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Nouvelle cuisine, spécialités asiatiques ou cuisine moléculaire, divers courants ont traversé notre culture culinaire au cours des 20 dernières années. Nous continuons toutefois à préférer la cuisine de grand-mère. Mais pourquoi donc? Le retour des saucisses TEXTE: CHRISTIAN SEILER | ILLUSTRATIONS: CORINNA STAFFE

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Nouvelle cuisine, spécialités asiatiques ou cuisine moléculaire, divers courants ont traversé notre culture culinaire au cours des 20 dernières années. Nous

continuons toutefois à préférer la cuisine de grand-mère. Mais pourquoi donc?

Le retour des saucisses

TexTe: ChrisTian seiler | illusTraTions: Corinna sTaffe

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L a première fois que j’ai été invité dans un bar à sushis, c’était pour moi comme le débarque-ment sur la lune. Mais dans

l’autre sens: un petit pas pour l’humanité et un grand pas pour moi. Jusqu’à ce jour, j’ignorais que l’on pouvait manger du poisson sans l’avoir fait bien saisir de chaque côté auparavant ou, encore mieux, enveloppé de chapelure et arrosé de tellement de citron que l’on aurait aussi bien pu manger du poulet pané, voire un morceau de carton.Ainsi, je me suis retrouvé assis à un étrange comptoir, où un Asiatique, avec un bandeau sur le front, fabriquait de petites torpilles de riz collantes, sur les-quelles une substance verte et très piquante était passée au pinceau, puis un petit morceau de poisson était déposé. Impossible d’y échapper… J’ai alors suivi l’exemple de mon compagnon, visible-ment à l’aise dans toutes les situations, et j’ai porté la chose à la bouche. Ce que j’aurais fermement refusé de faire si on me l’avait demandé une heure plus tôt. C’est alors que j’ai eu une deuxième sur-prise, encore plus grosse. Le curieux

mariage du riz, du poisson et du truc vert était délicieux. Le mystérieux sushi avait un goût frais, relevé, soyeux et doux. Des saveurs si intéressantes que le quantum de répulsion que j’avais res-senti à la vue du poisson cru a disparu comme par magie. Intrigué, j’ai demandé comment se nommait cette substance verte et piquante. Alors, la bouche en cul-de-poule, j’ai prononcé ce mot pour la première fois: «wasabi».

La cuisine asiatique adoptéeAujourd’hui, le tube de raifort japonais côtoie naturellement la moutarde de Dijon et la sauce soja dans mon réfrigé-rateur. Il m’est même difficile de me souvenir comment je faisais avant, sans lui. Que cuisinait-on avant, quand on n’avait pas le temps, si ce n’était pas un curry de légumes vite fait au wok comme on le fait aujourd’hui? Comment relevait-on le poulet rôti autrement qu’à la thaïlandaise? Si je compte bien, il ne s’est même pas écoulé 20  ans entre les premières rumeurs de l’existence d’une cuisine asiatique et le moment où celle-ci s’est

imposée comme une évidence dans nos cuisines, soit dans les années 1990. Aujourd’hui, la cuisine asiatique, c’est comme la pop musique internationale. Tout le monde la comprend. Elle est par-tout. Les supermarchés font des sushis et les fabricants de plats tout prêts vantent leurs spécialités asiatiques. Dans les an-nées 1980, les Européens se sont mis à consommer du poisson cru, de la sauce soja, du gingembre mariné et à utiliser quantité de baguettes. Et cette tendance n’a plus faibli depuis. Parfois, par plaisir, on mange même de la compote avec des baguettes. Tant et si bien que, lorsque nous sommes en Asie, notre maîtrise des chopsticks nous attire des louanges.

La nouveLLe cuisine trop chèreDivers courants ont régné sur notre uni-vers culinaire depuis les années 1970, qui ont marqué l’arrivée d’une nouvelle vague venue de France et auréolée de mystère. Une antithèse moderne de la cuisine bourgeoise. De cette cuisine familière, à base de pommes de terre, de sauces épaisses, de viande et d’une multitude de plats sucrés, dont l’objectif

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premier n’était pas de flatter les papilles, mais de nourrir. Cette tendance inédite qui devait surtout révolutionner le monde de la gastronomie s’appelait sobrement «la nouvelle cuisine». La nouvelle cuisine avait deux épi-centres: Lyon et Paris. Le légendaire Paul Bocuse officiait à Lyon, son antago-niste Michel Guérard à Paris. Tous deux s’appliquaient à défaire les habitudes alimentaires bourgeoises, en voulant une cuisine simple faisant davantage appel à la cuisson vapeur qu’au rôtis-sage, afin de préserver les arômes natu-rels des ingrédients de base. Finies les sauces épaisses, la nouvelle cuisine était plus fraîche, plus régionale, plus saine et plus claire que la haute cuisine ne l’avait été jusque-là.

Les pionniers de la nouvelle cuisine ont reçu le soutien d’une jeune garde de cri-tiques gastronomiques. Henri Gault et Christian Millau ont lancé un guide des restaurants, le Gault Millau, qui est resté influent jusqu’à ce jour. Avec André Gayot, ils ont consacré et promu l’ex-pression «nouvelle cuisine». Rapide-ment, presque chaque capitale euro-péenne a eu ses restaurants voués à la nouvelle philosophie culinaire, lesquels proposaient des plats intéressants, comme des pointes de filet vapeur, des purées de légumes, de minuscules et jolis empilements constitués d’accom-pagnements et d’aromates.Tandis que Bocuse, Guérard et leurs élèves étaient portés aux nues, pour la plupart des gens, la nouvelle cuisine se résumait à des portions riquiqui trônant sur d’immenses assiettes, et l’addition était franchement salée. Ce cliché n’a pas complètement disparu aujourd’hui; il fait les choux gras des sceptiques de la grande cuisine. Au milieu des années 1990, après un démarrage laborieux, la nouvelle cuisine a bien conquis un certain nombre de foyers, où elle s’est

introduite par le biais de magazines et de livres spécialisés sur le sujet. Elle n’a toutefois jamais eu l’ampleur d’un phénomène de masse.

La cuisine moLécuLaire trop compLiquéeAutre puissante et spectaculaire ten-dance: la cuisine moléculaire. Lancée par le Catalan Ferran Adrià, elle s’est propagée dans le monde entier au cours des années 1990, mais a toutefois connu le même sort que la nouvelle cuisine. Si les astuces consistant à faire mousser et à transformer en œuvres d’art des ali-ments sont parvenues au seuil de nos cuisines autour des années 2000, elles ne sont guère allées plus loin. Ces deux tendances ont surtout influencé les chefs particulièrement doués et provo-qué l’extase de la presse internationale. Elles ont aussi trouvé leur expression et ont été peaufinées par les plus grands talents. Mais elles n’ont jamais gagné le cœur du grand public. Il y a deux raisons principales à cela. La première: les exigences techniques élevées que la nouvelle cuisine comme

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la cuisine moléculaire (la seconde bien plus encore) posaient au cuisinier ama-teur. La deuxième: ces deux tendances se nourrissent de l’interprétation de recettes classiques et de méthodes culi-naires évidentes. Or, à la maison, on ne cuisine pas dans l’optique d’interpréter quoi que ce soit. Il s’agit de rassasier tous les convives, de prendre du plaisir ou, quand on a invité quelques amis, de recueillir des louanges pour la personne qui était aux fourneaux. Ce que ni la nouvelle cuisine, axée sur l’esthétique, ni la cuisine moléculaire, axée sur la technique, ne pouvaient réussir à faire. Pour pouvoir manger des olives, constituées en fait de poisson et de réglisse et servies dans des nuages de vapeur d’hydrogène, les touristes de la gastronomie se sont pieusement rendus des années durant au El Bulli, le restaurant culte de Ferran Adrià sur la Costa Brava (ce temple de la cuisine moléculaire a fermé depuis). Mais à la maison, ils préféraient manger un bon rôti haché avec de la purée.La cuisine de nos grands-parents a récem-ment regagné les devants de la scène

gastronomique. A tel point que l’on peut, sans autre, dire qu’elle représente la tendance culinaire actuelle. Comment cela se fait-il? C’est parce qu’elle n’avait jamais disparu! nous faisions simple-ment un peu moins attention à elle, car nous étions attirés par une vaste palette d’offres séduisantes: les fast-food, la convenience food des supermarchés, les promesses de la pizzeria d’en face.

La cuisine de grand-mère se maintientSi nous avons besoin, dans nos assiettes aussi, de retrouver ce que nous aimons depuis toujours, c’est par réaction à toute une série de choses: la mondiali-sation, qui nous rend euphoriques et nous effraie à la fois; les répercussions écologiques, car les produits régionaux sont en principe non seulement plus savoureux, mais aussi plus respectueux de l’environnement; et finalement, la reconnaissance de ces effluves fami-liers provenant du four, où le gâteau aux pommes préparé selon la recette de grand-mère est sur le point d’être cuit. La cuisine de grand-mère continuera à

nous accompagner au cours des années à venir. Alors que nous menons une vie tournée vers la modernité, ouverte sur l’étranger, que nous partons régulière-ment en voyage et, de ces séjours, rap-portons des expériences, des idées, ainsi que des épices, des produits alimen-taires et des recettes, mordre dans une saucisse de veau nous permettra, de temps à autre, d’oublier nos soucis quo-tidiens. nous recherchons le goût de cet héritage culinaire, et les personnes qui viennent nous rendre visite aussi. Elles sont peu nombreuses à s’enthousiasmer lorsque nous les emmenons dans un restaurant haut de gamme où la cuisine s’inspire de celle d’El Bulli. Mais manger une bonne saucisse au bon stand à sau-cisses est une expérience qu’elles ne sont pas prêtes d’oublier. Car nous-mêmes ne l’avons pas oubliée.

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