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sommes créatifs. Le travail, qui est central à nos vies

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Ce qu’il y a de meilleur en nous, c’est la sublimation, et elle n’est pas réservée aux « génies » : tous, nous sommes créatifs. Le travail, qui est central à nos vies et à notre quotidien, est le lieu par excellence de cette créativité qui nous permet, face aux obstacles, aux échecs, de déployer encore et encore notre intelligence et notre endurance. Le résultat, quand le travail est bien fait, c’est l’accomplissement de soi. Depuis une trentaine d’années, ce plaisir est systémati-quement attaqué par le néolibéralisme et son culte de la performance et de l’évaluation, qui réduit le travail à une activité vidée de son sens, nous englue dans la servitude, brise le lien social. Les conséquences sur notre santé mentale et physique peuvent être désastreuses : atteinte de l’estime de soi, souffrance éthique, solitude dévasta-trice – et jusqu’à la dégradation du monde de la culture.Dans cet essai qui répond à Souffrance en France, Christophe Dejours explique tout ce que, de l’artisan à l’artiste, on met de soi-même dans le travail pour que ça marche, les risques pris, les transgressions des règles et des normes pour trouver des solutions, jusqu’à la recon-naissance du travail bien fait, cette reconnaissance qui, lorsqu’elle est authentique, permet à la souffrance de se transformer en plaisir.

Psychiatre, psychanalyste et psychologue, Christophe Dejours est notamment l’auteur de Souffrance en France et de Travail vivant.

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christophe dejours aux éditions payot

Ce qu’il y a de meilleur en nous. Travailler et honorer la vie

Travail vivant (I : Sexualité et travail ; II : Travail et émancipation)

Le Corps, d’abord. Corps biologique, corps érotique et sens moral

Les Dissidences du corps. Répression et subversion en psychosomatique

Conjurer la violence. Travail, violence et santé (collectif)

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CHRISTOPHE DEJOURS

CE QU’IL Y A DE MEILLEUR

EN NOUSTRAVAILLER ET HONORER LA VIE

PAYOT

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Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur

payot-rivages. fr

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2021

Illustration de couverture : Grazing Horses, Franz Marc.

ISBN

: 978-2-228-92884-7

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avant-propos

Le plaisir auquel on peut avoir accès, grâce au tra-vail, est mal connu. Et pour cause ! Il semble que les penseurs et les chercheurs ne se soient pas souvent sentis concernés par le plaisir au travail, ni par ce en quoi consiste ce plaisir, ni par les conditions maté-rielles et idéelles qui le rendent parfois possible. Et pourtant, le plaisir au travail est une énigme. Et le chemin à parcourir pour la déchiffrer peut nous en apprendre beaucoup sur l’être humain.

S’engager dans cette investigation, toutefois, exige de s’équiper de certains outils conceptuels.

Les questions soulevées dans ce livre se situent à la croisée de deux champs de savoir : la psycha-nalyse (discipline établie depuis plus d’un siècle) et la psychodynamique du travail (discipline beau-coup plus récente). Bien que les deux champs se recouvrent en grande partie, apparaissent ici et là des points de friction ou de tension qu’il faudra dis-cuter dans les pages qui suivent.

Dans cette discussion, la position des parte-naires n’est pas symétrique. Depuis ses origines, la

Avant-propos

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psychodynamique du travail entretient activement le débat avec la théorie psychanalytique. Dans l’autre sens, il faut bien le reconnaître, la psychanalyse est restée timide, réservée, voire réticente à participer au débat sur le travail, la souffrance au travail et les pathologies mentales (voire somatiques) en lien avec les transformations contemporaines du travail, de la gestion et du management.

Pour comprendre les raisons d’une telle dissymé-trie, il est utile de faire un retour en arrière sur l’his-toire des idées.

Du côté de la psychodynamique du travail

La psychodynamique du travail est une disci-pline qui a été fondée dans les années 1970 dans un contexte social et politique très particulier : celui de l’après-1968. D’importants investissements ont alors été faits par l’État pour développer les recherches sur le travail 1. Deux bourses ont dès cette époque (1973) été accordées à des chercheurs, dans le domaine des rapports entre santé mentale et travail (Bernard Doray et Christophe Dejours).

Or, dans ces recherches initiales, la psychanalyse était la référence de départ essentielle pour tenter

1. Action resact (Recherche sur l’amélioration des condi-tions de travail). Il s’agit de bourses de recherche pour former de nouveaux chercheurs spécialisés dans les sciences du tra-vail, bourses qui ont été créées par la dgrst (Délégation géné-rale à la recherche scientifique et technique).

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de forger de nouvelles méthodes d’investigation sur les relations entre travail et santé mentale. Dans le champ de la psychopathologie, la psychanalyse, en effet, était une théorie permettant de mener l’en-quête en deçà de la maladie mentale décompensée – au point même d’être en mesure de remettre en cause les frontières entre pathologie et normalité. Une autre approche théorique aurait été possible, en partant de la phénoménologie psychiatrique. Mais il n’y a pas eu de candidature aux bourses resact, se référant à la phénoménologie 1.

Toujours est-il que c’est bien grâce à ces bourses de recherche que la psychodynamique du travail a pu se développer. Dans la confrontation de la conception psychanalytique du fonctionnement psychique aux sciences du travail, il est important de souligner que la rencontre la plus féconde s’est d’abord faite avec l’ergonomie, au sein du labora-toire dirigé par Alain Wisner au Conservatoire natio-nal des arts et métiers.

La nouvelle discipline qui sera issue de ces recherches, jusque-là rassemblées sous le nom de « psychopathologie du travail », ne sera baptisée « psychodynamique du travail » qu’en 1992. Mais

1. Cette voie avait pourtant été ouverte avec talent par un psychiatre, Adolfo Fernandez-Zoïla, qui avait fait une thèse sous la direction d’Ignace Meyerson. Il a produit une œuvre abondante, dont une partie était consacrée à la psychopa-thologie du travail, et il a accompagné avec beaucoup de constance et de générosité les vingt premières années de la psychodynamique du travail.

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les recherches cliniques rassemblées à l’époque 1 n’ont guère eu d’écho dans la communauté psycha-nalytique. En revanche, elles vont susciter un cer-tain intérêt de la part de chercheurs œuvrant dans d’autres disciplines des sciences humaines, concer-nés par le travail (outre l’ergonomie et la médecine du travail : la sociologie du travail, l’anthropologie des techniques, la sociolinguistique, l’économie du travail, la sociologie de l’éthique, la psychiatrie phé-noménologique, l’histoire sociale) 2.

Par la suite, donc, il a constamment fallu, dans la discussion interdisciplinaire sur le travail, soutenir la légitimité de la référence à la théorie psychanaly-tique comme base anthropologique de départ, ce qui n’allait pas de soi. En effet, même si au cours des années 1970-1980 la psychanalyse jouissait d’une certaine légitimité dans l’intelligentsia, elle susci-tait aussi beaucoup de réserves, voire de franches réticences, chez les chercheurs et les praticiens intervenant dans le champ des sciences du travail. Malgré ces difficultés, la psychodynamique du tra-vail a pu se frayer un chemin dans la communauté scientifique, et elle a grandement bénéficié de la confrontation avec d’autres disciplines, ainsi que de

1. Christophe Dejours, Travail : usure mentale. Essai de psy-chopathologie du travail, Paris, Éditions du Centurion, 1980.

2. Voir Plaisir et souffrance dans le travail. Séminaire inter-disciplinaire de psychopathologie du travail, 2 tomes, publié avec le concours du cnrs, Orsay, Éditions de l’AOCIP, 1987, republié in Travailler, partie I, n° 35, 2016 et partie II, n° 37, 2017.

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la générosité, il faut le souligner, de la contribution de certains chercheurs à la discussion interdiscipli-naire. Cet exercice consistant à mettre la clinique et la psychodynamique du travail à l’épreuve du regard critique des autres disciplines est, chemin faisant, devenu une méthode scientifique dans la construc-tion de la discipline. Et cet exercice s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui avec en particulier le dévelop-pement, plus récemment, des confrontations avec le droit et la philosophie.

Du côté de la psychanalyse

Dans les écoles de psychanalyse freudienne (spp, apf, 4e groupe, Institut de psychosomatique), il était hors de question d’ouvrir un débat avec la psychody-namique du travail. Le travail, en effet, pour les psy-chanalystes, relevait de la réalité matérielle et/ou de la réalité sociale. Ou, pour le dire autrement, le tra-vail ressortissait à l’environnement, comme le niveau social, le mode de vie, le logement, les revenus, etc. Toutes ces dimensions de la réalité matérielle et sociale devaient être laissées à la porte du cabinet, afin de ménager au patient les meilleures conditions d’accès à sa vie psychique, à son fonctionnement psychique et à ce que l’on désigne sous le nom de « réalité psychique 1 ». Le cadre « psychanalytique »

1. Jean Laplanche, Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, 1999, p. 9-16.

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traitait tous les éléments appartenant à la réalité sociale-matérielle ou à l’environnement comme des éléments contingents au regard de la réalité psy-chique, c’est-à-dire sans portée étiologique dans la genèse des symptômes. En d’autres termes, pour les psychanalystes, les troubles psychiques trouvent leur origine dans la psychosexualité, c’est-à-dire à l’inté-rieur du psychisme. Les éléments de l’environnement ne peuvent, au plus, qu’avoir un rôle d’« éléments déclenchants » ou d’« éléments révélateurs » d’un conflit psychosexuel sous-jacent, antérieurement constitué et inscrit dans le psychisme. En aucun cas ils ne peuvent avoir une portée étiologique.

La psychodynamique du travail a, pour cette rai-son, été tenue à l’écart et exclue de tout débat avec la psychanalyse, voire frappée d’indignité par les collègues psychanalystes. Ce rejet était plus radi-cal dans les années 1980-2000 qu’aujourd’hui. Si, dans l’ensemble, la psychodynamique du travail est encore traitée avec condescendance par une grande partie de la communauté psychanalytique, un cer-tain nombre de praticiens reconnaissent toutefois qu’il y a matière à discussion. Cette évolution est certainement due à l’aggravation des souffrances et des pathologies en rapport avec le travail, sous l’ef-fet des transformations importantes des méthodes d’organisation du travail, de gestion et de manage-ment, aussi bien dans les entreprises privées que dans le secteur public. Et, de facto, ces souffrances et ces pathologies se sont imposées comme source

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de demandes de plus en plus fréquentes adressées aux psychanalystes.

Des ouvertures, ponctuelles, se sont donc fait jour depuis une quinzaine d’années. Et depuis quatre ou cinq ans, non seulement des conférences sur la psychodynamique du travail ont été demandées par plusieurs institutions et écoles de psychanalyse en France et à l’étranger, mais un séminaire se tient depuis 2017 à la Fédération européenne de psycha-nalyse (epf) qui réunit régulièrement des psychana-lystes d’une dizaine de pays.

C’est donc dans un contexte nouveau que ce livre est publié. Faire en psychanalyse une place à la cli-nique du travail se heurte à des difficultés qui ne sont pas qu’idéologiques. Si la psychodynamique du travail est tout entière structurée par la référence à la psychanalyse, la psychanalyse, de son côté, n’a pas, depuis Freud, élaboré de concept ni de problé-matique permettant d’accueillir les questions cli-niques soulevées par la souffrance et les pathologies en rapport avec le travail. En d’autres termes, les psychanalystes, qui sont devenus sensibles à la cli-nique du travail, ne savent pas comment il convient d’entendre la parole des patients sur leur travail pour en comprendre le sens au regard de l’économie psychique et de l’histoire de chaque individu. Ce qui est le plus difficile, par différence avec l’écoute clas-sique, c’est pour le psychanalyste de ne pas réduire le rapport subjectif au travail à des conflits relation-nels entre personnes. Il y a quelque chose dans le travail qui n’est pas réductible à l’intersubjectivité.

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Ce quelque chose concerne ce qui, dans le travail, ressortit au « faire » proprement dit, c’est-à-dire à ce qui, en psychodynamique du travail, est saisi par le concept de « travail vivant ». C’est précisément ce en quoi consiste, pour la subjectivité, le fait d’être engagée dans le travail vivant, qui est l’objet de ce livre. Non seulement au plan métapsychologique, mais aussi au plan de la pratique, dans la mesure où il faut au psychanalyste apprendre à « écouter le travail vivant », ce qui n’est pas une sinécure.

Ce livre s’adresse donc d’abord aux psychanalystes et se présente comme une nouvelle étape dans le débat interdisciplinaire dont il a déjà été question précédemment. Étonnamment, c’est au terme d’un processus fort long où la discussion interdiscipli-naire s’est affirmée comme la méthode scientifique grâce à laquelle la psychodynamique du travail s’est construite pendant une quarantaine d’années que peut véritablement commencer la confrontation interdisciplinaire entre la psychodynamique du tra-vail d’une part, et la psychanalyse comme discipline instituée depuis plus de cent ans, sans référence au travail, d’autre part.

De ce débat, on peut espérer que la psychanalyse sortira en se montrant disposée à étendre le champ de sa pratique à l’analyse du rapport entre travail et subjectivité. Si c’est le cas, il est fort probable que la clarification des termes dans lesquels il est pos-sible de mener le débat interdisciplinaire débou-chera sur une anthropologie psychanalytique élargie et enrichie. C’est en effet grâce à une conception

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renouvelée de la sublimation qu’il semble possible d’articuler clinique du travail et psychanalyse. Or cette extension de l’anthropologie psychanalytique intéresse en retour plusieurs courants disciplinaires des sciences sociales, du droit et de la philosophie qui ont déjà été impliqués dans le débat avec la psy-chodynamique du travail. Si tant est qu’une anthro-pologie de la sublimation permette de désenclaver la sublimation du seul domaine de la création artis-tique où elle est restée confinée depuis Freud, alors il est possible que ce livre concerne aussi un public de chercheurs, de penseurs et de praticiens qui dépasse largement la communauté des psychanalystes.

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introduction

Depuis les indications données par Freud sur la sublimation, nombreux ont été les auteurs qui ont tenté d’en approfondir la théorie. L’intérêt soutenu des psychanalystes pour ce thème est compréhen-sible : la sublimation a quelque chose de fascinant parce qu’elle est le concept grâce auquel la psy-chanalyse s’efforce de saisir ce que l’âme humaine recèle en elle de meilleur.

Or la psychanalyse révèle avec l’inconscient de multiples mobiles obscurs qui, au regard de la grandeur dont les humains veulent se parer, ne sont guère flatteurs. Dans le sillage de l’inves-tigation des névroses, elle produit une masse de connaissances raffinées sur le fonctionnement psychique ordinaire, à travers l’analyse des actes manqués ; des méprises de parole, de lecture, de gestes, d’actions ; des oublis de noms, de mots, d’objets ; des mots d’esprit ; et peut-être surtout du rêve. À partir de l’intérêt initial pour la névrose et la psychopathologie, la psychanalyse a considé-rablement élargi son champ d’investigation. À ce

Introduction

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point que l’œuvre de Freud soit aussi, à juste titre, tenue pour une théorie de l’être humain – une anthropologie. Cette dernière stipule qu’au centre du fonctionnement psychique, la place revient à la sexualité. Non pas à la sexualité au sens biolo-gique du terme (la reproduction), mais la sexualité au sens psychanalytique, c’est-à-dire la sexualité infantile. Et elle affirme aussi que cette dernière est au principe des conduites humaines : c’est elle qui serait à l’origine de celles-ci et qui les mettrait en mouvement.

Or cette sexualité infantile n’a rien d’idyllique. Selon les termes de Freud, c’est une sexualité per-verse et polymorphe, dont l’investigation clinique montre qu’elle est foncièrement amorale. Si l’on ajoute à ces considérations ce que Freud, au cours de son itinéraire théorique, a placé d’abord dans la pulsion d’emprise, puis dans la pulsion de mort, on comprend aisément que la psychanalyse révèle sur-tout des composantes peu sympathiques de l’âme humaine.

Et, de fait, Freud se montre sceptique sur la pos-sibilité d’un progrès moral de l’humanité. C’est ce qui a été assez largement commenté sous le nom de « pessimisme freudien », lequel a suscité de nom-breuses critiques venant de l’extérieur de la psycha-nalyse (de Hannah Arendt à Axel Honneth), mais aussi de l’intérieur, où de nombreux auteurs ont décidé de contester la centralité anthropologique de la sexualité, voire de congédier toute la théorie

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