face à l’étranger. Le commerce exclusif aurait poussé les capitaux étrangers à s’investir dans la métropole puisqu’ils avaient été exclus du commerce colonial. Pire, l’exclusif aurait renforcé la compétitivité étrangère car « il a accru la concurrence des capitaux étrangers, et par là fait baisser le taux de profit étranger plus bas qu'il ne l'aurait été autrement. Il a [donc] dû à l'évidence assujettir la Grande-Bretagne à un désavantage relatif dans toutes ces autres branches de commerce » (WN, IV, vii, 3, 33 ; 689).

Si le monopole de commerce a engendré des balances commerciales excédentaires pour les secteurs qui en bénéficiaient, il a causé la perte de compétitivité et le déficit de celles-ci dans tous les autres secteurs de l’économie. Il a en outre encouragé les systèmes productifs des pays étrangers. Ce n’est donc pas tant l’hypertrophie du commerce colonial qui est problématique que la perte de puissance du système productif national. Et Smith de faire écho à l’arbre de commerce de Forbonnais. A ses yeux, le système de l’exclusif avait « complètement rompu cet équilibre naturel qui aurait existé sans cela entre toutes les différents branches de l'industrie britannique » (WN, IV, vii, 3, 43 ; 695) et a limité l’accroissement de la richesse des nations. Il a certes fait monter le taux de profit, mais a « empêch[é] la somme du profit de monter aussi haut qu’elle pourrait le faire autrement » (WN, IV,

10 Ce qui laisse dès lors supposer que le profit n’est plus un résidu ou qu’il se fixe de manière résiduelle dans les branches dans lesquelles son niveau est le plus élevé mais pas dans les branches moins profitables.

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vii, 3, 61 ; 703). Bref, l’arbre de commerce a été mal taillé. Une branche a été beaucoup trop favorisée, et les autres trop sévèrement taillées. Elle leur a donc fait de l’ombre et les a atrophiés, affaiblissant ainsi l’arbre de commerce. Le choix de la charpentière coloniale était donc le mauvais.

Cet affaiblissement de l’arbre de commerce est d’autant plus problématique que ses principes essentiels de croissance ont été étouffés. Les hauts taux de profits ont en effet contribué à détruire « partout cette parcimonie qui en d'autres circonstances est naturelle au caractère du marchand. Quand les profits sont élevés, il semble que cette sombre vertu soit superflue et que le luxe dispendieux convienne mieux à son aisance » (WN, IV, 7, 3, 61 ; 704). Les mœurs de « toute la partie industrieuse de la nation » auraient ainsi été corrompus. Quand les taux de profits sont élevés et les salaires faibles, la frugalité et donc l'accumulation de fonds sont en effet découragées. Et Smith de conclure que «  le seul avantage que le monopole procure à un seul ordre d'homme est préjudiciable de nombreuses façons  différentes à l’intérêt général du pays » (WN, IV, 7, 3, 62 ; 705).

3. Smith contre l’impératif de puissance nationale

Après avoir perçu que Smith répond à la science du commerce non pas véritablement au regard de la critique de la balance du commerce mais davantage sur la question de l’exclusif colonial, il s’agit maintenant de montrer que l’écossais cherche à remettre en cause l’impératif de puissance mis à l’honneur par la science du commerce.

Précisons qu’en mettant en exergue l’impératif de puissance nationale, Forbonnais serait le représentant d’un nouveau moment du « système mercantile ». Il ne s’agirait pas de considérer le commerce comme la continuation de la guerre par d’autres moyens en temps de paix. Le commerce ne serait pas non plus véritablement le moment de la préparation de la guerre en recherchant les excédents de la balance commerciale ou la puissance du système productif pour permettre en temps voulu de financer aisément l’effort de guerre. Le commerce se présenterait davantage comme la sublimation de la guerre. Le conflit armé est ainsi présenté comme un combat d’arrière-garde qui affaiblit le corps politique parce qu’il nuit au développement économique.

La volonté de puissance militaire et l’invasion du Portugal en 1580 sont par exemple rendus responsables du déclin de l’Espagne (EC, 2016, 46). De même, le nombre de guerres que la France a eu à soutenir depuis Louis XIV est bien la cause majeure de sa faiblesse économique au milieu du XVIIIème siècle (EC, 2016, 82). Ce sont aussi les guerres contre l’Italie qui ont empêché l’essor des soieries françaises dès le XVe siècle (EC, 2016, 44). De même, les guerres intestines et parmi elles, les guerres de religion ont engendré l’émigration de travailleurs qualifiés profitant aux nations étrangères, détournant en outre le Royaume de France de la conquête coloniale (EC, 2016, 45). Finalement, pour Forbonnais, « la guerre consume en peu d’années ce que la paix avoit recueilli » (POE, 2016, 400). Pour se prémunir contre la guerre et ses effets, il s’agit néanmoins de développer la marine laquelle permettra, outre de doter la nation d’une puissance militaire dissuasive, de soutenir le commerce extérieur et de le préserver pendant les conflits internationaux (244).

C’est donc dans le commerce international que se joue désormais la domination mondiale. Ce ne sont plus les campagnes militaires qui font la puissance mais bien l’état du commerce et du système économique. L’enrichissement absolu n’est donc pas l’unique objet de la science du commerce. C’est bien l’enrichissement relatif qui importe.

Ceci Smith l’évacue. La chose est claire dès la définition qu’il propose de l’Economie politique dans l’Introduction du Livre IV.

« Considérée comme une branche de la science d'un homme d'État ou d’un législateur, l’économie se propose deux objets distincts : premièrement, procurer au peuple une subsistance abondante ou un revenu abondant, ou, plus exactement mettre les gens en état de se procurer une telle subsistance ou un tel revenu; et deuxièmement, assurer à

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l'État ou collectivité un revenu suffisant pour les services publics. L’économie se propose d’enrichir tout à la fois le peuple et le souverain. » (WN, IV, 1, 1, 481)

La question de la puissance et celle de la domination sont dès lors exclues des réflexions en économie politique. Elles réémergent uniquement pour être condamnées moralement à travers la critique des jalousies et des rivalités commerciales que le système mercantile produit. Prétendant sublimer la guerre, le système mercantile l’engendrerait au contraire du fait de sa promotion d’un esprit agonistique. Dans un tel contexte, la capacité civilisatrice du commerce et sa propension à réguler les passions égoïstes ou asociales seraient proprement impossibles aux yeux de Smith. Pour que les échanges conservent leurs vertus civilisatrices, il faudrait que leurs participants adoptent au préalable une posture morale déjà soulignée dans le premier Livre de la Richesse des Nations considérant autrui comme leur alter ego, respectant ses droits de propriété et recherchant l’échange d’équivalent (WN, I, 3, 2-3). Or, c’est précisément cette posture dans l’échange que rompt le système mercantile.

« Le commerce, qui devrait naturellement être, entre les nations comme entre les individus, un lien d’union et d'amitié, est devenu la plus fertile des sources de discorde et d’animosité. » (WN, IV, 3, 38; 558)

Penser le commerce comme sublimation de la guerre engendrerait donc les conflits. Il s’agirait alors de débarrasser le commerce de ses aspects agonistiques pour le penser uniquement à partir de sa capacité à générer l’enrichissement général. La perspective smithienne est ainsi essentiellement normative et cosmopolite. Débarrassé des problématiques de puissance, le commerce international pourrait désormais être pleinement libre. Or, c’est précisément ce contre quoi s’érige Forbonnais et ce qui constitue une des dimensions explicite de sa critique de la physiocratie.

« La plus belle loi que l’esprit de sociabilité ait établie parmi les hommes, cette loi suprême et sacrée du salut public, a trop souvent été le fléau des sociétés par la profusion et l’inconséquence de ses applications. Mais de quoi n’abusent pas les hommes! Et ce principe de la concurrence, auquel nous attribuons tant d’énergie, n’est-il pas lui-même susceptible d’excès ? Ne seroit-ce pas un abus que de confondre la concurrence intérieure avec la concurrence extérieure, à la manière des cosmopolites ; ou bien d’étendre son influence au détriment du droit de la propriété ; ou enfin de se servir des conséquences de ce principe pour contrarier la nature dans ses opérations et ses résultats ? » (EC, 2016, 71)

Pour Forbonnais, les principes du commerce intérieur ne sont pas les mêmes que ceux du commerce extérieur. La concurrence et l’échange libres ne peuvent pas être néfastes dans le cadre d’une économie nationale parce que ce qui est perdu par certains est gagné par d’autres générant les mêmes effets que si l’inverse avait eu lieu. Mais, dans un cadre international, ce que perdent certaines nations est définitivement perdu et nuit par ricochet à la circulation intérieure.

Contre cette centration sur l’impératif de puissance, Smith va proposer des fonctions bien plus pacifiques à l’économie politique. Débarrassée des rapports de force internationaux, l’économie politique a ainsi pour objet essentiel la richesse et non plus la puissance.

Mais dans son coup de force, Smith oublie que le seul moyen d’avoir des rapports pacifiés entre les Etats présuppose, d’après sa propre philosophie morale, l’existence de tribunaux chargés de régler les différends entre Etats, de garantir leur intégrité et leurs propriétés. Pour parvenir à maintenir un tel ordre, il faudrait en outre que chaque Etat reconnaisse la supériorité d’instances de justice internationales, lesquelles devraient disposer d’une force armée chargée d’en faire appliquer les décisions. Cela supposerait que des revenus soient prélevés sur chacun des Etats membres pour financer de telles attributions. Enfin, il s’agirait de définir des principes de justice internationaux,

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comme le laissait d’ailleurs entendre Smith en conclusion de sa Théorie des sentiments moraux (TSM, 454). Finalement, il s’agirait d’étendre les principes de justice fondamentaux définis dans la Théorie des sentiments moraux et dans ses Lectures et de les appliquer aux Etats pour s’opposer à la domination et à la conquête. Une telle proposition ne serait pas sans rappeler les écrits de l’Abbé de Saint-Pierre et notamment de son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713).

Mais ceci Smith ne le propose pas. Il ne fait d’ailleurs aucune référence à l’écrit en question. Il adopte uniquement une position morale visant à condamner les guerres offensives, pour favoriser des dépenses de défense. Il se fait d’ailleurs assez critique quant aux lois favorisant la marine anglaise, laquelle est pourtant un des éléments essentiels de la puissance et de la richesse britannique à partir du 18ème siècle. Il reprend finalement les mêmes présupposés cosmopolites des physiocrates, promoteurs de la paix universelle.

Smith s’attache alors à montrer que la liberté du commerce international engendre un développement économique harmonieux et que les mécanismes ayant cours sur un marché libre ont pour conséquence de générer l’enrichissement général. Mais encore fallait-il que cet enrichissement soit équivalent pour tous les participants afin de ne pas menacer l’équilibre et la balance des pouvoirs.

4. Smith et la croyance dans l’harmonie des mécanismes de marché au niveau international ?

L’échange international pourrait ne pas avoir de lien avec la question de la puissance nationale si les mécanismes de marché permettaient d’aboutir à un échange profitable à tous.

C’est ce que met en avant Smith, en montrant, que chaque pays gagne bien à l’échange et en soulignant que «  si un pays étranger peut nous fournir une denrée à meilleur compte que nous ne pouvons nous-mêmes la fabriquer, mieux vaut la lui acheter avec quelque partie du produit de notre propre industrie, employée d’une façon où nous avons quelque avantage » (WN, IV, 2, 12, 514)

Mais, dans l’échange international se joue autre chose que le gain mutuel : se joue aussi le gain relatif. Autrement dit, si une nation gagne plus qu’une autre, cela stimulera, d’après les développements de la science du commerce, davantage son système productif et donc sa domination du monde. Pour s’en sortir, Smith met en avant deux arguments, en valorisant les mécanismes de marché.

Le premier, explicite, a trait au rééquilibrage des balances commerciales par le change. A ses yeux,

« Le prix élevé du change disposerait naturellement les marchands à s’efforcer d’équilibrer autant que possible leurs exportations avec leurs importations, pour qu’ils pussent ne payer ce change élevé que sur une somme aussi faible que possible. En outre, le prix élevé du change a dû nécessairement agir comme un impôt, en faisant augmenter le prix des marchandises étrangères et en faisant diminuer par là leur consommation. Il tendrait donc non pas à accroître, mais à diminuer ce qu'on appelait, la balance défavorable du commerce et, par conséquent l'exportation d'or et d'argent. » (WN, IV, 1, 9; 486)

Le second a trait implicitement aux mécanismes de marché par le biais de la demande effective. Un pays qui gagnerait moins à l’échange commercerait moins avec ses partenaires ce qui limiterait également le développement de leur système productif. Les mécanismes de marché seraient finalement les garants d’un échange équitable équilibrant les rapports de force. Et Smith de souligner que

« quoique la richesse d'une nation avoisinante soit militairement et politiquement une chose dangereuse, elle est certainement commercialement une chose avantageuse. Dans un état d'hostilité elle peut permettre à nos ennemis d'entretenir des flottes et des

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armées supérieures aux nôtres; mais dans un état de paix et de commerce, elle leur permettra pareillement d'échanger avec nous une valeur supérieure et de fournir un marché meilleur soit au produit immédiat de notre industrie, soit à quoi que ce soit que ce produit achète ». (WN, IV, 3, 40; 559)

C’est la raison pour laquelle Smith se fait favorable à la paix et au développement du commerce franco-anglais. Néanmoins, là encore, la paix se présente comme le préalable nécessaire à l’échange international et à l’avènement du développement économique naturel.

Mais Smith croit-il vraiment à cette paix universelle ? Croit-il réellement que l’échange libre génère un gain proportionnel pour toutes les nations ?

On pourrait en douter à s’en remettre à la fin du chapitre 9 du Livre IV de la Richesse des Nations qui se clôt finalement par une revalorisation des pays mercantiles et des principes mercantiles. Après avoir critiqué le système agricultural, Smith n’hésite pas à affirmer qu’une nation manufacturière gagne davantage à l’échange international. Le revenu d’un pays manufacturier serait en effet plus grand que celui d’un pays agricole car une petite quantité de produit manufacturé achèterait une grande quantité de produit brut (WN, IV, 9, 37 ; 773-774). Il concède donc qu’il y a un réel avantage  à se spécialiser dans la production manufacturière. La productivité des manufactures seraient en effet supérieure à celle du secteur agricole compte tenu de la possibilité d’étendre davantage la division du travail dans ce secteur. Plus que cela, Smith met en exergue le fait que la puissance militaire caractérisera davantage les nations manufacturières. Celles-ci parviendraient en effet plus facilement à soutenir l’effort de guerre en exportant des denrées manufacturées.

Une telle concession apparaît finalement comme un constat d’échec face aux développements de la science du commerce et aux objectifs qu’ils assignaient à l’économie politique. Celle-ci ne pourrait finalement pas négliger l’impératif de puissance nationale à moins de proposer une théorie économique « pure ».

III. Smith tout contre Forbonnais ?

Par-delà les oppositions parfois ambigües entre Smith et Forbonnais, il existe néanmoins certaines proximités. La première tient dans leur condamnation de la police médiévale (que Smith caractérise de système mercantile défendu par Colbert). Cette condamnation aboutit à la revalorisation par Smith du rôle des marchands (1). La seconde a trait à la critique commune qu’ils font de la physiocratie (2). Enfin, Smith semble partager les positions de Forbonnais quant au rôle du commerce dans le développement des sociétés. Mais comme nous le verrons, le commerce n’est finalement pas pour lui la cause essentielle ou naturelle du développement des sociétés humaines. Il est bien davantage un mécanisme correctif d’un développement artificiel des sociétés européennes depuis la chute de Rome.

1. La critique de la police médiévale au nom de l’enrichissement des villes

La critique de la police médiévale se fait à travers celle de deux institutions : les corporations et la police règlementaire des grains.

La critique des corporations faite par Smith et par Forbonnaus est relativement semblable. C’est essentiellement leur capacité à restreindre la concurrence qui est remise en cause. Leur existence conduit en effet à renchérir les denrées qu’elles produisent (WN, 146) et à empêcher la formation d’un marché du travail libre (WN, 158). Les deux auteurs concluent que les corporations sont opposées à l’intérêt général (art. « Communauté  (commerce) », 2016, 325). De manière générale, ils sont également opposés aux compagnies exclusives de commerce du fait d’une condamnation similaire de l’esprit de monopole. Les deux auteurs se font donc favorables à une dérégulation. Mais, l’objectif de

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cette mesure n’est pas la même. Pour Smith, la liberté de commerce favoriserait la croissance de la production ; pour Forbonnais elle génèrerait davantage la compétitivité et par extension la puissance de l’Etat.

La critique de la police médiévale est aussi celle des règlementations sur les grains. Il est d’ailleurs fort probable que la valorisation que Smith fait des avantages de la liberté de commerce et son extension au niveau international doit beaucoup à la science du commerce.

Smith emprunte en effet certains de ses éléments à Herbert (membres du cercle de Gournay dont Forbonnais fait d’ailleurs l’éloge dans ses Elémens du commerce (2016, p. 125 note de bas de page). Smith cite parfois explicitement l’Essai sur la police générale des grains (WN ; 213, 214). D’autre fois, ces emprunts sont plus implicites. Son analyse en propose une double généralisation.

La première est une généralisation du cas français au reste de l’Europe pour critiquer de manière globale la police de règlementations du commerce des grains11. La police française devient dès lors chez Smith l’ancienne police de l’Angleterre et par extension celle de de l’Europe. (WN, 451 WN, III, 2, 21)

Pour critiquer ce qu’il nomme désormais « l’ancienne politique de l’Europe » Smith s’inspire des grandes dimensions de l’analyse d’Herbert en opérant une deuxième généralisation et en supposant que le principe de liberté intérieure peut être généralisé au niveau du commerce extérieur.

Smith, à l’instar d’Herbert, suppose, chose extraordinairement spécifique pour lui, que les intérêts des marchands de grains sont les mêmes que ceux du peuple. (WN, IV, 5, 42, 591). Il fait du marchand de grains le régulateur prévoyant des approvisionnements, et souligne qu’un monopole dans le commerce des grains est impossible. Dans ce commerce, il existerait ainsi une infinité naturelle de marchés décentralisés (WN, IV, 5, 43, 593). Sans surprise, Smith se fait, comme Herbert, favorable à la liberté de commerce intérieur du blé : les provinces les plus abondantes comblant les déficits de celles souffrant de la rareté. La liberté permettrait de ce fait d’atténuer les conséquences des aléas météorologiques. Comme chez Herbert, l’ancienne police est jugée seule responsable des monopoles. La police est en outre critiquée du fait du droit d’accaparement des grains en période de disette (WN, IV, 5, 64, 603).

Smith réhabilite en outre, comme Herbert, le marchand de grains parce qu’il contribue à la spécialisation du fermier qui n’aurait plus besoin d’aller vendre son blé au marché. L’existence d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, si elle se présente comme la cause d’un surcoût apparent, génère au contraire des économies. Les surcoûts sont ainsi annihilés par les gains de productivité générés par la spécialisation des travailleurs et par l’utilisation, elle aussi spécialisée, du capital dans chaque branche d’activité.

Sur des principes analogues, le commerce du marchand qui importe du blé étranger est revalorisé car il permettrait d’accroître le pouvoir d’achat des propriétaires terriens (WN, IV, 5, 71, 606). De même, le commerce du marchand exportant le blé stimulerait la production nationale, Smith supposant que seuls les surplus locaux seraient exportés (WN, IV, 5, 75 ; 608).

C’est ici que Smith se distingue d’Herbert et de Forbonnais. Contrairement au second, il critique les politiques de gratifications aux exportations qui engendreraient la raréfaction des grains sur le marché intérieur en cas de disette extérieure (WN, IV, 5, 77 ; 609). Il se fait d’ailleurs assez évasif sur la question laissant supposer que même la liberté totale pourrait engendrer un tel phénomène. Et Smith de conclure, en rejoignant d’ailleurs les analyses d’Herbert12, que contrairement

11 Nous la percevons implicitement quand Smith affirme qu’« on peut comparer ces craintes du peuple contre le monopole des accapareurs et des intercepteurs aux soupçons et aux terreurs populaires qu'inspirait la sorcellerie. » (WN, IV, 5, 65). Sa conception fait échos aux dires d’Herbert  rappelant qu’« Il survint une disette subite en 795. après deux années d’une récolte abondante. On ne put imaginer ce qu’étoient devenus les grains ; l’on se persuada que les esprits malins les avoient dévorés, et que l’on avoit entendu dans les airs les voix affreuses de leurs menaces. (…) Depuis que l’idée des Démons s’est évanouie, on a cru trouver des causes de disette plus vraisemblables dans les manœuvres des Usuriers et des Monopoleurs ; autre espèce de Monstres plus redoutables ; mais dont nous n’aurons rien à craindre, si nous savons mettre à profit leur vigilance et leur cupidité. (Herbert, 1755, p. 9)

12 Herbert était rappelons-le favorable à un commerce intérieur entièrement libre mais à un commerce extérieur contrôlé par la police. Le gouvernement devait agir non par règlements mais par le biais des prix en taxant les

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au marchand de grains intérieur, l’intérêt du marchand exportateur peut s’opposer à celui de la grande majorité du peuple (Ibid). Mais sur des constats pourtant analogues à ceux d’Herbert qui se faisait alors logiquement favorable à une taxation des exportations, Smith est amené à valoriser, à l’instar des physiocrates, la pleine liberté du commerce extérieur. Selon lui,

« Si toutes les nations se conformaient au système libéral de libre exportation et de libre importation, les différents Etats en lesquels serait partagé un grand continent ressembleraient ainsi aux différentes provinces d’un grand empire » (WN, IV, 5, 78 ; 610)

Une nouvelle fois l’argument cosmopolite et la foi dans les mécanismes de marché sont avancés. La généralisation des effets positifs de la liberté intérieure du commerce des grains au commerce international suit le chemin tracé par Quesnay qui, dans son article « Grains », reprochait à Herbert d’avoir opéré une distinction entre ces deux échelles.

Malgré une opposition similaire à la régulation médiévale des activités, les conclusions de Smith et de la science du commerce, restent partiellement opposées. Il existe toujours une différence de statut entre les logiques du commerce intérieur sur lesquelles ils s’accordent, et celles du commerce extérieur sur lesquelles ils s’opposent. La critique faite à la physiocratie portera elle-aussi les marques de cet antagonisme.

2. Smith et Forbonnais critiques de la physiocratie 

Smith, comme Forbonnais, proposent une critique de la physiocratie. Mais ces critiques ne sont pas réellement symétriques.

Ainsi, alors que Smith ne considère pas qu’il faille consacrer une longue explication à ce système parce qu’il n’a « jamais été adopté par aucune nation » et qu’ « il l’existe actuellement qu’en France dans les spéculations de quelques hommes de grand savoir et de grande ingéniosité » (WN, IV, 9, 1-2, 755), la perspective de Forbonnais est profondément dissemblable puisqu’il craint que les idées physiocrates n’influencent les réformes du Royaume (Forbonnais, 1767, I, 18113).

De même, les modalités de la critique proposée par les deux auteurs diffèrent sensiblement. Smith expose davantage les éléments du système en présentant les différentes classes du tableau 14. Contrairement à Forbonnais, il ne rentre pas véritablement dans le système de circulation des richesses et ne le décrit pas. Il ne suit pas non plus Quesnay dans les différentes subdivisions du Tableau pour en proposer une critique technique, pas plus qu’il ne propose une critique des articles « Grains » et « Fermiers ». Le Tableau économique est uniquement mentionné, comme les formules subséquentes, qui représentent selon Quesnay la distribution des richesses qui « a lieu dans un état où règne la plus parfaite liberté, et donc la plus haute prospérité » (WN, IV, 9, 27 ; 768). Or, à regarder l’exposé de Quesnay, tel n’est pas toujours le cas. La seconde partie du Tableau économique cherche en effet à le considérer dans ses déprédations privées (2005, p. 479 et sqq)

exportations –taxations variable en fonction des prix de marché du grain sur les marchés locaux - pour limiter l’éventuel trop fort débit des blés vers l’extérieur et les disettes créées par le commerce extérieur. En cela, sa position était davantage proche de celle de Galiani dans ses Dialogues sur le commerce des bleds (1768). 13 C’est en tout cas ce qu’il nous suggère soulignant qu’« on n’eût pas entrepris de troubler la jouïssance des auteurs du tableau, s’il n’en avoit résulté des conséquences fâcheuses pour les principes économiques. Si l’unique but qu’ils se sont proposé eût été de prouver la nécessité du retour pur et intact des avances de la culture à la terre, pour la reproduction qui ne se feroit pas sans ces avances, on auroit pensé en silence qu’ils prouvoient mal la plus importante des vérités ; et qu’ils obscurcissoient l’évidence même connuë à tous les hommes. Mais leur zèle ne s'est point borné là ; et remplis de confiance dans des positions arbitraires ou mal choisies, ils les ont établies comme des règles despotiques sous lesquelles tout devoit plier. »14 Il réinterprète d’ailleurs partiellement le Tableau. Pour la classe des propriétaires, la possession foncière est considérée comme celle d’un capital, les revenus comme l’intérêt ou le profit el ses dépenses sont pensées comme des « dépenses foncières » (WN, IV, 9 6 ; 737).

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La critique de Smith n’est donc pas véritablement celle du système théorique. Elle se fait d’ailleurs partiellement sur un plan moral, Smith saluant « ce système libéral et généreux » promouvant la liberté de commerce et prouvant qu’ « il n’est jamais de l’intérêt des propriétaires et des cultivateurs de restreindre ou de décourager à quelque égard que ce soit des marchands, des artisans et des manufacturiers » puisque leur mise en concurrence est le meilleur gage du bon marché de leurs productions (WN, IV, 9, 17, 763). L’utilité des Etats mercantiles est expliquée par des principes analogues (WN, IV, 9, 19).

C’est ce cosmopolitisme que Forbonnais remet en cause soulignant que les principes du commerce ne sont pas les mêmes sur le plan intérieur et sur le plan extérieur. A ses yeux, les cosmopolites oublient que derrière le commerce international se joue des intérêts politiques et qu’une nation peut perdre à la liberté de commerce (2016, 549) ce qui rend d’ailleurs particulièrement important l’établissement de bons Traités de commerce. Sa position est là-encore nette. Comme il le souligne, « ne seroit-ce pas un abus que de confondre la concurrence intérieure avec la concurrence extérieure ?  »

Finalement le point d’accord entre Smith et Forbonnais réside dans la critique qu’ils font de la notion de dépenses productives et de dépenses improductives, et qu’ils présentent comme un abus de langage (WN, IV, 9, 9, POE, 2016, 429). Par extension, « l’erreur capital de ce système semble résider en ce qu’il représente la classe des artisans, manufacturiers et marchands, comme totalement stérile et improductive » (WN, IV, 9, 29, 769). Chez Smith, il existe bien une reproduction, qui même si elle se fait à l’identique ne permet pas d’affirmer que cette classe est stérile15 (WN, IV, 9, 770). Chez Forbonnais, une critique semblable de la classe stérile court sur l’ensemble de la seconde partie des Principes (POE, 2016, 370 note, 429, 430, 43, 457 notamment)

La critique de la physiocratie que propose Forbonnais est en outre bien plus complexe et bien plus technique que celle de Smith. C’est bel et bien le modèle de circulation des richesses qui est à la fois anhistorique et déterritorisalisé qui est critiqué expliquant que l’auteur propose une nouvelle systématisation de ses Elémens de commerce à partir d’une historie conjecturale. Au cours de partie II et III des Principes, Forbonnais s’attache à montrer que l’objectif de la physiocratie est essentiellement idéologique. Son but serait d’interdire à l’argent sa fonction d’immeuble (2016, 446), de condamner les consommations somptuaires, de mettre au second plan les manufactures et les commerçants, de renverser le système économique de Colbert, de remettre en cause la centralité de la balance du commerce et de refonder la fiscalité.

Nous percevons donc qu’un adversaire commun, ne permet pas d’unifier la pensée des deux auteurs. L’opposition sur les principes du commerce extérieur subsiste toujours.

3. Le commerce catalyseur des progrès économiques des sociétés : ordres naturels contre ordres naturels

S’il se perçoit dès les Elemens du commerce (1754, ch. 1), le rôle catalyseur du commerce est plus encore mis en exergue dans les Principes et observations économiques. Dans les Elemens du commerce, Forbonnais tente de proposer une nouvelle histoire des sociétés en mettant en avant le rôle essentiel joué par le commerce extérieur non sans rappeler les analyses de Hume dans ses Essais sur le commerce. L’histoire de la domination du monde coïncide à ses yeux avec la capacité des cités ou des Etats de se rendre maîtres du commerce extérieur. L’histoire militaire passe ainsi au second plan, les guerres venant perturber la dynamique.

Dans ses Principes, Forbonnais met davantage l’accent sur le rôle du commerce intérieur et des besoins, pour s’opposer au modèle de circulation proposé par Quesnay dans son Tableau économique. Ce sont désormais les besoins et le commerce intérieur qui animent la production et qui expliquent le changement social et le passage d’un mode de production à un autre. Sur de telles

15 Contrairement d’ailleurs à ce que Smith définit comme étant le travail improductif lequel ne fixe pas la valeur, ne produit pas de marchandises, et diminue mécaniquement le fonds qui sert à l’employer

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conceptions, Forbonnais va proposer à la fois une reconstruction du devenir économique des sociétés, valorisant contre le Tableau économique, une dimension dynamique. Il va également proposer un nouveau schéma du fonctionnement économique et de la marche de la circulation des richesses. Comme nous le percevrons, ses analyses se rapprochent désormais de celles que Hume proposait dans son Histoire de l’Angleterre.

Chez Smith, c’est aussi le commerce ou plus précisément les échanges qui sont le catalyseur de la production de richesses. L’extension de la taille du marché est en effet la cause du développement de la division du travail. Mais, malgré d’apparentes proximités, l’analyse smithienne du rôle de l’échange dans le développement naturel des sociétés diverge profondément de celle de Forbonnais et de Hume. Pour le comprendre, il nous faut revenir sur l’histoire conjecturale proposée par Forbonnais.

Dans ses Principes, le premier stade économique décrit par Forbonnais correspond à une appropriation originelle et inégalitaire des terres. Comme certains hommes se sont accaparés les terres, d’autres n’ont pas directement accès aux biens de subsistance puisqu’ils ne sont pas propriétaires des terres qui les produisent. Pour accéder aux biens de première nécessité, ils sont alors logiquement soit des esclaves et obtiennent directement leur subsistance des propriétaires soit des travailleurs libres et survivent en échangeant leurs travaux contre les biens de subsistance que les propriétaires terriens ont en superflu. Les individus n’ayant pas accès aux terres sont donc dépendants des propriétaires terriens. Dans de telles sociétés, la possession de terre est finalement le gage de la puissance et non celui de la richesse.

Pour Forbonnais, l’apparition de besoins nouveaux et de productions manufacturières va transformer les anciens rapports sociaux et contribué à renverser le mode de production esclavagiste ou féodal. En effet, pour que les propriétaires terriens puissent assouvir leurs nouveaux besoins, il leur fallait générer un superflu plus important et donc stimuler la production agricole. La création de besoins nouveaux était en outre de nature à limiter la puissance des propriétaires fonciers puisqu’elle nécessitait le développement du travail de main-d’œuvre et de l’artisanat offrant une autre destinée aux acteurs économiques exclus de la possession de terres. Ce nouveau moment était aussi celui de la modification du statut de la terre : de vecteur de puissance elle devenait pourvoyeuse de richesses. Nous percevons que le luxe, pour peu qu’il concerne les entreprises nationales, est ainsi légitimé par Forbonnais, contre les positions physiocrates, car il contribue indirectement au développement de l’agriculture (Forbonnais, 1767, I, 244 et sqq).

Forbonnais va dans un second temps étendre ce premier schéma de circulation des richesses en supposant que suite au développement des manufactures et à celui du travail libre des terres par des fermiers, ces nouveaux acteurs auront, comme les propriétaires terriens, une capacité à générer un superflu, ce qui sera de nature à étendre leurs consommations et à leur permettre de satisfaire des besoins de plus en plus variés. Cette création de superflu mettra à son tour le commerce en action et stimulera encore la production.

Désormais, dans son schéma de circulation, la consommation interne de certains acteurs répondrait à la production des autres engendrant un cercle vertueux. Deux éléments pourraient néanmoins s’opposer à ce cercle vertueux : la thésaurisation et la préférence pour les denrées étrangères qui découlerait du développement des besoins. (2016 371). Ceci expliquerait une fois de plus l’attention que le gouvernement devrait porter à la balance du commerce.

Cette histoire conjecturale est extrêmement proche de l’histoire des sociétés que développait Smith notamment dans certains passages de la Théorie de sentiments moraux. Smith affirme que

« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu’il est susceptible de faire vivre. Les [propriétaires terriens] choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu’ils n’aspirent

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qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent d’obtenir du labeur des milliers de bras qu’ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication. » (TSM, p. 257, TMS, IV, i, 10)

La description d’un tel processus est d’ailleurs reprise dans la Richesse des Nations.

« l’étroite capacité de l’estomac humain limite en tout homme le désir de nourriture ; mais le désir de biens de convenance et d’ornements semble ne pas avoir de borne ou de frontières en matière de construction, d’habillement, d’équipage, et de mobilier. Aussi, ceux qui ont le commandement sur plus de nourriture qu’ils ne peuvent en consommer, sont-ils toujours prêts à échanger le surplus, ou, ce qui revient au même, le prix de ce surplus, contre des contentements de cette autre sorte. On donne ce qui dépasse la satisfaction du désir limité contre l’amusement des désirs qui ne peuvent pas être satisfaits, mais qui semblent être absolument sans limite. Pour obtenir de la nourriture, les pauvres s’efforcent de contenter ces fantaisies des riches et, pour l’obtenir plus sûrement, rivalisent entre eux de bon marché et de perfection dans leur ouvrage. » (WN, I, xi, 59 ;194.

Les désirs et la consommation des propriétaires terriens seraient donc la cause de la croissance économique et du développement naturel des sociétés.

En cela consisterait l’ordre naturel de Forbonnais. Cet ordre serait essentiellement fondé sur l’ordre besoins individuels et supposerait une hypothèse de départ selon laquelle les terres auraient été appropriées par certains de manière inégalitaire. Un tel ordre s’opposerait à l’ordre décrit par la physiocratie qui aurait néanmoins la même hypothèse de départ fondée sur l’inégale propriété des terres. Mais l’ordre décrit par Quesnay serait uniquement centré sur la relation classe productive – classes des propriétaires terriens. La circulation du Tableau économique serait donc uniquement celle du premier stade décrit par Forbonnais, celui que nous avons appelé médiéval. Ceci s’expliquerait car Quesnay aurait nié l’importance de la classe stérile et de son rôle dans le développement économique suite à l’extension des désirs obligeant à accroître les productions. Dit autrement, l’équilibre du Tableau économique aurait été rompu car une partie de plus en plus importante des dépenses des propriétaires terriens (puis de la classe productive) aurait été adressée à la classe stérile, ce qui aurait obligé la classe productive à produire davantage de surplus agricole. Etendant le schéma physiocrate de la circulation de richesses, Forbonnais fait ainsi de la physiocratie un cas particulier de son analyse du devenir des sociétés humaines.

Mais contrairement à Forbonnais et à Hume d’ailleurs, ici ne réside pas le développement naturel des sociétés pour Smith. Un tel développement économique serait non naturel. Il découlerait de l’accaparement des terres par un petit nombre de barbares suite à la Chute de l’Empire de Rome (III, 2, 1) puis de la mise en place du système féodal. Les chapitres 2, 3 et 4 du Livre III reprennent les arguments de Forbonnais et de Hume mais uniquement pour montrer que l’histoire de l’Europe après la chute de Rome a été marquée par un rétablissement très progressif de l’ordre naturel suite à l’extension du commerce. L’ordre naturel avait en effet été mis à mal par les aléas de l’histoire et la mise en place d’institutions néfastes à une croissance harmonieuse. C’est donc une fois encore la guerre et les conquêtes armées qui se seraient opposées à l’avènement de l’ordre naturel. Certes, le commerce était parvenu à rétablir progressivement l’équilibre. Mais tout s’était fait à l’envers.

Chez Smith, le « vrai » développement naturel est décrit dans les Lectures à partir de deux processus : le désir de sécuriser ses possessions et le désir d’améliorer son sort. Ces deux désirs

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engendrent ainsi non pas la consommation mais l’accumulation du capital. Le développement économique devrait alors naturellement se façonner autour d’une relation économique centrale : l’échange entre les campagnes et la ville. Cela aurait progressivement engendré l’extension de la division du travail et l’accumulation naturelle du capital. Ensuite le développement du commerce interprovincial puis international aurait progressivement pris corps. Ce processus correspond au progrès naturel des sociétés décrit dans le chapitre 1er du Livre III. Smith nous précise que cet ordre aurait dû faire suite aux « inclinations naturelles de l’homme » selon lesquelles

« à égalité de profits ou presque, la plupart des hommes choisiront d’employer leurs capitaux plutôt dans l’amélioration et la culture de la terre que dans les manufactures ou le commerce extérieur. Celui qui emploie son capital dans la terre l’a plus sous les yeux et sous son commandement, et sa fortune est beaucoup moins exposées à des accidents que celle du commerçant, souvent obligé de confier celle-ci non seulement aux vents et aux flots, mais aussi aux éléments plus incertains de la folie et de l’injustice humaines, du caractère et de la situation desquels il est rarement complètement instruit » (WN, III, 1, 435) 

De ces inclinations naturelles découleraient le développement naturel et harmonieux des sociétés. Comme Smith le précisait dans ses Lectures, l’acteur économique cherche fondamentalement à sécuriser sa subsistance (LJ, i, 27 et sqq)16 expliquant à la fois qu’il accumule et qu’il préfère les investissements locaux. A prendre Smith au sérieux, il apparaît donc que c’est bien davantage l’accumulation de capital qui est centrale dans le développement économique et non l’échange. C’est elle qui explique la première division du travail : une division géographique entre ville et campagne. Pour que l’échange ait lieu il faut donc d’abord qu’il y ait eu création de surplus, et donc une accumulation primitive du capital destinée initialement à sécuriser les approvisionnements pour combler les désarrois de l’imagination.

Pour donner davantage de crédit à ses positions, Smith va en outre essayer de combiner le rôle des désirs et celui de l’accumulation de capital affirmant que

« Comme la subsistance précède, dans la nature des choses, la commodité et le luxe, l’industrie qui procure la première doit nécessairement précéder l’industrie qui pourvoit aux seconds. La culture et l’amélioration de la campagne, qui procure la subsistance, doivent donc nécessairement précéder la croissance de la ville, qui ne fournit que les moyens de la commodité et du luxe » (WN, III, 1, 2 ; 434)

Sur ces propos, Smith parvient à faire des analyses de Forbonnais et de Hume un cas particulier et non naturel de son analyse. Cela lui permet de condamner le luxe et la multiplication des désirs pour rendre compte du développement harmonieux du capitalisme. Le rôle du luxe et du commerce extérieur n’est finalement important que dans le développement non naturel des sociétés. Au contraire, le développement naturel est caractérisé par la primauté de l’accumulation soutenu par l’échange et par l’extension très progressive des désirs humains aux biens de convenance et aux biens de luxe On assiste donc à une inversion de perspective par rapport à Forbonnais et à Hume puisque Smith met en avant la frugalité, le travail et l’accumulation de capital. Le mode de production qu’il valorise est donc à la fois fondé sur une recherche pacifiée du gain et sur une certaine condamnation de la jouissance dans la consommation.

Pour conclure, il nous semble finalement qu’il existerait bien différents régimes de croissance économique (au moins deux), expliquant la critique que Smith adresse à Quesnay.

16 A ces motifs expliquant l’accumulation du capital s’ajouteraient le désir d’améliorer son sort qui apparaît davantage comme un motif non-naturel d’accumulation.

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« Certains médecins spéculatifs semblent avoir imaginé que la santé du corps humains ne pourrait être réservée que par un certain régime précis de diète et d’exercice, dont toute violation fût-elle la plus minime entraînerait nécessairement quelque degré de maladie ou de désordre proportionné au degré de la violation. L’expérience semblerait cependant montrer que le corps humain conserve souvent, du moins selon toute apparence, le plus parfait état de santé sous une grande diversité de régimes différents, même sous certains régimes que l’on tient généralement pour être loin d’être parfaitement salutaire. Mais il semblerait que le corps humain à l’état sain contient en lui-même quelque principe inconnu de conservation, capable de prévenir ou de corriger, à bien des égards, les mauvais effets même d’un régime très défectueux » (WN, IV, 9, 28 ; 768-769)

Conclusion :

Même si Forbonnais n’est pas l’adversaire identifié de Smith, il nous semble que la confrontation de leurs idées permet de faire ressortir un certain nombre de caractéristiques de la pensée smithienne.

La première est que son adversaire principal, « le « système mercantile », est défini de manière très imprécise puisque Smith associe des règlementations foncièrement différentes, qui sont parfois dans un rapport d’opposition marquée, pensons à la science du commerce et à la pensée de médiévale.

La seconde met en lumière le fait que Smith valorise un objectif de richesse et non de puissance économique. Sa pensée est guidée par des impératifs moraux et la croyance (ou le souhait) en la possibilité d’une paix universelle. L’échange international supposerait la concorde préalable des peuples. Reprenant certains présupposés de la pensée physiocratiques, Smith est comme eux un libéral au sens même où il l’entend quand il critique Colbert. Il s’agit pour lui de « permettre à chacun de poursuivre son propre intérêt à sa guise, sur le plan libéral de l’égalité, de la liberté et de la justice  ». L’échange international libre génèrerait ensuite des gains mutuels. Le commerce pacificateur n’est donc aux yeux même de Smith qu’un cas particulier de l’échange marchand. Tout dépend des prédispositions morales des individus. Le commerce ne produit pas la paix. Le commerce « libéral » la suppose. Finalement Smith exhorte, plus qu’il ne convainc, les gouvernements et les acteurs économiques de ne plus percevoir l’échange à travers le prisme de la puissance. Le commerce international ne doit plus être la sublimation de la guerre mais celle de la paix.

L’importance des principes moraux justifiant une pensée spécifique de l’économique apparaît également quant aux modes de développement naturel que Smith valorise. La frugalité et l’accumulation du capital doivent prendre le pas sur les désirs et à la consommation notamment somptuaire. Smith met ainsi bien en avant un certain mode de production capitaliste décrit par Max Weber et fondé sur l’obtention d’un gain obtenu pacifiquement.

Enfin, Smit propose véritablement un renversement de la science du commerce et de Hume quant au l’ordre naturel du développement économiques des sociétés. Se pose donc la question de savoir, si Hume, bien qu’il soit son ami, ne serait pas finalement l’ennemi principal de Smith.